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De « L’Aspect » au Sacrifice : L’Animal dans les Premiers Textes de Georges Bataille

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De « L’Aspect » au Sacrifice :L’Animal dans les PremiersTextes de Georges BatailleElisabeth Arnould-BloomfieldPublished online: 24 Aug 2012.

To cite this article: Elisabeth Arnould-Bloomfield (2012) De « L’Aspect » au Sacrifice :L’Animal dans les Premiers Textes de Georges Bataille, Contemporary French andFrancophone Studies, 16:4, 497-505, DOI: 10.1080/17409292.2012.711637

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 16, No. 4, September 2012, 497–505

DE « L’ASPECT » AU SACRIFICE : L’ANIMAL

DANS LES PREMIERS TEXTES DE

GEORGES BATAILLE

Elisabeth Arnould-Bloomfield

ASBTRACT Cet essai examine le traitement de l’animal dans les premiers textes de Bataille.Se concentrant sur la maniere dont l’exces animal est thematise dans les textes deDocuments et de L’oeil pineal, il met au jour, d’un groupe de texte a l’autre, unchangement important dans la maniere de considerer l’animal. Si les textes deDocuments nous proposent ce que l’on pourrait appeler une phenomenologietransgressive, fondee sur la perception de ce que Bataille appelle « l’aspect » animal,les textes de L’œil pineal commencent a s’orienter vers une thematique rituelle ou lesanimaux sont sacrifies et ou la presence sensible des betes ne suffit plus a evoquer pourl’homme l’exces sacre de l’heterogene. Dans ce glissement de l’aspect au sacrifice s’esquisseainsi ce tournant vers l’abstraction qui, dans les annees quarante, reduira l’animalbataillien a la neutralite de l’immanence sacrificielle.

Keywords: Animal; Aspect; Sacrifice; Heterogene; Documents; Œil Pineal.

L’animal est tres present dans l’œuvre de Bataille. Il est deja la dans les textesde Documents, propose a la Theorie de la religion son modele de l’immanenceet fait le sujet sacre des peintures parietales dans les essais sur Lascaux.1 Il jouedonc un role tout a fait important dans une pensee qui identifie sa liberte, sesformes et son mystere a la violence intime du sacre. Or, si la bete joue unmeme role transgressif d’un texte a l’autre, elle n’est pas traitee partout de lameme maniere. Sa presence, tres vivante dans les premiers essais, devientensuite abstraite et menace – jusqu’a Lascaux tout au moins – d’abandonnertoute realite, toute concretude. L’animal theorique des annees quarante est a

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/12/040497–9 � 2012 Taylor & Francis

http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2012.711637

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l’image du monde bataillien d’alors : prometteur mais elusif. Il est, dansles livres de l’auteur, comme cette « eau dans l’eau » qui lui sert de figure.Il devient invisible.

Je n’ai pas l’intention, dans ce travail, de demeler directement cette enigmeanimale dans la Theorie de la religion.2 Je voudrais plutot ici me concentrer surles ecrits des premieres annees pour voir comment s’annonce ce tournantvers l’abstraction. Il me semble en effet qu’il se manifeste deja dans le doubletraitement que Bataille reserve a l’animal dans les textes de Documents et de L’œilpineal. Tous ces textes s’interessent egalement au pouvoir subversif d’uneanimalite dont « l’exces » formel met violemment en cause la rectitude de lafigure humaine. Mais on peut egalement observer, d’un groupe de textes al’autre, un changement a la fois subtil et radical dans la maniere dont cet excesest thematise. Si les textes de Documents nous proposent ce que l’on pourraitappeler une phenomenologie transgressive, fondee sur la perception de ce queBataille appelle « l’aspect » animal, les textes de L’œil pineal commencent as’orienter vers une thematique rituelle. Les animaux y sont plutot sacrifies.Et tout se passe dans ces fragments comme si la presence sensible des betes nesuffisait plus a evoquer pour l’homme ce sacre qui l’excede.

Je voudrais donc examiner ce glissement de « l’aspect » au sacrifice dans lestextes des annees trente. Qu’en est-il d’une telle evolution ? Change-t-ellele rapport que Bataille entretient avec l’heterogeneite de la presence animale ?Ne prefigure-t-elle pas ce qui deviendra dans la Theorie de la religion, unecertaine tendance a abstraire l’animal, a en nier la virulence sensible au profitd’une immanence theorique et sacrificielle?

