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DE L'ART DÉMONIAQUE AU MIRACLE DE LA RÉVOLUTION. RÉFLEXIONS SUR LE JEUNE LUKÁCS (1908-1923) Koenraad Geldof Klincksieck | « Études Germaniques » 2008/1 n° 249 | pages 3 à 28 ISSN 0014-2115 ISBN 978225206532 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2008-1-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Koenraad Geldof, « De l'art démoniaque au miracle de la révolution. Réflexions sur le jeune Lukács (1908-1923) », Études Germaniques 2008/1 (n° 249), p. 3-28. DOI 10.3917/eger.249.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.157.97.161 - 23/12/2015 15h30. © Klincksieck Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.157.97.161 - 23/12/2015 15h30. © Klincksieck

De l'Art Démoniaque Au Miracle de La Révolution

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Réflexions sur le jeune Lukács (1908-1923)lettresallemagnearticle

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DE L'ART DÉMONIAQUE AU MIRACLE DE LA RÉVOLUTION.RÉFLEXIONS SUR LE JEUNE LUKÁCS (1908-1923)Koenraad Geldof

Klincksieck | « Études Germaniques »

2008/1 n° 249 | pages 3 à 28 ISSN 0014-2115ISBN 978225206532

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2008-1-page-3.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Koenraad Geldof, « De l'art démoniaque au miracle de la révolution. Réflexions sur le jeuneLukács (1908-1923) », Études Germaniques 2008/1 (n° 249), p. 3-28.DOI 10.3917/eger.249.0003--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Études Germaniques 63 (2008), 1, p. 3-28

Koenraad GELDOF *

De l’art démoniaque au miracle de la révolutionRéfl exions sur le jeune Lukács (1908-1923)

This article explores the work of the young Lukács, from Die Seele und die Formen till Geschichte und Klassenbewußtsein, with the main emphasis on the latter work. Its aim is to avoid the pitfalls of an interpretation built exclusively on the idea of discontinuity – Geschichte und Klassenbewußtsein conceived of as a kind of fracture between aesthetics and politics. Our reading, on the contrary, shows how the founding text of Western Marxism remains deeply indebted to Lukács’s previous works on aesthetics : it is shown, for instance, that the very notion of ‘class consciousness’ is in fact defi ned as a kind of work of art even though Lukács explicitly rejects any signifi cant role of aesthetics in the overcoming of reifi cation and alienation. The actual theme of the essay is the constant ambivalence of Lukács when he invokes the work of art (the realm of the aesthetic), an ambibiguity which is structural in the works of Lukács thematized here.

Dieser Aufsatz erkundet das Werk des jungen Lukács, von Die Seele und die Formen bis zu Geschichte und Klassenbewußtsein, wobei der Schwerpunkt vor al-lem auf letzteres Werk gelegt wird. Sein Ziel ist, den Fallstricken einer auf der Idee der Diskontinuität basierenden Interpretation (in der Geschichte und Klassenbe-wußtsein zum Beispiel als eine Art von Bruchstelle zwischen Ästhetik und Politik konzipiert wird) zu entgehen. Demgegenüber zeigt unsere Lektüre auf, wie dieser grundlegende Text des westlichen Marxismus Lukács’ vorhergehenden Werken über Ästhetik zutiefst verpfl ichtet ist. So wird zum Beispiel erwiesen, dass gera-de die Grundidee des Klassenbewusstseins als eine Art Kunstwerk defi niert wird, obgleich Lukács ausdrücklich jeden entscheidenden Anteil an der Überwindung von Verdinglichung und Verfremdung negiert. Das eigentliche Thema ist somit die durchgehende Ambivalenz, mit der Lukács sich auf das Kunstwerk (oder den Be-reich des Ästhetischen) beruft, eine Doppelseitigkeit, die sich in den hier bespro-chenen Werken Lukács’ als strukturell herausstellt.

* Koenraad GELDOF, Unité de recherche « Littérature et culture », Faculté des Lettres, K.U. Leuven. Blijde-Inkomststraat 21. B – 3000 LEUVEN ; courriel : [email protected]

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4 RÉFLEXIONS SUR LE JEUNE LUKÁCS

Un classique paradoxal 1

1923. Depuis trois ans déjà, György Lukács (1885-1971) vit en exil à Vienne 2. Quelques années plus tôt, en 1919, il a à peine échappé à la répression sanglante qui a suivi l’éphémère révolution hongroise (mars – août 1919, une expérience politique auquel Lukács a participé activement en tant que commissaire aux affaires culturelles). L’échec de la révolution l’affecte profondément et les interminables querelles idéologiques au sein même du PC hongrois aggravent encore la situa-tion. En outre, Lukács est étroitement surveillé par les services secrets autrichiens ; la menace d’une extradition vers la Hongrie – ce qui, à cette époque-là, équivaut tout simplement à un arrêt de mort – est constante et réelle. Toujours en 1923, le climat (proto-)révolutionnaire de l’après-guerre immédiat en Europe a disparu sans résultats concrets pour les différents partis communistes concernés. Le statu quo l’em-porte sur le volontarisme révolutionnaire. Certains intellectuels, parmi lesquels Herman Gorter et Lukács, ne se résignent pas à la défaite des forces communistes, ils refusent d’en tirer des leçons de stratégie poli-tique et continuent à proclamer la possibilité, voire la nécessité d’un mouvement révolutionnaire international en Europe. Dans leurs dis-cours fort polémiques, ils rejettent toute forme de compromis avec l’ordre politique démocratique existant. Ce radicalisme doctrinaire, on le sait, a fi ni par irriter Lénine qui, au nom d’une cynique Realpolitik, le condamna comme une croyance naïve de quelques intellectuels. À ce propos, Lénine cite explicitement Lukács.

Dans cette période incertaine à tous égards, Lukács rédige les essais qui paraissent en 1923 aux éditions Malik 3 sous le titre Geschichte und Klassenbewußtsein. Studien über marxistische Dialektik (Histoire et conscience de classe. Études sur la dialectique marxiste ; sigle : GK) 4. Son état d’esprit ? Il oscille sans cesse entre l’isolement politique et social total et un idéalisme révolutionnaire illimité. Avec Marxismus und

1. Cet article constitue la version traduite, revue et augmentée de Koenraad Geldof : « György Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein. Schizofreen marxisme of het wonder van de revolutie », in Koen Boey e.a. (ed.) : Ex libris van de fi losofi e in de 20ste eeuw. Deel 1 : 1900-1950, Leuven – Amersfoort : Acco, 1997-1999, p. 145-164.

2. Pour plus d’information biographique, voir e.a. Arpad Kadarkay : Georg Lukács. Life, Thought, and Politics, Oxford : Blackwell, 1991.

3. Le nom de l’éditeur n’est pas sans importance. Le Malik Verlag est la propriété de Felix Weil qui, quelques années plus tard, sera de très près (fi nancièrement) impliqué dans la fondation de l’Institut für Sozialforschung ; cf. Ralf Wiggershaus : Die Frankfurter Schule. Geschichte, theoretische Entwicklung, politische Bedeutung, München – Wien : Carl Hanser, 1987 (1986), S. 24.

4. Georg Lukács : Geschichte und Klassenbewußtsein. Studien über marxistische Dialektik [1923], in : Georg Lukács Werke. Frühschriften II, Neuwied – Berlin : Luchterhand, Band 2, 1968, S. 161-517.

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Philosophie 5 (qui date aussi de 1923) de Karl Korsch6, Geschichte und Klassenbewußtsein constitue une étape absolument cruciale dans le développement du marxisme au XXe siècle. Dans ces deux livres et à l’encontre de l’orthodoxie communiste, Lukács et Korsch inaugurent une nouvelle forme de philosophie sociale et culturelle qui tente d’im-porter dans la théorie marxiste des éléments appartenant à la tradition philosophique « bourgeoise ». Le marxisme occidental 7 – puisque c’est de cela qu’il s’agit ici – se développe, à partir des années vingt et trente du XXe siècle en dehors de ou dans les marges de l’idéologie marxiste offi cielle, institutionnelle, des partis communistes et son discours cano-nique est essentiellement produit par des intellectuels à la pensée diffi cile, souvent universitaires et relativement indépendants 8.

L’impact durable, diffus et international de Geschichte und Klassenbewußtsein ne se laisse guère mesurer, ce qui, d’emblée, compli-que l’histoire de la réception de cet ouvrage classique – une histoire qui attend d’ailleurs toujours son chroniqueur. Quoi qu’il en soit, le livre a été, semble-t-il, lu longtemps de deux manières incompatibles. Dans le camp communiste orthodoxe, Lukács est perçu comme un idéaliste au fond bourgeois qui méconnaît l’essence même du marxisme. Lors du congrès international des partis communistes de 1924, Zinoviev, qui sera un peu plus tard l’une des innombrables victimes de la terreur sta-linienne, ridiculise ce « marxisme de professeurs », cette déviation intellectualiste de gens comme Lukács, Korsch ou encore Gramsci 9. La condamnation poursuivra l’auteur de Geschichte und Klassenbewußtsein jusqu’à la fi n de sa vie. En Union Soviétique et en Europe de l’Est, le

5. Voir Karl Korsch : Marxismus und Philosophie, Frankfurt a.M. : Europäische Verlagsanstalt, coll. « Basis Studienausgaben », 1975. Tout comme Lukács, Korsch sera vic-time d’attaques violentes de la part de communistes orthodoxes. Il sera même expulsé du parti, un danger que Lukács ne saura esquiver que grâce à des autocritiques répétées.

6. Je mentionne ces deux auteurs ensemble bien que la différence entre les deux soit réelle. La version lukácsienne du marxisme, par exemple, est beaucoup plus sceptique à l’égard de la pratique scientifi que que celle proposée par Korsch qui tente d’intégrer science et philosophie marxiste.

7. On dit souvent que c’est Merleau-Ponty qui a forgé l’expression (cf. Maurice Merleau-Ponty : « Le marxisme “occidental” », in : Idem : Les Aventures de la dialectique, Paris : Gallimard, coll. « Idées », n° 375, 1977 (1955), p. 48-89). À tort. Korsch l’utilise déjà dans Marxismus und Philosophie et elle fi gure, dès la fi n des années 1920, dans des publica-tions soviétiques où sa connotation est systématiquement négative. Quant aux ouvrages de synthèse les plus importants relatifs au marxisme occidental, voir e.a. Martin Jay : Marxism and Totality : The Adventures of a Concept from Lukács to Habermas, Cambridge : Polity Press, 1984 ; Russell Jacoby : Dialectic of Defeat : Contours of Western Marxism, Cambridge : Cambridge University Press, 1989 ; Alvin W. Gouldner : The Two Marxisms : Contradictions and Anomalies in the Development of Theory (The Dark Side of the Dialectic III), London – Basingstoke : MacMillan, 1980.

8. Pour des réfl exions sociologiques sur les producteurs du marxisme occidental, voir e.a. Perry Anderson : Considerations on Western Marxism, London : New Left Books, 1976.

