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Défense et illustration du jeu dans l'épopée-farce médicéenne de Luigi Pulci (Il Morgante Maggiore) (1483) Author(s): Jean Lacroix Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 13, No. 2 (1995), pp. 141-163 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25598801 . Accessed: 14/06/2014 23:49 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelle Revue du XVIe Siècle. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.41 on Sat, 14 Jun 2014 23:49:42 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Défense et illustration du jeu dans l'épopée-farce médicéenne de Luigi Pulci (Il Morgante Maggiore) (1483)

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Défense et illustration du jeu dans l'épopée-farce médicéenne de Luigi Pulci (Il MorganteMaggiore) (1483)Author(s): Jean LacroixSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 13, No. 2 (1995), pp. 141-163Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598801 .

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Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 1995 - n? 13/2, pp. 141-163

DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU DANS L'EPOPEE-FARCE

MEDICEENNE DE LUIGI PULCI*

(// Morgante Maggiore) (1483)

lo intendo ristorare e presto I persi giomi del tempo preterito?

(Morgante Magiore, I, 76, v. 3-4)

(J'entends retrouver et prestement Les jours perdus du temps ecoule)

Evoquer les quatre grandes epopees italiennes tardives du Quattro et du

Cinquecento, de Pulci vers la fin du XVe siecle au Tasse a la fin du XVIe sie

cle, revient a tenir compte de la notion dejeu(x) tant au singulier qu'au plu riel, ceux de l'imaginaire d'une societe florentine et mediceenne (cas de Pulci avec son Morgante Maggiore de 1483) ou celle d'une cour du Nord, ferraraise dans le cas des trois autres (Boiardo, l'Arioste, le Tasse).

II Mambriano excepte et l'anonyme Orlando que Pulci d'ailleurs connait et nomme1, l'epopee-farce du Morgante plus que les trois autres epopees ou ?romans chevaleresque?, en deployant ses fastes qui sont ceux d'une henaurme farce a l'enseigne des Geants (Morgante d'abord mais tant

d'autres aussi) repond davantage encore aux pratiques et a la notion de

jeu(x). Et Rabelais ne s'y trompera point qui prisait fort le Morgante du con teur florentin (ex. Cinquieme Livre, chap. 30).

La triple perspective qui sera la notre pour cette vaste epopee du Jeu et

des jeux (trente mille vers environ, vingt-huit chants) consistera: d'abord en une analyse preliminaire des enjeux de Yepos revus et corriges par un poete de cour (florentine et mediceenne) de la Renaissance du Quattrocento, pro che qui plus est du prince-poete dont il celebrera in fine surtout le cercle pres

* Edition de reference: Luigi Pulci, II Morgante, a cura di Giuseppe Fatini, classici ita liani, vol. XIX, Torino, U.T.E.T., 1948, 2 vol. de 599 p. et de 603 p.

1 Mambriano, II Morgante, op. cit., VIII, 15, p. 213; Orlando anonyme, ibid., p. 285;

Gerard de Roussillon, XX, 105.

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tigieux de lettres et de poetes (au chant XXVIII); ensuite dans l'examen de la notion de jeu? (de societe), selon les regies de mise en abyme (les jeux a

Vinterieur d'une immense piece montee a caractere et a finalite ludiques): enfin, dans le cadre d'un renouveau tardif de l'epopee ?renaissance?, dans

1'evaluation de ce que nous nommerons le Grand Jeu aventureux de la Vie et de la Mort accordant par-la meme ? envers de la raillerie debridee de la

farce grotesque du Morgante ? au serieux de la ?male gaiete? pulcienne, sa

legitime portee de lecon (ou de conte philosophique).

I. ? LES ENJEUX DE LEPOS

Ils sont bien evidemment ceux d'un lettre de la fin du Quattrocento, con

naissant parfaitement la tradition et le filon epiques anterieurs (tant italien

que francais), amene a revoquer les codes d'un genre devenu desuet a l'epo que d'une des prestigieuses cours de la Renaissance du XVe siecle.

Dans le cadre en effet d'une ?autre? societe que la societe feodale issue du moule carolingien (a cote de celle du cycle arthurien et breton) la notion

de Jeu coextensive a l'histoire des individus au sein d'une collectivite donnee subit de notables modifications voire des bouleversements tels que l'epopee

prend desormais en compte d'autres composantes, engage d'autres valeurs

et assume par consequent une autre finalite.

De facon tout exterieure, le Morgante Maggiore respecte bien apparem ment les codes du genre epique a commencer par les sources ... latines aux

quelles Pulci fait mention et au fronton de 1 'edition princeps de 1483 et dans son texte (XVIII, 101, v. 3; XV, 3, v. 3 par exemple). Ces codes qui rythment alternativement les actions d'eclat et les ?hauts faits et gestes? puis les pau ses reparatrices sont bel et bien presents dans le corpus imposant de son Mor

gante: treves, duels (ils sont fort nombreux, au moins un par chant, mais sou

vent deux, voire trois tant entre guerriers des deux camps, chretien, pai'en mais aussi a l'interieur d'un meme camp, celui des Paladins de Charlema

gne), batailles rangees jusques et y compris l'attaque-surprise finale au defile

de Roncevaux (trois derniers chants), rien ne manque en matiere de referents

epiques, sans oublier les attributs classiques des epees nominees et des nom

breuses montures tout aussi bien purement chevalines que monstrueuses2.

Bayard en tete.

2 Notre etude: ?Chevaux des sortileges dans le Morgante de Pulci, a Florence a la fin du XVe siecle?, in: Actes du Coll. Internat. du Cuer-Ma sur le theme ?Le Cheval dans la civilisa

tion, la literature et les arts au Moyen Age?, Publications du CUER-MA, Universite de Pro vence, Senifiance, n? 32, 1992.

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A cet egard, Pulci s'inspire de ses devanciers et, a Poccasion, au regard des

regies du jeu auxquelles il se conforme, il n'hesite pas a rappeler les rites (vesti mentaires, decoratifs, tactiques, etc.) qui sont ceux des Paladins et de Pentou

rage de Charlemagne, encenses d'appellations ampoulees traditionnelles:

famoso conte, si gran paladino par exemple. Bien illusoire conformite et sou

mission en verite aux lois du genre dictees en Occident de tres bonne heure, a partir de Beowulf ou de la Chanson de Roland, dans leur cycle respectif.

Les apparences sont, chez Pulci, bien souvent trompeuses; bien vite Ton

s'apergoit que les des du jeu epique sont pipes: le non-respect quasiment sacri

lege des regies fait que la ?belle histoire? (antienne narrative qui figure assez

souvent a l'ouverture ou la cloture de chacun des chants conc;us comme des

cantari) se gausse ouvertement ? irrespect de la provocation ? des regies,

rites et codes du genre epique remanie dans une optique de farce grandiose. Resumons brievement tant Pulci se complait a accumuler d'insolences:

armes et armures rouillees par fakement hors d'usage!; chefs gateux (Char les), pleurnichards, coeurs d'artichaut, ivrognes a l'occasion (Renaud, Roland); regie de la violence aveugle quasi systematique et de la fureur des tructrice... a l'etat brut. Le maitre-mot que l'on n'attendait pas avec une telle

frequence et signe de hantise chez tous est le mot d'?erreur? tant la versatilite et la vulnerabilite sont de mise dans les rapports humains ou lors de decisions

personnelles (II, 29, 4; 26, 7; 37, 4, etc.) En bref, en lieu et place d'ordre et de hierarchie, une inquietante recrudes

cence de l'anarchie et de la gratuite pernicieuses. Consequences: en bon esprit frondeur, l'ceil narquois, Pulci ne propose

rien moins avec son Morgante qu'un jeu tres ouvert et franchement subversif a l'image du trouble-fete tot introduit dans les rangs des nobles paladins qu'est Morgante; trublion s'il en est malgre une prompte conversion (I, 45; II, 36), Morgante est a lui seul tout un monde: individu inclassable, par essence icono

claste, et bien dans la ligne du mythe le plus en vogue de la Renaissance, flo rentine du moins, le mythe herculeen avec son avatar centaurin.

