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Médecine palliative Soins de support Accompagnement Éthique (2012) 11, 29—34 EXPÉRIENCES PARTAGÉES Démarche éthique et décision en soins palliatifs. Peut-on accéder à toutes les demandes de familles ? À propos de la demande d’un conjoint de « voir le pansement » de son proche Ethic decision-making in palliative care: Are all family requests receivable? About the request of a spouse to ‘‘see the dressing’’ Clémence Joly , Agnès Laine , Marie Parrad, Solène Bouffard , Jocelyne Leroux , Anne-Marie Colard , Annie Catan Unité régionale de soins palliatifs, CHU Charles-Nicolle, 1, rue de Germont, 76031 Rouen cedex, France Rec ¸u le 11 juillet 2010 ; accepté le 5 novembre 2010 Disponible sur Internet le 28 décembre 2010 MOTS CLÉS Aide à la décision ; Éthique ; Soins palliatifs ; Communication interdisciplinaire ; Enjeux éthiques Résumé Le soutien et l’accompagnement des proches font partie intégrante des soins pallia- tifs. À l’occasion de la demande inattendue d’une épouse de « voir la plaie et le pansement » de son époux, atteint d’un cancer du rectum délabrant, nous nous sommes posés la ques- tion : « peut-on accéder à toutes les demandes des familles », et avons essayé d’y répondre par une démarche éthique empreinte de phronesis (attention et prudence). Nous nous sommes demandé, en particulier si les principes d’éthique médicale (proposés par Beauchamp et Chil- dress) s’appliquaient uniquement aux patients, ou également aux proches. La réflexion menée en équipe a permis, non seulement de trouver une solution acceptable pour le patient et son épouse, mais également, par la recherche d’un consensus plutôt que d’un compromis, d’avancer ensemble. Nous relatons ici cette démarche. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Decision-making; Ethics; Summary The support and accompaniment of the proxy are an integral part of palliative care. On the occasion of the unexpected request of a wife to ‘‘see his wound and the ban- dage’’ of her husband, affected by a cancer of the rectum, we asked the question: ‘‘can we Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (C. Joly). 1636-6522/$ see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2010.11.002

Démarche éthique et décision en soins palliatifs. Peut-on accéder à toutes les demandes de familles ? À propos de la demande d’un conjoint de « voir le pansement » de

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2012) 11, 29—34

EXPÉRIENCES PARTAGÉES

Démarche éthique et décision en soins palliatifs.Peut-on accéder à toutes les demandes de familles ?À propos de la demande d’un conjoint de« voir le pansement » de son proche

Ethic decision-making in palliative care: Are all family requests receivable?About the request of a spouse to ‘‘see the dressing’’

Clémence Joly ∗, Agnès Laine, Marie Parrad,Solène Bouffard, Jocelyne Leroux,Anne-Marie Colard, Annie Catan

Unité régionale de soins palliatifs, CHU Charles-Nicolle, 1, rue de Germont,76031 Rouen cedex, France

Recu le 11 juillet 2010 ; accepté le 5 novembre 2010Disponible sur Internet le 28 décembre 2010

MOTS CLÉSAide à la décision ;Éthique ;Soins palliatifs ;Communicationinterdisciplinaire ;Enjeux éthiques

Résumé Le soutien et l’accompagnement des proches font partie intégrante des soins pallia-tifs. À l’occasion de la demande inattendue d’une épouse de « voir la plaie et le pansement »de son époux, atteint d’un cancer du rectum délabrant, nous nous sommes posés la ques-tion : « peut-on accéder à toutes les demandes des familles », et avons essayé d’y répondrepar une démarche éthique empreinte de phronesis (attention et prudence). Nous nous sommesdemandé, en particulier si les principes d’éthique médicale (proposés par Beauchamp et Chil-dress) s’appliquaient uniquement aux patients, ou également aux proches. La réflexion menéeen équipe a permis, non seulement de trouver une solution acceptable pour le patient et sonépouse, mais également, par la recherche d’un consensus plutôt que d’un compromis, d’avancerensemble. Nous relatons ici cette démarche.© 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSDecision-making;Ethics;

Summary The support and accompaniment of the proxy are an integral part of palliativecare. On the occasion of the unexpected request of a wife to ‘‘see his wound and the ban-dage’’ of her husband, affected by a cancer of the rectum, we asked the question: ‘‘can we

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (C. Joly).

