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De l’hiver à l’été De l’hiver à l’été La culture à l’épreuve des territoires (1) Comment travailler ensemble ? Les 16 et 17 juillet 2004, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon Rencontres… // 4 Janvier 2005 É DITORIAL Les chiffres édités par le département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la Communication tendent à démontrer que la démocratisation de la culture est un échec, au sens où elle n’a pas opéré l’élargissement des publics escompté, malgré la multiplication de l’of- fre et l’augmentation des moyens. Si les chiffres avancés sont rigoureusement exacts, ils ne prennent pas en compte la diversité des offres existantes qui illustrent la pluralité des modes d’appropriation et de transmission de l’art, les pratiques d’échanges et de métissages artis- tiques et culturels, les loisirs qui existent dans d’autres lieux. Ces offres non évaluées aboutissent à une augmentation continue de la fréquentation hors équipements culturels. Aujourd’hui la réflexion sur la démocratisation doit intégrer ce foisonnement d’expériences, le positionnement des nouvelles générations, les données de l’économie des loisirs, et surtout le désir grandissant d’être « acteur » du mouvement culturel dont ces pratiques sont le signe. En effet, la Culture et la société dans son ensem- ble, en négligeant les questions de sociabilité, ont abouti à laisser comme seul espace vivant, convi- vial : la rue, les friches industrielles, l’espace rural désertifié, les cafés philo – des lieux non mar- chands et néanmoins collectifs. Ce sont autant de tentatives de repenser le monde, de construire un territoire commun. Dans ce contexte, comment repenser la question de la démocratie/démocratisation culturelle à par- tir d’un territoire en prenant en compte l’ensem- ble des ressources, acteurs, populations, pra- tiques, loisirs ?… Comment reposer clairement les identités et places de chacun pour réussir un « faire ensemble » essentiel pour reconstruire des valeurs communes ? Chantal DAHAN, responsable du pôle culture de l’INJEP

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De l’hiverà l’été

De l’hiverà l’été

La culture à l’épreuve des territoires (1)Comment travailler ensemble ?Les 16 et 17 juillet 2004, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-AvignonR

enc

ont

res…

// 4Janvier 2005

ÉD I T O R I A L

Les chiffres édités par le département des étudeset de la prospective du ministère de la Culture etde la Communication tendent à démontrer que ladémocratisation de la culture est un échec, ausens où elle n’a pas opéré l’élargissement despublics escompté, malgré la multiplication de l’of-fre et l’augmentation des moyens.

Si les chiffres avancés sont rigoureusement exacts,

ils ne prennent pas en compte la diversité des

offres existantes qui illustrent la pluralité des

modes d’appropriation et de transmission de l’art,

les pratiques d’échanges et de métissages artis-

tiques et culturels, les loisirs qui existent dans

d’autres lieux. Ces offres non évaluées aboutissent

à une augmentation continue de la fréquentation

hors équipements culturels.

Aujourd’hui la réflexion sur la démocratisation

doit intégrer ce foisonnement d’expériences, le

positionnement des nouvelles générations, les

données de l’économie des loisirs, et surtout le

désir grandissant d’être « acteur » du mouvement

culturel dont ces pratiques sont le signe.

En effet, la Culture et la société dans son ensem-

ble, en négligeant les questions de sociabilité, ont

abouti à laisser comme seul espace vivant, convi-

vial : la rue, les friches industrielles, l’espace rural

désertifié, les cafés philo – des lieux non mar-

chands et néanmoins collectifs. Ce sont autant de

tentatives de repenser le monde, de construire un

territoire commun.

Dans ce contexte, comment repenser la question

de la démocratie/démocratisation culturelle à par-

tir d’un territoire en prenant en compte l’ensem-

ble des ressources, acteurs, populations, pra-

tiques, loisirs ?… Comment reposer clairement les

identités et places de chacun pour réussir un

« faire ensemble » essentiel pour reconstruire des

valeurs communes?

Chantal DAHAN,responsable du pôle culture de l’INJEP

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Depuis septembre 2002, un pôle « culture » a étécréé au sein de l'unité de la recherche, des études

et de la formation de l'INJEP. Ce pôle a pour objectifde devenir un centre de ressources de l'accompagne-ment des pratiques artistiques et culturelles. Il s'adres-se à l'ensemble des partenaires – institutionnels ounon – qui se retrouvent dans une démarche d'éduca-tion populaire consistant à donner à chacun lesmoyens de son émancipation individuelle et collec-tive.

Le pôle culture organise des échanges, des rencon-tres, des formations, mène des études, valorise desrecherches et réunit de la documentation spécialisée.

Un site Internet (http://passeursdeculture.injep.fr)rassemble l'ensemble de ces informations et, à terme,doit constituer un espace de travail collaboratif et demutualisation des expériences à travers la créationd'un réseau de professionnels.

De l’hiver à l’été

Le pôle culture de l'INJEP organise ainsi, avec diffé-rents partenaires, deux rendez-vous par an pourdévelopper une réflexion commune autour de l'édu-cation populaire et de l'action artistique. L'hiver, la rencontre se déroule à l'INJEP et l'été, pendant lefestival d'Avignon. Chacune de ces rencontres donnelieu à une publication reprenant des extraits des inter-ventions et des débats.

• n° 1 (juillet 2003) : « Identifier, accompagner et par-tager les pratiques artistiques en amateur »

• n° 2 (janvier 2004) : « La médiation culturelle enquestion »

• n° 3 (juillet 2004) : « Les artistes revisitent le social »

Gratuit sur demande auprès du pôle culture :[email protected]

Le pôle culture de l’INJEPCulture populaire/culture savante : impasses et perspectives• Culture, démocratie et territoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Jean-Pierre Jambes

• Du savoir à la saveur. D’une sociologie de la culture à une pragmatique du goût . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5Antoine Hennion

• Expérience artistique : Faire parler le territoire . . . . . . 10Claire Rengade

• Le public du festival d’Avignon : réalité ou illusiond’une démocratisation culturelle? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11Emmanuel Ethis

• Expériences artistiques : Les Hivernales – Centre dedéveloppement chorégraphique (Avignon) ; La Gare,Scène de musiques actuelles (Coustellet) . . . . . . . . . . . . . 12

Identité des acteurs culturels dans les territoires• L’identité de l’amateur. De la nocivité des clichés,

même élogieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Marie-Madeleine Mervant-Roux

• Expérience artistique :La Zinneke Parade (Bruxelles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

• L’identité de l’artiste. « L’art sur la place » ou le brouillage des frontières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17Virginie Milliot

• Expérience artistique : L’ARIA Corse ; le projet ARIA Île-de-France ; Le théâtre, ça transforme . . . . . . . . . . . 20-21Robin Renucci

• L’identité du politique quand il finance l’action culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22Christian Martin

• Expérience artistique : Compagnie du théâtre Hamma Méliani (Ivry-sur-Seine) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

Synthèse• Les territoires à l’épreuve de la culture ! . . . . . . . . . . . . . . 27

Jean-Claude Richez

SO M M A I R E

De l’hiver à l’été n° 4

Directeur de la publication : Hervé Mecheri

Directeur éditorial : Daniel Brandy

Responsable éditoriale : Marianne Autain en collaboration avec Chantal Dahan

Crédits photo : Jean-Jacques Boitard

Mise en page, impression : Imprimerie Delcambre – Pantin

Les rencontres De l’hiver à l’été des 16 et 17 juillet 2004

Conception et coordination : Chantal Dahan et Thierry Lavignon

Assistante : Maud Cosson

En partenariat avec :

Quand je parle de « territoire », jefais d’abord référence à la poli-

tique et aux modalités de gouverne-ment. Le territoire constitue avanttout à ce titre une norme qui régitencore aujourd’hui le fonctionnementdémocratique des sociétés occidenta-les. Il exprime une construction socia-le qui sert, via l’instauration de règleset de limites, à légitimer un mode defonctionnement, un pouvoir politiqueet une forme de domination. J’abordele « territoire » par la question – sansdoute essentielle pour tous ceux quitravaillent les relations sociales dans laproximité – de la capacité ou non decette norme à renouveler le lien socialà travers la politique. Lemoment historique semblebien choisi pour ré-abordercette problématique tant lanorme territoriale paraît ence moment travaillée entre,d’une part, l’avènement deréseaux mondiaux et, d’au-tre part, un certain retourdu local. Ce mouvementdialectique passe à la fois par une cer-taine libération des sociétés par rap-port à l’espace géographique et parune recherche accrue de réinscriptionspatiale, notamment dans les échellesde la proximité. Il questionne le « ter-ritoire » et procure de ce fait uneénergie qui peut être féconde.

Réinventer le liengéographique

La fonction historique du territoire ad’abord servi à légitimer des gens oudes constructions spatiales souventuniques (la France, par exemple, dansla géographie vidalienne). Héritagehistorique (une limite, un État, unpeuple…), cette fonction demeure. Àl’évidence, toutefois, elle ne fait déjàplus sens. Pis, elle semble même, dansbien des cas, pouvoir servir de sup-port à des mouvements nationalisteset extrémistes très éloignés desenjeux modernes.

L’évolution des sociétés et des com-portements (citoyens, consuméristes,électoraux…) conduit plutôt à privilé-gier l’émergence de nouvellesconceptions. Ces dernières pren-draient de plus en plus de liberté avecune singulière déclinaison unique, auprofit d’un pluriel situé au-delà desimpasses traditionnelles de la recher-che du périmètre pertinent et du pro-jet territorial.

Le territoire de demain ne sera sansdoute plus une limite, mais une orga-nisation. Qui d’ailleurs aujourd’huis’intéresse à la limite, mis à part peut-être ceux qui vivent de la limite, c'est-

à-dire les institutions, les collectivitésterritoriales, l’État ? Cette façon deconcevoir ainsi le territoire paraît àbout de souffle. On sent bien en effetque ce lien territorial, ce quasi-contratgéographique entre des sociétés et unpouvoir politique ne fonctionne plusvraiment. Il doit être renouvelé pro-gressivement au profit de conceptionsplus fluides à inventer dans la durée.Un tel moment de transition, avec sesmoments de rigidité et ses instants decréation, ses avancées et ses retoursen arrière, constitue à la fois unmoment historique passionnant, celuide l’invention, et une période trèsdélicate. Passionnant car ouvert auxdébats, à l’expérimentation, à la prisede positions. Délicat parce qu’insta-ble, dangereux, ouvert aux excès, auxmanipulations et aux erreurs. Lesdomaines artistiques, socioculturelsou éducatifs sont ceux où cette ques-tion de la réinvention ou de l’instru-mentalisation du lien social et géogra-phique se pose avec le plus d’acuité.

La question du sens

L’une des questions qui se posent, enabordant le thème de la démocratisa-tion des politiques culturelles, résidedans le « à quoi ça sert ? ». C’estd’ailleurs une question récurrente : àchaque fois que je fais quelque chosedans la proximité, je me dis : ça sert àquoi ? Qu’on parle d’économique, desocial, de culturel ou d’artistique,cette question de la finalité revient, àla fois d’une grande banalité et d’unimmense intérêt. Pour le culturel etl’artistique, ce « à quoi ça sert ? » neconstitue pas un questionnement tri-vial. Il conduit, souvent par des che-

mins éloignés, à la prise deconscience de deux direc-tions possibles des émer-gences territoriales.

La première est fonction-nelle. Elle consiste à direque lorsqu’on travailledans la proximité, lors-qu’on essaie d’organiser,d’exploiter le lien géogra-

phique au travers d’actions éducativesou culturelles, l’une des premièresfinalités implicites consiste à créer ceque les développeurs locaux nom-ment un « effet territoire ». Il s’agit decréer une qualité sociale collective quin’existerait pas sans cette « organisa-tion territoriale ». Que se passe-t-ildans une manifestation culturelle, sice n’est un moment de rencontre, unmoment économique et un momentsocial ? Ces différents moments – il yen a d’autres – produisent certes del’argent pour les commerçantsd’Avignon, les hôteliers, mais aussi etsurtout du lien social, de la rencontre,des imaginaires débridés. Le but estpeut-être de démocratiser l’accès à laculture – c’est pour moi une finalité,et non un but –, mais c’est surtoutsans doute le moyen d’impulser unemise en action, une mise en acteurs…Le spectateur ne devient partenairedurable que s’il se transforme enacteur. C’est à travers ce statut, ausein d’une démocratie culturelle ou

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

Culture, démocratie et territoiresJean-Pierre JAMBES, géographe, maître de conférences, IUP Aménagement et développement territorial, université dePau et des Pays de l’Adour, membre du laboratoire SET (Société, environnement, territoire), unité de recherche mixte duCNRS, université de Pau et des Pays de l’Adour

J’aborde le « territoire » par la question– sans doute essentielle pour tous ceux

qui travaillent les relations sociales dans la proximité – de la capacité

ou non de cette norme à renouveler le lien social à travers la politique.

d’une action culturelle, que se créequelque chose : une synergie, uneinteraction sociale qui n’existerait passans cela.

La deuxième des directions autourdesquelles s’organisent les émergen-ces territoriales relève plus de l’ordredu politique. Quand on réfléchit eneffet au sens de ces moments sociaux,produits par exemple par une interac-tion culturelle, on se rend compte quel’on parle implicitement de modalitésde construction de la décisionpublique. Dans la durée, avec beau-coup d’humilité une fois encore, lesprocessus de construction dans laproximité esquissent ainsiune méthode de gouver-nement. Quand on exami-ne donc ce qu’exprimeimplicitement la territoriali-sation des politiquespubliques, des probléma-tiques autour du contratsocial, de la gouvernance,du management politiques’imposent comme desquestions fondamentales. L’un desprincipaux enjeux émergents neserait-il pas d’inventer et d’expéri-menter de nouvelles modalités defonctionnements sociaux à même derefonder les formes de démocratiereprésentative qui sont encore le fon-dement du contrat social qui nous lie,mais dont on pressent quelque fati-gue et épuisement? Je le crois.

Aujourd’hui ce qui fait sens, ce n’estpas tellement d’être informé, d’être

interrogé ou pris en considération,c’est d’être intégré dans un processussoit de construction d’une décision,soit de mise en œuvre d’une décisionpublique. Longtemps, la politique ter-ritoriale a servi à légitimer des limites ;pourquoi avez-vous fait de la géogra-phie au lycée, au collège ou à l’écoleprimaire? pourquoi n’avez-vous pasfait de la sociologie? Parce que lagéographie avait de fait passé uncontrat avec l’État et, au titre de cecontrat, la géographie avait pourfonction de chanter, de légitimer unterritoire national, la France, c’estpour ça que nos camarades sénéga-lais ont aussi appris que leurs ancêtres

avaient des moustaches blondes, etc.Quand on est Béarnais ou Sénégalais,on sait bien que c’est faux, puisqu’onest à peu près aussi métèques les unsque les autres. La géographie a servi àrevendiquer le territoire national.Regardez comme la France est belle,comme elle chante bien, regardezcomme elle est jolie, la preuve : onvous l’apprend au collège. Cettefaçon de faire de la géographie estaujourd’hui datée. Ce qui est intéres-

sant aujourd’hui, c’est qu’on réinven-te ensemble non pas une manière delégitimer des limites, de valoriser desicônes, des hommes politiques ou desdirecteurs de salles, mais peut-être unnouveau contrat social.

« Cultivez le lien plus que lelieu »

Ce qui est essentiel aujourd’hui cen’est pas de travailler sur le lieu, maissur la culture du lien. « Cultivez le lienplus que le lieu », cette formule qui,comme toutes les formules, estquelque peu caricaturale, exprime

toutefois notre métier quiconsiste plus dans l’organi-sation de la proximitésociale que dans la légiti-mation de lieux ou d’icô-nes. Le forum de ce jour sedéveloppe dans un ensem-ble architectural intéres-sant, avec de gros murs, laChartreuse, et on voit biencomment cet ensemble, ce

lieu fabuleux, sert essentiellement àcréer du lien entre nous en oubliantl’épaisseur des murs qui nous entou-rent. Tentons de garder cela enmémoire dans nos moments profes-sionnels et citoyens d’acteurs territo-riaux. Si nous l’oublions, nous pour-rions devenir, ou rester, les artistes dela Cour… Et on sait comment, mêmesi ces artistes-là ont souvent réussi, ilsne sont pas toujours passés à la pos-térité ! n

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

Aujourd’hui ce qui fait sens, ce n’est pas tellement d’être informé,

d’être interrogé ou pris enconsidération, c’est d’être intégré

dans un processus soit de constructiond’une décision, soit de mise en œuvre

d’une décision publique.

