Delphine Moreau Spinoza Critique de La Morale

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  • 7/27/2019 Delphine Moreau Spinoza Critique de La Morale

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    C R I T I Q U E D E L A M O R A L E S T O C I E N N E ,

    C H R T I E N N E E T C A R T S I E N N E D A N S

    L T H I Q U E 1 D E B E N O T D E S P I N O Z A

    Prsent par Delphine MOREAU sous la direction de M. Patrick LANG

    Sminaire de philosophie morale et politique

    En licence 2 de philosophie lUniversit de Nantes

    Anne 2011-2012

    1 DE SPINOZA Benot,thique, traduit du latin par Bernard PAUTRAT, Paris : Seuil, 1988 (red. 2010).

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    Que penser de la philosophie morale de celui qui avait pour devise Caute ,

    mfie-toi ? Baruch de SPINOZA, (1632-1677) juif dorigine portugaise, est dit

    l astre noir du XVIIe sicle, et fut excommuni en 1656 : tant accus davoir

    calomni la Loi et Mose, il tait lun des plus savants rudits de lhbreu et de la

    Bible, tudie avec un regard critique. Ayant sa conscience pour lui, il accepta cette

    dcision, et poursuivit une ducation classique ; cependant il fut oblig de senfuir

    plusieurs fois avant de sinstaller dfinitivement la Haye, ne recevant que de trs

    rares visites. Aux premiers dtracteurs vinrent sajouter des cartsiens qui ne lui

    trouvaient pas assez de respect pour leur matre ; ainsi, SPINOZA fut calomni toute

    sa vie par lopinion gnrale, mais aussi apprci par quelques correspondants, qui

    louaient son intelligence fine. Cest par un ami que fut publie lthique

    immdiatement aprs sa mort ; et ceux qui vivaient autour de lui purent attester que

    Spinoza, malgr sa maladie, la tentative dassassinat dirige contre lui, sa modeste

    condition / rclusion sociale, rayonnait de joie . On rejoint ainsi le projet central

    de lthique, qui consiste montrer aux hommes la voie daccs la batitude, voie

    difficile cartant la relation habituelle avec Dieu, qui promet le paradis ceux qui le

    croiront en un sens, Spinoza en promet autant. Lthique veut apprendre son

    lecteur quune libert humaine est possible ; il peroit comme une libration le fait

    de scarter de la morale traditionnelle, dinspiration religieuse. Comment concevoir

    la morale sans avoir recours la transcendance divine, mais aux facults de

    lhomme ?

    I La morale doit-elle prendre pour rfrence le Dieu chrtien ?

    1 La justice de Dieu chez les chrtiens

    LE JUGEMENT ET LA FOI

    Tous, en effet, nous comparatrons au tribunal de Dieu, car il est crit : Par ma

    vie, dit le Seigneur, tout genou devant moi flchira, et toute langue rendra gloire

    Dieu . Cest donc que chacun de nous rendra compte Dieu pour soi-mme. 1

    Laptre Paul sadresse en ces termes aux chrtiens de Rome afin de les exhorter

    vivre conformment aux prceptes du Christ, car nul nchappe au jugement de

    1 Bible de Jrusalem, Eptre aux Romains, 14, 7-12

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    Dieu ; cest cela qui doit guider nos choix1. Nous sommes ns pcheurs par la faute

    du premier homme, et tels nous resterons si nous ne suivons pas Sa Loi :

    Enfants, coutez-moi, je suis votre pre, faites ce que je vous dis, afin dtre sauvs 2.

    Aucun comportement moral nest possible en dehors de toute rfrence Dieu lequel nous accorde cependant sa grce et pardonne nos fautes3, pourvu que nous

    nous repentions et agissions comme prescrit, en ayant foi, en lui faisant confiance,

    en aimant [notre] prochain comme [nous]-mme[s] 4. Nous accdons alors une

    vie nouvelle dans le Christ5 : aprs la mort du corps, nous serons hors datteinte

    des pchs et notre me atteindra la batitude en voyant Dieu. (Le Christ est pour

    lhumanit principe de justice, laquelle sexerce par la misricorde6.) Il en rsulte

    que Dieu est amour , et quil en attend autant des hommes sur Terre. Lidal estde craindre le Seigneur afin quil accorde la sagesse7.

    Car la crainte d u Seigneur est sagesse et instru ction, ce quil aim e, cest la

    fidlit et la douceur.8

    Cela requiert de se discipliner en adoptant la croix du Christ, cest--dire en utilisant

    la souffrance comme moyen dennoblir lme en faisant ptir la chair, principe du

    pch9 ce qui suggre des pratiques asctiques pour purifier ou chtier le corporel,

    tandis que les uvres de lesprit seront glorifies10

    .

    LOB ISSANCE LA LOI

    tre chrtien implique la soumission la Loi de Dieu, par laquelle il rend son

    jugement sur les uvres de chacun. Cest par la loi que nous naissons au pch et

    la justice11 ; donc en dehors du rgne ternel de Dieu, il nexisterait ni bien ni mal12.

    Par consquent, cest travers la Loi que Dieu nous claire sur ces notions (depuis

    le pch originel), dpourvues de sens sinon relativement aux hommes13

    (dans la

    1LEcclsiastique, 7, 362Ibid., 3,13LEcclsiastique, 18, 8-144Eptreaux Romains, 13, 95Ibid., 6, 1-146Eptre aux Ephsiens, 2, 1-107LEcclsiastique, 19, 18-208Ibid., 1, 279 Eptre aux Romains, 8, 1-1310Eptre aux Ephsiens, 5, 1-2011

    Eptre aux Romains, 7, 7-1312thique, IV, 68, p.44713LEcclsiastique, 11, 14-15

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    mesure o Dieu est provident). Ainsi les hommes qui choisissent de suivre Dieu

    optent-ils pour le bien et sont les seuls, tant donn que Dieu est le bien, et que le

    monde fut cr par Dieu. Pour persvrer dans ce choix (avec pour alternative

    principale la damnation), il faut adopter la Loi de Dieu, qui doit servir ne pas

    sgarer hors de ses prescriptions et de sa bont1, en attendant dtre touch par la

    foi (do lenseignement du Christ). Obir aux dcrets divins consiste donc

    sengager dans une vie morale, en suivant lclairage divin, cest--dire sa

    comprhension omnisciente des vnements, plutt que notre vision partielle et

    partiale.

