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De l’image au stereotype. Une introduction à l’histoire des systèmes de représentations de l’Autre dans la littérature et l’iconographie aux XIX et XXème siècles. Christianne Benatti Rochebois, Doutoranda: Université de Franche-Comté (França) / Résumé L’étude des représentations de l’Autre dans la littérature française du XIXème et du XXème siècles implique necéssairement la perception et l’analyse de plusieurs supports qui ont servi à leur propagation. En croyant à l’intertextualisation qui actue dans les représentations du collectif français, nous observons l’influence (la répétition) de l’image du noir colonisé, sur le noir et l’arabe habitants d’aujourd’hui en France En mariant quelques lignes (la publicité, l’affiche politique, le manuel scolaire, la carte postale, etc), à l’écriture littéraire, nous verrons comment ces moyens de représentation se citent et s’étayent, construisant ensemble l’image de l’autre. Introduction La question qui se pose est la suivante: la manière dont l’Autre est appréhendé aujourd’hui n’est-elle pas la conséquence de la façon dont on le montrait hier ? Ne faut-il pas remonter aux sources de l’invention de l’étranger pour décrypter comment sa perception se projette aujourd’hui sur l’immigré, tout particulièrement sur le Maghrébin ? Nombre de stéréotypes dont l’immigré est affublé trouvent leur origine dans ce qui, dans un passé proche, stigmatisaient l’indigène, le colonisé. Cette évocation de la colonisation est centrale dans cet exposé parce qu’à l’évidence le colonisé est le père de l’immigré. On s’aperçoit très vite que l’histoire des représentations, qui est aussi une histoire du regard, oblige le chercheur à interroger les multiples supports qui ont servi à leur propagation et à réfléchir sur l’intention des différents opérateurs au travail et les publics qu’ils visaient. Le regard dit plus sur le regardant que sur le regardé, vérifiant ainsi cet acquit fondamental de la psychanalyse selon lequel nous projetons sur autrui l’image de ce qui nous effraie et nous fascine (O. Mannoni). Parler aujourd’hui des représentations des migrants ou des immigrés dans l’inconscient collectif français passe obligatoirement par l’observation d’un passé qui ne passe pas. Rappel de définitions du dictionnaire Représenter: rendre présent à la vue par l’image. Renvoyer l’image de quelque chose. Faire apparaître à l’esprit par l’effet d’une analogie réelle ou supposée. Représentation: fait de représenter par une image, un signe, un symbole. Ce que l’on se représente, ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée et en particulier, la reproduction d’une perception antérieure. Freud oppose la représentation à l’affect. Stéréotype (terme d’imprimerie: cliché métallique): poncif, cliché réduisant les singularités. Idée, opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d’agir. Dans le racisme le stéréotype possède les deux catégories d’économie (éviter

De l’Image Au Stereotype. Une Introduction à l’Histoire Des Systèmes de Représentations de l’Autre

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De limage au stereotype. Une introduction lhistoire des systmes de reprsentations de lAutre dans la littrature et liconographie aux XIX et XXme sicles.

Christianne Benatti Rochebois, Doutoranda: Universit de Franche-Comt (Frana) /

Rsum

Ltude des reprsentations de lAutre dans la littrature franaise du XIXme et du XXme sicles implique necssairement la perception et lanalyse de plusieurs supports qui ont servi leur propagation. En croyant lintertextualisation qui actue dans les reprsentations du collectif franais, nous observons linfluence (la rptition) de limage du noir colonis, sur le noir et larabe habitants daujourdhui en France En mariant quelques lignes (la publicit, laffiche politique, le manuel scolaire, la carte postale, etc), lcriture littraire, nous verrons comment ces moyens de reprsentation se citent et stayent, construisant ensemble limage de lautre.

