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Page 1 sur 6 De Much loved et du carriérisme politico-universitaire Depuis le printemps arabe et l’avènement de Daesh sur la scène politique arabe, des professeurs français d’histoire du monde arabe et autres soi-disant spécialistes interviennent régulièrement dans les médias français et ailleurs pour commenter les actualités politiques et sociales du Maroc. La gestion politique du phénomène islamiste, pour le moins réussie jusqu’à maintenant, par la monarchie et l’ensemble de la classe politique marocaine pour échapper à un printemps arabe dévastateur, ne relève pas des schémas habituels et/ou familiers d’analyse de ceux qui s’intéressent au Maroc et échappe par conséquent à une analyse ou à une lecture constructives de ce qu’est le réel de la société marocaine, sa manière présente, actuelle, de négocier avec son passé pour un futur meilleur. Au contraire, elle donne lieu - au mieux - à des lectures anachroniques des événements, à des opinions qui tiennent lieu de vérités et d’explications scientifiques, et surtout à relayer les fantasmes de quelques illuminés qui se prennent pour des faiseurs d’opinion en attaquant dans leur dignité tous les marocains et tous les membres de la famille royale sans distinction, les éclaboussant régulièrement par des ragots abjectes, souvent liés au sexe. Régulièrement donc, ces soi-disant spécialistes interviennent pour nous expliquer ce que sont les marocains, ce qu’ils pensent, et le regard supposé qu’ils portent sur ce qui se passe chez eux. Je ne vais pas lister ici, l’ensemble des extravagances qu’ils véhiculent dans la presse et par conséquent dans l’opinion française et marocaine, puisque leurs propos sont repris, traduits sans discernement par certains journaleux marocains, qui ne prennent pas même la peine de s’interroger sur ce qu’ils reproduisent ou traduisent.

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De Much loved et du carriérisme politico-universitaire

Depuis le printemps arabe et l’avènement de Daesh sur la scène politique

arabe, des professeurs français d’histoire du monde arabe et autres soi-disant

spécialistes interviennent régulièrement dans les médias français et ailleurs pour

commenter les actualités politiques et sociales du Maroc.

La gestion politique du phénomène islamiste, pour le moins réussie jusqu’à

maintenant, par la monarchie et l’ensemble de la classe politique marocaine

pour échapper à un printemps arabe dévastateur, ne relève pas des schémas

habituels et/ou familiers d’analyse de ceux qui s’intéressent au Maroc et

échappe par conséquent à une analyse ou à une lecture constructives de ce

qu’est le réel de la société marocaine, sa manière présente, actuelle, de négocier

avec son passé pour un futur meilleur. Au contraire, elle donne lieu - au mieux -

à des lectures anachroniques des événements, à des opinions qui tiennent lieu

de vérités et d’explications scientifiques, et surtout à relayer les fantasmes de

quelques illuminés qui se prennent pour des faiseurs d’opinion en attaquant

dans leur dignité tous les marocains et tous les membres de la famille royale sans

distinction, les éclaboussant régulièrement par des ragots abjectes, souvent liés

au sexe. Régulièrement donc, ces soi-disant spécialistes interviennent pour nous

expliquer ce que sont les marocains, ce qu’ils pensent, et le regard supposé qu’ils

portent sur ce qui se passe chez eux.

Je ne vais pas lister ici, l’ensemble des extravagances qu’ils véhiculent dans

la presse et par conséquent dans l’opinion française et marocaine, puisque leurs

propos sont repris, traduits sans discernement par certains journaleux

marocains, qui ne prennent pas même la peine de s’interroger sur ce qu’ils

reproduisent ou traduisent.

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Je prendrai un seul exemple : Les prostitutions1 au Maroc, question que le

brillantissime cinéaste, Nabil Ayouche, et ses prodigieuses actrices ont jeté à la

face de la société marocaine, avec le film Musch loved, Zin li fik, comme un défi,

pour que cette dernière s’interroge enfin sur sa (ses) manière(s) d’être et le

model qu’elle veut construire pour l’avenir de ses enfants.

M. Pierre Vermeren, qui nous assène régulièrement ses ‘Vérités’ sur le

Monde arabe, le Maghreb et le Maroc en particulier, est intervenu encore une

fois dans la presse, pour nous délester de nos ‘idées reçues’ sur le Maroc.