9. Voir e.a. Georges Lukács : Pensée vécue. Mémoires parlés, Paris : L’Arche, coll. « Le Sens de la marche », 1986 (1980), p. 105 sq., 227 sq.

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livre est invariablement présenté comme un faux pas idéologique impardonnable et, pendant des années, il est utilisé pour discréditer l’œuvre ultérieure de Lukács, même si celle-ci s’écarte sensiblement des idées défendues dans Geschichte und Klassenbewusstsein. En dehors de l’orthodoxie communiste, le caractère inédit et novateur du recueil est immédiatement reconnu. La liste des auteurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont été infl uencés par Geschichte und Klassenbewußtsein est aussi longue qu’impressionnante : Karl Mannheim 10, Ernst Bloch 11, Siegfried Kracauer 12, Walter Benjamin 13, Jürgen Habermas 14, Maurice Merleau-Ponty 15, Lucien Goldmann 16 et tant d’autres encore. Cepen-

10. Voir Karl Mannheim : « Über Geschichte und Klassenbewußtsein », in : E. Karadi, E. Vezer [Hrsg.] : Georg Lukács, Karl Mannheim und der Sonntagskreis, Frankfurt am Main : Sendler Verlag, 1985, S. 298-303. Quelques années plus tard et comme réponse directe à Geschichte und Klassenbewußtsein, Mannheim publiera Ideologie und Utopie, ouvrage dans lequel il lance la fameuse notion de « freischwebende Intelligenz » qui met en question toute corrélation trop étroite entre création intellectuelle et position de classe. Ce qui provoquera à son tour une réaction polémique de Max Horkheimer (« Ein neuer Ideologiebegriff », 1930).

11. Voir Ernst Boch : « Aktualität und Utopie. Zu Lukács’ Philosophie des Marxismus », in : Der neue Merkur 7,1 (1923-1924), S. 457 sq. La sympathie n’est pas tout à fait récipro-que. Dans Geschichte und Klassenbewußtsein, Lukács reproche à Bloch d’avoir lié le thème de la révolution prolétarienne à des motifs religieux, messianiques (cf. GK, 379 sq.). Ironie involontaire, sans doute, de la part d’un auteur d’un récit sur la révolution lui-même impré-gné de messianisme.

12. Voir Siegfried Kracauer : Le Roman policier. Un traité philosophique, Paris : Payot, coll. « Critique de la politique », n° 389, 1971 (1925). L’analytique de la modernité sur laquelle repose ce livre brillant est exactement celle avancée dans Geschichte und Klassenbewußtsein (plutôt que celle qui fi gure encore dans Die Theorie des Romans).

13. Geschichte und Klassenbewußtsein a joué un rôle crucial dans la formation, chez Benjamin, d’un style de pensée de plus en plus marxisant au cours de la deuxième moitié des années 1920 ; cf. Walter Benjamin : Briefe I. Herausgegeben und mit Anmerkungen versehen von Gershom Scholem und Theodor W. Adorno, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, coll. « ES », n° 930, 1978 (1966), S. 350, 355, 381, 396.

14. Pour une lecture critique plus récente de Lukács, voir e.a. Jürgen Habermas : Theorie des kommunikativen Handelns. Bd. 1 : Handlungsrationalität und gesellschaftliche Rationalisierung, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1985 (1981), S. 474-488.

15. Cf. l’article déjà mentionné (note 7) de Merleau-Ponty (p. 48-89). Une remarque quant à la réception française de Geschichte und Klassenbewußtsein s’impose. En 1960 paraît la traduction non autorisée du livre ; elle est de la main de Kostas Axelos et de Jacqueline Blois et elle est publiée dans la collection « Arguments » (Minuit). Ce lieu d’édi-tion n’est pas sans signifi cation : « Arguments » est aussi le nom d’un groupe d’intellectuels marxistes hétérodoxes parmi lesquels Henri Lefèbvre, Jean Duvignaud et Roland Barthes. Ironie de l’histoire : depuis la Guerre froide, ce même Lukács est enrôlé par le PCF comme chien de garde idéologique stalinien dans la lutte symbolique contre les existentialistes et les marxistes hétérodoxes. Pour ce qui est de cette histoire compliquée, voir e.a. Mark Poster : Existential Marxism in Postwar France : From Sartre to Althusser, Princeton : Princeton U.P., 1975.

16. L’infl uence de Lukács est surtout visible dans Recherches dialectiques et, bien sûr, Le Dieu caché. Pour une analyse plus approfondie des rapports entre Lukács et Goldmann, voir Michael Cohen : The Wager of Lucien Goldmann : Tragedy, Dialectics, and a Hidden God, Princeton : Princeton U.P., 1994 ; Ferenc Feher : « Lucien Goldmann, the “Mere Recipient” of Georg Lukács ? », in : Philosophy and Social Criticism 6:1 (1979), p. 1-24. Lukács lui-même s’est toujours montré fort réticent vis-à-vis de Goldmann ; il était d’avis que celui-ci avait été le principal responsable de l’opposition devenue plus ou moins

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dant, il faut nuancer cette prestigieuse et abondante réception. Dans de nombreux cas, la stratégie de lecture appliquée à Geschichte und Klassenbewußtsein est des plus sélectives. Ainsi, par exemple, se réfère-t-on souvent aux chapitres traitant de manière critique de questions philosophiques surtout relatives à l’Idéalisme allemand (Kant, Hegel) tout en faisant abstraction de l’éthos révolutionnaire qui pourtant anime le livre du début jusqu’à la fi n 17. Bref, c’est le philosophe que l’on retient au détriment du révolutionnaire. Et que penser de l’attitude de Lukács lui-même face à son opus magnum ? C’est là une histoire par moments tragique et ironique. Dans la fameuse préface écrite à l’occa-sion de la réédition de Geschichte und Klassenbewußtsein (c’est le deuxième tome des œuvres complètes), Lukács prend soin de se démar-quer de manière très prononcée de son livre tout comme de la réception occidentale (cf. GK, 18) 18. Geschichte und Klassenbewußtsein, nous dit l’auteur devenu de part en part orthodoxe, est au fond le résultat discu-table d’une exaltation révolutionnaire trop idéaliste ; compris de cette façon, le livre nous en apprend plus sur le parcours intellectuel de l’auteur que sur le marxisme proprement dit. Cette sévère autocritique explique sans doute pourquoi Lukács, pendant des années, a interdit la réédition du livre à la fois mythique et introuvable (matériellement) 19. Lorsque le livre est fi nalement réimprimé à la fi n des années 1960, Lukács y ajoute une longue préface (GK, 11-41) retraçant la genèse intellectuelle de Geschichte und Klassenbewußtsein et insistant sans cesse sur sa non-pertinence au regard de la « véritable » philosophie marxiste contemporaine.

Ce qui précède résume bien le sort assez tragique de Lukács en tant qu’intellectuel politiquement engagé. Les uns le considèrent comme un philosophe génial qui, après Geschichte und Klassenbewußtsein, ne publiera plus aucun livre du même niveau. 1923, date d’une mort sym-bolique, si l’on veut. Pour d’autres, parmi lesquels Lukács lui-même, le livre est le dernier produit d’une période de confusion idéologique ; après Geschichte und Klassenbewußtsein commenceraient enfi n les véritables années d’apprentissage (GK, 11, 14). On peut multiplier à

« canonique » entre un jeune Lukács génial qui, après Geschichte und Klassenbewußtsein, serait devenu un stalinien pur sang. Interprétation tenace, certes, mais fondamentalement simpliste et trompeuse.

17. Lors de la révolte des étudiants allemands en 1968, l’on mit l’accent sur la dimen-sion révolutionnaire et idéaliste au détriment de la dimension sophistiquée et hyperphilosophique de Geschichte und Klassenbewußtsein.

18. Quant aux modalités et aux fonctions du genre même de la préface chez Lukács, voir e.a. Koenraad Geldof : « Orthogenèse péritextuelle et normalisation identitaire : La Théorie du roman à travers la stratégie préfacière de György Lukács », in : Sociocriticism/sociocritique, 8,2 (1992), p. 81-110.

19. D’où les nombreuses contrefaçons de l’ouvrage : à ce propos, voir An. : « Bibliographie V : Bibliographie der deutschen Lukács-Raubdrucke », in : Text + Kritik 39/40 (1973), S. 84-85.

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volonté les exemples de cette réception pour le moins ambiguë de Lukács et de Geschichte und Klassenbewußtsein. Partout, on rencontre des oppositions similaires : ou bien l’on défend le jeune Lukács contre celui des années de maturité, l’« idéaliste » contre le « réaliste », ou bien c’est l’inverse. Ce débat est daté, stérile même en ce qu’il hypo-thèque une lecture nuancée qui se propose de rendre compte de la complexité et de l’ambivalence internes de Geschichte und Klassenbewußtsein. Dans ce qui suit, je n’ai pas l’intention de sauver ou de critiquer ce livre dense et diffi cile ; il s’agira tout simplement de le lire et d’essayer de le comprendre. La structure de ma lecture sera double : d’abord, j’examinerai de plus près l’intertexte interne immé-diat de Geschichte und Klassenbewußtsein – c’est-à-dire la genèse intellectuelle du livre ; ensuite, je me pencherai sur ce recueil d’essais remarquable.

Art, démonisme, rédemption

La problématique centrale qui hante la pensée du jeune Lukács 20 entre 1908 et 1911 est celle du rapport entre l’art et la réalité, la forme et la vie, l’idéalité et l’empirie. L’expérience qui se trouve à la base de cette question est celle de l’aliénation : ce qui est typique de la culture moderne, c’est que l’art – fonctionnant ici comme une sorte de métony-mie de l’ordre conceptuel des idées et des normes en tant que tel – et le monde vécu concret ne coïncident plus ; l’harmonie des formes et de la vie est devenue impossible. Ce sentiment d’aliénation trahit un fort désir d’un monde où ces deux sphères seront de nouveau intégrées dans une totalité qui fasse sens. Voilà donc la problématique qui informe tous les ouvrages de jeunesse de Lukács et qui, sous forme discursive, s’articule à travers le dualisme « totalité (pôle positif) versus fragmen-tation (pôle négatif) ». Je prends, comme point de départ, le recueil d’essais intitulé Die Seele und die Formen (1911).