Introduction

La question qui se pose est la suivante: la manire dont lAutre est apprhend aujourdhui nest-elle pas la consquence de la faon dont on le montrait hier? Ne faut-il pas remonter aux sources de linvention de ltranger pour dcrypter comment sa perception se projette aujourdhui sur limmigr, tout particulirement sur le Maghrbin? Nombre de strotypes dont limmigr est affubl trouvent leur origine dans ce qui, dans un pass proche, stigmatisaient lindigne, le colonis.

Cette vocation de la colonisation est centrale dans cet expos parce qu lvidence le colonis est le pre de limmigr.

On saperoit trs vite que lhistoire des reprsentations, qui est aussi une histoire du regard, oblige le chercheur interroger les multiples supports qui ont servi leur propagation et rflchir sur lintention des diffrents oprateurs au travail et les publics quils visaient.

Le regard dit plus sur le regardant que sur le regard, vrifiant ainsi cet acquit fondamental de la psychanalyse selon lequel nous projetons sur autrui limage de ce qui nous effraie et nous fascine (O. Mannoni).

Parler aujourdhui des reprsentations des migrants ou des immigrs dans linconscient collectif franais passe obligatoirement par lobservation dun pass quine passe pas.

Rappel de dfinitions du dictionnaire

Reprsenter:rendre prsent la vue par limage. Renvoyer limage de quelque chose. Faire apparatre lesprit par leffet dune analogie relle ou suppose.

Reprsentation:fait de reprsenter par une image, un signe, un symbole. Ce que lon se reprsente, ce qui forme le contenu concret dun acte de pense et en particulier, la reproduction dune perception antrieure. Freud oppose la reprsentation laffect.

Strotype(terme dimprimerie: clich mtallique): poncif, clich rduisant les singularits. Ide, opinion toute faite, accepte sans rflexion et rpte sans avoir t soumise un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui dtermine, un degr plus ou moins lev, ses manires de penser, de sentir et dagir. Dans le racisme le strotype possde les deux catgories dconomie (viter de rflchir) et de justification (je juge les Noirs ou les Arabes, sales, paresseux et voleurs parce que, par opposition, je me dfinis comme propre, travailleur et honnte).

Un strotype est une reprsentation deux dimensions, comme une image, sans profondeur et sans plasticit. Pour que le strotype devienne reprsentation, il faut que les expriences de la relation avec ltranger soient multiples et varies. (SIMONDON, 2001)

Strotyp:qui a le caractre convenu du strotype. Qui semble sorti dun moule, tout fait, fig.

Modes et supports de reprsentationsDs le XIXme sicle, en France, tout un dispositif de reprsentations de lEtranger, peru de plus en plus dans une altrit irrductible, senclenche et occupe dans les chanes de la transmission du savoir une place importante. Ce dispositif se manifeste autant par lcrit que par limage. Son but, voulu ou non, est dinscrire dans limaginaire de la socit franaise une srie de signes qui deviendront les caractres reconnaissables des sujets composant lpoque lempire colonial. Ils viendront justifier la colonisation et lgitimer la dpossession dimmenses territoires stendant de lAfrique du Nord et subsaharienne lAsie du Sud-Est dnomme alors lIndochine.

Noirs, Arabes, Berbres, Asiatiques seront ds lors reprsents de telle sorte que leurs images la faon dont ils sont regards, mesurs, dcrits, expliqus marquera presque de manire indlbile la conscience de la population mtropolitaine. Des images qui les englobent de manire indiffrencie, grossissant certains de leurs traits qui gomme paradoxalement leur personnalit et les place tous dans un mme moule racial ou culturel, comme sils taient interchangeables, indfiniment rpts, jusqu provoquer cetteinquitante trangetdont parlait Freud. Ces images formes (qui insistent par exemple, en ce qui concerne les Noirs, sur la peau, le nez, les lvres, les cheveux, le langage, le corps) circulent pour la plupart linsu des principaux concerns. Elles ne suscitent donc aucun contre-discours qui viendrait rectifier ou attnuer leurs effets. Elles constituent les seules reprsentations dune socit qui nen produisaient pas.

