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« L’indéterminisme latent de Spinoza » di Emmanuel LEROUX, Publié le 9 décembre 2009 par Derrien, Jean-Luc Emmanuel LEROUX, « L’indéterminisme latent de Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 7-12, juil.-déc. 1924 (XLIXe année), pp. 301-308. L’historien de la philosophie entreprendrait une tâche bien vaine s’il se proposait de reconstituer les systèmes suivant une méthode littéralement « objective ». Il doit envisager ceux-ci, avant tout, comme des œuvres humaines, plus précisément comme des expériences mentales organisées par des êtres qui ont formé certains desseins et qui travaillent à y plier une matière parfois rebelle. Il s’agira de suivre ces volontés dans leur corps à corps avec les données de la vie, de discerner leurs enrichissements ou leurs déviations, leurs échecs ou leurs triomphes. Et souvent le plus instructif ne sera pas la thèse même qu’un penseur a délibérément soutenue, mais les résistances du réel qui transparaissent dans son propre exposé en dépit de tous ses efforts. Je me propose d’examiner dans l’esprit des remarques précédentes un cas qui tout d’abord semblera particulièrement défavorable : je veux parler de la position prise par Spinoza sur le problème du libre arbitre. * * * Il n’est pas douteux que Spinoza n’ait soutenu la thèse déterministe la plus radicale. Il ne se lasse pas de répéter que toute chose se produit ou se détermine en vertu de la nécessité de la nature divine (Éthique, I, pr. 16 et 26). Il élimine catégoriquement la contingence (I, pr. 29, pr. 33 avec scolie 1). Il n’admet pas de moyen terme entre le

Derrien Jean-Luc, L’Indéterminisme Latent de Spinoza

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Derrien Jean-Luc, L’Indéterminisme Latent de Spinoza

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Lindterminisme latent de Spinozadi Emmanuel LEROUX,Publi le 9 dcembre 2009 par Derrien, Jean-Luc Emmanuel LEROUX, Lindterminisme latent de Spinoza, Revue philosophique de la France et de ltranger, n7-12, juil.-dc. 1924 (XLIXe anne), pp. 301-308.

Lhistorien de la philosophie entreprendrait une tche bien vaine sil se proposait de reconstituer les systmes suivant une mthode littralement objective. Il doit envisager ceux-ci, avant tout, comme des uvres humaines, plus prcisment comme des expriences mentales organises par des tres qui ont form certains desseins et qui travaillent y plier une matire parfois rebelle. Il sagira de suivre ces volonts dans leur corps corps avec les donnes de la vie, de discerner leurs enrichissements ou leurs dviations, leurs checs ou leurs triomphes. Et souvent le plus instructif ne sera pas la thse mme quun penseur a dlibrment soutenue, mais les rsistances du rel qui transparaissent dans son propre expos en dpit de tous ses efforts.Je me propose dexaminer dans lesprit des remarques prcdentes un cas qui tout dabord semblera particulirement dfavorable: je veux parler de la position prise par Spinoza sur le problme du libre arbitre.** *Il nest pas douteux que Spinoza nait soutenu la thse dterministe la plus radicale. Il ne se lasse pas de rpter que toute chose se produit ou se dtermine en vertu de la ncessit de la nature divine (thique, I, pr.16 et 26). Il limine catgoriquement la contingence (I, pr.29, pr.33 avec scolie1). Il nadmet pas de moyen terme entre le ncessaire et limpossible (I, scolie1 de la pr.33). Il affirme, en particulier, le caractre dtermin de toutes les actions volontaires, et spcialement dans lordre humain (I, pr.32, II, pr.48 et 49). Il raille la croyance au libre arbitre et dcrit plaisir les illusions qui lui ont donn naissance (v. inter alia, III, scolie de la pr.2). Ainsi Spinoza a voulu tre dterministe, et certes aussi il a cru ltre. Mais a-t-il pu le demeurer jusquau bout de sa pense et de son uvre?En levant un doute sur ce point, nous ne visons pas simplement le fait que Spinoza donne place dans son systme une certaine notion de libert. Car cette libert, il a pris soin de la dfinir ds le dbut de lEthique comme une dtermination par soi, il la identifie expressment une ncessit intrieure (I, df.7, cf.II, cor.2 de la pr.17; Tract. Politicus, c.II, 7 et 11). Elle ne semble donc pas rompre les mailles du dterminisme. Mais la brisure ne se produirait-elle pas au moment o Spinoza considre ce quil nhsite pas nommer le pouvoir de lme sur les sentiments?