Le point de vue qui domine Die Seele et und die Formen est celui de l’essayiste – le premier essai de l’ouvrage consiste d’ailleurs en une

20. Parmi les ouvrages les plus importants sur le jeune Lukács, lire : Paul Breines : The Young Lukács and the Origins of Western Marxism, New York : The Seabury Press, 1979 ; Lee Congdon : The Young Lukács, Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1983 ; Mary Gluck : Georg Lukács and his Generation, 1900-1918, Cambridge [Mass.] : Harvard University Press, 1985 ; Agnes Heller (Hrsg.) : Die Seele und das Leben. Studien zum frühen Lukács, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1977 ; Ernst Keller : Der junge Lukács : Antibürger und wesentliches Leben, 1902-1915, Frankfurt am Main : Sendler Verlag, 1984 ; Michael Löwy : Georg Lukács : From Romanticism to Bolshevism, London : Verso, 1979 ; Rainer Rochlitz : Théorie de la forme et philosophie de l’histoire, Paris : Payot, 1983 ; Michael Grauer : Die entzauberte Welt. Tragik und Dialektik der Moderne im frühen Werk von Georg Lukács, Königstein i.T. : Verlag Anton Hain, 1985 ; Ute Kruse-Fischer : Verzehrte Romantik. Georg Lukács’ Kunstphilosophie der essayistischen Periode (1908-1911), Stuttgart : M und P, 1991.

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méditation sur la signifi cation du genre même de l’essai 21. La problé-matique dont je viens de parler est abordée de manière plurielle et surtout indirecte. L’optique de l’essayiste est indirecte, oblique, dans la mesure où il n’assume pas lui-même la problématique de base et qu’il n’avance aucune solution ; il passe tout simplement en revue les façons dont d’autres ont pu se rapporter à la question des relations entre art et existence. La vision du monde de l’essayiste est en quelque sorte para-sitaire. La pluralité ensuite. En effet, Die Seele und die Formen ne constitue pas un traité continu et cohérent. Au contraire, même si la problématique de base ne varie pas, elle est sans cesse modulée en fonc-tion de contextes de lecture et d’écriture spécifi ques. La manière de lire de l’essayiste est prismatique, ce qui résulte en une multiplication d’in-terlocuteurs possibles : Platon, Goethe et les Romantiques, Kierkegaard, Beer-Hoffmann, Sterne, George, Kassner, Philippe et Storm. Chaque lecture a alors pour but de mettre au jour l’attitude de tel ou tel auteur vis-à-vis de l’incongruence entre littérature et existence. Finalement, l’essayiste se montre invariablement critique : tous les auteurs évoqués ont essayé, à un moment donné, dans une œuvre donnée, de surmonter, de transcender l’antagonisme entre art et vie, forme et existence mais, selon l’essayiste, en vain. Aucune solution à la problématique de base ne convainc vraiment – même si l’essayiste désire très explicitement trouver une telle solution. L’essayiste juxtapose – sans synthèse ni relève dialectique – différents points de vue, ce qui fait de Die Seele und die Formen un livre étrange : d’une part absorbé par une seule et même question, d’autre part irrémédiablement indécis et, sous l’angle de l’essai, indécidable.

L’année 1911 constitue pour Lukács une césure existentielle et intel-lectuelle 22. Le suicide de la femme qu’il avait aimé passionnément le choque et provoque une crise, qui, sur le plan intellectuel, signifi e l’aban-don défi nitif du point de vue de l’essayiste, considéré désormais comme étant trop « frivole ». Lukács quitte la Hongrie pour l’Allemagne. C’est le début d’un séjour qui durera jusqu’en 1918, le début aussi d’une période d’ascèse intellectuelle : Lukács continue à s’interroger sur la signifi cation de l’art, mais maintenant son questionnement ne porte plus aucune trace de l’attitude presque existentielle de naguère. L’enjeu de la réfl exion esthétique est de défi nir en termes conceptuels et théo riques l’essence de l’œuvre d’art. Seulement, la tentative d’objectiver ascéti-

21. Le lecteur trouvera une réponse directe à cet essai sur l’essai dans Theodor W. Adorno : « Der Essay als Form », in : Idem : Noten zur Literatur, Frankfurt a.M. : Suhrkamp Verlag, coll. « STW », n° 355, 1974, S. 9-33. Si les deux auteurs accordent une valeur cogni-tive et normative particulière au genre de l’essai, leur position n’est toutefois pas identique : Adorno assume pleinement le role de l’essayiste, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Lukács.

22. Voir aussi György Lukács : Tagebuch (1910-1911), Berlin : von Brinkmann & Bose, 1991.

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quement l’œuvre d’art échoue. Du moins c’est ce que nous apprend Die Heidelberger Philosophie der Kunst, un fragment théo rique écrit entre 1912 et 1914 et resté inachevé 23. Certes, la Première Guerre mon-diale interrompt la rédaction du texte, mais ce n’est pas là la raison fondamentale de l’inachèvement de la Philosophie der Kunst. À lire attentivement le fragment (entièrement conçu dans le jargon néokan-tien, ce qui est loin d’en faciliter la lecture), l’on constate qu’au fond l’auteur ne cesse de retourner à l’interrogation lebensphiloso phique 24 qui était celle de Die Seele und die Formen, il n’arrive pas à faire entiè-rement abstraction de problématiques inhérentes au monde vécu concret. Le fragment s’arrête littéralement au seuil du chapitre qui devait aborder la structure immanente de l’œuvre d’art. Silence signifi -catif qui exprime la défaite intrinsèque du théoricien de l’esthé tique.

Et pourtant, dans la même période, quelque chose de fondamental change par rapport à Die Seele und die Formen et malgré l’échec de la première esthétique théorique. La problématique initiale de l’aliéna-tion, de la dissociation pathogène entre art et existence acquiert une nouvelle dimension, à savoir l’histoire, ou plutôt la philosophie de l’his-toire. Le gouffre qui sépare forme et vie est de moins en moins envisagé comme une problématique presque éternelle, supratemporelle : la dis-tance entre idéalité et empirie résulte en fait d’un devenir historique. Et ce qui est devenu n’est pas forcément condamné à rester éternellement identique. En d’autres termes, Lukács découvre et thématise à fond l’historicité de son questionnement de départ. Il parle lui-même d’une manière de penser métaphysique, fi dèle par moments à la philosophie historique de Hegel – j’y reviens. Le premier effet concret de ce chan-gement de perspective est Die Theorie des Romans (première édition en 1916 sous forme d’article). L’antithèse sur laquelle le texte entier est axé est celle entre épopée et roman, deux genres littéraires qui, pour Lukács, renvoient à deux formes de vie, à deux types de culture au sens large du mot. Le monde épique représente une totalité harmonieuse où tout est lié à tout : entre l’art et la vie, nulle distance, absence totale de l’une ou l’autre forme d’aliénation. C’est le monde qu’habitent Homère et ses héros. Le roman, à l’opposé, se signale par l’aliénation, la frag-mentation : il exprime essentiellement une réalité dans laquelle l’idéalité ne coïncide plus avec l’empirie ; la sphère des concepts et des normes est devenue transcendance pure et simple. Ce déchirement, nous dit Lukács, exprimé paradigmatiquement par le roman, est le trait distinc-

23. Pour une lecture poussée de ce fragment, voir e.a. Elisabeth Weisser : Georg Lukács’ Heidelberger Kunstphilosophie, Bonn : Bouvier, 1992.

24. Pour une analyse très instructive de la sémantique hétéroclite de la notion de Lebensphilosophie, voir Heinrich Rickert : Die Philosophie des Lebens. Darstellung und Kritik der philosophischen Modeströmungen unserer Zeit, Tübingen : Mohr Siebeck, 1922 ; Karl Albert : Lebensphilosophie. Von den Anfängen bei Nietzsche bis zu ihrer Kritik bei Lukács, Freiburg – München : Verlag Karl Alber, 1995.

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tif par excellence de la modernité. Roman, malaise, modernité : ce sont dans le discours lukácsien de l’époque des notions parfaitement inter-changeables. Au niveau de la forme romanesque, l’absence ou plutôt l’impossibilité d’une totalité de sens se manifeste par l’intermédiaire de l’ironie : parfois, le roman semble une forme réussie de totalisation quasi épique (Lukács se réfère entre autres aux Romantiques et à Flaubert), mais en tant que principe structurant, l’ironie dissipe cette illusion et démasque le roman comme une forme esthétique imparfaite née de et dans un univers dégradé, inauthentique, totalement dépouillé de valeurs. Le roman apparaît ainsi comme le genre paradigmatique d’un monde abandonné par Dieu. Ce monde, c’est celui de la modernité occidentale.

La dimension métaphysique (ou historico-philosophique) est à son tour surdéterminée par une vision éthico-théologique particulière. Initialement, Die Theorie des Romans a été conçue comme une sorte d’introduction à un ouvrage consacré à Dostoïevski, ouvrage dans lequel l’enjeu ne serait plus la littérature mais la quête d’une nouvelle éthique de l’amour théologiquement articulée. L’avant-texte fragmentaire (Die Dostojewski-Notizen) 25 de ce projet qui ne sera jamais réalisé, montre en tout cas que Lukács rejette résolument l’éthique formaliste kantienne du devoir au nom d’une éthique défi nie en termes d’une intersubjecti-vité totale, immédiate, bref : non aliénée, appelée « amour » (Liebe). L’éthique de l’amour justifi e à son tour la condamnation radicale du monde moderne ainsi que des philosophies politiques que celui-ci a pu produire. D’où la lecture extrêmement critique de Hegel et de Marx à qui Lukács reproche de ne pas vouloir abolir de manière suffi samment radicale l’aliénation de l’homme et de la société modernes 26.

Outre sa valeur éthique, la composante théologique sert aussi de point de repère décisif pour le jugement esthétique et cela à tel point que l’on peut parler, en ce qui concerne Die Notizen et Die Theorie des Romans, de discours à portée anti-esthétique. Je m’explique : aux yeux du jeune Lukács, l’art, et a fortiori, le roman sont devenus problémati-ques parce que le monde dans lequel ils ont vu le jour est lui-même problématique. Or, dès que ce rapport fatal est établi, l’art ne peut plus fonctionner, à l’intérieur de cette philosophie de l’histoire, comme actant privilégié, comme instance sotériologique : il n’est pas capable de sauver le monde vu qu’il fait lui-même partie intégrante du malaise de la modernité. Ou encore : l’art est incapable de remédier à sa propre

25. György Lukács : Dostojewski. Notizen und Entwürfe. Herausgegeben von J.C. Nyiri, Budapest : Akademiai Kiado, 1985.

26. L’idée d’une éthique de l’intersubjectivité pure et radicale est pour la première fois affi rmée contre le formalisme moral de Kant par Schiller ; voir à ce propos Jürgen Habermas : « Exkurs zu Schillers Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen », in : Idem, Der philosophische Diskurs der Moderne. Zwölf Vorlesungen, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1985, S. 59-64.

