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DES ENQUÊTES PRATIQUES À LA CONNAISSANCE DANS LES ACCOMPLISSEMENTS : PLACE DES ÉDUCATEURS, DES CHERCHEURS ET DES THÉORIES DANS UNE RECHERCHE EN ÉDUCATION SPÉCIALISÉE Sylvie Mezzena et Kim Stroumza De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31 pages 175 à 189 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-175.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Mezzena Sylvie et Stroumza Kim, « Des enquêtes pratiques à la connaissance dans les accomplissements : place des éducateurs, des chercheurs et des théories dans une recherche en éducation spécialisée », Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 175-189. DOI : 10.3917/pp.030.0175 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h12. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h12. © De Boeck Supérieur

Des enquêtes pratiques à la connaissance dans les accomplissements : place des éducateurs, des chercheurs et des théories dans une recherche en éducation spécialisée

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DES ENQUÊTES PRATIQUES À LA CONNAISSANCE DANS LESACCOMPLISSEMENTS : PLACE DES ÉDUCATEURS, DESCHERCHEURS ET DES THÉORIES DANS UNE RECHERCHE ENÉDUCATION SPÉCIALISÉE Sylvie Mezzena et Kim Stroumza De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31pages 175 à 189

ISSN 1376-0963Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-175.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mezzena Sylvie et Stroumza Kim, « Des enquêtes pratiques à la connaissance dans les accomplissements : place des

éducateurs, des chercheurs et des théories dans une recherche en éducation spécialisée »,

Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 175-189. DOI : 10.3917/pp.030.0175

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Des enquêtes pratiques à la connaissance

dans les accomplissements : place des éducateurs, des chercheurs

et des théories dans une recherche en éducation spécialisée

sylVie MEZZENA et KiM STROUMZA 1

Résumé : Nous proposons de partir de l’analyse de données pour illustrer une manière de faire de la recherche en travail social, et mettre en évidence une manière de travailler l’empirie et la théorie dans une approche située et non mentaliste de l’activité qui associe étroitement les professionnels au pro-cessus de recherche. Notre empirie consiste en des délibérations recueillies lors de colloques sur un terrain de l’éducation spécialisée à l’occasion d’une recherche dans un lieu d’hébergement et d’insertion pour adolescents en rupture familiale. Notre approche, qui se veut pragmatiste, s’inscrit dans une ligne épistémologique qui allie des apports post-ethnométhodologiques de-puis la sociologie française de l’action et ceux de la philosophie pragmatiste américaine de Dewey.

Mots clés : activité, enquête pratique, connaissance, délibérations, perspective.

1 Professeures et chercheuses à la Haute École de Travail Social de Genève (HETS//HES-SO). [email protected]: ses travaux se consacrent à la construction de la professionnalité dans les enquêtes pratiques des travailleurs sociaux depuis l’approche située de l’activité, ainsi qu’aux questions liées au noviciat et à l’expertise, notamment dans les dispositifs de formation professionnelle en alternance. [email protected]: ses travaux décrivent et modélisent des activités éducatives en accordant une attention particulière au pouvoir du langage.

DOI: 10.3917/pp.030-31.0175

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Introduction1.

Dans le sillage de la sociologie française post-ethnométhodologique de l’action de Ogien et Quéré et la philosophie pragmatiste américaine de Dewey, et à la suite de de Jonckheere dans le champ du travail social (2010), nous pré-supposons que la connaissance et sa construction sont logées dans l’activité même. Pour les professionnels, agir consiste à tenter de résoudre des problè-mes, mais ces derniers n’apparaissent pas déjà tout construits et tout prêts à être résolus. Pour pouvoir agir, les professionnels doivent construire leurs pro-blèmes pratiques, à partir des conditions réelles des situations auxquelles ils sont confrontés. Il s’agit pour les professionnels de construire des problèmes sur lesquels opérer : « Le problème est ce sur quoi opère le travail social. […] Comme en mathématique, il est ce qui appelle une solution. Un problème est construit. C’est un agencement d’éléments constitutifs d’une situation qui exige une solution. […] Le problème est construit de telle manière qu’il soit possible d’opérer sur lui. Comme c’est le problème qui requiert la solution, l’acte créateur ne se trouve pas dans la manière de trouver la solution, mais dans la manière de poser le problème. Un problème a toujours la solution qu’il mérite en fonction des moyens théoriques et pratiques dont nous disposons. Les solutions décou-lent de l’énonciation du problème et dépendent des moyens concrets dont nous disposons pour le résoudre » (Jonckheere, 2010, p. 321-322). En travail social, les situations comportent aussi des problèmes qui sont définis par d’autres en amont et en dehors de la pratique (des diagnostics depuis la psychologie ou la psychiatrie, un projet d’insertion découlant de nouvelles mesures politiques, des catégories sociales depuis la sociologie, etc.) et dont les professionnels héritent. Il leur faut les redéfinir depuis les contingences qui sont les leurs, ce qui participe aussi de la construction des problèmes pratiques.