Par exces done, un jeu-defi s'instaure qui pervertit joyeusement les regies traditionnelles de l'univers chevaleresque: en faisant dans l'outrance ? et en

cultivant l'outrage, Pulci provocateur malmene et bouscule avec insolence les traditions et un code pourtant vieux de quatre ou cinq siecles au moment ou

il redige en deux temps (vingt-trois chants d'abord, puis les cinq derniers) sa

gigantesque epopee-farce3.

3 Comparaison avec les autres epopees italiennes: le Morgante de Pulci est deux fois plus

important que la Jerusalem d&ivre'e du Tasse, de la fin du XVIe siecle (20 chants, n'atteint pas les 2.000 huitains, soit 15.336 vers); il est un peu moins etendu que les deux autres: le Roland

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Morgante en effet est le manieur hors pair... d'une seule arme magique,

tout terrain, son battant de cloche (il battaglio qui fait image avec ? bataille ?) et qui lui sert a... ?sonner? (le jeu de mots est de Pulci: ?battaglio? rimant avec ?sonaglio?) presque sans discernement et sans repit tous ceux qui pre tendent lui barrer la route et faire obstacle a ses desirs de brute!4

En contrepartie du jeu epique fort code des grandes epopees traditionnel

les, quelles nouvelles regies entrent en vigueur sous la ferule (et quelle

ferule!) du gigantisme symbolise par Morgante mais egalement du demo nisme et du spiritisme?

L'action debridee et folle de la farce pulcienne (nombre de ses protagonis tes portent en eux, sur eux la folie j usque dans leurs sobriquets Mattafolle,

Forisena) rejoint paradoxalement un besoin de lumiere que symbolisent une

pleiade de prenoms predestines pour ainsi dire a la transparence, tant hom mes que de femmes: Chiaristante, Chiariella, Luciana, Chiarione. Mais dans un monde partage entre un Dieu encore actif et de bon secours, et une For tune le plus souvent implacable aux insaisissables decrets, il y a bien ?croi

sade? mais tiraillee pathetiquement entre des forces antagonistes. Autre axe bien voyant: celui d'une quete vouee a la plus complete incerti

tude que traduisent des comportements ou des apprehensions chez ceux qui sont conscients de partir a l'aventure: ?per caso? ou ?per ventura? redisent

a satiete une telle quete sans espoir. Au petit bonheur la chance (a casaccio), ?ils ? partent tous sans distinction, peleriner (pellegrini, ?ils? se nomment), mais vers l'lnconnu avec des connotations amphibologiques5.

Enfin et surtout, la finalite de paroles, gestes et actes anciennement che

valeresques est proprement tournure chimerique et sombre, empreinte de

melancolie et de solitude; l'individu esseule, conscient de l'etre, cotoie la

folie: ?je vais de par le monde desespere? confesse par exemple Roland lui

meme (II, 47, v. 6; id., 52, v. 7-8). Tous (les Paladins d'abord) sont des

herauts encore, mais tellement desabuses, et abuses, aveugles, habites par

l'impuissance qu'ils en sont devenus des marionnettes annonciatrices d'eve

nements funestes.

Furieux de l'Arioste (4833 huitains, 38.664 vers mais dont la moitie des chants ou presque 22 sur 46 atteint ou depasse la centaine de huitains (maximum: 199, le XLIII) et le Roland amou reux de M.M. Boiardo (avec ses trois livres, 4419 huitains et 35.352 vers) mais dont aucun chant ne depasse les cent huitains et sont en general de la dimension des neuf premiers du Morgante.

4 Battaglio-sonaglio: IIMorgante, op. cit., VI, 15, 8 a la rime); idem VI, 29, v. 4 (a la

rime); VII, 12, v. 7. 5 Notre etude: ?Du rituel a l'etrangete: silhouettes de pelerins dans la litterature medie

vale italienne (XIIIC-XI Ve siecle. Actes du Coll. Internat. de Rocamadour (organise par les Amis de Roc-Amadour) sur le theme: ?Le pelerin du moyen age a la fin de VAncien Regimes, les 30

sept., ler, 2 et 3 oct. 1993, juillet 1994 (coord. Prof. P.A. Signal).

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 145

*

Place done au jeu sinistre (ou du moins inquietant et grimagant) de la

derision feroce; violence instinctive, force brute, entetement bestial, Mor

gante cumule tous ces vices particulierement operatoires; il peut des lors

declencher, au detriment de ses victimes ou de lui-meme (reversibilite diabo

lique), le rire majuscule et destructeur.

Et ce d'autant plus que le cadre d'ouverture de cette epopee a part et a

proprement parler gigantesque se resume dans les premiers chants a des lieux

inhospitaliers et inquietants, peuples de chimeres et de monstres qui ont nom

desert (I, 29) et qui, plus loin, se reproduisent sous des appellations significa tives (di Caprafolle, de la chevre folie, XXII, 217) ou bien encore forets (I,

80). A leur place ensuite, viendront auberges et tavernes, creuset de frequen tations interlopes et de peripeties rocambolesques6. Autant de lieux malfa

mes ou de mauvaises rencontres et qui ne font antitheses qu'en apparence avec d'autres lieux, ?culturels? ceux-la, celebrant la beaute ou le bien-etre:

chateau Brava (I, 17); chateau de Belfiore (XIV, 9); ou royaume de Bellama rina (XVI, 97).

A l'effigie de Morgante, instrument et porte-parole de la Demesure... tous terrains, ne craignant pour des jeux dangereux

? en depit de son eton

nante et fulgurante conversion ? ni Dieu ni diable, le monde erratique de

Pulci, et son theatre d'ombres et de survivants est en realite place sous le

signe des simulacres et des emblemes secrets. Armoiries et peintures (ou parois historiees)7, pour ne rien dire des ecrits laconiques ou au prestige sibyllin (lettres, messages codes, inscriptions enigmatiques, epitaphes etc.) croisent leurs interferences le plus souvent malefiques avec les composantes d'un monde psychique et d'un univers mental des plus perturbes: songes, cauchemars, visions funestes, delires etc.

Le jeu typiquement pulcien, celui que monte le poete courtisan et fami lier de l'entourage de Laurent le Magnifique, divertit mais egalement avertit

que sous la fable d'une farce et de ses desopilantes elucubrations court un sens cache, d'un ordre menace; ce jeu trouvera plus tard plus d'un echo. En

effet, le nouvelliste Grazzini (II Lasca) saura s'en souvenir aux alentours de 1550 dans le cadre d'une autre farce ? en prose

? peuplee de charlatans,

6 Notre etude: ? L'auberge du merveilleux (essai sur Pespace imaginaire?), in: Revue Dia

logue n? 7, 1981, numero special: Aspects roumains de I'avant-garde Dracula, le voide et le

mythe (C.E.R.T.O.M.), Universite P. Valery, Montpellier III, pp. 105-153. 7

Parois historiees : par ex. flMorgante, op. cit., I, 85, a l'abbaye du pere de Roland (Mel lon d'Angrante); II, 20, sur les parois du ?beau palais? sis... en plein desert!

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de sorciers et autres individus fort peu recommandables dans la celebre et

unique ?dixieme? nouvelle de son Troisieme Souper8. ?Jeu? implique, certes, strategic (ludique) pour l'emporter sur l'adver

saire; mais ?jeu? sous-entend egalement engagement de celui qui ? s'il veut

sortir triomphant ? doit savoir comment ou jusqu'ou s'impliquer sans trop

s' investir au point de s'engluer, et finalement risquer sa perte. En un certain sens et par le truchement de son champion hors du com

mun qui terrorise les autres a commencer par Charlemagne lui-meme (X, 12, vv. 4-5), le parcours du Geant iconoclaste bientot flanque de son demi

geant9, Margutte, suit en quelque sorte un itineraire ?totalitaire? tant le duo

infernal sait faire fi des demi-mesures, tant leur faim de destructions vou

drait faire table rase des prejuges, conventions et codes de bienseance les

mieux etablis et les plus respectes de ce qu'on nomme ?la bonne societe?.

