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À propos de... Des machines... > À propos de... « Pensée psychotique et création de systèmes » sous la direction de Fabienne Hulak Sophie Mendelsohn * Psychologue clinicienne, doctorante en thèse de troisième cycle, École doctorale de recherches en psychanalyse de Paris-VII, 9 bis, rue Michel-Chasles, 75012 Paris, France Disponible sur internet le 28 mai 2004 Au printemps 2003 paraissait aux Éditions Érès un ouvrage collectif intitulé Pensée psychotique et création de systèmes — La machine mise à nu, sous la direction de Fabienne Hulak. Le motif de la « machine folle » s’y trouve mis en jeu dans le large spectre de ses implications psychopathologiques, la voie d’accès historiquement privilégiée étant son repérage psychiatrique précoce en tant que phénomène élémentaire d’un genre spéci- fique. Du syndrome catatonique de K. Kahlbaum qui y repère la présence d’idées délirantes dont le thème central peut être la machine, à l’automatisme mental de G. de Clérambault où apparaît très fréquemment un syndrome d’influence avec machine, jusqu’à l’appareil à influencer de V. Tausk et à l’enfant autiste machinisé de B. Bettelheim, la machine apparaît comme un pivot autour duquel trouvent à s’organiser à la fois une généalogie de la réflexion psychiatrique et psychanalytique sur la psychose, et un déploiement extensif de la pensée psychotique elle-même, dans tous ses aléas. À la fois support de délire et support de rationalité, support d’une rationalité tournant au délire ou d’un délire qui tente de se rationaliser, la machine se révèle donc comme un carrefour particulièrement complexe : elle est ce avec quoi délire le psychotique, mais elle est aussi ce avec quoi pense le psychiatre ou le psychanalyste pour comprendre l’organisation interne, les lignes de rupture et les lignes de fuite, de la structure psychopathologique à laquelle il a affaire. Autrement dit, il y a machine et machine : la machine résultat d’une projection imaginaire chez Tausk, la machine construite de Joey l’enfant autiste dont s’occupe Bettelheim, la machine métaphorique qui permet à Lacan de matérialiser le Symbolique dans le Séminaire > Toute référence à cet article doit porter mention : Mendelsohn S. Des machines... À propos de... « Pensée psychotique et création de systèmes » sous la direction de Fabienne Hulak. Evol psychiatr 2004 ; 69. Hulak F. (dir.). Pensée psychotique et création de systèmes. La machine mise à nu. Ramonville Saint-Agne : Erès ; 2003. 278 p. * Auteur correspondant : Mme Sophie Mendelsohn. Adresse e-mail : [email protected] (S. Mendelsohn). L’évolution psychiatrique 69 (2004) 510–518 www.elsevier.com/locate/evopsy © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.004

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À propos de...

Des machines...>

À propos de... « Pensée psychotique et créationde systèmes » sous la direction de Fabienne Hulak

Sophie Mendelsohn *

Psychologue clinicienne, doctorante en thèse de troisième cycle, École doctorale de recherches enpsychanalyse de Paris-VII, 9 bis, rue Michel-Chasles, 75012 Paris, France

Disponible sur internet le 28 mai 2004

Au printemps 2003 paraissait aux Éditions Érès un ouvrage collectif intitulé Penséepsychotique et création de systèmes — La machine mise à nu, sous la direction deFabienne Hulak. Le motif de la « machine folle » s’y trouve mis en jeu dans le large spectrede ses implications psychopathologiques, la voie d’accès historiquement privilégiée étantson repérage psychiatrique précoce en tant que phénomène élémentaire d’un genre spéci-fique. Du syndrome catatonique de K. Kahlbaum qui y repère la présence d’idées délirantesdont le thème central peut être la machine, à l’automatisme mental de G. de Clérambault oùapparaît très fréquemment un syndrome d’influence avec machine, jusqu’à l’appareil àinfluencer de V. Tausk et à l’enfant autiste machinisé de B. Bettelheim, la machine apparaîtcomme un pivot autour duquel trouvent à s’organiser à la fois une généalogie de la réflexionpsychiatrique et psychanalytique sur la psychose, et un déploiement extensif de la penséepsychotique elle-même, dans tous ses aléas. À la fois support de délire et support derationalité, support d’une rationalité tournant au délire ou d’un délire qui tente de serationaliser, la machine se révèle donc comme un carrefour particulièrement complexe :elle est ce avec quoi délire le psychotique, mais elle est aussi ce avec quoi pense lepsychiatre ou le psychanalyste pour comprendre l’organisation interne, les lignes derupture et les lignes de fuite, de la structure psychopathologique à laquelle il a affaire.Autrement dit, il y a machine et machine : la machine résultat d’une projection imaginairechez Tausk, la machine construite de Joey l’enfant autiste dont s’occupe Bettelheim, lamachine métaphorique qui permet à Lacan de matérialiser le Symbolique dans le Séminaire