1636-6522/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.medpal.2010.11.002

30 C. Joly et al.

Palliative care;Interdisciplinarycommunication;Ethical issues

grant all the requests of families’’, and tried to answer it by an ethical approach known as ofphronesis. We wondered in particular if the principles of medical ethics (proposed by Beau-champ and Childress) applied only to the patients, or also to the proxies. The considerationallowed the team, not only to find an acceptable solution for the patient and his wife, but also,by the search for consensus rather than for a compromise, to go ahead together. We talk aboutthis approach here.© 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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e soutien et l’accompagnement des proches font par-ie intégrante des soins palliatifs [1,2]. La conférence deonsensus de 2004 sur l’accompagnement précise que le sou-ien de la famille relève des objectifs du soin. Elle spécifieu’ « une famille accompagnée peut assumer les responsa-ilités d’une famille accompagnante ».

Cependant, certains accompagnements de proches ouertaines décisions concernant les patients et leurs procheseuvent être particulièrement difficiles et susciter de nom-reux questionnements dans une équipe, témoignant de laifficulté du processus de décisions dans certains contextes.

La situation du patient que nous décrivons ci-dessous auscité de vifs débats, des discussions passionnées et desésaccords. Il a soulevé des questionnements en particu-ier au sujet de l’information des proches et de leur place.omment, à partir de la situation d’un proche, l’équipe est-lle sortie du dilemme éthique ? La principale question était‘peut-on accéder à toutes les demandes de proches au nomu principe d’autonomie (du proche) ?’’. Ou encore : « lerincipe d’autonomie s’applique-t-il au proche égalementu seulement au malade ? ».

Récit clinique

Monsieur X. âgé de 62 ans était traité pour un carcinomenal. Il est marié et a deux filles.

Depuis trois ans, il avait subi de multiples interventionshirurgicales avec amputation abdomino-pelvienne du rec-um élargie à l’ensemble du périnée et colostomie. Unambeau musculo-cutané pour couverture de la perte de sub-tance a été réalisé deux fois, ainsi qu’une urétérostomieutanée.

Depuis fin 2008, le patient était suivi par l’équipe mobilee soins palliatifs. Cette dernière avait initialement étéppelée par le service de chirurgie devant des douleurs etn raison d’une colère du patient qui se sentait incompris,n révolte, et qui refusait les soins.

L’alliance thérapeutique a été difficile à réaliser. Lesouleurs s’étaient nettement amendées mais le patient neomprenait pas pourquoi il ne cicatrisait pas. Au fil des mois,a douleur était peu à peu réapparue. Son état général s’estltéré. Il a été hospitalisé à domicile de facon très ponc-uelle puis en septembre 2009 dans un hôpital local. Il até transféré à l’unité de soins palliatifs devant une grandeifficulté à juguler les douleurs, en octobre 2009.

Au plan clinique, Monsieur X. avait une plaie du sacrum

ui s’est aggravée régulièrement et dont les bords étaientonstitués de la tumeur qui progressait. Cette plaie délabréeéalisait une cavité de 25 à 30 cm de diamètre, extrêmement

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rofonde avec confluence des zones tumorales. Elle saignaitégulièrement et était nauséabonde. La durée du pansementait quotidiennement était d’environ une heure. Le panse-ent consistait en une détersion douce, un nettoyage et

n comblement de la plaie par des boules d’Alvym Cavity®,’Urgosorb® et de pansements américains en grande quan-ité. Réaliser le pansement était de plus en plus difficile àupporter pour les soignants en raison de l’odeur, de la dou-eur de Monsieur X. et de l’aspect objectif de cette plaiextrêmement délabrée.

Sur le plan de la douleur, Monsieur X., relativement calméu début, présentait des douleurs de plus en plus impor-antes malgré plusieurs rotations des opioïdes. En fin de vie,l a eu jusqu’à 3000 �g/24 heures de Fentanyl® intraveineuxssociés avec de la Kétamine, et du MEOPA lors des pan-ements. La présence d’effets secondaires (hallucinations,yperalgésie) rendaient difficile une analgésie complète.onsieur X. ne souhaitait pas être endormi. Il n’est pasertain qu’il se rendait compte de l’étendue de sa plaie.