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

Du savoir à la saveur. D’une sociologiede la culture à une pragmatique du goûtAntoine HENNION, directeur de recherche au Centre de sociologie de l’innovation, École des mines de Paris

Partons peut-être du mot populaire, qui s’est chargé,au fil du temps, d’une série de connotations ambiva-

lentes, un peu pesantes – mais c’est aussi ce qui en faitl’intérêt. Il y a une opposition fondamentale derrière cesusages divergents, entre une conception substantialisteou, au contraire, attributionniste du mot : soit il y a unpeuple, soit il n’y a que des revendications concurrentesdu terme populaire, faites au nom du peuple, et donctoujours à sa place…

Pour les uns, le « populaire » a bien des traits propres :c’est le bon peuple, en un sens un peu ancien – aussisans doute parce que sa définition posait moins de pro-blèmes dans le passé, c’est celui des régions, des tradi-tions, des milieux et des cultures paysannes et ouvrières.Beaucoup des choses y restent attachées aujourd’hui,souvent dans un rapport aux origines : on est du Berry,d’Alsace, du Béarn… Ce « peuple », celui du « local »aussi, est toujours guetté par le danger de devenir uneétiquette pour touristes, japonais ou américains, parexemple, – mais aussi, pour soi-même, une identité refai-te, sur-assumée. Ce premier sens de « populaire »,basique, reste à la fois important et difficile à analyser, et,d’une certaine façon, tout notre monde moderne tourneautour de lui, le refoule, le déplace, le mondialise…

Mais « populaire » a beaucoup d’autres sens, et d’abordcelui de succès populaire. Un sens qui, à l’inverse, va trèsbien avec la mondialisation, avec les Stones de montemps, avec les derniers rappeurs ou musiques technoaujourd’hui, c’est le sens de popular en anglais – presquel’exact opposé du précédent. Il veut dire que, pour la pre-mière fois – car ici on est dans l’histoire récente, rapide,et non plus dans la longue durée du « populaire » ausens français –, grâce à des médias puissants, grâce à lacirculation électronique de l’information, le même mor-ceau de musique de deux minutes trente peut être diffu-sé à des millions d’individus appartenant à des nationsdifférentes, qui vont s’y retrouver, l’investir, se l’appro-prier. Même si c’est de façon différente selon les pays –il ne s’agit pas de dire qu’on est dans un marché mondialde savonnettes où on serait tous pareils, ni qu’on gobe-rait tout passivement –, il reste que cette seconde accep-tion du terme renvoie à un réseau mondial qui a doté cesproduits culturels d’une capacité à traverser toutes lesfrontières, pour créer une sorte d’unité mondiale, inscri-te sur un socle mêlant de façon très caractéristique tech-nologie et marché.

On comprend que les acteurs culturels, coincés entre desusages allant dans des directions si diamétralementcontraires, et qui se sont eux-mêmes souvent battuscontre une autre définition trop savante de la culture,

liée à l’art, à l’idée de patrimoine universel de l’huma-nité – la « grande » culture –, avec comme seule res-source ce mot « populaire », aient un peu de mal ànaviguer.

La notion de culture populaire dansl’histoire

Ce débat s’est aussi inscrit dans l’histoire. Il renvoie àl’opposition entre maisons de la Culture et MJC, et aussià l’opposition ministérielle entre, d’un côté, le monde dela culture et, de l’autre, le monde de l’éducation. Làaussi, il y a une double définition du « populaire ». Leshistoriens de la culture ont étudié cette conjonction his-torique très forte autour de la notion de culture, enFrance : d’un côté, de Malraux au Parti communiste fran-çais, une définition de la culture par le haut, la qualitéartistique, le patrimoine universel de l’humanité, que,pour des raisons politiques, on essaie de diffuser dans lesmasses, donc vers le bas. Et puis de l’autre côté, unedouble opposition, traditionnelle pour les uns, sponta-néiste pour les autres : d’une part, une définition militan-te, très importante, également liée au Parti communistemais cette fois à sa base, aux militants d’associations,etc., remontant à plus long terme à une tradition anar-cho-syndicaliste, a défendu le populaire, sur une basepas du tout attributionniste mais en quelque sorte réalis-te : « J’ai étudié la goualante, à la fin du XIXe, ou la chan-son française entre 1920 et 1930, et je crois à ce popu-laire-là, et je veux le défendre, militer pour lui redonnersens. » D’autre part, la seconde variante de ce mouve-ment défendant la culture d’en bas, sur le long terme,avec des militants culturels très enracinés, a pris corps enmai 1968., le gauchisme et les mouvements post-soixan-te-huitards renouvelant la vieille tradition anarcho-syndi-caliste, toujours pour s’opposer à une définition de laculture venant d’en haut et destinée à la base, mais surune base différente le spontanéisme : « C’est nous quisommes la culture, et la culture, c’est nous, le peuple. »Partons donc de la culture que les gens ont.

Sortir d’une opposition stérile

La crise des mouvements culturels, qui commence àdurer et que le mot de médiation a, de fait, aidé à met-tre en mots, correspond bien à une sorte d’épuisementsimultané des deux termes de ces belles oppositionstranchées (le bas/le haut). Ce conflit avait un caractèreun peu stérile, tant du côté du refus d’une culture défi-nie par ses objets de valeur éternels ou par son attache-ment au passé de la classe ouvrière, que du côté de laversion spontanéiste qui trouvait aussi ses limites : il ne

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

suffit pas de dire à de jeunes immigrés de se mettreensemble et de faire du théâtre avec leurs mots pourfaire œuvre : l’œuvre, ce n’est pas seulement le problèmede la culture classique ou bourgeoise, c’est celui de ladurée et de la qualité.

Les intervenants en sont arrivés à des questions dugenre : Qu’est-ce qu’on fait ? À quoi ça sert ? Avec qui onle fait ? Comment on le fait ? Tous ces glissements – de« quel est l’objet ? » à « comment fait-on? » – me sem-blent décisifs, positifs ; même si c’est moins facile pour semobiliser. Car c’est bien un certain terrorisme de l’objetqui poussait à ces oppositions, autour des objets cultu-rels et de l’identité populaire, entre ce que j’ai appelésubstantialisme ou attributionnisme. Ou bien le populai-re existe et il faut le défendre, ou bien c’est la culture uni-verselle qu’il faut rendre populaire.

Au contraire, lorsqu’on se demande de façon pratiquenon pas ce que sont en soi les objets ou le populaire,mais comment il faut faire pour faire circuler quelquechose qui prenne sens, onglisse à un autre modèle,plus pragmatique, et c’estcelui que je voudrais pré-senter, en m’appuyantmaintenant sur la sociolo-gie du goût. On peut retracer son parcours, assez prochede celui que je viens de décrire au niveau des acteurs cul-turels.

La sociologie n’est pas à l’extérieur de ce problème de laculture, qu’elle a aidé à formuler et affronté elle-mêmedans des termes très forts, violents même à certainsmoments, en particulier la sociologie que le nom deBourdieu a incarnée, dans sa critique de l’idée d’autono-mie de l’art. S’opposant au modèle de la culture cultivée,la sociologie critique a de façon systématique ramené surle devant de la scène – par les statistiques, par la mesu-re de l’ordinaire, du quotidien, par l’intérêt aux moyen-nes, par le regard porté sur les choses ordinaires, les pra-tiques et les façons de faire – les objets populaires, etdéfendu une définition quasi ethnologique de la culture,pour l’opposer à toute définition purement culturelle.

Mais elle a fait plus que ça : armée de ce savoir ethnolo-gique, fondé en partie sur une réhabilitation du populai-re, elle a aussi durablement installé un modèle de rap-port aux objets comme croyance, pour en faire une théo-rie de la culture comme pur jeu de différenciation autourd’enjeux (il-lusio) arbitraires. Or cette théorie de la cultu-re comme croyance généralisée, qui aboutit à unedénonciation générale du travail de médiation culturelle,est vite devenue la doxa des acteurs culturels, prêts àendosser la culpabilité de leur rôle (ne suis-je pas en réali-té un agent de la domination?) : paradoxe, ce sont lesacteurs de leur transmission qui étaient amenés à pensercomme arbitraires les objets culturels, à se dire que ceux-ci ne comptent pas vraiment.

Cette posture critique est aussi devenue une évidence,allant de soi, en sociologie. Faire de la sociologie mainte-

nant, pour un étudiant de vingt-cinq ans, cela consisted’abord à dire : « Attention, les gens croient que ce sontdes objets, mais moi je sais qu’il faut que je recule macaméra d’un cran et que je montre comment en réalitéce sont les prêtres, les institutions, les fidèles eux-mêmesqui (se) font croire à ces objets. » Le modèle est puissant,il dénaturalise notre rapport aux choses, mais en mêmetemps, comme tout modèle dénonciateur – la critiques’appuie sur ce qu’elle critique –, il renforce l’objet.Quand on dénonce l’objet, on lui redonne aussi, négati-vement, cette part de sacré que Bourdieu dénonçait sisouvent.

Désacraliser l’objet

Je me suis beaucoup servi du cas de la musique pourrevenir sur cette évidence critique, née sur l’évidencedétruite de l’objet. On comprend ce qui s’est passé enpartant des arts visuels. Soit un tableau accroché au mur :« Voilà, c’est le tableau qui est beau, et l’histoire de l’art,

l’esthétique, la philosophiedisent pourquoi c’estbeau. » En face, le public,ceux qui regardent restentdans l’ombre. Le sociolo-gue, c’est celui qui, au lieu

de regarder le tableau, regarde les gens qui regardent letableau. Il voit la salle, il mesure qui vient, qui a accès àces lieux – et ce n’est pas tout le monde. La sociologiemontre – à juste titre – que l’accès à la culture est inégal.

Mais elle maintient ainsi une conception fixe, donnée del’objet culturel ; il est déjà là ; que vous le rationalisiez enmontrant à quel point cet objet est puissant, et que toutl’effet qu’il a sur nous vient de lui, ou que vous retour-niez votre caméra et que vous disiez que l’objet n’estrien, que ce sont nos mécanismes collectifs – l’affiche àl’entrée indiquant « musée », le billet que vous payez,votre éducation, les signaux que vous voulez envoyer survotre identité, que c’est tout cela qui construit votrecroyance en cet objet –, dans les deux cas, tout-puissantou pure illusion, l’objet lui-même reste hors de l’analyse,et il ne fait rien.

La musique est un bon exemple pour revenir sur ce sta-tut de l’objet. Dans une salle de concert de rock ou demusique classique, chacun sait que l’objet n’est pas là,donné, exhibé, qu’il faut en effet le faire, se mettreensemble pour que surgisse la musique, non pas dans lespartitions ou les doigts des instrumentistes, mais à partirde ces médiateurs – et que le public est l’un de ces sup-ports indispensables de l’événement musical. La musiquen’est pas un art intéressant pour la sociologie critique,elle défait tout le suspense critique de sa dénonciationqu’elle transforme en évidence ! La musique, ce n’est pasles notes ; il faut une scène, il faut des instruments, il fautcette ambiance collective qui fait dire aux musiciens quesi vous jouez dans une salle vide, vous ne jouez pas, lamusique n’est pas là.

L’objet n’est pas cette chose qu’il faut soit accepter, soit

Ou bien le populaire existe et il faut le défendre, ou bien c’est la culture

universelle qu’il faut rendre populaire.

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

refuser (substantialisme/attributionnisme), il est cet arrêt,cette chose sur laquelle on bute, avec lequel on fait ounon quelque chose. C’est la définition la plus élémentai-re de ce qu’est une bonne ambiance de concert. Je parlede musique, mais au théâtre, c’est exactement pareil, iln’y a pas d’objets du théâtre ; un acteur qui dirait :« Nous avons Corneille, il y a le texte, je suis juste untuyau qui va déverser la vérité de Corneille sur vous », neserait pas un bon acteur ; le texte, la parole ne sont pasdes objets, mais le départ d’un événement collectif.

La sociologie du goût

C’est sur cette définition pragmatique – je vais expliquerce mot un peu grandilo-quent – que je me suisappuyé pour développerune autre sociologie dugoût. La pragmatique,comme philosophie, a tou-jours suscité une saintehorreur dans l’Universitéfrançaise. C’est une espècede fascination négative,d’envers de tous les systè-mes à la française, du posi-tivisme et du structuralismeà la théorie critique, quidure depuis longtemps : Durkheim, qui a fait à laSorbonne des leçons sur James, le grand pragmatisteaméricain, disait que si le pragmatisme gagnait enFrance, la République s’effondrait !

Le pragmatisme, c’est une inversion des effets et descauses. Ce n’est pas dire que les choses, les phénomè-nes, ont des effets, mais que les phénomènes sont leurseffets, il n’y a que des effets. Les choses ne sont pas cequ’elles sont, mais ce qu’elles font. C’est à travers ceseffets que nous entrons nous-mêmes dans les objets.

L’approche a en particulier des conséquences infinies surle goût. Au lieu d’aller chercher dans de grandes causesou structures les déterminations systématiques d’un goûtpour des objets pris pour des donnés, on se penche surla façon dont les gens rendent actifs ces objets, leur fontfaire quelque chose, se les font aimer… Ce n’est pas tantqu’ils aient un goût, c’est plutôt le goût qui les « a », quiles prend. Aucun amateur ne renvoie à cette oscillationentre croyants et non-croyants que voient les sociolo-gues, « tout est dans l’objet » ou « l’objet n’est rien ».Les amateurs sont dans le même bateau que les sociolo-gues : ils se demandent ce que sont les objets, ce qu’ilfaut pour qu’ils aient un sens ou un effet pour eux, d’oùvient leur attrait. Ils mêlent des causes hétérogènes, ycompris d’ailleurs une sociologie pratique : c’est ma jeu-nesse que je revis, ma famille qui m’a fait aimer cela,mon milieu qui me fait trouver cela intéressant.

Avec des méthodes légèrement différentes, ils essaienteux aussi de comprendre ce qui fait leur goût. Le goût estexpérience, les objets résistent, des durées et des liens setissent peu à peu. Tous les amateurs savent que les goûts

sont relatifs, dépendent des classes sociales, de l’histoire,qu’ils se nourrissent d’une bonne part de rites sociaux.C’est devenu un common knowledge, et cela conduit àune situation bizarre, par rapport au sociologue ; d’uncôté, ce savoir des acteurs vient en partie de la théoriecritique, elle a apporté une nouvelle définition du goût,comme collectif qui se met lui-même en forme ; de l’au-tre, elle a ajouté à cet apport une deuxième opération –et c’est celle-ci que je critique. Le sociologue vient arra-cher aux amateurs ce collectif et le transforme en un« social » abstrait, il en fait non plus l’un des éléments dutravail pragmatique des amateurs, mais la raison cachéede leur comportement, révélée par le sociologue malgréleur résistance : « Vous, vous ignorez ce que vous faites

quand vous faites des cho-ses ensemble, et moi, encombattant au passage lescauses rivales des esthètes,des psychologues, desartistes, je vais vous donnerla vraie cause de votregoût. »

C’est cette deuxième opé-ration, à la fois scientiste etcritique, sur laquelle uneconception pragmatiste, etnon plus critique, permet

de revenir, en faisant une autre hypothèse centrale,méthodologique cette fois, c’est qu’il faut reconnaître lacompétence des acteurs eux-mêmes.

Apprendre des acteurs

Les acteurs ne sont pas des pions ignorant ce qu’ils font.Ils sont réflexifs, ils ne cessent de se demander ce qu’ilsfont avec des choses – c’est là presque une définition dugoût.

Le goût n’est pas une propriété des choses, le vin n’ « a »pas de goût, au sens d’un propriétaire. Les chimistes pen-sent le vin ainsi, ils travaillent sur l’objet-vin, la choseidentifiée chimiquement dans un tube, non sur le goût« du » vin, celui qu’il a pour nous, celui que nous avonspour lui. L’exemple du vin est suggestif, car on y voit bienà la fois le rôle des disciplines trouvant diverses causes,isolant des facteurs – dans l’œnologie, ou dans l’esthé-tique pour les tableaux ou, au contraire, dans les diffé-rences culturelles et les mécanismes d’élection des signesarbitraires de la distinction –, et le travail des amateursreprenant ces causes pour renouveler leur goût, allerdans d’autres directions, développer individuellement etcollectivement de nouveaux objets.

D’où un autre glissement, pour dépasser le seul domainede l’art et de la culture cultivée dans lequel, même pourdénoncer le non-accès à cette culture, reste cantonnée lasociologie de la culture, et pour s’intéresser à l’ensemblede nos attachements. Ils incluent les objets de la culturecultivée, mais des appareillages variés fonctionnent defaçon analogue pour le sport, le vin, la cuisine, les hob-

Au lieu d’aller chercher dans de grandescauses ou structures les déterminations

systématiques d’un goût pour des objetspris pour des donnés, on se penche sur

la façon dont les gens rendent actifs cesobjets, leur font faire quelque chose, seles font aimer… Ce n’est pas tant qu’ilsaient un goût, c’est plutôt le goût qui

les « a », qui les prend.

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

bies, les pratiques ordinaires.

Il s’agit de revaloriser les grands amateurs, non pas en unsens élitiste ou prestigieux – ils peuvent être de grandsjoueurs de pétanque dans le Midi, des pêcheurs à la lignedu dimanche qui développent un savoir invraisemblablesur les poissons… Voilà des acteurs situés, pragmatiques,liés par leur activité aux choses, et aux choses par leuractivité ; et ils en connaissent, des choses, sur l’at-mosphère, sur la pluviosité, sur les rayons du soleil rasantqui vont faire que peut-être la mouche va donner : tousces acteurs, qui, en mobilisant à chaque fois leur corps,des outils, des situations, tous ces savoirs-là, et l’insertiondans le moment, et l’appui sur un collectif qui leur adonné les règles du jeu, construisent peu à peu ensem-ble une liaison forte à un objet qui est fait en mêmetemps qu’ils le font. Voilà une définition pragmatique dugoût !

D’un côté, on perd le domaine clos de la culture cultivéeopposée à la culture populaire, sur lequel travaille lasociologie de l’art. Mais de l’autre, on peut réhabiliter cesgrands pratiquants, et régler la focale sur eux, ce qui per-met aussi de restreindre un peu le domaine, en nousintéressant aux grands amateurs – un peu comme à unhyper-public, comme diraient les publicitaires – pourqu’ils nous aident à comprendre les formes et les moda-

lités de nos attachements.

Du savoir à la saveur

Lien, liaison, relation… Dans cette approche pragma-tique, on est en permanence renvoyé à une théorie desattachements : qu’est-ce qui nous attache aux choses,aux autres, à nous-mêmes comme corps? Le goût, celuiqui nous tient et non celui qu’on aurait comme une pro-priété, c’est se donner les moyens de sentir cela, ce quine va pas de soi. Ni le vin, ni le café, ni l’opéra ne s’ai-ment comme cela, sans un travail d’attachement croisé.Il faut s’y faire, et le faire nôtre, cet objet qui se dérobeou qui repousse d’abord. Ce modèle pragmatique etréflexif du goût consiste bien, selon la leçon des ethno-méthodologues, à prendre les acteurs, c’est-à-dire ceuxqui se coltinent en effet avec les objets, pour des profes-seurs de sociologie appliquée, apprenant le monde à tra-vers cette vie pragmatique.