> Toute référence à cet article doit porter mention : Mendelsohn S. Des machines... À propos de... « Penséepsychotique et création de systèmes » sous la direction de Fabienne Hulak. Evol psychiatr 2004 ; 69.

Hulak F. (dir.). Pensée psychotique et création de systèmes. La machine mise à nu. Ramonville Saint-Agne :Erès ; 2003. 278 p.

* Auteur correspondant : Mme Sophie Mendelsohn.Adresse e-mail : [email protected] (S. Mendelsohn).

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 510–518

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© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.004

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II, la machine artistique support des productions graphiques des psychotiques à l’hôpital —thème qui constitue précisément l’ouverture de ce recueil... On ne s’étonnera pas dès lorsque la machine puisse soutenir en psychopathologie des fonctions fort différentes, voirefranchement opposées : elle se révèle soutien du sujet, suppléance en particulier danscertains cas d’autisme où des machines sont réellement construites, mais elle entérine aussila « mort du sujet » lorsqu’elle intervient imaginairement dans des schizophrénies catato-niques ou paranoïdes, ou encore, mais plus rarement, dans des mélancolies cotardisées.

1. L’âme des machines et l’art des fous

« Expliquer l’art par l’inconscient me paraît des plus suspects,c’est ce que font pourtant les analystes.Expliquer l’art par le symptôme me paraît plus sérieux » [1].

Comme le rappelle Pierre Vermeersch dès le préambule de son article sur la pièce deMarcel Duchamp intitulée Le Grand Verre, une approche psychanalytique de l’art, ycompris celui des « fous », ne devrait pas se situer dans le registre de l’explicatif, au sensd’une causalité orientée par le réseau des signifiants pris dans l’histoire d’un sujet, maisbien plutôt dans le registre du nouage du sujet à la jouissance en place de l’Autre. À ce titre,il souligne dans cette œuvre de Duchamp qui date du début du siècle le caractère bifide dece nouage à la jouissance de l’Autre : l’Autre étant à la fois le social, ou le collectif — aumoment où le discours de la science entame sa contamination de toutes les formes de savoir,Duchamp s’appuie pour construire son travail sur la théorisation de l’espace du mathéma-ticien H. Poincaré —, et l’Autre individuel, unique car détenteur de la chose, à la jouissanceduquel il s’introduit dans l’intervalle de l’« inframince » qui fonctionne comme uneéchappée hors de l’universel de la castration. Il s’agit là proprement de la transgressionartistique. Néanmoins, la machine de La mariée mise à nu par ses célibataires, même resteconçue par Duchamp comme le témoignage de l’impuissance à atteindre le réel commeradicale exclusion, comme jouissance pure, alors qu’elle incarne dans les productionspsychotiques « le fonctionnement d’organe comme la défense d’un corps dans sa confron-tation au réel de la jouissance »1. C’est donc là la fonction de l’œuvre qui diffère, et non sanature artistique. S’il s’agit de rendre compte de l’art par le symptôme, la machinepsychotique s’y prête effectivement autant que celle de Duchamp.