    Je vous exhorte d onc, frres, par la misricorde d e Dieu, vous offrir vous-

    mmes en sacrifice vivant, saint, agrable Dieu : cest l le culte spirituel que

    vous avez rendre. Et ne vous modelez pas sur le monde prsent, mais que le

    renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle

    est la volont de Dieu, ce qui est bon, ce qui est parfait. 2

    Nous devons donc tendre la perfection, ce qui est divin, et non pas humain ; cest

    pour cela quil ne faut pas chercher discerner ce quil est bon de faire, mais

    trouver quelle peut tre la volont de Dieu. Dans ce cas, nul homme nest capable

    dun acte vritablement vertueux. Si Dieu est notre guide et pose les repres que

    nous devons suivre pour vivre conformment ses desseins , que manque-t-ilpour quil agisse notre place ? Que sommes-nous, avons-nous seulement une

    volont propre ? Tout ce que nous faisons est corrompu ; et lunique solution

    consiste suivre Dieu qui pourra, de par sa nature, nous pardonner, et sa

    rcompense est un don ternel dans la joie 3.

    2 La critique spinoziste : un homme sans foi ni loi

    QUELLE SAGESSE POUR LHOMME?

    Comment comprendre la libert de lhomme, tant donn Dieu, son omniscience

    et sa loi ? Pourquoi poser le principe de la morale en Dieu plutt quen lhomme, si

    lon veut que ce dernier soit libre, et que sa conduite soit rgle sur la justice ? Le

    type mme du sage porte les enjeux du christianisme, qui conoit la source de la

    1

    Eptre aux Galates, 3, 23-262Eptre aux Romains, 12, 1-23LEcclsiastique, 2, 9

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    former une analogie et penser que toutes choses dans le monde tendent un but, et

    existent pour quelque raison mystrieuse mais SPINOZA rpudie largument des

    voies impntrables du Seigneur comme rduction lignorance1, laquelle fut

    cause de la soumission originelle Dieu (cest donc une ide sans fondement) ;

    elle nous dtermine, tant donn que nous nagissons pas en toute connaissance de

    cause. En fait, nous ne sommes libres quen tant la cause adquate de nos actions,

    en connaissant les causes qui les dterminent (le monde tant dtermin, rgi par la

    causalit, seul Dieu est rellement libre, car cause de soi (donc cause libre)).

    SE LIB RER DE LA RELIGION

    Le sage spinoziste cherchera donc la plus grande indpendance possible, en

    cultivant une conscience aigu de lui-mme et de ses ides des choses extrieures,

    pour les rendre les plus adquates possible. Cest une autre faon de dire quil

    voudra connatre toujours plus Dieu (la Nature), de sorte quil puisse matriser ses

    affects. Lexpansion de son tre sera la mesure de lacuit de sa vision, jusqu la

    batitude, sorte de paradis avant lheure de la mort . De par sa joie perptuelle, guide

    quasiment infaillible de ses actions, le sage sera ncessairement vertueux sans

    Dieu, qui porte le fidle esprer la mme chose, mais une fois mort, et comme un

    don suspendu son verdict . Linversion des doctr ines est complte : chez les

    chrtiens, le comportement vertueux (dfini comme obissance Dieu) tend tre

    moyen en vue de la rcompense divine, tandis quil est fin en soi pour S PINOZA : ou

    plutt, le moyen se confond avec sa fin2. Si les chrtiens attendent la grce de Dieu

    (ce qui motive leur vie), en revanche SPINOZA voit lesprance comme un affect

    ngatif, rprimant la puissance dagir et, en tant que tel, combattre par un affect de

    joie plus puissant. La religion nest donc pas le vecteur direct du bonheur de

    lhomme ! SPINOZA nous indique la possibilit dtre vertueux, sans rfrence

    Dieu ou la religion ce quil assume explicitement3 sans pour autant nier lide de

    divinit (autrement que dans son acception religieuse )4. Il la donne comme

    comprhensible indpendamment de la religion (ce qui passe pour hrsie, puisque

    la religion se donne comme interprte officielle). Cela introduit un cart entre Dieu

    et les textes sacrs, et par extension, avec la morale qui sy dessine. Cette

    1th., I, app.2

    Ibid., V, 42, p.559-5613Ibid., IV, 45, scolie, p.431-4334Ibid., II, 47, scolie, p.189-191

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    distinction entre Dieu et sa parole conduit le dfinir comme substance ; on perd

    lidentification avec lhomme taxe danthropomorphisme et lintelligence

    cratrice (les dogmes chrtiens fondamentaux), mais il existe toujours, et demeure

    parfait, et puissance en acte, en sidentifiant avec la nature qui produit

    infiniment et se dploie dans une infinit de dimensions des attributs qui

    nous sont inconnus (sauf deux, ltendue et la pense). Cela ne sort pas la doctrine

    de lhrsie pour autant, tant donn que celui qui substitue lide de Dieu des

    ides et dfinitions est athe. Pourtant, il est un point que SPINOZA concde la

    religion : celui de servir lducation morale du plus grand nombre (principalement

    par le vecteur du jugement, de la loi, vhicule par les Prophtes).

    IILidal de la sagesse chez SPINOZA et les stociens1 Dieu

    Quand Paul dit que Jsus est Christ et Messie, il synthtise les influences, dont

    certaines stociennes, de la philosophie grecque sur le judasme, puis sur le

    christianisme par lintermdiaire de la Bible des juifs dAlexandrie. Le Christ est

    prsent comme logos, concept qui chez les stociens prend le sens de rationalit,structure du monde, et (donc) Dieu ; mais les deux religions le transforment, le

    personnifient. En fait, le judo-christianisme a t pens dans les schmes

    conceptuels de la philosophie grecque, avec un apport stocien sensible, et qui

    pourrait expliquer les similitudes entre lcole stocienne et le message biblique du

    Nouveau Testament.

    2 Les affects de lhommeToutefois, linfluence que le stocisme a pu avoir sur le christianisme reste

    unilatrale, et le Dieu stocien est loin de sassimiler Jsus. La rencontre entre ces

    deux penses sera plus flagrante au sujet, par exemple, des distinctions entre biens,

    maux et indiffrents au sujet de la rencontre des affects que le monde produit en

    lhomme. Les deux courants identifient la vertu et le bien, le vice et le mal, et

    classent enfin toutes les choses matrielles, positives ou ngatives, comme

    indiffrents. Pour SPINOZA, un homme heureux existe plus , polarise plus de vie

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    que les autres ; il est travers par la joie, donc agit pleinement (et rciproquement).