Le sociologue fait alors un autre travail, d’accompagne-

ment – c’est le sens du mot méthode –, qui consiste àmettre cela en forme, à dire ce qu’ils font, à sa façon ;non pas contre les amateurs, pour dénoncer leur illusionet montrer le véritable fondement, social, de leur activi-té, mais avec eux, dans le prolongement de cette espècede science pratique qu’ont les acteurs pour s’attacheraux choses. Prenons-les comme modèles, comme profes-seurs du goût.

Comment, à partir de ces reformulations de la questiondu goût, revenir pour conclure au problème initial del’opposition entre la culture savante et la culture popu-laire ? La question demeure : cette théorie des attache-ments ne gomme pas du tout la domination, l’exclusionsociale ; cet aspect, la construction sociale de genres dis-tinctifs ou, au contraire, d’objets communs, fait partieintégrante des problèmes que les acteurs traitent eux-mêmes. En particulier, la construction de l’art commeobjet autonome est un produit historique, comme l’est legoût « classique ».

J’ai écrit avec Joël-Marie Fauquet, un musicologue, unlivre sur Bach au XIXe siècle – et non pas sur Bach en sontemps – pour cette raison. Car le XIXe siècle, c’est le siè-cle qui « fait » Bach, en transformant à la fois la musiqueet notre façon de l’écouter : c’est le siècle qui travaille lescorps et les collectifs des musiciens, qui invente le grandamateur, qui développe ce goût de l’ascèse s’opposantau plaisir bourgeois, mondain de l’opéra ; et c’est lui quitransforme la musique, enjeu jusque-là soit mondain etlocal, d’accompagnement du quotidien – festif, social,politique –, soit religieux, d’élévation des âmes vers Dieu,en un enjeu capital en lui-même. Dire que, dans lamusique, il peut y avoir un enjeu absolument vital, essen-tiel à l’humain, c’était une nouveauté complète – merciBeethoven ! Et ce sont les amateurs du XIXe siècle qui ontinventé ce modèle, et donc construit quelque chose.

Il ne s’agit donc pas seulement de critiquer cette défini-tion propre, absolue, de l’objet d’art, comme s’il n’avaitpas été produit, mais de la montrer à l’œuvre. Car cettedéfinition différentielle, sélective, se fait aussi en écartantd’autres définitions : en particulier celle des arts populai-res, qui vient de là, comme étant, par contraste, une sim-ple expression à la fois collective et corporelle de soi – lecorps et le collectif, ce sont précisément les deux refou-lés sur lesquels s’est construite la définition de l’artcomme objet autonome. Nous retrouvons les débats surla définition de la culture, comme tenant avant tout soitaux objets, soit au corps, au collectif ou à l’expression desoi. Mais désormais, nous sommes en mesure de faire deces questions non pas les positions rivales de disciplinesconcurrentes, mais la production réelle d’évolutions his-toriques, à travers le travail de collectifs d’amateursœuvrant à créer des définitions contrastées de l’art, de laculture ou du goût.

La méthode permet surtout de relativiser l’opposition.Refouler le corps ou le collectif ne veut pas dire que ceséléments sont absents du classique, bien au contraire,mais qu’ils y sont la cible d’une discipline, d’une sorted’ascèse, qui fait partie de ce goût. Et inversement, du

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

côté du populaire, dans ces activités comme la pétanquedont je parlais tout à l’heure, ou la pêche, il serait troprapide de réduire les enjeux à des rites et à de la sociabi-lité : si tout cela fonctionne en effet beaucoup à la« tchatche », à la parole, c’est autour de l’apprivoise-ment élaboré d’un objet.

Sur le plan pédagogique, enfin, le point n’est pas sansconséquences tout à fait pratiques. Si l’on conçoit lespratiques culturelles, au sens large, comme différentesmanières de combiner, de maîtriser, de façonner le corps,le collectif, les objets – et non comme un choix absolufait entre ces éléments –, la division entre art savant etcultures populaires cède la place à un continuum, per-mettant de nombreux passages. Cette division commen-ce par faire abstraction de ce travail sur les corps et lescollectifs, et c’est de là que, en nous appuyant là aussisur les façons de faire des acteurs eux-mêmes, il est pos-sible de concevoir différemment la pédagogie.

Au lieu de chercher à mettre en œuvre un grand sloganpériodique du ministère de la Culture sur la démocratisa-tion de l’art ou la valorisation des arts populaires, si onpartait d’une classe réelle, avec un professeur face à sespotaches : comment fait-il, ce modeste médiateur de laculture en situation, avec les contraintes qu’il a devantlui, avec son corps, avec les enfants, avec les objets ?Comment leur apprend-il la musique? Sûrement pas enfaisant l’hypothèse que tout est dans l’objet, et qu’il n’ya qu’à le diffuser ! Un professeur sait qu’il doit intéresser– autre mot parfait pour dire tout cela, intéresser, c’est« être entre ». Et en effet, pour lui la musique n’est pasun objet, c’est un son, quelque chanson reconnueensemble, un instrument qui plaît, un clavier qui intrigue.Le professeur part de la classe, il part de son corps aussi,il y a un charisme, un érotisme du corps qui attire l’inté-rêt des enfants – même si c’est pour s’en moquer – lepremier mouvement de la pédagogie passe par le char-me, la séduction. Et autour, c’est encore le collectif de laclasse qui s’anime, résiste, cède. La musique n’est pasau-dessus de ces médiations, c’est de tous ces élémentsque, peu à peu, elle surgit, par petits décalages.

Dans une classe de jeunes enfants, tout à la fois, les élè-ves chahutent, s’occupent de la tête du prof et se disent :« Tiens, ce son est amusant, tiens, j’entends cette mélo-die de Mozart que je n’avais pas entendue dans le pre-mier cours, mais cette fois-ci je fais attention à la mélo-die, je la chante, elle devient une partie de mon corps, jem’y intéresse. » On est très loin de la musique avec ungrand M; petit à petit, on a des mécanismes de produc-tion de collectifs, de production de corps, d’objets, aux-quels on se rend sensible : c’est le travail de base qui per-met de s’attacher à des choses et de les faire nôtres.C’est un travail, ce n’est pas une simple reconnaissance,les choses ne sont pas des signes – ou bien elles sontmiennes et je les reconnais, ou bien elles ne sont pasmiennes et elles me sont imposées. Cette pédagogie dela culture que, dans les faits, les médiateurs culturels, lesprofesseurs, les gens des milieux associatifs mettent enœuvre, depuis toujours, et encore plus ces vingt derniè-

res années, depuis que l’on est revenu des grandes certi-tudes sur la culture avec un grand C, ou de la confiancebéate en une culture de base spontanéiste, cela revienttoujours à trouver des dispositifs, des choses intermédiai-res, qui « font faire », avec nos corps, nos collectifs etnos objets.

« Vous aimez que ce que vous êtes », c’était le message– vrai, mais réduisant à une dimension externe et déter-minante ce qui est un des supports du travail collectif desamateurs sur eux-mêmes. « Vous allez être stupéfait parla beauté des objets eux-mêmes », laissez-vous faire, ceserait la tentation inverse de l’amoureux d’un art, quipense que leur charme agit seul. Mais si l’on ignore toutd’un objet, on ne le voit pas, on ne le sent pas s’il y n’apas de médiation. La pragmatique du goût, que les pro-fesseurs appliquent depuis toujours, en situation, face àleurs élèves, consiste au contraire à jouer, à faire jouertout cela, grâce à la présence des objets, qui arrêtent, quiattirent, qui se dérobent. Le médiateur joue en perma-nence sur leurs effets, qui font osciller entre la reconnais-sance de choses que l’on connaît et la surprise. La prag-matique, c’est donc aussi massivement le retour desobjets – non pas des objets fixes, donnés, imposés – maisdes objets mystérieux qui font arrêt et qui nous transfor-ment : qu’est d’autre la culture? n

Pour prolonger la réflexion :

• FAUQUET (J.-M.), HENNION (A.), La Grandeur de Bach.L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Fayard,2000.

• GOMART (É.), HENNION (A.), MAISONNEUVE (S.),Figures de l’amateur. Formes, objets et pratiques de l’a-mour de la musique aujourd’hui, La Documentationfrançaise, 2000.

• DONNAT (O.), TOLILA (P.), « Ce que ne disent pas leschiffres… Vers une pragmatique du goût », Le(s)Public(s) de la culture, Éditions de Sciences Po, 2003.

• HENNION (A.), « Une sociologie des attachements.D’une sociologie de la culture à une pragmatique del’amateur », Sociétés 85, 2004/3 ; « Les pratiques musi-cales », A. Petiau éd., 2004.

• HENNION (A.), La Passion musicale. Une sociologie dela médiation, Paris, Métailié, 1993.

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Au début, on voulait faire du théâ-tre comme autrefois, aller jouer

de village en village, mais en appelantles communes une par une au télé-phone, on s’est rendu compte quec’était trop compliqué à mettre enœuvre. Ensuite, nous avons réponduà un appel pour un projet de résiden-ce de trois mois dans un village sur lethème : « Paysage, environnement,identités » et on a été pris.

Avant d’y aller, on se représentait levillage avec l’église au milieu et lesmaisons tout autour, mais en fait c’é-tait une commune de 80 habitants,répartis dans la montagne en huithameaux. La particularité de ce terri-toire faisait que rassembler les gensétait un peu difficile, d’un hameau onne voyait même pas l’autre. Pourcommencer, on a surtout monté destextes d’autres auteurs, ouvert unatelier tous publics, adultes et enfantsmélangés, et les spectacles se fai-saient entre les hameaux. Le textequ'on devait écrire pendant la rési-dence a été très long à rédiger, car onne trouvait pas ce qui faisait le lienentre les habitants : il n’y avait pasd’harmonie municipale, d’histoireparticulière, de légendes, rien, c’étaitun lieu de passage. Mais en écoutantles gens, on a appris qu’il y avait eudes inondations en 1993, fait inima-ginable en pleine montagne…Comme il n’y avait pas de texte surles inondations dans la Drôme, on ena fait un. Et on a constitué une énor-me mémoire et cela a duré un an.

Dans la Drôme, on était vingt, et pourne pas faire peur, j’y suis allée en

éclaireur avec seulement deux outrois personnes pour montrer qu’onétait gentils. Des gens nousaccueillent une semaine, puis nousdisent : « On veut bien que vous res-tiez parce que vous ne vous droguezpas. » On n’amène pas nos acteursaux cheveux longs tout de suite, onles amène plus tard ! Dans un de nosprojets, on a voulu nous faire résiderdans un atelier d’artistes, au centredu village. On a refusé car, dans cette« zone artistique », on était encoreplus à l’écart des habitants et du villa-ge. Pourquoi être habitants d’adop-tion ? Parce qu’on préfère habiterchez les gens, qui se demandent cequ'on va écrire sur eux. Quand ons’entend bien avec eux, on leur dit :« Je vais vous suivre toute la jour-née », et on les suit quand ils vontacheter du pain, chercher une bon-bonne de gaz, et s’ils ont des chèvres,on va garder les chèvres, on fait desfromages, et comme on ne sait pasfaire, ça les fait beaucoup rire. Celanous a valu quelques réflexions amu-santes dans certains centres drama-tiques nationaux : « Ah, vous faitescomme les maoïstes, vous allez tra-vailler avec les ouvriers ! » – vousvoyez, ce n’est pas gagné.

Voilà comment on a commencé à tra-vailler sur les territoires avec les habi-tants, sans non plus trop se fixer surles frontières géographiques. Celadit, la géographie est une contrainteintéressante. Ensuite, j’ai reçu descommandes assez marrantes, parexemple : « Voulez-vous écrire sur laremise en culture d’un étang piscico-le ? » Mais comment réaliser ces pro-jets ? Ça ne suffit pas de prendre unecarte, de sonner aux portes et dedire : « Je suis témoin de Jéhovah »,comme on a pu le faire parfois. Ontrouve un moyen : celui d’habiterchez les gens, c’est la condition sinequa non. Parfois quand on arrive, ilsnous disent que personne ne veutnous accueillir. On répond : « Ce n’estpas grave, on va aller sonner aux por-tes et si personne ne veut nousaccueillir, on s’en ira. » Et il y a tou-jours quelqu’un qui nous accueille.

Au bout d’un moment, on s’estrendu compte qu'on était complète-ment schizophrènes. D'un côté, onmontait des textes contemporainsdans les théâtres, et de l’autre onarpentait les villages. Les profession-nels, les gens qui travaillent avec

nous pensaient qu’on menait deuxtravails différents. Si on allait enAuvergne, c’est qu’on était des ratésde Rhône-Alpes – et ils appelaient àla DRAC pour se renseigner. D'autrespensaient qu’on se cachait pour fairele clown en milieu rural parce quepersonne ne pouvait venir nous voir,alors que le jour et l'heure de nosreprésentations étaient parfaitementconnus, mais c’est vrai que les lieuxétaient difficiles d’accès : il faut pren-dre une carte et vraiment vouloirvenir. n

Le théâtre CraieLe théâtre Craie est une associationloi 1901, fondée en 1996 par ClaireRengade, qui intervient en Lorraine,dans la Drôme et dans le Rhône. Lacompagnie met en scène les textesde Claire Rengade ainsi que ceuxd’autres auteurs contemporains. « Lethéâtre Craie c’est écrire et jouer desspectacles au quotidien. C’est habiterle paysage en habitant chez vous. »

En effet, la compagnie développe untravail d’écriture et de création à par-tir d’un vécu commun avec les habi-tants d’une commune ou d’un terri-toire. Les spectacles créés à partir destextes de Claire Rengade naissent dece contact direct avec des gens qui lesaccueillent chez eux, et de ces espa-ces où la compagnie s’installe pen-dant un temps. Du théâtre in situ paret pour le lieu.

En 2003-2004, les résidences d’écri-tures et de création de la compagnieont donné naissance à quatre specta-cles, autour d’un projet général demise en scène de la parole :Inaugurations de jardins, à Bruville etVille-sur-Yron, de janvier à juin 2004 ;Les Caprines, à Vesc (Drôme) denovembre 2003 à avril 2004 ;Emmagasinages, à Saint-Priest(Rhône) de février à mai 2000 ; Tempsde Lindre, autour de l’étang deLindre, en Moselle de juin 2003 à juin2005.

Claire Renagade a publié aux éditionsComp’Act (www.editionscompact.com) :C’est comme Flash Gordon au début. n

CoordonnéesThéâtre Craie

5, rue de Belfort – 69004 [email protected]

EX P É R I E N C E A R T I S T I Q U EFaire parler le territoireClaire RENGADE, écrivain, comédienne, fondatrice de la Compagnie du théâtre Craie (Lyon)

Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

Claire Rengade lit son texte Nous, c’est juste des jeux, la Chartreuse, 16 juillet 2004

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

Le public du Festival d’Avignon : réalité ouillusion d’une démocratisation culturelle ?Emmanuel ETHIS, professeur des universités, sociologue de la culture au laboratoire Culture et communication de l’u-niversité d’Avignon et des Pays de Vaucluse

Nous sommes une équipe installée à l’universitéd’Avignon qui travaille depuis une dizaine d’années

sur les publics du festival. Nous avons tenté, avec Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas, d’étudier localement lespratiques culturelles très diverses des populations avec deseffets assez inattendus.

Le Festival d’Avignon s’est défini au départ par le projet deVilar qui consistait « à éduquer un public aux grandesidées contemporaines portées par les textes mis enscène ». C’est son ambition quand il implante le Festival àAvignon, ce qui impliquait de toucher un public de provin-ce, compte tenu de la réputation qu’il a acquise avec leTNP et de l’apparent élargissement des publics qui s’enétait suivi (cet élargissement a essentiellement porté surdes classes d’âge plutôt que sur des classes sociales).

L’avantage du projet de Vilar, c’est d’être un projet décla-ré : il essaie de rassembler dans les travées de la commu-nion dramatique le petit boutiquier, le haut magistrat,l’ouvrier, l’agent de change,le facteur des pauvres, leprofesseur agrégé. Ce quenous avons essayé de faire,c’est de mesurer la réalitéde ce projet déclaré.

L’idée même d’installer lesgrands textes contempo-rains dans un grand lieupatrimonial – le palais desPapes –, situé aussi sur unitinéraire touristique, a posébeaucoup de problèmes.

Très vite, le Festivald’Avignon va façonner unecertaine idéologie (devenue mythologie) du théâtre popu-laire jusqu’en 1967, date à laquelle est menée par JanineLarrue une première enquête du CNRS qui va montrer – etc’est ce que croira Jean Vilar – que son projet n’a pas vrai-ment abouti. En 1967, on décompte 2 % d’ouvriers etd’employés dans le public et Vilar pense que c’est unéchec, dont il tente de se justifier quand il introduit lecompte rendu de Janine Larrue et qu’il écrit : « Il y a uneombre à tout le tableau, on a fait beaucoup de chosespendant vingt-deux ans pour compenser tout cela, maison arrive à ces 2 % d’employés et d’ouvriers. » L’annéesuivante, c’est mai 1968, mouvement qui va annuler leFestival de Cannes mais pas celui d’Avignon, puisquecelui-ci se poursuit riche de beaucoup d’initiatives. Engénéral, on situe dans ces années 68 l’élaboration du pro-jet politique du Off à Avignon, festival qui s’est installédans la ville hors du palais des Papes. Il est certain que l’oncommence à réfléchir à cela, et on voit se construire touteune série d’idéologies autour du public. Nous qui sommesconfrontés à la mesure de ce qu’est un public ou auxmoyens qu’on a pour mesurer le public, nous sommes for-cément aussi confrontés à toutes les représentations quicirculent.