Cette qualité artistique des productions psychotiques a fait longtemps l’objet de lafascination, tout autant que du rejet, de ceux qui ont les premiers été à leur contact : lesaliénistes du XIXe siècle, essentiellement en France et outre-rhin. Il y a toutefois quelquesexceptions notables : la collection Prinzhorn, véritable caverne d’Ali Baba prisée dessurréalistes, dont on trouvera dans cet ouvrage de nombreuses reproductions, qui, loind’être reléguées au statut de simples illustrations, permettent de se faire une juste représen-tation de la créativité en jeu dans le dessin de machine. Dans son remarquable travail2 où se

1 P. Vermeersch, « La moteur de l’impossible. Une élucubration de Marcel Duchamp sur l’acte pictural : leGrand Verre », pp. 106-114 ; op citée p. 110.

2 M. Weber, « Machines et dessins de machines dans l’art asilaire. Retour sur l’imaginaire et le dessinmécaniques », pp. 57-103.

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mêlent des éléments historiques, sociologiques et psychiatriques, Marielène Weber montreà quel point ceux-là mêmes qui ont contribué à attirer l’attention sur ce type de productionsartistiques s’enferment dans le mépris et dénigrent ce qu’il présentent, sans doute du fait dese trouver face à un continuum dérangeant entre de l’artistique et du non-artistique : ainsi deMarcel Réja, alias docteur Paul Meunier, qui publie au début du XXe siècle L’Art chez lesfous, et dont le ton est souvent celui du persiflage, qualifiant occasionnellement cetteproduction de « fantaisie puérile ». Ils n’ont pourtant pas été insensibles à la placecroissante que prenaient les machines dans les productions graphiques des « fous ». Cettetendance s’explique par le prestige tout particulier des machines dans la sphère culturelleeuropéenne du XIXe siècle, où il semblerait qu’il leur incombe de faire advenir par leurtechnicité le projet progressiste des lumières. Elles relèvent alors clairement pour l’obser-vateur du champ technoscientifique, et non encore du champ artistique — il faudra le travaild’un Duchamp, et d’autres avec et après lui, pour les y faire rentrer. Raison de plus pourmettre en cause le statut des dessins de machine dans les asiles : art ou technique ? Ilapparaît rapidement que c’est la nature de la machine dessinée, et non pas celle du dessinlui-même, qui permettra de trancher la question.

Voici en effet comment Laurent Busine définit les machines dans son article : « Toutesles machines exposent un principe particulier qui les fait concevoir et qui précisément leura donné leur forme et leurs dimensions ; elles en sont la reproduction. En ce sens, on peutdire que leur forme leur est préalable et que la mécanique retrace dans des contraintes et desfonctions ce qui est apparu au travers des calculs et des opérations destinés à en saisir lesimplications et à les rapporter »3. La machine technique réduit autant que possible l’écartqui existe entre son principe, son projet abstrait, et sa réalisation concrète, le dispositiftechnique dans lequel elle se réalise. La machine « folle », quant à elle, introduit un écartincommensurable où se condense l’Imaginaire : autrement dit, le lien qui existe entre leprojet et sa réalisation est rompu. Cette machine-là est effectivement célibataire, pourreprendre le mot de Duchamp, parce qu’elle tourne à vide, dans l’Imaginaire : son proposn’est certainement pas de viser à une matérialisation concrète d’elle-même, à la réalisationrationalisée du projet auquel elle se rattache. Elle est à elle-même son propre principe, horsde toute rationalité technique. Et elle est également à elle-même son propre projet : c’est cequi en fait un symptôme4.

Si l’on reprend le même repérage que pour Duchamp, à savoir les arrimages spécifiquesde la jouissance du sujet en tant qu’ils déterminent la façon dont celui-ci va produire sessymptômes, dont l’œuvre d’art peut être un des avatars, on sera sensible au fait que, toutcomme l’artiste, le psychotique est pris dans les aléas de la jouissance collective, autrementdit, dès le début de l’ère industrielle, dans la construction de machines — ce point estessentiel, puisque, comme le rappelle Pierre Vermeersch, « depuis toujours il y a eu uneparticipation des artistes à l’épistémè de leur temps. C’est ce qui constitue la valeur de

3 L. Busine, « Les machines de l’imaginaire », pp. 23-45 ; op citée p. 23.4 Bien qu’il n’en soit pas fait mention dans cet ouvrage, on se reportera avec profit au cas de James Tilly

Matthews, un Anglais du début du XIXe siècle, commerçant reconverti en agent double pendant la révolutionfrançaise et auteur, pendant son internement au Bethlem Hospital de Londres, de la première « machine folle »dessinée dans les annales de l’histoire de la psychiatrie — J. Haslam, R. Porter, D. Williams, Politiquement fou :James Tilly Matthews [2].