Cette construction relève d’explorations dans lesquelles les professionnels s’engagent à chaque instant et auxquelles ils ne peuvent se soustraire, pour savoir comment faire ce qu’ils ont à faire. Les professionnels expérimentent sans cesse des voies d’action et apprécient leurs conséquences. Les enquê-tes pratiques des professionnels consistent à tester au fil des situations des pistes d’action concrètes pour en apprécier les effets pour la pratique. Les expérimentations interviennent non pas seulement pour résoudre les problè-mes, mais pour les définir : tester des voies d’action permet d’apprécier prati-quement comment « réagit » le problème dans telle ou telle situation, comment il se « comporte » selon les conditions. Elles permettent de connaître la variété des conduites des objets d’une situation à l’autre, et comment ces variations affectent un problème au fil des contingences variées dans lesquelles il appa-raît. Ainsi, les enquêtes permettent de savoir comment il vaut mieux s’y pren-dre. Dans le vif processuel de l’activité, nous ne pouvons distinguer définition et résolution des problèmes comme s’il s’agissait de deux étapes successives. Ces deux mouvements cohabitent sans cesse dans l’activité, tant et si bien que c’est souvent une fois le problème résolu que l’on parvient enfin à le définir.

Une intelligence pratique se déploie dans le déroulement de l’activité, logée dans les accomplissements des professionnels plutôt que dans leurs représentations : il ne s’agit pas tant de savoir (intellectuellement ou cogniti-vement) que de savoir-faire. Parce que cette intelligence pratique est sensible

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plutôt que réflexive, pratiquée plutôt que formalisée, ce savoir ne se sait pas lui-même (Ogien, 2010). Vouloir saisir ces savoir-faire impose méthodologi-quement d’aller observer les accomplissements pratiques. Ceux-ci ne peuvent être réduits à l’application de prescriptions, idées ou théories préexistantes à appliquer, dès lors l’observation via des entretiens ou des textes prescriptifs est insuffisante. Il y a un espace de créativité nécessaire dans la redéfinition des problèmes pratiques, d’où la nécessité d’aller voir le déroulement de l’ac-tivité. Mais pour saisir cette créativité et ce qui se joue dans les accomplisse-ments mêmes, l’observation des activités, bien que nécessaire, n’est pourtant pas suffisante. Le processus de recherche doit s’appuyer en même temps sur l’observation de l’activité et sur le point de vue des professionnels.

Notre manière de concevoir les problèmes comme des constructions sur lesquelles il est possible d’opérer s’appuie sur la notion d’enquête pratique de Dewey dans sa théorie de l’enquête (1938/1993). Après sa présentation, nous exposerons notre démarche de recherche qui allie perspective pratique des professionnels et perspective de recherche des chercheurs. Puis, nous analyserons un extrait de délibérations durant un colloque (une réunion heb-domadaire d’équipe) afin de filer les enquêtes que les éducateurs mettent en œuvre pour construire un problème pratique, à savoir la formalisation d’une fin de placement en atelier d’insertion pour des adolescents. Cette analyse nous donnera ensuite l’occasion de discuter de la place des idées dans les expéri-mentations des professionnels et de présenter notre conception immanente de la connaissance logée dans l’activité même.

Enquêtes pratiques des professionnels 2. en partenariat avec l’environnement

Dans la théorie de l’enquête de Dewey, l’activité est le produit de la quête d’équilibre dans le couplage organisme/environnement. L’activité est conçue comme le produit du partenariat avec l’environnement : ce sont les rapports mutuels entre les objets de l’environnement qui, ensemble et solidairement, la constituent dans le temps même de son déroulement, tout en étant dans la foulée transformés par elle. Dans leurs enquêtes, les éducateurs sont continû-ment pris dans des transactions avec les autres objets de l’environnement, et ce sont ces transactions incessantes qui produisent l’activité éducative. Outre les professionnels qui en font partie, ces objets sont les jeunes bien sûr, mais aussi, selon les situations, les autres collègues, les partenaires institutionnels, la hiérarchie, les parents ou les familles d’accueil, mais aussi les prescrip-tions, les valeurs, les conceptions ou les idées éducatives qui circulent dans le champ, les injonctions issues des politiques d’insertion, les imprévus, etc. Ces objets agissent comme des forces dans la situation, ils la construisent. S’ils proviennent de l’environnement, et sont en ce sens extérieurs à l’activité, ils participent de sa constitution depuis les contingences des situations, selon une logique interne et non pas déterministe. Mais ils sont aussi saisis et construits par l’activité qui en retour les constitue d’une certaine manière. « On ne fait pas, on ne pense pas ‘à cause’ de déterminismes sociaux (par exemple), on fait ‘avec’ » (Despret, 2007, p. 103) Les professionnels doivent s’ajuster dans

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l’instant à l’incertitude de l’activité, à chaque moment. Ils n’y « réagissent » pas, terme qui suggère qu’ils ne sont que déterminés par elle, mais « répondent » en situation à ce qui s’y passe, en s’ajustant aux et en construisant les condi-tions concrètes produites par les forces agissantes depuis le contexte.

Les éducateurs n’ont pas le monopole de la détermination de l’action. Il s’agit pour eux de travailler avec ces autres forces dans le temps même du déroulement de l’activité, de les utiliser en conspirant avec elles (Quéré, 2009) plutôt que de les connaître en leur attribuant en propre des caractéristiques fixes et permanentes. En faisant tenir ensemble et par là construisant en retour en partie ces forces, l’activité fait alors vivre la profession, l’institution, le pro-fessionnel, le jeune, etc., d’une certaine manière. C’est dans ce pouvoir que nous saisissons le pouvoir éducatif.