Le bestiaire bataillien de Documents rassemble une remarquable collection demonstres. Chevaux ignobles, chameaux absurdes, araignees, singes aux « mœursinnommables », toute une serie d’animaux sauvages a la fois hideux etprodigieux habitent ces pages (O.C.I 162). On pourrait ajouter a cette liste.Mais l’exercice serait monotone car la presence animale se decline ici commeune serie uniforme de variations sur le theme de « l’heterogene ». Les betes quedecrit Bataille sont « baroque[s], dement[es] et barbare[s] » (O.C.I 159–160).Elles sont la pour « donner la reponse innommable a tout ce qui sur terre estharmonieux et regle » (O.C.I 162). Et leur extravagance est destinee a faireviolence aux representations ideales de la raison et de l’esthetique.

Les premiers animaux de Bataille jouissent donc d’une fonction et d’unprivilege critiques tres nets. Ils opposent a l’anthropomorphisme harmonieuxdes representations humaines « l’insubordination pratique du fait materiel »(Hollier 152). La singularite de leurs formes et la profusion etrange de leursmutations proposent de leur nature une version irreductiblement contingente :« simple succession de metamorphoses confondantes » (O.C.I 159). Personne nepeut dire precisement ce que revele cette « absurdite profonde de la natureanimale » ni comment s’expriment, dans ses phenomenes, les « decisionsobscures » de la matiere (O.C.I 173). Mais le mystere meme de l’apparence

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animale temoigne fidelement de cet « etat d’esprit obscur » d’une natureinconnaissable. Et c’est cette « monstration » litterale3 du monde phenomenalque Bataille appelle a la fin des annees vingt, « l’aspect » (O.C.I 173).

Il faudrait s’arreter longuement sur cette notion aussi essentielle pour uneetude de l’animalite qu’elle est centrale a la thematique generale de l’heterogenedans les premiers textes de Bataille.4 Je me contenterai ici d’une breve etudede ce que Bataille entend par « aspect » pour montrer comment cette notionest la cle de ce que l’on pourrait nommer une « phenomenologie depensiere »reservant a l’animal une place de choix. Bataille le definit comme « ce quifrappe les yeux humains (et) ne determine pas seulement la connaissancedes relations entre les divers objets, mais aussi bien tel etat d’esprit decisif etinexplicable » (O.C.I 173). Le premier trait de l’aspect est donc, au-dela d’uneinsistance sur le visible, son opposition a la clarte de l’intelligible. Resistantaussi bien aux choix distincts de la symbolisation – qui « renvoie toujours a unequalite distincte de la chose » – qu’aux selections des mots – qui « permettentd’envisager dans les choses, les caracteres [determinant] des situationsrelatives », « l’aspect » renvoie, dit Bataille, aux « obscures decisions de lanature »5 (O.C.I 173). « Ce que revelent les formes [pelages, museaux, ecailles,ou griffes de la bete] ne peut sans doute etre exprime a l’aide du langage »(O.C.I 173). Mais le trouble qu’ils provoquent introduisent cependant les« valeurs decisives des choses » (O.C.I 174).

La definition bataillienne s’appuie ainsi sur une valeur critique de« l’aspect » qui nous met en contact avec ce qui, dans les phenomenes,reste indistinct, inexplicable, excedant. Cette determination, pour le moinsvague, le devient un peu moins lorsque l’on remarque qu’elle est orienteepar deux mots qui reviennent incessamment : decisif et obscur. Ces termessont importants. « Decider » dans le sens que lui donne ici Bataille – celui,etymologique, de trancher (du latin decidere de caedere, couper) – est l’exactoppose de ces determinations intelligibles (symboliques et linguistiques) dontBataille critique un peu plus haut le caractere restreint.6 « Decider » – que cettedecision vienne de la nature ou qu’elle appartienne a « l’etat d’espritinexplicable » que ces phenomenes provoquent en l’homme – ce n’est doncpas ce que nous entendons habituellement par ce mot qui suppose choix etdiscrimination. C’est ici, au contraire, participer de cette « dechirure » quidelie l’ensemble des phenomenes et les abandonne a ce que Bataille appelle« heterogene » ou « depense ». « Decider » c’est donc apprehender – dans unesaisie qui n’en est pas une, mais qui est de l’ordre d’une reponse « pathique »,faite du choc (. . .) de la surprise (rire ou horreur) (Didi-Huberman 38) – unedepense naturelle dont la transgression reste aussi decisive qu’elle est. . .indecidable.

