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This article was downloaded by: [Stony Brook University]On: 18 October 2014, At: 14:43Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
Modern & Contemporary FrancePublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20
Derrière la rhétorique de la criseécologique, les crises économiques ?Origine et diffusion du cadre de la criseécologique en France (1974–2009)Sylvie OllitraultPublished online: 10 Apr 2012.
To cite this article: Sylvie Ollitrault (2012) Derrière la rhétorique de la crise écologique, les criseséconomiques ? Origine et diffusion du cadre de la crise écologique en France (1974–2009), Modern &Contemporary France, 20:2, 221-236, DOI: 10.1080/09639489.2012.665573
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2012.665573
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Derriere la rhetorique de la criseecologique, les crises economiques ?Origine et diffusion du cadre de la criseecologique en France (1974–2009)Sylvie Ollitrault
Depuis 2008, les campagnes ecologistes contre le rechauffement climatique s’inscriventdans un contexte de crise economique mondialisee. Or, depuis son origine, l’ecologie
politique a construit des diagnostics de crise: economique, sociale et environnementale.Est-ce parce qu’elle est nee a la fin de ce cycle economique des 30 glorieuses qui s’essoufflait,
que l’ecologie a porte l’idee d’un besoin de redefinir le modele economique ? Est-ce parceque les analyses des scientifiques demontraient que la deterioration des ressources mettait
en danger la viabilite du systeme ? En tout cas, les discours sur les crises ecologique eteconomique ont ete co-construits dans les annees 1970. Cet article analyse deux
campagnes ecologistes fort differentes: celle de Rene Dumont en 1974, qui a fait naıtrel’ecologie politique et celle impulsee au moment de la Conference de Copenhague sur le
rechauffement climatique en 2009. L’etude vise a comprendre l’origine de la diffusion ducadre (‘frame’) de la crise ecologique en France qui singularise les campagnes ecologistes.Ainsi, verrons-nous que la mobilisation ecologiste offre sa propre interpretation de la crise,
porte une critique sociale sur les limites du systeme economique productiviste et a un echomitige dans les arenes mediatiques.
Since 2008, environmentalist campaigns against global warming have taken place in a
context of global economic crisis. However, since its beginnings, political ecology hasframed its diagnoses as crises: economic, social and environmental ones. Is it because itwas born at the end of the economic cycle of the Trente Glorieuses as it ran out of steam
that ecology has included the idea of the need to redefine the economic model? Is it becausescientific studies demonstrated that the deterioration of resources threatened the viability
of the system? Whatever the case, the discourses on the ecological and economic crises wereconstructed together in the 1970s. This article analyses two very different environmental
ISSN 0963-9489 (print)/ISSN 1469-9869 (online)/12/020221-16
q 2012 Association for the Study of Modern & Contemporary France
http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2012.665573
Correspondence to: Sylvie Ollitrault, Email: [email protected]
Modern & Contemporary France
Vol. 20, No. 2, May 2012, pp. 221–236
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campaigns: that of Rene Dumont in 1974, which gave birth to political ecology, and thatmounted at the time of the Copenhagen Conference on global warming in 2009. The
article seeks to understand the origins of the framing of the environmental crisis in Francethat distinguishes ecologists’ campaigns. We will therefore see how ecological campaigns
offer their own interpretation of the crisis, how they bring to bear a social critique of thelimits of the productivist economic system and have a mixed reception in the media.
Les crises economiques entraveraient-elles l’emergence de l’ecologie politique ? Cause
qualifiee de post-materialiste, l’ecologie ne capterait l’attention que des categories
moyennes aisees des pays riches et en periode de croissance (Inglehart 1977; Sainteny,
2000). Or, il est souvent oublie que la campagne de Rene Dumont a l’election
presidentielle en 1974 est nee au moment du premier choc petrolier. Et, si la France
n’etait pas encore entree dans la crise economique, la fin des 30 glorieuses avait sonne.
Le premier candidat ecologiste avait annonce combien la crise la plus grave qui se
profilait allait a la fois ebranler le systeme economique et les equilibres ecologiques.
C’est en 2008 que l’economie mondiale etait touchee de plein fouet par une des plus
graves crises economiques depuis 1929. Cet ebranlement qui a touche l’ensemble du
systeme financier et economique de la planete a eu des effets certains dans la vie
quotidienne de nombres d’individus autant dans le Nord que dans le Sud (avec la
flambee du prix des matieres premieres). Les Etats, y compris ceux suivants des
programmes ultra-liberaux, ont du orienter les marches et surtout intervenir pour
soutenir le secteur bancaire. Dans ce contexte si singulier, la campagne de mobilisation
en faveur de la protection du climat a rencheri sur la thematique de l’urgence. Il fallait
agir vite.Pourquoi rapprocher deux campagnes ecologistes si differentes et eloignees
historiquement ? Ce sont dans les annees 1970 que s’est construite l’idee de la ‘crise
ecologique’. A cette epoque, Rene Dumont a popularise dans l’opinion publique
francaise une nouvelle offre politique qui a ete produite dans les arenes
internationales. Cette acclimatation de la crise ecologique dans le contexte politique
francais a stabilise une nouvelle forme de rhetorique de l’urgence mondialisee qui
apparaıt s’etre durablement installee dans l’offre partisane.Notre objectif dans cet article est de comprendre ces cadres d’interpretations ou
‘frames’ (Benford et Hunt 1994; Goffman 1991) qui singularisent les campagnes
ecologistes depuis leur origine. Effectivement, la thematique de la crise ecologique
peut se nourrir de la crise economique dans le sens ou cette derniere peut etre une
invitation a revoir les formes de regulation en prevoyant au moins l’integration de
mesures environnementales sinon une veritable mutation du systeme. C’est en
observant combien la rhetorique de la crise ecologique s’appuie sur l’idee que les crises
economiques montrent les limites de la viabilite d’une forme de croissance que nous
pourrions mieux analyser la recente campagne contre le rechauffement climatique en
2009; puis, nous reviendrons sur l’origine de cette idee de crise ecologique creee dans
les annees 1970, popularisee par Rene Dumont.