L’enquête intervient lorsque l’action se trouve confrontée à des résistances générant des situations indéterminées, c’est-à-dire critiques ou questionnan-tes. Lorsque des résistances bouleversent l’équilibre avec l’environnement et entravent le fonctionnement de l’organisme en mettant en cause ses besoins, elles le poussent à explorer de nouvelles voies pour dépasser le déséquili-bre et rétablir des conditions déterminées. L’enquête s’achève lorsque l’action retrouve un cours qui n’est plus indéterminé : un état d’assurance est à nou-veau atteint, le doute disparaît, une croyance (au sens de certitude) est rétablie au travers de nouvelles manières de faire en adéquation avec ce qu’exigent les situations. Une connaissance est produite qui sera valable jusqu’à la prochaine situation indéterminée qui l’invalidera et provoquera une nouvelle enquête.

L’enquête est un processus d’expérimentation produisant des certitudes dans le rapport au monde. Il s’agit d’expérimenter des voies d’action, de trou-ver de nouvelles pistes d’action efficaces, et en fonction de leurs effets, de les reproduire ou les abandonner. Telles que nous comprenons ses propositions, pour Dewey l’action est un flux d’expérimentations incessantes et permanen-tes qui se déploient en parallèle des habitudes stabilisées pour surmonter dans l’activité les entraves générées du réel. Nous définissons les enquêtes dans un sens très large. Il s’agit d’un processus pratique permanent qui fait cohabiter des habitudes (d’action mais aussi de pensée, représentationnelles, qui com-prennent du même tout en absorbant de la nouveauté, un certain degré de variations) et des expérimentations (exploration de l’inédit). Les expérimenta-tions peuvent prendre appui sur des habitudes, toutes deux sont entremêlées et il n’est pas possible de les dissocier dans l’activité. Toute enquête prend appui sur les expériences antérieures, notamment via leur cristallisation dans les habitudes qui elles-mêmes portent les activités présentes. Toute activité en train de se dérouler préfigure en partie les expérimentations qui seront déployées dans les activités futures, de par la familiarisation future que per-mettront les activités présentes.

Nous étudions comment le collectif des éducateurs est en quête d’équi-libre dans ses rapports à son environnement. Il s’agit de questionner la construction de la professionnalité définie comme située, dynamique et publi-que ( Mezzena, soumis, 2012) en concevant la connaissance professionnelle comme se construisant au fil des enquêtes. Si l’incessante résistance du réel impose de renouveler les expérimentations dans l’action, les enquêtes don-nent lieu, grâce à la familiarisation aux situations et à leur rapprochement au

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fil des expérimentations, à des manières de faire qui se stabilisent. C’est ainsi que naissent des habitudes d’action, que s’instaurent des savoir-faire. Mais selon les problèmes, les connaissances ne se stabilisent que momentanément seulement, jusqu’à la prochaine situation qui les confrontera à leur insuffisance pratique.

Agir ne consiste pas à appliquer des idées, des prescriptions ou des théo-ries prédéfinies en amont de l’action, il s’agit de faire avec ce qui surgit dans le cours de l’activité et qui n’est pas (complètement) prévisible. La profession-nalité consiste à tenir dans l’activité en utilisant les autres objets comme des moyens avec lesquels s’agencer pour agir, en faisant avec les conséquences de ces usages au fur et à mesure de l’avancement de l’action. Utiliser les autres objets de l’environnement à bon escient, en fonction de ce que l’on cherche à faire dans l’instant, signifie aussi anticiper tant que faire se peut la variabilité de leurs conduites selon les situations. Selon les conditions des situations, les professionnels ne font pas avec les mêmes moyens, ils ne sont pas pris dans les mêmes agencements, soit des manières de faire tenir ensemble les diffé-rentes forces. Selon les agencements ils ne bénéficient pas de la même marge de manœuvre, du même pouvoir d’agir, car ce n’est pas la même construc-tion du problème. Les forces ne sont pas intégrées de la même manière entre elles et ne font pas vivre en retour les jeunes et les professionnels de la même manière, elles ne dessinent pas la même activité éducative.

Tenir dans l’activité ne consiste alors pas tant à piloter son action depuis la pensée réflexive, mais à expérimenter des voies d’action pour définir les pro-blèmes pratiques. Dans cette théorie de l’enquête, nous n’avons pas affaire à un sujet qui réfléchit pour agir, qui analyse dans sa tête et en dégage des solu-tions pour piloter ensuite son action, faisant de son mental la source du contrôle de l’activité. La détermination de l’action est localisée dans les enquêtes, dans le couplage organisme/environnement, les deux étant sans cesse transformés par les enquêtes et l’activité produite. Dans le « faire avec » nécessaire au par-tenariat avec l’environnement participent aussi, voire surtout, de la perception, du sensible. Plutôt qu’une réflexion a priori ou une réflexivité sur et en cours d’action, les enquêtes favorisent plutôt une réflexivité a posteriori, à partir des leçons tirées des expérimentations pour la pratique.

Perspective pratique des professionnels 3. et perspective de recherche : un même mouvement pour produire une connaissance en travail social

avec les professionnels

Notre terrain de recherche est un lieu d’hébergement pour adolescents placés par les autorités en charge de la jeunesse pour raison de rupture fami-liale et/ou sociale 2. L’équipe est constituée de huit éducateurs/rices, dont l’un est responsable d’équipe. La structure accueille environ six jeunes dont le suivi

2 Il s’agit de la recherche « La réflexivité dans l’activité des travailleurs sociaux : enjeux pour la professionnalisation » financée par le réseau romand RéSaR (http://www.resar.ch/Fonds straté-giques de la HES-SO), qui a démarré à l’automne 2010 pour une durée de deux ans. L’équipe

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se répartit en co-référence. Face à l’accroissement des situations de rupture de formation dans la population des adolescents, et notamment chez ceux résidant au foyer, l’équipe s’est vue enjointe de créer une nouvelle mission d’insertion. À cette fin un maître socio-professionnel (MSP) a été engagé un an auparavant pour monter un atelier d’insertion proposant des activités de production, complété par des ateliers de développement (recherche de stage, activités créatrices…) pris en charge par des éducateurs du foyer. Les ateliers se déroulent dans un lieu à part. Le colloque observé a lieu presque un an après le tout début du processus de changement de mission.

