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Nutr. Clin. Mdtabol. 1988; 2:63-64 EDITORIAL D nutrition et SIDA Jean-Fabien Zazzo Departement d'anesthesie-r6animation (Pr K.Samii) H6pital Antoine B6clere, Clamart, Au 30 septembre 1987, 8 508 cas de SIDA ont 6t6 enre- gistrds en Europe, dont 2 523 cas en France, soit une augmentation de 24 % par rapport au trimestre prd- cddent. La France arrive en t6te des pays europ6ens, avec la Suisse, avec un taux de 45,9 cas par million d'habitants. Compte tenu de cette progression, tous les services de m6decine, de chirurgie et de rdanimation seront rapide- ment concern6s et la prise en charge de ces patients ne restera pas le << privil6ge >> des quelques services actuelle- ment impliquds. La d6nutrition est fr6quente au stade SIDA; elle est constante chez les patients admis en rdanimation quelque soit le motif de l'admission (1). Elle fait partie de la d6finition, par le Center of Disease Control d'Atlanta, du stade pr6-SIDA (AIDS-Related-Complex ou ARC), as- soci6e ~t une polyad6nopathie chronique, une fi~vre et une diarrhde. Elle prdsente de nombreuses analogies avec celle des patients agress6s: il existe en effet une perte notable de la masse cellulaire active, 6valu6e par la mesure du potassium total 6changeable (68 + 10 % de la normale), plus marqude chez les patients ayant une diarrhde (2). Cette contraction de la masse cellulaire active s'accompagne d'une hyperhydratation extra- cellulaire malgr6 une diminution de l'eau totale. Comme chez les patients agress6s, il est licite d'6voquer le r61e de mddiateurs comme l'Interleukine 1 et le Tumor Necro- ting Factor, responsables par ailleurs d'une diminution des synth6ses hdpatiques des protdines t6moignant de l'6tat nutritionnel (albumine, pr6albumine, prot6ine vec- trice du r6tinol, transferrine). Cette perte est corr616e ~ la survenue du d6c6s dans les trois mois. Cette notion a 6t6 retrouv6e en rdanimation o/1 un amaigrissement sup6- rieur/~ 15 % du poids habituel depuis moins de trois mois est un facteur de mauvais pronostic (1). Ainsi la diminu- tion de la masse cellulaire active pourrait jouer un r61e dans l'accdldration de l'6volution de la maladie. Les causes de la d6nutrition sont multiples et encore incompl@ement explor6es. Les manifestations digestives sont au premier plan, pr6sentes selon les donn6es de la litt6rature dans 50 ~ 90 % des cas. L'anorexie est incons- tante, associ6e ou non ~t des douleurs abdominales pou- vant conduire le patient en milieu chirurgical (3, 4), ou une candidose digestive, essentiellement oesophagienne, entratnant une dysphagie douloureuse dans 50 % des cas (5). La diarrh6e est un probl6me clinique fr6quent et pr6occupant. Elle est parfois rattach6e ~t un agent infec- tieux identifi6 (parasites, bact6ries, virus), parfois isol6e. Elle n'est pas constamment associ6e ~t une perte de poids mais l'amaigrissement est la r6gle. Les explorations fonc- tionnelles du tube digestif ont r6v616 une matabsorption et parfois une v6ritable ent6ropathie exsudative respon- sable d'une hypoalbumindmie majeure infdrieure ~ 20 g/1 associde fi des ced~mes et ~ des 6panchements pleuraux. Certains protozoaires sont connus pour contenir des subs- tances hormone-like ou neurotransmetteur-like pouvant entrainer une stimulation des s6crdtions intestinales (6). I1 existe par ailleurs de nombreuses similitudes entre l'entdropathie du SIDA et certains ddficits immunitaires primitifs (ddficit s6tectif en IgA) justifiant des 6tudes plus approfondies de l'immunit6 du tube digestif (7). Les biopsies duod6nales et j6junales retrouvent, outre une atrophie villositaire partielle associ6e ou non/t une hyper- plasie cryptique, des infiltrats histiocytaires ou des in- flammations chroniques non spdcifiques parfois associ6es ~t une augmentation des lymphocytes intra-6pith61iaux. Enfin une n6phropathie tubulaire associ6e/t une prot6i- nurie existe dans 8 % des cas et peut 6tre responsable d'une d6nutrition ou de son aggravation (8). Les carences induites par la malnutrition sont connues depuis longtemps pour avoir des effets profonds sur l'immunit6, souvent similaires ~ ceux observ6s au cours du SIDA (9): lymphop6nie, diminution des lymphocy- tes T totaux, Helper et Suppressor; diminution du compl6ment (10) ; altdration des fonctions phagocytaires et bactdricides (11). Les carences en oligo616ments (fer, zinc, sdldnium)ou en vitamines (A, C, B6, folates) sont constantes au stade SIDA (1) et aggravent encore le ddficit immunitaire (12). Ce d6ficit (sp6cifique et non sp6cifique) peut, chez les patients ARC, favoriser le ddveloppement d'une affection opportuniste ; chez le su- 63