Consulté au sujet du succès rencontré par le film de Nabil Ayouche, Much loved,

au festival d’Angoulême, il nous dit ceci2 : « Ce film évoque une honte nationale,

celle de la prostitution de masse. Bien que ce soit de notoriété publique, il ne faut

pas en parler… La société marocaine est à la fois assez libre et très conservatrice.

Le fait que le film soit réalisé par un cinéaste marocain et joué par des actrices

marocaines est très mal perçu.» La censure de Much loved au Maroc n’est pas

tant un problème puisqu’« Il n'y a plus de salles de cinéma au Maroc. Elles ont

toutes fermées progressivement. » A cause bien sûr des islamistes et surtout de

la peur des marocains : « Même s'il n'y a pas eu d'attentat récemment dans

leur pays, les Marocains ont très peur. Ils préfèrent rester chez eux et regarder

un DVD plutôt que de risquer leur vie en allant au cinéma ».

Résumons les propos éclairants de notre grand spécialiste du Monde arabe,

du Maghreb et du Maroc plus précisément, lors de son entretien sensé nous

éclairer à priori sur la perception au Maroc de Much loved, primé pour sa double

performance intellectuelle et artistique3 : prostitution de masse, une honte

1 Je reviendrai très prochainement sur la question des prostitutions, en particulier la prostitution féminine au Maroc, dans un article en préparation. 2 Le Figaro, Much Loved : au Maroc, les salles de cinéma disparaissent progressivement, http://www.lefigaro.fr/cinema/2015/09/01/03002-20150901ARTFIG00022--much-loved-au-maroc-les-salles-de-cinema-disparaissent-progressivement.php. 3 Much loved a emporté deux Valois d’or : du meilleur réalisateur pour Nabil Ayouche, de la meilleure actrice pour Loubna Abidar.

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nationale, les salles de cinéma ferment, les marocains se terrent chez eux par

peur du terrorisme islamiste. Des mots savamment choisis et distillés dont le

lien logique pourrait être aisément déconstruit par un enfant de cinq ans, mais

que M. Vermeren nous sert pour accréditer une thèse qu’il défend

régulièrement dans ses interventions à savoir : La désintégration imminente du

royaume du Maroc pour cause d’instabilité de la monarchie marocaine et par

conséquent du Maroc.

A ce niveau d’explications baroques, parions d’abord une chose : Mr.

Vermeren est pour le moins ignorant des réalités et jeux politiques marocains.

Les marocains se battent et réclament un Etat de droit et une monarchie

parlementaire et ce sont les femmes marocaines qui luttent le plus

opiniâtrement pour leurs avènements à court terme. Ce sont souvent elles qui

disent tout haut ce que les hommes chuchotent tout bas, justement pour ne pas

laisser de place dans la société marocaine à l’expression de la violence politique,

au terrorisme islamiste ou à la violence sociale.

Gageons ensuite que M. Vermeren, ne maitrise ni la langue arabe classique,

ni la darija, langues par lesquelles s’expriment les marocains aussi bien à l’écrit

qu’à l’oral quand ils ne s’adressent pas à l’Occident. Car comment expliquer

autrement sa morgue pour les réalités marocaines affirmant l’existence d’une

prostitution de masse supposée avoir engendré une honte nationale ; alors

même qu’un débat franc et ouvert sur les prostituions et au-delà, sur les

différentes formes de sexualités existantes au Maroc est engagé depuis plusieurs

années.

La controverse suscité par Much loved depuis la présentation du film au

festival de Cannes au mois de mai dernier a mobilisé la société marocaine dans

son ensemble et dans ses différentes langues nationales - la société civile

marocaine, les partis politiques marocains de tout bord, les médias de tout

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support, les réseaux sociaux -, s’inscrit précisément dans ce débat qui n’est ni

tranché ni clos.

Quant à la prostitution de masse dont il nous parle, on se demande où sont

les chiffres et/ou les statistiques qui attesteraient qu’il ne s’agit pas là de sa part

d’un pur mépris pour l’objet de son étude; confondrait-il médiatisation, visibilité,

concentration dans certaines villes touristiques4 (Marrakech, Agadir…), ou riches

(Casablanca), avec des chiffres, études statistiques, comportementales...etc.?

Les contorsions intellectuelles de M. Vermeren, pour nous convaincre de

ses hypothèses scabreuses, ne s’arrêtent pas là. La censure du film au Maroc

avant même sa sortie, ne pose aucun problème selon lui à la société marocaine,

puisque les salles de cinéma ferment en raison du manque à gagner. A l’en croire,

les marocains seraient terrifiés par la peur, craindraient pour leurs vies et

vivraient terrés chez eux à cause de la pression qu’exercent sur eux les islamistes

et les attentats. De combien de salles s’agit-il ? Où ferment-elles ? Quel est le

nombre des attentats perpétrés au Maroc ces dernières années pour que les

marocains n’osent plus sortir ? Combien de victimes ?