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La campagne contre le rechauffement climatique en 2009: le registre de la criseecologique mondiale
Les campagnes de mobilisation environnementale qui evoquaient des menaces a
l’echelle planetaire, ont rapidement invente une rhetorique stable. Ainsi, les images dela Terre vues du ciel a la suite des premiers reportages televises ont evidemment
participe a la prise de conscience que la planete etait petite, restreinte et que lapopulation ‘terrienne’ ne faisait qu’une (Ollitrault 2008). Ces representations del’environnement ont fait echo aux mobilisations environnementalistes nord-
americaines qui ont voulu universaliser leurs preoccupations. Il ne s’agissait plus desauvegarder une portion de territoire mais de faire prendre conscience que l’ensemble
de la planete etait menace par les bouleversements et les pollutions induits parl’activite humaine. C’est donc durant les annees 1960 que nous avons assiste a un saut
d’echelle (Aminzade et al. 2001) en matiere de defense de l’environnement, en passantdu local au global. Dans les annees 2000, la problematique mondiale du rechauffement
climatique s’est imposee sur l’agenda des militants ecologistes. En meme temps, lesanalyses scientifiques attestaient chaque jour davantage de la deterioration de la
couche d’ozone alors que les Etats ne semblaient pas reconnaıtre l’urgence duprobleme (Dahan-Dalmielco 2007). C’est pourquoi avec le Sommet de Copenhagueen 2009, l’orchestration par les militants de cette mise sur agenda mediatique du
rechauffement climatique a suivi une forme de grammaire deja eprouvee, tout ens’adaptant a un contexte de crise economique mondialisee qui a ebranle l’ensemble des
Etats. Mais comment mobiliser dans ces conditions de crise economique ? Quels sontles angles de vue adoptes pour mener campagne ?
Construction d’une mobilisation mediatique en faveur du Climat (2009): la crise commecadrage . . .
A l’issue de la Conference de Copenhague de decembre 2009, un constat paradoxal
s’impose a tout observateur. La mobilisation des ONG a ete un veritable succesmediatique, bien que les ONG, y compris les plus expertes (WWF), aient du se
contenter d’un role d’outsiders dans les negociations. Ce diagnostic peut paraıtreiconoclaste: alors que les militants ont exprime leur totale deception, le Sommet deCopenhague n’en reste pas moins un modele de mobilisation mediatique qui a
implique la presse, les televisions, Internet et la foison des reseaux sociaux mi-militants, mi-citoyens. La mise sur agenda du climat sur la scene internationale a
demande pour la premiere fois aux personnels politiques, a l’ONU, aux entreprises et,evidemment, aux ONG de travailler a des decisions touchant l’ecologie avec une prise
en compte de l’urgence de la situation.Bien que les ecologistes aient toujours explique que la catastrophe ecologique etait
imminente (Ollitrault 1999, 153–87), ils ont reussi un an apres une des criseseconomiques majeures de l’apres-seconde guerre mondiale a maintenir l’attention sur
la survie de la planete. Enfin, le discours militant a tente une ouverture aux
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preoccupations humanitaires, produite pour renforcer le sentiment d’urgenceecologique, et rencherir sur la tonalite catastrophiste.
Soulignons le soutien manifeste des medias qui est rarissime pour un evenementinternational. Nous sommes dans le cas d’une mobilisation sans adversaire (Juhem
2001), c’est-a-dire proche d’un consensus. Ainsi, le 7 decembre 2009 une couverturecommune et unanime sans precedent de 56 quotidiens de 45 pays s’ouvre sur un
editorial identique accompagne de nombreux dossiers d’information vulgarisee. Leconsensus demontre qu’au-dela des ONG qui ont prepare l’opinion depuis des mois,
une veritable mobilisation mediatique s’est construite et a ete maintenue durantl’evenement.
Le contexte economique – la crise la plus violente de l’apres-seconde guerre
mondiale – demandait evidemment de l’inventivite pour rappeler les Etats a leursengagements; d’autant que les opinions publiques occidentales favorables a des
mesures environnementales sont plus reservees des que des contraintes risquent dereduire leur niveau de vie ou de remodeler drastiquement leurs pratiques (usage de la
voiture, par exemple). Dans un contexte ou les populations sont largement fragiliseeseconomiquement, le catastrophisme de la campagne, qui a deplace le curseur de la
survie de l’environnement a celle de l’humanite tout entiere, a pu produire un pontentre le cadrage environnemental et le cadrage humanitaire, habitue a utiliser lathematique de l’urgence. La plate-forme des ONG impliquees dans le reseau ‘Climat’
(Climate Action Group) s’est donc elargie au-dela des ONG stricto sensud’environnement. Si, lors des negociations la thematique du developpement n’etait
pas absente, l’affichage a disparu derriere le climat et la figure du refugie qui occupaitle devant de la scene. La mise sur agenda du climat a fortement mobilise et de maniere
inedite le registre humanitaire (Ollitrault 2010, 19–35), celui-ci etant neanmoinsoublie au moment des negociations qui se voulaient essentiellement ecologistes.
Pourquoi mettre l’humain au cœur de la mobilisation ? N’est-ce pas aussi une maniered’impliquer davantage les responsables des Etats qui ne devaient pas se contenter de
probabilites chiffrees ou encore de proteger un bien mondial, si difficile a materialiserqu’est le climat ?