*

De fait, tradition et innovation dans les codes epiques interferent de

maniere savoureuse dans le cadre d'une libre invention souvent finalisee en

direction du lecteur-auditeur temoin et complice des frasques et droleries de

Morgante 1'Incorrigible. Si, a cet egard, les combats individuels et les affrontements generalises

entre armees (battaglia campale) s'entrecroisent a l'envi, par contre le nom

bre de duels... a cheval (lances a la main) 1'emporte sur le combat singulier de fantassins: le cheval (plus que la cavalerie organisee) prime10, creature

poetique par excellence dont le ?pere? est Pegase, derniere monture onirique evoquee au chant XXVIII et creature par excellence de l'imaginaire epique

(avec Bayard notamment et au souvenir des Quatre Fils Aymon). Par ailleurs, si le point de vue (teichoscopique) est pour Pulci egalement

point de vue privilegie (cf. XI, 97, v. 1; XVI, 90), le poete mediceen se plait a innover lorsqu'il nous fait assister (jeu pimente s'il en est) a une joute... en nocturne (XVIII, 108, v. 1), et meme a un combat a la lueur des torches

(XV, 86, v. 1)!

8 Antonfrancesco Grazzini (II Lasca) : Le Cene, a cura di Riccardo Bruscaglia Roma, Salerno Editrice, 1976, 590 pages. Voir specialement pp. 312-379.

9 Notre etude: ?Margutte, artiste de la derision, dans IIMorgante de Pulci?, in: Actes du Coll. Internat. de Strasbourg (Centre d'Etudes Medievales, coord. Prof. Bernard Guidot) sur le theme Burlesque et de'rision au moyen age, 1994, (coll. des 18-20 sept. 1992).

10 Se reporter a la note 2.

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 147

Pour en finir malgre tout avec le necessaire prealable consacre aux enjeux

epiques, l'on ajoutera que sous l'egide du gigantisme par lequel est inauguree la farce, Valter ego de Morgante, Margutte, a mi-chemin entre 1'humain et

le gigantisme hors normes (puisqu'en l'occurrence il n'est qu'un... demi

Geant) a pour devise, symbolique trinitaire oblige, et au nombre de ce qu'il

appelle les trois vertus cardinales (XVIII, 132, v. 3), le jeu, autre forme de

sensualite de ce gourmand fieffe:

Or queste son tre virtu cardinale

La gola, e'l culo e '1 dado, ch'io t'ho detto

(Le palais, le cui et les des, voila done les) (trois vertus cardinales dont je t'ai parle.)

Le jeu sera done l'enjeu-cle de cette epopee revue et corrigee par Luigi Pulci bien soutenue dans cette perspective ludique par son tandem icono claste Morgante-Margutte. Moins avec le premier, image de la force brute,

aveugle du balourd (?e di potenzia caldo?, VI, 31, v. 3) qu'avec le second,

stratege particulierement ruse et cynique qui a plus d'un tour dans son sac, le seme de jeu refleurit, bien different de ce qu'il etait dans les dix premiers chants.

Avec le tournant du chant X, le lexique du jeu s'oriente dans deux direc

tions dont la premiere correspond a l'optique d'ensemble du Morgante, fait

d'abord (mais point seulement) pour divertir: celle des festivites, rite essen

tiellement collectif inscrit dans l'histoire de la Cite, code communautaire;

celle, au sens plus restreint et sociologique du terme, d'un certain type de jeu (de hasard) encore centre sur la notion-cle de strategic

A un etat donne de la society qui se livre aux plaisir varies de la vie cita

dine, mais plaisirs programmes tout de meme bien plus que spontanes, cor

respond une autre notion de programme centree, elle, sur la marche a suivre

des evenements eux-memes, puis surtout sur la maniere peut-etre que

l'Homme pourrait avoir de les inflechir, d'en detourner le cours ?fatidique? ou simplement trop contraire aux volontes de personnages desireux de

?faire? l'Histoire ... a leur maniere, voire de s'amuser au besoin a la defaire. Deux facettes du jeu superieur pulcien assez complementaires a y regarder de plus pres, mais qui pourrait bien etre a tout prendre, et a un second degre, un trompe-l'oeil destine a tourner en derision un Pouvoir trop sur de ses

effets.

? Festivites avons-nous dit: ?in festa e 'n gioco?, styleme au couplage fort

eloquent. La fete, selon Pulci est indissociable du jeu.

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Sur la lancee du chant X ou des festivites sont organisees dans le Paris

carolingien apres la conversion d'Erminione (str. 120, vv. 7-8, str. 121, v. 7),

puis du chant suivant (chant XI) ou elles sont organisees, tournoi en tete

(Stanzeper la giostra ecrit a la meme epoque Le Politien), pour contrebalan cer l'exil de Renaud (str. 4), elles associent aux rites populaires les jeux: d'abord au chant XIV (str. 45, v. 8) dans le pavilion historie offert a Renaud

par Luciana oil se detache la salamandre qui sera au XVIe siecle 1'animal feti

che d'un roi de France; ensuite au chant XVI (str. 74, v. 5) ou ?fete? coincide avec celle des sens et de l'Amour: a cette occasion, Roland dialogue avec

Renaud eperdument amoureux et cherche vainement a detourner son cousin de sa folie passion.

? Un jeu dominant aussi, les echecs, est symbolique d'une strategic* ce jeu se met d'autant plus volontiers en place parallelement a la fete et aux fes

tivites que Morgante et Margutte pourtant predestines a durer longtemps avec leurs faceties et leurs debordements de trouble-fete vont, quelques chants plus loin, connaitre inopinement un double sort tragique et dispa raltre, (l'un surtout) dans une apotheose du rire: au chant XII d'abord

(str. 44, vv. 1-2; str. 41, v. 6) Marcovaldo est presente comme un grand joueur d'echecs, lui... le geant amoureux de Chiariella!!; au chant XVI

ensuite (str. 28, v. 5), meme interrogation sur la strategic a adopter mais

de la part du Sultan cette fois (done cote ?pai'ens?) qui s'en ouvre a

Antee, esperant faire ?echec et mat? aux desseins de Renaud.

Tout culmine au chant XVIII (str. 20, v. 5) ou la strategic parait se veri

fier. Bientot le sort en sera jete pour les deux acolytes, dans un sens tout

negatif et... radical, Margutte compris, lui dont Pulci avait fait Papologie du

Joueur par excellence, tous terrains et en toutes circonstances.

II. ? JEUX ?EN ABYME?:

JEUX DE HASARD A LA RENAISSANCE

Cependant, ce n'est point faute d'un climat festif, ni de facon plus indi

recte (derive semantique) de la qualification par une epithete (giocondo) attribute a certains individus si le jeu et les jeux imposent leur presence tout

au long du Morgante, meme apres la disparition de son duo majeur

Morgante-Margutte.

Precedant les solennites recurrentes des festivites oil la collectivite satis

fait de mille et une facons a son gout et a sa passion des jeux, le verbe-cle

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 149

de la jouissance (godere), tres tot dans l'epopee de Pulcix \ introduit le lecteur a un programme de rejouissances nees d'abord et entretenues par le substan

tif non compose des jouissances terrestres au nombre desquelles le bien

manger et le bien-boire, pour ne pas dire ripailles et beuveries, figure en prio

rite; et Morgante n'est pas le seul a compter au nombre des insatiables gour mands ! Ghiottoni sont declares un nombre incalculable de protagonistes de

tout bord, de l'un et de l'autre camps, d'une nature ou d'une autre12. Et l'on ne saurait dire avec exactitude si ce qualificatif est a comptabiliser au nombre

des injures tres riches de l'epopee ou bien, au contraire, s'il s'agit plutot d'une vertu relative a un somptueux art de vivre!