Depuis leur mission, les professionnels poursuivent une perspective qu’il s’agit de mettre en œuvre au fil des contingences des situations. Comment répondre concrètement à la mission ? Poursuivre une certaine perspective, c’est construire des problèmes depuis des enquêtes pratiques, les expéri-menter dans des conditions spécifiques, anticiper certains effets et dessiner certaines voies pratiques à partir des conséquences des expérimentations ; c’est dans la foulée délimiter les frontières de la pratique en termes de risques encourus, en privilégiant certains cheminements pratiques pour éviter certains effets. La perspective a comme propriété une plasticité lui permettant d’être révisée dans sa mise en œuvre, au fil des enquêtes.

Les forces agissantes dans l’activité, l’institution, l’équipe, le professionnel, les jeunes, etc., travaillent chaque instant à garder le cap en tenant ensemble dans leur partenariat. Quoique labile, la perspective est stable : la manière de fédérer en situation les ressources et contraintes de l’environnement résultant des forces agissantes est continûment variable en fonction des agencements, mais le cap de l’activité reste le même. Les données, observées dans leur glo-balité et le temps long des enquêtes, nous montrent que les activités éducati-ves, toujours singulières et construites localement, se polarisent vers l’atteinte d’un même résultat, à savoir la maturation des jeunes. Ce n’est pas en termes d’intégration, de normalisation, d’apprentissage ou de réparation que les pro-fessionnels redéfinissent leur mission, mais en termes de maturation, au sens minimal d’un mouvement sur une certaine durée porté par le jeune. C’est la manière particulière dont cette équipe, dans les conditions particulières qui sont les siennes, construit ses problèmes en redéfinissant les problèmes dont elle hérite. La perspective renvoie à toutes les facettes pratiques que peut prendre cette poursuite de la maturation des jeunes. Elle est un cap sans des-tination, sans prédéfinition des chemins à prendre et de la forme des résultats à atteindre. Si la maturation comme projet éducatif préexiste à l’activité, c’est comme résultats éducatifs projetés dans l’avenir mais sans que les éducateurs puissent définir à l’avance ses contenus.

La perspective n’est pas un simple point de vue à partir duquel voir un pro-blème, ou une finalité ou norme absolue déjà construite et toute bien définie, à laquelle il faudrait parvenir idéalement (ce qui réduirait l’activité à l’application de cet idéal prédéfini en amont de l’action). La perspective est une polarisa-tion pratique à partir de laquelle les besoins et les désirs des professionnels sont produits en situation, en rapport avec la maturation des jeunes, qui les

est constituée de Sylvie Mezzena (requérante principale), Laurence Seferdjeli, Kim Stroumza et Pascal Baumgartner.

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préoccupe à chaque instant. Mais cette polarisation n’est pas seulement une projection dans l’avenir depuis l’amont de l’activité, elle est surtout projection depuis l’aval de l’activité, car la perspective se travaille depuis les effets de l’ac-tivité, les conséquences des enquêtes dans le temps long.

Nos présupposés nous invitent à observer l’activité dans le temps même de son effectuation pour en saisir sa constitution immanente, en examinant le détail de son déroulement. En considérant que des forces agissantes émer-gent en la constituant dans le temps même de son déroulement, il s’agit de reconnaître la nature imprévisible de l’activité. Afin d’éviter d’écraser tout ou partie de sa phénoménalité, il s’agit d’adopter une approche non normative qui ne prédéfinit pas quel objet étudier et selon quelles catégories l’observer, selon quelles hypothèses et quels concepts analyser les données. Nous cherchons à saisir la logique de déploiement interne de l’activité, telle qu’elle est déterminée à partir des forces plurielles dans les situations. Forces qui sont en retour trans-formées par l’activité et ses effets, ce qui signifie que les situations construisent en partie l’activité, mais que celle-ci construit également en partie les situa-tions. Prendre comme objet de l’analyse la manière dont le déroulement même de l’activité fait tenir ensemble un ensemble de forces, c’est ne pas privilégier a priori une force au détriment des autres, privilège qui découle d’une entrée disciplinaire (politique, économique, psychologique, sociologique…).

Nos données sont hétérogènes avec des films d’activités (incluant les col-loques), des autoconfrontations avec les professionnels (commentaires de leurs films), des observations en immersion, des entretiens et l’étude des tex-tes prescriptifs. Ces différentes entrées dans l’activité nous font voir ses cou-ches plurielles et comment les problèmes les traversent en étant repris, selon les situations et les enquêtes pratiques, sous des angles différents. En repérant progressivement des manières de faire stabilisées dans le collectif, des agen-cements pratiques comprenant des manières spécifiques de travailler et de tenir dans l’activité avec les autres objets de l’environnement, il s’agit d’identifier une unité qui se veut un modèle pratique (de Jonckheere, 2010) articulant des agencements qui font fonctionner l’activité selon un certain régime ( Stroumza, Friedrich, Mezzena, Seferdjeli, 2012). Précisons encore que notre démar-che implique un travail réel sur les concepts (Friedrich, Mezzena, Stroumza, Seferdjeli, 2010) : de la même manière qu’il y a un travail d’analyse processuel sur les données, il y a en parallèle un travail réel sur les concepts qui est orienté à partir des données et au fil des pistes d’analyses qu’elles font émerger. Il fait voir certains aspects de l’activité qui resteraient invisibles sans cela.