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nature problématique. En fait et par implication, Lukács se démarque ainsi de toute velléité avant-gardiste. Qu’est-ce que l’avant-garde histo-rique qui apparaît dès le début du XXe siècle ? Un mouvement défi ni part la croyance à la puissance révolutionnaire de l’art, ce que, juste-ment, le jeune Lukács n’admettrait jamais comme prémisse. Ce qu’il faut révolutionner de fond en comble, ce n’est pas l’art mais le monde vécu. À ce moment-là pourra s’instaurer peut-être une pratique artis-tique totalement inédite (de nouveau épique ? Lukács laisse en suspens la question 27). Dans cette analytique de la modernité, le statut de l’art et de la littérature est dès lors ambigu. Sa valeur symptomatique est indéniable, mais en même temps l’art comporte un danger, un risque mortel. En tant que forme esthétique, l’art a cette étrange capacité de séduire son destinataire. La contemplation et la jouissance esthétiques sont au moins en partie rendues possibles par la mise entre parenthèses du monde et de la question pourtant vitale d’un changement radical du réel problématique. Fiat ars, pereat mundus ! C’est le thème de la belle apparence comme menace, illusion quiétiste. La pensée de Lukács est donc des plus paradoxales. Pour cerner le sens de la culture moderne, le diagnostic se fait par le biais d’une réfl exion sur l’esthétique (romanes-que) moderne et il aboutit à un avertissement univoque : ne vous laissez pas enchanter par ce royaume de formes splendides, ne vous laissez pas tromper par cet art moderne démoniaque. Autrement dit, le primat théologico-éthique de l’exigence de la transformation du monde moderne dans la direction d’un réel qui soit non aliéné impose à l’art une limite fondamentale. Voilà la conclusion à laquelle conduit Die Theorie des Romans 28.

La critique de l’art démoniaque rend peu probable, dans la pensée de Lukács, un retour en force de l’esthétique, fût-il purement théorique.

27. La fi n de Theorie des Romans ressemble étrangement à cet autre texte classique qui date plus ou moins de la même époque, le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Dans les deux cas, en effet, l’essentiel même de ce qui est écrit se situe en dehors de l’espace du dicible et il est d’ordre non pas théorique mais éthique, voire métaphysique. Et dans les deux récits, le sujet de l’énonciation implicite occupe une position indéterminée, une posi-tion de l’entre-deux : il parle depuis un lieu qui n’appartient plus pleinement au monde décrit par la théorie – puisqu’il en entrevoit l’insurmontable fi nitude sans avoir directement accès à l’univers du Novum. Ce sujet de l’énonciation, en d’autres mots, est de nature mys-tico-visionnaire.

28. Ce qui soulève la question de la teneur hégélienne de la Theorie du Roman. Dans la plupart des commentaires, celle-ci est simplement confi rmée : pour un exemple représentatif de ce genre d’interprétation canonique, voir e.a. James M. Bernstein : The Philosophy of the Novel : Lukács, Marxism, and the Dialectics of Form, Brighton : The Harverster Press, 1984. Notre lecture contredit cette tenace convention interprétative. En effet, La Théorie du roman est un ouvrage profondément antihégélien et cela pour plusieurs raisons : 1. le point de vue théorique privilégié n’est pas la philosophie mais le roman (et à travers lui l’esthétique) ; 2. le roman est à son tour problématisé à l’aide d’une perspective théologico-éthique ; 3. la réfl exion sur le roman ne débouche nullement sur l’une ou l’autre forme de Versöhnung, de réconciliation avec le monde tel qu’il est mais, au contraire, sur un rejet messianique de la réalité existante. Je reviendrai ailleurs sur cette problématique.

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Le soupçon à l’égard de la contemplation esthétique est trop grand. Cependant, entre 1916 et 1918, donc immédiatement après la première publication de la Theorie des Romans, Lukács reprend l’ancien projet d’une esthétique théorique d’inspiration (néo-)kantienne. Que penser de cette évolution de prime abord à rebours ? S’agit-il d’un moment de stagnation dans le parcours intellectuel de Lukács ? D’une anomalie qui falsifi e la lecture de la Theorie des Romans que je viens de présen-ter ? Ou encore d’un cas d’opportunisme institutionnel de la part de celui qui a un urgent besoin d’un titre de docteur pour poser sa candi-dature à l’université de Heidelberg ? La réponse à ces questions est aussi simple que claire : c’est non. Retournons brièvement au premier fragment esthétique (donc à la Heidelberger Philosophie der Kunst, 1912-1914). Celui-ci, nous l’avons vu, doit être considéré comme un échec puisque le théoricien se montre incapable d’expliciter concep-tuellement ce qui fait le propre de l’objet esthétique ; partout, l’on observe l’interférence de questions existentielles relatives à l’expé-rience vécue ; la Lebensphilosophie hypothèque du dedans la possibilité même d’une saisie théorique de l’art – ce qui explique l’inévitable ina-chèvement de la Heidelberger Philosophie der Kunst. Le deuxième fragment esthétique, la Heidelberger Ästhetik (1916-1918) dépasse – et de loin – le projet précédent en fait de radicalisme théorique : Lukács pousse à l’extrême la tendance typiquement néokantienne à la pureté conceptuelle. Cette fois-ci, l’auteur promet qu’il ne parlera que de l’art conçu comme objet d’une objectivation particulière qui n’est ni de l’or-dre de la raison théorique (celle qui se trouve à la base des sciences de la nature) ni de celui de la raison pratique (celle qui défi nit l’éthique). Il faut, à partir d’une telle perspective analytique, éviter absolument toute forme de raisonnement hétéronome, c’est-à-dire toute réduction de l’objet esthétique à un principe explicatif non esthétique. L’art moderne devenu autonome ne tolère que des catégories esthétiques autonomes. La séparation entre l’art et le monde est par conséquent totale : le jugement esthétique doit faire abstraction de toute référence au réel et grâce au principe théorique de l’immanence et de l’autono-mie irréductible de l’art moderne, le danger d’un art démoniaque est neutralisé. Cela revient à dire que, pour Lukács à partir de la Theorie des Romans et de la Heidelberger Ästhetik, la sphère éthique et la sphère esthétique constituent deux réalités incommensurables : elles s’excluent mutuellement – d’une exclusion constitutive. Le discours métaphysique et théorique fonctionne un peu à la manière d’un exorcisme 29 : nettoyer

29. Même la production théorique en tant que telle n’échappe pas aux séductions démoniaques de l’art, de la belle apparence : dans la Heidelberger Ästhetik, par exemple, l’auteur examine longuement la nature de part en part esthétique, poétique de la Phénoménologie de Hegel : tout comme l’œuvre d’art, le système hégélien vise à transcen-der dans une synthèse conceptuelle close toute forme de dualité (entre sujet et objet, idéalité et empirie, Esprit et histoire) : or, la réussite théorique, conceptuelle n’est que

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l’éthique de toute trace esthétique et, inversement, penser l’art sous l’angle d’une perspective rigoureusement esthétique. Quant au monde, à la réalité vécue : le théoricien de l’esthétique ne peut rien en dire puisque cela dépasserait sa compétence de technicien de l’esthétique. L’esthétique laisse le monde tel qu’il est, fragmenté, aliéné, etc. Pour changer le monde déchu, il faudra faire appel à une autre instance, à une autre « logique », à celle, par exemple, de la révolution politique. Voilà le raisonnement qui rend compréhensible la transition, dans le cas du jeune Lukács, d’une vision du monde esthétique au marxisme et à l’engagement éthico-idéologique.

Une orthodoxie hétérodoxe

Pour s’ériger en sujet d’énonciation possible d’un discours révolu-tionnaire, le locuteur, Lukács, a dû se libérer d’un enchantement esthétique tenace. À partir de 1918, et pour plus d’une décennie, Lukács prend le risque d’un saut radical 30, d’un engagement politico-idéologi-que concret 31 ; il se dira désormais « marxiste » ou « communiste ». L’engagement est d’abord pratique – l’expérience de la révolution hon-groise de 1919 –, ensuite théorique – après l’échec de celle-ci. Entre 1919 et 1923, Lukács retourne sans cesse à la même question primordiale que voici : comment, dans une société bourgeoise moderne, la véritable révolution communiste est-elle possible ? L’insistance avec laquelle Lukács se pose et se repose la question montre à quel point celle-ci exprime une profonde inquiétude pratique et théorique et c’est encore elle qui constitue le noyau thématique commun des essais qui compo-sent Geschichte und Klassenbewußtsein. S’y ajoute une deuxième question tout aussi urgente, compulsive : quelle est perspective (de classe) adéquate pour penser et accomplir la révolution ? Ou encore : de quel genre de conscience de classe le prolétariat a-t-il besoin pour voir le monde capitaliste tel qu’il est (et pour comprendre le caractère inévitable de la révolution) ? La signifi cation de Geschichte und Klassenbewußtsein comme intervention théorique est double. D’une part, le livre fournit un diagnostic très perspicace et élaboré de la

l’effet d’un travail de mise forme poétique systématique, ou encore la Phänomenologie est une œuvre d’art littéraire qui s’ignore (et qui doit s’ignorer pour pouvoir s’ériger en véridic-tion philosophique). Une lecture « déconstructive » avant la lettre. Cette critique sera reprise dans Geschichte und Klassenbewußtsein, lorsque Lukács s’en prendra à la « mytho-logie conceptuelle » de Hegel.

30. Dans le cas de Lukács, le passage au communisme est soudain, abrupt : il a lieu au mois de novembre 1918. La théorie répète en quelque sorte la biographie.

31. Quant à l’évolution politique du jeune Lukács entre 1917-1918 et 1929-1930, voir e.a. Antonia Grünenberg : Bürger und Revolutionär. Georg Lukács 1918-1928, Frankfurt a.M. : Europäische Verlagsanstalt, 1976 ; Jorg Kammler : Politische Theorie von Georg Lukács, Darmstadt – Neuwied : Luchterhand, 1974.

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modernité bourgeoise – un diagnostic qui doit en révéler le côté périmé, problématique. D’autre part, Lukács affi rme, en écrivant Geschichte und Klassenbewußtsein, le potentiel révolutionnaire du marxisme contre les diverses interprétations révisionnistes (bourgeoises et socia-listes) de Marx, c’est-à-dire des interprétations qui mettent en question la nécessité d’une révolution politique, économique et sociale et qui donc remplacent le thème de la révolution par celui du compromis, du réformisme graduel.

Les thèses défendues dans Geschichte und Klassenbewußtsein repo-sent sur deux prémisses fondamentales : 1. la réussite de la révolution prolétarienne radicale, de la révolution totale dépend en tout premier lieu de la perspective théorique adoptée ; 2. ce qui fait le propre du marxisme, ce n’est ni sa philosophie matérialiste ni la référence à l’infrastructure économique comme principe étiologique de base (GK, 199), mais la catégorie à la fois épistémologique et pratique de totalité. Je reviens plus loin au premier parti pris. Quant à l’importance exclusive accordée à la notion de totalité, elle modifi e le sens même de l’idée d’or-thodoxie. Est décisif, en matière de philosophie marxiste, la nature exacte de la méthode employée (l’orthodoxie devient dès lors une affaire d’épistémologie ; GK, 171) et la mesure dans laquelle une quelconque théorie est, ou non, défi nie par la catégorie de totalité (GK, 182 sq.). Voilà le thème central des deux premiers essais de Geschichte und Klassenbewußtsein, « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? » (GK, 171-198) et « Rosa Luxemburg, communiste » (GK, 199-217). Les essais en question explicitent ce que j’aimerais appeler la dimension topologi-que (énonciative) de la notion de totalité : Lukács indique le lieu d’énonciation d’où il prendra la parole en tant que marxiste et ce lieu n’est pas uniquement le sien ; il s’agira du même coup du lieu légitime – le seul – du marxisme orthodoxe en tant que tel, un lieu dont il faudra délimiter et défendre le propre. Cela revient à dire que le discours lukác-sien est de part en part polémique, distinctif (au sens bourdieusien).