Le nom precedant la chose, le scenario des fetes peut alors intervenir tou

jours en conclusion ou a l'ouverture des chants dont on a deja rappele la

structure ?autonome? sous forme de cantari. De sorte qu'entre le debut et

la fin d'un meme chant (cas de IV-V), un echo de ces fetes de la communaute

oil l'on fait chere lie pour savourer copieusement un triomphe, peut s'etablir

tout comme il peut s'etablir en position finale (cas de III-IV) tel un point

d'orgue, ou encore en position liminaire (cas de VII-IX). Le jeu ou la fete

qui lui donne lieu et sa raison d'etre sert, on le constate, de trait d'union en

toutes circonstances. En fait, le Morgante Maggiore prelude heureusement au libre epanchement de la joie de vivre avec ces? feste e cose triunfali? cele brees a la cour carolingienne parisienne, des la stance 9 du chant premier (v. 5). C'est done tout le Morgante qui est place sous le signe de la Fete et des

jeux. *

Plaisirs, divertissement (banquets, danses, tournois, joutes etc.) et passe

temps divers de la haute societe deroulant les codes chevaleresques, voila de

quoi se nourrit la farce de Luigi Pulci. Mais la surgit un paradoxe: en effet, pendant dix chants qui par ailleurs (sauf un, le quatrieme) n'atteignent pas la centaine de huitains (done le millier de vers), pas la moindre trace semanti

que du/des jeu(x), ou plutot quelques rares emplois qui, tous les cinq, ont une connotation negative.

Jugeons plutot: ?jeu? (gioco) signifie un bon tour, marque de moquerie

(III, 59, v. 4). Meme lorsqu'il n'y est point souligne de connotations mali

gnes, voire malefiques:

11 Godere, II Morgante, op. cit., VI, 40, v. 4; XVIII, 150, v. 6. Nombreuses occurrences

jusqu'au dernier chant (XXVIII). 12

Ghiottone: VII, 32, v. 5 (a la rime); VII, 82, v. 5 (a la rime); X, 132, v. 5 pour Ulivier

Ribaldo; mot-cle de Margutte: XVIII, 124, v. 3; de Morgante XVIII, 144, v. 8; XVII, 34, v. 4, etc.

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150 JEANLACROIX

Faro' tal giuoco che tu piagnerai.

(Je jouerai de telle maniere que tu verseras des larmes)

le jeu sous-entend le tour de passe-passe comme l'atteste Pepisode conflic tuel qui oppose Mattafolle a Astolfo (VIII, 57, v. 3). L'exemple sans doute le plus probant est la signification de joli tour (voire d'inganno, de trompe

rie) que met en valeur Yessemplo de IX, 19-20, vv. 5 sqq., courte fable imitee

de Y Orlando anonyme mettant en scene les deux protagonistes classiques

esopiens du coq et du renard. Mais il faut reconnaitre que l'idee dominante incarnee par le jeu aussi

bien dans son elan passionne que dans son habilete manoeuvriere est celle

de tromperie (trastullarsi signifie alors raggirar: s'amuser a... berner

autrui!): temoin l'exemple de IX, 82, v. 3 oil Renaud se plaint d'etre pris pour cible par Roland, et d'etre devenu par consequent un peu son souffre

douleurs:

Sempre mi tratti e poi ne vien ridendo? (str. 83; v. 4).

(Tu es toujours la a m'asticoter, et puis tu te gausses de moi)

Dans quasiment tous les cas, gioco entendu comme nous venons de le

rappeler est bien en vue a la rime.

II faut par consequent attendre le onzieme chant pour assister dans la

pratique a une reelle partie d'echecs que se livrent les deux Paladins Olivier et Renaud (str. 9, vv. 1-4) et voir enfin, a deux reprises, le verbe giocare usite

dans son sens propre, technique c'est-a-dire ?s'employer a defier un adver

saire pour tenter de le battre?:

Un giorno a scacchi Ulivier borgognone In una loggia con Rinaldo giuoca;

Vennono insieme, giuocando a questione... (vv. 1-3)

(Un jour Olivier le Bourguignon joue aux echecs avec Renaud) (sous la loggia. A ce jeu Tun et l'autre s'expliquent...)

Et ce, juste apres l'enieme rappel du role versatile d'une Fortune capri cieuse. Rapprochement significatif que le cinema exploitera a satiete (cf. le

Septieme Sceau, de Bergmann). Ici l'empoignade degenere (suite de la cita tion plus haut rappelee) en dispute et donne lieu a un copieux echange d'insultes et bientot d'horions (str. 10). En ce tournant du chant X, se joue et se noue une autre partie decisive pour Renaud.

Ce premier echantillon incarne par le defi que se lancent deux paladins du meme camp (chretien)... mais l'un va etre chasse par Charlemagne, a ete

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 151

longuement prepare par toute une serie de mentions aux jeux, tous de

hasard, echecs encore et/ou de cartes aussi, a cote du jeu de des. Examinons a present ces preparatifs ?ludiques? et les formes que ces dif

ferentes mentions ont prises.

Avant la partie d'echecs decisive du chant XI, le jeu d'echecs avait pris

place tot, au chant III (str. 41) avec l'allusion a une pratique de la Renais

sance nominee cavalieri della gatta lors d'un echange ironique de propos entre Renaud et Brunoro. Celui-ci avait invite le paladin franc a lui faire les

honneurs de sa table pour satisfaire son gros appetit de jouissance (un: ?ces

gens-la sont faits pour jouir ? en disait long sur la qualification dont est affu

ble Renaud et les siens par leur hote sarrazin)13. L'expression ?echec-et-mat?

(scaccomatto) qui a cette epoque faisait partie du langage courant est tout

naturellement usitee par Pulci (IX, 46, v. 5). La premiere manifestation d'un jeu hautement symbolique (les echecs)

se trouve done symptomatiquement rattachee a un art de vivre qui n'a rien

(ou si peu) de chevaleresque: les termes de mepris employes a cet effet (ciuf

falmosto c'est-a-dire ?bon a rien? a cote de cavalier della gatta, quelque chose comme ?chevalier de pacotille et de araldo heraut) en disent long sur

la portee de cette scene oil, autour d'une treve-repas, pactisent momentane

ment Renaud et Brunoro. Dans le meme troisieme chant un peu plus loin (str. 67, vv. 3-4 et v. 7),

double mention est faite a des jeux: a la toupie14 et aux echecs encore, l'une

renforcant l'autre dans le contexte d'un sort capricieux. L'enjeu ici est preci sement un pari que propose Brunoro a Renaud (s'il gagne, il aura droit en

cadeau au prestigieux destrier du paladin), pari menacant puisque apparait encore le risque de demeurer ?echec et mat? (nouvel usage de scaccomatto). Ce a quoi son adversaire retorque (apres l'image de l'echiquier, v. 4 par celle

de la toupie:

Ed anco a scacchi ti potria dir reo

?Ch'io fo i tua par ballar come '1 paleo.

(Et aussi aux echecs je pourrais te trouver malhabile

Moi qui fais valser les tiens aussi bien qu'une toupie)

Ici la double mention jouet-jeu connote une menace sous-jacente qui decide d'un sort redoutable.

13 // Morgante, op. cit., Ill, 40, v. 3, p. 90. 14

Dante, La Divine Come"die, Par. XVIII, 42 (une ame tourne sur elle-meme, toupie d'allegresse).

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152 JEANLACROIX

L'autre reference de ces deux premiers chants fait une fois encore etat de

deux jeux qui se trouvent evoques dans le meme huitain dont un complete la panoplie des jeux precedents, lejeu de cartes (VII, 62, p. 199): chant cru

cial que ce chant septieme qui voit les deux cousins Renaud et Roland

s'affronter en duel, courir par consequent un reel danger; ils risqueraient

gros sans finalement l'heureuse intervention d'un autre roi, sarrazin, Cara

doro qui pourtant primitivement les y avait pousser! Enfin, au chant III qui decidement a lui seul fait plethore en matiere de

jeux de societe, un autre encore ? nouvellement cite ? celui des des (III,

7) ajoute a l'importance du Hasard dans les evenements de ce premier tiers

du Morgante Maggiore. Ces des interviennent sous la forme proverbiale d'un

numero (le 18) comme dans une loterie pour signifier le risque d'un enjeu

perilleux puisque Renaud ?associe? a Olivier, cherche a en decoudre fort dif

ficilement, les armes a la main, avec les Sarrazins. Et rien n'est moins sur que l'issue de telles escarmouches!

