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DES HISTOIRES PAS COMME LES AUTRES par Fabienne Calame-Gippet II est un âge - des époques aussi - où l'on se plaît à jouer avec le langage. L'édition actuelle multiplie un type de récits fondés sur les jeux de langage. Fabienne Calame-Gippet nous propose d'en suivre l'histoire récente, d'en discerner le fonctionnement. D e l'art ésotérique à l'expression ludique et satirique, de certains textes classiques de l'Antiquité en pas- sant par les livres sacrés jusqu'à l'oeuvre d'un Rabelais, des contes traditionnels aux histoires drôles populaires ou aux comptines du folklo- re enfantin, l'ori- gine des récits fondés sur les jeux de langage apparaît diverse et complexe. Sans remonter aussi loin, on tentera ici d'en suivre l'évolution dans la littérature de jeu- nesse en France, et de voir l'étonnante pro- gression que connaît aujourd'hui ce type de récits l . Avons-nous affaire à un nouveau genre de récit ? Les jeux de langage pertur- bent-ils la logique de la narration tra- ditionnelle, deviennent-ils au contraire généra- teurs d'histoires ? Limericks et autres poèmes ineptes, Edward Lear, ill. de l'auteur, Mercure de France (1) Aucune publication en 1960, une quinzaine de 1970 à 1980, plus d'une cinquantaine de 1980 à 1988, avec une nette progression pour arriver à plus du double en 1988, sans compter les parutions dans les revues. 54 /LAREVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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DES HISTOIRES PASCOMME LES AUTRES

par Fabienne Calame-Gippet

II est un âge - des époques aussi - où l'on se plaît à joueravec le langage. L'édition actuelle multiplie

un type de récits fondés sur les jeux de langage.Fabienne Calame-Gippet nous propose

d'en suivre l'histoire récente,d'en discerner le fonctionnement.

D e l'art ésotérique à l'expressionludique et satirique, de certains textes

classiques del'Antiquité en pas-sant par les livressacrés jusqu'à l'œuvred'un Rabelais, descontes traditionnels auxhistoires drôles populairesou aux comptines du folklo-re enfantin, l'ori-

gine des récitsfondés sur lesjeux de langageapparaît diverse etcomplexe.Sans remonter aussiloin, on tentera ici d'en

suivre l'évolution dans la littérature de jeu-nesse en France, et de voir l'étonnante pro-

gression quec o n n a î t

aujourd'hui cetype de récitsl.

Avons-nous affaire à unnouveau genre de récit ?

Les jeux de langage pertur-bent-ils la logique de

la narration tra-d i t i o n n e l l e ,

deviennent-ils aucontraire généra-

teurs d'histoires ?

Limericks et autres poèmesineptes, Edward Lear, ill. del'auteur, Mercure de France

(1) Aucune publication en 1960, une quinzaine de 1970 à 1980, plus d'une cinquantaine de 1980 à

1988, avec une nette progression pour arriver à plus du double en 1988, sans compter les parutions

dans les revues.

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Les premiers « bricoleurs » delangage

Au XIXe siècle, tandis qu'en France sedéveloppe le didactisme scientifique et ratio-naliste, un courant particulièrement fantai-siste s'affirme en Angleterre avec EdwardLear puis Lewis Carroll. Edward Lear, des-sinateur passionné d'ornithologie, est le pre-mier auteur pour enfants à systématiser lejeu du non-sens, avec maintes jongleries ver-bales. Lewis Carroll, logicien, mathémati-cien, photographe, inventeur, est en mêmetemps un génial bricoleur de langage.Prenant en charge la fantaisie enfantine, illui permet de s'évader de l'arbitraire desconventions sociales autant que langagières.Mots-valises, charades, énigmes, inventionsverbales, calembours, allitérations, enchaî-nements, expressions prises au pied de lalettre, sens propre pour sens figuré, peu demanipulations lui échappent.

