5
De la poésie considérée comme une fille publique Un embryon de discussion sur la notion de poésie publique me conduit à publier à nouveau cet article, écrit pour « Aujourd’hui poème », il y a quatre ans : Le 29 mars dernier, Le Figaro consacrait un grand article à la campagne d’affichage de poèmes dans le métro qui se mène depuis 1993, à l’instigation de Gérard Cartier et de moi-même, campagne par laquelle nous nous efforçons de mettre le public le plus large et le plus divers qui se puisse imaginer en contact avec le choix le plus large et le plus divers possible en poésie, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, d’ici ou d’ailleurs. Certes, il y aurait encore beaucoup à faire… Bien des poètes de valeur n’ont pu encore trouver leur place dans cette galerie d’art passagère et souterraine qu’est le métro et où la poésie parfois affleure à ciel ouvert. Mais le métro parisien, moyen de transport qui n’est évidemment pas que poétique, est aussi devenu un salon de lecture ouvert à tous, et où se produisent des rencontres inattendues entre auteurs et voyageurs. Tout en disant le succès de la campagne, le Figaro, selon un procédé dont les journaux sont coutumiers, donnait en contrepoint la parole à quelques avis critiques. Parmi les usagers du métro, il semble que la grande majorité des propos recueillis aient été favorables, ce qui correspond à ce que nous savons et qui est corroboré par différentes études menées par la RATP. Mais la poésie a toujours ses adversaires et ses contradicteurs (et c’est après tout souhaitable car que serait un art qui ne gênerait personne ?). Un monsieur, par exemple, qui qualifie cet affichage de « crétinambule »… Le néologisme est plaisant, mais évidemment méprisant non seulement pour les poètes affichés mais aussi pour le public. Lui-même, sans doute, ne doit pas se compter au nombre des « crétins » qui prennent plaisir à retrouver ou à découvrir à la faveur de leurs déambulations quotidiennes dans le métro quelques vers de Ronsard, Hikmet, Du Fu ou Ginsberg… Deux poètes ont aussi été sollicités : Jean-Michel Maulpoix, qui sans critiquer l’idée émet une réserve quant aux choix et certaines traductions. Et Yves Bonnefoy à qui Le Figaro avait réservé un « rez-de-chaussée ». Dans les propos

De La Poésie Considérée Comme Une Fille Publique

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: De La Poésie Considérée Comme Une Fille Publique

De la poésie considérée comme une fille publique

Un embryon de discussion sur la notion de poésie publique me conduit à publier à nouveau cet article,

écrit pour « Aujourd’hui poème », il y a quatre ans :

Le 29 mars dernier, Le Figaro consacrait un grand article à la campagne d’affichage de poèmes dans le métro qui se mène depuis 1993, à l’instigation de Gérard Cartier et de moi-même, campagne par laquelle nous nous efforçons de mettre le public le plus large et le plus divers qui se puisse imaginer en contact avec le choix le plus large et le plus divers possible en poésie, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, d’ici ou d’ailleurs. Certes, il y aurait encore beaucoup à faire… Bien des poètes de valeur n’ont pu encore trouver leur place dans cette galerie d’art passagère et souterraine qu’est le métro et où la poésie parfois affleure à ciel ouvert. Mais le métro parisien, moyen de transport qui n’est évidemment pas que poétique, est aussi devenu un salon de lecture ouvert à tous, et où se produisent des rencontres inattendues entre auteurs et voyageurs. Tout en disant le succès de la campagne, le Figaro, selon un procédé dont les journaux sont coutumiers, donnait en contrepoint la parole à quelques avis critiques. Parmi les usagers du métro, il semble que la grande majorité des propos recueillis aient été favorables, ce qui correspond à ce que nous savons et qui est corroboré par différentes études menées par la RATP. Mais la poésie a toujours ses adversaires et ses contradicteurs (et c’est après tout souhaitable car que serait un art qui ne gênerait personne ?). Un monsieur, par exemple, qui qualifie cet affichage de « crétinambule »… Le néologisme est plaisant, mais évidemment méprisant non seulement pour les poètes affichés mais aussi pour le public. Lui-même, sans doute, ne doit pas se compter au nombre des « crétins » qui prennent plaisir à retrouver ou à découvrir à la faveur de leurs déambulations quotidiennes dans le métro quelques vers de Ronsard, Hikmet, Du Fu ou Ginsberg… Deux poètes ont aussi été sollicités : Jean-Michel Maulpoix, qui sans critiquer l’idée émet une réserve quant aux choix et certaines traductions. Et Yves Bonnefoy à qui Le Figaro avait réservé un « rez-de-chaussée ». Dans les propos rapportés par le quotidien, Bonnefoy raconte que le jour où il a découvert un de ses poèmes affichés dans le métro, il en fut « consterné ». Il s’agit d’un poème de Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, dans lequel il écrit notamment : « Qu’une place soit faite à celui qui approche, / Personnage ayant froid et privé de maison. »