*

Le decor est plante, on l'aura constate, de tres bonne heure: echecs (jeu

majoritaire), toupie (jouet plutot que jeu), cartes et des, on a la l'essentiel

de la representativite des distractions commandees par les regies du hasard

sous l'egide duquel se deroulent les actions ?anarchiques? d'un peuple tres

heterogene d'acteurs-victimes: geants, paladins, diables, fees, sorciers,

lutins, monstres, centaures etc. Tous se debattent qui avec son intelligence ou

sa ruse, qui avec sa force brute, contre les pieces d'une destinee pour le moins

capricieuse et assez souvent tragique. Hasard commande: il va falloir bien jouer pour tenter de s'en sortir. Aux

piteux et grandiloquents ?heros? d'appliquer les bonnes regies! A tout le moins, il est curieux de constater que cette premiere confronta

tion veritable entre les deux jeunes champions de la Chretiente depasse le

simple cadre de la pause-divertissement gratuite et qu'elle commande meme

un important changement de structure dans l'economie du Morgante. Le

chant X qui vient de s'achever a inaugure les malefices du sorcier n? 1, Mala

gigi; il s'est ouvert sur la revolte contre Charlemagne manigancee par Gane

lon, puis sur le sauvetage in extremis du peuple parisien apres que Morgante lui-meme (lui le Geant apparemment invulnerable) eut couru un tres grave

danger; Enfin, sur l'affrontement en duel (heureusement interrompu) entre

Roland et Renaud.

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 153

Mais au positif cette fois, Ton enregistre d'une part la conversion apres

d'autres, d'Erminione; et d'autre part, la victoire de Morgante sur son

congenere Vegurto15.

Tous ces evenements graves qui font de ce chant X un chant-cle d'intense

dramatisation entrainent une augmentation du nombre de huitains qui depasse largement la centaine pour atteindre 153, soit plus de douze cents vers.

*

Le chant qui suit, le chant XI, au debut duquel se situe la partie d'echecs, est, lui aussi, une autre anomalie quantitative consecutive puisqu'il compte encore plus d'une centaine de huitains (133 exactement).

Or, succederont a ces deux chants X et XI bouclant approximativement le premier tiers du Morgante Maggiore dans sa version complete (28 chants), trois chants encore qui se situeront comme les neuf premiers dans une

moyenne inferieure a cent huitains. Ce seront du reste les derniers car, passee a peine la moitie de l'epopee, avec le quinzieme chant et sans discontinuity

jusqu'au vingt-huitieme et dernier on ne comptera plus que des chants ple

thoriques qui non seulement depasseront et de loin la centaine de huitains ? on en denombre neuf16 ?, mais qui atteindront ou depasseront les deux

centaines (le XVIIIe avec 200, le XXIIe avec 262, le XXVIIe avec 288), voire les trois centaines comme au seul chant record XXV qui culmine a 332 hui tains (soit 2656 vers a lui tout seul, pas loin du dixieme de tout le Morgantel)

Avec cette partie (et jeu) d'echecs dramatique, se noue veritablement Taction prodigieuse du Morgante: de Pechiquier au champ clos de la lice, les deux amis devenus ennemis en decousent a cheval, lances a la main. Le jeu d'echecs beaucoup plus qu'un symbole constitue une veritable initiation a

l'epreuve de ?verite?.

En d'autres termes, la Fortune, chez Pulci, soeur de la Folie par ses

decrets imprescriptibles et imprevisibles, et sa versalite fonciere, par son

aveuglement total aussi, accroit davantage le cote marionnettes et theatre

d'ombres dans ce monde deregle oil les chevaliers du Cycle Carolingien sont

15 Conversions et baptemes: ils touchent les individus: Morgante d'abord, I, 45-46, II,

36; Meridiana par amour, VIII, 11; Erminione, X, 120: Marcovaldo le Geant en mourant XII, 64-65, Spinellone egalement en mourant XVIII, 76-86; Fuligatto, XXIII, 26. Ils atteignent ega lement les collectivites: la cite du roi Caradoro, IX; le peuple oriental du roi Vergante (XIV).

16 Chapitres particulierement denses en huitains: outre XV (112); XVI (117); XIX (181);

XX (115); XXI (172); XXV (179); XXVI (152); XXVIII (152). Une exception de taille, le chant XXIII, le plus reduit de tous, avec seulement 54 huitains.

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154 JEANLACROIX

desormais ?errants?, condamnes a une aventure a l'aveuglette, et prives

d'ideal (d'ideaux): un monde qualifie jusqu'a l'obsession d'e'trangete. ?Jeu d'echecs? merite alors bien son nom, univoque pour d'ex-heros

possedes <Orlando) par un amour-passion ou depossedes (Rinaldo) de la

faveur imperiale: a tous egards deboussoles en amour ou au regard de la

morale!

D'une maniere plus generate, devant la reevaluation de la notion de spiri tualite et de l'importance du Divin dans le cadre d'une civilisation de type

catholique italienne, le jeu change considerablement les donnees du pro bleme et tend a etre une finalite en soi. Invitation a decrypter un certain nom

bre de signes (parmi lesquels le jeu precisement), la conduite de l'individu

consiste, en plein desarroi, a se trouver un/de nouveau(x) code(s). Decoder devient par consequent une necessite vitale, et ce d'autant plus

qu'a l'horizon de cette epopee-farce ?nouveau style? un climat babelien

babylonien regne17, qui pousse Roland a vouloir etre enterre ?la-bas? aux

confins mythiques d'un Orient de legende (XXIV, 76, p. 262), terminustheo

rique d'une pathetique Quete devenue sterile (la Croisade?) et n'ayant peut etre point d'autre but dynamique ?a vide? qu'une errance infinie et nebu

leuse. Dans ce sens d'une impuissance fonciere, prennent tout leur relief des

personnages sans doute secondaires, (serviteurs comme Ruinatto, capitaine

comme Magagna, en fait de vulgaires homme de mains) qui portent en eux, sur eux, avec eux la marque indelebile du Mal et du Malheur, a l'imitation

contaminante du plus malefique d'entre eux, Malagigi.

III. ? LE GRAND JEU AVENTUREUX DE LA VIE ET DE LA MORT

Pour tous les protagonistes quels qu'ils soient, la Quete s'avere etre en

fait une longue et pathetique traque du Destin. Meme disparu, le couple de

Geants ?survit? en quelque sorte chez les Paladins leurs ex-ennemis

(momentanes) et complices: ils poursuivent encore, obsedes, le Grand Jeu

de la Vie et de la Mort.

Le tournant marque par la double disparition successive de Margutte d'abord (XIX, 148) puis de Morgante (XX, 50) n'en est pas veritablement un si l'on songe qu'il reste encore sept chants avant la fin de l'epopee du

17 Jean Lacroix, ? De Babel a Babylone : ou le langage medieval de la duplicite?, in: revue

Dialogue, n? 22, decembre 1994 (C.E.R.T.O.M.), Universite P. Valery, Montpellier III sur le theme ?le reve unitaire en Italie?, 1994, 150 pages.