A la fin du siècle dernier, en France, au-delàdu petit monde de l'enfance on assiste à uneforte irruption de calembours et autres jeuxde mots, des imitateurs et chansonniersjusqu'à une littérature spécialisée deCourteline à Alphonse Allais.Jules Verne lui-même, dont RaymondRoussel fut un grand admirateur sembleavoir utilisé des procédés d'écriture issus dejeux langagiers. Grand amateur de crypto-grammes, anagrammes, logogriphes, motscarrés, il en aurait laissé plus de 3000. Danssa biographie de Jules Verne, Marc Sorianomontre que ses romans d'aventure sont truf-fés de jeux verbaux ; les noms propres, parexemple, étant l'anagramme de personnes desa connaissance. Le calembour, d'un nom oud'une plaisanterie à l'autre, transformeraitson œuvre en un cryptogramme géant...A côté de ce mode d'expression personnel etsecret, il lui arrive d'introduire une énigmeau cours d'un récit, comme dans Voyage aucentre de la terre ou Mathias Sandorf, sous

la forme d'un message codé. Vers la fin de savie, Jules Verne écrit deux textes pleins defantaisie : La Famille Raton, une féerieracontant une série de métamorphoses liées àdes calembours autour du mot « rat » et Ré-dièze et Mlle Mi-bémol, une histoire construi-te à partir d'une expression prise au pied dela lettre : un enchanteur remet en état unorgue et lui ajoute un « registre des voixenfantines » en enfermant des enfants dansles tuyaux. Ces contes, bien que l'auteurs'adresse nommément à des enfants, sem-blent plutôt destinés à des adultes comme lesoulignent les analyses de Marc Soriano et deJ. Bellemin-Noël. Ils ne paraîtront dans leFigaro illustré que sur insistance de l'auteur.En littérature enfantine l'incursion du calem-bour est moindre, elle se manifeste surtoutdans les dessins humoristiques à légende et lesbandes dessinées, particulièrement celles deChristophe : La Famille Fenouillard, LeSapeur Camembert, Le Savant Cosinus, LesMalices de Plick et Pbck.Au début du Siècle, le feuilleton en bandesdessinées de Louis Forton, Les PiedsNickelés, truffé de gags et calembours hila-rants, fait les délices de ceux qui doivent leslire en cachette : pour la première fois, destextes destinés à des enfants sont interditspar des adultes. Leur « amoralité » ne tientpourtant qu'au négligé du dessin comme dulangage...

Il est remarquable que les premières tenta-tives pour introduire des jeux langagiersdans des textes écrits pour l'enfance et lajeunesse viennent d'auteurs à la formationscientifique (Edward Lear, Lewis Carroll,Jules Verne, Christophe). Comme si seulsdes inventeurs, admirateurs ou pratiquantsde techniques scientifiques pouvaient avoirl'idée de proposer cette sorte de bricolage dulangage. Du moins furent-ils les premiers àavoir du langage une perception « scienti-fique » et à en proposer quelques manipula-tions aux enfants - bien moindre en France

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qu'en Angleterre, en Allemagne ou dans lespays Nordiques...

De Dada à l'Oulipo, jeuxinterdits aux enfants sagesAu début du XXe siècle, les mouvementslittéraires d'avant-garde, Dadaïsme,Surréalisme, - considérés comme margi-naux, plutôt impopulaires à l'époque, dontle style se moque des normes enseignées àl'école - ne peuvent guère influencer le petitmonde clos de la littérature enfantine.Cependant, des textes poétiques s'écrivent àl'intention des enfants ; ils seront publiéstardivement, exception faite pour RobertDesnos : Trente Chantefables pour lesenfants sages. Lib. Grund (1944).La redécouverte de la comptine, de sa fan-taisie verbale, du non-sens issu parfois del'oubli d'un sens ancien, si elle est due àl'esprit de recherche historique, de sauve-garde du patrimoine culturel, profite auxSurréalistes qui y voient une forme d'expres-sion plaisante. (Philippe Soupault et J.Baucomont proposent en 1961 une compila-tion d'enquêtes radiophoniques : LesComptines de la langue française.)Une autre rencontre fructueuse semble êtrecelle de l'univers langagier de Lewis Carroll.D'après Henri Parisot, premier traducteurde Carroll, les Surréalistes auraient euconnaissance de l'œuvre de ce dernier, alorsméconnue en France, par leurs amis anglaiset américains. Philippe Soupault traduisitnombre de Nursery Rhymes et poèmes ano-nymes anglais (Pour un dictionnaire ; Aboire.) dont on retrouve l'esprit nonsensiqueoriginal dans ses Chansons des buses et desrois (1925).