Indecidable en effet car une telle decision est toujours aussi – c’est ledeuxieme trait de l’aspect, selon Bataille – obscure. Elle l’est non seulementparce que son apprehension est de l’ordre du passionnel, engageant desir, peur,repulsion, etc. ; mais elle l’est aussi parce qu’un univers decidement aspectuel est

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le contraire, nous l’avons deja suggere, d’un monde discret, fait d’objetsdistincts et de passions isolables. Tout y est « general » au sens ou chaquechose (chameau, fleur) nous rapporte moins a son identite voire a son senssymbolique, qu’a l’ensemble non totalisable (general) du monde phenomenal.Bataille le montre clairement dans son analyse du Langage des fleurs. Ce quechaque fleur, chaque animal peut nous communiquer, pour peu que noussachions en « decider » dans l’obscurite du desir, c’est la profondeur la plusinsaisissable du monde reel : sa contingence, son mouvement, son anarchie.La fleur par exemple temoigne non seulement de son etroite beaute mais ausside sa pourriture prochaine. Et cette « loque de fumier aerien » qu’elle esttoujours deja, reinterprete sans cesse pour nous « ce drame de la mortindefiniment joue entre terre et ciel » (O.C.I 176). La fleur donne ainsi a voirpour Bataille « l’aspect » meme du fini comme le chameau temoigne d’une« absurdite profonde de la nature animale, [du] caractere de cataclysme etd’effondrement de cette absurdite et de l’idiotie » (O.C.I 194).

L’approche bataillienne de « l’aspect » permet a l’auteur de proposer unesorte de « phenomenologie depensiere », un « non-savoir » intuitif,« pathique » et obscur de la nature materielle (Didi-Huberman 38). Il luipermet ainsi de donner aux betes un privilege a-gnoseologique, paradoxal biensur, mais reel. C’est cet obscur pouvoir decisif de l’animal, son exces sensible, quilui donne le privilege manifeste qu’il a dans les premiers textes de Documents.C’est son « innocente cruaute, l’opaque monstruosite de ses yeux a peinedistincts de petites bulles qui se forment a la surface de la boue [qui manifestepour nous] l’horreur liee a la vie comme un arbre a la lumiere » (O.C.I 209).La bete est pour nous l’un des signes les plus puissants de l’inexplicable.C’est un vecteur, obscur mais d’autant plus fort, de ce que Bataille appelle alors« l’heterogene ».

Or, c’est parce que l’animal transgressif jouit de ce privilege phenomenaldans les premiers textes de Bataille, que sa disparition ulterieure laisse reveur.Disparition, en effet, car, apres avoir hante tous les textes des annees trente, lesbetes semblent se retirer de l’œuvre Bataillienne. Elles sont absentes de l’a-theologie ou plutot, puisque Bataille leur consacrera tout de meme un importantdeveloppement speculatif dans La theorie de la religion (1948), elles yreapparaissent, mais fort differemment. L’exuberance aspectuelle des premierstextes cede le pas a la double abstraction de l’immanence et du sacrifice.L’animal n’y est pas abandonne mais il y est malgre tout « neutralise » et c’esttout l’imaginaire animal, virulent, materialiste du debut qui disparaıtpour laisser la place a une bete depourvue de chair et de presence : celleque la Theorie de la religion definit comme de « l’eau a l’interieur de l’eau »(O.C.VII 295).

Que signifie donc cet abandon de l’heterogeneite animale ? PourquoiBataille renonce-t-il, en 1948, a toute approche aspectuelle pour lui prefererune version negative de la presence des betes ?

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Il faudrait, pour repondre precisement a ces questions, faire une analysecomplexe de la theorie bataillienne de la religion et de son traitement du sacre.Je me contenterai ici d’indiquer quelques pistes et d’explorer, dans une seriede textes des annees trente, L’œil pineal, un autre traitement de l’animal : sontraitement sacrificiel. Ces fragments inedits permettent en effet de montrercomment le sacrifice rituel de l’animal, sacrifice qui n’est a priori qu’une autremanifestation de son « aspect » (sa « dramatisation »), transforme la perceptionet la representation des betes. Elle met « l’obscurite decisive » de « l’aspect »animal au service de la theorie sacrificielle et contribue ainsi a sa disparition.