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 155

Morgante, parmi les plus longs (deux des plus longs, le XXVe et le XXVIIe

appartiennent a cette phase finale ajoutee apres 1478), et pour un total

depassant largement le millier de huitains, c'est-a-dire les huit mille vers et

plus, soit pres du dixieme de tout le Morgante. Si l'on songe egalement que Pulci a juge bon de ?poursuivre? le filon

de la farce epique apres le chant XXIII qui est curieusement et defort loin

le plus bref (54 huitains seulement, soit moins de cinq cents vers!), de donner une rallonge et une relance a Taction debridee et par beaucoup de cotes

?monstrueuse?, bien apres la mort derisoire de son couple de ? heros? de la

Demesure, le sens de la quete se modifie quelque peu. De bonne heure dans le Morgante est clairement perceptible une philoso

phic desenchantee qu'une serie de formules ressassent: des le huitain 7 du

premier chant, ?le monde aveugle et ignorant? s'avere, selon Pulci, incapa ble d'apprecier les vertus. Quelques chants plus loin (chant V, 21), les deux

premiers vers du huitain disent l'impossibilite d'echapper a son destin et aux

doux-amer que prodigue ce monde decevant. Rien ne s'oppose, ajoute encore au chant VII (77, v. 4) Pulci, a Tusure du temps inexorable; rien

n'empeche qu'il accomplisse son oeuvre destructrice. De la, plus loin encore

(IX, 75, vv. 7-8), la sanction suivante que prononce une courte nouvelle en

vers (celle du renard et du loup) a travers Tauthenticite d'un proverbe bien connu et relatif a Tinstabilite de toute reussite:

II mondo e fatto a scale ... chi scende e chi su sale

(Le monde est a Timage des escaliers II en est qui les monte, et d'autres qui les descendent)

Inutile de poursuivre: des maximes, sentences ou apothtegmes de ce

genre, on en trouverait dans chaque chant jusqu'au XXVIIIe inclus ou ?la belle histoire? sur le point de se clore note encore sur un ton fort desabuse

que chaque chose a une fin:

Convien che fine pure abbi ogni cosa.

(II faut que toute chose ait une fin).

Antidote a cet authentique mal de vivre, est enonce par ailleurs un art consomme de bien-vivre qui oppose ses regies du jeu compensatoire et notamment la Faim a assouvir, sous toutes ses formes: appetit biologique, sexuel, ambitions (politiques entre autres), volonte de puissance etc.

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156 JEANLACROIX

Le nombre de gourmand et de goulus ne se compte plus, tant parmi les

Geants bien entendu (?gigante ghiottone? qualifie Morgante soi-meme, VI,

40, 4) que parmi les Chretiens ou les Infideles.

La farce de Pulci, vue sous cet angle-la, est bel et bien l'epopee intarissa

ble de la Grande Bouffe que tant de situations ou d'expressions imagees sou

lignent: pour Renaud ?che mangia come un arlotto? (III, 45, 1, 6) ou qui n'en finit pas de devorer (?e rimangio' com' un lupo rapace?, III, 48, v. 6); pour Olivier (VII, 82, v. 5) et son compere (?due ghiotti a un tagliere?); pour

Morgante bien sur, le bafreur insatiable par excellence (VII, 37) pour lequel Pulci ne trouve pas assez de metaphores culinaires redondantes (VII, 42, vv.

7-8). En bref, pour tous les participants a ce gigantesque banquet ininter

rompu pour ainsi dire et le plus souvent a ciel ouvert, rien ne parait devoir

regler, a defaut de le stopper, un appetit incommensurable au sujet duquel Pulci delicieusement glisse a l'occasion cette confidence: celle de ?ne pas vouloir interrompre le festin?!!! (VI, 23, v. 1).

Ce qui ne l'empeche pas, tout a fait en sens contraire (XXV, 214, vv. 1-2,

p. 359) de s'insurger par la voix de l'un des ?siens? contre le fait que Renaud

est ?paye? pour chevaucher et nullement venu pour s'empiffrer:

Ma vogliam noi che Rinaldo cavalchi E non si facci pero' collezione

Benche la fretta del cammin e' incalchi?

(Mais nous voulons nous que Renaud chevauche

Et ne pense point a faire eolation

alors que la hate de cheminer le pousse a presser l'allure)

Voila en clair un rappel a l'ordre des regies dujeu exterieurement confor mes a l'esprit et a la deontologie chevaleresques, et la denonciation ironique d'ecarts ou de pratiques endemiques qui viennent indument ?fausser le

jeu?!

*

Appetit de vivre malgre tout, mais bien trompeur lorsque l'on considere

que la guerre (la discorde ambiante) sevit depuis le duel jusqu'a l'affronte

ment en ligne de bataille. Meme si a la date (1483) ou Pulci conclut definitive

ment par l'ajout des cinq derniers chants son epopee-farce, les armees etran

geres (i.e. francaises) n'ont pas encore a nouveau foule le sol transalpin et

provoque ? ce sera le cas pour l'epopee de Boiardo (Orlando Innamorato)

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 157

? Tinterruption definitive de la geste18, les conflits armes restent presents

a Tesprit des Italiens de cette epoque. Les deux illustrations du XVIe siecle, du Morgante Maggiore toutes deux

appartenant a des editions venitiennes de 1507 (Manfreno Bono de Monte

ferrato) et de 1521 (Guglielmo da Fontanetto di Montefeltro), mettent en

relief la premiere un affrontement a cheval (de tournoi), la seconde un

affrontement collectif de cavaliers, lances au poing19. La question qui se pose done (et que Pulci nous pose) est la suivante: la guerre, sous T inevitable enflure et deformation epiques, est-elle veritablement un jeu?

*

Sous la mecanique bien reglee du jeu de massacre, qui devient celle du desastre qui decime systematiquement individus et peuples dont tant de ?scenes? affutees nous offrent une vraie scenographie de catastrophes (VII, 19, v. 7, str. 20: VII, 49, vv. 1-4), lorsque Renaud aide de son epee magique

Frusberta tel Frere Jean des Entommeures taille tout en pieces (X, 17), ou

lorsqu'on voit un blesse litteralement larde et crible de blessures en tous gen res (X, 46, p. 277), sous ce rapport minutieusement et sadiquement anatomi

que en matiere de ?degats?, qu'est-ce qui apparait? Apparait la fureur dementielle qui vaut tant du cote du destructeur sata

nique qu'est Morgante (VII, 41, vv. 7-8; str. 43, vv. 6-7) que du cote de Tenorme foule rassemblee ensuite pour Taneantir (ibid., str. 44, vv. 7-8). Le caractere proprement insense se marque assorti de la conscience d'un exces:

Questa sua furia alcuna volta e troppa?,

(La furie qui est la sienne est quelquefois de trop)

indissociable d'un aveu terrible:

mai non si vide tanto crudel guerra?, (VII, 54, v. 8)

(on ne vit oncques guerre si cruelle)

au point d'enregistrer que le combattant lui-meme (fut-il un Geant) en est las de frapper a coups redoubles (VII, 86, vv. 1-2, p. 205)!!! Jeux de mains...

S'il fallait ne fut-ce qu'une seule preuve de la folie meurtriere declenchee

par les guerres en general et par la haine que des hommes peuvent nourrir

pour d'autres hommes, nous la trouverions dans la parodie gringante et

18 Maria Matteo Boiardo, Orlando Innamorato, Livre III, chant IX au vingt-sixieme hui

tain qui fait de ce livre troisieme le plus court des trois. 19 II Morgante, op. cit., t. II, illustration p. 385.

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158 JEANLACROIX

grimar;ante d'un bestiaire de Tagressivite, conforme par ailleurs au code epi que traditionnelle mais largement et copieusement surcode chez Pulci en

signe de bestialite aigiie, accrue: que de fureurs guerrieres confiees ainsi a

Tanimalite! Olivier-ours (IV, 27, v. 7 ou... lion (VII, 58, v. 41; X, 44, v. 4) tout comme un Morgante-ours (blesse, VII, 42, v. 8); Charlemagne lui-meme

transforme en lion rugissant parce que famelique (IX, 5, v. 1-2); un Renaud

leopard (X, 50, v. 7) ou ... lion des forets (X, 89, v. 5); Dodon-taureau (III, 74, v. 4) etc.

Et la liste est bien loin d'etre close! Dans la petite dimension a contrario, il en va de meme, la petitesse accusant non seulement le ridicule majuscule

mais aussi la fragilite derisoire des creatures a l'image d'un Morgante... qui

perira d'une morsure de crabe! (XX, 50-52).