Mais en majorité réaliste, en priorité didac-tique ou purement commerciale, la littératu-re enfantine reste à l'écart d'un mouvementlittéraire qui s'inspire largement de l'enfan-ce, de son esprit ludique, irraisonnable, fan-

taisiste - comme il s'inspire, les poussant àl'extrême, des jeux de mots populaires,remettant à l'honneur les calembours. LeSurréalisme n'influencera vraiment la litté-rature enfantine que des années plus tard...

On peut considérer les années 60 comme desannées charnières : les esprits, plus ouvertspar la confrontation quotidienne des cul-tures, des idées, sont davantage prêts àremettre en question l'arbitraire de la normecomme les y incitent de nouveaux écrivains,de Boris Vian à Alain Robbe-Grillet, etchansonniers ou comiques, de Pierre Dac àRaymond Devos. Cautionné par d'heureusesexpériences aux Etats-Unis, le Surréalisme,plus populaire, est devenu une composantede la conscience collective. Enfin, la linguis-tique comme discipline scientifique faitirruption dans la culture française. Sur lestraces du Dadaïsme, du Surréalisme, en1960 se tient la première réunion de l'Oulipo(OUvroir de Littérature POtentielle) - dontle but avoué est de systématiser le jeu avecles potentialités langagières, poussant àl'extrême les tentatives des prédécesseurs etouvrant de nouvelles voies, en particulier àl'appui des structures abstraites des mathé-matiques contemporaines et de l'informa-tique (Atlas de littérature potentielle, 1973).La langue devient l'objet de questionne-ments, d'intérêts divers, qui n'atteindrontvéritablement le grand public, par le biais del'édition et des médias, que vers les années80. Des auteurs, des illustrateurs, des édi-teurs, manifestent peu à peu une nouvelleconception du livre d'enfance et de jeunesse.François Ruy-Vidal est le premier à publierdes textes rompant avec le style usuel, quasi-uniformisé de la littérature enfantine. Le pre-mier, il propose un texte d'Edward Lear(L'Histoire des Quatre Petits Enfants quifirent le Tour du Monde, 1970) nonsensique,farci de mots inventés ou difficiles, et destextes facétieux d'auteurs étrangers contempo-

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rains. Il encourage la création en France,publiant de nouveaux auteurs commeJacqueline Held (Le Chat de Simulombula,1970, un conte semé de jeux verbaux, au mer-veilleux actualisé) mais aussi des auteursd'avant-garde comme Marguerite Duras,Eugène Ionesco : le Conte n° 1 (1969), qui fitévénement à l'époque, rappelle le ManifesteDada de 1918 ; en effet, dans ce conte tout lemonde se nomme Jacqueline, comme dans LaCantatrice chauve, Bobby Watson - dénoncia-tion d'une humanité menacée par l'uniformi-sation.

Dans le Conte n°2 (1970), le papa de Josettelui apprend le sens juste des mots : « Jeregarde par la chaise en mangeant monoreiller,... ». En 1971, Gallimard publieHistoires Enfantines de Peter Bichsel, récitscocasses et saugrenus, traduits de l'alle-mand, comportant l'histoire d'un vieuxmonsieur qui change le nom des choses afind'égayer ses journées.L'exemple novateur de François Ruy-Vidalne sera guère suivi avant la fin des années70. Un langage débridé effraie les éditeurscomme les éducateurs ; une seule exception,la poésie, les comptines, qui constituent enquelque sorte un intermédiaire acceptable :chez Gallimard, Enfantasqu.es de ClaudeRoy en 1974 accompagné de collages surréa-listes ; La Maison qui s'envole et NouvellesEnfantasques en 1977 ; à l'Ecole des loisirs,la collection « Chanterimes » avec descomptines d'André Clair, André Laude,Christian Poslaniec ; en 1975, aux EditionsUniversitaires (en 1976 par François Ruy-Vidal chez Jean-Pierre Delarge), Dikidi et lasagesse, anti-fables, de Jacqueline Helddont les textes fantaisistes s'inspirent destravaux surréalistes.