Une mobilisation ecologique en pleine crise economique: necessite de raccrocher le climataux populations
Emmanuel Paris (Paris 2007, 227–45) a mis en evidence que le cadre de la ‘crise’correspond a une mise en scene journalistique qui permet d’accroıtre la scandalisation,
c’est-a-dire ces usages de mise en scene de situation appelant le public a se sentir animede sympathie a l’egard de victimes, mais egalement de construire une forme de
consensus. Comment ne pas reagir si la situation se deteriore de maniere aussiinexorable ?
La mobilisation mediatique qui preparait l’opinion publique aux negociations deCopenhague qui promettaient d’etre serrees dans un contexte de crise economique, a
donc accentue sur le consensuel, sur les images-chocs et une rhetorique de
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preservation de la nature qui repond parfaitement aux canons d’une forme de
wilderness anglo-saxon (voir les documentaires Le Syndrome du Titanic de Nicolas
Hulot [France 2009] ou encore Home de Yann Arthus-Bertrand [France 2009]). Il n’est
guere etonnant que proteger le climat devienne synonyme de la preservation de la
planete et ses habitants de menaces pressantes.Toutes les analyses (Anderson 1997; Dahan-Dalmieco 2007) s’accordent sur le fait
que communiquer sur le climat s’avere complique en raison des polemiques et en
raison des modelisations qui sont particulierement techniques et comportent des
raisonnements en terme de probabilites, difficiles a manipuler pour vulgariser une
preuve. Le recours a des images de glaces qui fondent, de secheresses voire de la
disparition de forets ou d’especes protegees fait echo a un imaginaire occidental de la
nature (ce besoin d’espaces sauvages preserves, la protection d’especes emblematiques:
comme l’ours blanc). Toutefois, face a ces images, il fallait y integrer une autre figure
qui permettait de donner une tonalite humanitaire a la question des climats. Ces
derniers qui en se dereglant perturbent la vie des individus. Ainsi, la figure du refugie
climatique est devenue en 2009 incontournable, emblematique. Auparavant, les effets
d’une pollution, d’une crise ecologique grave montraient souvent les implications sur
les humains sous l’angle economique. Parfois, des risques majeurs en terme de sante
publique, meme le deplacement des habitants de Tchernobyl vers d’autres villes,
etaient enonces dans le registre victimaire. Cependant, d’un point de vue de cadrage,
pour reprendre les acquis de la sociologie interactionniste (Cefaı 2007), cette
mobilisation ecologiste a recemment manipule un cadre original, celui du refugie
climatique. Certes, cette figure a deja circule depuis son invention en 1985 dans les
arenes militantes et les reseaux savants, mais l’inedit en 2009 est qu’en utilisant ce
vocable, la survie de la planete – largement abstraite pour la majorite de l’opinion
publique – se deplace du domaine du non-humain (perturbation des climats,
disparition d’especes voire de parties de continents) au domaine de la survie de
l’humain. Dans cette optique, les populations menacees – du Sud largement et en
particulier des ıles du Pacifique – etaient invitees par les ONG sous le regard des
medias a temoigner avec des mises en scene destinees a ‘choquer’ les spectateurs
(simulation de noyade, etc.).L’argumentaire du temoignage, de la perte de population et des effets geopolitiques
sur le deplacement des refugies puise dans des registres de mediatisation des causes
plus propres aux ONG humanitaires. Celles-ci excellent dans la mise en scene
mediatique des situations d’urgence, savent, au besoin, dramatiser, ce qui etait
longtemps moins du registre des ecologistes qui savaient plutot communiquer sur
l’empathie a l’egard du non-humain ou sur une forme de vulgarisation scientifique.
Cette hybridation d’argumentaire s’est manifestee au moment de cette campagne de
sensibilisation. La plate-forme ‘ultimatum climatique’ a ete le resultat d’une alliance
entre les deux reseaux: pour preuve, la liste des ONG participantes: Greenpeace-
France, WWF, Fondation Nicolas Hulot, Oxfam France-Agir Ici, les Amis de la Terre,
Federation Internationale des Droits de l’Homme, Action contre la faim, Medecins du
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monde, Care France, Secours Catholique, Reseau Action Climat-France (reseau quireunit des associations d’environnement et humanitaires).
De cette volonte d’agir ensemble au niveau francais et mondial, la figure du refugieclimatique pouvait faire le pont entre les deux secteurs d’ONG. Mais ce qui aurait pu
etre un atout n’a pas resiste a l’organisation onusienne et a la loi d’airain des
negociations internationales qui donnent la force de decision finale aux Etats etecartent les ONG au moment ou elles pourraient deployer leurs positions critiques.
Bien qu’accreditees, de nombreuses ONG n’ont pu assister aux debats ce qui a eu poureffet de les exasperer, y compris celles du type WWF, longtemps percues comme les
plus ouvertes aux negociations avec les Etats et les moins radicales en terme de projetspolitiques.
En ces annees 2000, la contestation ecologiste est certainement plus radicale que ne
le laissent presager les mobilisations de consensus orchestrees par les ONG. Autantdans les annees 1980, les institutions internationales, les ONG nord-americaines ont
subi la cure d’austerite initiee par Ronald Reagan qui s’est manifestee par des coupuresbudgetaires drastiques; autant depuis Rio (1992), les ONG occupent une position au
niveau international tout a fait inedite en etant force de proposition experte et soutiena un certain nombre de programmes internationaux d’ampleur (Programme des
Nations Unies pour l’Environnement). Aussi, dans les annees 1990, les ONG porteespar le souffle de Rio ont pu diffuser une nouvelle parole de contestation qui tout en
s’enracinant dans la protection de l’environnement, s’est enrichie d’une critique
renouvelee du systeme economique. Si le developpement durable a pu devenir uneforme de verdissement de facade de certaines entreprises ou de politiques publiques, il
a aussi pu porter une critique du developpement en elargissant la question del’environnement au respect des droits sociaux et economiques. Au point que
l’altermondialisme (Agrikoliansky et Sommier 2005) repose essentiellement sur lesreseaux ecologistes et a socialise toute une generation a une contestation contre la
politique ultraliberale. Au Sommet de Johannesburg en 2002 (Ollitrault 2004, 443–
65), le cadre altermondialiste a eu tendance a se diffuser parmi les ONG, y compris,celles qui semblaient les moins permeables aux critiques sociales et economiques.
