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LE PRINTEMPS DES EPHEMERES Un roman de Benjamin THIERS EXTRAIT : prologue et premier chapitre Benjamin Thiers 1 / 7

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LE PRINTEMPS DES EPHEMERES

Un roman de Benjamin THIERS

EXTRAIT : prologue et premier chapitre

Benjamin Thiers 1 / 7

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Prologue : lettre à Laure Je suis assis et je regarde la mer. Je me tiens ici depuis des heures, perché sur un rocher noir écorché par les flots. Je laisse mon regard divaguer au large, les yeux fixés sur mes pensées. Dans mon dos, je devine la présence rassurante de la vieille tour de pierre. Face à moi, de l'autre côté du Golfe, le couchant boute le feu aux Sanguinaires. Que la mer est belle ! J'ai attendu trop longtemps pour en prendre conscience. Avant de te connaître, Laure, je n'écoutais pas les histoires murmurées par les vagues. Tu me manques et j'observe les tableaux éphémères que l'écume, en lettres blanches, abandonne sur la grève. J'y lis ces instants passés ensemble au bord de l'eau et nos rêves d'outre-mer.

Tu as été mon premier amour, Laure. Mon seul véritable amour, à vrai dire. Ton visage ne me quitte plus et notre dernière conversation hante mes pensées. Je te revois plongeant tes grands yeux verts dans les miens. Et si tu pars demain, Laure, que deviendrai-je ? Prenant un air indigné, tu m'as juré en levant la main droite de ne jamais m'abandonner. Croix de bois, croix de fer... Tu as ri, d'un rire clair et joyeux, puis tu as clos cette discussion d'un baiser. Comment pourrais-je oublier le goût enivrant de tes lèvres ? Laure, tu as été dans ma vie un songe merveilleux. Qu'il devienne le rêve d'une nuit sans aurore. Dans ce royaume onirique, nous parlerions à jamais d'amour et d'art, de voyages et d'aventures.

Te rappelles-tu, Laure ? Là-haut, sous la garde des étoiles, nous croyions encore à ces miracles de contes de fées. Notre bonheur était un poing brandi à la face de l'univers. Armés de notre amour, nous défiions la fatalité avec toute l'audace de nos vingt ans. Que pouvait-il nous arriver ? Je te tenais par la main et je me sentais capable de soulever des montagnes. Nous étions deux éphémères butinant dans un champ en fleurs, insouciants du soir qui tombe. J'ai cru sincèrement, de toutes mes forces, que tu resterais à jamais à mes côtés. Pourtant, quand je me suis réveillé le lendemain, tu n'étais déjà plus là. Tu m'as quitté et tu as emporté avec toi les couleurs de ce monde. Tu m'as laissé seul avec ma peine.

Je suis venu en Corse trouver la paix que Marseille ne m'offre plus. Tu es trop présente là-bas, Laure. Je ne peux plus sortir de chez moi sans te rencontrer à chaque coin de rue. L'île de beauté est mon refuge. Je suis venu y reprendre des forces, retrouver le courage d'affronter la vie qui m'attend au-delà de la mer. Les amis sont particulièrement présents, ils m'entourent de toute leur affection. Quand j'irai mieux, je reprendrai mes études. Je ferai comme tu me l'as demandé, Laure. Tes parents t'ont reprise et je ne peux plus te voir, mais je tiendrai une promesse scellée sous les étoiles. Je te confierai le premier exemplaire de mon livre, et le vent tournera les pages pour toi.

Des heures durant des silhouettes sont passées à côté de moi; elles n'étaient que des fantômes. Maintenant, le soleil est presque couché et il n'y a plus personne sur la plage. Je suis seul. J'ai raté l'heure du dîner et ils doivent m'attendre au village. Lentement je me lève et mes articulations engourdies craquent sous l'effort. Il est temps de quitter la grève, de jeter à l'eau mes pensées comme une bouteille à la mer. À regret je dois terminer cette lettre, Laure. Ce n'est pas un au-revoir, encore moins un adieu. Je te dis à bientôt, mon aimée.