À quelle réalité intellectuelle le marxisme renvoie-t-il ? Selon Lukács, le marxisme est un savoir plutôt qu’une science, ce qui contredit diamétralement la doxa socialiste de l’époque, une doxa qui ne fait que greffer sur le marxisme révolutionnaire une conception scientifi que bourgeoise et, partant, conformiste. Qu’est-ce, en effet, que cette science ? Une pratique qui se signale par un fétichisme des faits empiri-ques, qui fragmente la réalité sociale et historique en fonction de disciplines distinctes (GK, 170, 200 sq.) et qui, enfi n, crée un rapport artifi ciel, aliéné entre le sujet de la science et la réalité qui l’entoure. La science fait de l’homme une instance cognitive isolée et contemplative (GK, 264 ; cf. infra). La méthode marxiste, à l’opposé, se défi nit en ter-mes de réalité et de totalité : les « faits » sont par principe inscrits dans des processus, des contextes et des tendances socio-historiques plus amples (GK, 366, 370), tout comme le sujet de la connaissance fait par-tie d’une totalité plus vaste, à savoir la classe sociale (GK, 200, 222, 380).

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En d’autres termes, la science n’est rien d’autre qu’une émanation spé-cifi que de la conscience de classe bourgeoise. La critique marxiste de la science bourgeoise a alors, selon Lukács, un double impact : elle réintè-gre les « faits » isolés, fragmentés, de la science conventionnelle dans une totalité de sens et elle montre que la réalité prétendument « objec-tive » est au fond le résultat de l’activité humaine, d’une pratique qui articule un certain rapport du sujet au monde réel (GK, 188, 352-353, 384). Le savoir marxiste restaure donc le lien entre science et agir, entre théorie et pratique, entre objectivité et subjectivité (GK, 215 ; cf. infra) 32.

Cela étant, dans les premiers essais de Geschichte und Klassenbewußtsein, l’opposition entre conscience de classe bourgeoise et prolétarienne (ou critique) ne constitue pas l’enjeu central de Lukács (il reprendra longuement cette question dans le chapitre intitulé « La réifi cation et la conscience prolétarienne », GK, 257-397). Au début du livre, l’antithèse science – savoir, science – marxisme se met entière-ment au service d’une polémique ouverte avec d’autres formes de socialisme et de communisme de l’époque – formes que Lukács qualifi e indistinctement de « marxisme vulgaire ». Comment expliquer cette querelle plutôt intestine ? Le socialisme est sujet à caution parce qu’il réduit le marxisme à l’état d’un économisme pur et simple : à l’aide de « faits empiriques », de la « réalité telle qu’elle est », à l’aide donc de la science, l’on tente de « prouver » que l’heure de la révolution n’a pas encore sonné ou qu’il suffi t de certaines réformes partielles pour ren-dre plus acceptable la situation de la classe prolétarienne. Ici, le fétichisme typiquement bourgeois des « faits » et de la science va de pair avec la métamorphose fatale de l’idée de révolution en une poli-tique du compromis parlementaire, politique (voir aussi « Tactique et éthique », GK, 43-78). La critique de la science est étroitement liée à un radicalisme révolutionnaire que pourtant Lénine avait déjà sévèrement condamné. Ce qui relie les deux dimensions, la théorie et la pratique, c’est la catégorie de totalité (GK, 199, 243 sq.). À côté du socialisme – celui, par exemple, de Bernstein et de Kautsky –, Lukács vise égale-ment la variante du marxisme proposée par l’Internationale communiste (le Komintern) des années 1910-1920. Ce marxisme veut à tout prix étaler, vis-à-vis de la science (économique et sociale) bourgeoise, sa scientifi cité supérieure. D’où l’imitation, dans le discours communiste, des procédures et de la rhétorique des sciences de la nature, d’où l’idée, largement répandue à l’époque, selon laquelle les sociétés sont gouver-nées par des lois à la manière des lois aveugles, souterraines de la nature.

32. Ainsi, par cette exigence de totalisation critique et d’effi cace pratique, Lukács annonce en 1923 ce qui va devenir quelques années plus tard le programme de recherche initial de l’École de Francfort tel que l’a formulé de manière exemplaire Max Horkheimer et tel qu’il sera concrétisé dans la Zeitschrift für Sozialforschung.

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Dans cette optique, la conscience subjective n’est alors rien d’autre qu’un épiphénomène secondaire, refl étant passivement la réalité socio-historique et économique extérieure. Matérialisme pur et dur rime ici avec scientisme naïf. Le marxisme, affi rme Lukács, doit se libérer de ce genre d’ambition scientifi que pour devenir enfi n ce qu’il est en réalité : un savoir critique. La méfi ance à l’égard de l’idée même de science s’ex-prime dans Geschichte und Klassenbewußtsein à travers la polémique diplomatique, certes, mais réellement présente avec Engels (que l’on oppose ainsi à Marx) (GK, 312, 388).

La position de Lukács est claire : si le marxisme veut vraiment rester fi dèle à sa vocation critique, s’il veut vraiment mettre un terme à l’hégé-monie écrasante de la vision du monde bourgeoise, scientiste et positiviste, il doit se tenir loin de tout mimétisme intellectuel, récuser un certain idéal de « scientifi cité » et renouer avec la tradition philoso-phique dont il est issu, notamment avec l’idéalisme allemand et plus particulièrement avec la dialectique de Hegel 33. Ce n’est que de cette façon-là que l’on comprendra que la « réalité » est bien plus qu’une simple affaire de « faits » et de « science », qu’elle est toujours et essen-tiellement un réel devenu et l’expression de l’interaction entre un sujet réfl échissant et agissant et un objet (GK, 188 et passim) 34. Certes, cela n’implique pas que tout, dans le système de pensée de Hegel, mérite d’être retenu ; la manière d’envisager la réalité, la méthode de Hegel, toutefois, constitue, pour le marxisme aussi, un héritage fondamental 35. Ce qui est mis en cause aussi, c’est toute forme de déterminisme. La conscience (de classe) n’est pas le simple effet d’une causalité histori-que et sociale anonyme, « naturelle », bien au contraire : les structures sociales (et la manière de les percevoir) sont la résultante d’une conscience de classe historiquement située 36. Voilà, dans le contexte idéologique communiste des années 1919-1923, une thèse bien icono-claste, lourde de conséquences : en effet, elle dit au fond qu’en dernière

33. En fait, Lukács prolonge, sur le terrain de la philosophie marxiste, le débat « bour-geois » au sujet de la differentia specifi ca entre sciences de l’homme (Geisteswissenschaften) et sciences de la nature (Naturwissenschaften). Ce qui, à son tour, explique sans doute pour-quoi Weber et Simmel sont des alliés plus « naturels » qu’Engels ou Lénine.

34. Lukács va même jusqu’à nier la possibilité d’une objectivité non subjective. Il affi rme, par exemple, que la nature est une catégorie culturelle (GK, 309, 410 et passim), ce qui, évidemment, est, dans des milieux communistes, une pure hérésie idéaliste.

35. Marx et Engels insistent déjà sur la différence entre le système et la méthode de Hegel (cf. Ludwig Feuerbach et la fi n de la philosophie classique allemande) et sur la néces-sité d’exploiter la méthode dialectique en fonction d’une nouvelle philosophie du social et de l’histoire. Seulement, Lukács se distancie d’Engels parce que, justement, celui-ci accorde une trop grande valeur analytique et philosophique à la science (exacte).

36. Ce renversement de la thèse marxienne classique fi gure déjà et de manière pro-grammatique dans la Philosophie de l’argent (1900) de Simmel. Celui-ci y souligne que le marxisme a tort de n’envisager la culture que sous l’angle de l’infrastructure économique. La thèse contraire – penser l’économique comme une catégorie culturelle – est tout aussi justifi ée – ce sera celle défendue tout au long de la monumentale Philosophie des Geldes.

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instance la possibilité même de la révolution ne dépend pas de proces-sus socio-économiques (je pense à la théorie marxienne de la paupérisation qui conduirait « automatiquement » à un état révolu-tionnaire) ni d’impératifs prônés par l’un ou l’autre parti politique (qu’on pense au volontarisme proverbial inhérent à la conception bol-chevique de l’avant-garde révolutionnaire), mais de la physionomie, à un moment donnée, de la conscience de classe prolétarienne (GK, 243). La philosophie politique et sociale de Lukács se concentrera dès lors avant tout sur cette question de la conscience de classe (bourgeoise et prolétarienne) et cela ouvertement à l’encontre de la doxa scientifi que bourgeoise et communiste de l’époque. Ce que Lukács défi nit, au début de son livre, comme marxisme « orthodoxe » se révèle donc être on ne peut plus hétérodoxe.

Aliénation, réifi cation, rationalisation (Marx, Simmel, Weber)

Les dés sont jetés : le thème de la révolution authentique est lié à l’analyse de la conscience de classe et le marxisme, en tant que méthode fondée sur la notion de totalité, ne doit pas être complété par la science bourgeoise mais par un renvoi à la tradition philosophique – et cette tradition signifi e, pour Lukács, bien plus que le seul Idéalisme allemand. Cela délimite de manière unique le lieu d’énonciation qui sera celui de Lukács. L’enjeu maintenant sera de démontrer la plus-value analytique de cette approche (solitaire). Pour y parvenir, Lukács établit un rap-port, inattendu pour un marxiste, entre la problématique de la conscience de classe d’une part (la tradition marxiste) et certaines analytiques de la modernité dans la sociologie allemande (la tradition sociologique allemande bourgeoise avec entre autres Tönnies, Simmel, Weber). Pour y voir clair, il faut retourner un instant à la relation sujet-objet. En réemployant la conception dialectique et dynamique de Hegel, Lukács réussit à démasquer la version scientifi que du rapport sujet-objet comme une forme d’aliénation. Pour lui, le sujet et l’objet, la conscience et l’histoire se rencontrent dans une dynamique circulaire et surtout expressive : l’histoire exprime un principe général – conscience ou Subjekt – et elle fonde cette conscience. D’où le titre Geschichte und Klassenbewußtsein. Entre les deux dimensions de l’histoire – expres-sion et fondement – existe un rapport de tension que l’auteur lui-même ne thématise pas. Retenons-en ceci : afi n de comprendre la nature ainsi que la différenciation de la conscience de classe, il faut historiciser à fond le questionnement critique. Ou encore : l’analyse de la conscience de classe contemporaine passe nécessairement par une lecture elle aussi critique de la modernité européenne (GK, 414). Le marxisme ne saurait être considéré comme un savoir supratemporel – comme le croient nombre de communistes –, il est lui-même inscrit dans une culture et une société spécifi ques, celles de la modernité et de l’état du

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mode de production capitaliste qui y correspond (GK, 406). Un autre signe de l’hétérodoxie de Lukács. Concrètement parlant, le rapport intrinsèque entre conscience et modernité est démontré à l’aide d’un intertexte complexe et contradictoire, constitué de trois analytiques de la modernité : celle de Georg Simmel (la modernité comme tragédie de la culture), celle de Marx (la modernité comme triomphe du fétichisme de la marchandise) et, fi nalement, celle de Weber (la modernité comme expansion débridée de la rationalisation).