Si notre dispositif de recherche rend nécessaire la participation des pro-fessionnels, ceux-ci ne sont cependant pas « là avec nous pour “dire” ou pour témoigner d’un problème, ils (sont) là avec nous pour “faire” et pour construire le problème et le faire activement et explicitement à partir de ce qui leur donne une connaissance particulière, située, de ce problème » (Despret, 2007, p. 103). Nos recherches ne portent donc pas sur les pratiques, mais tentent de se déployer à l’intérieur de celles-ci, en prenant au sérieux la parole des professionnels et en considérant que ce que l’analyse dégage a à voir avec la manière dont le professionnel sait et agit. Il s’agit de mettre en perspective l’activité, ce terme se dotant ici d’un deuxième sens : la perspective pratique des professionnels se double de la perspective de recherche des chercheurs.

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La seconde n’est pas séparable de la première, elle en dépend, et c’est cette condition qui fait de la participation des professionnels une nécessité. Les deux perspectives sont associées dans un même mouvement qui consiste à pro-duire une connaissance en travail social. Notre approche cherche à embrasser la réalité de la pluralité des facettes pratiques « activées » au fil de la construc-tion des problèmes pratiques. Les professionnels sont donc étroitement asso-ciés à la recherche à chacune de ses étapes. Non pas au sens où ils sont consultés pour l’analyse ou la restitution des résultats, depuis un dualisme séparant les chercheurs qui pensent et expliquent des professionnels qui agis-sent, les premiers livrant aux seconds des connaissances à appliquer ; mais au sens où la connaissance se construit avec eux, et non pas sur eux ou sur leur activité. De la même manière que les professionnels construisent l’acti-vité avec les forces agissantes en poursuivant une certaine perspective, nous chercheurs traquons la connaissance mise en œuvre dans la pratique par les professionnels, en partenariat avec eux, en tentant de retrouver cette perspec-tive. Prendre au sérieux la parole des professionnels mais devoir opérer une construction théorique pour établir son sens, il y a ici un espace de jeu qui nous permet d’associer intimement recherche et intervention.

Enquêtes pratiques à l’occasion 4. d’une situation inédite de formalisation

de fin de placement aux ateliers insertion

Nous souhaitons analyser une activité de délibérations en colloque qui, en étant apparemment tout à fait courante pour une équipe éducative, ne semble pas, à première vue du moins, exiger d’efforts pratiques particuliers et pourrait être a priori facilement mise en œuvre depuis des prescriptions à appliquer banalement. Pourtant, son examen détaillé met en évidence que toute activité exige de construire des problèmes pratiques depuis des enquêtes tout aussi pratiques, même lorsqu’il s’agit, comme dans une activité de colloque, d’expé-rimenter des pistes d’action en pensée.

Les délibérations démarrent avec une situation inédite de sortie des ate-liers pour un jeune externe, qui ne réside pas au foyer. Depuis l’ouverture du centre de jour d’insertion, ce jeune est le seul à avoir été accepté en externe sans être résident au foyer. Idéalement, le centre pourrait à terme être ouvert à des jeunes externes, il s’agit là d’une sorte d’essai pour le collectif. Or, contrai-rement à ce que préconisent les prescriptions, la sortie du jeune n’a pas été formalisée. Cet événement semble rompre un équilibre, il pose problème pour l’équipe. La fin de son placement a été annoncée par son assistant social lors d’une visite impromptue deux jours plus tôt. Le lendemain, le jeune quittait les ateliers sans autre forme de formalité pour rejoindre une autre structure. Les quinze premières minutes du colloque vont porter sur cette non-formali-sation de la sortie des ateliers, situation inédite qui va contraindre le collectif à enquêter pour rattraper (et redéfinir) la situation. Puis, le colloque se poursuit sur la formalisation de la sortie des ateliers pour deux autres jeunes, internes cette fois-ci. C’est sur cette deuxième partie des délibérations que porte notre analyse.

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Les échanges se concentrent sur la manière de répondre à une prescrip-tion apparemment simple : organiser une rencontre de bilan. Pourtant, même une telle activité exige des professionnels qu’ils enquêtent pour construire leur intervention de sorte qu’elle s’inscrive dans la pespective, celle-ci ne pouvant être réduite à une simple application de prescriptions prédéfinies. Le filage pas à pas des délibérations lors de cette enquête rend visible la construction du problème pratique telle qu’elle s’effectue à l’intérieur même du déroulement des échanges, dans la succession des délibérations qui, enchâssées les unes dans les autres, vont progressivement et dynamiquement ouvrir ou fermer des voies d’action.