Porticcio, le 20 octobre 2009

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Vendredi 19 juin 2009

Journal de Laure

Je n'avais pas envie de traîner au lit ce matin. Cinq minutes à peine après m'être réveillée, je me suis levée pour ouvrir les volets. Un soleil radieux a inondé ma chambre. Un vrai ciel estival ! Décidément, juin est mon mois préféré : les cours sont finis, les soirées sont longues et la chaleur n'est pas encore insupportable. Et quel bonheur d'entendre les premières cigales ! Elles annoncent enfin un été que j'ai attendu tout l'hiver en me morfondant. Qu'est-ce qui est plus déprimant que de s'enfermer à la fac quand il fait encore nuit et d'en sortir au crépuscule ? Chaque automne, quand arrive le changement d'heure, je me dis que je pendrais bien par les pieds, au dessus d'une marmite bouillante, les crétins qui l'ont inventé.

Mon programme était arrêté dès le petit-déjeuner. D'abord, les corvées : je devais passer chez le médecin vers onze heures pour récupérer des résultats. Ensuite, direction la mer ! Après un sandwich à l'Escale, je comptais passer l'après-midi sur la plage en alternant natation et bains de soleil. Un planning que je répète souvent quand arrivent les beaux jours. Il n'y a que quand il fait vraiment trop chaud que je reste enfermée dans ma chambre à jouer du violon. J’aurais dû me méfier en poussant la porte du cabinet ce matin. Le docteur Morot arborait, encore plus qu'à son habitude, cet odieux rictus qu'il essaye de faire passer pour un sourire. Je l’ai toujours vu avec son air d'hypocrite celui-là, sauf quand on sort le chéquier pour régler la consultation. Là, de suite, c’est une autre histoire.

Bref, il m’a tendu la main puis m’a invitée à entrer.

- Je t’attendais ma petite Laure. J’ai reçu les résultats de tes examens hier soir.

Je n'ai jamais aimé ce vieux prétentieux. À l'origine c’est le docteur de mes parents. Évidemment, il a fallu que ce soit aussi le mien. C’est plus pratique, paraît-il. « Il connaît ton dossier ». Ou bien : « Il t'a vue naître... ». J'aurais dû tous les envoyer paître depuis bien longtemps, ces donneurs de leçons ! C’est fou le nombre de décisions que j'ai pu prendre dans ma vie et qui ne m'appartenaient pas. Je proteste vaguement, pour la forme, puis je m’y plie car ça me semble plus simple. Plus lâche aussi... J'ai horreur des conflits, alors je suis toujours leur avis pour éviter qu'ils ne me tirent la tronche. Si je survis encore quelques années, c'est promis, je choisirai un nouveau médecin de famille ! Ce sera même la première chose que je ferai, puisque je ne peux pas changer de parents.

Sa voix était trop doucereuse. Il dissimulait sa morgue habituelle en affichant un sourire mielleux. Sur le coup je n’y ai pas fait attention, j'avais juste une vague impression de malaise. Comme si quelque chose ne tournait pas rond. Maintenant que j'y repense, j'en frémis de dégoût. Ce n'était pas de la gentillesse à mon égard mais de la jubilation. Ce vieux porc se délectait à l’avance de ce qu’il allait m’annoncer. Il jouait les Cassandre et prenait son pied. Une nouvelle aussi horrible n'arrive pas tous les jours. Il s'en délectait à l'avance ce charognard, comme le vautour reniflant la mort sur un moribond.

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Hier soir, j'ai eu une sacrée migraine. J'espérais qu'elle passe toute seule et c'est ce qui est arrivé une fois de plus. Je n'y pensais même plus au réveil. J'allais même oublier le médecin si ma foutue mère ne me l'avait pas rappelé ce matin. Ces trois derniers mois, j'ai souffert de maux de crâne récurrents. Ils duraient généralement quelques heures et étaient chassés par une bonne nuit de sommeil. Hormis une fois, où la douleur a persisté durant plusieurs jours. Fin mai, j'ai ainsi enduré une céphalée terrible pendant plus de quarante-huit heures. J'ai tellement souffert que je suis restée dans le noir, sans même me lever. Mes parents se sont affolés, mais je ne me suis pas inquiétée outre mesure. Sûrement une histoire d'hormones, ou la fatigue des cours.

