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Des douleurs osseuses sous anti-épileptiques Rémi Bardet Université de Franche-Comté, UFR SMP, département de médecine générale, 19, rue Ambroise-Paré, 25030 Besançon cedex, France [email protected] Disponible sur internet le : 20 novembre 2013 Bone pain in patient treated with anti-epileptic drugs Une femme de 43 ans consultait son médecin traitant en 2010 pour une impotence fonctionnelle douloureuse du poi- gnet droit évoluant depuis 48 heures. Elle était célibataire, sans enfant et vivait avec sa mère à la campagne. Ses principaux antécédents comportaient une allergie à la pénicilline et une épilepsie cryptogénique frontale rebelle, diagnostiquée à l’âge de 6 ans, pour laquelle elle bénéficiait d’un suivi régulier par un neurologue. Le traitement de cette épilepsie avait nécessité plusieurs séquences : acide valproïque seul pendant 15 ans, carbamazépine seule ou associée pendant les 22 années suivantes ; les associations avaient comporté différents anti- épileptiques dont du phénobarbital. Elle signalait également, en 20072008, des douleurs chroniques diffuses, prédominant au niveau des chevilles, d’évolution fluctuante. Le bilan biolo- gique fait à cette période, comportant VS, uricémie, créatininé- mie, calcémie corrigée et phosphatases alcalines, était normal. Les radiographies standard ne mettaient en évidence qu’un aspect légèrement déminéralisé de la trame osseuse sans autre anomalie. L’interrogatoire révélait que la douleur faisait suite à une chute de sa hauteur, d’allure mécanique, sans notion de malaise, de perte de connaissance ou de phénomène pouvant s’apparenter à une absence. À l’examen, il existait un oedème du poignet avec déformation de l’extrémité distale de l’avant- bras. Quel est votre diagnostic ? Presse Med. 2014; 43: 233235 ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com 233 En pratique tome 43 > n82 > février 2014 http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.06.020

Des douleurs osseuses sous anti-épileptiques

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Page 1: Des douleurs osseuses sous anti-épileptiques

Presse Med. 2014; 43: 233–235� 2013 Elsevier Masson SAS.Tous droits réservés.

en ligne sur / on line onwww.em-consulte.com/revue/lpmwww.sciencedirect.com

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Disponible sur internet le :20 novembre 2013

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tome 43 > n82 > février 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.06.020

Des douleurs osseuses sous anti-épileptiques

Rémi Bardet

Université de Franche-Comté, UFR SMP, département de médecine générale, 19,rue Ambroise-Paré, 25030 Besançon cedex, France

[email protected]

Bone pain in patient treated with anti-epileptic drugs

Une femme de 43 ans consultait son médecin traitant en2010 pour une impotence fonctionnelle douloureuse du poi-gnet droit évoluant depuis 48 heures. Elle était célibataire, sansenfant et vivait avec sa mère à la campagne. Ses principauxantécédents comportaient une allergie à la pénicilline et uneépilepsie cryptogénique frontale rebelle, diagnostiquée à l’âgede 6 ans, pour laquelle elle bénéficiait d’un suivi régulier par unneurologue. Le traitement de cette épilepsie avait nécessitéplusieurs séquences : acide valproïque seul pendant 15 ans,carbamazépine seule ou associée pendant les 22 annéessuivantes ; les associations avaient comporté différents anti-

épileptiques dont du phénobarbital. Elle signalait également,en 2007–2008, des douleurs chroniques diffuses, prédominantau niveau des chevilles, d’évolution fluctuante. Le bilan biolo-gique fait à cette période, comportant VS, uricémie, créatininé-mie, calcémie corrigée et phosphatases alcalines, était normal.Les radiographies standard ne mettaient en évidence qu’unaspect légèrement déminéralisé de la trame osseuse sans autreanomalie. L’interrogatoire révélait que la douleur faisait suite àune chute de sa hauteur, d’allure mécanique, sans notion demalaise, de perte de connaissance ou de phénomène pouvants’apparenter à une absence. À l’examen, il existait un oedèmedu poignet avec déformation de l’extrémité distale de l’avant-bras.

Quel est votre diagnostic ?

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Fracture du poignet favorisée par unehypovitaminose D liée à la prise d’anti-épileptiques

Cliniquement, l’aspect évoquait une fracture de type Pouteau-Colles. Les radiographies confirmaient le diagnostic. Une ostéo-pénie et une insuffisance en vitamine D étaient constatées.Le traitement a consisté en une réduction avec embrochage etimmobilisation par attelle plâtrée. Une réaction algodystro-phique nécessitant un arrêt de travail de plusieurs mois acompliqué les suites immédiates. Cette absence prolongée dela patiente à son poste de travail a entraîné le non-renouvelle-ment du contrat à durée déterminée la liant à son employeur.L’impotence fonctionnelle due à la raideur séquellaire a donnélieu par la suite à une reconnaissance de statut de travailleurhandicapé par la Maison départementale des personnes handi-capées (MDPH).