    De ce point de vue, un stocien nexiste pas du tout ; tant comprim par la fatalit

    crasante, son thique semble le conduire subir la vie. Pourtant, les stociens

    posent quest sage lindividu qui parvient ne pas se laisser affecter. Lidal de la

    sagesse est de conserver son tre pur en son for intrieur, sans que les passions

    ne viennent simprimer sur lui, le modeler1. Les deux philosophies voient la

    puissance dagir, la vie des hommes ; SPINOZA la qualifie , en mesure lintensit,

    variable en fonction de la joie aimante par le dsir donc, du jeu dattraction (pour

    la joie) et de rpulsion (pour la tristesse) qui sexerce sur le dsir. Les hommes sont

    par dfinition soumis vouloir lexpansion de leur tre, et en acceptent la

    restriction. Pour les stociens, cest le mouvement inverse : ltre ne peut se

    dployer, mais au mieux demeurer tel, cest--dire ne pas subir (en tant affect), et

    en particulier ne pas se laisser opprimer par le destin.

    3 Le Destin

    LA LIBERT HUMAINE FACE AU DESTIN

    Ltre ne peut que se maintenir, non pas en sopposant la force du destin, maisen luttant pour demeurer libre, sans se faire envahir, ce qui implique de rsister

    constamment et avec force pour se maintenir au-del des passions qui peuvent

    soumettre un homme. Cest la raison, mene droitement, qui doit remplir cet office

    et prendre le contrle de lhomme ; il est ainsi plac hors datteinte des contingences

    terrestres et, en sastreignant une discipline trs rigide, il sera libr de tout ce qui

    peut restreindre son tre autrement dit tout ce qui nest pas pleinement rationnel.

    Lidal qui se dessine donc est thr, tel un pur intellect ; la discipline, qui semble

    touffer la vie dans toute sa diversit, fonctionne comme une ascse, et doit (cest

    un idal) expurger de lhomme sa matrialit et ses passions. Cependant, la libert

    du sage ne lui permet pas de sopposer lordre des choses dtermin de toute

    ternit mais uniquement dagir en conformit avec son destin. Cette pense se

    superpose jusquici avec la forme des tragdies grecques, dans laquelle un hros suit

    son destin, qui le fait entrer en opposition avec lordre de la communaut. Ce destin

    qui reprsente laltrit et met en danger lipsit de la cit est alors touff. Le

    1thique, V, prface, p.479

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    destin du hros est scell ds le dbut ; il ne peut agir autrement quil ne le fait, et

    nanmoins il est chaque instant demeur libre de suivre lordre des choses plutt

    que de dclencher le processus tragique. La libert du stocien nest pas diffrente

    ce qui ne saurait pourtant faire du hros un sage.

    LHOMME DANS LUVRE DU MONDE

    Pour tout stocien, se soumettre lordre des choses nest pas un mal ; cest se

    soumettre Dieu, ou sincliner devant lui, qui organise toute chose. On rejoint la

    finalit luvre de par le monde, qui est beau, ordonn, unifi harmonieusement.

    Ds lors, la question de contrevenir lordre des choses ne se pose plus. SPINOZA

    reproche cette cole (autant quaux chrtiens) de comprendre le monde travers

    leur rationalit (ou foi), ce qui prsuppose une analogie indue entre lintellect

    humain et divin. Mais ce modle va encore plus loin : non seulement il suggre que

    nous pensons comme Dieu, mais il prtend en outre que Dieu considre lhomme

    comme son uvre, le fruit de la cration ce qui signifie que lunivers est organis

    en vue de lhomme1 ; cest par l mme postuler lintelligibilit ou lharmonie du

    monde2. Cela rejoint peut-tre la science sur laquelle les stociens fondent leur

    doctrine. Pour SPINOZA, cela sensuit dune mauvaise conception des premires

    causes des choses ; ici , cest comprendre Dieu comme logos, intelligence qui

    organise le monde, et non pas comme substance produisant et sidentifiant au

    monde.

    LA LIBERT DANS LATARAXIE, DANS LA B ATITUDE

    Ce concept de Dieu claircit la soumission du stocien au destin qui, si

    implacable soit-il, nest pas contre nature. Ce qui doit arriver aux hommes ne

    sinscrit pas contre cette cohrence et harmonie densemble. Autrement dit,

    lobissance Dieu est raisonne (le stocisme nest pas une religion, qui requiert

    ladhsion de la foi !), de sorte que ce que Dieu prvoit pour les hommes est bon

    tant donn le tout, mme sils doivent parfois en ptir. Ils participent ainsi lordre

    du monde, sans quil y ait de vritable relation daltrit ni dadversit entre

    lhomme et le monde, mais une union, une communion. La sagesse des stociens se

    confond donc avec leur libert. Acquiescer, ou donner son assentiment de faon

    1Epictte et la sagesse stocienne, p.206-207 : note 30.2thique, I, app., p.91-95.

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    pleine et entire, cest ne pas se faire submerger par le monde et sa ncessit ; cest

    exister, suivre son chemin en accord avec son destin ; laccepter, cest le vivre.

    En ce sens, il serait impossible de penser la libert spinoziste, en posant le

    monde comme dtermin, et les hommes soumis aux affects, sil ny avait danslthique un autre type dunion avec la nature, qui ne renie pas la totalit des

    affects, mais seulement ceux qui sont ngatifs. Ainsi, si lidal stocien vise

    lataraxie (absence de souffrance, immobilit de lme), le spinoziste tend la

    batitude1 (ce qui le distingue du stocisme, cest lpicurisme qui y est prsent) ; et

    il sera dautant plus joyeux quil sera dans le vrai (grce Dieu ), ce qui conduira

    lesprit stendre ; et comprendre est le seul vritable bien pour lhomme 2. Cet

    esprit, plus savant, accrotra son emprise sur les choses, et sassimilera de plus enplus Dieu (sans pouvoir concider avec lui), tant donn que toutes les ides, en

    tant quelles se rapportent Dieu, sont vraies 3. Il ny a donc pas de schisme entre

    la raison et les affects, ce qui du reste suit de la dfinition de lhomme comme

    dsir4, car cest lui donner le pouvoir dagir sur le monde (et ptir), quand le

    stocien cherche senfuir... Pourtant, nier les affects ne suffit pas en supprimer

    lexistence, ce qui est par ailleurs impossible pour des tres de chair. Mais cela

    nest-il que pure ngativit ? SPINOZA donne corps lpanouissement de la vie

    humaine ; notre puissance dagir ne peut tre un indiffrent , car tre, cest agir5.