Rapetisses c'est-a-dire ridiculises et ravales au stade de Tinfinitesimal

sont de la sorte Erminione ?re di farfalle e di pecchie? (le roi des papillons et des teignes), aux yeux de Renaud du moins (X, 59, v. 7); meme Roland en devient ?corbacchion ?de clocher? (vilain corbeau de clocher) (VI, 68, v. 5) sans parler d'innombrables oiseaux assaillants en rangs serres du Gran

dissime Morgante (VII, 48, v. 6) voire de toute la troupe sarrasine (ibid., 55; 56 sqq.). Termes recurrents dans l'ordre du petit regne animal puisque par

exemple ?corbacchion? reviendra comme qualificatif insultant du sorcier...

pai'en du chant XVIII (str. 91, v. 1). Et s'il fallait retenir plus particulierement un animal ni trop petit ni trop

grand, nous donnerions volontiers la palme comme Pulci le fait lui-meme au renard, symbole de versatility et des caprices de Fortune, de la relativite

de toute chose aussi. II figure d'une part dans Yexemplum du chant XI (str.

19-21) et ailleurs egalement dans la farce de Pulci puisque c'est tout naturelle

ment Goupil qui, aux cotes de... Judas, fait sa reapparition pour caracteriser

Tesprit ?pervers? de Ganelon infatigable monteur de complots, incorrigible

parjure (XVI, 84, v 6). Bien auparavant, Renard etait ?apparu?, dans la

nouvelle du chant IX (str. 73-76) ou, selon la tradition de la fable, il etait

oppose au loup son compere et souffre-douleurs!20

Une telle loi des contrastes, illustration d'une strategic a surpris du type

?petites causes, grands effets? (ex. la mort par morsure de crabe de Mor

gante)21 se retrouve partout notamment dans le domaine des sentiments amoureux et sous Taspect d'une folie passion aux effets exagerement anti

20 Ibidem, XXV, 172, v. 8, p. 348; XXV, 61, v. 8, p. 315. Dans l'un et l'autre exemples,

au dernier vers traditionnellement reserve a la forme proverbiale sentencieuse ou epigrammati que, ce qui est le cas ici.

21 Encore; les effets considerables du ?buffetto? (Morg., II, 7-8, v. 4)!

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 159

nomiques: PAmour en effet, fait vivre dans l'exaltation mais peut aussi bien tuer. Si Meridiana accepte de se faire baptiser par amour pour Olivier (VIII, str. 9), d'un autre cote et precedemment (V, str. 21 sqq.) Forisena ? avec un

seul ?n? ? la bien-nommee en perd la raison au point de se suicider! Terri

bles consequences du jeu (tragique) de PAmour et du Hasard, et dont les

decisions (en ce qui concerne ce dernier), et si Pon en croit Morgante opti miste beat, ne sont pas toujours aussi funestes que l'on s'imaginerait:

E spesso d'un grand mal nasce un grand bene? (IV, 100, v. 7)

(et souvent d'un grand mal peut naitre un grand bien).

Heros et... anti-heros (reversibilite fonctionnelle symptomatique). s'exhi bent et ... se degonflent, selon les circonstances, aussi bien les surdoues de

la violence gratuite (tes Geants) mais colosses-aux-pieds-d'argile que les

Paladins appeles pourtant a donner l'exemple par une ethique & toute

epreuve mais qui s'averent en proie a de bien humaines passions (la faim, l'amour tres concretement, la peur aussi) et se revelent comme de pauvres et

pitoyables fantoches. Loi inversee d'un jeu finalement pathetique dont la finalite les depasse et qui finissent assez souvent de facon grotesque ou dans

Panonymat fort peu glorieux: Roland, mort, redevient un instant ?vivant?

pour... restituer son epee a Charlemagne, vieux barbon gateux et seul survi

vant avec Renaud qui... s'eclipse de par le monde22.

Le jeu a ses vaincus: tous ceux de la geste pulcienne, oublieux d'un code

epique qui, des siecles durant, avait fait ses preuves, ont joue tant bien que mal (plutot mal) et ont perdu. Et les rieurs ne sont pas restes de leur cote!23

*

Dans le domaine de la politique egalement, hauts et bas se succedent a un rythme effrene; rien de moins stable non plus que l'exercice du Pouvoir. On ne compte pas moins en effet d'une vingtaine de Souverains dont une

bonne partie finit tragiquement. Plus banalement, le jeu alterne des contra

dictions porte Morgante a faire prisonnier Dodone (chant VI) puis a le libe rer au chant suivant (chant VII). Liberations et emprisonnements successifs

22 En chemin le doute s'etait installe: sur un Charlemagne donnant des signes inquietants de vieillissement precoce (X, 98, v. 2 XIII, 23, v. 1); sur un Roland trop irascible pour ne pas en oublier ses devoirs chevaleresques, ou excessivement credule (IX, 71, v. 8).

23 //Morgante, op. cit., Renaud est compare malicieusement a Ulysse dont il n'a ni la ruse

instinctive, ni l'audace follement temeraire, ni le sens aigu de l'entreprise. L'avalanche de pleurs qui accompagne son depart de la cour de Charlemagne est d'un puissant effet comique.

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160 JEAN LACROIX

rendent fort precaire le jeu des alliances dont Ganelon est l'exemple le plus pernicieux d'entre tous; et caracteristiques sont les correspondances de

situations: Roland chasse de Paris des Pouverture du Morgante, au debut du

chant I, c'est au tour de Renaud, entre en disgrace aupres de PEmpereur Charlemagne, d'etre chasse de Paris (chant XI). Un meme chant voit alterner

des fortunes diverses dans un meme camp (Chretiens): celui ou Renaud cou

ronne empereur fait fuir PEmpereur en titre est aussi celui (chant II) ou son

cousin Roland en disaccord avec son Empereur se voit contraint de fuir en

Perse ou, a son tour, il va connaitre Pemprisonnement, lui qui pourtant n'avait point specialement Phabitude de fuir ? (XII, 47, v. 7): seconde

incursion en Orient apres celle de Manfredonio qui, au chant VII, avait fui en Syrie!

C'est pour ainsi dire le jeu ?a qui perd gagne? qu'intronise Pulci dans un monde de girouettes ou, si l'on prefere, regi par le jaquemart, ce jeu qui

plus que tout autre, illustre la strategic alternee des compensations (des hauts et des bas). Celle-ci ne s'exerce jamais mieux qu'au gre des lieux sauvages et

des lieux habites: d'un cote24 des cites et de l'autre de micro-institutions de lieux proteges (ermitages, XXIII, chateaux, II et XXI; palais, II, 19;

abbayes, I etc.) mais surtout liee de pres au siege citadin et aux nombreuses

formes de pouvoirs, a leur prise comme a leur perte, aussi ephemeres les unes

que les autres: prises de pouvoir par Renaud, ephemere et cynique usurpa teur du trone carolingien (chant XII), par Roland gouverneur occasionnel de la cite... paienne du tyran Amostante (chant XV), puis roi de Babylone

(XIX, 178) apres avoir connu Pexil et la prison; prises de pouvoir d'Aldig hieri devenu empereur de Monaca (XXI) avant de perir en duel sous les

coups d'un autre roi, et d'Astolfo devenu roi d'un bien lointain royaume

(XXI, 149). Autant de conquetes aussi foudroyantes qu'illusoires et bien a l'image de

Pacteur principal de la geste pulcienne, Ganelon, auteur de tant de pieges et

d'autant de traitrises (VI, VIII, XII, XXIV etc.) qui finit pourtant par etre

demasque non sans mal (XXVII, 169), torture puis acheve (XXVIII, 22). Ultime image celle-ci, tragique, du Jeu aux sinistres consequences (str. 21, v. 5) et tristement revelateur de la fonciere bassesse de la nature humaine.

24 Les rite's: outre Paris pole dominant cote occidental, siege de la cour carolingienne et

Babylone, pole attractif cote oriental (Perse et Syrie completent VII, XII, XIII), on note succes sivement les cites souvent liberees ou assiegees : la cite du roi Caradoro (II); la ville de Carrara

(IV et V); la cite du roi Vergante (XIII); la cite du Sultan (XVI); la cite du roi Falcone (XVIII); la ville de Monaca (XX) ou ira mourir Morgante, la ville de Villafranca et celle de Pontieri

(XXII); Saragosse bien sur (XXV) et Aix-la-Chapelle ou Charlemagne finit ses jours complete ment gateux (XXVIII, 48).