Dans ses ouvrages prémarxistes comme Die Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, Die Seele und die Formen et Die Theorie des Romans, Lukács présente la modernité comme un processus graduel d’aliénation. Est typique de la modernité, la distance de plus en plus grande entre la culture objective (les biens symboliques disponibles) et la culture subjective (la réception et la consommation effectives de biens symboliques) et le fait, concomitant, que le sujet-créateur ne se reconnaît plus dans les produits de la culture objective. Celle-ci s’auto-nomise, elle prend les apparences d’une deuxième nature (Hegel) abstraite, étrange, opaque (GK, 192 et passim). Ce diagnostic porté sur la culture moderne et l’idée normative d’un rapport expressif 37, non aliéné, entre sujet et objet, Lukács les a d’abord découverts dans les ouvrages de Georg Simmel 38. Ce dernier semble hésiter quant à l’inter-prétation de la culture moderne. D’abord (par exemple dans la Philosophie des Geldes), il y discerne une possibilité de bonheur et de réussite : l’autonomisation des cultures subjectives et objectives rend possibles des choix culturels individuels (donc : elle engendre et accé-lère l’individualisation de la culture moderne 39). Au fi l des années, cependant, le diagnostic donné du même phénomène devient de plus en plus pessimiste. À l’idée de potentialité et d’individualisation accrue se substitue celle d’aliénation : l’homme est incapable de faire sienne la culture objective qui est là et qui se développe presque automatique-ment, propulsée par une dynamique obscure, aveugle, innommable. C’est ce que Simmel appelle la tragédie de la culture (moderne). Lukács se montre ambigu à l’égard de Simmel et de sa philosophie métaphysi-que de la culture – plus ambigu en tout cas qu’il n’ose l’avouer lui-même. Ce qui est conservé, c’est la problématique de l’aliénation et la norme de l’acculturation comme processus expressif d’absorption de la culture

37. Quant à la structure et aux limites inhérentes à ce modèle expressiviste de l’accultu-ration, voir e.a. Jürgen Habermas : « Georg Simmel über Philosophie und Kultur » in : Idem : Texte und Kontexte, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, coll. « STW », n° 944, 1991, S. 162 sq.

38. Pour ce qui est de la relation Simmel – Lukács, voir entre autres Antonio De Simone : Lukács e Simmel. Il disincanto dellla modernità e le antinomie della ragione dialet-tica, Lecce : Millela, 1985.

39. Pour une analyse plus détaillée de la tragédie de la culture moderne selon Simmel, voir e.a. Koenraad Geldof : La Voix et l’événement. Pour une analytique du discourse méta-littéraire, Leuven – Montréal : Universitaire Pers Leuven – Balzac, coll. « L’Univers des discours », 1993, p. 11-45.

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objective par la culture subjective. Lukács s’écarte toutefois de Simmel là où il s’agit de penser l’historicité de l’aliénation. La vision tragique et métaphysique de la culture se voit rejetée comme un exemple par excellence de l’impuissance explicative intellectuelle de Simmel : le sociologue se montre infi niment perspicace lorsqu’il passe en revue les différentes manifestations (apparemment banales, quotidiennes) de l’aliénation mais il est tout à fait incapable – d’une incapacité structu-rale – d’expliquer ce qu’il décrit (GK, 269-270) 40. Avec Simmel, la description du malaise de la culture moderne est devenue un ingrédient de ce malaise même.

À ce point de l’analyse – la question de l’historicité de l’aliénation – , Marx fait son entrée. Grâce à l’intertexte marxien qui se rapporte à l’examen du caractère fétiche de la marchandise moderne 41, Lukács réussit à dissocier la problématique de l’aliénation de la seule sphère culturelle (au sens restreint du mot) et à dépasser l’aporie historico-philosophique constatée chez Simmel : comme expérience objective et subjective, l’aliénation n’est pas régie par une main métaphysique invi-sible, mais elle est conditionnée par un mécanisme bien précis, celui de la production marchande pour un marché anonyme et en fonction de l’augmentation de la plus-value économique (GK, 258). La question est alors de savoir ce que Marx entend au juste lorsqu’il parle du secret de la marchandise moderne (GK, 257 sq.). La réponse peut se résumer de la sorte ; le mode de production capitaliste génère une réalité illusoire dans laquelle les objets – c’est-à-dire les marchandises circulant sur le marché – mènent une existence quasi autonome, tandis que les sujets qui apparaissent comme des entités isolées et autarciques s’engagent dans des transactions sur un marché anonyme. Cette illusion est davan-tage corroborée par les idéologies bourgeoises – parmi lesquelles l’économie politique moderne – qui la prennent pour l’alpha et l’oméga de l’analyse dite « scientifi que » du réel. Péché cardinal et mortel de la théorie et de la philosophie hégémoniques : elles prennent appui sur « la réalité telle qu’est ». Or, selon Marx, cette réalité n’est nullement un point de départ valable puisqu’elle est, elle aussi, devenue, qu’elle est déjà l’effet d’une dynamique qui précède tout « réel » (objectif et sub-jectif). La dynamique en question tient à l’essence même du mode de

40. La critique de Lukács à l’égard de Simmel ne date pas de Geschichte und Klassenbewußtsein : cf. Georg Lukács : « Georg Simmel. Ein Nachruf [1918] », in K. Gassen & M. Landmann [Hrsg.] : Buch des Dankens an Georg Simmel. Briefe, Erinnerungen, Bibliographie. Zu seinem 100. Geburtstag am 1. März 1958, Berlin : Duncker & Humblot, 1958, S. 171-176. Dans ce texte, la réticence ne découle pas de l’une ou de l’autre prise de position marxiste ; elle tient seulement au fait qu’aux yeux de Lukács, Simmel est un pen-seur trop « impressionniste », trop peu rigoureux au point de vue éthique et théorique, bref : un essayiste.

41. Voir Karl Marx : « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », in : Idem : Le Capital I : Le développement de la production capitaliste, Paris : Éditions Sociales, 1977, p. 68-76.

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production capitaliste : celui-ci fragmente intégralement le processus de production concret de sorte que l’ouvrier à la longue ne reconnaît plus le produit achevé comme étant le sien. À la suite donc du mode de production, le rapport entre sujet et objet du travail est profondément aliéné. Ce qui résulte entre autres de la marchandise apparemment autonome – une autonomie qui masque le fait pourtant élémentaire que toute marchandise n’est rien d’autre que l’effet secondaire d’un réseau complexe de relations économiques et sociales par nature confl ictuelles. Dévoiler le secret de la production marchande moderne, c’est du même coup découvrir que la société moderne avec tout ce qu’elle implique est fondée sur des rapports d’inégalité constitutifs. Ou encore, l’analyse de la marchandise aboutit forcément à celle de la lutte sociale des classes et, partant, au thème inéluctable de la révolution. Cependant, une telle manière d’envisager la réalité sociale est relative-ment rare, exceptionnelle, puisque le capitalisme produit une forme de conscience aliénée qui, au fond, n’interroge pas la réalité fragmentée donnée et qui se conforme dès lors à la fragmentation moderne du sub-jectif et de l’objectif (GK, 257), ce qui, à son tour, rend compte de l’exclusion structurale – au niveau du savoir et de l’expérience – de la catégorie de totalité – la seule qui soit vraiment à même de lever le voile du mystère de la production marchande moderne 42.

À travers Marx, Lukács socialise et historicise la problématique de l’aliénation de Simmel en l’inscrivant dans le développement de la modernité européenne qui, elle, est comprise comme période de l’ex-pansion sans bornes du mode de production capitaliste 43. C’est un pas décisif dans l’analytique lukácsienne de la modernité : entre celle-ci et l’économie capitaliste, nulle différence qualitative fondamentale mais plutôt un lien de commutabilité totale. Cela étant, ce même Lukács s’écarte toutefois de Marx sur quelques points névralgiques. Ainsi attri-bue-t-il une pertinence analytique infi niment plus grande à la question de la réifi cation. Marx la limite à l’examen de la marchandise moderne, Lukács établit un lien de synonymie parfaite entre réifi cation et objecti-vité en tant que telle, ce qui lui permet – véritable trait distinctif de toutes les variantes du néomarxisme occidental – de présenter la science, avec

42. Une des études les plus nuancées et les plus détaillées de la question de l’aliénation selon Lukács reste Rüdiger Danneman : Das Prinzip Verdinglichung. Studie zur Philosophie Georg Lukács’, Frankfurt a.M. : Sendler Verlag, 1987.

43. L’isotopie « modernité – capitalisme – rationalisation – raison formelle et instru-mentale » constitue une des prémisses de base du marxisme occidental. La série synonymique est pourtant loin d’être évidente, comme l’a montré Habermas dans sa Theorie des kommunikativen Handelns. Pour ce dernier, l’analytique de la modernité ne coïncide plus forcément avec celle, critique, de la rationalisation et du capitalisme ; la diffé-renciation proposée par Habermas se révèle cruciale pour une conception moins unilatérale et moins négative de la problématique de la modernité en tant que telle : voir aussi Koenraad Geldof : Analytiques du sens. Essais sur la sociologie de la culture, Leuven – Paris : Peeters – Vrin, coll. « Accent », 1996, p. 11 sq.

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son fétichisme irréfl échi des « faits [empiriques] » comme une émana-tion pure et simple de la réifi cation moderne et omniprésente, illimitée. Pour Marx, ce genre de problématisation radicale de l’idée même de science aurait été tout bonnement inacceptable 44. Dans Le Capital, l’analyse de la marchandise inaugure une longue odyssée conceptuelle et historique qui prend la forme d’une cartographie économique et sociale détaillée du mode de production capitaliste. Lukács, pour sa part, s’intéresse beaucoup moins à la physionomie matérielle de la société capitaliste : il est comme obsédé par la question de la réifi cation qu’il scrute de tous les côtés pour en découvrir les innombrables mani-festations culturelles. S’il existe une affi nité élective entre Marx et Lukács, c’est plutôt du Marx des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 qu’il s’agit 45. Ce qui a dû attirer, dans le cas des Manuscrits et celui de Geschichte und Klassenbewußtsein, de très nombreux intellec-tuels de gauche partout en Europe, ce sont la centralité de la problématique de l’aliénation, la perspective philosophique et huma-niste et le retour explicite à Hegel (GK, 24). Et si l’on tient compte du fait que la redécouverte des Manuscrits de 1844 ne date que des années trente du XXe siècle, l’on a raison de se demander si Lukács n’a pas profondément surdéterminé la réception occidentale du jeune Marx.