Elles ne sont plus les mêmes aujourd’hui, mais voyons cequ’on disait dans la presse, en 1968, à la suite de l’en-quête rendue publique de Janine Larrue : « Avignon estun festival bourgeois mais le moins bourgeois des festi-vals » ; « on insiste sur le 2 % d’ouvriers, mais on évitede voir que seulement 2 % des patrons fréquentent leFestival ». Et encore : « Avignon ne saurait être uneenclave féerique où s’aboliraient le pouvoir et l’argent,impensable que Vilar-Prospero à lui seul ait réalisé le typede société qu’un mouvement de masse sans précédent,des jours de barricade et des millions de grévistes n’ontpas encore, à cette date, réussi à instaurer. » Or, ceci estune illusion statistique car on sait bien que 2 % d’ou-vriers et d’employés, c’est énorme. Et quand on mesuremaintenant le public du Festival d’Avignon, on décomp-te à peu près 7 % d’ouvriers et d’employés. Il n’y a pasun lieu théâtral en France qui puisse prétendre à ceniveau de représentation statistique de ces classes socia-les-là, ce qui pose de véritables questions sur la réussite,

ou non, du Festivald’Avignon. Aussi, en décla-rant cela, je prétends queVilar se trompait : il a réus-si, mais l’illusion statistiqueà laquelle il était renvoyélui a fait penser qu’il avaitéchoué. La construction dumythe du Festivald’Avignon s’est faite dansle temps, et les gens vien-nent toujours à Avignon, etl’on rediscute chaqueannée de savoir si le théâ-tre est populaire ou non.Mais, en réalité, ce qu’on

doit mesurer, c’est la manière dont Avignon crée un cer-tain nombre de pratiques, de pratiquants, et génère unerelation particulière en matière de festival. Avignon estune offre théâtrale sans précédent et sans équivalent enFrance.

Quand nous avons envisagé la réalité statistiqued’Avignon, nous nous sommes rendu compte que lepublic du Festival comptait 40 % de régionaux et delocaux : 40 %, c’est énorme, ça veut dire que le Festivald’Avignon active tous les gens qui sont des amateurs dethéâtre présents ici, et que tous se rendent au festivald’une manière ou d’une autre. Le public vieillit, c’est vrai,mais là aussi c’est une singularité de la pratique duFestival d’Avignon. Le fait d’avoir une manifestationexceptionnelle en France où le public peut vieillir estquelque chose d’extrêmement important : se confron-tent à Avignon, plus que nulle part ailleurs, toutes lesgénérations de publics. Elles se côtoient, et c’est précisé-ment cette rencontre-là que viennent chercher les spec-tateurs d’Avignon. C’est un fait dont on ne rend pasassez compte et qui, pourtant, est ce qui singularise leplus le Festival d’Avignon et son public. n

Très vite, le Festival d’Avignon vafaçonner une certaine idéologie

(devenue mythologie)du théâtre populaire jusqu’en 1967,

date à laquelle est menée par JanineLarrue une première enquête du CNRSqui va montrer – et c’est ce que croira

Jean Vilar – que son projet n’a pasvraiment abouti.

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Culture populaire / culture savante : impasses et perspectives

EX P É R I E N C E S A R T I S T I Q U E S

Les HivernalesCentre de développement chorégraphique (Avignon)

Les Hivernales d’Avignon, festival de danse contem-poraine, sont nées en 1979 d’une semaine de

danse organisée en plein hiver. Elles se déroulentchaque année au mois de février, durant une semai-ne, dans différents lieux culturels d’Avignon et duVaucluse. La programmation se tisse autour de thè-mes différents chaque année et propose des specta-cles professionnels, des stages de danse, des exposi-tions, des rencontres et un Forum libre danse pour lesjeunes compagnies…

Les Hivernales, devenues Centre de développementchorégraphique, ont des activités toute l'année :cours de danse contemporaine, résidences de créa-tion, formation professionnelle danseur-acteur-chan-teur, stage de Toussaint, « Sur le feu », les « Gradinsdu risque » tremplin pour les jeunes compagnies,« L'été des Hivernales » (programmation In/Off, Pointdanse, Ciné danse)…

Depuis 1995, date où les Hivernales installent leursbureaux et studio à la Manutention, « L’été desHivernales » prend une place de plus en plus impor-

tante pendant le Festival d’Avignon. Sont en effetinvitées des compagnies qui présentent de petitesformes originales et inventives. En 1998, face aux dif-ficultés des compagnies de danse pour s’insérer ausein du In ou du Off, a été créé le « Point danse », unlieu de rencontres, d’informations et d’échanges avecle public mais aussi avec les critiques et les profession-nels.

Les Hivernales sont aussi la tête de réseau de Transdanse Europe, qui comprend huit structures et qui estsoutenu par le programme Culture 2000 de l’Unioneuropéenne. Elles font partie du réseau des six cen-tres de développement chorégraphique (CDC deToulouse, Danse Bourgogne, Danse à Lille, UzèsDanse, Biennale du Val-de-Marne, CDC Avignon) quise réunissent régulièrement pour confronter leursprojets. n

CoordonnéesLa Manutention

4, rue des Escaliers Sainte-Anne, 84000 [email protected]

La GareScène de musiques actuelles (Coustellet)Créée en 1996, l’association AVEC(Animation vauclusienne éducativeet culturelle) s’est installée dans uneancienne gare SNCF mise à disposi-tion par la communauté des com-munes de Coustellet. Au-delà de samission culturelle de scène conven-tionnée SMAC (organisation deconcerts, aide à la création et à lapratique amateur), elle défend aussisa vocation d’animation locale.

Dès lors, la Gare s’investit dans desactions d’animation socioculturellesen direction des jeunes : ateliers decréation, mise en place de forma-tions BAFA « l’enfant et lamusique », ateliers séjours pouradolescents… Elle a aussi mis enplace la Maison de projets, un lieud’information et d’aide aux projetsde jeunes ainsi qu’un Point infor-mation cyber, des hébergements et

des espaces permettant le dévelop-pement d’activités culturelles endirection des jeunes (studio derépétitions, ateliers MAO…).

L’association AVEC est ainsi le ber-ceau de la création du conseildépartemental de la jeunesse pourla structuration d’un réseau d’ac-teurs locaux du Vaucluse destiné àla réflexion et l’organisation d’ac-tions en direction des jeunes.

La Gare se trouve dès lors impliquéedans les réseaux locaux qui tou-chent les jeunes. Du conseil dépar-temental de la jeunesse, auxRencontres des cultures urbaines,elle participe à la dynamique locale.L’association souhaite aujourd’huicréer un lieu de vie, d’échange, d’a-nimation, de pratique artistique etde création afin d’implanter le plus

concrètement possible ses actionsdans le Lubéron.

Elle intervient aussi en tant quecentre de ressources pour l’organi-sation de manifestations culturellesavec le Parc du Lubéron, les mairieset diverses associations.

La Gare organise depuis trois ans lefestival « Gare aux oreilles, festivalinternational de musiques inclassa-bles ». Si elle programme durantl’année une majorité de musiquesactuelles, elle reste ouverte au spec-tacle vivant dans son ensemble. LaGare adhère aussi au réseauFédurok. n

CoordonnéesLa Gare – Scène de musiques

actuelles, Association AVECPlace du Marché, 84660 Coustellet

[email protected]

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

L’identité de l’amateur. De la nocivitédes clichés, même élogieuxMarie-Madeleine MERVANT-ROUX, chargée de recherche au CNRS, a assuré la direction d'une étude collective sur lethéâtre amateur au sein du LARAS (Laboratoire de recherches sur les arts du spectacle), devenu depuis peu l’ARIAS(Atelier de recherches sur l’intermédialité et les arts du spectacle). L’ouvrage, intitulé Du théâtre amateur. Approche his-torique et anthropologique, a été publié en avril 2004 aux éditions du CNRS, dans la collection « Arts du spectacle ».

Au fond, que demande-t-on à unchercheur du CNRS ? On lui

demande une attitude scientifique.Mon institution étant une institutiond’abord scientifique – même si lesdimensions culturelles et politiques nesont pas absentes de la recherche –,nous avions comme premier travail deregarder de près les notions couram-ment utilisées à propos du théâtre desamateurs, de regarder de près lesmots, de faire apparaître les clichés.Ce que nous avons fait. J’ai choisi d’é-voquer aujourd’hui huit clichés, maisil en existe beaucoup plus.

Le théâtre des amateurs nevaut pas qu’on parle de lui

Ce premier cliché : « Le théâtre desamateurs ne vaut pas qu’on parle delui », justifiait l’absence de tout travailsur le sujet. En effet, avant notrerecherche, en 1998, il y avait eu deuxrapports ministériels, dont le grandrapport d’Armand Dreyfus en 1984,et seulement quelques articles. Cettephrase joue avec une question, touterhétorique, de Bertold Brecht qui,entre 1935 et 1941, avait eu le projetd’écrire un livre sur le théâtre desamateurs. Il a rédigé la table desmatières, qui comportait six chro-niques, restées à l’état d’ébauche. Ilincitait vivement les gens à s’intéres-ser à ce théâtre : « Quiconque veutétudier l’art du théâtre et sa fonctionsociale, écrivait-il, fera bien de consi-dérer également les formes variéesque prend le jeu théâtral en dehorsdes grandes institutions, c'est-à-direconsidérer les efforts spontanés,informes et embryonnaires des ama-teurs. » Si l’on en juge par la fin de laphrase, lui non plus n’échappait pasaux idées reçues ! Mais il n’avait pasencore suffisamment travaillé… Jepense qu’à la fin de sa recherche, il

n’aurait pas écrit la même chose. Cars’il y a un théâtre qui n’est pas infor-me, qui est même souvent un peutrop rigide sur ce plan, c’est bien lethéâtre des amateurs… Et pendantlongtemps, les brechtiens n’ont rienou quasiment rien fait pour l’étude dece théâtre, à l’exception toutefois duthéâtre didactique, ou des formesmilitantes d’amateurisme ; cela dit,certains brechtiens actuels ont énor-mément de sympathie pour cetterecherche sur l’amateurisme et pen-sent qu’en effet on ferait bien de pen-ser à lui. Mais le brechtisme histo-rique, en France, a laissé la questionde côté.

Le théâtre amateurappartient au registre duloisir et surtout du loisirindividuel

C’est à cause de ce cliché que j’ailongtemps hésité à inviter des sociolo-gues. Dans les études statistiquesréalisées pour le ministère sur lesamateurismes, le théâtre des ama-teurs a été classé dans la même caté-gorie que les autres pratiques quel’on peut avoir chez soi en amateur, lapeinture, la musique, alors qu’il estune pratique collective et exigeante.On ne peut pas parler de cet amateu-risme-là comme on parle des amateu-rismes individuels. Il ne relèved’ailleurs pas du tout de ce qu’onappelle le loisir. Olivier Donnat a étu-dié les loisirs des amateurs. Or, ceuxqui font du théâtre indiquent sponta-nément comme loisir ce qu’ils font…quand ils ne font pas de théâtre (sou-vent, ils ont une vie associative). Il estassez amusant de constater cettecontradiction de son enquête.Pourquoi est-ce grave de classer lethéâtre en amateur du côté du loisir ?Parce que cela pourrait donner raison

à Denis Guénoun disant, dans un arti-cle de la revue Cassandre, que lanotion d’amateurisme n’a plus devalidité dans le monde d’aujourd’hui :la notion de travail étant en crise,explique-t-il, la notion de loisir, com-plémentaire, serait en crise elle aussi.Mais l’amateurisme dont nous par-lons ne se situe pas exactement dansl’espace du non-travail. Nous avonstrouvé une notion plus intéressante,analysée en particulier par Jean-Claude Milner, la notion d’otium, motlatin qui signifie à peu près « loisir stu-dieux », ce qui n’est pas la mêmechose que « loisir » tout court. Lesamateurs, quand ils vont à une répé-tition, quand ils travaillent pour finirun spectacle, savent bien que ce qu’ilsfont est plutôt de l’ordre de l’otiumque du loisir. Lisez par exemple lesdeux articles de Vincent Siano dansl’ouvrage, vous comprendrez immé-diatement ce que je veux dire.

Le théâtre amateur est unepratique de convivialité oude sociabilitéTroisième cliché, qui est une variantedu deuxième : le théâtre en amateurest une pratique de convivialité, ou desociabilité. Ça a l’air d’être élogieux,c’est très sympathique – beaucoup declichés se présentent comme sympa-thiques. On voudrait d’ailleurs souventque les amateurs soient sympathiques,mais je vois pas du tout pourquoi lesamateurs devraient toujours êtresympathiques ; il y a aussi des ama-teurs conflictuels, des amateurs quine sont pas a priori sympathiques, etc’est très bien comme ça. Qu’est-ceque cela signifie d’affirmer que lethéâtre des amateurs est une pratiquede convivialité ? On veut dire, maissans le dire franchement, que ce n’estpas une pratique esthétique. Ce fai-

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

sant, on omet deux choses : tout d’a-bord, la convivialité est essentielle à lapratique esthétique. Allez voir lesrépétitions des professionnels : ce quicircule de désirs, d’amitié, de senti-ments…, on pourrait appeler cela« convivialité », mais puisqu’il s’agitde professionnels, on change deregistre. On oublie aussi un secondphénomène : dans la mesure où lespratiquants de théâtre en amateurfont du théâtre, ils jouent, et danstoute pratique de jeu, il y a dé-liaisonpar rapport au social. On affecte de seréjouir qu’ils produisent du lien social,de la sociabilité, mais ils produisentaussi de la dé-liaison, et c’est essen-tiel. Dans une troupe amateur, etmême si le spectacle est traditionnel,les acteurs jouent, ils jouent autrechose que ce qu’ils sont, et cela créeaussitôt des effets de distance parrapport à leurs identités sociales, aulieu où ils sont, des effets de dé-liai-son pour eux-mêmes et pour le grou-pe. Dans notre ouvrage, PhilippeIvernel l’analyse très bien à proposdes ateliers du TEP.

Le théâtre amateur est unthéâtre de débutants

Quatrième cliché : le théâtre amateurest un théâtre de débutants. C’est aunom de cette idée qu’on le classe sou-vent avec le théâtre scolaire. Mais lethéâtre amateur est un théâtre adul-te, alors que les scolaires ne saventpas encore s’ils seront professionnelsou amateurs. On pourrait dire qu’ilssont pré-professionnels ou pré-ama-teurs ou, dans la majorité des cas,pré-rien du tout. Qu’est-ce qui secache sous ce cliché de l’innocence,de l’éternelle enfance de l’amateur ?Une conception à la fois linéaire ethiérarchique de la pratique artistique.On est d’abord amateur et puis, si ona du talent, on mûrit et on devientprofessionnel. Bien sûr, c’est vrai danscertains cas. On cite toujours lesgrands exemples et il y en a beau-coup, de Fanny Ardant à JacquesLassalle, en passant par Bernard-Marie Koltès ou Beno Besson, qui aété amateur longtemps. Oui, beau-coup de grands artistes ont été ama-teurs, mais pas tous, et on ne peutpas se fonder sur des exceptions pour

légitimer cette construction théoriquelinéaire. On oublie alors que les prati-quants – ils sont l’immense majorité –qui ne deviennent pas professionnelspeuvent devenir des amateurs adul-tes, cultivés, éclairés… Ceux-là, on lesoublie. Mais ils existent.

Le théâtre amateur est unepâle copie du théâtreprofessionnel

Cinquième cliché, peut-être le plusgrave dans ses effets sociaux : le théâ-tre amateur est une pâle copie duthéâtre professionnel. L’histoire etl’anthropologie nous apprennentpourtant que ce n’est pas exact etfont apparaître l’autonomie de ce quiest, depuis des siècles, un autre théâ-tre. Le cliché de la copie médiocre esten effet récent et précisément daté. Àpartir des années 1950, le mot « ama-teur » qui était un substantif, un sub-stantif noble, est devenu un adjectif,un adjectif péjoratif. Au mêmemoment, on commençait à ne plusdire le « théâtre d’amateurs », ce quiétait pourtant une très belle formule –les Suisses n’ont jamais changé leurfaçon de dire, la plus grande fédéra-tion suisse continue à se présentercomme une réunion de théâtres« d’amateurs » (dans la partie suisse-allemande, on dit Volkstheater). EnFrance, le mot est devenu synonymede non-professionnalisme, ce qui estune horreur : une définition par lanégative ; on définit ce théâtre parrapport à un modèle, par opposition àun modèle proposé comme modèleunique. C’est à cette idée de modèleunique que notre ouvrage répond.Elle est très dangereuse socialement :si tout le monde fait la même chose,les uns très bien (les professionnels) etles autres de façon médiocre, maismoins coûteuse (les amateurs), alors ily a soupçon de concurrence. Soyonsplus clairs : il est dangereux de dire,comme on l’entend parfois, qu’unnon-professionnel au chômagedevient, ou peut devenir, un amateur.On ne devient pas un amateurcomme cela ! La pratique amateur estune tout autre pratique, développéedans des marges internes à la viesociale.

Disons-le sans ambages, ce cliché-làse maintient parce qu’il existe de fauxamateurs, qui se font rétribuer…Notre ouvrage veut contribuer à laredéfinition de ce qu’est vraiment l’a-mateurisme, précisément pour quel’on puisse distinguer le vrai et le faux.