    Le comportement de lhomme dans le monde sensible se rpercute donc sur son

    esprit, et vice versa. (Pour avoir une ide adquate6 de lesprit humain, il faut

    commencer par comprendre le corps7). De plus, affronter les affects tmoigne en un

    sens dune plus grande force spirituelle, car cela implique de les matriser, les

    rendre cohrents ; en revanche, chercher fuir laisse peut-tre plus vulnrable le

    stocien quun affect rattraperait. Selon SPINOZA, il est impossible que le fait quune

    chose aime soit dtruite ou conserve nous laisse indiffrents (comme les stociens

    le voudraient), car par dfinition lhomme est port prouver les affects, et lesprit

    sefforce de concevoir ce qui peut augmenter sa puissance dagir, et dtruire ce qui y

    fait obstacle. Imaginer une chose aime ou hae influe sur lesprit, donc sur la

    1thique, V, 36, scolie, p.5492Ibid., IV, app., chap. 32, p.4953Ibid., II, 32, p.1634Ibid., III, 9, scolie, p.2315

    Ibid., IV, 24, p.393-3956Ibid., II, df. 4, p.997Ibid., II, 13 (et scolie), p.121-125

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    puissance dagir, ce quon ne peut empcher1. quoi bon sefforcer de pratiquer le

    dtachement ? Nest-ce pas cet exercice qui, en fin de compte, est contre nature ?

    Nest-t-il pas insens de vouloir ne plus rien ressentir, sous prtexte de gagner en

    libert ? Cette thse sinscrit dans la pense stocienne, et pourtant, comment voir

    comme soumission les relations humaines dans lexistence, et ne pas rejoindre

    SPINOZA, qui nous rconcilie avec les affects positifs ?

    4 Le bonheur stocienNous lavons vu : les stociens se librent par la vertu de la ncessit du monde,

    en suivant Dieu. La vertu est la chose la plus haute pour lhomme 2, cest pourquoi le

    sage la recherche. Il accomplira des actes parfaits (cest--dire sans hsitation)en runissant deux conditions : la connaissance du rel, et lemprise sur ses passions

    (la matrise de soi). La sagesse se caractrise par ces deux conditions, dont la

    possession quilibre lme dans une harmonie intrieure qui est donc rgle

    sur lharmonie postule du monde3. Cet apport thorique ainsi que la croyance en

    lordre du monde apportent un meilleur clairage et orientent les actions humaines.

    La philosophie morale est fonde sur la physique (la nature ltude de lhomme) et

    repose en dernire instance sur Dieu (lordre du monde). Il faut comprendre par laraison et voir les choses avec dtachement, cest--dire selon le regard de Dieu, et

    non pas par la sensibilit particulire. En effet, en raisonnant, nous quittons notre

    tat humain natif et nous dcouvrons les vraies valeurs, savoir le prix du temps, le

    sens de la mort, lamiti, la richesse et la pauvret. Elles doivent rgler notre

    comportement et consistent prendre conscience de la nature des vritables biens,

    qui sont inalinables ; cest la premire tape sur le chemin de la sagesse. Nous

    pourrons ainsi dpossder le sage de tous ses biens matriels sans qui l perde sa

    richesse4. Lthique stocienne prne la recherche de la vertu parce quelle est le

    seul bien qui ne soit pas soumis la Fortune, ce qui permet au sage dtre libre 5.

    Cependant, une hirarchie existe entre les biens matriels, regroups sous

    lappellation d indiffrents (car lusage peut en tre bon comme mauvais). Mme

    1thique, III, 19, p.2472 SNQUE,De la vie heureuse, XVI, 1, p.393

    Ibid., VIII, 4-5, p.214Ibid., XXI, 4, p.515 SNQUE,La constance du sage , V, 4, p.319

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    si des prfrences demeurent1 (par exemple tre en bonne sant ou riche), le sage

    doit savoir en faire abstraction, et supporter son sort ; son bonheur sera dans la

    vertu, indpendant (et labri) de la Fortune2 les biens ne sont pas lis la vertu,

    mais en dcoulent3. Cest dire aussi quil nappartient qu nous dtre heureux, en

    tant vertueux. Or, on ne dchoit pas de ltat de sagesse ; donc, une fois la flicit

    obtenue, elle sera inbranlable, et le sage, invulnrable (indpendant des coups du

    sort, mais pas compltement insensible). Les stociens doivent en partie cette

    thique la conscience que nous ne sommes assurs de rien, que la vie ne garantit

    rien et que la Fortune peut tout reprendre ; cest pourquoi il faut nous tenir

    perptuellement sur nos gardes (parce que savoir tout ce qui peut arriver, et avoir

    conscience de sa place dans le monde vite les dconvenues4) et considrer comme

    indiffrent lensemble des choses qui ne dpendent pas de nous (tout ce qui est

    extrieur notre me, ainsi que notre me... seul ce que nous faisons delle dpend

    de nous). Snque maintient que, pour tre difficile, cela nest pas impossible ; il

    conseille aux novices de prendre exemple sur un modle, ce qui permet de ne pas

    considrer lidal stocien comme une pure abstraction, un rve. Le sage se distingue

    en fait du reste du monde par son effort pour tendre vers lidal5, vers la libert6 et

    la sagesse (il est en effet impossible, tant humain, dtre totalement libre et

    pleinement sage7) ; cet effort pour maintenir lquilibre intrieur passe par un

    contrle indirect du monde, en se dtachant de celui-ci. Pourtant, cela ne saurait

    suffire : il faut aussi apprendre dominer les motions qui surgissent spontanment

    en nous, et qui sont en dernire analyse des composs dopinion de biens ou de

    maux prsents ou futurs. Incontrles, elles sont des passions, des maladies de

    lme . Il sagit de la seconde tape dans le cheminement vers la sagesse, qui

    consiste plus prcisment comprendre les mcanismes psychologiques et

    passionnels de lhomme. Lempire sur les passions sobtient par la volont, qui lesstabilise et protge lhomme en simmisant entre lui et les passions. De cette faon,

    dsir, crainte et plaisir se transforment positivement sous leffet de la raison en

    volont stable, prcaution et joie sereine. Ce jugement rationnel discipline le

    1Ibid., XVI, 2, p.3312Ibid., VIII, 3, p3233De la vie heureuse, XV, 2, p. 354 SNQUE,La tranquillit de lme, XI, 6-75