Discussion

Le fait que cette fracture survienne chez une patiente nonménopausée, avec un traumatisme mettant en jeu une faibleénergie, pose le problème d’une fragilité de l’os en rapport avecune éventuelle ostéopénie sous-jacente, bien que ni le radio-logue ni le chirurgien ne l’évoquent dans leurs comptes rendus.En 2008, devant la persistance des douleurs associées à l’aspectdéminéralisé de la trame osseuse, une ostéodensitométrie avaitété réalisée qui orientait vers une ostéopénie localisée au rachis(T-score lombaire à �2,3, T-score du col fémoral à �1). Un bilancomplémentaire montrait une carence en vitamine D : 25(OH)vi-tamine D à 24 nmol/L (norme laboratoire > 75 nmol/L), sansanomalie associée de la PTH. La patiente n’évoquant qu’une prisetrès épisodique de StérogylW, une supplémentation quotidiennesystématique par carbonate de calcium 1 g – cholécalciférol800 UI avait alors été prescrite. Malgré plusieurs traitementssubstitutifs de vitamine D associée ou non à du calcium, lesconcentrations de 25(OH)vitamine D restaient en dessous de lanormale, celle d’avril 2012 ne dépassant pas 63 nmol/L. Lacalcémie corrigée est toujours restée normale. L’observanceparaissait correcte. L’ostéodensitométrie, réalisée au printemps2011, montrait les mêmes scores qu’en 2008, confirmant uneostéopénie persistante mais stable.

Tableau I

Carence et insuffisance en vitamine D1

Concentration en 25(OH)vitamine D

ng/mL nmol/L

Carence en vitamine D 25(OH)D < 10 25(OH)D < 25

Insuffisance 10 � 25(OH)D < 30 25 � 25(OH)D < 75

Taux recommandé 30–70 75–175

1 D’après les recommandations du GRIO.

L’action des anti-épileptiques inhibiteurs enzymatiques sur lemétabolisme osseux a été démontrée [1]. Le manque de vita-mine D, même peu marqué, appelée insuffisance vitaminique(tableau I), provoque une ostéoporose [2,3], affection multi-factorielle à laquelle la population féminine est plus particuliè-rement exposée. La fragilité osseuse qui en résulte augmente lerisque de fracture [4]. Ce risque est majoré chez les personnesâgées en raison de la baisse des fonctions cognitives et desperformances musculaires liées, en partie au moins, au déficit envitamine D [5]. Outre le risque de fracture, l’insuffisance envitamine D semble aussi exposer les sujets à d’autrespathologies : cardiovasculaires et notamment hypertensionartérielle (la vitamine D contrôlant le gène de la rénine) [6],infectieuses [7], cancéreuses, surtout les cancers du côlon [8]et du sein [7], dysimmunitaires [7,8]. Un apport régulier devitamine D est associé à une diminution du risque de mortalité[9].L’effet sur le métabolisme de la vitamine D des traitements del’épilepsie comportant des médicaments inducteurs enzyma-tiques est peu développé dans les bases de données médica-menteuses les plus couramment utilisées en pratique médicale.Les effets à long terme sur l’os ne donnent lieu qu’à la mention« trouble du métabolisme osseux pouvant être à l’origine d’uned’ostéomalacie ». De la même façon, les publications générales[10] et les ouvrages didactiques destinés aux étudiants dedeuxième cycle [11] ne développent que très peu ces effets. Si,à l’instauration du traitement, les préoccupations essentiellesportent avant tout sur son efficacité et sa tolérance immédiate[12,13], il expose, au long cours, à des effets indésirables,d’autant qu’il existe d’autres substances inductrices enzymati-ques qui peuvent lui être associées, que ce soit d’autresmédicaments, le tabac ou l’alcool en prise chronique. Uneprise en charge globale sur le long terme est indispensabled’autant que les mesures à prendre sont relativement simpleset peu onéreuses. Le Groupe de recherche et d’information surles ostéoporoses (GRIO) recommande d’effectuer un dosage de25(OH)vitamine D avant l’instauration de la supplémentationafin d’adapter la posologie du traitement d’attaque. Cettesupplémentation fera appel de préférence, dans le cas d’untraitement anti-épileptique, à la 25(OH)vitamine D (DédrogylW,1 à 5 gouttes par jour). Il semble licite de contrôler le taux aprèsquelques mois afin d’adapter la posologie à un traitementd’entretien et ce même si le risque d’intoxication paraît trèsfaible [7].L’hypovitaminose D est un problème majeur au sein de lapopulation générale [14]. Prescrire un traitement inducteurenzymatique surexpose les patients traités aux risques liés àl’hypovitaminose D. Les mesures prophylactiques à prendresont facilement abordables, il suffit que le médecin traitantgarde ce risque à l’esprit.

Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

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