Un éducateur Y., ce jour-là aussi animateur du colloque (cette tâche fait l’objet d’un tournus dans le collectif), dit au sujet de l’un des deux jeunes, en s’adressant au MSP : « mais tu vois c’est encore K. l’assistant social ». Il s’agit du même assistant social que pour le jeune externe dont la sortie des ateliers a fait l’objet des délibérations précédentes. Il est décrit par les éducateurs comme manquant d’intérêt à l’égard du travail effectué aux ateliers. L’assistant social est évoqué par l’éducateur comme une force qui pourrait avoir des conséquen-ces négatives pour l’activité, en s’appuyant sur leur expérience antérieure pour envisager la suite de l’activité. Dans la dynamique de l’enquête, il s’agit d’une anticipation des conséquences concrètes négatives pour la pratique qui fait avancer la définition du problème d’une certaine manière. L’éducateur pour-suit : « mais pour l’assistant social ça pourrait être bien de voir comment les choses auraient pu se passer, donc en même temps c’est un petit pic ». Il est suivi par le responsable d’équipe qui ajoute : « on peut montrer aussi, enfin tenir au courant ». Cette fois-ci, le problème de collaboration avec l’assistant social dans la mise en œuvre de la formalisation est anticipé différemment, avec des conséquences positives pour la pratique : cette rencontre peut aussi être l’occasion de faire voir à l’assistant social comment « aurait pu » se dérou-ler le bilan, en faisant ici implicitement référence à l’enquête précédente avec le jeune externe. Cette manière de définir le problème depuis la collaboration avec l’assistant social est récurrente en étant déjà apparue dans d’autres enquêtes et notamment la précédente, elle fait voir la collaboration avec les partenaires institutionnels comme une source d’indétermination importante pour le collectif, comme un problème pratique resurgissant fréquemment et auquel ils doivent régulièrement s’achopper en expérimentant des manières de travailler avec eux. Ce souci de reconnaissance du travail effectué participe de la définition de la perspective : les autres institutions ne doivent pas consi-dérer que leur activité se résume à du gardiennage.

À ce stade de l’enquête, l’aspect problématique de la présence de l’assis-tant social au bilan est défini de manière ouverte, en faisant cohabiter deux pistes opposées. Sa présence comme force agissante sur l’activité comprend en soi plusieurs possibilités en termes d’effets pour l’activité à venir. Elle laisse présager des effets négatifs : l’assistant social peut entraver la rencontre d’une manière ou d’une autre, être un frein pour l’activité ; mais aussi positifs : l’as-sistant social peut être un moyen d’obtenir de la reconnaissance à l’égard du travail effectué, un appui pour l’activité future. Dans cette logique de l’en-quête, c’est l’activité à venir, en devenir à chaque seconde de son déroule-ment, qui qualifiera finalement les forces comme moyens ou freins selon les

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conséquences produites. Il y a ainsi une pluralité de conséquences possibles condensées dans l’immanence de l’enquête, dans son déroulement même, qui sont contenues dans les voies ouvertes par la construction du problème et qui ne seront connues avec certitude qu’une fois fermées, une fois l’activité déroulée sans ne plus laisser aucun doute quant à son issue. La détermination de l’activité opère ainsi depuis son aval et non pas dans son amont.

Le MSP poursuit en rendant visible le travail déjà effectué : « j’ai fait des bilans intermédiaires pour tout le monde, je peux faire un bilan final ». Il amène une nouvelle proposition de définition du problème en tirant le débat à un autre niveau que celui examiné auparavant de savoir qui l’on rassemble pour ce bilan, en pointant que des outils existent déjà pour mettre concrètement en œuvre le bilan. En orientant l’enquête sur cette deuxième piste, le MSP laisse dans la foulée entrevoir un autre problème pratique qui le préoccupe tout parti-culièrement dans son atelier et qui concerne l’usage et/ou la reconnaissance, parmi les collègues des ateliers, voire dans le collectif large, des outils prati-ques dont il s’est doté pour faire son travail. Alors que l’éducateur Y ne ferme pas cette piste en la qualifiant positivement, le MSP poursuit tout de suite en précisant « avec vous » en pointant Y et l’éducatrice en charge d’un atelier de développement. Avec ce dernier ajustement, on se trouve à la fois sur l’avan-cement de la définition du problème du point de vue des outils pour sa mise en œuvre concrète, et sur une autre piste (qui ne sera pas relayée plus loin cette fois-là) qui concerne la coopération entre le MSP et les éducateurs des autres ateliers. Deux agencements se laissent repérer pour travailler la maturation. Un qui prend appui sur la relation entre jeunes et éducateurs comme moyen et finalité de l’intervention : la maturité étant alors définie comme capacité à entrer en relation ; et l’autre qui s’appuie sur un dispositif et des outils formali-sés : la maturité est d’abord travaillée dans l’activité effectuée par le jeune en atelier, et c’est cette dernière qu’il s’agit d’évaluer.

Le problème ne va pas être défini et réglé pour autant, tandis que Y pour-suit : « reste la question, qui représente la structure là-bas ? ». Il rouvre la piste de la présence des différents acteurs en la faisant sensiblement varier : si tous les partenaires doivent certes être représentés, qui doit être présent pour leur structure ? Cette piste est cette fois définie via la représentativité de la structure. En jeu ici à nouveau la définition de la perspective : appui sur une relation spécifique avec le référent ou sur un dispositif ou une structure ? Une éducatrice P avance une première réponse en proposant que le responsable d’équipe soit présent. Ce dernier s’y ajuste en sous-entendant que la remarque de Y suggère une autre réponse et effectivement Y poursuit en construisant progressivement ce problème de la représentativité lors du bilan. Il commence concrètement par prendre appui sur l’enquête antérieure pour qualifier la pré-sence du MSP, qui s’était vu attribuer la référence dans l’enquête précédente concernant la formalisation de la sortie du jeune externe : « il y avait plusieurs options, le responsable d’équipe ça me paraît évident, par contre après, ce qu’on avait discuté c’était que F (le MSP) était un peu référent des jeunes exté-rieurs ». Il enchaîne en revenant sur l’enquête en cours et en abordant une autre condition, à savoir la présence des éducateurs référents. À ce stade de la définition du problème, l’éducateur anticipe une condition qualifiée de négative pour le déroulement de l’activité, à savoir un trop grand nombre de personnes, tout en glissant la possibilité qu’un seul des référents soit présent.