    De la vie heureuse, XX, 2, p.476Ibid., XVI, 3, p.397Ibid., XVIII, 1, p. 43

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    comportement du sage en faisant des motions des affections (qui sont

    indispensables la vie intrieure). Au terme de cette tape, nous pourrons dduire

    les attitudes pratiques qui conviennent ; ce troisime niveau de lthique stocienne

    relve de la parntique, domaine de moindre importance (parce que cette tude

    examine le comportement du sage dans son quotidien). Lhomme qui tend la

    sagesse se dtache de son tat natif par le biais du jugement de lme (cl de vote

    de toute de la vie morale) qui dtermine son autonomie ou sa soumission aux choses

    extrieures et son autonomie si lme parvient la plnitude humaine, en

    dpassant le stade instinctif de la conservation de soi. Au terme de cette longue et

    lente transfiguration de lme, il faut esprer atteindre ltat de sapiens, o lhomme

    mne une vie dont la valeur est pleinement spirituelle (et non pas matrielle) car

    lexcellence de la raison est la vertu suprme (le but de la philosophie, la sagesse,

    consiste en cette perfecta ratio). La sagesse nous dlivre de ce qui est trop

    particularisant et dgage en lhomme ltre universel, cest--dire ltre de raison.

    Mais si le sage lui-mme svertue poursuivre son idal de sagesse, sans jamais

    parvenir le raliser, le stocisme peut-il tre pens autrement que comme une

    illusion ? Si le stocien se distingue principalement par ses efforts qui visent

    modifier directement son rapport avec le monde, comment penser que cela engage le

    monde, plutt que lui seul ? Cest dans ce sens que S PINOZA critique le dtachement

    des stociens comme impossible, et ce pour deux raisons. Tout dabord, notre

    rapport au monde transite par les sens ce que les stociens ne contestent pas, la

    vrit provenant ul timement des sens ; en revanche, si les motions sont

    spontanes, elles doivent tre transformes par la raison avant daffecter le stocien.

    Nest-ce pas contradictoire de penser le fait de consentir prouver une motion

    pour la ressentir effectivement ? La volont ne saurait tre pose comme instance de

    contrle des motions du sage, sans contrler aussi ce qui est extrieur au sage (en

    le filtrant et en le maintenant distance), dans la mesure o nous sommes dans une

    relation directe avec le monde. Cest pourquoi nous devons ncessairement tre

    affects par les motions, sans que la volont sinterpose entre lme et le monde.

    De cette faon, la notion dindiffrents est impossible : chercher la libert vis--vis

    de la tyrannie des passions, en adoptant le regard de Dieu au dtriment du sien pour

    esprer une comprhension presque omnisciente du monde ne peut nous empcher

    dtre humains et de vivre comme tels, au contact du monde sensible. Les affects

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    seront donc inexorablement ressentis comme bons ou mauvais, relativement nous,

    et cette ide entre en contradiction avec la prtention stocienne de ne rien ressentir

    de bon ou mauvais dans le domaine sensible (malgr les prfrences). Dans quel

    monde vivra ensuite le sage, si lattitude quil prne consiste ne sattacher et ne

    dpendre de rien, si son idal est de vivre en faisant presque abstraction du monde ?

    Dans cette optique, comment penser la doctrine stocienne autrement que comme

    illusoire1 ? Le travail du sage sur lui-mme qui doit le guider vers la sagesse (en

    librant la dimension divine originaire de lme du chtiment que reprsentent pour

    elle le corps ainsi que les passions pures (cest--dire tout ce qui le particularise,

    lindividue)) nest-il pas un endoctrinement ? Autrement dit, le sage ne saveugle-t-

    il pas en fermant les yeux sur lobstacle de la condition humaine pour accder la

    vrit ? Pour tre sage, faut-il ne plus tre homme ? Pour S PINOZA, tel nest pas le

    prix de la sagesse : il semble plus sr de fonder son thique sur la condition

    humaine, pour permettre lhomme de devenir sage et la batitude quil nous

    promet est-elle moins ambitieuse, pour tre en droit ralisable ?

    IIIquilibre du comportement humain chez DESCARTES

    1 Le pouvoir de Dieu

    SON RGNE

    SPINOZA insiste sur la nature de Dieu dont dcoule son rgne 2. Le monde nest

    donc pas contingent, puisque cela supposerait de comprendre que la perfection peut

    tre diffrente de ce qu'elle est, ce qui revient attribuer une autre essence Dieu,

    l'tre ncessaire ; ce serait le seul moyen pour qu'un autre monde ( la place decelui-ci) soit possible. Mais Dieu est cause de soi, donc il ne peut y avoir qu'une

    seule acception de la perfection de sa nature, qui l'amne produire le monde, sans

    aucune mdiation3. C'est dans cette mesure que seul le vulgaire pourrait

    confondre la nature du pouvoir de Dieu avec celui des Rois, limit.

    1

    La constance du sage, III, 3, p. 3172Ethique, II, 3, scolie, p.103-1053Ibid., I, 33, p.73-75

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    SON OMNIPOTENCE

    Mais l'argument ne s'arrte pas l. Pour que Dieu ait un pouvoir infini, il faut

    que sa puissance soit toujours en acte ; or il est ternel, donc, sa puissance doit

    toujours tre manifeste cest--dire quil ne doit jamais sarrter de crer. Pourtant,

    DESCARTES conoit le pouvoir de Dieu en acte seulement lors de la Cration ; et en

    quelque sorte en puissance sinon ce que SPINOZA rsume ironiquement : pour

    tre omnipotent, Dieu ne doit pas crer tout ce que contient son entendement, afin de

    ne pas puiser son pouvoir absolu1.