Il restait au lit malgré son désir important de marcher.l parlait peu, avait des relations avec certains soignants etemblait souvent en colère. L’équipe a longtemps percu unort désir de vivre.

Ses filles venaient régulièrement. Son épouse, malgré 1 h0 de route, venait quasiment quotidiennement après sonravail. Madame X. semblait dans une forme de dénégationu de déni, mécanisme défensif qui lui permettait de sauve-arder de l’énergie pour investir le présent et venir voir sonari tous les jours. Ainsi, pour une partie de l’équipe, elle

e semblait pas en phase avec la réalité de ce que vivaiton mari. Il était pour elle essentiel que son mari mangeavantage, dorme moins. Elle reprochait fréquemment lesroblèmes d’alimentation à l’équipe. Elle ne pouvait sup-orter qu’on parle du pronostic de son mari et « fuyait ».lle a manifesté à plusieurs reprises le désir que son marientre à domicile. Malgré une politique générale de l’équipee retour à domicile dès que possible, cela nous a sembléifficile devant la gravité de l’état clinique du patient (pan-ements, médicaments nécessaires) et le fait qu’il auraitté souvent seul, Madame travaillant. Il était régulièrementbjecté à Madame la gravité de la plaie. Peu à peu, Madame. a demandé à voir cette plaie. Devant son insistance, uneremière rencontre avec une infirmière et un médecin a per-is d’évaluer la détermination de Madame et l’importanceue revêtait pour elle la vision de cette plaie. Il a étéonvenu alors que Madame pourrait assister à la toilette et

la réfection du pansement.

Cette décision a divisé l’équipe. Une réunion de réflexion

thique a été mise en place. Les arguments « pour » étaientu’il était légitime de considérer l’épouse comme une

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Démarche éthique et décision en soins palliatifs

personne autonome et d’accéder à son souhait (après l’avoirinformée des risques). Les arguments « contre » étaientle risque de traumatisme psychologique que cela risquaitd’engendrer et le fait que Monsieur X. n’était pas au cou-rant de la demande de son épouse. Il n’était pas certain qu’ilétait suffisamment compétent pour donner un avis éclairé.

Il a été convenu de revoir Madame X. Elle a été recue parla psychologue et un médecin auxquels se sont associéesensuite l’aide-soignante et l’infirmière.

Cet entretien fut immédiatement mal recu par MadameX. qui pensait qu’on la convoquait pour lui dire que son mariallait mourir. Pendant les deux heures d’entretien, MadameX. fut écoutée de nouveau. Elle évoqua toutes ses difficultés,en particulier professionnelles, financières et sa fatigue.Le souci de chacun pour elle lui fut redit. Elle dit qu’elleavait déjà vu la plaie six semaines auparavant et qu’elleavait besoin de se rendre compte de l’état de son mari.Elle voulait savoir de quoi on parlait quand on parlait de« pansement ». Il lui a été exposé, en particulier par la psy-chologue, les craintes que l’équipe avait pour elle devantla vision extrêmement difficile de cette plaie. L’infirmièreet l’aide-soignante lui ont alors expliqué comment MonsieurX. était soigné et en quoi consistait le pansement, lui mon-trant même le matériel utilisé. En fin d’entretien, MadameX. s’est ouverte un peu plus. Elle a confié ne plus avoir besoind’assister au pansement. Elle semblait s’être apaisée.

L’accompagnement du patient et de la famille s’estpoursuivi. L’épouse restait en colère régulièrement contrel’équipe soignante et les soins apportés.

Monsieur X. est décédé peu de temps après.

Discussion

Les situations difficiles d’accompagnement (du patient oude sa famille) surviennent régulièrement en soins palliatifs.

Mais ici, l’équipe a été confrontée à unequestion particulièrement délicate sur le plan

éthique : peut-on accéder à toutes les demandesd’une famille ?

Et plus précisément, peut-on tout montrer des soins etlaisser voir le corps de l’autre à un conjoint qui le demande ?

Nous aborderons ces questions sur un plan essentielle-ment éthique, faisant entrer dans notre réflexion égalementdes données soignantes et psychologiques.