Aussi, la crise ecologique s’est peu a peu articulee dans les argumentaires militants aune forte critique sociale. Que les critiques les plus antisysteme rejoignent celles de la
denonciation de l’exploitation erronee des ressources naturelles est symptomatiqued’une nouvelle generation d’ecologistes qui ne se reduit pas a contester les errements
du systeme mais la rationalite meme de l’economie de marche.Aussi en 2009, nous pouvons observer dans les argumentaires militants deux types
de discours. Le premier pretend que la crise ecologique est plus grave que la crise
economique et financiere; le cadrage de la crise reste fortement ecologiste. Parexemple, le WWF compte le cout du rechauffement climatique en nombres de crises
economiques. Le second type souligne combien les crises ecologique et financiere sontde meme nature; car, elles confirment toutes les deux la fin du systeme capitaliste qui
maltraite hommes et environnement. Ces deux formes de cadrages qui sont fortementvisibles dans les discours militants passent evidemment moins dans la mobilisation
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mediatique des ecologistes qui accentue de maniere plus consensuelle la seule criseecologique. Toutefois, nous pouvons observer que la crise ecologique est au cœur de la
strategie de communication des ecologistes et des modalites d’action qui visent aaccorder la priorite a la mise sur agenda des questions d’environnement. Qu’avons-
nous observe au Sommet de Copenhague ? Deux reseaux d’ONG qui se voulaient soitexpertes (Climate Action Network) soit contestataires (Climate Justice Action ou
Climate Justice Now), s’accordaient sur la necessite de forcer les Etats a prendre desdecisions et des engagements en matiere de rechauffement climatique. Le resultat a ete
une grande repression de la contestation par les forces de l’ordre et un echec desnegociations constate unanimement par les ONG de toutes sensibilites. La strategie descandalisation n’a eu manifestement aucun effet sur les prises de decision des
gouvernements sans pour autant que les chefs d’Etat n’utilisent l’argument de la criseeconomique pour limiter leurs engagements. Peut-etre que ce fut une premiere. Mais,
ce qui est encore plus manifeste est que le discours de la crise ecologique qui se trouvefortement modelisee par des criteres scientifiques n’ait eu, malgre un fort soutien de
l’opinion publique, aucun effet sur les prises de decision. Le format journalistique du‘scandale’ serait-il inefficace face aux polemiques sur les chiffres qui ont emaille les
debats de ces journees de Sommet ? Mais ce cadrage de la crise ecologique serait-ilarticule au seul rechauffement climatique ? Ou une critique plus large, plus systemiquen’est-elle pas consubstantielle a la contestation ecologique depuis ses debuts ?
En 2009, nous avons certes observe une des premieres grandes mobilisationsecologistes dans un contexte de crise capitaliste majeure. Toutefois, il n’est pas inutile
de rappeler que la crise ecologiste est nee avec l’idee des crises economiques (Hansen,1993). Au point que nous nous engageons dans une autre optique que celle qui est
habituellement developpee. Partant du principe que l’ecologie est apparuelitteralement a la fin des 30 glorieuses, nous pouvons davantage postuler que la
rhetorique de la crise ecologique s’entretiendrait par les crises qui bousculent lesysteme economique ou financier.
L’origine du cadre de la critique d’un mode de croissance economique: la campagnede Rene Dumont en 1974
C’est par l’experience francaise de la naissance de la contestation ecologiste et de sonemergence comme offre politique dans le systeme partisan que nous developperons la
these que l’ecologie a ete marquee des sa naissance par la rhetorique de la crise qui etaitportee par une critique sociale de la societe et du systeme economique (Club de
Rome). Tout indiquait, meme si les effets ne se faisaient pas encore sentir, que les 30glorieuses touchaient a leur fin. Les conflits sociaux se multipliaient (la siderurgie, le
secteur minier ou textile). Si ‘la crise’ etait evidemment un cadrage journalistique quirecelait des avantages pour eveiller l’opinion, elle a reflete des l’origine la critique
sociale d’un modele economique et de societe qui est au cœur de l’ecologie politique.Sans affirmer qu’actuellement, les crises economiques sont de meme nature ou encore
que la contestation ecologiste n’aurait connu aucune evolution, il faut considerer le
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cadre d’interpretation ( frame) de la ‘crise’ comme constitutif de la cause ecologistedepuis ses origines. L’observation de la premiere campagne de Rene Dumont le
confirme. En l’etudiant, nous verrons que l’ecologie est une forme de mise a distance al’egard de la croyance dans un modele de developpement economique.
La campagne de Rene Dumont ou comment relever un double defi: parler de la crise d’unsysteme et construire une image d’expert
Indubitablement, en 1974, l’ecologie politique francaise s’est inventee. Les
mouvements sociaux de l’epoque sont cites comme des exemples de ce nouveausouffle annonciateur d’une nouvelle societe: les mouvements environnementalistes, les
mouvements regionalistes, tiers-mondistes, des femmes, des migrants (en greve de lafaim). Tous les mouvements sociaux qui ne trouvaient pas encore de relais dans lespartis ouvriers, ont forme de veritables terreaux autant pour le Parti Socialiste
(Duyvendark 1994) et le PSU (Parti Socialiste Unifie) que pour le mouvementecologiste cree a Montargis en juin 1974 (Bennahmias et Roche 1992).