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l’œuvre d’art, son rapport à la vérité qui l’ouvre à la reconnaissance sociale, tôt ou tard »5.Et, tout comme chez Duchamp, ces machines produisent également une pensée de lamachine. Cette pensée a à voir avec la jouissance de l’Autre. C’est sans doute là ques’introduit une différence essentielle : pour Duchamp, la machine est le support d’un modeparticulier de subjectivation. Or, ce n’est pas le cas pour le psychotique : il s’agirait plutôtpour lui d’une désubjectivation radicale qui se présente comme le résultat dévastateur de lasingularité de sa structuration psychique. Duchamp pense sa position de sujet avec lamachine, le psychotique montre avec la machine l’impossibilité dans laquelle il se trouvede soutenir une position de sujet. Il est avant tout l’objet de persécution de la machine :Tausk avait repéré chez ses patients cette fonction de la machine comme agent des torturesmentales et somatiques, autrement dit les hallucinations intrapsychiques et cénesthésiquescaractéristiques du grand automatisme mental, subies par le psychotique. Il n’y avait pas deproduction graphique, mais sa remarque concernant le caractère indescriptible de cesmachines vaut, paradoxalement, également dans les cas où la machine est dessinée : commeon s’en apercevra dans les reproductions qui figurent dans cet ouvrage, la façon dont lamachine fonctionne, la façon dont elle est construite, ce qu’elle vise à produire ne sontjamais choses claires. On trouve néanmoins deux constantes : ça tourne (il y a beaucoup deroues ou de systèmes de roulement) et ça « flue » (de nombreuses tentatives sont faites pourreprésenter des rayons, des émissions en tous genres qui partent de la machine et traversenttout le dessin) — d’où l’intérêt des commentateurs psychiatres pour la notion de mouve-ment perpétuel, qui n’est pas sans faire penser à ce que Lacan a pu amener à penser ducaractère essentiellement métonymique de la pensée psychotique : la chaîne signifianten’étant pas scandée par la référence au signifiant maître, le S1, il n’y a pas de point decapiton et tout glisse sans jamais que le sens puisse s’arrêter. La logique métonymique esteffectivement du côté du mouvement perpétuel, comme le rationalisme morbide en témoi-gne tout particulièrement.

2. Pensée de machine, machine de pensée

Georges Lantéri-Laura reprend dans son article, qui est un hommage à la penséed’Eugène Minkowski, les caractéristiques propres au rationalisme morbide : « Ce quiconstitue le caractère pathologique du rationalisme morbide, ce n’est donc pas l’excèsd’abstraction, mais l’usage qui en est fait, et dont on pourrait dire qu’il est un emploi sansréférent, dans la mesure où l’abstraction ne porte alors que sur elle-même, au lieu de servirà construire des modèles appropriés à la connaissance d’un monde intersubjectif »6. Ontrouvera donc là un parallélisme fort intéressant entre l’usage de la pensée dans lerationalisme morbide et l’usage de la machine en particulier dans la schizophrénie para-noïde : ces deux usages reposent au fond sur les mêmes mécanismes, qui sont trèsprécisément décrits par G. Lantéri-Laura. Pour le rationalisme morbide, il en repère trois,qui sont cardinaux : « un discours à la syntaxe correcte, au vocabulaire parfois néologisti-que, mais sans aucune référence sémantique assignable — enchaînement linéaire de

5 P. Vermeersch, op citée p. 107.6 G. Lantéri-Laura, « Remarques sur le rationalisme morbide », pp. 177-184 ; op citée p. 181.