Marx formule une critique radicale à l’égard de l’économie politique de son temps, Lukács une phénoménologie raffi née – qui se présente aussi comme une généalogie – de la conscience réifi ée qui combine cer-tains thèmes du Capital avec la Lebensphilosophie simmelienne. Qui plus est et toujours dans le même contexte, Lukács mobilise encore un troisième intertexte, à savoir l’analytique de la modernité proposée par Max Weber. Lorsqu’il s’agit de mesurer la portée de la modernité occi-dentale, Lukács adopte une vision plutôt pessimiste dans laquelle la modernité est identifi ée à un processus galopant de rationalisation ou de formalisation – interprétation qu’emprunte sans réserve Geschichte und Klassenbewustsein (GK, 262 sq.) 46. Concrètement parlant, cela

44. La conclusion de la Dialektik der Aufklärung de Horkheimer et Adorno (1947) sera identique : dans ce cas, le lien originel entre pratique scientifi que disciplinaire et phi-losophie sociale critique est rompu pour de bon, ce qui met fi n au programme de recherche initial de l’École de Francfort.

45. Le jeune Marx s’oppose pourtant à Lukács sur un point essentiel : à l’instar du Hegel de la Phénoménologie de l’Esprit, celui-ci est incapable de concevoir une forme d’objectivité qui ne soit pas de nature subjective de sorte que l’objectivité en tant que telle est considérée comme une sorte d’aliénation d’un pôle subjectif constitutif (l’Esprit chez Hegel, la conscience de classe chez Lukács). Or, pour le jeune Marx, une telle équivalence est inadmissible puisqu’elle mine la possibilité même d’un matérialisme conséquent : voir Karl Marx : Critique de l’économie politique. Les Manuscrits de 1844, Paris : UGE, coll. « 10/18 », n° 667, 1972, p. 271 sq.

46. Pour de plus amples renseignements sur le rapport entre Weber et Lukács, voir e.a. Kurt Beiersdörfer : Max Weber und Georg Lukács. Über die Beziehung zwischen verstehen-der Soziologie und westlichem Marxismus, Frankfurt a.M. – New York : Campus Verlag, coll. “Forschung”, n° 450, 1986 ; Laurence A. Scaff : Fleeing the Iron Cage : Culture, Politics, and

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signifi e que tous les aspects et domaines de la vie moderne sont de plus en plus soumis au principe de la rationalité instrumentale et formelle. Le quantitatif, le calculable, etc. l’emportent partout sur le qualitatif, le singulier, l’unique (GK, 275, 290). C’est la cage de fer, dit Weber, qui, tôt ou tard, engloutira totalement la modernité ; aucun obstacle digne de ce nom n’arrivera à freiner vraiment l’expansion du formalisme vide, de la quantifi cation, de la réifi cation – voilà un bilan sombre qui devrait exclure par principe toute réappropriation de la thèse de Weber par un marxiste. Et pourtant Lukács lit Weber, il le suit même. Reste à voir à quel prix.

Les symptômes de la rationalisation s’observent partout, écrit Lukács, à l’instar de Weber : l’économie ne s’occupe que de facteurs qui peuvent augmenter le profi t, la plus-value ; le travailleur (manuel et intellectuel) n’est valorisé que dans la mesure où il est étroitement spé-cialisé et donc borné (GK, 263) ; l’État et le droit sont soumis à une dynamique de bureaucratisation irréversible (GK, 273 sq.) et, en toute logique, à un formalisme cynique qui méconnaît la réalité sociale (GK, 284 sq.) ; le savoir – scientifi que ou journalistique, peu importe – réduit la réalité existante à un amalgame chaotique de « faits » épurés de toute dimension relationnelle. Bref, selon Weber et Lukács, la modernité obéit à une dialectique démoniaque : plus la réalité sociale (et indivi-duelle) se rationalise (donc plus elle s’organise exclusivement en fonction des impératifs de la raison spécialisée, instrumentale et for-melle), plus elle devient irrationnelle. Partout règne implicitement le principe que voici : la rationalité de la partie, l’irrationalité du tout. L’économie politique, par exemple, avance pour tout phénomène socio-économique concevable une explication probable, mais elle est et reste foncièrement incapable d’expliquer les crises structurales, récurrentes qui secouent la société capitaliste et la rendent – dit Lukács – à tout jamais instable (GK, 280 sq.) Simmel aussi est victime du même para-doxe : il explique de nombreuses manifestations isolées de l’impact aliénant de la culture moderne, mais quand il s’agit d’expliciter les mécanismes qui les provoquent, il ne peut invoquer que la prétendue « tragédie de la culture », une force métaphysique aveugle, une fatalité mystérieuse, ce qui mue, à l’insu de Simmel lui-même, la sociologie cri-tique de la modernité en une apologie de la société moderne existante. Donc : rationalité et irrationalité constituent l’envers et l’endroit de la même médaille (GK, 276) 47.

Modernity in the Thought of Max Weber, Berkeley – Los Angeles : University of California Press ; Koenraad Geldof : « Œuvre classique ou maudite ? Perspectives nouvelles sur la genèse, le contexte institutionnel et la réception de la Théorie du roman », in : Études ger-maniques, 47, 2 (1993), p. 167-189.

47. Ce qui est un autre exemple de la similarité entre Geschichte und Klassenbewußtsein et la Dialektik der Aufklärung : le progrès et la rationalité éclairée dégénèrent fatalement en esclavage.

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La conscience de classe : fragmentation versus totalité

À l’intérieur d’un univers social aliéné et aliénant se développent deux types de conscience de classe, l’une bourgeoise et l’autre proléta-rienne (GK, 347 sq.). La conscience de classe bourgeoise se trouve dans une phase de déclin, alors que la conscience de classe prolétarienne, suite aux crises successives du capitalisme, gagne du terrain. En ce qui concerne la première forme de conscience de classe à laquelle Lukács consacre une analyse très détaillée et technique –, il s’agit en fait de toute la tradition philosophique prémarxiste –, il convient de distinguer deux variantes. Je qualifi e la première variante de la conscience de classe bourgeoise d’héroïque, et elle coïncide, à bien lire Lukács, avec l’idéalisme allemand dont l’expression la plus achevée, la plus lucide surtout, est la philosophie critique de Kant. Cette conscience de classe est héroïque en ce qu’elle a failli démystifi er l’aliénation comme illu-sion idéologique (GK, 289), mais sans pour autant y parvenir complètement puisqu’elle reste sans restriction tributaire de l’intérêt de classe bourgeois. Kant, par exemple, a compris que l’univers des choses n’est pas autonome mais qu’il résulte de l’interaction entre le sujet de la connaissance et la réalité (GK, 287 sq.) Pourtant, sa philoso-phie critique est incapable de concevoir le monde comme une totalité relationnelle ; au contraire, elle se fonde sur un sujet de plus en plus abstrait et elle légitime conceptuellement la fragmentation artifi cielle des savoirs (cf. la tripartition théorie – éthique – esthétique) et devient par là une arme idéologique et, enfi n, du monde, du réel, il ne reste plus qu’infi me et muette trace, la chose en soi. Même celle-ci sera engloutie après Kant par la violence identitaire de l’idéalisme (Fichte, Schelling, Hegel). Quoi qu’il en soit, c’est le mérite de Kant d’avoir laissé subsis-ter la chose en soi : ainsi exprime-t-il l’incapacité de la conscience de classe bourgeoise de se fonder réellement (GK, 314).

Le rationalisme formel de Kant avoue son caractère fondamentale-ment limité. Chez ses successeurs, la conscience de la limite disparaît entièrement sous l’effet d’une véritable « mythologie conceptuelle » (GK, 191) qui absorbe tout ce qui dépasse la sphère de la raison raison-nante. Dans le cas de Fichte, le monde est en quelque sorte dévoré par un sujet hyperbolique dont il est affi rmé qu’il constitue le réel à travers des Tathandlungen, des actes littéralement fondateurs (GK, 301 sq.). Schiller, quant à lui, tente de remédier à la fragmentation kantienne des facultés humaines à l’aide de la fi ction essentiellement esthétique de l’homme intégral (GK, 317 sq.). Hegel, enfi n, s’écarte des autres repré-sentants de l’idéalisme en ce qu’il a thématisé de la façon la plus systématique et conséquente l’union dialectique entre subjectivité et objectivité. Seulement, cette prémisse si cruciale se voit dépouillée de son potentiel critique dans la mesure où la dialectique est, à tout bien considérer, subordonnée à un chimérique Esprit qui s’exprimerait sans bruit ni résistance par l’intermédiaire de l’histoire et de la réalité exis-

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tante (GK, 327 sq.). Autrement dit, la construction hégélienne débouche sur une totalité illusoire, faite de concepts identitaires et circulaires.

Jusqu’à un certain point, l’idéalisme allemand est une forme de conscience de classe tragique (GK, 235 sq., 295) : il s’agit d’une entre-prise intellectuelle destinée à dévoiler les liens entre subjectivité et objectivité mais qui se heurte invariablement, fatalement, en tant que conscience de classe, à cette incapacité structurale de se penser et de penser le réel comme une totalité de sens. L’idéalisme souffre d’une antinomie endémique qui ne sera vraiment dépassée qu’avec Feuerbach et surtout Marx. Si la philosophie bourgeoise pensait le monde comme totalité, elle serait, en effet, contrainte d’admettre que le monde dont elle parle est au fond confl ictuel et fondé sur l’exploitation inhumaine d’une classe sociale par l’autre ; elle comprendrait aussi que l’universa-lité au nom de laquelle elle s’énonce n’est en réalité rien d’autre qu’une justifi cation illusoire, idéologique, d’un intérêt de classe particulier, celui notamment de la bourgeoise entrepreneuriale. Aux formulations tragi-ques de la conscience de classe bourgeoise succèdent des variantes plus prosaïques et purement (parfois cyniquement) apologétiques comme la science, l’épistémologie néokantienne ou encore les vaines tentatives de critiquer au fond et de surmonter la rationalisation suffocante du monde vécu, tentatives du type de la philosophie de l’élan vital de Bergson (GK, 286, 366) et la Lebensphilosophie de Simmel (cf. supra). Dorénavant, on liquide tout simplement la question des fondements de la connaissance et l’on se contente, comme dans le positivisme moderne, de l’hyperrationalité d’une science fragmentée (exit la question de la totalité), ou bien l’on se perd dans des visions illusoires et irrationnelles qui fi nissent par intensifi er l’aliénation plutôt que de l’expliquer et de la surmonter.