La candidature Dumont aux elections presidentielles du printemps 1974 avec unetonalite propre – experte et volontiers catastrophiste – a chasse sur les memes terres
que le Parti Socialiste en pleine strategie de conquete d’un electorat.1 Il n’est donc pasetonnant que Dumont ait fait un score si faible (1,32%) dans un contexte d’union de la
gauche dans lequel tous ces mouvements sociaux ont pu soutenir la candidatureMitterrand. De plus, l’ecologie en 1974 restait a creer a plusieurs titres. Du point de
vue du mouvement social, les individus etaient encore peu structures en organisations.Deux formes de reseaux aux contours peu stabilises peuvent etre identifiees. Toutd’abord, le reseau des environnementalistes commencait a se former sous l’impulsion
de la Conference des Nations Unies sur l’environnement, premier evenement de porteemondiale sur les questions de protection de l’environnement et de developpement qui
s’etait deroulee du 5 au 12 juin 1972 a Stockholm. Les Nations Unies et les reseauxinternationaux savants avaient mobilise les associations et federations de protection de
la nature et d’environnement pour assurer le succes de cette conference (McCormick1995; Le Pestre, 2005). Grace a cette dynamique inedite, les environnementalistes
avaient deploye un effort d’organisation. Par exemple, en 1969, France NatureEnvironnement a ete fondee en prevision de cette echeance. Il s’agissait de rejoindre lesgrandes federations internationales (Union Internationale de la Conservation de la
Nature) qui preparaient l’organisation de Stockholm. L’enjeu d’etre represente danscette nouvelle arene internationale qui s’ouvrait, mobilisait le secteur de la defense de
l’environnement. Ensuite, s’etait forme un autre reseau de contestataires. Tresinformelle, cette composante refletait en termes generationnels une contestation de la
societe dans sa globalite au-dela des revendications de protection de l’environnement.Ces acteurs etaient apparus sur le terreau des luttes pacifistes, qui incluait l’anti-
nucleaire. Convergeaient des groupes d’extreme-gauche, de militants du PSU et desmilitants chretiens (Solange Fernex, future figure de l’ecologie politique, par exemple).
Les organisations restaient tres localisees, peu coordonnees et s’implantaient au gre des
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luttes. En revanche, dans ce reseau, seuls les groupes locaux des Amis de la Terrebourgeonnaient dans la plupart des villes de France suivant l’exemple de Paris.
Rapidement, ces nombreux groupes locaux ouverts dans les principales villes deFrance ont socialise de jeunes militants qui etaient a la quete d’une critique sociale
prenant en compte les questions de defense de l’environnement et le pacifisme.
Le groupe parisien des Amis de la Terre a ete la cheville ouvriere de la campagneDumont durant l’election presidentielle de 1974. Et, la candidature de Rene Dumont
s’est inscrite parfaitement dans ce contexte particulier.L’agronome a incarne la cause. Tout en ayant l’experience que lui conferait son age
(70 ans), il etait globe-trotter, disposait de reseaux scientifiques et militants parmi les‘tiers-mondistes’ et en particulier, les plus impliques dans les reseaux des institutions
internationales (FAO, Food and Agriculture Organization of the UN, notamment).2
Il developpait une parole d’expert d’ingenieur agronome de terrain; il savait manierconnaissances et pratiques pour que ses diagnostics soient entendus et non disqualifies
d’emblee comme utopiques. Il etait capable par ses experiences a l’etranger de donnerdu sens en reliant injustices au Nord et au Sud, en expliquant que nos modes de
consommation ne peuvent etre isoles du mode de production et des rapports dedomination dans la societe. Il refletait par sa personnalite un univers de sens que
partageaient la plupart des premiers ecologistes qui gravitaient autour des arenesinternationales.
Rappelons que Rene Dumont avait des l’apres-seconde guerre mondiale ete actif
dans les reseaux des agronomes de la FAO (Besset 1992). Dans ces reseaux eloignes dela pensee environnementaliste stricto sensu, on reflechissait autant aux moyens
d’ameliorer la production agricole qu’aux reformes economiques. Les pays du Sud,appeles a l’epoque pays du tiers-monde, avaient connu la decolonisation, les reformes
agraires parfois inspirees du modele communiste de la collectivisation ou encore laredistribution des terres. Toutefois, en depit des reformes, de nouveaux phenomenes
apparaissaient comme inexorables: l’exode rural, l’urbanisation croissante, souvent
anarchique avec de nouvelles pressions sur les societes. Comment nourrir despopulations urbaines ? Comment resoudre la problematique de l’acces a l’eau ?
Certaines zones se polluaient et le modele industriel qui s’exportait, paraissait auxyeux des experts plus desastreux que prevu, repondant davantage aux besoins d’une
elite ou encore aux exportations qu’aux populations locales. En resumant, lesingenieurs agronomes dont Rene Dumont commencaient a analyser une realite qui
remettaient en cause le modele de developpement a l’occidental que les politiquesvoulaient importer dans de nombreux etats de la planete. Ce questionnement a pris
forme dans ces annees 1960 si riches en critique sociale (McCormick 1995).
The Limits to Growth en 1972, rapport du Club de Rome, club reunissant des expertsinternationaux, des economistes, des chefs d’entreprises et des representants
gouvernementaux a eu un impact sans precedent sur cette pensee qui ne s’appelaitpas encore ecologiste mais qui allait naıtre au moment de la Conference de Stockholm
en 1972. L’idee d’une croissance inexorable avait ses limites; il n’etait plus imaginable decroire les ressources naturelles inepuisables et de continuer la forme d’industrialisation
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connue jusqu’alors. Nous pouvons donc penser que c’est a cette epoque que lesmobilisations environnementalistes voulant proteger le cadre de vie et les especes ont
rencontre ces reflexions sur les limites du systeme. Rapidement, ces nouvelles critiques
fondees sur les avis des experts sont traduites, developpees et reprises autant dans lapresse qui vulgarise les commentaires que dans des revues scientifiques. La pensee
ecologiste se nourrit des diagnostics des experts qui d’emblee ont une visioninternationale de la planete, la pense en systeme. A l’UNESCO, des le debut des annees
1960, des programmes sur la biosphere sont amorces. La crise du systeme est pensee,paraıt meme probable en remettant au cœur de la reflexion la limitation des ressources
(agricoles, naturelles voire la qualite de l’eau ou deja la deterioration de la couche
d’ozone). Mais comment ces diagnostics de crise ont-ils reussi a sortir des arenesinternationals ? Sans doute parce que des pionniers ont eu une capacite a naviguer entre
les arenes internationales et nationales et se sont charges de diffuser les diagnosticsscientifiques qui relevaient une deterioration de l’environnement.