Nous nous appliquerons tout d’abord à définir qui sont lesproches, quelle est leur place et à rechercher si leur placeest différente en fonction de leur statut et de leur proxi-mité avec le patient. Ensuite, nous nous demanderons siles principes d’éthique médicale, proposés par Beauchampet Childress [3] et qui visent à fonder une éthique médi-cale rationnelle, s’appliquent uniquement aux patients, ouégalement aux proches, et dans quelles conditions.

Enfin, nous verrons comment la démarche d’équipe a per-mis de dépasser l’opposition tranchée entre les principes.

Qui sont les proches ? Quelle est leur place,au plan juridique et dans l’accompagnement ?

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Les proches n’ont pas de définition précise, encore moinsuridique.

Ils ne sont mentionnés que récemment dans la législation,n « la personne de confiance » [4,5]. Le principal destina-aire de l’information est le patient lui-même au cours d’unntretien individuel (art. L .1111-2 al.3 CSP). Cependant, leode de déontologie prévoit l’information des proches enas de pronostic vital engagé, sauf si le malade a préalable-ent interdit cette révélation ou désigné les tiers auxquels

lle doit être faite (art. R.4127-35 CSP).Ainsi, malgré leur rôle fondamental auprès du malade,

eur existence est caractérisée par l’invisibilité sociale eturidique. Seule l’habitude fait jurisprudence. Les relationsntre les proches et le malade sont empreintes de solidariténformelle. Mais la relation peut être menacée ou fragili-ée par la maladie. Les proches confrontés à la maladieu long cours de celle ou celui qu’ils aiment vont déployerne stratégie relationnelle dont la finalité vise avant tout

préserver dans la durée le tissu composite de valeurs, deentiments et d’estime qui les réunit, par delà la vulnérabi-ité [6]. Les soignants, particulièrement en soins palliatifs,e doivent pas perdre ces phénomènes de vue. Il ne leurppartient pas de juger la relation existant entre le prochet le malade, même si celle-ci leur semble lointaine (commeans le cas de notre patient), ou « trop proche » (selon lesritères normatifs de l’univers médical et hospitalier).

L’histoire d’un couple (le patient et son conjoint),on intimité sont inconnues des soignants. Ces derniers’interviennent que tardivement dans l’histoire des per-onnes, et n’en connaissent qu’une facette, celle de laersonne malade. Le travail en interdisciplinarité favorisea pluralité des regards et opinions sur le malade. Elle doitaisser ouvert le rapport à l’histoire du malade. Elle ne doitas donner l’illusion qu’on peut tout savoir et comprendree son histoire.

La tentation est forte pour les soignants des’approprier le patient, ou, au nom de

l’accompagnement des proches, d’être intrusifdans leur relation avec la personne malade.

L’épouse n’est pas un proche « comme les autres ». Elle partagé l’intimité de son conjoint, y compris sur le planhysique. A-t-elle alors une place particulière ?

Les soignants plus intimes que le proche ?

Montrer le pansement à un tiers, fut-il l’épouse, neisquait-il pas justement de déposséder le malade de sonntimité, et ce d’autant plus que le patient n’était pasn état de donner son consentement ? L’intime touche à’identité de l’individu, son espace privé, secret. Il toucheussi aux profondeurs de l’être, aux plans psychologiquest physique. Ainsi, l’intérieur du corps est protégé de’extérieur par la peau [7].

Chez notre patient, l’ouverture cutanée était telle, quees soignants pouvaient avoir l’impression à chaque pan-ement d’entrer par effraction dans l’intimité du patient.élabrement terrible à intégrer dans un corps humain,

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iolence insupportable du pansement pour certains soi-nants. Jamais nous n’avons su ce que le patient en pensait,i même ce qu’il pensait de sa plaie. Pouvait-il seule-ent l’imaginer ? Il s’agissait pour l’équipe non seulement’accompagner le patient et de l’aider à supporter lestteintes de la maladie et les traitements douloureux etutilants en préservant son humanité mais aussi de ne pas

e déposséder de son identité et de son intimité. Paradoxee la situation de soins : le soignant devient parfois malgréui plus « intime » avec le malade que son proche, fut-il leonjoint.