En effet, explique-t-il, voyant ce poème affiché dans ce lieu, il s’est rendu compte que le voyageur pouvait commettre un contre-sens et y lire une allusion à la réalité sociale de ceux qui ont froid et sont effectivement privés de maison. Or ces vers, précise-t-il, ne prennent tout leur sens que dans le mouvement d’ensemble de son livre, dans la démarche poétique qui est la sienne et qui par le « forcement des mots » tente de saisir « l’Etre-au-monde ». (Ce qui n’est peut-être pas la même chose que les êtres réels dans le monde réel…). J’avoue que cette réaction me laisse perplexe. Que des lecteurs de hasard puissent imaginer que l’auteur de ces vers n’est pas insensible au malheur des autres, ne me paraît pas catastrophique pour la réputation du poète en question. Mais ne polémiquons pas… La réaction d’Yves Bonnefoy donne à réfléchir. Elle pose évidemment la question générale de la lecture et du rapport au public. Il est certain que les lecteurs (dans le métro comme ailleurs, mais peut-être plus encore dans le métro qu’ailleurs du fait du lieu et des conditions de lecture qui ne permettent pas d’étudier l’œuvre complète) interprètent les poèmes comme bon leur semble. De ce fait, une fois le poème affiché (avec l’autorisation de son auteur ou de son éditeur, s’entend), le poème ne lui appartient plus tout à fait. Lors du débat qui s’était tenu au Sénat sur la question

Page 2: De La Poésie Considérée Comme Une Fille Publique

du droit d’auteur, Victor Hugo affirmait déjà que l’auteur avait droit de vie et de mort sur son œuvre, du moins, tant qu’il ne l’avait pas publiée ; car, une fois publiée, elle ne lui appartenait plus. Elle appartenait à la société, en ce sens que c’est la société qui décide de l’accueil qu’elle lui fera et du sens (ou des sens) qu’elle y trouvera. Faut-il s’en alarmer ? Je ne le crois pas…

Je n’ai pas la naïveté de penser que la lecture de quelques vers dans le métro suffise à faire découvrir un poète. Et je ne pense pas que les affichages des poèmes (ni les lectures publiques, par exemple) puissent et doivent remplacer la lecture des livres eux-mêmes. Mais cela a sa vertu en soi. Et, de plus, cela peut inciter à aller y regarder de plus près. L’affichage de poèmes n’est pas un ersatz de culture poétique, c’est une introduction et une invitation.

 

Mais au fond, le problème posé par l’affichage poétique dans le métro est celui du rapport au public et, plus précisément, au peuple.

L’idée existe toujours (et n’est peut-être pas si minoritaire) que la poésie est une activité qui ne concerne qu’une petite minorité d’esprits éclairés, dont font en général partie ceux qui  professent cette opinion. C’est une idée répandue dans le public qui a souvent le sentiment que la poésie (surtout la poésie contemporaine) est une affaire d’initiés, inaccessible au commun des mortels. Mais on la retrouve parfois, différemment exprimée, chez les poètes eux-mêmes. Même si elle est rarement poussée au bout de sa logique…

En vérité, sur plus de 300 poètes choisis pour figurer dans le métro en dix ans, en fait, seuls trois contemporains ont refusé de donner leur autorisation, considérant que la poésie risquait de se galvauder à s’afficher ainsi.

 

Au contact du public, la poésie, cette vierge altière, se changerait-elle donc en « fille publique » ? Le risque pourrait exister… si le désir d’aller à la rencontre du public poussait les poètes à céder aux tentations de la démagogie qui consisterait à écrire non pas ce qui paraît nécessaire, mais ce qui peut plaire. Encore que ce soit là un point assez complexe. Il y a dans tout poème (même le plus exigeant) quelque chose qui relève d’une entreprise de séduction, sans quoi il n’y aurait pas poème. Mais cela ne conduit pas obligatoirement à la prostitution. On peut descendre dans la rue sans faire le trottoir ! (Et faire le trottoir n’est d’ailleurs sans doute pas si facile…)