Je n’aurais pas dû écouter mes vieux. Mon père : « mais regarde-toi, tu as une mine de déterrée ! ». Et ma mère qui surenchérissait : « tu ne peux pas rester comme ça, va voir le docteur Morot ma chérie ». J’ai eu beau leur dire que ça finirait par passer, ils n'ont pas voulu m’écouter. Alors, il y a deux semaines, j'ai fini par céder devant leur insistance et j'ai pris rendez-vous chez le toubib. Je suis allée le voir à reculons et il m'a prescrit ses satanés examens. Ces gens-là, vous allez les voir pour une douleur au coude et ils vous trouvent un souffle au cœur ! Finalement, j’aurais mieux fait de ne pas les écouter et de continuer à faire l’autruche. On se moque d'elles et pourtant elles ne semblent pas plus malheureuses que nous. Et puis au moins, dans le sable, elles gardent la tête au frais !

Le docteur Morot m’a invitée à m’asseoir, m'indiquant une chaise d'un mouvement de la tête. Après une courte hésitation, j'ai fini par lui obéir. Cet homme me dégoute. Il m’a regardée longuement, sans prononcer un mot, et j’ai à nouveau ressenti cet étrange malaise. Il me considérait avec un appétit que je ne lui connaissais pas. Je percevais, à la place de son dédain habituel, une convoitise malsaine. Je n’étais plus une ombre devant lui, une cliente venue lui signer un chèque. Non, j'étais bien plus que cela : une proie à capturer impérativement. L'agonisante que le vautour considérait déjà comme son prochain repas. J’en ai eu la nausée, sur le coup, et une folle envie de fuir s'est emparée de moi. Je sentais les premières gouttes de sueur rouler sur mon front. Il a dû s'en apercevoir car il s'est décidé à parler.

- Il faut que tu sois forte, ma petite Laure. Les résultats ne sont pas bons. Pas bons du tout.

Le Docteur Morot m'a tendu les analyses. J'ai pris les trois feuilles et les ai rapidement survolées. Après un certain flottement, j'ai levé sur lui un regard ahuri. Je n’ai pas retenu les mots savants qu’il a utilisés, je me rappelle juste l’avoir entendu dérouler le long exposé clinique de mon syndrome. Pourquoi faut-il toujours qu'ils fassent les savants, les toubibs, avec leur jargon de bonimenteurs ? On n'est pas à la foire. Le latin et le grec ne vont pas mieux me guérir, ce ne sont pas des formules magiques ! Contrairement à ce qu'il doit s'imaginer, ce vieux salaud, je ne suis pas sotte ! J’ai exactement saisi ce que je devais comprendre : dans mon cerveau, certains petits vaisseaux risquent de claquer à tout moment. Leur rupture provoquerait une hémorragie cérébrale foudroyante. Je partirais alors en seulement quelques minutes. Peut-être même moins.

Tout a tournoyé autour de moi. Je ne le voyais plus, je ne devinais que sa silhouette blanche de fantôme. Je ne l'écoutais plus : seules ses lèvres bougeaient, sans qu'aucun son ne s'en échappe. J’étais sonnée, comme K-O debout. Mike Tyson n'aurait pas fait mieux en m'assénant son poing dans la gueule ! Mes pensées se sont embrouillées, il n'y avait plus dans ma tête qu'une douloureuse et indistincte rumeur. C'était comme si un abîme s'ouvrait sous mes pieds. Je me suis brusquement retrouvée au bord du vide,

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en déséquilibre. Je n'en voyais pas le fond et tout m'a semblé sombre, désespérément noir. La lumière est toujours au bout du tunnel, lancent-ils à tout bout de champ. Ils nous la promettent tous, les charlatans, les psychiatres et les prêtres. Comment les croire ?

J'ai eu un autre haut-le-cœur, plus violent que le précédent. Cette fois, j'ai bien cru que j'allais vomir mes tripes sur son beau bureau en acajou.