Comment raisonner dans cette relation auxproches ? Devons-nous appliquer aux proches les

mêmes principes éthiques qu’au patient(bienfaisance, non-malfaisance, autonomie,

justice) ?

Le lien créé par le soin nous oblige, et la relation aveca famille pouvant être assimilée à une relation de soin,e devions-nous pas porter une attention très particulière

la demande particulière de cette épouse ? La relation deoin étant l’exemple même de la relation éthique (Emma-uel Lévinas), inévitablement, notre questionnement fut unuestionnement éthique.

Nous étions face à un dilemme éthique, lié comme sou-ent à l’opposition entre une position téléologique et uneosition déontologique, ou encore à un conflit entre lesrincipes de bienfaisance et non-malfaisance, et le principe’autonomie.

Les tenants du principe d’autonomie ont argué que Mme était compétente et pouvait rendre compte de son choix :’assurer par elle-même de la gravité de la situation, afine mieux accompagner son époux. Elle requérait une rela-ion égalitaire. Il s’agissait alors pour les soignants deollaborer à sa liberté, d’inscrire sa liberté au cœur dea solidarité, sans l’étouffer et sans l’abandonner, commene marque de respect. Même vulnérable, chacun saite qui est bon pour lui-même. Il convient de respecter’autonomie des personnes d’autant plus qu’elles sont plusulnérables.

Cette femme ne risquait-elle pas d’avoir des regretsprès le décès de son mari, si elle pensait ne pas avoirompris ce que vivait celui-ci, et si elle n’avait pas pue transmettre à ses filles ? L’épouse de notre patientherchait-elle, par sa demande inhabituelle, déroutante,

restaurer une relation possiblement vécue comme diffi-ile ? Ce « pansement », toujours opposé par les soignants,emblait se mettre entre elle et son mari. A-t-elle voulu,n demandant à le voir, symboliquement l’éliminer, pour

en être débarrassée » dans la relation à son mari ? Ou a-t-lle finalement envisagé de se confronter à l’inacceptable,’est-à-dire l’aggravation et l’approche de la mort de sonari ?Certains soignants ne se sentaient pas le droit d’interdire

cette femme de voir la plaie, une fois qu’elle avait été pré-enue des difficultés possibles que cela pouvait engendrer.

L’autonomie dont il s’agit ici n’est pas l’autonomiees anglo-saxons, concue comme souveraineté individuelle.our les Anglo-saxons, chaque individu détermine lui-mêmee qui est bien pour lui. Le risque est un désengagement, une

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C. Joly et al.

éresponsabilisation du médecin, laissant la personne seule,ans l’indifférence, abandonnée au poids de la décision. Ce’était bien sûr pas le désir de l’équipe.

A contrario, dans les sociétés latines, et particulière-ent en France, l’intérêt général est représenté par leouvoir politique centralisateur (l’État). Il s’agit dans ce cas’admettre que l’on n’est pas autonome lorsqu’on n’est pasationnel (la rationalité va beaucoup plus loin que la seuleompétence). Les médecins, représentants en quelque sortee la société, se doivent de protéger les citoyens, en parti-ulier les plus faibles, contre eux-mêmes lorsque ceux-ci seomportent de manière irrationnelle [8].

Les principes de bienfaisance et de non-malfaisance sontominés par une éthique conséquentialiste : le bien n’estas dans l’acte, il est dans l’effet. L’acte soignant n’estas bon ou mauvais dans l’absolu, ce sont ses conséquen-es prévisibles qui importent. L’objectif est de tenter, grâce

ses connaissances et à son savoir, de rendre intelligible,révisible l’avenir. Les principes de bienfaisance et de non-alfaisance visent à décider au cas par cas, puisqu’il s’agit,ans une situation donnée, d’évaluer le plus précisémentossible les avantages et les risques (non-malfaisance) dehacune des décisions [9]. La relation de soins est là parature asymétrique : les soignants et le malade n’ont pas laême connaissance de la maladie.Les tenants des principes de non-malfaisance craignaient

normément que Mme C soit choquée par l’aspect de lalaie, dont la vision et l’odeur risquaient d’être insuppor-ables. Nous prenions trop de risques pour que Madame tiren bénéfice de ce moment. Elle risquait de porter cette

vision d’horreur » plus tard dans son deuil. Elle risquaitn traumatisme psychologique qu’elle pouvait transmettre

ses enfants. La psychologue de l’équipe a particulière-ent insisté sur ces points. Il convenait de chercher à

omprendre, par l’écoute et l’échange, ce que cette femmeoulait vraiment en demandant à « voir le pansement ». Leien d’autrui (ici, l’absence de traumatisme psychologique),’imposait au soigné et au soignant.