L’amateur est au local ceque le professionnel est àl’universel

Sixième cliché, directement en rap-port avec la question du territoire : l’a-mateur est au local ce que le profes-sionnel est à l’universel. La troupelocale, comme on dit, s’occupe dulocal. Le professionnel, lui, s’occupede l’universel. Il y a du vrai dans cetteidée, mais pas tant que cela. J’airécemment eu l’occasion d’observerdeux exemples, très différents, derelation étroite d’un spectacle à unlieu. D’une part, Rouget le braconnier,c’est une sorte de mélodrame qui sejoue dans la Sarthe tous les ans et quise présente vraiment comme un rituelenraciné dans sa région. D’autre part,une réalisation de collègues du CNRS,astrophysiciens à Orsay – il existe destroupes d’amateurs au CNRS,d’ailleurs toujours en sciences exac-tes, jamais en sciences humaines… Latroupe d’Orsay s’appelle laCompagnie du Ciel. Les acteurs ontvu la pièce de Yasmina Réza, TroisVariations de la vie, dont l’action sepasse dans le milieu des astrophysi-ciens. Ils se sont dit : « Ce qu’ellemontre, c’est nous. » Y. Réza avaitinterdit que ses textes soient joués parles amateurs, une interdiction abso-lue. Ils lui ont écrit : « Vous nous avezpris comme modèles pour votre pièce,autorisez-nous à la jouer, etc. », etelle leur a permis de le faire. Je les aivus jouer dans un village de vacancesdu CNRS. On était bien ici aussi dansle « local » : des chercheurs jouantpour des chercheurs. Eh bien, dansces deux cas, la Sarthe et le CNRS, il yavait de l’universel. L’originalité rési-dait dans le battement constant de laproximité, de l’identification anecdo-tique à d’autres identifications, moinsanecdotiques.

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

La régénérescence socialeviendra du théâtre amateur

Septième cliché, très élogieux : larégénérescence sociale viendra duthéâtre amateur. Vieille idée, que cer-tains partagent toujours. Ils se disent :1) il y a une crise du public ; 2) lesamateurs ont un public plus diversifié,plus populaire (certaines enquêtes lemontrent). Ils imaginent qu’à partirdes petits publics des amateurs pour-ra se reconstituer le grand publicpopulaire d’autrefois. Mais on oubliequ’il existe deux types d’espaces. Il y avraiment des géographies théâtralesdifférentes, et il n’y a pas forcément àrêver de synergie. Pourquoi faudrait-iltoujours tout unifier ? Hannah Arendta dit l’importance de l’espace privé, àcôté de l’espace public. On peutapprécier qu’il existe des espaces quine relèvent ni du pur privé, ni dupublic, mais du semi-privé ou dusemi-public, c'est-à-dire des espaces-seuils, des espaces intermédiaires.C’est probablement une des condi-tions du bon fonctionnement de ladémocratie réelle. Ces espaces-là sontaujourd’hui très rares et c’est dans cecontexte que l’amateurisme connaîtun nouveau développement, il lesrecrée, c’est ce qui compte. Cettequestion est en rapport avec la ques-tion des territoires, et aussi avec laquestion que Danielle Bré posait hiersur la société de masse : entre l’indivi-du, seul dans son coin, devant sa télé-vision ou accroché à une autre dro-gue, et la masse, il peut exister cesespaces à taille humaine, qui sontceux du théâtre amateur. Les grandsprofessionnels, notamment AntoineVitez auquel une étude est consacréedans l’ouvrage, reconnaissent parfai-tement leur originalité.

Le théâtre d’amateursserait moins désirant, etdonc moins désirable, quele théâtre desprofessionnels

Huitième cliché, dont nous n’avonspas du tout parlé dans l’ouvrage –c’est l’exposé d’Antoine Hennion quim’encourage à le faire : le théâtre d’a-mateurs serait moins désirant, moins

désirable, que le théâtre des profes-sionnels – vieille idée reçue qui a eupour conséquence sa désertion parles adolescents, les pratiquants poten-tiels les plus jeunes. La chanson, lecinéma, par exemple, seraient plussexy… Dans ses études sur l’amateu-risme musical, Antoine Hennion, utili-se les notions d’attachement, degoût, de passion. Il y a aussi attache-ment, goût et passion dans le théâtredes « amateurs » – terme qui com-porte la racine « aimer », et pas aimerde façon mièvre (la phrase célèbre deCopeau, et l’image austère qui est lasienne, ont conféré à ce mot uneconnotation vocationnelle légère-ment désincarnée). Dans le théâtred’amateurs, la moindre transgressionproduit même un effet décuplé, parcel’interprète n’a pas le statut social decomédien, qui permet au profession-nel de tout jouer impunément.

Les responsables de ces clichés? Je lesénumérerai rapidement (le temps memanque) : naturellement, les grandesinstitutions culturelles – l’ouvrage dePhilippe Urfalino nous a aidés à com-prendre comment le théâtre amateurest resté entre les deux chaises de laCulture et de Jeunesse et Sports,comment s’est faite l’officialisation dela fracture. Plus généralement, la pré-gnance des critères juridiques et éco-nomiques dans la définition des phé-nomènes : on a ainsi défini l’amateurpar le seul fait qu’il ne vit pas de sonactivité. Telle est sa définition officiel-le dans le décret de 1953, elle peuts’expliquer de la façon suivante :après la Seconde Guerre mondiale, lesprofessionnels ont eu besoin de sedéfinir par rapport à quelqu’un d’au-tre, et ensuite la différenciation s’estfixée de façon rigide, les relations sou-ples ont été perdues. Et du côté del’éducation populaire, une conceptionsocioculturelle s’est substituée ausouci esthétique – je vous recomman-de l’étude de Laurent Fleury sur laquestion –, avec l’apparition de lanotion très vague d’animation. Dansles années 1970, on ne savait plus ceque les amateurs étaient. Les scienceshumaines ont également une granderesponsabilité : les historiens du théâ-tre ont oublié les amateurs, les socio-logues n’ont pas bien su saisir cette

réalité, les spécialistes de théâtre,dont je suis, n’ont pas regardé de cecôté-là. Il nous a fallu des raisonsautobiographiques (j’ai moi-mêmeconnu le théâtre par ce théâtre malconnu), des « attachements », pourreprendre le mot d’Antoine Hennion,pour que nous brisions le tabou.Derniers responsables, enfin : les ama-teurs eux-mêmes, qui ont intérioriséles clichés – d’une façon presquemasochiste, dans certains cas.

Que faire maintenant? Travailler àcette question de l’identité de l’ama-teur ? Il s’agit de ne pas aller trop vite.Pour deux raisons, dont la premièreest fondamentale. Roger Odin, uni-versitaire qui a étudié le cinéma d’a-mateurs, dit que « l’indéfinition duterme “amateur” appartient à safonction sociale ». C’est très impor-tant. Si on essaie d’imposer à ungroupe d’amateurs un label, unbadge, de trop l’institutionnaliser, delui donner un statut trop rigide – j’u-tilise des mots que l’on peut entendreen ce moment –, il va se volatiliser, ilira faire de la musique, ou autrechose, il préférera la liberté.Deuxième raison, ce théâtre est entrain de changer : par exemple, latroupe, la compagnie à l’ancienne,disparaît, mais des groupes renaissentà partir des ateliers. Les troupes qui,autrefois, avaient un ancrage territo-rial – municipal, paroissial, d’entrepri-se ou syndical –, donc un ancrage col-lectif, sont plutôt aujourd’hui des« groupes d’amis » ; les choses nais-sent dans le semi-privé plutôt quedans le semi-public, et ce n’est pastout à fait pareil. Les lieux changentaussi. Le répertoire change, on voitbeaucoup de créations de textesécrits par les gens eux-mêmes. Lesrythmes changent… La dimensionéconomique devient très importante,des villages renaissent autour d’unetroupe amateur, par exemple. Il nefaut donc pas trop se presser d’identi-fier le théâtre amateur récent.

Les amateurs ont quelquechose de risible

Enfin, il y a un cliché – je voudrais ter-miner là-dessus – que je trouve le plusbeau de tous, le pire et le plus beau :

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

c’est celui des artisans du Songed’une nuit d’été. Le cliché est signéWilliam Shakespeare, il faut doncfaire attention. Il présente les artisansdu Songe comme des figures assezridicules : ils sont naïfs, gauches, on ritde ces gens-là. Et c’est Shakespearequi les montre ainsi, lui qui venait dece théâtre-là, et qui l’aimait. On peutdire que ces artisans amateurs, c’estlui, traité de rustre tout comme eux(lisez la belle étude de Patricia Parker).Prenons cette image au sérieux. Il esttrès important de dire qu’il y aquelque chose de naïf, de dilettante,de désarmant chez les amateurs. Ilsarrivent à vaincre les critiques par lerire, parce qu’il y a quelque chose de

profond dans ce rire, quelque chosede vraiment tragique, de vraimentcomique aussi. Et j’aimerais bien quela très (trop ?) sérieuse éducationpopulaire sache qu’il faut vraimentrespecter ce non-sérieux des ama-teurs. n

* En dehors des études elles-mêmes,tous les livres et articles cités dansl’exposé figurent dans la bibliographiede l’ouvrage Du théâtre amateur.Approche historique et anthropolo-gique, Marie-Madeleine MERVANT-ROUX (dir.), CNRS Éditions, coll. « Arts duspectacle, histoire, sociétés », avril 2004.

EX P É R I E N C E A R T I S T I Q U E

La Zinneke Parade (Bruxelles)

La Zinneke Parade a vu le jour lors de « Bruxelles,

ville européenne de la culture » en l’an 2000.

Elle en constitue la suite et le prolongement.

Devenue Biennale, elle fait partie à présent du paysa-

ge bruxellois et crée un nouvel espace culturel, urbain

et populaire. Zinneke est un processus en évolution

perpétuelle et permet le développement de l’expres-

sion de la participation de citoyens et d’artistes.

Tous les ans, naît donc une grande parade, une créa-

tion de 4000 participants pour 300000 spectateurs

au centre-ville de Bruxelles.

Elle s'inscrit dans les politiques de revitalisation de la

ville menées par la région de Bruxelles-Capitale. Par

son implantation dans les quartiers et communes,

avec les centres culturels, centres d'expression et de

créativité, théâtres, centres de jeunes, associations,

écoles, comité d'habitants, maisons de quartier, etc.,

elle affirme la dynamique créative des Bruxellois et de

leurs partenaires dans un projet de longue durée.

La Parade est le point fort, mais n'est que le résultat

de tout ce processus qui combine la création artis-

tique contemporaine et la créativité des habitants

d'aujourd'hui.

Opéra de rue, la Zinneke fait appel à tous les métiers

artistiques et artisanaux. Des ateliers, des Zinnodes,

travaillent des mois durant, après une conception de

plus d'un an et demi. Chacun y trouve sa place en

fonction de ses racines, de ses compétences et de ses

aspirations. Et les aides bénévoles sont nombreuses.

Tout est créé, des musiques aux chorégraphies, en

passant par les costumes et les chars.

Projet d'expérimentation artistique et sociale, Zinneke

s'engage dans la réduction des inégalités et veut par-

ticiper au barrage à la haine identitaire, au racisme,

au totalitarisme et à toutes les dérives communau-

taristes. Elle invite à retrouver ce goût d'être ensem-

ble face aux chimères, aux démons de toute nature,

et à s'en libérer. n

CoordonnéesAsbl ZINNEKE vzw,

Centre Anspach/Anspach CenterBd Anspach, 30-36/Anspachlaan, 30-36,

B - 1000 Bruxelles/[email protected] – www.zinneke.org

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

L’identité de l’artiste. « L’art sur la place »ou le brouillage des frontièresVirginie MILLIOT, ethnologue, université Paris X

L’intérêt des objets ethnolo-giques est leur singularité

contextualisée, à partir de laquellenous nous efforçons de compren-dre des questions d’ordre plusgénéral. Je vous proposerai doncde réfléchir aux brouillages defrontières artistiques générés par lapolitique d’action culturelle en partant d’un exemple trèsconcret.

La recherche – réalisée en lien avec le programme inter-ministériel « Culture, ville et dynamiques sociales » avecdeux chercheurs, Évelyne Lasserre et Axel Guioux – a prispour objet « L’art sur la place » : c’est un projet d’actionculturelle initié à Lyon depuis 1997 par le musée d’Artcontemporain. Pour la troisième édition, que nous avonssuivie et analysée, dix-huit plasticiens ont été sélectionnéspour imaginer et réaliser avec différents collectifs unecréation sur la thématique du « territoire ». Pendant dixmois, ils ont œuvré avec des prisonniers, des patients del’hôpital psychiatrique duVinatier, des demandeursd’asile, des femmes encours d’alphabétisation,des ouvriers retraités algé-riens vivant seuls dans desfoyers, des personnes enstage de réinsertion, etc. Lerésultat de ces rencontres afait l’objet d’une exposi-tion, le temps d’un week-end, sur cet espace publicemblématique du centre-ville lyonnais : la placeBellecour. Si « “L’art sur la place” est une entrepriseunique en Europe », comme on peut le lire dans l’édito-rial du catalogue accompagnant l’édition 2003, c’est nonseulement parce qu’il s’agit d’un projet de démocratisa-tion culturelle – visant à recréer un lien entre « art » et« culture visuelle globale » – pensé sur le mode du« faire-avec », mais aussi parce que c’est une expérimen-tation artistique qui se réalise – dans le cadre de la poli-tique de la ville – en lien avec les mondes du travail social.Un double objectif social et artistique est explicitementrevendiqué par les organisateurs de l’événement.

Cette incitation institutionnelle à la création collectivegénère un espace intermédiaire, polysémique et conflic-tuel. C’est un espace complexe, car c’est un jeu à plu-sieurs acteurs, dans lequel chacun a tendance à réinter-préter la finalité de ce qu’il réalise en fonction des intérêtsde son propre monde. Les acteurs jouent ensemble, mais

chacun semble jouer son propre jeu. Ce qui produitnécessairement des conflits et des malentendus. La com-plexité tient également au fait que « L’art sur la place »est un terrain d’expérimentation dans les mondes de l’artcomme dans le monde du travail social. La fabricationsymbolique de ce qui se réalise est dans chacun d’euxpolémique et conflictuelle. Nous nous intéresserons iciplus spécifiquement au point de vue des acteurs desmondes de l’art.

Diversité des postures artistiques sur unespace équivoque

Du point de vue des mondes de l’art, nous pouvons cons-tater une absence totale de consensus. Ce projet estréinterprété de façon complètement différente en fonc-tion des conceptions et des positions artistiques des inter-venants. L’espace leur est généralement inconfortable,car ils sont amenés à réaliser un projet selon des critèresd’appréciation et des contraintes de mondes totalementétrangers. Ils doivent faire avec les exigences des parte-

naires sociaux, les contrain-tes propres à chaquepublic, et réaliser dans untemps donné une formeexposable à laquelle leurnom sera associé. L’espaceleur est généralementinconfortable parce quepersiste une ambiguïté surle rôle qu’on leur demandede jouer : en tant que quoisont-ils convoqués ? Entant qu’artistes, pédago-

gues, éducateurs ? Cet inconfort explique les crispationsobservables de la part de quelques plasticiens qui s’effor-cent de fixer les référents de leur action dans le champdes mondes de l’art par la mise à distance des impératifssociaux – en refusant par exemple les critères d’évalua-tion des opérateurs sociaux ou en rejetant une cultureprofessionnelle du travail social. La question de la recon-naissance est d’autant plus sensible que les artistes ontsouvent le sentiment de risquer leur propre définitiondans le cadre de ces projets. Beaucoup disent : « Si onparticipe trop à ce type de projets, au bout d’un moment,on est étiqueté socioculturel, et on perd une légitimité entant qu’artistes. » Les artistes, qui sont envoyés en mis-sion de reconnaissance des précaires dans les marges dela ville, sont donc eux-mêmes dans une problématique dereconnaissance et de précarité. Ce qui produit parfois desjeux d’identification complexes avec le public et des posi-tionnements ambigus de la part des artistes.

La question de la reconnaissance estd’autant plus sensible que les artistes

ont souvent le sentiment de risquer leurpropre définition dans le cadre de ces

projets. Beaucoup disent : « Si onparticipe trop à ce type de projets, aubout d’un moment, on est étiqueté

socioculturel, et on perd une légitimitéen tant qu’artistes. »

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

Cet inconfort général de l’action culturelle est ici renfor-cé par l’ambivalence propre à « L’art sur la place ». Ceprojet leur permet en effet de travailler en lien avec lesinstitutions d’exposition et de conservation. La plupart yvoient l’opportunité d’une inscription dans les réseauxdes mondes de l’art. Mais force est de constater le carac-tère équivoque du cadrage sémantique de l’opération parl’institution muséale. Si les directeurs artistiques affirmentqu’il n’est pas question d’œuvres ou d’art, mais de créa-tivité et de partage, « L’art sur la place » fait néanmoinspartie des « plates-formes » offertes au public dans lecadre de la Biennale d’art contemporain – la simultanéitédes deux événements contribue à brouiller les choses dupoint de vue du public comme des participants. La plu-part des artistes mentionnent ainsi dans leur curriculumvitae une « participation à la Biennale d’art contempo-rain ». La frontière est flottante, hésitante.

Selon leur position dans le champ des mondes de l’art,selon leur réputation, les artistes n’ont pas le même pou-voir de définition de ce qu’ils font. Si certains confirmentlà une démarche, d’autres, plus vulnérables, ont vécucette expérience de création collective aux frontières desmondes de l’art comme une véritable dépersonnalisation.Nous pouvons schémati-quement repérer trois pos-tures.