J'ai soudain eu envie de serrer contre moi mon violon. J'avais besoin, plus que jamais, d'entendre ma musique préférée. J'aime particulièrement le concerto pour violon en ré majeur, opus 61, de Beethoven. Malheureusement, son titre barbare ne lui rend pas hommage. Je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi ils baptisent ainsi de si jolis morceaux. Quand on est un artiste, on ne nomme pas une rose comme un botaniste. Je voulais fuir ce lieu maudit et rentrer chez moi, et jouer, jouer, jouer jusqu'à l'ivresse. Et danser sur le parquet, frôlant les murs et les meubles, jusqu'à ce que la tête me tourne. Je n'aspirais qu'à me sentir légère, si légère que j'aurais pu marcher au-dessus de l'abîme comme sur un fil.

Considérant mon visage livide, où il devait lire mon désarroi, le vieux fennec m’a demandé si j’allais bien. Il m’a même proposé un verre d’eau. C'est bien la première fois, en vingt ans, qu'il se fend d'un tel cadeau ! Comment voulait-il que j’aille ? Très bien, docteur ! Comme quelqu’un qui apprend, à vingt ans, qu’elle va crever dans un mois ou deux ! De l’eau, non merci docteur. Si vous avez, je ne suis pas contre une tasse de thé avec deux sucres. Et tiens, des petits biscuits aussi tant qu’on y est, plein de petits biscuits. Je n’ai plus besoin de faire attention à ma ligne. Les vers seront contents, ils auront plus à bouffer ! Je n’ai rien pu dire. Je l’ai regardé, hébétée, et j’ai fondu en larmes.

Il s’est approché et a voulu poser une main compatissante sur mon épaule. Comme s'il pouvait ressentir la moindre émotion ! J’ai eu un mouvement de recul. Croisant son regard, je n'y ai lu que de l'indifférence. Après quelques secondes d'incertitude, le docteur Morot s’est vite ressaisi. Il est retourné derrière son bureau et m’a annoncé d’une voix impersonnelle :

- Tu as de la chance, dans ton malheur, ma petite Laure. Il existe peut-être une solution. Mais je préfère être franc avec toi. L’opération a une chance sur deux de réussir, et il peut y avoir de graves séquelles.

J'ai essayé de parler mais les mots ne venaient pas. Il ne m'a pas laissé le temps de répondre.

- Tu risques d'avoir de lourdes séquelles. Tu peux finir sourde, muette, aveugle, ou peut-être pire encore. Mais on fera tout pour te sauver, ma petite Laure. Un grand professeur t’opèrera et je l’assisterai. Ce sera une première mondiale. Je suis sûr que ça se passera bien.

J’ai vu briller dans ses yeux une ambition féroce. Son regard semblait dire : « tu seras mon cobaye, Laure, mon petit rat de laboratoire que je vais trépaner. Si je réussis, j’entrerai dans la postérité. » Il m’a rappelé Grima Langue de Serpent dans le Seigneur des Anneaux. Mais ses artifices n'ont pas fonctionné, et je ne me suis pas laissée prendre au piège. Jamais je ne participerai à ses délires de grandeur ! Je veux mourir libre. Seule, peut-être, mais libre… Je ne serai enchaînée à aucun tube, je ne serai l’esclave d’aucune cupidité ! Je jouerai une dernière sonate à la lune puis je m'en irai ! Je crèverai dans un endroit reculé, où vous ne trouverez jamais mon corps.

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Et là, soudain, j’ai pris peur. J’avais besoin d’air. Je devais être seule, loin de ce sadique ambitieux. J’ai attrapé mon sac à la volée et je me suis précipitée vers la sortie. Il est resté bête, planté là derrière son bureau. Je ne sais combien de temps il lui a fallu pour réaliser ce que j’étais en train de faire. Au moment où je franchissais le seuil du cabinet, je l’ai entendu hurler à sa secrétaire de m’arrêter. La grosse mégère s’est levée et s’est campée face à moi. Les bras ouverts et les jambes arquées, elle ressemblait à un rugbyman. Chabal, la barbe en moins. Quoique... En y regardant de plus près !

J’ai foncé dans la masse sombre qui me barrait la route, la tête baissée, et je l'ai percutée au niveau du front. J’ai entendu quelque chose craquer. Sébastien Chabal est tombée, m’entraînant dans sa chute. Je me suis relevée et j’ai repris ma fuite. Avant de disparaître, j’ai pu l'entendre crier des insultes d'une voix étouffée. Apparemment je lui aurais cassé le nez. Elle ne l’a pas volée, sa fracture. Sorcière ! Les deux vont tout de même bien ensemble. Je me demande s'ils font parfois des trucs cochons, entre deux clients. Le médecin et sa secrétaire, voilà encore un beau cliché... Je les imagine bien tous les deux sur la table d'auscultation, elle jouant à l'infirmière et lui au patient !