Cest ce processus de fabrication de limage de lAutre que je voudrais examiner ce matin.

Il ne sagira pas pour moi dinterprter ce processus mais de suivre pas pas les modalits dune mcanique habilement mise en uvre par les tenants de lentreprise coloniale. Et de rendre compte de la transformation de ces images, massivement diffuses, en strotypes, en clichs.

Je puiserai, pour alimenter ma dmarche, dans les textes crits quils soient de fiction: la nouvelle et le roman ou de tmoignage: le rcit et notamment le rcit de voyage.

Jaborderai ensuite limage purement esthtique: la peinture, le dessin ou limage documentaire vocation parfois esthtique: la photographie et son extension innombrable, la carte postale.

La littrature et la peinture, puis la photographie seront plus particulirement examines pour y dbusquer ces reprsentations de lAutre. Nous verrons comment ces modes de reprsentations font systme, se citent et se fcondent les uns les autres pour aboutir une trame discursive intertextualise qui traverse les genres et que nous pouvons voir luvre encore aujourdhui alors que la loi, la connaissance ou le bon sens, nautorisent plus ce type de productions.

Dautres supports, pousant dautres canaux et sadressant dautres publics, interviennent dans cette fabrique de limage de lAutre. Signalons, liste non exhaustive, les suivants dont certains pourront tre convoqus de manire incidente pour tayer mon propos: le manuel scolaire, la bande dessine, la publicit, limagerie enfantine, laffiche politique, limage de la femme noire dans les revues, le cinma, les ouvrages parlant de laction vanglisatrice des missionnaires, les traits de mdecine coloniale, les premiers essais danthropologie et dethnologie qui sont contemporains de la colonisation.

Enfin, pour asseoir mon propos, jemprunterai aux domaines de lhistoire, de la sociologie et de la psychologie.

Etude de casTout a commenc, je le disais, au XIXme sicle quand a surgi dans les cercles scientifiques et artistiques le besoin daller la rencontre de lOrient. Dsir romantique de lailleurs, soif de connaissance scientiste, ncessit de vrifier ltat du monde pour en dresser linventaire et, sous-jacent, un formidable apptit de conqute territoriale command par lide de puissance que partagent les nouveaux pays industrialiss (lAngleterre et la France essentiellement). Ernest Renan (1823-1892), philosophe et historien, prsente lOrient dans uneternelleenfance, lieu de sagesse, de rverie et de passivit. Cest un Orient fminis et immuable que Renan confronte lOccident mle dtenteur du logos, de la dialectique, de la rflexion et de laction.

Cette affirmation de la supriorit occidentale, conforte par la thorie volutionniste et lanalyse des socits indignes qui en dcoulent, vient renforcer et son tour subir linfluence de la logique coloniale de linvention de lAutre.

Cet intrt pour lOrient, proche ou extrme, se traduit par une profusion dimages scripturales et iconiques qui btissent un mode de reprsentations foncirement paternaliste et pjoratif des peuples coloniss. Il faut savoir que le systme colonial ne simpose pas par simple transfert des structures politiques ou autres, il saccompagne toujours dune srie de fables et de descriptions-reprsentations qui lgitiment ce transfert.

Procdons lexamen de ces descriptions-transferts.

Le regard critLe rcit de voyage, publi dans un premier temps dans les journaux, utilise un style essentiellement mtaphorique cette manire dcrire qui fait image. Il raconte le plus souvent litinraire du voyageur. Les pripties de son aventure et les penses qui lui viennent durant son sjour. La couleur locale, omniprsente dans ces textes, vite la ralit en parlant des curiosits et sert de dcor cette narration. Elle a pour fonction de rappeler au lecteur la distance, pas uniquement spatiale, qui le spare des hommes et des endroits dpeints.