Les premiers considèrent ceprojet comme une expé-rience liminale, qu’ils distin-guent très nettement deleur propre travail artis-tique. Considérant « L’artsur la place » comme un projet de sensibilisation à l’artcontemporain, une « éducation du regard par la pra-tique », ils s’y investissent en tant que pédagogues.L’objectif est pour eux d’amener à ceux qui ne poussentjamais les portes des musées, les clefs de compréhensionet d’appréciation de l’art contemporain. Cette posturen’est pas toujours facile à maintenir. Les artistes se re-trouvent en effet face à un public non initié, qui a tendanceà regarder « ce monde à l’envers » qu’est l’art contempo-rain à l’endroit du sens commun. L’absence apparente desavoir-faire technique et d’harmonie formelle des œuvresprésentées a tendance à heurter « l’esthétique commu-ne » – d’un point de vue éthique, ce sont les liens au mar-ché de l’art qui suscitent incompréhension et rejet.Certains artistes s’efforcent d’ « expliquer » les objets enles resituant dans l’histoire de l’art. Mais si le public desclasses moyennes semble « jouer le jeu », c’est-à-direaccepter ce constat d’ignorance (« on n’est pas prépa-rés », « je n’aime pas parce que je ne comprends pas »),et rentrer dans une démarche d’apprentissage des codesesthétiques, les effets produits sur le public populairesemblent parfois contraires à ceux qui sont escomptés(« S’il faut aller à l’école pour pouvoir aller au musée, cen’est même pas la peine ! »). Ces œuvres, qui n’ont desens qu’enchâssées dans la trame d’un discours référé àune histoire inconnue, leur apparaissent d’autant plusinaccessibles. L’ « intellectualisme » de l’art contemporain

est dès lors perçu comme une frontière à laquelle ilsréagissent par l’auto-exclusion (« ce n’est pas pournous ») ou par la dérision. La confrontation des codesesthétiques – qui sont aussi des codes sociaux – peut ainsiêtre génératrice d’une violence symbolique pour les par-ticipants. Cette expérience rendant plus explicites les liensentre « règles de l’art » et « art de vivre » est égalementdéstabilisante pour les artistes en ce qu’elle tend àdéconstruire l’universel dont ils sont porteurs.

Les seconds pourraient être définis comme des artistesmilitants. Ils ont en commun une conception de l’artcomme potentielle métamorphose du réel. Ils envisagentla création comme un moyen d’expérimenter de nouvel-les possibilités de vie et de publiciser des images d’un« autre monde possible ». Leur objectif est de créer, parl’intermédiaire de l’art, des espaces relationnels et desimages du monde échappant à « l’ordre des choses ».L’intérêt de « L’art sur la place » est donc attaché à cettepossibilité de création collective et d’intervention dansl’espace public. Cette posture n’est pas toujours facile àtenir : « Dans ce cadre-là, c’est du militantisme autorisé,de la subversion subventionnée, ça change forcément lesens de l’action », affirmait une artiste. Ces militants

développent par consé-quent ce que Michel deCerteau appelait des « tac-tiques de subversion dudedans ».

Les troisièmes pourraientêtre qualifiés de partisansd’une « esthétique relation-nelle ». Ceux que nous

réunissons autour de ce troisième pôle développent despratiques et des projets extrêmement différents, mais ilsont en commun le fait de construire une œuvre person-nelle dans la trame de relations interindividuelles. Ils redé-finissent la sphère des relations humaines comme espaceet ou objet de leur création, nourrissent leur créativité derencontres, de témoignages, de visages… Ce qui n’estpas sans poser toute une série de questions : quelle est laplace du « je » et celle des autres ? Qui signe, quoi ? Quecrée ici l’artiste ? Certains choisissent de nommer chaqueparticipant quels que soient les lieux d’exposition del’œuvre finale, d’autres exposent ensuite dans des gale-ries sans nommer ni parfois mentionner ceux avec qui ilsont œuvré. Certains font signer aux participants des auto-risations leur permettant d’utiliser leurs propres images,d’autres insèrent en notes de bas de page des « fichesparticipatives » qu’ils leur font remplir, un copyright stipu-lant que tout ce qui est livré dans ce cadre leur appar-tient. Chaque plasticien cherche ainsi son propre équilibreentre les figures-types de l’anthropophage, du guide demaïeutique, du cristallisoir. Ce qui les oblige à se tenirentre différentes tensions de dépersonnalisation et deréappropriation, de dissolution du soi et d’ingestion-négation de l’autre.

Si certains artistes pensent la rencontre d’un point de vuepédagogique, d’autres, on le voit, développent sur le

Cette expérience rendant plus explicitesles liens entre « règles de l’art » et « art de vivre » est également

déstabilisante pour les artistes en cequ’elle tend à déconstruire l’universel

dont ils sont porteurs.

19

Identité des acteurs culturels dans les territoires

même terrain des expérimentations qu’ils situent à l’a-vant-garde de l’art contemporain. « L’art sur la place » estun espace plurivalent, duquel émergent des formes auxstatuts très différents.

Le statut problématique de ces « formescollectives »

Au sein des mondes de l’art, la question de la valeur deces « formes collectives » est localement très polémique.Cette expérience met en question les frontières défini-tionnelles de l’art. Dans les argumentaires des différentsprofessionnels – artistes, responsables d’institutionsculturelles, professeurs d’arts plastiques, directeurs degalerie d’art contemporain – que nous avons rencontrésou écoutés lors de débats publics, nous pouvons là enco-re repérer trois positionnements-types.

Les premiers dénient toute qualité artistique à ces créa-tions collectives : « Il faut arrêter ! Est-ce que tout sevaut ? L’art, ce n’est pas n’importe quoi, ça ne peut pasêtre fait comme ça par n’importe qui quand même !… »Derrière les discours parfois virulents de certains artistes(participant ou non au projet) ou de responsables d’insti-tutions culturelles, considé-rant « L’art sur la place »comme une entreprise dedévalorisation de l’artcontemporain, nous re-trouvons trois argumentsrécurrents. Le premier estque l’art est un chemine-ment solitaire, une recher-che exigeante et souventdouloureuse ; les formes qui se cristallisent dans le plaisir,la rencontre, ne pourraient par conséquent être considé-rées comme artistiques. Le second renvoie à l’idée quel’art est une intentionnalité référée à une histoire de l’art,il ne pourrait par conséquent être produit par des indivi-dus « n’ayant aucune capacité réflexive, ne connaissantrien à l’art » – on mesure la violence symbolique de cetargument dans le cadre de projets de « réinsertion ». Ledernier est que ces projets répondent à une commandeinstitutionnelle visant « à récupérer l’énergie créatrice enquelque chose de socialement acceptable et utile », etqu’il ne peut y avoir d’art digne de ce nom sans autono-mie de la création. Cette rhétorique nous semble ainsifaire appel à une conception classique de l’art et du géniecréateur – comme être d’exception, de souffrance, desolitude et de liberté.

Les seconds pensent ce processus de création collectivecomme une maïeutique artistique. Tout le monde estcapable un jour de créer, d’accoucher d’une forme subli-mant sa propre intériorité. Il suffirait d’être guidé avecrigueur dans ce travail de métamorphose. « Je ne pré-tends pas que les gens qui font ça sont des artistes, êtreartiste c’est un engagement de toute une vie, c’est unedémarche ! Mais c’est de la création artistique bien sûr, tuappelles ça art populaire, ce que tu veux, mais c’est de lacréation », affirmait une artiste. De façon quelque peuparadoxale, ces plasticiens pensent ainsi participer à l’ex-

pression d’un art populaire en invitant les participants àexprimer et à formaliser leur propre singularité.

Les derniers considèrent enfin « L’art sur la place »comme un espace expérimental avant-gardiste. Quelquesgaleristes suivent ainsi de très près ce qui se réalise dansce qu’ils considèrent comme un « laboratoire » duquelpourrait émerger de nouvelles tendances « Moi ce quim’intéresse, c’est là où ce qu’on appelle art perd sonnom… C’est quand cette catégorie tombe que ça devientintéressant. Et je pense que l’histoire de l’art nous le mon-tre, c’est toujours dans ce dépassement, dans cette trans-gression de la limite de ce qu’est l’art que les choses sefont. Donc là, il y a une forme de transgression au niveaude la signature… il y a quelque chose de sensible qui aété touché », disait l’un d’entre eux. Les artistes contem-porains ont mis à l’épreuve les exigences de sérieux, desincérité, de désintéressement, d’intériorité, d’inspirationet d’originalité qui définissaient l’authenticité artistique.Ces renversements et transgressions ont considérable-ment élargi les frontières de l’art contemporain.L’exigence d’intériorité et d’originalité a déjà été trans-gressée par des expériences de création impersonnelle,de délégation, de répétition, etc. « Mais toujours l’affir-

mation par le reproducteurde son identité d’auteurdemeure la borne ultimede ce jeu avec la dissolutionde l’origine, l’infranchissa-ble frontière au-delà delaquelle il n’y aurait plusd’œuvre parce que man-querait un auteur auquel

l’assigner », écrit Nathalie Heinich1. Cette transgressionde l’impératif d’individualité serait donc une sorte d’ulti-me dépassement à partir duquel l’existence même del’œuvre devrait être repensée.

Certains artistes se revendiquent ainsi « artisans dusocial ». Ils pensent que l’artiste en tant qu’individusignant une œuvre personnelle est amené à disparaître auprofit de la figure de l’artiste « artisan du social » se met-tant au service d’une communauté, d’un territoire. Ilscréent avec d’autres des formes qu’ils signent collective-ment.

Mais pour les « professionnels du jugement esthétique »que nous avons rencontrés, la valeur artistique de ce quiest réalisé semble toujours attachée à une certaineconception de l’artiste-créateur. Ils considèrent en effetque ces créations collectives sont des œuvres dans lamesure où elles sont le fait d’artistes professionnels. Cequi est évalué est le projet, l’intention artistique du créa-teur. Même si l’objet final n’a pas de valeur intrinsèque,la qualité artistique est assurée par l’intentionnalité ducréateur. Les artistes eux-mêmes revendiquent générale-ment la propriété de l’idée, du concept. L’importance estdonnée à la conception de la forme, du cadre, indépen-damment parfois du contenu et de la réalisation finale.

Si certains artistes s’efforcent, pour réintroduire l’art dansla vie, de dépasser l’individualité de la création, l’œuvre

Cette transgression de l’impératifd’individualité serait donc une sorte

d’ultime dépassement à partir duquell’existence même de l’œuvre

devrait être repensée

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

collective semble pour les « professionnels du jugementesthétique » n’avoir de valeur qu’en tant que signe de laréflexion et de l’exigence créative d’un artiste. Cetteréaffirmation paradoxale du génie créateur serait-ellenécessaire à la réaffirmation de la frontière, ici renégo-ciée, entre art et non-art ?

La production d’une œuvre est pour une part symboliqueen ce qu’elle induit la fabrication de la croyance en sapropre valeur, affirmait Pierre Bourdieu. La question dustatut de ces « œuvres collectives » est complexe, car

polémique et incertaine du fait de la diversité et de l’am-biguïté des appréciations des acteurs des mondes del’art. À un moment de l’histoire de l’art où la diversité desexpérimentations semble interdire toute théorie normati-ve, cette politique d’action culturelle aux frontières desmondes de l’art contribue ainsi à brouiller les frontièresentre art et non-art. n

1 - Heinich (N.), « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique »,Terrain n° 33, septembre 1999, p. 14.

EX P É R I E N C E A R T I S T I Q U E

L’ARIA Corse

Créée en 1998 par Robin Renucci,l’ARIA est un pôle d’éducation et

de formation par la création théâ-trale dans la tradition de l’éducationpopulaire.

Située dans la micro-région duGiussani (Parc régional de Haute-Corse), son installation a permis laredynamisation d’un territoire envoie de désertification. La vocationde l’ARIA est d’allier sa démarche decréation théâtrale à celle de forma-

tion des acteurs mais aussi d’unpublic plus responsable. Dès lors, auxcôtés des Rencontres internationalesde théâtre en Corse qui se déroulentchaque été et rassemblent un publicpartenaire nombreux, l’ARIA mènediverses actions culturelles :

• actions en milieu scolaire ;

• stages d’hiver : ateliers d’écritureaboutissant à la création de textespour le théâtre, le cinéma, la radio-diffusion, la télévision, l’édition ;

• stages de printemps : initiation,perfectionnement aux techniquesde l’art dramatique ;

• stages d’été : réalisation d’unevingtaine de spectacles présentéslors des Rencontres internatio-nales de théâtre en Corse. n

CoordonnéesARIA Corse, Bâtiment Battaglini,

20259 Olmi [email protected]

www.aria-corse.com

Le projet de l’ARIA Île-de-France

Il s’agit de développer en Île-de-France, un lieu repère du potentiel cultu-rel lié à la transmission théâtrale, dont les maîtres mots seraient la diffu-

sion, la révélation et l’esprit. L’ARIA s’est installée à Pantin dès septembre2004 dans un lieu qui doit devenir un espace de fabrication, d’expérimen-tation, de formation et d’échange.Ce projet est l’occasion d’irriguer et de consolider tout un réseau qui placeau cœur du projet artistique le geste de transmission et d’éducation popu-laire. Il s’agit aussi d’organiser régulièrement des rassemblements autourde projets concrets. L’ARIA Île-de-France souhaite développer divers axesde partenariats et d’actions :• un pôle de ressources Éducation nationale-Culture ;• un pôle de ressources de l’éducation populaire, un centre de formation

permanente pour comédiens professionnels ;• la mise en œuvre d’une forme de création originale pour et avec le

public ;• l’accueil de répétitions, aide logistique, présentation de maquettes théâ-

trales. n

CoordonnéesARIA Île-de-France, 32 passage Lebreton, 93170 Bagnolet

Tél. : 08 71 72 29 70 - [email protected]

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

EX P É R I E N C E A R T I S T I Q U E

Le théâtre, ça transformeRobin RENUCCI, comédien, fondateur de l’ARIA – Association des rencontres internationales artistiques –(Corse, Île-de-France)

Je suis parti d’une phrase d’Antoine Vitez : « Lethéâtre est en soi le ferment de toutes les transfor-

mations », en me demandant si on pouvait la fairementir ou pas. J’avais aussi en tête une phrase dupoète René Char : « À chaque effondrement despreuves, le poète répond par une salve d’avenir. » J’aiessayé de voir si ce constat optimiste convenait : lethéâtre, ça transforme et, si on doute, les poètes sontlà pour vous remettre dans le chemin.

Je me suis souvenu de mes débuts d’acteur, j’ai com-mencé à faire l’acteur dans les stages de réalisationde Jeunesse et Sports : ça consiste à être ensemblependant suffisamment de temps, à répéter, à jouerdes spectacles dans ce qu’on appelle, selon les modi-fications linguistiques de l’époque, un territoire. Entout cas, cela consiste à être dans une zone la plupartdu temps éloignée de la diffusion culturelle, à yséjourner, en partageant avec la population la ren-contre du théâtre. On parle tous ici du même travail.Parce que j’ai connu ces stages, je suis allé dans unecertaine école à Paris, l’école Charles-Dullin, j’ai étéimprégné des écrits de Charles Dullin qui parle essen-tiellement du public, et qui dit que, sans la rencontreavec le public, il n’y a pas de théâtre ; c’est une néces-sité absolue que le public soit présent dans l’actethéâtral. Après, ça m’a emmené au Conservatoire…

Une fois ce parcours fait, je me suis souvenu de mesorigines corses, que je n’avais jamais perdues ; ellesperduraient dans mon souvenir, car je sentais qu’il yavait bien dans mes villages de montagne la nécessi-té de la transformation, de la transformation sociale,et de la transformation tout court : l’école était entrain de péricliter, il n’y avait plus que cinq élèves, lesservices publics s’en allaient, etc. Je voulais voir si laphrase de Vitez ferait son œuvre. J’ai créé un stage deréalisation en 1998, la première année où les stagesétaient ouverts à tous. J’en ai profité pour faire appelà des participants d’origine diverse, acteurs et techni-ciens. Les acteurs, des amateurs et des profession-

nels, étaient réellement mélangés dans le travail. Il ne

s’agit pas d’un stage de sensibilisation, mais d’un vrai

stage de théâtre avec des répétitions où l’on est sur le

même plateau, amateurs et professionnels, dans

cette altérité réelle qui fait se rendre compte que les

professionnels ont beaucoup à échanger avec les

amateurs, avec les enseignants en formation initiale,

issus des IUFM ou en formation continue, et qu’il y a

nécessité qu’ils soient là, sur la scène en train de

jouer, en train de transpirer, avec des participants de

pays étrangers d’origines les plus variées. L’idée est

donc de faire se rencontrer des gens très divers sur un

territoire avec, bien sûr, une exigence artistique. Tous

ces gens-là font du théâtre pendant une longue

durée (trente-quatre jours). Nous sommes nombreux

dans les « territoires » aujourd’hui – notons ici l’évo-

lution du langage : à l’époque, on parlait de « déve-

loppement local ». La présence d’un groupe massif

faisant du théâtre avec le public qui vient voir tout

cela, ce sont des hôtels qui font plus de chambrées,

des boulangers qui font plus de pain, des restaurants

qui servent plus de plats… c’est quantifiable. L’utilité

de tout cela est perçue par les collectivités locales, ter-

ritoriales. Cette aventure, qui perdure depuis huit ans,

s’appelle les Rencontres internationales de théâtre en

Corse.

Quand on parle de ses bébés, on les trouve toujours

beaux, en même temps lorsque vous me poserez des

questions, je verrais bien qu’il y a des points qui ne

sont pas utopiques – le mot a été prononcé par Claire

Rengade – ce sont ces utopies-là qui provoquent la

décision d’agir ; et ce pays de l’impossible à atteindre,

on l’atteint toujours un peu. En tout cas, l’école s’est

maintenue ; de cinq, elle est passée à dix-sept élèves

aujourd’hui. Les gens se sont mis à faire des enfants

et à habiter là, tout simplement ; l’association a déve-

loppé des emplois – cinq à l’année –, et le moment

phare reste celui des Rencontres d’été. n

22

Identité des acteurs culturels dans les territoires

L’identité du politique quand il financel’action culturelleChristian MARTIN, conseiller référendaire à la Cour des comptes, conseiller régional Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA)

Je suis conseiller régional dans la régionProvence-Alpes-Côte d’Azur, et j’ai étéresponsable de la Culture en tant qu’é-lu lors du précédent mandat de 1998jusqu’en mars dernier. J’avais en chargece secteur dans une région où nousavions doublé le budget en matièreculturelle, ce qui ne veut pas absolu-ment pas dire qu’il n’y a pas encore d’é-normes manques et de graves lacunes,mais il existait un véritable volontarismedans ce domaine. Par ailleurs, j’ai étémaire de Draguignan, ville de 40000habitants maintenant, dans le départe-ment du Var. Je parlerai donc d’unemanière très pragmatique, celle d’unélu territorial, soit communal, soit régio-nal, néanmoins il faut pour agir s’inspi-rer d’une vision universelle, nationale etglobale des choses.

