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Des monuments en pleine campagne : Marqueurs du paysage ? Marqueurs de la mémoire ? À propos du sanctuaire antique d’Isle-et-Bardais (Allier) et de quelques autres sites de Gaule centrale Laure Laüt Maître de conférences Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UMR 8546 AOROC (CNRS-ENS, Paris) ____________________________________ Les publications des dernières années sur les lieux de culte en Gaule romaine se sont principalement concentrées sur les pratiques rituelles et les programmes architecturaux de grands sanctuaires urbains ou périurbains 1 . Mais assez peu de monographies ont été consacrée à des lieux de culte implantés en milieu rural, à quelques exceptions près, qui concernent notamment les sanctuaires de Bennecourt dans les Yvelines 2 , de la forêt d’Halatte dans l’Oise 3 ou du Bois des Noëls à Matagne-la-Grande en Belgique 4 . Les fouilles entamées depuis dix ans sur un sanctuaire antique, au cœur de l’actuelle forêt domaniale de Tronçais, dans l’Allier 5 , ont nourri notre réflexion sur un certain nombre de questions : 1 Sur ces thématiques, voir entre autres Baray L. (dir.), Archéologie des pratiques funéraires : Approches critiques, actes de la table ronde de Glux-en-Glenne, juin 2001, Bibracte, 9, Glux-en-Glenne, 2004. Lepetz S., Van Andringa W. (dir.), Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine : rituels et pratiques alimentaires, Archéologie des plantes et des animaux, 2, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2008. Péchoux L., Les sanctuaires de périphérie urbaine en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 18, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2010. Provost A., Mutarelli V., Maligorne Y., Corseul, le monument romain du Haut- Bécherel. Sanctuaire public des Coriosolites, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010. 2 Bourgeois L. (dir.), Le sanctuaire rural de Bennecourt (Yvelines), Du temple celtique au temple gallo- romain, Documents d’Archéologie Française, 77, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1999. 3 Durand M. (dir.), Le Temple gallo-romain de la forêt d'Halatte (Oise), Revue Archéologique de Picardie, n° spécial 18, 2000. 4 Cattelain P., Paridaens N., Le sanctuaire tardo-romain du Bois des Noël à Matagne-la-Grande. Nouvelles recherches (1994-2008) et réinterprétation du site, Études d’archéologie 2 Artefacts, 12, Bruxelles, Treignes, 2009. 5 Voir Laüt L., Premier bilan des recherches sur le sanctuaire des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, en forêt domaniale de Tronçais (Allier), in De Cazanove O., Méniel P. (dir.), Etudier les lieux de culte de la Gaule romaine, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 181-196.

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Des monuments en pleine campagne :

Marqueurs du paysage ? Marqueurs de la mémoire ?

À propos du sanctuaire antique d’Isle-et-Bardais (Allier)

et de quelques autres sites de Gaule centrale

Laure Laüt

Maître de conférences

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UMR 8546 AOROC (CNRS-ENS, Paris)

____________________________________

Les publications des dernières années sur les lieux de culte en Gaule romaine se sont

principalement concentrées sur les pratiques rituelles et les programmes architecturaux de

grands sanctuaires urbains ou périurbains1. Mais assez peu de monographies ont été consacrée

à des lieux de culte implantés en milieu rural, à quelques exceptions près, qui concernent

notamment les sanctuaires de Bennecourt dans les Yvelines2, de la forêt d’Halatte dans

l’Oise3 ou du Bois des Noëls à Matagne-la-Grande en Belgique

4.

Les fouilles entamées depuis dix ans sur un sanctuaire antique, au cœur de l’actuelle forêt

domaniale de Tronçais, dans l’Allier5, ont nourri notre réflexion sur un certain nombre de

questions :

1 Sur ces thématiques, voir entre autres Baray L. (dir.), Archéologie des pratiques funéraires : Approches critiques, actes de la table ronde de Glux-en-Glenne, juin 2001, Bibracte, 9, Glux-en-Glenne, 2004. Lepetz S., Van Andringa W. (dir.), Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine : rituels et pratiques alimentaires, Archéologie des plantes et des animaux, 2, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2008. Péchoux L., Les sanctuaires de périphérie urbaine en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 18, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2010. Provost A., Mutarelli V., Maligorne Y., Corseul, le monument romain du Haut-Bécherel. Sanctuaire public des Coriosolites, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010.