On pouvait également s’appuyer sur le principe deienfaisance pour recommander l’inverse, montrer le pan-ement : cela pourraient aider l’épouse à « sortir du déni »ù elle se trouvait et ainsi contribuer à restaurer une inti-ité avec son mari, en la rendant plus en phase avec la

éalité de ce qu’il vivait. Mais le patient souhaitait-il queon épouse soit confrontée à ce que les soignants nom-aient « l’horreur », lorsqu’il s’agissait son corps à lui ? Cet

omme ne souhaitait-il pas plutôt protéger sa femme ? Neouhaiterait-il pas cacher cette partie intime (cancer du rec-um) tellement altérée de son corps ? De plus, ce « déni »’était-il pas protecteur pour l’épouse ?

On le voit, opposer autonomie et bienfaisancen’est pas forcément pertinent. Il convient au

contraire de rechercher toujours l’alliance entreces principes.

Non seulement cela permet de savoir ce qui est le mieuxour le patient et ses proches, mais cela aide une équipe àe positionner. C’est finalement une des clefs de l’alliancehérapeutique.

Démarche éthique et décision en soins palliatifs 33

Encadré 1 Outil d’aide à la prise de décision,méthodologie éthique. D’après l’unité mobile desoins palliatifs du CHU de Montpellier et le centreinterdisciplinaire d’éthique de l’universitécatholique de Lyon.

• Discernement : quel est le contexte (analyse de lasituation, repérage des faits).

• Identification de la question.• Délibération pour préparer la prise de décision

(demande du patient, point de vue des proches, dessoignants, scenarii possibles et leurs conséquencespour les différents intervenants).

• Juger pour décider au regard du dilemme éthique :saut qualitatif, avec pour toile de fond, la recherchedu Bien. Qui assume la responsabilité et la mise enœuvre de la décision ?

• Mise en œuvre, suivi et évaluation des effets.• Élaboration de recommandations pour l’avenir.

Position C+. Position de consensus, sortie par le haut, argumentation

Position A

Position C-. Positi on de compr omis qu i n e convie nt ni à A, ni à B. Eff icac ité faible, plus pe tit dénominateur commun.

Position B

Figure 1. Du compromis au consensus.From compromise to consensus.DE

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Les conflits de valeurs, les différences de perception ris-quaient de conduire l’équipe à un sentiment d’impasse ;celle-ci risquait de ne voir que de mauvaises solutions.

La démarche éthique initiée nous a permis de « sortir parle haut » de cette situation aporétique. Nous avons suivi pournotre décision vis-à-vis de l’épouse l’outil d’aide à la prisede décision éthique que proposent l’unité mobile de soinspalliatifs du CHU de Montpellier et le centre interdiscipli-naire d’éthique de l’université catholique de Lyon (Encadré1 ) [10].

Distinguer a posteriori les approches utilisées peut sem-bler un peu artificiel, mais cette relecture est utile pourcomprendre la réflexion de l’équipe. Nous avons ainsiassocié, dans une démarche proche de l’éthique de la discus-sion, une approche déontologique (quelles sont les normesmorales que nous devons suivre, en tant que soignants,pour ce couple ?), une approche conséquentialiste (béné-fices et risques de chaque option) et pris en considérationl’intention du décideur. Cependant, le plus important estl’attention particulière qui a été portée à l’expérience dessoignants (tâchant de faire preuve de phronesis, au sensaristotélicien—prudence, éthique de la vertu). Bien que lemédecin responsable ait finalement tranché, nous avonsrecherché au maximum un consensus plutôt qu’un compro-mis.

Les solutions proposées initialement par des membresextérieurs à l’équipe consultés relevaient plus du compromisque du consensus (voir schéma) : faire participer l’épouse àune partie de la toilette, ne dévoiler qu’une partie de laplaie, prendre une photo et lui montrer (mais n’était-ce pasvoler son image à cet homme ?).