Dénutrition et SIDA

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Nutr. Clin. Mdtabol. 1988; 2:63-64

EDITORIAL

D nutrition et SIDA Jean-Fabien Zazzo Departement d'anesthesie-r6animation (Pr K.Samii) H6pital Antoine B6clere, Clamart,

Au 30 septembre 1987, 8 508 cas de SIDA ont 6t6 enre- gistrds en Europe, dont 2 523 cas en France, soit une augmentation de 24 % par rapport au trimestre prd- cddent. La France arrive en t6te des pays europ6ens, avec la Suisse, avec un taux de 45,9 cas par million d'habitants. Compte tenu de cette progression, tous les services de m6decine, de chirurgie et de rdanimation seront rapide- ment concern6s et la prise en charge de ces patients ne restera pas le << privil6ge >> des quelques services actuelle- ment impliquds. La d6nutrition est fr6quente au stade SIDA; elle est constante chez les patients admis en rdanimation quelque soit le motif de l'admission (1). Elle fait partie de la d6finition, par le Center of Disease Control d'Atlanta, du stade pr6-SIDA (AIDS-Related-Complex ou ARC), as- soci6e ~t une polyad6nopathie chronique, une fi~vre et une diarrhde. Elle prdsente de nombreuses analogies avec celle des patients agress6s: il existe en effet une perte notable de la masse cellulaire active, 6valu6e par la mesure du potassium total 6changeable (68 + 10 % de la normale), plus marqude chez les patients ayant une diarrhde (2). Cette contraction de la masse cellulaire active s 'accompagne d 'une hyperhydratat ion extra- cellulaire malgr6 une diminution de l 'eau totale. Comme chez les patients agress6s, il est licite d'6voquer le r61e de mddiateurs comme l'Interleukine 1 et le Tumor Necro- ting Factor, responsables par ailleurs d'une diminution des synth6ses hdpatiques des protdines t6moignant de l'6tat nutritionnel (albumine, pr6albumine, prot6ine vec- trice du r6tinol, transferrine). Cette perte est corr616e ~ la survenue du d6c6s dans les trois mois. Cette notion a 6t6 retrouv6e en rdanimation o/1 un amaigrissement sup6- rieur/~ 15 % du poids habituel depuis moins de trois mois est un facteur de mauvais pronostic (1). Ainsi la diminu- tion de la masse cellulaire active pourrait jouer un r61e dans l'accdldration de l'6volution de la maladie.

Les causes de la d6nutrition sont multiples et encore incompl@ement explor6es. Les manifestations digestives sont au premier plan, pr6sentes selon les donn6es de la litt6rature dans 50 ~ 90 % des cas. L'anorexie est incons- tante, associ6e ou non ~t des douleurs abdominales pou- vant conduire le patient en milieu chirurgical (3, 4), ou une candidose digestive, essentiellement oesophagienne, entratnant une dysphagie douloureuse dans 50 % des cas (5). La diarrh6e est un probl6me clinique fr6quent et pr6occupant. Elle est parfois rattach6e ~t un agent infec- tieux identifi6 (parasites, bact6ries, virus), parfois isol6e. Elle n'est pas constamment associ6e ~t une perte de poids mais l'amaigrissement est la r6gle. Les explorations fonc- tionnelles du tube digestif ont r6v616 une matabsorption et parfois une v6ritable ent6ropathie exsudative respon- sable d'une hypoalbumindmie majeure infdrieure ~ 20 g/1 associde fi des ced~mes et ~ des 6panchements pleuraux. Certains protozoaires sont connus pour contenir des subs- tances hormone-like ou neurotransmetteur-like pouvant entrainer une stimulation des s6crdtions intestinales (6). I1 existe par ailleurs de nombreuses similitudes entre l'entdropathie du SIDA et certains ddficits immunitaires primitifs (ddficit s6tectif en IgA) justifiant des 6tudes plus approfondies de l'immunit6 du tube digestif (7). Les biopsies duod6nales et j6junales retrouvent, outre une atrophie villositaire partielle associ6e ou non/t une hyper- plasie cryptique, des infiltrats histiocytaires ou des in- flammations chroniques non spdcifiques parfois associ6es ~t une augmentation des lymphocytes intra-6pith61iaux. Enfin une n6phropathie tubulaire associ6e/t une prot6i- nurie existe dans 8 % des cas et peut 6tre responsable d'une d6nutrition ou de son aggravation (8). Les carences induites par la malnutrition sont connues depuis longtemps pour avoir des effets profonds sur l'immunit6, souvent similaires ~ ceux observ6s au cours du SIDA (9): lymphop6nie, diminution des lymphocy- tes T totaux, Helper et Suppressor; diminution du compl6ment (10) ; altdration des fonctions phagocytaires et bactdricides (11). Les carences en oligo616ments (fer, zinc, sdldnium)ou en vitamines (A, C, B6, folates) sont constantes au stade SIDA (1) et aggravent encore le ddficit immunitaire (12). Ce d6ficit (sp6cifique et non sp6cifique) peut, chez les patients ARC, favoriser le ddveloppement d'une affection opportuniste ; chez le su-