    SA VOLONT

    Le pouvoir de Dieu selon DESCARTES est absolu, mais cet absolu ne peut tre en

    acte ; la cration et le pouvoir tout entier de Dieu sont soumis sa libre volont, de

    sorte que le monde nest pas dtermin, dans la mesure o des ruptures dans la

    causalit sont possibles. Cette libert instaure aussi un cart entre les dcrets de

    Dieu et sa volont, si bien quil peut dans labsolu prendre une dcision allant

    lencontre de sa sagesse. Mais cette libert est essentiellement thorique ; sinon il

    serait concevable que Dieu fasse le mal, proposition qui enveloppe contradiction

    et, comme SPINOZA le souligne, Dieu serait un tyran2.

    ANALOGIE HUMAIN/DIVIN

    La Terre nest pas lempire de Dieu, et il ne doit pas prendre la posture dun

    empereur pour gouverner ne serait-ce que parce que le monde est dtermin, Dieu

    nest pas libre . DESCARTES ritre son tour lanalogie entre le divin et

    lhumain, et pense le pouvoir de Dieu sur le modle du pouvoir de lhomme.

    Partageant la mme forme d'entendement que le divin ( un moindre degr), nouspossdons en droit la mme libert que lui, thoriquement absolue. Mais comment

    les hommes sauraient-ils tre matres de leurs actions ?

    1Ibid., I, 17, scolie, p.49-532thique, I, 33, scolie 2, p.75-81

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    2 L'homme agit-il librement ?

    LA LIBERT DE LA VOLONT

    DESCARTES voit la libert dans labsolu de la volont, laquelle se distingue de

    lintellect en tant quelle stend plus loin. La volont est illimite car nous pouvons

    tout valuer, tandis que lintellect doit au pralable connatre la chose en question,

    ce qui en fait une facult limite. La doctrine de la volont est selon S PINOZA

    connatre absolument, car ncessaire tant la spculation qu la sage institution

    de la vie 1. Ce dernier la dfinit comme facult daffirmer ou de nier la vracit (ou

    fausset) dune ide ; elle ne dsigne pas lattraction ou laversion pour une chose

    (qui est le dsir), mais sidentifie en cela lintellect. (Une ide est un concept de la

    pense et une volition est affirmation ou ngation dune ide.) Il ne peut y avoir

    dans lesprit humain nulle facult absolue : vouloir, dsirer, comprendre, etc., sont

    des fictions de lesprit. Celui-ci en effet nest pas cause libre de ses actions 2, ce qui

    signifie quil ne peut avoir la facult absolue de vouloir et de ne pas vouloir , car

    il est toujours dtermin vouloir par une autre cause, et ainsi linfini3. De mme,

    si la facult de vouloir est prtendument infinie, il semble que la facult de

    percevoir, qui sen distingue, soit plus tendue : en effet, comment affirmer quoi que

    ce soit dune chose que nous ne percevons pas ? Enfin, si la volition nest ni infinie,

    ni une facult, alors il est impossible daffirmer, de nier, ou de suspendre son

    jugement librement , cest--dire dans labsolu cela semble ronger la libert de

    lhomme.

    DE LA LIBERT DE LHOMME

    La libert cartsienne est inconcevable pour SPINOZA4, cest pourquoi il en a

    ruin les fondations et en propose sa conception, cl de vote dans son systme

    dtermin, ce qui peut paratre paradoxal ; la libert relle est suspendue une

    opinion humaine qui veut que les hommes se croient libres pour la raison quils

    ont conscience de leurs volitions et de leur apptit, et que, parce quils ignorent les

    1Ibid., II, 49, scolie du corollaire, p.199-2052

    thique, II, 48, p.1913Ibid., II, 48 (et scolie), 49 (et scolie), p.191-2054Ibid., III, prface, p.209-211

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    causes qui les disposent appter et vouloir, ils ny pensent mme pas en rve. 1

    On comprend ds lors mieux que ce qui compte le plus, cest de comprendre, et que

    cest ce que ralisera le mieux lhomme sage, qui de ce fait chappera la servitude

    humaine (sans concider pourtant avec la libert)2.

    3 Place et contenus de la morale dans la philosophie cartsienne

    LE FRUIT DE L'ARBRE DE LA CONNAISSANCE

    La morale que nous propose DESCARTES parachve larbre de la connaissance ;

    fruit de tous les savoirs, elle constitue la sagesse. Cependant luvre de DESCARTES

    demeure cet gard inacheve ; est-ce la mort qui a interrompu ce projet, ou bienconsidre-t-il la morale comme inatteignable ? L'arbre de la connaissance cartsien

    n'est pas sans rappeler l'arbre du pch originel dans la Bible ; celui-ci, cr par

    Dieu, nous a donn (dans le contexte biblique) une connaissance du bien et du mal ;

    cependant cette connaissance est loin dtre claire et distincte, ce qui laisse place

    deux doctrines morales majeures : lune purement thorique, lautre qui propose une

    sagesse pratique que DESCARTES veut unir, en alliant certitude et maximes

    pratiques (il reprochait SNQUE dtre imprcis au sujet des applicationsconcrtes de sa pense) pour mener lhomme la batitude. Mme si ce nest autre

    chose quavoir lesprit parfaitement content et satisfait 3 et que le contentement est

    la plnitude et laccomplissement [des] dsirs rgls selon la raison 4, ce projet

    soppose toute la tradition scolastique.

    La sagesse sattache au seul dveloppement de la connaissance vraie 5 et non

    pas des objets prcis ; elle ne se limitera donc pas la contemplation de Dieu

    (donc Dieu nest pas source (immdiate) de la sagesse de lhomme). DESCARTES

    bouleverse ainsi lordre des connaissances : nous apprhendons notre environnement

    immdiat avant ce qui est loign de nous ; cest pour cela quil faut se connatre et

    sestimer sa juste valeur. SPINOZA conteste cette ide6, qui mne une

    consquence inacceptable : ce nest pas Dieu qui appartient aux choses singulires,

    1Ibid., I, app., p.832Ibid., III, 51, scolie, p.297-2993Correspondance avec Elisabeth, Lettre du 4 aot 1645, p.1104

    Ibid., Lettre du 4 aot, p.1115Descartes ou la flicit volontaire, p.616thique, II, 10, scolie du corollaire, p.117

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    mais bien linverse ; donc, la cause suprme doit appartenir lessence de la chose

    qui sans elle ne peut exister. noter quil ne nie pas lego cartsien comme

    premire source de la connaissance, et de la sagesse1.