Il faut dire cependant que, parlant de lAlgrie conquise en 1830, certains premiers rcits dcrivent avec une certaine bienveillance les populations rencontres. Citons ceux de: Thophile Gautier (1845):Voyage pittoresque en Algrie(1865); Eugne Fromentin, peintre et crivain, (1846, 1847, 1852):Un t au Sahara(1857) etUne anne dans le Sahel(1859); Alphonse Daudet (1861):Tartarin de Tarascon(1872).

Mais le regard changera, en se durcissant, avec la politique de colonisation outrance initie au dbut de la IIIme Rpublique (1870).

Aprs loccupation en 1863 de la Cochinchine et du Cambodge, du Sngal (1865), de la Tunisie (1881) et du Tonkin (1885), Madagascar passera sous lautorit de la France en 1896.

Un auteur considrable, Guy de Maupassant, se rendra par exemple plusieurs fois en Algrie partir de 1881. Un rcit:Au soleil, et une nouvelle:Allouma, sont publis lissue de ses voyages.

DansAu soleil, qui se veut une relation objective de son passage en Algrie, une sorte de carnet de route, Maupassant dcrit son rapport au pays, ses habitants les indignes. Il distille quantit de jugements formuls au prsent de vrit gnrale, celui des fables, dont voici quelques aperus:

On sait que les Arabes ne sont pas indiffrents la beaut des hommesQui dit Arabe dit voleur, sans exceptionIl faut avoir vcu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur tre, de leur cur, de leur me, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une ncessit de la viePeuple trange, enfantin, demeur primitif comme la naissance des racesleurs coutumes sont restes rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux dans les effleurerLes Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possdons, que nous rendons fconde, que nous aimonsLe sillon de lArabe nest point ce beau sillon profond et droit du laboureur europenLa femme Arabe, en gnral, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle na de pudeur que pour son visage

Ce paquet informe de linge sale qui reprsente la femme Arabe.

Ces jugements sont la reprise exactes des ides vhiculs par lidologie imprialiste de lpoque qui fixe le colonis dans une diffrence infriorisante qui serait inscrite dans ses gnes. Une sorte dtre inachev, inabouti compar ltalon reprsent par lEuropen, et quil faut refaonner.

La position de Maupassant propos de lIslam nest pas tranch. Il y reconnat une certaine simplicit (les mosques aux salles dpourvues de dcoration), un certain galitarisme (le droulement de la prire o les classes sociales sont confondues). Il est sduit par la place rserve aux fous dans la socit musulmane, par le rituel funraire (lenterrement, le cimetire) et considr, lui lanti-clrical, que labsence de clerg est un avantage.

Mais il critique svrement ce que nous pourrions appeler les distorsions de cette religion: sa misogynie qui exclut la femme du champ social favorisant, selon lui, lhomosexualit masculine et certaines de ses pratiques quil dfinit comme barbares, moyen-geuses, anachroniques. De ce constat, Maupassant tire la conclusion que lIslam est inapte la modernit. Ce point de vue largement admis son poque empchera nombre de musulmans volus accder, durant la priode coloniale, la citoyennet franaise.

Il condamne le rle ngatif de lIslam qui guide continuellement le musulman et le freine dans sa vie en lloignant de toute possibilit de progrs. Il peut ainsi numrer une srie de caractres, thmes-clichs devenus rcurrents dans ce type de discours, quil attribue lindigne: lignorance, le mensonge, la paresse, la salet, la lchet, lhypocrisie, la complaisance, le fatalisme, la dissimulation, lincivilit.

Allouma, uvre de fiction, relate une histoire damour entre un colon et une fille du Sud,une rdeuse du dsert, une bte admirable, une bte sensuelle, une bte plaisir qui avait un corps de femmeet montre limpossible rencontre entre les partenaires. Allouma, lhrone, tant incapable, selon le narrateur, dprouver,comme toutes les filles de cecontinent primitif,le moindre sentiment amoureux,cette petite fleur bleuequi clt dans le cur des femmes du Nord.

Souple comme un animal quoi elle est souvent compare, elle nest envisage dans la nouvelle que comme corps la sensualit insatiable. Et menteusecomme tous les Arabespour revenir la fonction globalisante du strotype.