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signifiants ne renvoyant à aucun signifié »7. On entendra là l’écho de la conceptionlacanienne sur la logique métonymique, et non métaphorique — il y aurait alors dusignifié — du langage dans la psychose. Cette pensée qui tourne à vide a quelque raisond’être qualifiée de machinique, puisqu’elle est un pur mécanisme, un processus se donnantà lui-même sa propre raison d’être, qui ne peut donc s’inscrire dans aucune formationcollective de pensée ni être partagé. Or, les mécanismes en jeu dans le rationalisme morbidesont également ceux qui président non seulement aux dessins de machine, mais aussi à lapensée qu’ils soutiennent chez les psychotiques : ainsi, le dessin est un « vrai » dessin, il esttout à fait lisible comme tel (ce serait là l’équivalent d’une syntaxe correcte) ; les éléments quicomposent la machine ne ressemblent pas toujours à ce qu’on attend des composantes d’unemachine, mais il y a malgré tout constitution d’un ensemble (ce serait le correspondant du« vocabulaire parfois néologistique ») ; enfin, il est impossible pour le malade d’expliquerclairement le fonctionnement de la machine, et surtout sa fonction (cela renvoie directementà l’absence de « référence sémantique assignable »). On est donc très clairement du côté du« hors sens » : la machine elle-même n’est là ni pour construire son propre sens, ni pourdonner du sens à un autre objet qu’elle-même, voire à celui qui l’a construite, mais pourmanifester, et même pour matérialiser, cette quatrième dimension du « hors sens », qui estaussi celle qu’habite la pensée de la machine qui produit en miroir sa propre machine depensée, que l’on pourrait de ce fait assimiler au rationalisme morbide — tout au moins leproposons-nous comme une hypothèse. La machine apparaît là en tout cas comme unpoint-pivot essentiel, puisqu’elle permet de comprendre comment on peut à la fois être dansl’expérience psychotique (les dessins de « machines folles », par exemple) et dans lathéorisation de cette expérience (le discours rationalisant, mais hors de toute rationalité, surles dessins de ces « machines folles ») : il est donc possible de faire une théorie psychotiquede la psychose. C’est ce que montre à sa manière le cas du psychiatre psychotique FrançoisKlein, étudié par Pascale Macary, Emmanuelle Borgnis-Desbordes et David Franck Allen8.On retiendra la fascinante compréhension de la psychose dont il fait montre en théorisantdès 1937, soit 20 ans avant Lacan, l’idée selon laquelle le sujet psychotique est parlé par lalangue plutôt qu’il ne la parle — « ça parle », et dans ce « ça » on peut déjà voir uneouverture vers la radicale absence du sujet à lui-même.

Il existe une autre forme de machine de pensée, qui se situe au pôle opposé puisque aulieu du « hors sens » s’y trouve promu le « tout sens » : il s’agit de la pensée paranoïaque,en tant qu’elle se propose comme un système d’interprétation généralisée. Le mondeintersubjectif se trouvait exilé dans le rationalisme morbide, il est ici broyé par la systéma-tisation paranoïaque. Soit les mots ne se réfèrent qu’à eux-mêmes et le sujet se trouveévincé de toute possibilité d’y inscrire sa signification, soit les mots envahissent toutes lesbrèches, sursaturant l’univers du sens, dont le sujet se trouve expulsé. Mais l’effet estéquivalent. François Sauvagnat remarque ainsi que : « si Lacan a été probablement le plusénergique à évoquer la notion de paranoïa [à propos de Schreber], c’est certainement àcause de la stabilisation d’allure systématisée [...] que manifestait le sujet, témoignant selonlui d’un processus, mais entièrement signifiant (au sens de la réalisation d’un programmecybernétique que cette expression avait acquise pour lui en 1955), et enfin que cette