Une chose est claire : la pensée bourgeoise ne possède pas elle-même la solution à ses propres antinomies et apories (GK, 286). Le dépassement de l’aliénation est inscrit dans le cours de l’histoire (GK, 326), c’est-à-dire dans l’implacable logique de la lutte des classes dans laquelle la bourgeoisie se voit confrontée à cette classe dont l’intérêt spécifi que – l’émancipation de la classe ouvrière – coïncide avec l’inté-rêt universel de l’humanité. Et la conscience de classe prolétarienne sera dès lors la toute dernière de l’histoire, étant donné qu’avec la révo-lution sociale radicale les distinctions de classe seront pour de bon abolies. D’un point de vue intrinsèque, la conscience de classe proléta-rienne réussit à se libérer des contraintes omniprésentes de la rationalité formelle et instrumentale bourgeoise et de l’irrationalité corrélative de toute vision d’ensemble : elle se défi nit, à tous les niveaux, par la pri-mauté absolue de la catégorie de totalité. La signifi cation de celle-ci est en premier lieu analytique et critique (ou simplement théorique). Grâce, effectivement, à l’idée de totalité, la conscience de classe prolétarienne peut enfi n penser comme telles les contradictions et les antinomies structurales de la pensée bourgeoise et avant tout les expliquer comme

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un effet de l’aliénation générale de la société et qui, elle, est provoquée par l’hégémonie totale et expansionniste du mode de production capi-taliste. De cette manière, le point de vue prolétarien se présente comme l’unique instance susceptible de formuler une critique idéologique radi-cale et légitime de la société bourgeoise. Ensuite, la notion de totalité a aussi une valeur pratico-normative : en tant que pratique théorique, la conscience de classe prolétarienne est automatiquement mise en rap-port (d’un rapport immédiat de cause à effet) avec la pratique éthico-révolutionnaire (GK, 352-353, 375, 400 et passim). Par le biais de l’activité théorique et révolutionnaire de la classe ouvrière, l’harmonie parfaite entre le subjectif et l’objectif sera enfi n établie et cela dans une totalité de sens pensée et vécue (GK, 215, 385 et passim). Une telle révo-lution de l’esprit et du social annonce du même coup, comme l’avait prédit Marx, la véritable fi n de l’histoire humaine ; commence alors l’ère de la post-histoire révolutionnaire authentique.

Le miracle de la révolution ou le retour de l’esthétique ?

Comment interpréter cette théorie de la révolution prolétarienne telle qu’elle fi gure dans Geschichte und Klassenbewußtsein ? Comme l’expression hyperbolique d’un idéalisme révolutionnaire qui est totale-ment contredit par la réalité socio-économique, politique et culturelle d’une époque tout sauf « révolutionnaire » ? Pas tout à fait. L’intertexte lukácsien constitutif où se rencontrent Marx, Simmel et Weber fait de Geschichte und Klassenbewußtsein un récit des plus ambivalents, des plus schizophrènes – un récit en tout cas dont le sujet de l’énonciation balance sans cesse et sans moyen terme aucun entre aveuglement idéa-liste et intellectualiste et lucidité analytique extrême. Pour Lukács et à l’instar de Weber, la rationalisation constitue effectivement le fait primi-tif de base de la culture capitaliste : elle est l’inexorable loi qui gouverne le réel dans tous ses aspects, objectifs et subjectifs, une loi que rien n’est à même de vraiment contrecarrer. Or, plus la rationalisation étend son rayon d’action – prévision qui est celle tant de Weber que de Lukács –, plus les classes sociales bourgeoise et prolétarienne en seront affectées (GK, 286, 355), et moins probable sera enfi n la formation effective de la conscience de classe prolétarienne telle que l’envisage pourtant Lukács. Ou encore : la rationalisation, avec ses effets aliénants, produit toujours plus de rationalisation et, partant, la genèse de la conscience de classe et de la révolution authentiquement radicale n’est pas inscrite dans le cours de l’histoire. Il s’agira forcément d’une rupture inattendue, miraculeuse, qui devra se réaliser contre les lois de l’histoire.

Comment éviter, les prémisses de Lukács étant ce qu’elles sont, l’aporie la plus totale ? Ici, dans Geschichte und Klassenbewußtsein, à l’aide de la construction d’une fi ction conceptuelle à laquelle Lukács attribue ensuite un certain degré d’objectivité. Cette fi ction s’appelle

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« conscience de classe prolétarienne ». Cette conscience de classe théo-rique n’a rien à voir avec la conscience de classe prolétarienne empirique, psychologique, puisque, de toute façon, celle-ci est nécessairement (vu la thèse de l’expansion sans bornes de la rationalisation) aliénée (GK, 248, 252). Il s’agit plutôt du point de vue qui correspond exactement à la place sociale qu’occupe la classe ouvrière – le point de vue donc que devrait adopter le prolétariat s’il était vraiment dans un état révolution-naire – et que Lukács attribue en tant que tel au prolétariat (GK, 224 sq. : « das zugerechnete Klassenbewußtsein », la conscience de classe attribuée, imputée). L’idée de Lukács est celle-ci : la révolution proléta-rienne est inscrite dans l’histoire comme possibilité objective – une notion-clé de Weber – dans la mesure où la lutte des classes, si elle devait avoir lieu un jour, se concrétiserait sous la forme d’une lutte à la vie ou à la mort entre la bourgeoise et le prolétariat. Seulement, cette même révolution ne devient probable qu’à partir du moment où la conscience de classe prolétarienne attribuée, théorique se substitue entièrement à la conscience de classe empirique (GK, 331-332, 397). Au fond, la théo-rie lukácsienne de la révolution (une théorie probabiliste, hypothétique même) ressemble étrangement à la lecture si singulière de Marx par Georges Sorel. Pour celui-ci, Marx n’est pas le nom d’un système de pensée, d’une théorie d’intellectuels, destinés à des intellectuels. Le marxisme est tout d’abord et essentiellement un mythe qui, indépen-damment de questions de vérité scientifi que, est capable de mobiliser, d’enthousiasmer la classe ouvrière. Ce qui décide, en dernière instance, de la valeur réelle du marxisme en tant que récit mythique de la révo-lution, c’est son effi cace sociale, la force pratique qui émane de la fi ction pratique qui s’appelle marxisme. La conscience de classe prolétarienne telle que la conçoit Lukács en 1923 se caractérise elle aussi par ce côté fi ctionnel, mythique 48.

La métamorphose à première vue mystérieuse d’une construction idéaltypique en une réalité historico-sociale 49 s’effectue dans Geschichte und Klassenbewußtsein grâce à un deus ex machina incarné par le parti d’avant-garde communiste. Cela ne signifi e pas que Lukács se conforme sans équivoque à l’orthodoxie léniniste en la matière. À bien regarder de

48. Voir Georges Sorel : Réfl exions sur la violence, Paris – Genève : Slatkine, coll. « Ressources », 1981 (1906), p. 149 sq. Dans la préface à Geschichte und Klassenbewußtsein, Lukács évoque le nom de Sorel sans pour autant expliciter l’affi nité profonde (et trou-blante pour une philosophie marxiste de la révolution).

49. Lukács méconnaît donc radicalement le statut heuristique de concepts dans le domaine des sciences humaines et, ce faisant, il confi rme (inconsciemment, peut-être) ce que Weber a toujours reproché au marxisme : celui-ci nie la fonction instrumentale du travail de conceptualisation et débouche dès lors, non pas sur une science mais sur une mythologie conceptuelle : voir e.a. Max Weber : « Die “Objektivität” sozialwissenschaftli-cher und sozialpolitischer Erkenntnis [1904] », in : Idem : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen : J.C.B. Mohr, coll. « UTB für Wissenschaft », n° 1492, 1988, S. 146-214.

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28 RÉFLEXIONS SUR LE JEUNE LUKÁCS

près, l’on constate que chez Lukács le rapport entre parti et conscience de classe prolétarienne est ambivalent : tantôt la conscience de classe sert de point de repère décisif, tantôt c’est le parti. Dans le premier cas, le parti n’a qu’à se soumettre au radicalisme pur de la conscience de classe ; dans le second cas, le prolétariat doit simplement se plier aux directives de parti. L’ambiguïté découle – et la remarque vaut pour Geschichte und Klassenbewußtsein dans son ensemble – du statut indécidable du sujet de l’énonciation : est-ce que celui-ci exprime la conscience de classe possi-ble, ou est-ce qu’il ne fait que traduire la volonté générale du parti ? Les deux lectures sont également plausibles, l’une typique de l’ultragau-chisme des années 1920, l’autre parfaitement orthodoxe, léniniste.

Quoi qu’il en soit, la révolution n’obéit plus à aucune nécessité his-torique ; elle relève plutôt d’une radicale éthique de l’intention (la Gesinnungsethik de Weber) 50, d’un saut aussi radical qu’imprévu et volontariste (GK, 429), bref, d’un miracle comme Lukács l’écrit à juste titre dans sa préface à la réédition de Geschichte und Klassenbewußtsein de 1968 (GK, 21) : ce dont les révolutionnaires ont besoin, c’est moins d’une situation socio-économique propice à la mutation sociale que d’une sorte de lucidité soudaine et totale d’ordre paulinien ; de cette prise de conscience découlera alors la révolution concrète proprement dite. Dans ce sens, et contrairement à ce que l’on a pu prétendre au sujet de Geschichte und Klassenbewußtsein, le livre ne constitue en rien le prototype même du marxisme hégélien 51 ; le point d’aboutissement de cette analytique de la modernité et de ses implications révolution-naires s’appelle bien plutôt Fichte. Ou Kierkegaard. La théorie et la pratique sont à tout jamais séparées d’un gouffre qu’aucun raisonne-ment « logique » ne saurait combler.

Et ainsi – plus, sans doute, que ne le voudrait Lukács – la boucle est bouclée. De l’œuvre d’art dont parlent Die Seele und die Formen, Die Theorie des Romans et les deux fragments de théorie esthétique à la conscience de classe, il n’y a qu’un tout petit pas : dans les deux cas, nous avons affaire à des totalités parfaites, entièrement repliées sur elles-mêmes où toutes contradictions sont dépassées, à des totalités qui, en outre, laissent intacte la distance entre œuvre d’art et réalité, entre conscience de classe imputée et conscience de classe empirique, entre théorie et pratique. Serait-ce tout de même et encore l’art démo-niaque qui, malgré l’exorcisme de la Heidelberger Ästhetik, aurait le dernier mot ?

50. C’est-à-dire une éthique uniquement défi nie par le but visé et qui justifi e donc tous les moyens pour atteindre ce but. Une différence de plus entre Lukács et Weber. À compa-rer avec Max Weber : « Politik als Beruf [1919] », in Idem : Gesammelte politische Schriften, Tübingen : J.C.B. Mohr, coll. « UTB für Wissenschaft », n° 1491, 1988, S. 505-560 et Idem : « Wissenschaft als Beruf [1919] », in : Idem : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen : J.C.B. Mohr, coll. « UTB für Wissenschaft », n° 1492, 1988, S. 610.

51. Cf. supra, note 28.

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