Un autre roman, prsent sous la forme dun journal intime, intitulMambu et son amour, parat en 1924. Lauteur, Louis Charbonneau, les situe au Congo et lhistoire raconte, annonce comme vraie, se droule en 1904. Il sagit l encore dune histoire damour entre le narrateur etune jeune ngressequi a toute les qualits (belle, srieuse, aimante, vierge, franise), sauf celle dtre de la mme origine que son amant. Les diffrences culturelles sont telles, selon lauteur, lcart entre leur monde est si grand que la sparation simpose au prix de la mort de la jeune femme. Ce roman, sans grande valeur littraire, a le mrite pourtant, en indiquant les contradictions de la politique officielle de la France dans ses colonies, de montrer comment lassimilation est refuse auxcoloniss mancips.

Une scne est relever qui signale la question incontournable de la couleur de la peau, cellede la race blancheet cellede la race noire.Une vieille dame est heureuse de voir Mambu cder lhomme blanc car, dit-elle, siLes Blancs viennent prendre les femmesnoires, alors les enfants seront blancs! Et les Noirs seront finis!.

Cet aspect de la colonisation, qui est lun des effets de lacculturation, sera longuement dvelopp par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon sous le concept decomplexe delactification qui est une variante de ce que dautres appelleronsla haine de soi.

On pourrait rattacher la leon deMambu et son amouraux difficults rencontres par les premiers anthropologues et ethnologues dans leur rapport au monde africain. Ces difficults tiennent dans lirrpressible sentiment de supriorit de lhomme civilis qui contamine la relation entre lethnographe et son sujet dtude.Le regard peintLa peinture dite orientaliste participe galement llaboration de la reprsentation du colonis (qui sera pour les peintres selon les poques: Arabe, Bdouin, Maure, Kabyle, Africain, Indigne, Autochtone).

Eugne Delacroix (1832): sa toile,La mort de Sardanapale(1827), cristallisera longtemps en France le fantasme dun Orient cruel et raffin. Dans ce tableau, le tyran Sardanapale, qui va mourir, assiste impassible dans le faste de son palais au sacrifice, quil a command, de ses femmes et de ses chevaux. Une atmosphre tragique faite de grandeur rsigne o des sensations extrmes inspirant attraction et rpulsion deviennent pour ainsi dire palpables, imprgne cette scne qui fit scandale le jour de son exposition. On reprocha Delacroix davoir os mler dans cette uvre la mort et la volupt.

La toileLes massacres de Scio(1824), o la brutalit des Turcs lencontre des Grecs est mise en avant, avait particip trois ans auparavant la naissance dun fort sentiment de rejet lencontre de la Turquie.

Delacroix met en scne des situations dramatiques pleines de tumulte dans les couleurs qui voquent ses yeux lOrient: le rouge, le bleu sombre, lor, locre, le noir.

Aprs un court sjour au Maroc et Alger, en 1832, il assagira sa palette comme dans ses tranquillesFemmes dAlger dans leur appartement(1834).

Mais de nombreux autres peintres prennent part leur manire cette invention de lAutre en sinspirant des rcits de voyage publis ou voyageant eux-mmes. Ainsi Ingres et sesOdalisques(il nira jamais en Orient), Horace Vernet (1833), lauteur deLa smala de lEmirAbdel-Kader immense toile de plus de vingt mtres qui a reprsent dans les ouvrages scolaires et les gravures murales la conqute de lAlgrie, Thodore Chassriau (1846), amoureux de la vie saharienne et Jean-Lon Grme (1853).