7 Ibid.8 P. Macary, E ; Borgnis-Desbordes et D. F. Allen, « Psychose et système », pp. 269-276.

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stabilisation n’est en aucun cas pour lui une résorption du délire, mais bien une acceptationde la mort psychique, formulation dont le pronostic n’avait en tout état de cause rien de trèsencourageant »9. C’est la mort psychique, autrement dite par Lacan « mort du sujet », quiest ici manifestée dans ces deux types de machines de pensée, comme l’impossible à sesoutenir comme sujet — c’est à très juste titre, nous semble-t-il, que F. Sauvagnat fait iciréférence à la cybernétique, dont le projet a rapidement évolué vers la recherche d’uncontinuum entre systèmes artificiels et systèmes naturels, entre le machinique et l’humain,avec pour visée la constitution de procédures de régulation et de contrôle qui leur soientcommuns : il souligne par là le rapport privilégié que le psychotique entretient nonseulement avec la machine elle-même, mais aussi avec tout ce qui engage la possibilitémême de ce rapport, ce qui est loin de ne concerner que le seul psychotique.

Si l’on se place sur le plan du pronostic, sans doute n’est-ce effectivement pas trèsencourageant... Néanmoins, la machine n’incarne pas seulement la réalité de la mortpsychique, ou de la « mort du sujet » dans la psychose, elle est aussi un support contre ladéréliction subjective dans certains cas d’autisme.

3. Construire pour suppléer

« Pour d’importantes raisons, je ne dis rien encore et puis je subjectivise une écrituresans support » ([3], p. 203).

Ainsi s’exprime un autiste devenu narrateur de sa propre histoire, ouvrant la voie à uneréflexion sur ce qui est ici très judicieusement appelé une « écriture sans support ».Jean-Claude Maleval reprend dans son article10 une remarque de G. Berquez qui noussemble pouvoir servir ici de proposition de définition à ce que pourrait être cette écritureparticulière : « Le signe linguistique n’est pas distinct du référent matériel, le signe est lachose même, il n’y a pas d’espace entre le signe et la réalité, entre la représentation et lachose représentée, il y a pour l’enfant autistique adéquation totale entre le signe et lachose » ([4], p. 123). Comment dès lors, sans cet espace, serait-il possible de construire uneposition d’énonciation ? Cette adéquation totale entre le signe et la chose est un véritablepiège pour l’enfant autiste, qui n’a dès lors aucune possibilité a priori de soutenir leprocessus logique rendant possible la parole, à savoir l’abstraction de la chose par le mot. Iln’y a pas moyen alors de faire du mot le meurtre de la chose, puisque le mot, c’est la chosemême. L’angoisse face à une destructuration toujours possible est alors portée à son pointextrême, puisque toucher au mot, ce serait porter atteinte à la chose même, ce qui ferait del’univers de la représentation un univers éminemment instable. Or, n’est partageable que cequi est représentable, soit ce qui possède un ancrage clair dans le symbolique. Exilé de lasphère du représentable, l’autiste est seul, et c’est donc seul aussi qu’il cherche desstratégies pour recréer l’écart salutaire entre le signe et la chose.

L’« objet autistique » prend dès lors tout son sens : carrefour entre le signe et la chose, ilmet au travail cette absence d’écart qui empêche la régulation d’une jouissance qui, d’êtretoute entière prise dans l’imaginaire, n’est pas plus scandée symboliquement que ne l’était

9 F. Sauvagnat, « La systématisation paranoïaque en question », pp. 141-175 ; op citée p. 157.10 J.-C. Maleval, “De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », pp. 197-217.