Mais le compromis ne satisfait souvent personne, et nepermet que de trouver le plus petit dénominateur communentre les différentes positions. Le consensus permet de« sortir par le haut », en trouvant une troisième position,par l’argumentation (Fig. 1) [11].

La solution de recevoir à nouveau l’épouse, et deremettre la décision prise en question a demandé à cha-cun un effort : celui d’accepter que ce qui lui semblait le

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’après Philippe Svandra. Le soignant et la démarche éthique.stem. 2009.

ieux pouvait être remis en cause. Finalement, la solutionrouvée, que personne n’avait imaginé initialement (redire

l’épouse notre souci pour elle, puis lui montrer le maté-iel utilisé pour le pansement, lui permettant de se rendreompte de la gravité de la plaie), a permis de construiren consensus original, qui satisfît tout le monde, et a per-is à l’épouse de s’apaiser, au moins transitoirement. Enuelque sorte, la réaction de l’épouse « je n’ai plus besoin’assister au pansement, les explications qu’on m’a donné’ont permis de comprendre » a validé la justesse de notreémarche.

onclusion

a relation de soin, y compris avec les proches, n’opposeas le principe d’autonomie et le principe de bienfaisance.lle construit une alliance thérapeutique, un pacte de soin,

compris devant les questionnements les plus confrontants.La réflexion menée en équipe a non seulement permis de

rouver une solution digne et acceptable pour le patient eton épouse, mais aussi d’avancer ensemble. Il semble quehacun dans l’équipe se soit senti reconnu et respecté danson domaine de compétence et que l’interdisciplinarité aitrogressé. Les confrontations des différents points de vueous ont permis d’accepter de renoncer à une maîtrise illu-oire des situations d’accompagnement difficile ou de crise.

Pour la formation clinique et éthique de chacun, et poura vie de l’équipe, il serait important également de propo-er en équipe des moments de relecture rétrospectifs de laécision médicale, en retrait du milieu clinique et hors duemps de « l’angoisse prédécisionnelle ». Cela permettrait àhacun « d’acquérir l’habitude, une fois plongé dans le vife la situation, de se poser immédiatement les bonnes ques-ions éthiques sur le contexte, les émotions et les normesn présence » [12].

onflit d’intérêt

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éférences

[1] Recommandations de la Conférence de consensus sur lesmodalités de prise en charge de l’adulte nécessitant dessoins palliatifs. ANAES 2002. Consultable sur http://www.has-sante.fr. (accès le 22 mars 2010).

[2] Recommandations de la Conférence de consensus surl’accompagnement des personnes en fin de vie et leurs proches.ANAES 2004. Consultable sur http://www.has-sante.fr. (accèsle 22 mars 2010).

[3] Beauchamp TL, Childress J. Principes d’éthique biomédicale.Eds Belles Lettres; 2008.

[4] Loi n◦ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des maladeset à la qualité du système de santé.

[5] Loi n◦ 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des maladeset à la fin de vie.

[6] Joublin H. Le proche de la personne malade et l’universdes soins. In: Hirsch E, editor. Éthique, médecine et

[

[

C. Joly et al.

société. Comprendre, réfléchir, décider. Paris: Vuibert; 2007.p. 530—9.

[7] Bourguignon O. L’intime, le corps et la relation de soin. In:Éthique, médecine et société. Comprendre, réfléchir, décider.Paris: Vuibert; 2007. p. 384—91.

[8] Svandra P.Le soignant et la démarche éthique. Estem; 2009. p.74.

[9] Svandra P.Le soignant et la démarche éthique. Estem; 2009. p.72.

10] Outil d’aide à la prise de décision, méthodologie éthique.D’après l’Unité Mobile de Soins Palliatifs du CHU deMontpellier et le Centre Interdisciplinaire d’Ethiquede l’Université Catholique de Lyon. Consultable surhttp://www.internistes.org/IMG/pdf/Microsoft PowerPoint -

grille d aide a la decision.pdf. (accès 10 juillet 2010).

11] Svandra P.Le soignant et la démarche éthique. Estem; 2009. p.109.

12] Le Coz P. Petit traité de la décision médicale. Paris: Seuil; 2007.