    LUNION DE LME ET DU CORPS, OU LE MOTEUR DES ACTIONS HUMAINES

    Pour comprendre le mcanisme des actions humaines, aprs avoir vu la marge de

    libert qui y tait contenue, il faut examiner les fonctions de lme, particulirement

    concentres

    nullement [dans ] le cur [] mais seu lement [dans] la plu s interieure de ses

    pa rt ies, qu i es t une ce rtaine glande fo rt pe ti te , si tue dans le mi lieu de sa subs tance,

    & tellement suspendu au dessus du conduit, par lequel les esprits de ses cavitez

    anterieures ont communication avec ceux de la posterieure, que les moindres

    mouvemens qui sont en elle, peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits,

    & reciproquement que les moindres changemens qui arrivent au cours des esprits,

    peuven t beauco up pour ch anger les mouv emens de ce tte glande 2.

    Mais avant dexpliquer ce que lunion du corps et de lme implique dinfluences

    rciproques en termes physiques, penchons-nous sur la nature de lme, qui nest

    compose daucune partie mme si nous pouvons dans son unit distinguer ce qui

    est sensitif et passif (dit infrieur) et ce qui est raisonnable et actif (dit suprieur).Tous les apptits de lme sont des volonts (mais les apptits naturels sont des

    motions, et les volonts renvoient la raison). Lme est en droit divisible en

    actions (les volonts) et en passions, qui sont des perceptions (ou motions) propres

    lme. Les passions sont en fait des perceptions de lme, inexplicables par la

    cause prochaine (car lenvironnement immdiat ne montre pas la cause dont elles

    proviennent) . Ces perceptions sont causes, entretenues et fortifies par quelque

    mouvement des esprits 3, ce qui les rend passives et les distingue des volonts, dont

    lme est la cause4. Les passions ont pour effet de porter lme vouloir ce quoi

    elles prparent le corps qui est aussi compris comme une unit (car ses parties

    concourent la formation du tout, et sont donc ncessaires), ce qui permet de

    comprendre que lme est vritablement jointe tout le corps 5. La glande

    pinale, cette portion de matire au centre du cerveau, est ainsi le lieu de lme, do

    1Ibid., II, 40, scolie 2, p.175-1772Les passions de lme, I, 31, p.893

    Ibid., I, 27, p. 864Ibid., I, 29, p. 87-885Ibid., I, 28, p. 86-87

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    elle (lme) contrle le corps par un mouvement subtil de cette glande qui anime des

    esprits (contenus dans des cavits du cerveau) de telle manire quils se diffusent

    dans le corps et provoquent la raction physique recherche, par le jeu des nerfs et

    des muscles. noter cependant que tous les cerveaux ne sont pas constitus de la

    mme manire, ce qui explique quun mme mouvement de la glande pinale

    engendre diverses motions1. Mais linfluence de lme sur les esprits et donc sur le

    corps a aussi sa rciproque, ce qui permet en fait lme de percevoir la ralit

    extrieure ; cela implique aussi que lme nest pas lorigine de toutes les passions

    qui naissent dans le corps (les esprits porteurs des informations sensorielles crant

    les perceptions ou impressions de lme par un mouvement exerc sur la glande

    pinale).

    Comment employer ce phnomne dinfluences rciproques pour contrler les

    passions ? DESCARTES nous avertit que cela nest possible quindirectement, car la

    volont ne peut agir positivement sur les passions tant que celles-ci sont lies des

    motions prsentes dans le corps. La glande pinale subit des impulsions contraires

    en tant pousse tant par lme que par les esprits, qui causent parfois les passions et

    nuisent ainsi la volont. La plus forte de ces impulsions empchera leffet de

    lautre. Les volonts sont gnralement au pouvoir de lme, bien quelles puissent

    tre indirectement changes par le corps, tandis que les perceptions dpendent des

    actions qui les produisent et ne peuvent tre quindirectement modifies par lme

    (sauf lorsquelle en est la cause). Ainsi, le combat qui sengage pour le contrle des

    passions fait-il intervenir lhabitude, pour contrebalancer les passions initiales, de

    considrer des arguments allant leur encontre, ce qui peut galement passer par

    lexaltation de passions contraires celle que nous voulons radiquer. Mais pour

    avoir un pouvoir absolu sur elles ce dont toutes les mes, mmes les plus faibles,

    sont capables en droit il faut apprendre bien conduire son me2, cest--dire

    faire reposer sa volont (instrument ncessaire mais non suffisant pour combattre les

    passions) sur des jugements stables et dtermins qui soient fonds sur la

    connaissance du vrai3 (et non pas sur des opinions, qui peuvent tre la trace dune

    passion non vaincue).

    1

    Ibid., I, 39, p.95-962Ibid., I, 50, p.105-1063Ibid., I, 49, p.104

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    SPINOZA sinsurge contre le ridicule de la glande pinale et avoue explicitement

    quil et aim que DESCARTES recoure son concept de cause prochaine1 : quel

    concept clair et distinct a-t-il [] de la pense trs troitement unie certaine petite

    portion de quantit ? 2 Pour SPINOZA, la rponse est claire : le corps ne peut avoir

    dinfluence sur lesprit3 ; les ides des affections de notre corps sont conues par

    lesprit dans le mme ordre que les vnements du monde (lexplication se situera

    donc de nouveau sur le plan causal4). La volont ne pourra donc jouer aucun rle

    pour contenir les passions il ny a donc aucun sens parler de volont absolue,

    comme si au prix dun effort intense, elle pouvait avoir la moindre influence, par

    lhabitude ou les raisonnements, sur les passions ; nous aurons plutt recours la

    notion dide adquate pour expliquer la libert que lhomme peut atteindre, qui se

    situe dans laction. En effet, les hommes subissent tous leurs dsirs (qui sont alors

    mauvais) qui ne suivent pas immdiatement de leur nature, autrement dit ceux qui ne

    sont pas conus adquatement par la raison indiquent toujours [] notre

    impuissance et notre connaissance mutile. 5 La puissance dagir de lhomme sera

    maintenue si le dsir ne contrevient pas cette puissance par lignorance, cest--

    dire si nous avons une ide adquate du dsir, qui peut tre bon et ne pas nous

    empcher dagir6.