Les sections de L’œil pineal ne sont pas a priori consacrees aux betes dontelles ne traitent que de maniere annexe. Elles proposent d’abord l’elaborationd’un mythe moderne : celui de l’homme pineal. Mais c’est dans la mesureou cet homme est la figure corporelle de sa propre transgression que ressurgiten lui l’animal refoule. La contemplation solaire de l’œil pineal et sa depensesacrificielle, a la fois excrementielle et erotique, sont les manifestationsmaterielles et excedantes d’un corps rendu a l’exces de sa nature. L’animalest donc present, implicitement, dans la serie de L’œil pineal parce qu’il est« l’aspect » sacrificiel, excrementiel et erotique, du corps pineal. Il l’est aussi,et de maniere plus litterale, parce que le texte, tres fragmentaire, alterne entredes descriptions mythiques de la creature pineale et des segments de caracterelitteraire ou anthropologique (« L’œil de Bronze », « Le sacrifice du Gibbon »)ou la symbolique pineale est objectivee dans des scenes plus traditionnellementerotiques ou sacrificielles. Bataille decrit ainsi dans L’œil pineal un certainnombre de rites animaux qui ont pour fonction de dramatiser la depensesymbolique de la metaphore pineale. C’est l’une de ces scenes intitulee« Le sacrifice du gibbon » qui nous interesse plus particulierement ici. Danscette section, particulierement violente, Bataille met en scene l’immolationd’une femelle singe. Elle est presentee ligotee au centre d’un cercle lubriqued’hommes et de femmes. Seul son derriere emerge d’une fosse ou elle a etedisposee et ou, au signal d’un des participants, elle est enterree vive afin,qu’au moment ou sa tete disparaıt, la « chair muqueuse de son anus. . .s’embrasede puantes flammes brunes » (O.C.II 30).

Que dire de cette scene ? Comment altere-t-elle cette premiere visionaspectuelle dont nous avons parle jusqu’ici ? Quel est ici le role de l’animal ?Et que nous dit son sacrifice ?

Il serait faux, sans doute, d’opposer de maniere trop nette l’apprehensionsensible, aspectuelle, de l’animal et le rite sacrificiel dont Bataille presente iciune version. Il y a, de l’une a l’autre approche, continuite, et Bataille, pourqui « l’aspect » est toujours deja lie a la « decision » cruelle d’une transgressionnaturelle des formes, ne le concoit pas autrement que comme une alterationmonstrueuse du sensible. « L’aspect » est donc essentiellement sacrificiel.Symetriquement, le sacrifice, son rite, sont pour Bataille aspectuels. Ilsmanifestent – Bataille dirait qu’ils « dramatisent » un « aspect » dont ils

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corrigent parfois l’ambiguıte.7 (On se rappellera par exemple, ce fameux gestesacrificiel de Sade que Bataille decrit dans Le Langage des fleurs et qui le montreeffeuillant les petales d’une rose sur le purin d’une fosse. Ce sacrifice n’ajouterien de fondamental a « l’aspect » de ces roses. Ce n’est jamais qu’unetraduction qui nous revele, en anticipant sur leur « pourriture prochaine »,la « decision obscure » de la nature vegetale.) De meme, le sacrifice animaln’est jamais contradictoire avec son « aspect ». C’en est, bien au contraire,la « dramatisation » rituelle. La saisie « aspectuelle » detruit l’intelligibilited’un objet pour le rendre au monde « pathique » de la depense ; la ritualisationsacrificielle, elle, detruit la chose pour la rendre au monde sacre de la continuiteimmanente. Il y a donc difference de degre, non de substance et, comme Bataillele dit lui-meme dans la Theorie de la religion : « Si le principe du sacrifice estla destruction (. . .) la destruction que veut operer le sacrifice n’est pasl’aneantissement. C’est la chose – seulement la chose – que le sacrifice veutdetruire dans la victime. » Le sacrifice, comme l’aspect, « arrache (donc) lavictime au monde de l’utilite et la rend a celui du caprice inintelligible » (O.C.VII307). Il ne nie pas l’animal. Il le rend a l’obscurite insondable de la depensematerielle, de sa « decision » sacree.

Le sacrifice de la femelle Gibbon reste d’abord tout a fait conforme, dans samise en scene, a cette nature « aspectuelle » du sacrifice. Le drame sacrificielest ici un theatre ou est mis en valeur ce qui, dans la bete, se propose dejanaturellement a la saisie suffocante de « l’aspect » : son abjection erotique etexcrementielle. Si le drame propose ainsi une mise en scene ignoble ou lesofficiants ligotent l’animal et le « fixent la tete en bas a un pieu plante au milieude la fosse » (O.C.II 29), ce n’est pas par cruaute gratuite, mais pour faireressortir ce qui, chez les grands singes, est – pour reprendre le mot de Bataille –le plus eblouissant : leur « derriere lubrique » (O.C.II 31). C’est autour de cederriere et de son ignoble « fleur de chair » anale que se reunit le groupe dessacrifiants « suffoques » par la nausee et le vertige. Et si les spectateurs,meduses, partagent tous le meme saisissement, si Bataille parle a son propos d’« orage qui eclate », c’est que « l’image de leur immondice personnelle, telleque la leur renvoie la calvitie anale, diapree, rouge ou mauve, de quelquesinge » suffit a faire « chanceler l’existence » (O.C.II 31).