LOrient montr par ses peintres sarrte souvent aux portes de lintimit des gens rencontrs. Il se ferme aux regards indiscrets et noffre voir que lextrieur de son univers le montrable o il napparat pas rellement: les villes, les rues, les cafs, les marchs, le dsert et son ciel. Do la frustration de ces artistes contraints dimaginer ce qui leur est cach, cest dire le monde secret qui continue dexister derrire les voiles ou le mur des maisons. Cette frustration, donnant corps leurs fantasmes, les amne peindre ces scnes improbables de harem, de danses, de bains, de siestes o le corps nu ou demi dcouvert des modles (habituellement des prostitues) rotise le monde oriental et accrdite, dans la clture du srail, lide de lenfermement des femmes.

Le regard photographiqueLa photographie vient rpter en reproduisant les mmes situations mais en leur affectant un indice de ralit.

Un peu avant 1900, la carte postale amplifiera, sous forme deScnes et types, cette vision du monde colonis en y ajoutant une lgende ou un commentaire. Elle donne naissance au type indignis. La carte postale, qui atteint tous les publics de la Mtropole, confirme dans lesprit de celui qui la reoit, lide dj vhicule par des supports autres que la littrature, la peinture ou la photographie, et quil a pu rencontrer dans les manuels scolaires ou dans ce vecteur dducation ludique quest la bande dessine (Bcassine chez les Turcs(1918),Tintin au Congo(1930),Tarzan(1930),Zig et Puce lexposition coloniale(1931) etc.).

Le regard illustrLes livres dhistoire et de gographie, les livres de lecture au programme des tablissements scolaires publics ou privs jusquaux annes 1950 refltaient la pense dominante du temps des colonies.

Rappelons-la brivement: le positivisme, systme philosophique qui voit dans lobservation des faits positifs, dans lexprience, lunique fondement de la connaissance, distingue dans son principe lEurope moderne, civilise et rationaliste dun Orient arrt dans un pass prestigieux et croupissant dans ses ruines. La notion de race, alors thoris par Gobineau (1816-1882) dansEssai sur lingalit des races humaines(1853-1855), se retrouve dans les cours dispenss aux lves. Elle sera relaye par le sociologue Lvy-Burhl (1857-1939) dansLes fonctions mentales dans les socits primitives(1910) et dansLa mentalit primitive(1922). Pour Lvy-Burhl, dont les travaux inspireront le racisme biologique nazi, le sauvage est dune mentalit infrieure parce quil est marqu par lanimisme et la magie. Le civilis est suprieur parce quil est marqu par la pense logique et pratique.Jules Ferry, le pre de lcole rpublicaine, se dmarquant de lextrmisme de ces thses mais conservant leur esprit, affirmait quen change de son expansion conomique la France offrait en contrepartie la civilisation aux peuples coloniss.

On peut dire que lcole, qui devient obligatoire en 1881, a contribu transmettre et enraciner des prjugs racistes dans la mmoire de plusieurs gnrations dcoliers.

DansComment on raconte lHistoire aux enfants,Marc Ferro crit:

Ne nous y trompons pas, limage que nous avons des autres peuples et de nous mmes est associe lHistoire quon nous a raconte quand nous tions enfants. Cette reprsentation nous marque toute notre vie.

Les autres supportsPour en revenir aux supports de reprsentations dont je nai pas parl, voici quelques lments susceptibles dtre ultrieurement dveloppes.

En ce qui concerne la reprsentation de lAfricain il faudrait dire que ds le XIXme sicle, une double image du Noir sinstalle en Europe: celle de lanthropophage (reprsent dans son univers naturel, la brousse) ou celle du domestique et de la nounou intgrs au monde blanc.

Les gravures du XVIme sicle montrent des tres monstrueux, surtout des femmes, vivants dans la Carabe (Martinique, Hati...). Etait-ce une manire de brider le dsir sexuel en attente dexotisme?

Plus tard cependant, J.J. Rousseau, contre-courant des ides de son poque, considrera le sauvage - parce que sans passion, fort e t agile suprieur au civilis.

La publicit.Le Noir authentifie le produit venu dailleurs. Les campagnes de promotion parlant du caf, du chocolat, de la margarine, du rhum, des bananes useront sans compter de ce personnage. La publicitBananiademeure licne emblmatique de cette srie.