[1] Que lon examine les passages de la Ve partie qui traitent de ce pouvoir: par exemple, la proposition4, son corollaire et son scolie, la proposition10 et son scolie, la proposition14, le scolie de la proposition20. Tous ces textes nous suggrent comme la plus naturelle linterprtation suivante: Spinoza a ici en vue un certain pouvoir que notre esprit possde de par sa constitution propre et quil peut, son gr, mettre ou non en uvre. Nest-ce pas l prcisment cette puissance ambigu qui fait le fond du libre arbitre? lappui de cette interprtation, notez en particulier le singulier contraste qui existe entre lallure de la proposition4 et la conclusion qui driverait strictement des arguments invoqus pour ltablir. Ce qui est commun tous les corps se conoit ncessairement de faon adquate (II, pr.38). Or, les affections de lorganisme enveloppent un lment commun tous les corps (II, lemme2); et lme peroit ncessairement tout ce qui se passe dans son organisme (II, pr.12). Donc, faudrait-il conclure, lme, propos de toute affection corporelle, conoit ncessairement une ide adquate[2]. Mais la conclusion rcemment nonce est assez diffrente, Nulla est Corporis affectio cujus aliquem clarum et [distinctum] non possumus formare conceptum. Pourquoi Spinoza remplace-t-il inopinment le ncessaire par le possible? Cette sorte de dcalage, injustifiable en bonne logique, montre quel point sa pense se trouve ici oriente, son insu, vers lide dune puissance qui ne prsente pas les caractres dune ncessit, autrement dit vers la conception quil avait si nettement rsolu dliminer, dun tat intermdiaire entre le ncessaire et limpossible. Possumus formare: cela ne veut-il pas dire: nous pouvons, si nous voulons?Toutefois, si lon y tient, on peut, la rigueur, interprter mme de pareils textes en langage dterministe. Voici comment lon prsenterait alors la pense de Spinoza. Lacte de former un concept clair propos dune affection corporelle (ou dun sentiment) na rien dimpossible parce que cette affection enveloppe lobjet dun tel concept; les matriaux dune ide adquate sont l. En fait, formerons-nous cette ide? Pas toujours. Cest quune autre condition doit intervenir: il faut que notre intelligence ne soit pas tyrannise par les passions (cf.V, prop.10). Or, cet asservissement peut ou non stablir sous laction de causes trangres notre nature (cf.IV, pr.4, 5 et 6) et dont sans doute le dtail nous chappe. Et voil justement pourquoi lon peut parler ici de possibilit: car nous appelons une chose possible quand nous ignorons si les causes qui la produisent sont donnes (IV, df.4). Le pouvoir de notre intelligence tend de lui-mme sexercer; et il sexerce ncessairement ds quil nest plus comprim par la prdominance des forces extrinsques. Mais nous ignorons, dans tel cas particulier, si cette prdominance cessera de sexercer. Et cest pourquoi nous qualifions simplement de possible le rgne de la pense claire.Voil une traduction cohrente. Mais ne serait-elle pas artificielle et mme inadquate la pense profonde de Spinoza? Si lon se tient strictement cette interprtation, lon devra concevoir lexercice de lintelligence comme pouvant ou non stablir en tel ou tel dentre nous, chaque moment, daprs un jeu de forces sur lequel il ne nous est pas donn dagir. Or, nous voyons Spinoza attribuer tout homme le pouvoir dappliquer la pense claire la connaissance de ses propres sentiments et par l de diminuer en son me llment de passivit (V, sc. de la pr.4: unumquemque potestatem habere). Nest-ce pas dire qu la notion dune ventualit dpendant de causes ignores il substitue celle dune puissance que chacun de nous possderait toujours sa propre disposition? Cela est si vrai quil nous invite aussitt faire effort pour mettre en jeu cette puissance: huic igitur rei praecipue danda est opera (ib.). Et le mme appel se fait entendre plus net encore et plus vibrant dans le scolie final: Si jam via, quam ad haec ducere ostendi, perardua videatur, inveniri tamen potest. Et sane arduum debet esse, quod adeo raro reperitur. Qui enim posset fieri, si salus in promptu esset, et sine magno labore reperiri posset, ut ab omnibus fere negligeretur? Sed omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt. La voix de Spinoza proclame ici son exprience lencontre de son systme. Il sait et il affirme que notre salut dpend de nos efforts, et defforts pnibles, mais faisables, mais efficaces. Comment pareille chose pourrait-elle se concevoir si un dterminisme inflexible enchanait nos actions? Leffort na de sens que si, grce lui, nous pouvons faire triompher un parti qui ne lemporte pas ncessairement.