Mais la communion aspectuelle ne resume pas toute l’operation sacrificielle.Ce n’en est meme qu’une partie dans la mesure ou le moment-cle du sacrificen’est pas ici – comme dans « L’œil de Bronze » par exemple – identifie a cettevision lubrique et a la reaction trouble qu’elle provoque.8 Il l’est, bien plutot, acet instant exact de l’agonie ou l’anus du singe, contracte par l’etouffement,« s’embrase de puantes flammes brunes » (O.C.II 30). Le theatre rituel ne secontente donc pas de faire communier les spectateurs avec l’exces sensible del’animal. Il en opere une double traduction : en faisant apparaıtre d’abordl’instant de l’agonie qui fixe l’acception excedante de la depense naturelle(en lui donnant le sens de la mort) et en traduisant ensuite cet instant par son

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insertion symbolique dans une thematique excrementielle qui en garantit lavaleur depensiere.

On reconnaıtra bien sur, dans cette seconde traduction, ce qui est, depuis« L’anus solaire », la symbolique excrementielle, a la fois anale et solaire,de la mythologie bataillienne. Elle est associee depuis le debut de l’œuvre ala tentative de proposer une version strictement heterogene, materielle (etintransposable), de la depense. Or la presence ici d’une telle imagerie, de sasurenchere excrementielle, doit etre lue comme un symptome. C’est unetraduction au second degre, dont la presence vise a interdire toute sublimationdu moment de l’agonie, c’est-a-dire aussi toute interpretation restreinte,economique, du geste sacrificiel. La transposition excrementielle de l’agoniedu singe est la pour prevenir sa divinisation.9 Elle empeche que le geste dusacrifice, son economie signifiante, ne soit lue comme production d’un sensou « d’objets investis de valeur symbolique et de signification religieuse ouculturelle » (Hill 46).

Mais justement, le fait qu’un tel redoublement symbolique soit necessairemet en evidence un defaut fondamental du sacrifice, defaut qui affecte demaniere tres precise le rapport a l’animal et tout particulierement cetteapproche « aspectuelle » que Bataille privilegiait jusqu’alors. Car le sacrifice –quelle que soit la traduction symbolique qui y est associee – est toujours unetheorie dans les deux sens du terme (observation et collection d’idees).Cherchant a nous mettre en contact avec l’obscurite decisive d’un sacreinaccessible, il identifie rituellement cette region de l’etre en lui donnantles traits d’une finitude visible (ceux de la mort). Il la transpose donctheoriquement. Or cette transposition est problematique, non seulement,comme Bataille l’a reconnu dans la Theorie de la religion, parce qu’elle identifie« l’eclat invisible de la vie » immanente avec l’une des figures negativesdu monde humain (la mort), mais aussi parce qu’elle aneantit ce qui etait l’undes vecteurs les plus fructueux du sacre : le mystere sensible de l’apparenceanimale (O.C.VII 63). Des lors, en effet, que le sacrifice depend, pourcommuniquer le sacre, d’une vision strictement negative du corps animal,il change radicalement ce qui etait la puissance de « l’aspect » et de sa « decisionobscure ». La force excedante du monde sensible, de sa communicationdepensiere, etait celle d’un indecidable, d’une dechirure, impossibles a penser.Le corps animal etait toujours le lieu d’un dialogue, d’un echange toujoursvague et incomplet entre la poesie de la forme aspectuelle et l’apprehensionpassionnelle de l’homme. Dans un tel dialogue, aucune decision theorique – surle sens ou le non sens, le quotient de vie ou de mort de l’immanence animale –ne pouvait etre prise et la « decision obscure » de la communication« aspectuelle » restait dependante de « l’enigme perverse et burlesque » d’unenature illisible. Dans le monologue sacrificiel, au contraire, l’immanencenaturelle, identifiee a la mort prend le sens d’une suppression des etres et desformes. L’animal rituel, reduit a une fonction negatrice, s’eclaire et se definit

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comme immanence, neant. Mais c’est a condition de perdre la forceenigmatique de son apparence sensible : cette indecidabilite de ce que Batailleappelait dans Documents, la « decision obscure » de « l’aspect » animal.