Le candidat Rene Dumont en 1974 a joue un role actif de vulgarisation desproblemes environnementaux globaux dans l’opinion publique francaise et un role de
diffusion au national de problematique internationale. De maniere tout a fait inedite al’epoque, il a utilise son expertise scientifique internationale avec une vue extra-
hexagonale des problemes politiques, economiques et sociaux.De plus, cette nouvelle offre politique s’articule aux preoccupations d’une nouvelle
generation ouverte aux prises de conscience mondialisee de certains problemes
notamment ecologistes. Les trajectoires connues des membres fondateurs de l’ecologiefont echo aux donnees recueillies sur les profils sociaux des militants ecologistes en
general (Ollitrault 2008). Ce sont des individus aux revenus moyens voire superieurs;tous detiennent des capitaux culturels et scolaires nettement superieurs a la moyenne
de la population. Dans les annees suivants 1968, la generation des ‘baby boomers’ aaccede a l’universite, s’est retrouvee dans des positionnements sociaux souvent
flottants, devait se creer une vie en opposition aux trajectoires sociales de ses parents et
se retrouvait volontiers dans les mouvements sociaux dits utopiques (Lacroix 2006).Parallelement, dans ces annees, l’entree dans l’ere de l’audiovisuel se confirme. Or,
Rene Dumont est moins amateur qu’il n’y parait. Y compris, son discours annoncantla crise devint un atout dans la campagne. Il joua sur la rupture de cadre en annoncant
une crise qui n’est pas visible a l’œil nu, celle de la planete en souffrance.A cette epoque, l’ecologie politique a instrumentalise les medias avec le soutien de la
presse alternative (Comby 2009; Ollitrault 2001). Le candidat Dumont ne subissait passa couverture mediatique, il travaillait son image. Le refus de la campagne d’affichage
explique pour des raisons ecologiques refletait un evident manque de ressources
financieres voire militantes a faire une campagne au sens d’un quadrillage duterritoire. Mais, les medias qui lors de la campagne de 1974 entraient dans les foyers
(explosion du nombre de televiseurs entre 1965–1975) se sont reveles une arme toutautant efficace en matiere de propagande politique. L’ecologiste ne faisait pas ‘comme
les autres’. C’etait une veritable manne journalistique. Ses gestes etaient pourchasses,analyses. Allonge sur l’herbe, par exemple, Rene Dumont faisait une ‘sieste toute
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ecologique’.3 Autre illustration, le fait d’avoir choisi une peniche mouillant sur la Seinecomme quartier general de sa campagne etait certes lie a une opportunite d’un
sympathisant la lui ayant pretee le temps des elections; mais le caractere insolite du lieua attire aussitot l’interet des medias. Les journalistes insistaient sur la forme
surprenante de cette mise en scene de soi. Ce decalage des pratiques militantes, loin dedeplaire, etait couvert par la television qui alimentait de cette maniere ses reportages
sur la singularite du candidat.Sans doute l’audience nationale qu’auront ces images a construit les representations a
long terme de l’ecologie seduisant les uns, faisant sourire les autres. Rene Dumont n’apas hesite a recourir a ce qui sera connu par la suite sous le terme de ‘coup mediatique’qui s’articule a son propos sur la crise imminente et planetaire. Il boit un verre d’eau en
plein message de candidature televisee en rappelant que cette ressource naturelle estmenacee, que ce verre sera peut-etre le dernier verre. Ce moment televisuel en rupture
de cadre (les candidats presentent leur programme de maniere statique et formelle al’epoque) reste – avec le pullover rouge – un modele pour attirer l’interet du
telespectateur. Le candidat et ses conseillers,4 ont compris d’emblee tout l’avantage amodeler une image de soi pour retenir l’attention et avoir un echo dans l’espace public.
Une autre maniere de se faire voir sinon entendre.5 Toutefois, dans le champ partisan del’epoque encore marquee par des codes de comportements plus classiques, ces mises enscene pouvaient etre traitees, y compris par les medias comme un manque de serieux, de
professionnalisme qui aurait pu delegitimer partiellement le mouvement. Car, entrer enpolitique avec une nouvelle offre exige de rompre avec les rites tout en prouvant la
recevabilite de cette contestation. Il n’empeche que le cadre de ‘l’annonce de la fin dusysteme fonde sur la croissance’ rejoint le cadre journalistique de ‘la nouveaute’, de
‘l’insolite’. Sommes-nous en presence de la meme situation que dans les annees 2000 ?Certes, non. A l’epoque, le champ journalistique et le champ du militantisme contre-
culturel en pleine construction ne traitaient pas la crise ecologique de la meme maniere.
Naissance de la critique de la croissance: quand une nouvelle generation militante
rencontre une nouvelle generation de journalistes
Des contraintes pesaient sur la candidature; car, la campagne de Dumont s’etait attachee adiffuser une nouvelle ideologie, des nouvelles modalites d’action citoyenne (engagementdu citoyen par ses pratiques), tout en relevant le defi d’etre un entrant en politique.