Quant au politique, questionnementqui figure dans ce jeu de rôles qui est lenôtre aujourd’hui, on peut constaterque son identité, son image sont extrê-mement brouillées. Je ferai quelquesremarques : d’abord, je récuse l’expres-sion « le » politique, j’en ai personnelle-ment horreur, car c’est comme si onconsidérait que les élus sont des êtresd’une nature un peu particulière : ilssont politiques – ce qui sous-entendque les autres ne le seraient pas. C’esten soi une approche assez périlleuse.Nous sommes tous des êtres politiques,certains consacrent plus de temps à lapolitique, en bien ou en mal, avec plusou moins de succès ou de réussite, et,dans le champ culturel en particulier, onne peut pas envisager cette catégorieun peu cloisonnée par rapport au restede la société.

Un accroissement de l’accès àla culture…

On ne peut pas estimer, de notre pointde vue, qu’il y aurait échec de l’effort dedémocratisation de l’accès à la cultureaujourd’hui. Même s’il existe des statis-tiques peu réjouissantes, on constatequand même un accroissement de la

fréquentation des lieux culturels, insti-tutionnels, le développement de pra-tiques culturelles en bien d’autres lieux,et le fait que même les catégories lesmoins favorisées fréquentent un petitplus les théâtres. En tout cas, là où lesefforts ont été entrepris de manièrecohérente et volontaire, il y a des résul-tats, j’allais dire presque immédiats.Dans la ville dont j’ai été maire, audépart il y avait un théâtre de 800 pla-ces, un beau théâtre où il ne se passaitquasiment rien sinon des tournées dethéâtre de boulevard. Dès qu’on a misen place une politique culturelle pluséclectique, avec un petit travail assezbanal sur les publics – mais encore faut-il s’organiser pour le faire –, des publicssont venus, des publics qui précédem-ment ne protestaient même pas contrel’absence d’offre culturelle. Ce qui veutdire qu’il y a encore beaucoup de terri-toires dans ce pays où il y a un manqueflagrant d’offres dans des théâtres ouen d’autres lieux, mais qui ne s’exprimepas en termes de revendication.

… qui s’essouffle

Je pense qu’il ne faut pas constater l’é-chec de cette démocratisation culturelleavec les moyens importants qui ont étémis en place, mais plutôt dire qu’il fautmaintenant changer le système culturelqui est en grande partie à bout de souf-fle et qui ne correspond plus à l’évolu-tion de notre époque. Il y a une concur-rence très forte des médias, qu’on res-sent bien quand est élu dans les rap-ports qu’on a avec les citoyens. Vousconnaissez ces chiffres : les Français pas-sent 3 heures 28 en moyenne devantleur téléviseur, les enfants passent plusde temps devant l’écran de télévisionou leur console de jeux qu’à l’école. Ilest certain qu’avec cette nouvelledonne, avoir simplement réussi à main-tenir des publics dans des lieux culturelslabellisés ainsi, c’est déjà un succès, ilfaut aller plus loin et ne pas se flagelleren permanence à ce propos.

Des domaines d’interventionmultiples

Tout d’abord, les élus ou les politiques,pour reprendre le terme, n’ont pas uncomportement univoque par rapportaux actions culturelles, parce qu’il y a unpouvoir d’intervention des politiquesdans le champ culturel, qui est multifor-me, et toutes sortes de positionnementsdes élus par rapport à la culture – laseule possibilité n’est pas de financer ounon l’action culturelle.

Dans toute une série de domaines –bibliothèques, musées –, les collectivitéslocales elles-mêmes exercent directe-ment leur responsabilité, et c’est plus lecas pour les communes ou les départe-ments que pour les conseils régionaux.On peut dire que les élus sont eux-mêmes acteurs culturels, non pas parcequ’ils créent quoi que ce soit d’artis-tique, mais ils sont eux-mêmes respon-sables, ils sont les maîtres d’ouvrage enquelque sorte ; ce sont des agentspublics qui agissent et qui permettentde réussir ou non une action de démo-cratisation de la culture.

Dans d’autres situations, bien plus nom-breuses, les élus sont partenaires desacteurs culturels avec une certaine dis-sociation entre les deux, et là le paysa-ge est très composite. Dans une régioncomme celle-ci par exemple, il existed’innombrables associations, des com-pagnies, des lieux de pratiques ama-teurs, des lieux de création dans toutesles disciplines. Le rôle du politique, lesrôles possibles, les postures qu’il peutadopter ne sont pas simplement definancer, un peu comme on délégueraitdes missions de service public dansd’autres domaines, en disant : « Voilà,on passe un engagement, un contrat,j’apporte les sous, et vous, vous prenezvos engagements, vous réalisez des mis-sions. » Ça peut être ça, mais ça peutêtre tout à fait autre chose.

Il y a évidemment la question des espa-ces eux-mêmes, des lieux d’exercice despratiques culturelles, où quand même,subventions ou pas, les élus, et notam-

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Identité des acteurs culturels dans les territoires

ment les maires, ont des pouvoirs plusou moins importants et de grandesresponsabilités, s’ils le veulent. Lademande de locaux est aujourd’hui trèsimportante, dans tous les champs cultu-rels, en partant du théâtre en tant quetel, dont la commune est en généralpropriétaire et que les élus peuvent ounon faire évoluer, en passant par lessimples salles municipales ou les nou-veaux territoires de l’art pour lesquelsdes projets complexes en termes d’ur-banisme doivent être menés. Celademande une vraie volontéde la part des maires, parexemple, alors qu’ils ont demultiples autres préoccupa-tions et de fortes demandessociales, ne serait-ce même que pourles arts de la rue où, également, uneintervention des élus est nécessairepour que les conditions favorablessoient réunies.

Connaître les publics

Je pense qu’il y a aussi la nécessité d’a-voir une connaissance approfondie despratiques culturelles sur un territoire,des pratiques et des structures. Desmaires peuvent avoir cette connaissan-ce sur leur commune parce que la rela-tion est plus intime, bien souvent, maisà l’échelle d’une région, il est fort rarequ’on ait vraiment recensé ces donnéesde base indispensables à la formulationd’une politique culturelle adéquate.Dans la région PACA, on a la chanced’avoir un organisme, l’Arcade, qui aidele conseil régional. Avant d’envisager depouvoir s’engager dans une actionculturelle nouvelle ou de l’élargir, onpeut lui demander des études très poin-tues. Par exemple, nous avons fait réali-ser une étude sur les pratiques ama-teurs : on s’est rendu compte que c’étaittrès compliqué, ne serait-ce que de cer-ner l’identité des pratiquants dans cedomaine. Cela demande une grandeprudence de la part des élus ; la tenta-tion est de considérer qu’il y a audépart, dans la palette des pratiquesculturelles possibles, un chaînon quipeut être un bon intermédiaire entre unpublic qu’on voudrait élargir, qui va versles théâtres, les lieux de création, et unpublic qui doit être forcément intéressépuisque lui-même a une pratique del’expression théâtrale, par exemple, etqu’il n’est pas imaginable qu’il ne fré-quente pas davantage les théâtres.

Coordonner les partenaires

Dans le cas où l’on est partenaire finan-cier, on a aussi cette responsabilité demettre en synergie des acteurs culturelssur un territoire et de tenter de les coor-donner. On parle de plus en plus aujour-d’hui au sens élargi de « pays » ou d’in-tercommunalité ; c’est le rôle du maire,qui en est le président, de faciliter la viedes acteurs culturels de manière à cequ’ils puissent être identifiés dans cha-cun des territoires qui composent l’en-semble, dans chacune des communes

par exemple. Il est évident que l’élu quien a la volonté a un rôle très importantà jouer. Vous savez qu’on passe descontrats de territoire avec des collectivi-tés comme les régions ou l’État danslesquels on peut avoir un volet culturel,et c’est là qu’il y a une complexité de larelation entre l’élu et les acteurs cultu-rels. Évidemment, on peut avoir la ten-tation inverse, celle d’élus de grandescollectivités qui ont envie de sous-traiterà certains grands acteurs culturels – etla loi Sapin a été, à un moment, unemenace, on s’en souvient, avec uneinterprétation très littérale du textepour les grosses structures culturelles.On peut avoir la tentation de confier àces structures, y compris aux organis-mes de l’éducation populaire, des poli-tiques entières. Mais on peut estimer, etc’est mon cas, que c’est une dérespon-sabilisation de l’élu et que, s’il y a descompétences à ménager, on doit cons-tamment garder, je ne dis pas la maîtrise,mais une capacité d’intervenir, d’êtredans le travail culturel et socioculturel. Il s’agit de rester partie prenante dansles projets culturels et d’artistes enparticulier.

Pour d’autres, au contraire, il y a la cer-titude qu’on a tout intérêt à se faireconfiance, à se parler, à se comprendre,à échanger et, si possible, au moins enpartie, à avoir la même représentationdu projet de développement culturel etmême territorial, pour que tout celapuisse bien fonctionner. Il y a une rela-tion d’interdépendance entre l’élu etl’acteur culturel ou socioculturel.Interdépendance qui est, bien sûr, unpeu contradictoire avec l’indépendanceà laquelle aspire l’artiste, et c’est là tout

le sel de ce rapport. Il y a constammentun équilibre un peu conflictuel, maisqui est créateur si l’on veut avancervers une démocratisation de l’accès àla culture.

La multiplicité des politiquesculturelles

Ma deuxième remarque porte sur lamultiplicité des politiques culturelles surun territoire. Le terme de « politiqueculturelle » au singulier est un concept

creux. On y met beaucoupde choses, qui sont relative-ment différentes aujourd’hui.On a, au contraire, des

actions culturelles de nature différentesur un territoire, ce qui renvoie évidem-ment à toutes sortes de positionnementsdes politiques, des élus. Ce n’est passeulement la distinction entre l’actionculturelle, au sens habituel, et l’éduca-tion populaire dans le domaine culturel– celle-là on la retrouve, il y a une imbri-cation constante des acteurs qui peu-vent intervenir dans un champ ou dansun autre –, mais les politiques auraientintérêt à clarifier plus les objectifs despolitiques culturelles et à ne pas consi-dérer que chaque collectivité doit visern’importe quel objectif. Ça peut paraî-tre un peu dirigiste comme approche,mais de façon concertée on y auraitintérêt.

Aujourd’hui, les motivations des élussont extrêmement difficiles à apprécier.Une première motivation, qu’on ren-contre finalement de manière implicite,mais pas si souvent que ça, anime lesélus qui ont envie d’avoir une actionculturelle extrêmement forte, et elle sefonde selon un point de vue général, unpeu universel : « Il faut aider la culturepour ce qu’elle est, parce qu’en aidantla création culturelle sur un territoire, ladiffusion de spectacles de grande quali-té, en travaillant avec un vrai maillageterritorial, en développant les enseigne-ments dans les écoles spécialisées et laformation professionnelle le caséchéant – c’est le cas pour une régionqui finance de grands organismes –,forcément on va travailler pour ladémocratisation : plus de créations,donc plus d’expressions singulières de lapart d’artistes, donc de nouveauxpublics. » Ça dépend des niveaux deterritoire : pour une région, c’est en

Le terme de « politique culturelle » au singulier est un concept creux.

Identité des acteurs culturels dans les territoires

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effet le discours explicite que nousavons développé, la motivation réelleest bien celle-là.

Mais aux autres niveaux, et en partieaussi au niveau d’une région, il y a biend’autres finalités assignées aux poli-tiques culturelles : l’apprentissage de lacitoyenneté, l’insertion sociale des jeu-nes – et des autres aussi car c’est parfoisnécessaire –, l’animation, au sens d’ani-mation de la cité, l’organisation d’évé-nements qui peuvent aider le commer-ce, le tourisme – on se rappelle les réac-tions de l’été dernier, lorsque le conflitdes intermittents a éclaté et que la mai-rie d’Avignon a dit clairement quel étaitl’intérêt de la culture pour elle. Avec lapolitique de la ville, il est indispensabled’amener une offre culturelle auprès depopulations qui sont a priori plutôtenclavées dans leur quartier en difficul-té – encore que ce n’est souvent pascomme ça que ça se passe. Mais, pourautant, il faut aussi considérer quequand on le fait, on poursuit d’autresbuts que ceux normalement assignés àla politique de la culture en général. Entermes de moyens, les moyens ne vien-nent pas du budget du ministère de laCulture, mais du budget du ministèrechargé de la Politique de la ville.

Et puis il y a tous les élus qui mènentune politique volontariste pour simple-ment valoriser un territoire, tous le font,y compris ceux qui travaillent beaucouppour la création, en espérant un retourd’investissement sur l’image du territoi-re, et puis aussi sur celle de l’élu.

Tout cela s’imbrique, il y a une espècede gradation assez complexe ; parfois,la culture est totalement instrumentali-sée, et il faut en prendre conscience.Cela peut expliquer qu’on n’a pas tota-

lement réussi par rapport à la démocra-tisation de l’accès à la culture. On nepeut pas penser que la culture doit êtreun remède pour traiter la fracture socia-le ou, si on le fait, il faut en être bienconscient, conscient des moyens qu’ony consacre, conscient que ce sont d’au-tres compétences qu’il faut utiliser, avoirune évaluation des résultats, etc.

Global ou local ?

Il y a donc deux approches : l’une par lehaut, par le global, l’universel – démo-cratiser, donc la création, l’enseigne-ment artistique, ce qui est plutôt ledomaine des régions, avec les départe-ments, les grandes villes –, et puis l’au-tre, par le bas, par le territoire, par lelocal. Tout maire, me semble-t-il, d’uneville, grande ou moyenne, doit se poserla question : comment vais-je être leplus efficace dans la répartition desmoyens dont je dispose et qui ne sontpas extensibles ? Faut-il essayer de favo-riser l’accueil d’artistes en résidence,créer de nouveaux territoires et doncfaire en sorte qu’on puisse avoir unegrande diversité dans les publics et dansles expressions artistiques ? Faut-ilessayer de créer d’abord un plus grandappétit pour la culture, y compris ententant d’élargir l’offre au maximum audépart, par une politique d’animationtrès ouverte, la pratique de loisirs, d’é-veil dans les écoles, les associationsdans les quartiers, etc. ?

Pour certains élus, c’est l’oppositionclassique entre culture élitaire, culturecultivée, et culture populaire. Quand laquestion est ainsi posée, on devinequelle va être la réponse, fatalement,mais on a aussi beaucoup d’élus qui, debonne foi, se posent cette question-là

en termes d’offre culturelle, de deman-des, de besoins qu’il faut créer dans lapopulation. On pourrait donnerquelques exemples dans des villes quin’ont pas jusqu’alors, du fait de leur his-toire, de pratiques culturelles très inté-riorisées.

Ainsi, dans notre région, à Mouans-Sartoux, près de Grasse, malgré la peti-tesse de la ville – Mouans-Sartoux, c’est10000 habitants, pas mal de moyensquand même, parce qu’il y a beaucoupd’activités économiques autour –, lemaire, André Aschieri, s’est efforcé d’a-voir un développement culturel extrê-mement éclectique et d’agir sur les dif-férents champs : il y a un centre d’Artcontemporain remarquable, une média-thèque avec des salles de cinéma, untravail qui se fait dans les quartiers, etbeaucoup d’associations plus tradition-nelles sont encouragées, mais toujourssur des projets définis en liaison avecl’élu.

Autre exemple, celui du Centre nationalde Châteauvallon qui a été quasimentfermé à l’époque où la maire Frontnational était à la tête de la ville deToulon. Châteauvallon est à cheval surToulon et la Seine-sur-Mer, qui étaitautrefois une ville de chantiers navals etqui a connu une grosse crise industriel-le, avec des quartiers, le quartier Berthepar exemple, en grande difficulté. Leconseil général du Var a eu la volontélouable d’ailleurs, très républicaine, queChâteauvallon retrouve toute son exis-tence. On a très rapidement eu undébat à l’intérieur du conseil d’adminis-tration pour savoir quels objectifs on sedonnait vraiment, et comment on allaitapprécier le succès de la politiquemenée à grands renforts de budgets del’État – à l’époque, CatherineTrautmann a vraiment permis queChâteauvallon recommence à travailler –,du département et de la région à égali-té. Devait-on privilégier la politique dela ville – Christian Tamet, le directeur, aune action très dynamique et réussiedans les quartiers –, la création choré-graphique, ou le public de Toulon quin’a pas de véritable scène théâtrale ?On voit bien qu’il y a multiplicité depolitiques possibles et donc des inten-tions, des motivations implicites quisont également très variées.

Identité des acteurs culturels dans les territoires

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Une autre posture est envisageable : lesaupoudrage. Comme on ne sait pasdire vraiment ce qu’on veut, on est sol-licité par d’innombrables associations etacteurs culturels, et en fonction de l’in-tensité de la pression exercée, des élusqui sont aux côtés des associations, onva distribuer un peu comme ça, au fil del’eau. À un moment donné, ça bloque,les budgets ne sont pas extensibles. Puisil y a ces approches clientélistes, qu’il nefaut pas perdre de vue, et qui sontextrêmement pernicieuses.