Statistiquement, le Maroc est le pays du bassin méditerranéen qui a connu

le moins d’attentats liés au terrorisme islamiste. Mais à lire M. Vermeren, on se

croirait dans The Killing Fields ou Apocalypse now. Et, on se demande comment

se fait-il que des quartiers populaires marchands [Derb Sultan, Bab Merrakech

(Casablanca), Bab Jama’ elfna (Marrakech), Inzeggan (Agadir) pour ne citer que

les places les plus célèbres] voient le passage journalier de plusieurs centaines

de femmes, d’hommes et d’enfants, sans parler des cafés, des restaurants, des

boulevards, des plages, qui ne désemplissent jamais. Les marocains sont vivants,

vivent et continueront de le faire. Ils négocient en permanence avec leurs

4 N. Ayouche, fin connaisseur de la société marocaine fait dire à L. Abidar dans Much loved : « toute prostitué qui ne sait pas où exercer vient à Marrakech », phrase oh, combien juste !

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gouvernants chaque millimètre de liberté, chaque avantage social ou politique,

et chaque droit, n’en déplaise aux nostalgiques de la monarchie de droit divin5

en France et à ceux de la révolution française.

Parmi les arguments avancés par les tenants de la censure, la fréquentation

familiale du cinéma. Et, il est vrai que depuis son introduction au Maroc, le

cinéma s’est inscrit dans les traditions de sorties familiales, avant de s’inscrire

dans les sorites amicales et/ou individuelles : J’ai moi-même fréquenté

assidument le cinéma de Boujloud à Fès, dès l’âge de deux ans avec les miens

pour qui s’était déjà une tradition, avant de fréquenter adolescente, les salles de

Casablanca (Liberté, le Rex, le Colisée…).

Le cinéma Boujloud devenu infréquentable, les familles de la médina l’ont

déserté pour se rendre dans ceux de la ville ; voué à la démolition un temps, il

est aujourd’hui classé monument historique6. La programmation systématique

de films étrangers violents par certains cinémas, bien que situés dans des

quartiers résidentiels (cas notamment du cinéma Liberté), les a faits abandonner

par les familles qui leur préfèrent les nouvelles salles des nouveaux quartiers

huppés ou du moins considérés comme tel. Mais, il semble que notre grand

spécialiste, soit également ignorant des changements et des déplacements

géographiques ne serait-ce que par phénomènes de mode.

Quant à la censure, M. Vermeren la juge secondaire dans la situation

supposée chaotique du Maroc ; et oublie que la censure est un problème

éminemment grave au Maroc comme ailleurs dans le monde, parce qu’on y

porte atteinte à la liberté d’expression. Bien plus, à la liberté d’être. Si le film de

Nabil Ayouche a fait couler tant d’encre et fait parler tant de marocains de par

le monde, c’est justement parce qu’il est un des emblèmes de cette liberté.

5 Il va de soi que parler d’une monarchie de droit divin en ce qui concerne la monarchie marocaine est aberration et un non-sens, quand bien même cette idée soit défendue par des spécialistes du Droit en France. 6 Je ne peux que rendre hommage aux cinéphiles et à tous ceux qui se sont battus pour qu’il continu d’exister.

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Ce ne sont certainement pas les calculs politiciens et le carriérisme infâme

d’un ministre à la proche des élections, qui empêcheront le film d’être distribué

au Maroc. Les marocains sont suffisamment adultes et conscients des réalités de

leur pays pour aller le voir et en débattre. Et, s’il est permis d’aller voir le film

Rabi’a El ‘Adaouiyya, projeté depuis plusieurs décennies au cinéma de Derb

Sultan, dans un des quartiers les plus populaires du Maroc; il sera également

permis d’aller voir Much Loved dans les salles de cinéma qui le projetteront.

Alors monsieur Vermeren de grâce, cessez de polluer l’esprit des français et

de certains marocains en mal de savoir, par des élucubrations qui vous tiennent

lieu d’analyses et d’explications sur le Maroc et le Monde arabe, et continuez à

faire ce que vous savez bien faire depuis longtemps…en-sei-gner./.

Blog, 3 septembre 2015, Jalila Sbaï.