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DEFENSE ET ILLUSTRATION DU JEU 161

Jeux du Pouvoir conquis ou perdu, images des succes ou des revers de Fortune que tant de proverbes ou devises ou armoiries denoncent, a com

mencer par celles de Lutece (Fluctuat nee mergituf): le Morgante Maggiore est bel et bien la defense et Tillustration de cette strategic aux desseins incer

tains et a Tissue problematique. Adressant son gigantesque poeme chevale

resque a Tentourage mediceen, a ses dirigeants comme a ses courtisans (et

poetes comme lui!), Pulci invite tous ses lecteurs (Prince-poete en tete) a

decrypter sa farce dans cette direction.

Est-ce veritablement le hasard qui lui fait enclore son Morgante entre un

decor a Tinfini, vide effrayant du desert, et un decor au contraire Strangle, le defile pyreneen de Roncevaux, creuset majestueux mais terrifiant propice a un carnage historique ou disparaissent presque tous les Paladins en renom; a l'exception de Renaud esseule dans une ?aventure? nouvelle dont on pres sent qu'elle sera, comme ce qui a precede, sans fin (constructive)?25:

volea pel mondo andar peregrinando? (XXVIII, 29,v. 8)

(il voulait de par le monde s'en aller errant).

Exactement comme l'epopee-farce avait debute avec l'exil orlandien:

Rinaldo che pel mondo or va meschino? (VIII, 25, v. 4)

(Renaud qui par le monde s'en va a present malheureux)

Ed io (= Orlando) pel mondo vo peregrinando (I, 48, v. 3, p. 67)

(Et moi qui m'en vais de par le monde errant).

La boucle est bouclee: celle du rire destructeur et amer, rictus plus que

25 Rinaldo le tueur : il occit pour son compte: d'abord Bernardo di Pontieri (III, 27) puis Brunoro le Gdant (III, 67-70) ; le dragon (IV); le monstre (V, 68), Clemenzia (IX, 43-44); le

capitaine Magagna (X, 17); au chant XIV, le roi Vergante. (str. 11), Liorgante le Geant (ibid., 33), puis Salincorno (XVIII, 106) ; la magicienne Creonta (XXI, 71-78); Can di Gattaia (XXI, 6-7); les Amazones (XXII); Archilesse (XXII, 174) ; Buiaforte (XXVII, 24-25) ; Margheritone (XXVIII, 45); le monstre Spinardo (XXIII, 23) sans compter le role decisif, a la fin de l'epopee entre autre chose, joue pour la mise en deroute des Sarrasins a Roncevaux: un bien beau tableau de chasse!!!

De maniere plus generate, c'est Renaud qui, tueur patente, aura ete malgre tout le plus efficace, meme au regard des prises de pouvoir (il en a deux a son actif!); c'est lui qui d'Est en Ouest (de Babylone a Paris) est de loin le plus entreprenant... jusqu'au Sud ou il poursuivra les Pai'ens apres Roncevaux jusqu'a Saragosse en Espagne. Enfin c'est lui, 1'unique survivant du camp des Paladins, qui, a son insu ou pas, affronte par deux fois son parent Roland (VI, XV), et qui s'est oppose au magistere carolingien. Et pourtant son nom ne figure dans le titre d'aucune epopee italienne a la difference de celui de Roland!

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rire; des faits et gestes derisoires sont, chez Pulci, ceux d'une epopee abolie d'inanite sonore26.

CONCLUSION

II est fort rare qu'un heros (fut-il un Geant) disparaisse bien avant la fin

de l'oeuvre (le Grand oeuvre) auxquels il a donne son nom.

C'est pourtant ce qui arrive au Geant Morgante et a sa jumelle arsouille, le demi-geant Margutte: dans Tepopee-farce de Luigi Pulci, Tun et l'autre successivement tirent leur reverence, pied-de-nez irreverencieux a ce lecteur

qui, comme leur createur et ?pere?, en reste tout desappointe, desoriente. Le jeu de Yepos pulcien a fini par tuer les deux comperes, premieres victi

mes du rire qu'ils avaient si bien su declencher et propager tout au long du

Morgante Maggiore: jeu tragi-comique, rire meurtrier a l'image de ces

seconds roles aux prenoms/surnoms si caracteristiques: Tesoretto, le valet de Renaud (IX, 89, v. 8), inutilement mignard, et si ironiquement fastueux; Ruinatto avec deux ?r? (X, 75, v. 8), le serviteur zele de Roland predestine au desastre en quelque sorte: Oreo ou TOgre, celui de Ganelon, son esclave a vrai dire (XXVII, 232): une bien jolie ?trinite? interlope!

*

Ce n'est point faute pourtant d'avoir de ce jeu superlatif de la Derision et de ces jeux a repetition, su tresser Tapologie: defense d'une strategic

deployee tout au long des vingt-huit chants et dont le souvenir perdure une

fois disparus les deux acolytes vedettes de la gigantesque farce ... sous les

traits au moins de Marguttino, ?enfante? par le sorcier Malagigi (XXIV). Apologie certes doublee d'une elegie indubitable tant le voile de la Mort

s'etend sur toutes choses avec le remords tardif d'avoir peut-etre trop manie

la massue du ?battant?:

26 Nombreux exemples de ?son creux?, semblables a des cloches... felees: I, 32, v. 6, p. 35) lorsque Morgante deja, satane frondeur, bombarde le casque de Roland son futur ?maitre?

VII, 64, v. 6, p. 199; XVII, 44, v. 6, p. 513 (dans la zuffa opposant Roland au Vieillard de la

Montagne); XVII, 68, v. 1-4, p. 519 (lors des bastonnandes des Mameluks. Armures et protections metalliques fonctionnent du debut a la fin comme vulgaires

instruments de pacotille. Morgante est ne pour ?sonner? ses adversaires (X, 146, vv. 2-4: ?Las cia ch'io suoni col battaglio a doppio?... et le Morgante Maggiore pour ?sonner creux? dans la derision majuscule!

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Ben so che spesso, come gia Morgante ?lasciato ho forse troppo andar la mazza. (XXVIII, 142, v. 1-2)

(et je sais bien que souventes fois, comme Pavait fait Morgante)

(j'ai sans doute beaucoup trop manie la masse).

Le jeu positif-negatif a double sens, reflet d'une mimesis signee de For

tune que peut-etre le Sage est le seul a pouvoir contrecarrer:

E non puo' contra opporsi la Fortuna

che il sapiente supera le stelle, (ibid., 150, vv. 5-6)

(Et Fortune ne peut en rien s'y opposer

(Car le sage depasse les etoiles)

ce jeu a double face, ce jeu-Janus s'acheve pour mieux recommencer sans

doute sous la ferule d'un autre magicien du verbe (... ?con altro stile e

canto/con miglior cetro e piu sovrano artista?, XXVII, 139, w. 5-6), sur un

hommage au plus noble Cheval (aile) de toute oeuvre poetique: Pegase; gace a cet hommage ultime a Pessence de Pinspiration poetique, Pulci donne

conge a ses lecteurs, a ses ?heros? piteux et malheureux, a son insatiable

besoin d'affabulation.

D'ailleurs, les trois derniers personnages celebres en compagnie de ?son?

cher Morgante defunt (dont il etait fier qu'il put troner au Paradis, ibid., 136, v. 5) ne sont-ils point encore, a la suite de bien d'autres, chemin faisant (26) et sous le haut patronage d'une femme de lettres a l'esprit religieux distingue, Lucrezia Tornabuoni, trois poetes florentins de son temps: le poete improvi sateur Antonio di Guido (XXVIII, 144, v. 1; ?il mio Antonio?), Bernardo Bellincioni (ibid., 143, v. 2) poete courtisan mediceen comme lui-meme, et surtout Ange Politien, autre protege de Laurent le Magnifique?

*

Les Muses ont done eu le dernier mot de cette apologie-elegie du Jeu et

des jeux... de hasard, des Muses aux regards tristement amuses.

Universite Paul-Valery Montpellier III. Jean Lacroix

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