Pour avancer, pour que le projet culturelréussisse, un élu, un maire en particu-lier, doit soutenir l’ensemble de cesactions culturelles dans les différentschamps, et c’est là où c’est très compli-qué : pour qu’une action culturelle réus-sisse, qu’une catégorie d’actions cultu-relles réussisse, il faut également avoirdes ambitions et des moyens pour lesautres actions. Autrement dit, vouloiravoir par exemple un théâtre de créa-tion et de diffusion qui soitun vrai pôle sur un territoired’agglomérations de100 000 habitants, c’estvoué à l’échec, même s’il y aun grand professionnel, untravail vers les publics, si onne fait pas attention égale-ment à donner des objectifsprécis, des moyens et un projet au ser-vice jeunesse de la ville, au service char-gé de la politique de la ville en termesd’insertion, de façon à ne pas laisser desacteurs culturels du théâtre faire tout letravail de passerelle vers ces publics enprincipe délaissés, en élargissant lagamme des interventions des acteursmunicipaux associatifs dans les secteursprécis dont je viens de parler. On aurapar exemple des demandes et des frus-trations très fortes de la part des clubsamateurs de danse, s’ils voient qu’il y ades artistes en résidence dans le théâ-tre, alors qu’on on ne leur proposeaucun projet mobilisateur. Très rapide-ment on a des tensions, et on risqued’avoir une déconnexion de la politiquemenée par rapport au public.

Mener une politique culturelle digne dece nom, c’est un vrai engagement pourun élu parce que l’action ne doit pasêtre sectorielle, mais absolument globa-le, ce qui veut dire que c’est très exi-geant en termes de moyens, de compé-

tences et aussi de prise de risques parrapport à la population parce que lespolitiques culturelles fédèrent l’ensem-ble des politiques sectorielles d’un terri-toire, y compris dans les domaines éco-nomiques, de cohésion d’un tissuurbain, etc.

La nécessité d’un projetglobal

Différentes postures sont donc possi-bles, mais ce qu’il faut exiger d’un élu,c’est que les actions qu’il mène le soienten référence à un projet global, un vrairéférentiel. Comment se représente-t-on un projet culturel ? Il doit être univer-sel, et ensuite on décline l’action locale– je ne crois pas au local qui permettraità lui seul de trouver des solutions géné-rales. Les idéologies, les partis politiquesjouent sur la conception des politiquesculturelles. Hier encore, à Avignon,avaient lieu les rencontres du Syndéac,posant deux grandes catégories de

questions : au niveau national, la ques-tion de la place de l’artiste dans la socié-té, donc des droits sociaux, du régimede chômage, de l’intermittence – c’estla loi qui doit intervenir, en tout cas l’ac-cord avec les partenaires sociaux ; auniveau des collectivités territoriales, laquestion des droits politiques au sensoù il faut aujourd’hui créer un espacedémocratique dans la relation entre éluset artistes.

Nous avons des relations avec desacteurs culturels, directeurs de lieux,présidents d’association, artistes, avecdes médiateurs de toutes sortes, tou-jours orientées sur des projets particu-liers, des relations un peu intéressées etparfois même de type « guichet », maisil y a beaucoup de contacts, et quand ondit que les élus ne rencontrent pas lesacteurs culturels, c’est faux. En revan-che, il n’y a jamais de discussion globa-le. On devrait travailler à définir unesorte de charte, un cadre qui préserveles conditions d’indépendance de cha-

cun. Il ne s’agit pas de faire de la coges-tion, ce n’est pas la FNSEA à l’agricultu-re, mais d’avoir un véritable échangesur ce que sont les problèmes, les crises,les souffrances qu’on rencontre aujour-d’hui, les solutions qu’on peut proposeret de travailler ensuite à avoir une vraievision critique des choses, et que lesélus l’entendent et soient capablesd’une vraie confrontation directe avecles acteurs du terrain, dans tous lesdomaines.

Le deuxième grand volet sur lequel ondoit avoir une représentation globale etconnaître la position de l’élu, c’est cellede la démocratisation de l’accès à laculture. Comment la conçoit-on? Il mesemble qu’il y a deux moteurs, deuxréacteurs.

Le premier est celui de la diffusion :notre région a beaucoup fait, par exem-ple, pour l’aide à la création dans tousles champs ; par rapport à une DRACqui a vu ses moyens fondre comme

neige au soleil, au niveaudéconcentré, la région PACAa essayé non pas de se sub-stituer, mais d’écouter lesdemandes et de répondreaux besoins sur des projets.

Le deuxième moteur c’estcelui de l’éducation artis-tique, c’est l’éducation au

sens de l’enseignement culturel et artis-tique, à l’école et à l’extérieur. Il y a iciun retard considérable, et si la démocra-tisation a échoué, c’est surtout à causede ce retard. On voit bien la lutte, lebras de fer avec les médias : si lesgamins passent plus de temps devantleur téléviseur qu’à l’école et si, à l’éco-le, il n’y a pas d’éducation artistiquedigne de ce nom, la partie est perdued’avance. Ce sont toujours les combatsqu’on ne mène pas qu’on est sûr deperdre… Il y a d’énormes lacunes : dansle primaire, il y a un enseignement, maisles maîtres sont peu formés à l’éveil desjeunes, peu d’heures et peu de moyenssont consacrés à cela dans les IUFM; aucollège, il n’y a que deux disciplinesenseignées, et les enseignants sont malà l’aise pour le faire ; au lycée, c’estoptionnel, peu de jeunes passent leurbac avec des options théâtre, par exem-ple. Donc, il y a énormément à faire,mais on ne peut demander aux éluslocaux de prendre le relais, ce serait

(…) les politiques culturelles fédèrentl’ensemble des politiques sectorielles

d’un territoire, y compris dans lesdomaines économiques, de cohésion

d’un tissu urbain, etc.

Identité des acteurs culturels dans les territoires

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malhonnête parce qu’ils n’en ont pasles moyens, et qu’ils doivent consacrerleurs moyens aux enseignements spé-cialisés. On peut travailler sur une syner-gie des partenaires locaux – les lieux, lesassociations, les écoles municipales,nationales, voire les conservatoiresrégionaux qui dispensent des enseigne-ments –, en évitant la confusion qu’il ya bien souvent aujourd’hui entre la sen-sibilisation, l’ouverture générale à la culture par des pratiques, par unapprentissage, et les pratiques pré-professionnelles. Si l’on met tout ducôté des collectivités locales, on risqued’avoir la plus grande confusion aussi.

Redéfinir le rôle de l’État

Par rapport à cette représentation glo-bale souhaitable du projet culturel, lesdeux grands champs de la politique nedisent pas la même chose. L’identité del’élu se définit dans ses actes, sur unecertaine durée, par rapport à une repré-sentation politique globale où droite etgauche sont distinctes. On a besoin deredéfinir quelles sont les responsabilités

de l’État d’un côté, et celles des collec-tivités locales de l’autre.

L’État n’a plus désormais les moyens demener la politique culturelle centralisée,colbertiste d’autrefois, et ne peut doncavoir les mêmes prétentions, les mêmesambitions, mais il reste indispensabledans beaucoup de secteurs pour épau-ler et même orienter l’action des éluslocaux. On doit avoir un État capabled’observer et d’analyser les pratiquesculturelles – il est regrettable qu’auministère de la Culture on ne soit pascapable de dire ce que font les différen-tes régions dans le domaine culturel.Décentraliser la culture, c’est très bien,mais si on n’est pas capable d’analyserles écarts qui vont se creuser entre lesrégions, c’est extrêmement grave. On aun territoire national, on n’est pas enco-re une république fédérale, donc le rôlede l’État est de maintenir un équilibre etmême un principe d’égalité dans l’accèsà la culture ou les droits des artistes, etde bien connaître ce que font les diffé-rentes régions, les pratiques bonnes oumoins bonnes, les retards pris ici ou là.Comme l’État connaît indirectement,

ponctuellement et uniquement lesactions qu’il subventionne, et comme ilen subventionne de moins en moins, ilperd de son rôle.

On doit insister pour que l’État garde unrôle plein et entier sur l’éducation, l’en-seignement culturel et artistique dans lepérimètre de l’école ou du lycée. Leplan Lang-Tasca était une excellentechose, mais il a consisté – nous l’avonsvu au conseil régional – à faire appel deplus en plus aux régions pour financerl’intervention d’acteurs culturels enmilieu scolaire. Quand ça marche, c’estformidable, mais c’est impossible de lefaire partout parce les régions n’en ontpas les moyens et, dans beaucoup d’en-tre elles, cela ne sera pas fait du tout.Décentraliser la culture, oui, mais l’État,doit se doter des moyens pour avoir unenseignement culturel en milieu scolaireet le rendre obligatoire.

En bref, il n’y a pas une identité du poli-tique dans le champ culturel, mais touteune gamme, et le citoyen doit exercerson esprit critique pour apprécier l’ac-tion politique. n

EX P É R I E N C E A R T I S T I Q U E

Compagnie du théâtre Hamma Méliani (Ivry-sur-Seine)

Depuis 1980, la Compagnie duthéâtre Hamma Méliani a mis

en place une école d’art drama-tique. Tout en menant une actionde formation et d’initiation aux pra-tiques artistiques, cette école seveut un relais d’innovation cultu-relle. Il s’agit d’un cadre qui stimulela recherche sur la significationactuelle de la création artistique etsur sa nouvelle fonction.

La méthode d’éducation de l’écolefait office d’outil fondamental, carelle fait le lien entre l’enseignement(enseignement de base, approfon-dissement des techniques d’expres-sion et pratique de la créativité), en

le renouvelant, et la formation, enl’intégrant à une dynamique derecherche et de création. Dès lors,l’enseignement dispensé ne se limi-te pas seulement à un savoir tech-nique, il se fonde sur la créativité et

l’invention que chaque élève assu-me librement. Le but est ainsi defavoriser l’interdépendance des dif-férentes disciplines, de les élargir etd’enrichir le champ d’expérimenta-tion et de création individuelle.

En fin de formation, un spectaclecréé (à partir de toutes les formesthéâtrales) est joué devant unpublic. n

CoordonnéesAssociation Compagnie du théâtre

Hamma Méliani128, bd de Stalingrad

94200 [email protected]

Lecture du texte de Hamma Méliani, Larlett,La Chartreuse, 17 juillet 2004

Synthèse

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Les territoires à l’épreuve de la culture !Jean-Claude RICHEZ, responsable de l’unité de la recherche, des études et de la formation de l’INJEP

De plus en plus la culture relève aujour-

d’hui des politiques loca-les. C’est une mutationmajeure. La part des col-lectivités territoriales dansles dépenses culturellesde la nation occupe uneplace chaque année plusgrande. Les récentes loisde décentralisation vontencore accentuer et accé-lérer ce phénomène que l’initiative des communes, desdépartements comme des régions a largement précédé.C’est le fait tant du désengagement progressif de l’Étatque de la prise de conscience par les collectivités desenjeux stratégiques que représentent aujourd’hui lespolitiques culturelles qu’il s’agisse de cohésion sociale oude développement, ceci dans le meilleur des cas. Tropsouvent, comme l’écrit Philippe Urfalino2, « l’exigencedevenue légitime d’un soutien municipal à la culture afait de la politique culturelle un objet possible de la ges-tion de l’image de l’équipe municipale et de sonmaire ! ». La tentation est grande de réduire l’interven-tion des collectivités au mécénat et au clientélisme.

Aujourd’hui le local s’empare massivement de la culturequi se trouve de plus en plus « mise à l’épreuve » despolitiques territoriales. Tout ceci ne va pas sans tensions.La presse tient au fil des jours la chronique des conflitsque cette situation nouvelle génère et exacerbe. Citonspour mémoire et pour exemple le conflit entre le nou-veau président du conseil régional de Languedoc-Roussillon et le centre régional des lettres.

Ce mouvement de territorialisation des politiques cultu-relles participe incontestablement du grand mouvementde démocratisation de la culture dont la décentralisationthéâtrale, avec les Vilar, Dasté, Gignoux, a été longtempsla figure emblématique. L’éducation populaire y a large-ment contribué, on l’oublie trop souvent. Il est aujour-d’hui convenu d’en souligner les limites. EmmanuelEthis, au cours de ces journées, est cependant venu nousrappeler avec force l’ampleur des bouleversements intro-duits par une manifestation comme celle d’Avignon. Les« leçons » d’Avignon peuvent sans aucun doute êtreélargies à l’ensemble du pays. La décentralisation cultu-relle a profondément modifié la géographie culturelle de

notre pays. De façon paradoxale, elle a aussi largementcontribué à chambarder les provincialismes et à revivifierles cultures locales.

Cette territorialisation des politiques culturelles n’estcependant pas sans risque. La culture, comme le rappelleici Jean-Pierre Jambes, est culture du lien plus que dulieu. Le grand poète antillais Édouard Glissant3 parle de« poétique de la relation ». « La relation relie (relaie),relate » écrit-il, opposant une identité à la racine unique,fixe, mortifère et une « identité relation » ramifiée, diver-sifiée, transformée par la confrontation, le croisement etl’échange comme le précise Nicole Lapierre4 ; circulation,échange, confrontation qui sont les conditions mêmesde la culture et de la création artistique.

Il n’y a rien de pire qu’une culture assignée à un ter-ritoire. Du territoire, on glisse vite au terroir et à l’exalta-tion du sang et du sol – « Blut und Boden » de sinistremémoire. Toute clôture met la culture même en danger.Celle-ci est d’abord mouvement : entre disciplines artis-tiques, entre groupes sociaux, entre territoires. Le dépla-cement est constitutif des significations culturelles. L’idéequ’il y aurait des cultures étanches avant de se mêler estune illusion. Comme aime à le souligner l’anthropologueaméricain James Clifford5 jouant sur la proximité entre« route » et « roots » (racines en anglais) : Les « routes »ont toujours précédé les « roots [racines] ».

Les politiques culturelles locales doivent autant s’attacherà valoriser les ressources propres à leurs territoires, leurpatrimoine comme leur potentiel de création, s’ouvrir àd’autres expériences, à d’autres cultures. La culture neprend tout son sens que si elle ouvre de nouveaux hori-zons et donc si elle déterritorialise. Au-delà de la ques-tion de la culture à l’épreuve des territoires, il y a urgenceà ouvrir la réflexion autour de la question de « la mise àl’épreuve des territoires par la culture ». C’est la leçonque nous pouvons tirer de ces deux journées de débat àla Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. n

2 - URFALINO (Philippe), L’invention de la politique culturelle, Paris,Hachette Littératures, 2004.

3 - GLISSANT (Édouard), Poétique de la relation (Poétique III), Paris,Gallimard, 1990.

4 - LAPIERRE (Nicole), Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004.

5 - CLIFFORD (James), Routes. Travel and Translation in the lateTwentieth Century, Cambridge, 1997.

Art et Société

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Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire

11, rue Paul-Leplat - 78160 Marly-le-Roi

www.injep.frPôle culture – [email protected]

L’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire

L'INJEP, établissement public du ministère de la Jeunesse et des Sports et de la Vie associative, a pour vocation de déve-lopper les échanges, confronter les expériences, améliorer les connaissances sur les questions concernant la jeunesse etl'éducation populaire.

Pour se donner les moyens de la réflexion et de l'étude, il propose des formations, des publications, des séminaires. Il met en œuvre des échanges européens et aide au développement de la coopération internationale. Il soutient l’initia-tive des jeunes et favorise leur engagement. Il développe une « pépinière » de sites Internet dans le domaine du droit,de l'éducation populaire et de la jeunesse. Il apporte son soutien à des associations par des partenariats, un accueil etun hébergement adaptés.

L'Institut s'adresse à tous ceux concernés par les questions de jeunesse : responsables et élus locaux, cadres associatifs,fonctionnaires de l'État, professionnels de l'animation, de l'éducation et des politiques de prévention en direction desjeunes, chercheurs, étudiants…

Panorama art et jeunesse(novembre 2004 - mai 2005, Centre Pompidou, Paris)Quel bilan tirer de la rencontre des jeunes avec l'art et la création ?

Un mercredi par mois, les rencon-tres « Panorama art et jeunesse »donnent la parole à deux person-nalités, leur permettant d'interagiravec l'ensemble des participants.Ce cycle de rencontres organisé parle Centre Pompidou, en collabora-tion avec le Parc de la Villette,l’INJEP et le journal « Aden » estdestiné aux enseignants, anima-teurs, éducateurs, bibliothécaires,personnels des services éducatifs.

Les rencontres s'articulent autourde mises en question des lieux com-muns et des idées reçues ; ellesinterrogent le rapport des jeunes àl'art, à la création, à la culture denotre temps.

À l'issue de ce cycle, un foruminternational sur l'enfance et l'artest prévu à la fin 2005.

Programme(sous réserve de modifications)

Les mercredis de 14 h30 à

16 h 30

• 19 janvier : L'art passe par l'ex-périmentation

Avec Alain Goulesque, directeur del'École d'art de Blois et CatherineContour, chorégraphe.

• 16 février : L'art de s'en sortirAvec Gérard Garouste, artiste, créa-teur de la Source et Robin Renucci,comédien, qui mène des actionsavec l'ARIA (Association des ren-contres internationales artistiques)pour un nouveau projet théâtral àPantin.

• 23 mars : Tatouage pour la vie ;piercing pour la mode

Avec Christiane FalgayrettesLeveau, directrice du muséeDapper, commissaire de l'exposition« Signes du corps » ; David LeBreton, professeur de sociologie ;Alain Soldeville, photographe.

• 20 avril : Sage comme uneimage

Avec Marie-José Mondzain, philo-sophe et écrivain (sous réserve).

• 18 mai : Les cultures urbainesAvec Didier Lapeyronnie, socio-logue et Christiane Véricel de laCompagnie image aiguë.

Informations pratiquesEntrée libre dans la limite des placesdisponibles, Centre national d'art etde culture Georges Pompidou -Niveau -1 - Petite salle.