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Nous arrêtons là cette courte illustration, mais l’enquête pratique se pour-suivra encore un temps. Les professionnels continueront à envisager et expéri-menter différentes pistes et leurs conditions pratiques, à apprécier leurs effets probables pour finalement stabiliser une définition du problème comportant une solution. L’intervention est tissée dans ce processus, en étant incessam-ment mise en perspective depuis des détails pratiques.

Enquête et construction des problèmes pratiques 5. dans les délibérations

Le problème pratique de la formalisation de la sortie des ateliers se déploie progressivement, en faisant apparaître un ensemble de problèmes enchâssés les uns dans les autres qui constituent les différentes couches de l’activité. Ces échanges sont tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ils participent pourtant complètement de la construction des problèmes pratiques et permettent de mesurer combien il n’est pas possible pour le collectif d’en faire l’économie, aussi simples les prescriptions puissent-elles paraître. Dans ce problème pra-tique inédit, tout est à instituer en termes de mise en œuvre et de répartition des tâches. Ce qui ne signifie pas que pour la suite de l’activité, une fois ce processus traversé, le tout sera simplement à répliquer en cas de résurgence d’un problème pratique proche ou similaire. Des variations dans le cours des choses remettent en question les balises pratiques préalablement posées lors du premier processus expérimental et exigent des ajustements qui font que la mise en œuvre ultérieure ne relève jamais pour autant d’une logique fin-moyens.

Le filage des délibérations met en évidence que dans l’intervention tout doit être construit, discuté, soupesé, apprécié en regard de considérations concrè-tes et de la perspective. Les problèmes se définissent processuellement en laissant entrevoir pratiquement aux éducateurs à quoi ils ont à faire. En poin-tant un aspect précis du problème, les éducateurs peuvent expérimenter en pensée des voies d’action qui vont à leur tour, dans le moment même de la discussion, faire entrevoir d’autres aspects insoupçonnés jusque-là. Les pistes pratiques sont appréciées dans l’instant, non pas abstraitement mais depuis les conséquences concrètes envisagées dans les contingences particulières du problème en question. Des décisions sont éprouvées qui portent sur des micro-détails de l’activité. C’est dans ces détails pratiques que se travaille la définition de la perspective, que s’ajustent les différents éléments à faire tenir ensemble, et que se construit un pouvoir d’agir. Si les problèmes peuvent être en partie anticipés, la manière dont ils vont se poser concrètement pour cette situation-là, dans cette enquête-là, les voies à adopter pour les définir dans le détail de leur accomplissement pratique ne peuvent l’être complètement. Ils relèvent d’expérimentations, en pensée, de ce qui est à faire et un tour rapide des différentes options ne suffit pas. Ce processus délibératif ne peut être réduit à une logique applicationniste.

La non-formalisation de la sortie des ateliers est constituée de plusieurs aspects problématiques qui représentent chacun une facette spécifique du problème pratique dans l’enquête en cours à un moment précis de son

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déploiement. Ces aspects problématiques s’enchaînent au fil de la progres-sion de l’enquête en s’emboîtant les uns dans les autres, en se déterminant mutuellement. Ils apparaissent au fur et à mesure que les échanges progres-sent et soulèvent de nouveaux doutes, et entraînent successivement l’activité d’une préoccupation pratique à une autre. Tout problème est le fruit condensé d’un processus d’enquête qui le fait exister de manière multiforme en actuali-sant différentiellement ses facettes plurielles selon les moments ou les étapes de l’enquête. Certains aspects vont spécifiquement être questionnés et expé-rimentés à tel moment précis de l’enquête, et seront relégués en arrière-fond à un autre moment. Les enquêtes construisent l’activité comme une forme qui mute sans cesse au fil de la construction du problème à résoudre. L’activité est comme un tissu : les problèmes pratiques sont interconnectés, se répondent en se transformant sans cesse. Dans ce tissu pratique, l’action prise individuel-lement trouve son intelligibilité non pas isolément, mais en étant rattachée à un sens global distribué sur les enquêtes.

Délibérer en colloque : avoir de la suite dans les idées6.

Les prises de parole des professionnels peuvent être présentées comme l’expression d’idées fixes et permanentes au sujet d’un problème qui serait déjà construit et à l’égard duquel il faudrait « se positionner ». Dans cette vision statique de l’action comme mise en correspondance entre une réalité déjà construite d’un côté et des analyses pour savoir comment agir de l’autre, le positionnement des professionnels renvoie à une bonne manière de pen-ser le problème. Depuis l’approche des enquêtes pratiques, l’intervention se construit dans le temps même du déroulement de l’activité : on ne sait jamais exactement ou complètement ce qui va surgir dans la continuité de l’activité, il faut construire avec ce qui vient, s’ajuster dans l’instant à ce qui s’actualise pas à pas. Même si une familiarité permet en partie aux professionnels d’anti-ciper la suite de l’activité, il perdure toujours le risque que l’activité prenne un tour inattendu ou un peu différent. Il n’est donc pas complètement possible de prévoir et de prédéfinir l’activité en train de se construire. Le filage détaillé et dynamique des délibérations rend visible le déploiement des voies délibérati-ves. Leur chevauchement, leur cohabitation ou leur abandon se découvrent au moment même où ce déploiement se fait. Sont rendus visibles les ajustements situés des professionnels dans l’instant, au fil des pistes qui émergent ou se réorientent, et comment ces ajustements vont les poursuivre, les fermer ou les faire resurgir, et au final construire les problèmes pratiques d’une certaine manière et pas d’une autre.