En arrivant à l’air libre j’ai chancelé, aveuglée par le soleil. L’air tiède m’a brûlé les poumons : je respirais encore, j'étais vivante. Cette bouffée d'oxygène m’a permis de retrouver suffisamment de forces pour prendre le large. J’ai couru et j'ai pu attraper in extremis un autobus. Je suis descendue deux arrêts plus loin et j’ai pris une autre ligne pour les semer. Puis j’ai erré seule, toute la journée, dans les rues de Marseille. J’ai fini par aller à l’Escale. Je voyais des enfants courir sur la plage, de jeunes couples déguster des glaces. Ils semblaient heureux, insensibles à mon malheur. J’écoutais en boucle Lili, d’Aaron. « Je vais bien, ne t’en fais pas ». Je devrais peut-être faire comme la fille de la chanson, et sniffer mon premier rail de coke. Je ne risque plus rien, maintenant…

En seulement quatre heures, j'ai compté pas moins de dix messages et une vingtaine d’appels en absence. Ils étaient tous de mes parents. Apparemment, ce bon vieux docteur a bafoué le secret médical et a vendu la mèche. Il est beau, son serment d'hypocrite.

« Rentre, chérie, c’est maman. On s’inquiète pour toi. »

Et puis le ton, au fil des messages, s’est progressivement durci.

« C’est ton père. Ne fais pas l’enfant, rappelle-nous Laure ! »

Au timbre geignard de ma mère succédait, une fois sur deux, la voix de plus en plus autoritaire de mon père. Jusqu’au bouquet final.

« Bon, Laure, tu arrêtes tes conneries et tu rentres immédiatement ! Ta mère chiale depuis une heure à cause de toi ! Tu es fière au moins j’espère ! »

J’ai fini par éteindre le téléphone. J’avais mal au cœur, et cette satanée migraine me vrillait à nouveau le crâne. Elle aura ma peau, j'en suis convaincue. J’ai soudain réalisé le fossé qui nous séparait, mes vieux et moi. Ils ne pouvaient pas me comprendre et j’avais été dupe pendant des années. Ils aimaient simplement l’idée d’être parents. J'avais juste un rôle à jouer dans leur histoire, j'avais été mise en

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chantier pour ça. On ne peut pas coller à l'image de la gentille petite famille idéale sans un gosse ou deux au milieu. Sans mouflet, on paraît de suite suspect, moutons noirs dans un troupeau de vaches à lait.

Quand j'y pense, je me dis que je pourrais presque écrire un joli conte de fées moderne là-dessus. Tentons, ça me changera les idées...

Il était une fois un cadre commercial et une secrétaire qui travaillaient ensemble. Un soir, prenant son courage à deux mains, il l'invita au restaurant. Il paya l'addition et, trois mois après, ils se fiancèrent. Le mariage eut lieu en juin, ils réservèrent même le Novotel pour l'occasion. Ils achetèrent rapidement à crédit un pavillon dans un lotissement neuf. La princesse / secrétaire avait suffisamment travaillé pour prétendre au congé maternité, il fallait donc passer à l'étape suivante. Après deux ans d’essais infructueux j’arrivai enfin. Une petite fille !!! Raté, papa / prince n'a pas eu son héritier. Son petit mâle à emmener au stade. Il aurait pu lui apprendre à faire de la bicyclette, et immortaliser l'instant avec une photo qu'il aurait ensuite brandie comme un trophée. « Regardez, c’est mon fils, mon petit homme. Il est beau hein ?». Dommage. Essaye encore. Fin du conte de fées.

Votre dernier message m’a décidée à couper les ponts. Papa, maman, j'aurais aimé que ça se passe autrement. Maintenant c'est trop tard et je n'en ai plus rien à foutre. Je n’ai plus qu’une chose à vous dire : je m'appelle Laure, j'ai vingt ans, je vais mourir et je veux vivre. Je vous emmerde.

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