Comment faire de la politique quand on n’a ni ressources partisanes classiques, ni reseauxnotabiliaires ? Comment faire campagne avec un discours qui se voulait de rupture avec
un modele de societe ? Comment dejouer les discours delegitimant que subissait lemouvement, a savoir son caractere utopique ? Comment parler de la fin d’un systeme ou
des signes de son essoufflement quand une partie importante de l’opinion publiqueadherait a une economie fondee sur la consommation ?
Nous l’avons vu Rene Dumont a joue la rupture de cadre, c’est-a-dire montrerl’originalite de sa candidature d’un point de vue formel. Mais, le discours de Rene
Dumont comportait deja une tonalite qui continue a singulariser le discours
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ecologiste: la critique du progres et l’imminence de la crise ecologique. Pourconvaincre, l’agronome mettait aussi en scene son identite de scientifique avec des
accents d’expert et un ton professoral pour sortir du seul cliche du prophete del’apocalypse au pullover rouge. Il devait depasser les cliches que lui-meme vehiculait
par son identite de candidat atypique:
Je ne suis pas un candidat doux reveur. J’ai 45 ans de travail agronomique sur leterrain et 45 ans de travail d’enseignement a l’Institut national agronomique deParis. Donc dire que je suis un candidat pas serieux: c’est quand meme s’avancer unpeu vite. (Campagne officielle televisee: source Institut national de l’audiovisuel1974)
Sur ce point, il est evident que parler de la crise tout en etant de plus un entrant dans lesysteme politique, redoublait la difficulte. Toutefois, le fait meme de presenter uncandidat prouve que l’ecologie avait deja des soutiens serieux: des reseaux d’experts,
des militants de mouvement social, des militants revenus de Stockholm et unmouvement sympathisant de contestations contre-culturelles.
Essayons de comprendre pourquoi la thematique de la crise ecologique a puconnaıtre un echo dans une partie de la population et au sein de certains cercles
intellectuels au moment des premiers signes de la crise du modele economique de cemilieu des annees 1970. Plusieurs pistes peuvent etre avancees.
Tout d’abord, peu a peu s’est construite dans les mentalites des classes moyenneseduquees une forme de frustration non pas simplement en termes de mobilite sociale
mais en termes de couts sociaux et environnementaux. Cette premiere generationd’ecologistes avait sans doute du mal a admettre que leurs diplomes n’allaient quegarantir un positionnement dans la societe qui etait sans doute en deca de leurs
attentes. Inventer leur vie par de nouvelles pratiques pour marquer leur rupture avec lageneration precedente notamment en integrant les acquis de certains savoirs
(psychanalytique, anthropologique ou ecologique) memes vulgarises faisaient partied’un renouvellement de leur etre leur permettaient de trouver une place dans la societe
tout en l’inventant (Bourdieu 1986).Toutefois, ces analyses bien connues de la frustration relative (Gurr, 1970) de ces
ecologistes n’expliquent pas forcement leurs demandes sociales qui pourtant,provenaient directement de leurs proprietes sociales de diplomes du superieur. Ilsavaient de reelles aspirations a la participation politique, voulaient etre consultes sur
les projets de grands amenagements (nucleaire, autoroutes, projets immobiliers) quibouleversaient leur vie quotidienne. Ils ne se satisfaisaient plus de ces politiques top-
down qui provenaient d’un Etat amenageur.Or, cette nouvelle generation ‘politique’ a rencontre celle de professionnels de la
presse et des medias qui voulaient creer de nouveaux formats journalistiques: unecertaine presse se voulait contre-culturelle et prenait des formes satiriques (par exemple,
La Gueule ouverte) et l’ensemble du champ journalistique francais etait travaille parl’arrivee d’un format plus anglo-saxon, c’est-a-dire un journalisme fonde sur une
demarche d’enquete, de reportage (Neveu, 2004). La concurrence des medias televises
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commencait a renouveler les attentes du public, plus friands d’images et de reportages.La mutation du journalisme se situait dans un contexte de transformation structurelle
de la presse y compris francaise avec des formats anglo-saxons de mise sur agenda de
certains problemes, et une entree dans les foyers de television nourrie d’images qui dejatraitaient d’information ‘mondialisee’ sur le Vietnam, la conquete de la lune etc. Jean-
Baptiste Comby (2009) explique combien le metier de journaliste en environnement aconnu des periodisations tres contrastees. Ainsi, dans les annees 1970, la candidature de
Rene Dumont est soutenue par une presse ecologiste engagee (reseau de l’Associationdes journalistes environnement) alors qu’actuellement, si la crise climatique est
largement connue du grand public, la presse generaliste s’en empare pour la depolitiser,
la reduire a une question de comportements individuels et d’environnement. Larencontre entre le mouvement social contemporain et les medias se complique: les
medias engages dans la critique du systeme se repliant sur Internet ou des journaux tresspecialises comme le Monde diplomatique. Pour revenir a la couverture de Copenhague,
la presse a ete unanime sur le fait de l’existence du rechauffement climatique. Au-dela dudiagnostic de la crise, la presse n’a pas titre sur les politiques concretes a mettre en œuvre.
La crise ecologique est analysee de maniere nettement plus depolitisee que dans les
annees 1970.A cette derniere epoque, une critique du systeme economique de nature differente
de l’anticapitalisme marxiste se developpait. Des mouvements chretiens etaienttraverses par une critique sociale forte, socialisaient des individus a l’humanitaire et a
une critique de la croissance capitaliste qui se canalisaient volontiers dans lescontestations ecologistes. En France, les terrains les plus engages dans les luttes
ecologistes etaient fortement marques par ce terreau d’un catholicisme militant quipouvait contester les institutions. Aussi, les thematiques autour d’une forme
renouvelee d’humanisme, de capitalisme a visage humain, s’accordaient avec une
critique ecologique. Par exemple, la denonciation des exces de la societe deconsommation qui meurtrissait la nature et les populations, nourrissait une critique
sociale qui faisait echo a une socialisation au religieux. Et, elle permettait de s’inventerun nouveau rapport au monde qui se developpait dans les experiences
communautaires des neo-ruraux qui avait connu un pic en nombre de villages‘repeuples’ justement entre 1972 et 1974.