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celle du psychotique, qui, lui, était pris dans un schéma inverse où l’inadéquation radicaledu signe et de la chose (par exemple, des machines qui ne servent à rien et que le dessin metdirectement du côté du « hors sens ») donnait les coordonnées de l’éclosion délirante.Comme le souligne J.-C. Maleval, « si la manipulation de ces objets est fascinante etapaisante pour les autistes, c’est d’une part, on l’a noté depuis longtemps, parce qu’ilspossèdent une fonction protectrice contre l’angoisse, mais aussi, on l’a moins aperçu, parceque le sujet cherche à incorporer leurs propriétés soit pour se forger un corps dur, soit pouracquérir un corps dont la dynamique est maîtrisable. Beaucoup d’enfants autistes ont desproblèmes d’apraxie et d’incoordination motrice dont ils cherchent intuitivement la solu-tion dans une appropriation des mouvements réglés de leurs objets. Il apparaît dès lors quela construction de certains objets bruts laisse discerner une quête de l’animation libidinaledu corps »11. Ces objets bruts, nous pourrions les nommer avec Winnicott « objetssubjectifs », tant leur fonction subjectivante apparaît prégnante dans l’autisme — lorsquel’objet se complexifie en machine, celle-ci permet au sujet de se brancher dessus : lamachine devient alors source de son animation libidinale, et surtout facteur de régulation.Ainsi Joey, « l’enfant machine » de B. Bettelheim [5], devenu cas paradigmatique de lalittérature psychanalytique sur l’autisme, est-il amené à justifier son attachement auxmachines avec lesquelles il rend son propre corps à lui-même supportable car pourvu d’unecertaine vie, en disant que celles-ci sont bien mieux que le corps, car elles ne cassent pas,étant très dures et solides. En effet, et à l’inverse de leur fonction dans la psychose, lesmachines, les « [objets autistiques], pour déconcertants qu’ils soient, sont néanmoins àreconnaître pour le signe de ce que Lacan appelle une réalité non déshumanisée. Ces objetsi stéréotypés, si pauvres symboliquement, sont d’une grande régularité et répondent d’uneadaptabilité parfois surprenante aux exigences de la réalité elle-même, surtout lorsquecelle-ci devient très technicisée, voire lorsqu’elle relève des critères de la science. Leurnécessité, pour le sujet autiste, offre dès lors une [solution] »12. Il faut voir dans la répétitiondu geste ou de l’usage que l’enfant autiste fait de son objet un motif central dans la mise enplace d’une certaine régulation de la pulsionalité : il est à ce titre particulièrementintéressant de noter que Margareth Malher utilise pour décrire ces comportements typique-ment autistiques un vocabulaire typiquement machinique — ainsi qualifie-t-elle cesconduites en termes de « on/off » ([6], p. 89) — on pourra penser ici de nouveau à l’usageque fait Lacan de la cybernétique dans le Séminaire II [7], où il assimile totalement lamachine et son fonctionnement binaire en 0/1 (strictement équivalent au on/off de Mahler)au Symbolique, représenté dans le langage pour lui par le S1, signifiant maître en tant qu’ilincarne une pure différence, à partir de quoi toute la logique du langage telle que Saussurea pu la dégager s’engage sur le principe de la « différentialité » des unités linguistiques.

Les conduites on/off peuvent donc apparaître ici comme la tentative de s’inscrire dans cequi serait une sorte de « proto-langage », déjà porteur d’un principe de discontinuité où sejouerait la plus minimaliste des reconnaissances de l’Autre différencié. L’objet autistiqueou objet subjectif en tant qu’il permet une connexion du vivant à l’objet, apparaît iciparadoxalement comme le médiateur du langage : il déconnecte le langage de la présenceénonciative de l’Autre, réifié pour être rendu supportable. Ainsi pour Idir la télévision