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jet S I D A , il explique en par t ie la multiPlicite et l a simulta- neite de ces affections ainsi que la plus grande sensibili te aux infections nosocomiales en milieu hospital ier . Seule une etude longitudinale, menee chez des patients chez lesquels les carences nutr i t ionnelles seraient prealable- ment corrigees, pe rmet t ra i t de preciser la part exacte des facteurs nutri t ionnels. Malheureusement , pour l ' instant , les quelques tentat ives d 'assis tance nutr i t ionnelle se sont soldees par un echec complet , no tamment au stade pre- terminal ou lorsqu' i l existait une enteropathie majeure . Cet echec explique, en par t ie , l ' absence actuelle de prise en charge nutr i t ionnelle de ces patients , y compris aux Etats-Unis . Une equipe de dietet iciennes du Mont Sinai Medical Center de New York (13) a observe 50 S I D A hospitalises dont la moit ie presentai t un amaigrissement de plus de 10 % du poids habi tuel : 67 % recevaient l 'admission le regime s tandard de l 'h6pital et 57 % le meme regime ~ la sort ie! La prise en charge de la malnutr i t ion, quand elle existe, est t rop tardive ; il est peu probable qu 'au stade S I D A , a fortiori en reanimat ion, la correct ion des t roubles nutri- t ionnels soit efficace sinon possible. A u stade A R C , la comprehension des mecanismes de cette denutr i t ion, l ' identif icat ion et la correct ion des carences semblent possibles. Dans l ' e tude dej/t citee de Kot ler et coll. (2) il a et6 note que, sous assistance nutr i t ionnelle , les pat ients S I D A aggravaient la per te de leur masse cellulaire active alors que les pat ients A R C etaient capables de l a res- taurer par t ie l lement . Nous avons mis en evidence, chez de tels pat ients carences en zinc, l 'effet d 'une recharge selective sur l ' immuni te specifique et non spdcifique (14). Sous pre texte que le S I D A reste encore une affection incurable, la prise en charge nutr i t ionnelle n 'es t pour l ' instant pas envisagee (tant son investigation que sa therapeut ique) , au mieux par negligence, au pire pour des raisons economiques. Q u ' e n ffit-il du cancer il y a une trentaine d 'annees quand les t hdrapeut iques e ta ient li- mitees ? I1 faut p rendre en charge ces patients. En phase semi-terminale de la maladie , pour des raisons humani- taires et non dans la perspect ive de faire regresser les profondes al terat ions de cette per iode , pour pe rmet t re une sortie du circuit hospi tal ier quand cela est souhai te et possible. Plus precocement , awes le contr61e d 'une affec- tion oppor tunis te , pour tenter de diminuer le risque de complicat ions infectieuses nosocomiales et/ou re ta rder l ' appar i t ion d 'une autre affection oppor tunis te (mais avec quelle efficacit6 ?). C 'est essentieUement au stade A R C que l 'on peut esperer agir, paral l6lement fi l 'effet des therapeut iques antivirales ou immunomodula t r ices ac- tuelles et ~t venir, sur les t roubles de l ' immuni te induits par la denutr i t ion. E t pourquoi ne pas envisager une intervent ion plus precoce dans la maladie ? II est urgent de deve lopper les condit ions d 'une recherche fondamenta le et clinique de qualite dans ce domaine , pour mieux cerner les interrelat ions etroites entre malnu- tri t ion et maladie retro-virale . I1 est egalement urgent de deve lopper les structures de prise en charge ambula to i re de ces pat ients (depis tage de la denutr i t ion et assistance nutr i t ionnelle) une lois definis les sous-groupes suscep-

tibles d 'en beneficier. L ' A S P E N Board of Di rec tor (15) qui publie regul i~rement la liste des indicat ions de la nutr i t ion parentera le ~t domicile, vient d 'y a jouter les enteropathies du SIDA. Pour l ' instant , en France, le probldme n 'est pas 6voque et les structures similaires existantes n 'ont pas re tenu cette indication. Pour tant , il est universel lement admis qu 'aucun processus patholo- gique ne tire quelque benefice que ce soit d 'un etat de denutr i t ion.

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