La mise en scene du « Sacrifice du Gibbon » dans L’œil pineal permet doncd’anticiper le changement qui marquera l’approche bataillienne de l’animal dansla Theorie de la religion. Elle nous montre comment le modele sacrificiel quidominera la pensee bataillienne a partir des annees quarante la conduit vers uneconception de l’immanence animale depourvue de toute epaisseur phenomen-ologique. Signalons pourtant en conclusion que ce tournant sacrificiel n’estni definitif, ni dogmatique. La tension entre une approche aspectuelle et sacontrepartie sacrificielle continuera a dominer (jusqu’a Lascaux au moins)la reflexion bataillienne. Car ce que Bataille decouvrira a Lascaux, c’est unmeme emerveillement devant le mystere sensible de la presence animale,le meme besoin d’en repeter, obscurement, les prodiges et l’idee que cetterepetition picturale, poetique, suffit a en communiquer la force transgressive.Les peintures de Lascaux ne traduisent pas sacrificiellement l’enigme del’immanence animale. Elles en donnent a voir « l’aspect » illisible. Et le sacrificeanimal ne sera pas ainsi le dernier mot de Bataille.

Notes

1 Voir Georges Bataille, Lascaux et la naissance de l’art, Œuvres Completes IX,1979, Paris, Gallimard.

2 J’ai essaye d’en donner une lecture dans « Bataille et ses betes », a paraıtredans les Cahiers Bataille, No 2, 2013, Editions les Cahiers.

3 Litterale en effet car il faut entendre ici aussi bien mise au jour que miseau jour teratologique, monstrueuse.

4 La notion « d’aspect » est presente, plus ou moins implicitement dans tousles premiers textes de Documents. Dans le « Langage des fleurs » qui endonne la premiere definition, mais aussi dans « Chameau », et,implicitement, dans « Le cheval academique », « Figure humaine », ou« Metamorphoses » ou la presence debordante des phenomenes nous permetune incursion dans la contingence infiniment obscure du monde naturel.Pour une etude de l’aspect, voir Rodolphe Gashe, « L’avorton de lapensee », Bataille, L’arc, 1990, Paris, Duponchelle, et Hubert Damisch,« Du mot a l’aspect, paraphrase », Georges Bataille apres tout, ed. DenisHollier, 1995, Paris, Belin.

5 C’est moi qui souligne.6 Il est bien entendu que le terme est lie avec celui de transgression dont il

partage le sens de mise en question et de dechirure de toute conceptionhomogene, c’est-a-dire raisonnable du monde.

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7 Les notions de « drame », « dramatisation » sont developpeesparticulierement dans L’Experience interieure, dans la premiere et la deuxiemesections (voir, par exemple : O.C.V 22–29).

8 « L’œil de Bronze » est un autre fragment de L’œil pineal ou la mise en scenedu rapport excedant a l’animal reste entierement associee a une dimensionaspectuelle : la contemplation lubrique du derriere des grands singes.

9 Je renvoie ici a la critique que Bataille lui-meme propose de sa theoriesacrificielle et qui suggere que le sacrifice soit accompagne d’un « sacrifice ausecond degre » ou sacrifice du Dieu. Ce second sacrifice (similaire en theoriea cette pratique de la symbolisation excrementielle) vise toujours a sacrifierune seconde fois la production restreinte (habituellement divinisee) de lapremiere operation sacrificielle.

Works Cited

Bataille, Georges. Œuvres Completes. Volume I. Paris: Gallimard, 1970.—. Œuvres Completes. Volume II. Paris: Gallimard, 1970.—. Œuvres Completes. Volume V. Paris: Gallimard, 1973.—. Œuvres Completes. Volume VII. Paris: Gallimard, 1976.Didi-Huberman, Georges. La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges

Bataille. Paris: Macula, 2003.Hollier, Denis. La Prise de la Concorde. Paris: Gallimard, 1993.Hill, Leslie. Bataille, Klossowski, Blanchot, Writing at the Limit. Oxford: Oxford

U P, 2001.

Elisabeth Bloomfield is an Associate Professor at the University of Colorado,

Boulder. She is the author of Georges Bataille, la terreur dans les letters (2009), and

has published articles on Bataille and Proust, Michon and Boubacar Diop.

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