** *Cependant, la morale de Spinoza ne serait-elle pas trop troitement lie la thse dterministe pour quon pt attacher une porte vritable aux passages exceptionnels qui paraissent dmentir cette thse? Une telle objection vient naturellement lesprit, et il nous reste montrer pourquoi nous ne la croyons point dcisive.Sans aucun doute Spinoza a fait, pour construire une morale lintrieur de son dterminisme, un effort vigoureux, qui sexprime surtout dans la quatrime partie de son ouvrage. Lon ne saurait souhaiter thique plus dlibrment naturaliste que celle-l: le Bien est carrment identifi avec lavantageux (df.1), la vertu avec la puissance (df.6), linstinct de conservation dsign comme lunique fondement de la moralit (cor. de la pr.22). En somme, Spinoza ne voit dans lidal humain que le plus complet panouissement dune nature dont les dterminations ne paraissent pas offrir la moindre trace dhtrognit. Lon sait en outre que cet panouissement lui semble ralis grce au simple dveloppement de la connaissance vraie: la seule chose quil dclare certainement avantageuse lhomme, cest un accroissement dintelligence (pr.28 et 25). Conception bien conforme encore la thse dterministe, car, en prsence dune absolue ncessit, quelle fin nous proposer sinon de la connatre?Pourtant, il se manifeste chez Spinoza des besoins qui tendent faire clater cette belle armature. La consquence logique du dterminisme dans lordre moral, cest lacceptation de linvitable. Or, sil est vrai quune telle consquence apparaisse parfois dans lthique, elle nen demeure point fort loigne den puiser, peut-tre mme den caractriser essentiellement la porte normative. La note dominante du spinozisme nest point la rsignation[3]: lintelligence nest pas exalte ici comme le refuge dun tre empch dagir, mais comme le sige vritable de laction (cf.III, pr.1 et 3). Cest quen dpit de son naturalisme Spinoza est lhomme le plus loign de croire que tout se vaut. Il y a chez le penseur juif un sens des contrastes et une ardente aspiration la vie la plus haute qui, joints son besoin dides nettes, forment un curieux contrepoids au got didentification panthiste. Aussi se plat-il opposer vivement lesclavage du passionn et la libert de lhomme raisonnable. Cette opposition se rattache elle-mme lune des articulations matresses de son systme: la distinction de la ncessit externe et de la ncessit interne; distinction qui se traduit son tour dans lordre mental par celle des deux types de connaissance: la connaissance confuse et la connaissance adquate. Rien de plus tranch que le contraste tabli par Spinoza entre le rgne de limagination et celui de lintelligence. En fin de compte, le dualisme si soigneusement limin des notions thiques fondamentales demeure comme transpos sur le plan cognitif. Or, admettre en lhomme une dualit essentielle, nest-ce pas ouvrir la porte la conception du libre arbitre?Mais Spinoza ne sest pas born dcrire les deux formes opposes de la connaissance et de la vie humaine, il a encore entrepris de retracer la voie qui mne de lesclavage la libert: ce problme prcis occupe la premire partie du Velivre. Cest ainsi quil se trouve amen caractriser le pouvoir effectif de lme, et non point essentiellement pour en nier la nature indtermine, mais pour en circonscrire la zone dapplication. Et sans doute il signale bien que le mcanisme mme de la vie affective favorise la longue la suprmatie de lintelligence (pr.7, 9, 11, 12). Mais il ne nous condamne point attendre passivement ce rsultat. Loin de l! Il insiste avant tout sur les procds que nous pouvons employer pour hter volontairement cette suprmatie. Remarquons au passage loriginalit de sa recette fondamentale: ipsa affectuum cognitio (scol. de la pr.20; cf.pr.4, son cor. et son scol.). Ce pouvoir de penser qui est le seul dont nous disposions, cest propos de nos sentiments mme que daprs lui nous pouvons et devons lexercer et par l nous transformerons ces sentiments dans le sens de la clart, de laction et de la joie. Spinoza nous invite donc en somme chercher le secret du salut dans une psychologie exacte de notre propre vie affective. Mais, comme cette psychologie ne peut encore porter partout sa lumire, il esquisse en outre tout un systme de stratgie morale permettant notre pense dutiliser les lois de la vie affective pour dvelopper les sentiments conformes la raison (sc. de 10). De la sorte, il montre bien que le progrs de la raison chez lhomme peut tre assur par un habile emploi de lintelligence linterprtation et la direction de la vie intrieure. Mais cet intellectualisme moral deux degrs ne suffit pas encore sauvegarder dfinitivement le dterminisme. Car lon a beau prsenter lintellectualisme comme tant la fois la fin suprme de lhomme et linstrument de sa libration, du moment que lon a institu un contraste entre diffrentes attitudes de la pense, on a peine extirper la croyance que le passage, mme graduel, de lune lautre comporte quelque espce deffort et de choix. Ainsi sexpliquent les fissures que nous avons signales dans le dterminisme de lthique.