11 J.-C. Maleval, op.cit. ; p. 199.12 Préface à l’ouvrage de Jean-Louis Bonnat, p. 7.

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est-elle devenue l’équivalent d’une personne, il la salue le matin, lui dit bonsoir avant de secoucher. Elle occupe pour lui la fonction d’un véritable Autre de suppléance à travers lequelil peut faire exister le signifiant [8]. Le jeune Harnaud, sur le cas duquel Michel Normands’appuie dans son article, a quant à lui produit un véritable corpus de dessins et d’écritstechniques reproduisant le plus exactement possible des brochures d’informations sur desautomobiles (on voit là toute la différence avec la « machine folle » toujours du côté del’irreprésentable même lorsqu’elle est dessinée) : il collectionne ces dessins, qui forment« un corps symbolique de substitution, essaim de signifiants dans lequel il puise un savoirdont il peut jouir »13 : ce mode de fonctionnement permettant une connexion entre lesignifiant et la jouissance vient tenir lieu de symptôme, là même où aucun S1 ne vientorganiser le savoir sur la jouissance dans le langage. C’est d’ailleurs pour cela même quel’usage de celui-ci reste malgré tout toujours incertain : ainsi Temple Grandin, uneautiste-savante qui a témoigné à plusieurs reprises de son expérience des modes de penséeet de communication qui lui sont propres, est-elle contrainte à réciter toute la séquenced’information dans laquelle est contenue celle dont elle a besoin pour pouvoir la « récupé-rer ». Elle compare elle-même sa « librairie mentale » à une machinerie d’ordinateur, allantmême jusqu’à décrire ainsi son fonctionnement mental : « Quand j’invente quelque chose,je ne me sers pas du langage. Mon imagination fonctionne comme les logiciels d’animationgraphique [...]. Je n’ai pas besoin d’un logiciel graphique sophistiqué pour faire des essaisen trois dimensions. Je le fais mieux et plus vite dans ma tête » ([9], p. 29). Maleval rappellequ’Asperger avait décrit dès 1944 les autistes comme des « automates de l’intelligence » :« C’est par l’intellect que se fait l’adaptation sociale chez eux. Il faut tout leur expliquer,tout leur énumérer (ce qui serait une faute grave d’éducation chez des enfants normaux) ; ilsdoivent apprendre les tâches journalières comme des devoirs d’école et les exécutersystématiquement » ([10], p. 86). On voit là réapparaître une collusion intéressante :l’autiste décrivant son propre fonctionnement s’identifie à une machine complexe utilisantdes logiciels et le théoricien de l’autisme met la machine sous la forme de l’automate aucœur même de l’identité de l’autiste, comme ce qui lui permet de tenir, mais de façon toutà fait singulière et assez fragile. L’automate peut donner l’impression d’être humain, maisc’est pour mieux dissimuler sa structure machinique. Il est assez terrible de décrire ainsi lesujet autistique, pourtant Temple Grandin elle-même y invite. Et Joey « l’enfant-machine »lui-même ne se faisait-il pas être machine pour fonctionner comme un humain ?

L’univers autistique permet donc de saisir particulièrement clairement la fonctioncirculaire de la machine : elle est nécessaire comme référence pour celui qui veut tenter decomprendre comment s’organisent les conduites autistiques et de les décrire ; elle sertégalement de support identificatoire pour l’autiste lui-même ; elle est enfin produite par luià des fins cette fois de support identitaire. La machine se trouve ainsi prise dans une logiquede la réfraction multiple, se projetant sur les divers plans où elle surgit — la psychose oul’autisme et leurs productions idéiques ou matérielles, ainsi que leur théorisation —,donnant ainsi à voir et à penser leur ressort propre. Dans l’autisme en particulier, ces troisordres d’existence de la machine sont coextensifs et co-dépendants, constituant de ce faitprobablement un terrain psychopathologique privilégié pour penser la nature du rapportsujet/machine.

13 M. Normand, « Les véhicules du sujet », pp. 231-245.

517S. Mendelsohn / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 510–518

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Références

[1] Lacan J. Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Scilicet 1976;6-7:32–65.[2] Haslam J, Porter R, Williams D. Politiquement fou : James Tilly Matthews. Paris: EPEL; 1996 [traduit de

l’anglais par Hélène Allouch].[3] Sellin B. La solitude du déserteur (1995). Paris: Robert Laffont; 1998.[4] Berquez G. L’autisme infantile. Paris: PUF; 1983.[5] Bettelheim B. La forteresse vide. Paris: Gallimard; 1969.[6] Malher M. Psychose infantile (1968). Paris: Payot; 1973.[7] Lacan J. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, le Séminaire livre II. Paris:

Le Seuil; 1973.[8] Van der Straten A. Un enfant troublant. Paris: L’Harmattan; 1994.[9] Grandin T. Penser en images (1995). Paris: Odile Jacob; 1997.[10] Asperger H. Les psychopathes autistiques pendant l’enfance (1944). Synthélabo: Le Plessis-Robinson;

1998.

518 S. Mendelsohn / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 510–518