2 Bourgeois L. (dir.), Le sanctuaire rural de Bennecourt (Yvelines), Du temple celtique au temple gallo-romain, Documents d’Archéologie Française, 77, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1999.

3 Durand M. (dir.), Le Temple gallo-romain de la forêt d'Halatte (Oise), Revue Archéologique de Picardie, n° spécial 18, 2000.

4 Cattelain P., Paridaens N., Le sanctuaire tardo-romain du Bois des Noël à Matagne-la-Grande. Nouvelles recherches (1994-2008) et réinterprétation du site, Études d’archéologie 2 – Artefacts, 12, Bruxelles, Treignes, 2009.

5 Voir Laüt L., Premier bilan des recherches sur le sanctuaire des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, en forêt domaniale de Tronçais (Allier), in De Cazanove O., Méniel P. (dir.), Etudier les lieux de culte de la Gaule romaine, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 181-196.

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- Quelles raisons ont poussé les élites gallo-romaines à construire ces édifices en pleine

campagne, loin de toute agglomération ?

- Quel degré de monumentalité ont pu atteindre de tels sanctuaires, dont les vestiges

actuels sont souvent assez modestes ?

- Quelle mémoire a-t-on pu garder du lieu de culte antique, après l’abandon du site ou

sa reconversion ?

Nous proposons ici de faire le point sur ces différentes interrogations, à propos du site d’Isle-

et-Bardais et de quelques autres sanctuaires de Gaule centrale, eux aussi isolés en pleine

campagne. Les éléments de comparaison seront pris sur le territoire des Biturige Cubes,

auquel est rattaché le sanctuaire des Petits Jardins, mais aussi sur les territoires voisins des

Lémovices et des Arvernes (fig. 1).

Fig. 1 : Carte de localisation du site des Petits Jardins et des trois territoires de cités antiques évoqués dans cet

article (© L. Laüt)

1. Des monuments en pleine campagne

Tout d’abord, il convient de définir un peu plus précisément la notion de « monuments en

pleine campagnes ». Les sites dont il va être question ici sont des lieux de culte qui ne se

trouvent pas au sein d’une agglomération, ni même en périphérie de celle-ci, mais bien en

milieu rural.

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Encore faut-il pouvoir mesurer le véritable degré d’isolement de ces lieux de culte. A

l’évidence, le sanctuaire des Petits Jardins n’entretient aucun rapport de proximité avec une

agglomération connue, les plus proches étant éloignées d’au moins 20 km (fig. 2). Aucun

autre sanctuaire n’est d’ailleurs formellement identifié dans ce rayon. Si l’on se rapproche un

peu du sanctuaire, on constate qu’il se trouve à 800m à l’ouest d’une voie secondaire encore

bien visible dans le paysage et qui devait permettre de rejoindre plus ou moins directement

Avaricum (Bourges) au nord et Augustonemetum (Clermont-Ferrand) au sud. Les prospections

pédestres menées en forêt de Tronçais6 on également révélé une occupation assez dense dans

les environs du sanctuaire, avec une moyenne de 1,3 habitats ruraux/km² dans ce secteur.

Fig. 2 : Carte de localisation du site des Petits Jardins dans l’actuelle forêt domaniale de Tronçais et le réseau

des agglomérations secondaires antiques du secteur (© L. Laüt)

Quant au sanctuaire lui-même, peut-il être considéré comme vraiment isolé ? À proximité

immédiate de l’aire sacrée des deux temples, accolé à leur mur de clôture, se trouve en effet

une structure d’habitat (fig. 3, bâtiment 3), dont la présence semble intimement liée aux

6 Laüt L., Le paysage antique de la forêt de Tronçais, bilan des travaux d’Elie Bertrand et des recherches récentes , Bulletin de la société des amis de la forêt de Tronçais, 49, 2004, p. 49-86. Gandini C., Dumasy F., Laüt L., Paysages économiques du territoire des Bituriges Cubes, approche comparée de trois modes d’occupation du sol, in Plana R., Revilla V., Fiches J.L. (dir.), Paysages ruraux et territoires dans les cités de l’Occident romain, actes du colloque AGER IX, Barcelone, 25-27 mars 2010, Montpellier, Presses Universitaires de La Méditerranée, collection « Mondes Anciens », à paraître.