** *Sil est tabli que la notion de libert indtermine se retrouve au sommet de lthique, un pareil fait ne sera pas sans manifester la valeur de cette conception: pour quun penseur dou dune pareille vigueur logique nait pu lliminer dans son laboration dune morale, il faut sans doute quelle rponde un caractre fondamental de notre vie intrieure.Mais nous prtendons moins avoir dmontr une thse que signal une difficult relle du systme, trangement nglige jusquici par tous les historiens de Spinoza[4]. Si lon nadopte pas la solution propose, lon devra en demander une autre une interprtation plus profonde, soit du systme spinoziste, soit du problme de la libert. Encore faudra-t-il remarquer que le cas ici expos nest certainement pas le seul de son espce ni dans ce systme, ni dans lhistoire de ce problme.Chez Spinoza, lon pourrait tablir, en particulier, que la thse dun simple paralllisme entre les tats de lme et les tats du corps nest pas rellement maintenue jusquau bout. Lquilibre se trouve rompu tour tour au profit de lun et de lautre terme. Ainsi dans la IIepartie Spinoza explique visiblement lassociation des images par lenchanement des affections du corps (v. pr.18 et surtout son scolie). Inversement dans la Ve il expose la rpercussion du travail intellectuel sur ce mme enchanement (v. pr.1 et surtout pr.10). Le dsaveu implicite de la thse dfendue parat mme beaucoup plus net encore ici que dans le cas du libre arbitre, en dpit des efforts de Spinoza pour maintenir le langage parallliste[5].Enfin Spinoza nest sans doute pas le seul qui ait vainement tent dliminer la notion du libre arbitre. Les Stociens, par exemple, semblent stre heurts une difficult du mme genre: aprs avoir pos en principe que tout obissait au fatum, ils ont attribu lhomme un pouvoir dassentiment volontaire, et ne sont jamais arrivs concilier les consquences logiques de leur systme avec les exigences de leur morale, ainsi que la montr Brochard suivant les traces de Carnade. Lon pourrait encore tenter une preuve analogue sur le penseur qui a conu loriginale prtention dchapper au dterminisme sans adopter lide traditionnelle du libre arbitre: M.Bergson limine dans lEssai sur les donnes immdiates de la Conscience la dfinition de la libert comme un pouvoir de choix entre des directions divergentes; mais serait-il bien malais de montrer que lui-mme, dans Matire et Mmoire, rouvre la porte la conception aristotlicienne de la puissance ambigu?

SOURCE: http://classiques.uqac.ca/classique...[1] Je rends affectus par sentiment. Il est curieux quaucun traducteur ni interprte franais de Spinoza nait adopt ce terme, car nul autre ne convient. Passion doit tre rserv pour passio, et affection pour affectio. Saisset, qui rend habituellement affectus par passion, est oblig dabandonner ce dernier vocable pour traduire la proposition3 de la partieV. M.Appuhn, tout en optant pour affection, reconnat quil fait ainsi correspondre ce seul terme deux mots latins de sens tout diffrents, et quen plusieurs passages il a d, pour viter lquivoque, le remplacer par sentiment (Trad. de lthique, chez Garnier, p.682). Combien ne serait-il pas plus logique dadopter partout ce dernier mot! et peut-on srieusement objecter quil serait trop moderne dans ce sens (ib.)?[2] Telle semble bien tre, dailleurs, la conception implique dans le corollaire de la proposition38 du livreII: les notions communes se prsentent comme des ides ncessairement possdes par tous les hommes.[3] Voir les intressantes remarques de M.Brunschvicg sur le contraste entre Spinoza et Leibniz, cet gard: Spinoza et ses contemporains, 3e dit. 1923, ch.XIII, en particulier p.430-431.[4] Je ne trouve signaler que deux brves indications, que jai releves aprs avoir form lide du prsent travail. M.H.J.Joachim, commentant la pr.6 de la Ve partie et son scolie, crit: The useless regrets of imagination give place to the endeavours to make the best of what is, which result from reason (A Study of the Ethics of Spinoza, Oxford, 1901, p.285). Et il ajoute en note (n3): It is very difficult to express this thought of Spinoza without making him appear inconsistent. La difficult que lauteur parat attribuer aux habitudes du langage ressemble bien celle qui selon nous tient aux rsistances du rel. Antrieurement Martineau avait remarqu quen dmontrant la pr.48 de la IIe partie Spinoza tablit une quivalence entre esse causa libera et absolutam facultatem volendi et nolendi habere [tre cause libre et avoir la facult absolue de vouloir et de ne pas vouloir (BG)]. This only shows, crivait-il, how impossible it is to deal with the conception of freedom yet to dispense with the idea of alternative (A Study of Spinoza, Londres, Macmillan, 3ed., 1895, p.230). Mais le texte cit ne me parat pas exiger cette interprtation.[5] Aussi cette difficult a-t-elle t dj signale par des historiens, en particulier par Trendelenburg (Historische Beitrge zur Philosophie, 2evol., Berlin.