Les reprsentations des Africains dans limagerie enfantine.Limagerie dEpinal, la plus productive, sadresse aux enfants et propose des sujets o le Noir,Bamboulapar exemple, amuse par son innocence et son aspect simiesque. La thorie volutionniste est illustre par une quantit importante de ces scnes en images distribues en rcompense aux coliers mritants. Ces images agrmentent galement les emballages des produits de grande consommation comme le chocolat ou le pain dpice.

La femme noire en image.En tant quAfricaine, la femme noire est considre comme porteuse de la reprsentation de lAfrique mise en oeuvre par les coloniaux. Om peut observer lvolution de cette image dans les photographies publies par deux revues:LIllustrationetLe Monde colonialillustr des annes 1900 et au-del.

Dans un premier moment de la femme noire est reprsente dans sa nudit naturelle: elle attise la curiosit rotique des lecteurs de ces revues. Plus tard, rsultat de la propagande de lEglise et dans un souci de prservation de la pudeur occidentale, elle est reprsente vtue dans ses occupations mnagres do ressort le thme du portage qui souligne llgance du corps en augmentant son attrait sexuel. Elle se transforme en bonne sauvage docile toutes les manoeuvres.

Il serait intressant de comparer ce mouvement dvtu/vtu ce qui se passe en Algrie o la femme arabe subit le mouvement inverse. Dvoil, son corps est souvent montr dnud dans les cartes postales.

Le Noir dans laffiche politique.Dabord symbole dela force noirefroce et brave (en rfrence aux tirailleurs africains engags dans la premire guerre mondiale), le Noir devient un peu plus tard, avec le dbut des premiers troubles dans les colonies, fomenteur de complot ou symbole de la rpression.

Le cinma colonial.Il parle peu de lpope des conqutes coloniales car pour lui la prsence franaise en Afrique est un fait acquis. Il familiarise le spectateur mtropolitain aux paysages exotiques et propose des actions commences en France et qui sachvent en Afrique. Le temps y est suspendu et lhistoire avance peine; lAfricain est relgu aux marges de lintrigue o il napparat que sous les traits du sauvage ou du serviteur (le boy) obissant.

Laction vanglisatrice des missionnaires.Diffuse dans des revues et des ouvrages par les missions chrtiennes, cette action est considre comme une activit ecclsiastique normale. Elle montre les ralisations de ces missions et la progression marche force de la foi en Afrique. Ces informations sont destines aux lecteurs chrtiens de la Mtropole.

ConclusionOn le voit, les procdures de reprsentation de lEtranger forment systme, elles circulent dans toutes les instances de production intellectuelles ou artistiques et concurrent forger des images qui deviennent des strotypes.

Comme tout strotype, une fois la dsignation passe dans les moeurs, elle est adopte sans rflexion supplmentaire. Elle va de soi.

Lavantage du strotype est quil permet dviter de rflchir. On spargne le travail de connaissances de lAutre. Loin dtre une lecture du rel, le strotype est une transformation du rel. Il procde la fois par gnralisation, rduction et occultation dbouchant sur la clture et la naturalisation.

Le strotype a pour effet denfermer sur eux-mmes les groupes tels quil les catgorise, en dcidant quil sagit dun processus vident qui tient lanaturedes gens.

Les contre-exemples sont vacus, ne sont pas pris en compte. En clair, les lments positifs ne sont jamais retenus.

Ainsi pour esprer combattre efficacement les ides reues, les craintes voire lhostilit lgard des immigrs, il faut en passer par ltude de leur gense et des conditions qui expliquent, travers le temps et les socits, leur naissance, leur dveloppement et leur transformation. Et voir comment ces reprsentations scripturales ou picturales ces infracassables noyaux de nuit ainsi quaurait pu les nommer Andr Breton, se transforment en images mentales et alimentent limaginaire collectif qui dfinit lAutre, lailleurs.

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