De plus, si la crise des 30 glorieuses n’affectait pas encore toute la societe et enparticulier, les plus diplomes, la remise en cause intellectuelle du modele faisait son
chemin dans un contexte ou le systeme economique connaissait ses premiers
grippages, ses premieres aberrations.La thematique de la crise avait l’avantage de donner un sens a un malaise
generationnel qui devait se creer ses marques. Elle s’est diffusee dans un contexte ou lesmedias ont commence a compter dans les mobilisations sociales. Il est evident que la
proximite des premiers ecologistes avec le monde des medias, le fait que cette cause aitrapidement pris le pari de se presenter dans les medias a contribue fortement a
solidifier le cadre de la crise. Crise qui en faisant echo a un modele de developpementqui s’essoufflait, permettait de faire un pont entre les symptomes d’une crise
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environnementale (pollution, crise des matieres premieres) et ceux d’un systemeeconomique (chomage, inegalites sociales, bien-etre tout relatif des individus resume
par le ‘metro-boulot-dodo’. Loin d’etre autonome ou de se faire concurrence, la criseeconomique a permis aux militants ecologistes de prouver que le modele qui epuise la
nature n’est pas non plus capable de satisfaire l’homme.
Conclusion
Depuis le premier choc petrolier, les crises economiques se succedent. Il est convenu
que lorsque les populations sont soumises a des recessions, au chomage, elles seraientmoins enclines a la preservation de l’environnement. Autant dans les annees 1980,
l’idee du repli de la contestation ecologiste au profit des preoccupations sociales a puetre pertinente, autant dans les annees 2000, une generation militante convaincue quela crise economique et la crise ecologique sont intimement liees montre la limite de la
these d’une ecologie reduite a un mouvement post-materialiste. Car, la criseeconomique est aussi un symptome de la fin et de l’irrationalite du systeme
economique, argument contenu dans la critique ecologiste des l’origine. Nous avonsaborde deux phenomenes qui, distincts, s’alimentent l’un l’autre. A savoir, la critique
ecologiste predit une crise ecologique et economique sans precedent et les medias,pour des raisons de couverture d’un evenement et de recherche d’audience, sont
friands de cadrage sensationnel puisant dans le registre d’une crise apocalyptique, queleur offre le discours ecologiste. Si le cadrage de la ‘crise’ (Anderson, 1997; Hansen, 1993)
a autant joue le role d’amplification de la contestation ecologique tout au long de sonhistoire, nous devrions vraiment nous interroger sur l’importance de l’usage des mediasdans le mouvement.
Effectivement, des la naissance de l’ecologie a la fin des annees 1960, une forme demondialisation de la protection de l’environnement est nee dans les instances
onusiennes au moment ou une nouvelle generation militante s’emparait de nouveauxmoyens d’expression: les medias. L’environnement a pris a cette epoque une amplitude
planetaire et, par consequent, les enjeux ont change d’echelle ce qui a provoque uneforme d’homogeneisation des contestations ecologistes que nous avons pu constater au
moment du Sommet de Copenhague. A la meme epoque, cette nouvelle critique de lacroissance capitalistique produite par des experts internationaux a ete appropriee parcette generation militante qui a du s’inventer par rapport a ses parents autant dans ses
discours, ses pratiques que dans son rapport aux pouvoirs, aux institutions. La diffusionde l’ecologie est passee par les medias, les traductions d’ouvrages (Le Printemps
Silencieux [1963] de R. Carson, La Bombe P. [1971] de P. Ehrlich voire les ecrits sur laplanete Gaıa de J. Lovelock) et ces cadrages primitifs de l’ecologie ont longtemps
formate les representations de la cause. Un seul slogan ‘Think globally, act locally’ a ete aucœur de ce qui fera tenir l’ecologie dans ses representations et ses pratiques. Or, les
annees 1970 ont ete celles des premieres manifestations de la crise economique(petroliere, industrielle) qui a permis de demontrer les limites d’un modele de
croissance deja fortement conteste. La crise se materialisait en maltraitant population et
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ressources naturelles; et, une crise de ‘confiance’ dans le systeme economique
commencait a poindre. Dans les annees 2000, le cadrage de la crise tend a autonomiser la
crise ecologique (celle du climat) de la crise economique du moins dans le traitement
mediatique dominant. Ceci explique que la crise ecologique peut etre traitee par les
medias dans la niche environnement ou meme amoindrie dans les negociations
internationales.
Neanmoins, la mobilisation ecologiste a diffuse des l’origine les preuves qui
demontraient toutes les limites du modele de production, et a annonce sa crise. Dans
les annees 1970, un vent inedit de contestation de la croissance economique se
levait . . .
Notes
[1] Rappelons que Georges Pompidou, president de la Republique, vient de mourir de manierebrutale a la suite d’une longue maladie. Situation inedite, les elections presidentielles de 1974sont marquees par une forme d’impreparation dans un contexte dans lequel les Francais sontstupefies par l’evenement de la mort d’un president en exercice.
[2] Rene Dumont (1904–2001). Agronome, il commence sa carriere au Vietnam (1929), il a eteexpert aux Nations Unies et a la FAO. Il a ecrit une trentaine d’ouvrages. Citons: L’Afrique noireest mal partie (1962), L’utopie ou la mort (1973).
[3] Commentaire televise de l’epoque.[4] Rappelons que l’Association des journalistes pour la Nature et l’environnement forme le comite
de soutien du candidat.
[5] C’etait aussi un symptome d’une nouvelle epoque durant laquelle les mouvements sociaux(ecologistes, pacifistes, feministes . . . ) ont compris tout l’interet de ‘passer a la television’.
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