En 1978, deux textes d'Edward Lear parais-sent dans une collection pour enfants : LesSept Familles du Lac Pipple-Popple, chezGallimard et Le Hibou et la Minouchette

chez Flammarion. Gianni Rodari est enfinpublié en France. Seize ans après sa créationen Italie sort chez Messidor-La FarandoleTous les soirs au téléphone, suite de petitesnouvelles remettant en question les habi-tudes et conventions langagières. PierreGripari publie en 1978 chez GrassetJeunesse, Pirlipipi, 2 sirops, une sorcière :un texte qui accorde une place prépondéran-te aux allitérations, rimes, accumulations,répétitions, homophonies et autres calem-bours, sur fond de conte traditionnel.Pour les enfants plus âgés, peu de nouveau-tés : en 1973, chez Magnard, les Contes dela Saint Glinglin, où Robert Escarpit, lin-guiste et écrivain forge un univers à partirde la langue elle-même en expliquant lesexpressions toutes faites par des histoiresfantaisistes. Deux récits paraissent enfin enCollection Jeunesse (chez Gallimard) : en1972, La Guerre des boutons de LouisPergaud et en 1977, Zazie dans le métro deRaymond Queneau - récits semés de trans-criptions phonétiques comiques, laissantlibre cours à une verve langagière populaire.Vbu roi, écrit en 1896, par Alfred Jarry a 15ans, dans un langage vert et cocasse, ne serapublié pour la jeunesse qu'en 1985.

Le prince de Motordu et laprincesse DezécolleLes années 80 sont caractérisées parl'expression d'un nouveau courant en litté-rature enfantine, autour du jeu de langage.L'élévation générale du niveau culturel nepeut que favoriser une certaine libérationface aux contraintes éducatives.De plus en plus d'éducateurs considèrentque la bonne connaissance d'un mécanismeimplique que l'on puisse le démonter et leremonter à son gré afin d'en éprouver tousles rouages, les tenants et les aboutissants.L'enfant devient manipulateur-chercheur.Sur les traces de Raymond Queneau, d'ItaloCalvino, eux aussi membres de l'Oulipo,

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Jacques Bens propose Cinq châteaux decartes en 1983 (Nathan Jeunesse), un romandans lequel des adolescents inventent deshistoires à partir de cartes postales tirées auhasard.La langue elle-même devient terrain de jeu.Des abécédaires s'appuient sur des fantaisiesgraphiques et verbales, d'autres ouvragesoffrent diverses incongruités langagièrespour la compréhension desquelles l'illustra-tion joue un grand rôle : albums à 2 ou 3volets permettant de composer d'étrangespersonnages et de leur associer des mots-valises (Helen Oxenbury, Drôle de hasards ;Sarah Bail, Croguphant,...) ; illustrationsd'expressions prises au pied de la lettre(Yvan Pommaux, Façon de parler) ; rébusavec jeux d'homophonies (Alain Le Saux,Interdit-toléré ; Pierre Corentin, Pie, thonet python,...) ; dictionnaires et manuels(Pef, Dictionnaire des motordus ; JacquelineHeld, Drôle de dictionnaire ; Yak Rivais, LeRhinocérossignol et autres animots-valises,...) ; récits incitant à une réflexionsur un aspect de la langue, comme Jeanne etles mots de Jean Claverie (lieux communs),L'Amiral des mots de P. Aroneanu (motsfrançais d'origine étrangère) ou Histoire deMatt, ours bilingue de P.A. Jourdain (langueétrangère et communication).

Quant à la production de récits comportantdes jeux de langage, elle augmente rapide-ment. De plus en plus d'auteurs font uneplace aux fantaisies verbales, ne serait-cequ'avec le titre ou les noms propres. Avant1980, sur la vingtaine de récits recensés, lamoitié sont des traductions. De 1980 à 1988,on en publie environ une cinquantaine pour20 % de traductions seulement - sans comp-ter les nombreux textes qui paraissent dansles revues pour enfants. A partir de 1980, LaBelle lisse poire du Prince de Motordu, dePef, connaît un grand succès et fait figured'archétype. Citons aussi par exemple,L'hippopotagne de D. Blonay, Le Bon GrosGéant de Roal Dahl, Oukélé la télé, de SusieMorgenstern, Le Jeune Moche et la vieilleMouche, de Mireille Vautier, Gentil-Jean deGrégoire Solotareff ou Les Sorcières sontN.R.V., de Yak Rivais, Le monstre du Crock-Fess, de Claude Clément. Le jeu verbal,outre le plaisir qu'il procure, devient l'occa-sion de faire l'apprentissage des moyens de lalangue. Plusieurs textes ont déjà été récupé-rés par le scolaire et figurent dans les nou-veaux manuels. Chez Nathan par exemple,dans un manuel destiné aux CE2 enl987, letexte de Pef est suivi de questions de compré-hension et d'exercices de « correction » des« motordus ». Le plaisir trouvé au texte

«M*

« La bataille de poules de neige » PEF La belle lisse poire du prince de Motordu, Gallimard

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ludique risque alors de n'être plus que philo-logique et, dans le pire des cas, de ne concer-ner que les « bons élèves »...