Cette logique continuiste de constitution des problèmes pratiques implique que l’action d’un éducateur est toujours prise dans le maillage dynamique des enquêtes. Son intelligibilité dépend de l’enquête dans laquelle elle est prise, de tout ce qui l’a précédé qui l’a constituée de manière spécifique pour le pro-blème pratique auquel elle s’attache. Le sens d’une action individuelle prise pour elle-même, dégagée de toute contextualisation et saisie hors de toute continuité pratique, ne signifie pas grand-chose en soi. Les ajustements ne sont significatifs que lorsqu’ils sont resitués dans la chaîne des enquêtes dont

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ils participent, et ce d’autant plus dans un lieu où l’intervention s’organise en relais (présence assurée 24 heures sur 24). L’intervention individuelle des édu-cateurs s’inscrit continûment dans une suite et ce n’est pas tant leur interven-tion prise individuellement qui est agissante que cette suite globale dont leur action dépend.

De la même manière, les décisions ne relèvent pas tant d’un moment spé-cifique qui exprimerait une idée, comme si les idées étaient déjà toutes bien for-mées et suffisantes en elles-mêmes et qu’il s’agirait de les appliquer. C’est un processus délibératif relevant d’une logique interne qui ne se donne à décou-vrir qu’au moment même de son déroulement – ce qui fait que le processus n’est pas complètement anticipable. À l’occasion d’un problème à définir, des idées sont processuellement questionnées depuis des enjeux pratiques. Elles sont agissantes ensemble, articulées et intégrées d’une certaine manière au fil d’un processus d’expérimentation qui les met concrètement (même depuis l’exercice de la pensée) à l’épreuve de situations variées. Elles sont appréciées dans ce qu’elles produisent comme conséquences concrètes. Les expérimen-tations font saisir en cours de route des idées en les rapportant à des situa-tions concrètes, pensées en imagination, et apprécier leurs conditions et leurs variations selon les pistes pratiques ouvertes par la construction du problème. Ce sont ces forces, idées et conditions réelles, qui ensemble et de manière intégrée, construisent l’activité.

S’engager dans des délibérations consiste ainsi à construire collective-ment, en pensée, un chemin pratique spécifiquement expérimenté pour un problème à résoudre. C’est un processus pratique qui intègre une suite d’idées, à l’extérieur de la tête des professionnels. D’où l’idée d’une pensée qui s’exter-nalise dans l’espace public du déroulement de l’activité en se distribuant – ou en prenant appui en se répartissant – entre les professionnels, plutôt qu’une pensée privée, attribuée en propre à un individu et déjà toute aboutie, qui s’ex-primerait à l’intérieur de sa tête en attendant d’être ensuite appliquée dans l’action.

Pour une définition pratique et immanente 7. de la connaissance

Dans l’optique intellectualiste, la connaissance existe sous forme de repré-sentations et est logée dans la tête des professionnels, déjà toute constituée et disponible pour résoudre les problèmes pratiques. La connaissance est saisie à l’intérieur du mental sous forme de contenus fixes et permanents qui peuvent être des idées (conceptions, intentions, théories, pistes ou conclusion d’analyses, ou encore valeurs) ou des descriptions abstraites de manières de faire. Conçues comme des contenus existant sous forme de représentations, les connaissances localisées dans le mental sont associées à une démarche réflexive pour fonctionner dans l’action : elles sont à trouver ou à puiser « dans la tête » des professionnels après une démarche réflexive permettant de met-tre à distance et de se représenter le problème pratique à traiter (Mezzena, 2011). Supposées justes en regard des caractéristiques du problème identifié au préalable, les connaissances sont ensuite appliquées dans la situation pour

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agir. C’est ainsi que la pratique peut être présentée comme le lieu d’application d’idées qui seraient à saisir en dehors de son déroulement, et les profession-nels comme les exécutants (certes réflexifs) d’idées ou de théories à aller cher-cher ailleurs que dans le déroulement effectif de l’activité : dans la réflexion sur la pratique ou dans les connaissances proposées par les théories.

Cette manière de définir la connaissance se fonde sur un dualisme entre connaissance et action et présuppose que la pratique ne se suffit pas à elle-même pour être le lieu de production de connaissances. C’est à cette concep-tion intellectualiste et transcendantale que le pragmatisme deweyen s’est opposé, en considérant l’action ou plus largement l’expérience comme le lieu même où se construit la connaissance. En ne séparant pas connaissance et action, théorie et pratique ou encore faits et valeurs, avec de Jonckheere (à paraître) dans les pas du pragmatisme nous définissons le travail social d’abord comme une pratique et non pas comme une science. Et comme le lieu où peut se faire la science, avec les professionnels, car c’est là que s’y loge et s’y construit la connaissance, dans les accomplissements pratiques qui font se rencontrer et s’intégrer du concret et des idées.

Sylvie MEzzENA et Kim STROUMzAHaute école de travail social de Genève (HETS // HES-SO)www.ies-geneve.ch28 rue Prévost-MartinCase postale 801211 Genève 4Tél. : + 41 22 388 05 00Fax : +41 22 388 95 01

Bibliographie

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