    IVConclusionLes consquences sur la sage institution de la vie 7 que SPINOZA dveloppe

    peuvent sinterprter comme un vritable pied de nez ses perscuteurs. En effet,

    tre libre et vertueux en Dieu, implique dtre sage ; ce qui est peut-tre aussi un

    moyen daffirmer sa libert par rapport ltat, et sa vertu, en soi et dans son

    rapport autrui. Mettre laccent sur ces points signifie notamment que la rciproque

    nest pas valide. SPINOZA se positionne donc en creux comme un tre

    insaisissable, irrprochable, libre et heureux, quand eux, esclaves de leurs

    gouvernants, ne sont par consquent ni libres ni sages, et donc ni vertueux, ni

    heureux. Au-del de ses perscuteurs, il dnonce sans doute la biensance, fonde

    1thique, V, prface, p.5012Ibid., V, prface, p.5013Ibid., I, dfinition 2, p.154Ibid., II, 7, p.107-1095

    Ibid., IV, app., chap. 2, p.4776thique, III, df. 2, p. 2137 Ibid., II, 49, scolie, p.197

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    sur une croyance en Dieu hypocrite et biaise. Il reprend ainsi son compte la vertu

    quil leur dnie1, et la pense morale chrtienne, quil dracine de ses fondations

    religieuses (Dieu ne doit pas fonder la morale), en substituant la foi la droite

    conduite de la raison, et en plaant la sagesse dans la recherche de la

    comprhension 2 ; ainsi lhomme sera libre : le centre de lthique est lhomme, et

    non plus Dieu ; nous parlons donc dun bonheur porte de lhomme, ce qui rend

    cette thique existentielle3. Tel est le message fondamental de lthique, dont la

    dmarche, qui vient de prendre sens ici, est de convaincre (par la rigueur

    mathmatique), et non de persuader.

    Bibliographie

    Spinoza :

    SPINOZA Benot de, thique. Trad. du latin par Bernard Pautrat. Paris : Seuil,1988 (rd. 2010).

    Stocisme :

    DUHOT Jean-Jol, Epictte et la sagesse stocienne , Paris, Albin Michel, 1996(red. 2003).

    GRIMAL Pierre, Snque ou la conscience de lEmpire, Par is : Les Bel lesLettres, 1978. LON G A.A., SEDLEY D.N., Les philosophes hellnistiques : II. Les stociens,

    traduit de langlais par Jacques BRUNSCHWIG et Pierre PELLEGRIN. Paris :Flammarion, 2001.

    MOREAU Pierre-Franois (dir.), Le retour des philosophies antiques lgeclassique : I. Le stocisme au XVIe et au XVIIe sicle, Paris : Albin Michel,1999.

    SNQUE, La vie heureuse , traduit du latin par A. BOURGERY. Paris : LesBelles Lettres, 2002.

    SNQUE, Entretiens, Lettres Lucilius, (d. Paul VEYNE), Paris : RobertLaffont, 1993.

    Christianisme :

    CHIFFLOT Th.-G. (dir.), La Bible de Jrusalem, Rome : Fleurus/ Cerf, 1955(red. 2001).

    OSBORN Eric, Ethical patterns in early christian thought, New York :Cambridge University Press, 1976 (rd. 2008).

    1

    Ibid. IV, app., chap. 13, p.4832Ibid., IV, app., chap. 4, p.4793Ibid., V, 42, scolie, p.561

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    Descartes :

    BEYSSADE Jean-Marie & Michelle, Descartes, correspondance avec Elisabethet autres lettres, Paris, Flammarion, 1989.

    DESCARTES, , Les passions de lme, (d. Genevive RODIS-LEWIS), Paris :Vrin, 1994 (rd. 1999).

    RENAULT Laurence, Descartes ou la flicit volontaire , Paris : PUF, 2000. RODIS-LEWIS Genevive, La morale de Descartes, Paris : PUF, 1957 (red.

    1998).

    Table des matires

    I LA MORALE DOIT-ELLE PRENDRE POUR RFRENCE LE D IEU CHRTIEN ? ...............21 LA JUSTICE DEDIEU CHEZ LES CHRTIENS...............................................................................2LE JUGEMENT ET LA FOI............................................................................................................................2LOB ISSANCE LA LOI............................................................................................................................32 CRITIQUE SPINOZISTE : UN HOMME SANS FOI NI LOI .......................................................4QUELLESAGESSE POUR LHOMME? .........................................................................................................4LHOMME MESURE DE LA JUSTICE.............................................................................................................5SE LIB RER DE LA RELIGION......................................................................................................................6II LIDAL DE LA SAGESSE CHEZ SPINOZA ET LES STOCIENS ..........................................71 DIEU.................................................................................................................................................72 LES AFFECTS DE LHOMME...........................................................................................................73 LEDESTI N........................................................................................................................................8LA LIBE RT HUMA IN E FA CE AU DE STIN ...............................................................................................8LHOMME DANS LUVRE DU MONDE.......................................................................................................9LA LIBERT DANS LATARAXIE, DANS LA B ATITUDE.................................................................................94 LE BONHEUR STOCIEN................................................................................................................11III QUILIBRE DU COMPORTEMENT HUMAIN CHEZ DESCARTES .....................................141 LE POUVOIR DEDIEU..................................................................................................................14SON RGNE.............................................................................................................................................14

    SON OMNIPOTENCE.................................................................................................................................15SA VOLONT............................................................................................................................................15ANALOGIE HUMAIN/DIVIN......................................................................................................................152 L'HOMME AGIT-ILLIBREMENT ? ................................................................................................16LA LIBERT DE LA VOLONT....................................................................................................................16DE LA LIBERT DE LHOMME...................................................................................................................163 PLA CE ET CONTENUS DE LA MORALE DANS LA PHILOSOPHIE CARTSIENNE......................17LE FRUIT DE L'ARBRE DE LA CONNAISSANCE............................................................................................17LUNION DE LME ET DU CORPS, OU LE MOTEUR DES ACTIONS HUMAINES.............................................18IV CONCLUSION .............................................................................................................................20V B IBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................21

    V I TABLE DES MATIRES ............................................................................................................22