La langue mène le jeuOn peut considérer ces histoires comme lelieu de rencontre d'un extrême narratif, leconte, et d'un extrême poétique, les jeux delangage. Dans quelle mesure le jeu de langa-ge s'intègre-t-il au récit ?D'abord pratique langagière chez l'enfant, ilfait longtemps partie de son univers langagiermal structuré et fluctuant. Le jeu spontanécommence avec les vocalises et activitéssonores précoces, se poursuit avec le goût desallitérations, répétitions, rimes,... Nombrede ces procédés figurent dans les recueils decomptines et poèmes, les premiers albumsnon narratifs mais aussi dans les histoirespour les jeunes enfants (Jacqueline Held,Pierre Gripari, Roal Dahl, AgnèsRosenstiehl,...). Du langage-jeu, typique desmanipulations d'apprentissage mais aussi duplaisir de « lalangue » selon le mot deLacan, l'enfant passe au jeu de langage avecla maîtrise de jeux basés comme les autressur des règles. La reconnaissance d'un jeu delangage en tant que tel apparaît relative auniveau de compréhension, de compétence lin-guistique. Le livre de Pef (op.cit.) en est unexemple : des enfants ne possédant pas lemécanisme de la paronymie - qui est lapsuschez eux - ne le trouvent drôle qu'avec lesecours de l'illustration.Dans la plupart des histoires, les jeux de lan-gage sont nombreux, divers, parfois répétitifs.Si on les supprime, la spécificité du texte dis-parait mais il peut être résumé. Cependant,quel serait l'intérêt de Rendez-moi mespoux, de Pef, sans les jeux d'homophonie ?Dans La Sorcière et le Commissaire, dePierre Gripari, c'est une énumérationcalembourdesque, quasiment magique quigénère la sorcière et son univers. Quant à larime, elle apparaît bientôt comme la véri-

table sorcière de l'histoire, qui porte finale-ment sur le désir, la peur, le plaisir de latransformation absurde et inattendue. Lecontexte devient relatif au jeu de langage,aussi l'illustration joue-t-elle un rôle repré-sentatif. Le début de l'histoire du Prince deMotordu intrigue les enfants - souvent ilsn'osent pas rire. Il suffit de leur présenter lapremière illustration pour déclencher l'hila-rité générale et l'entrée immédiate dans lejeu verbal du narrateur; De même dans lestextes où apparaissent des séquences àprendre au pied de la lettre, l'illustrationconfirme la subversion langagière, la cau-tionne, voire même la favorise.Le jeu de langage peut avoir un rôle détermi-nant dans la conduite du récit, comme dansLa Belle au doigt bruyant, de PhilippeDumas (du titre naît un autre conte) aupoint que l'on ne puisse le supprimer sansmodifier ou supprimer la structure narrativeelle-même. C'est le cas de textes qui s'orga-nisent autour d'un procédé : sans le jeu dela paronymie, il n'est pas d'histoire duPrince de Motordu... La vraie probléma-tique du récit naît en fait de la confrontationde deux univers, celui du jeu de langage oùrègne Motordu et celui de la langue-codeapprise à l'école où sévit la princesseDézécolle. Tristan la Teigne (Tony Ross)entend à sa façon ce que lui demande samère, d'où une série de péripéties qui finis-sent par se retourner contre lui. Dans Lejardin Zoopaslogique, de J.F. Ferrané, lecalembour crée l'événement : les flamandsrosés s'enfuient en se transformant en« flammes en rosé »...

Dans ces histoires - pas comme les autres,que l'on pourrait appeler « logoludiques »,le plaisir de la narration se double du plaisirde jouer avec les conventions langagières,enseignées à l'école voire à la maison. Lalibération verbale stimule la créativité per-sonnelle, la véritable aventure devient celledes mots, la sorcellerie, celle du langage. I

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