Pour en revenir au métro, les poèmes affichés sont toujours extraits d’ouvrages publiés et n’ont donc pas été écrits pour la circonstance. A l’exception des poèmes qui résultent du concours que la RATP organise régulièrement parmi les voyageurs et dont la sélection finale est affichée dans les stations et les rames. A trois reprises, l’affichage « habituel » des poètes confirmés a été interrompu l’espace d’un trimestre pour faire place à ces poèmes des « amateurs ». On peut bien sûr discuter des choix et aimer ou non les textes retenus, mais le fait est là qu’à chaque fois les organisateurs de ce concours ont reçu quelques neuf mille poèmes en quinze jours à peine ! Ce qui tendrait à prouver que, contrairement à une idée reçue, le goût pour la poésie est loin d’avoir disparu dans notre société. Il est même peut-être plus grand qu’à d’autres moments. Beaucoup de jeunes et de moins jeunes, hommes et femmes, éprouvent le besoin de cette forme particulière d’usage du langage, à la fois sérieux

Page 3: De La Poésie Considérée Comme Une Fille Publique

et ludique, artificiel et vrai, sensible et sensé. Dans un monde dominé par la langue de bois de la soi-disant « communication », la poésie apparaît peut-être comme une manière de parole authentique, à la fois personnelle et partageable, singulière et universelle.

Dans le même temps, à chaque fois ce concours m’a donné à voir l’écart qui existe entre l’idée que le public se fait de la poésie et la poésie telle qu’elle s’écrit et se publie aujourd’hui. Sans doute est-ce dû au fait que la plupart de ceux qui écrivent de la poésie en amateur en lisent finalement peu. Sans doute imaginent-ils souvent que lire les contemporains n’est pas indispensable ; la poésie, dans l’esprit de beaucoup consistant simplement à dire « ce qu’on a sur le cœur »… De plus, peu d’efforts sont faits pour faire mieux connaître les auteurs contemporains. Cela tient à tout le fonctionnement de la machine médiatico-culturelle… Mais cela tient peut-être aussi à ce que « l’offre » poétique, (pour user du vocabulaire de « l’économie de marché » qui n’est pourtant pas ma tasse de thé) est très décalée par rapport à la « demande »…

J’en ai fait souvent l’expérience. Choisir des textes de contemporains sur des sujets très divers (qui sont ceux de la vie commune) n’est pas toujours facile. Tout simplement parce que, très souvent, le seul sujet de la poésie est la poésie. Pour beaucoup le poème est une affaire purement interne au langage.

Cela renvoie à la question qui a été à plusieurs reprises soulevées dans ces colonnes du rapport au réel. L’un des mérites essentiels de ce journal, à mes yeux, est d’ailleurs d’avoir rendu possible, à nouveau, l’expression d’une réflexion et d’une discussion publique sur les enjeux et les destinées de la poésie. Et sur ce point, il y a matière à discussion.

Le poète est à sa façon un « Anti-Platon », pourrait-on dire en reprenant la formule par laquelle Yves Bonnefoy lui-même ouvrait Douve… C’est-à-dire qu’il est du côté de la présence au monde, du côté du sensible et du concret et qu’il ne peut séjourner uniquement dans le ciel des Idées abstraites. Mais une fois ce choix affirmé, tout reste à faire, et il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. Car de quel réel parle-t-on et quel rapport entretient-on réellement avec lui ? Souvent, c’est un réel bien évanescent, quand il n’est pas réduit en fragments privés de tout sens.

Je partage l’appel de Jacques Darras à une poésie capable de se saisir du réel à bras-le-corps. A condition que se saisir du réel ne signifie pas s’y soumettre. Sous peine de platitude. Ce qui arrive souvent… Si la poésie abstruse ou éthérée est menacée par la vanité, la poésie du quotidien qui en reste au quotidien montre aussi ses limites. Et il n’est pas sûr qu’elle puisse enthousiasmer. (C’est un peu comme pour l’Europe… qui s’enthousiasme vraiment pour « l’Europe du libre échange » ?) Il y a quelques jours, lors d’une soirée à Saint-Etienne, une dame m’a dit attendre de la poésie qu’elle l’aide à s’évader… Pourquoi pas. Toute la question est alors d’organiser des évasions vraiment libératrices… Pour ma part, il me semble que la poésie la plus forte est celle qui parvient à être à la fois réaliste et irréaliste. Celle qui se coltine au réel non pas pour l’accepter tel quel mais pour le transformer. C’est bien là la force de Whitman. Il chante le monde avec vigueur, mais il porte aussi au cœur du monde un rêve actif, celui d’une vie fraternelle.

Ainsi peut-on imaginer que la poésie (cette parole intime) puisse devenir, sans être pour autant « fille publique », parole « d’utilité publique ».