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activités du sanctuaire (accueil, hébergement, préparation culinaires rituelles, …). Nous avons

également observé quelques indices d’activités artisanales ou domestiques en marge

immédiate du sanctuaire : fosses, structures en matériaux légers ou canalisations. Pour le

moment, aucune trace d’occupation importante n’a été identifiée aux abords immédiats du

sanctuaire. Toutefois, la couverture forestière actuelle, qui empêche les grands dégagements

en aire ouverte, ne permet guère d’avoir de certitude au sujet de l’isolement de ce sanctuaire.

Fig. 3 : Plan schématique du site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, dans l’Allier (© L. Laüt)

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Pour examiner la situation d’autres sanctuaires isolés en Gaule centrale, il faut tout d’abord se

pencher sur les travaux de Simon Girond, doctorant de Fr. Dumasy à Paris 1, qui étudie les

sanctuaires, cultes et pratiques rituelles dans la cité des Bituriges Cubes. Celui-ci distingue,

parmi les 63 sanctuaires répertoriés sur le territoire, ceux qui sont associés au chef-lieu

(Bourges), à une agglomération secondaire, à un espace suburbain, un hameau ou une villa. Il

relève aussi 21 sanctuaires considérés comme isolés, en tout cas jusqu’à preuve du contraire7.

En effet, les prospections qu’il a menées autour de certains se ces sanctuaires ont

régulièrement livré des indices d’occupation proches des bâtiments cultuels.

La fouille récente du sanctuaire des Hauts de Buffon à Montluçon illustre également bien ce

phénomène8. Le sanctuaire se trouve près de la voie Néris-les Bains/Evaux-les-Bains, sur une

hauteur dominant le confluent d’un ruisseau et du Cher ainsi que la ville actuelle de

Montluçon (qui n’est toutefois pas une agglomération antique connue). Le lieu de culte est

délimité par un péribole contenant deux temples de type fanum et un puits. Aux abords

immédiats de cette aire sacrée de 1800m², de nombreuses constructions, pour la plupart en

matériaux légers, ont été mises au jour. Ces bâtiments, puits, zones de stockage et enclos sont

interprétés par U. Cabezuello comme des annexes du culte, vouées à l’hébergement des

prêtres et des pèlerins, à la gestion des animaux destinés aux sacrifices, etc. Mais, en raison du

nombre et du caractère structuré de ces constructions, on peut aussi envisager le

développement d’une véritable petite agglomération, dont la seule composante monumentale

serait le sanctuaire.

Concernant le territoire arverne, nous disposons d’un premier bilan publié par Claire Mitton9,

doctorante de Fr. Trément à Clermont-Ferrand, qui étudie les sanctuaires, hors chef-lieu, dans

l’ensemble du Massif Central. Elle y recense 24 sanctuaires ruraux arvernes et note aussi que

plus de la moitié de ces lieux de cultes ruraux se trouve en bordure des voies principales. Et le

phénomène est sans doute encore plus important car les voies secondaires n’ont pas été prises

en compte ici. Le même constat peut aussi être fait pour les sanctuaires ruraux des territoires

biturige et lémovice10

. Il semble donc que la proximité du réseau routier soit un des

paramètres privilégiés pour l’implantation des sanctuaires ruraux, dans ces cités de Gaule

centrale.

2. Des marqueurs du paysage ?

7 Girond S., Sanctuaires, territoire et peuplement : réflexions sur l’implantation des lieux de culte dans la cité biturige, in Gandini C., Laüt L. (dir.), Sites, réseaux, territoires, regards croisés sur le Berry ancien, supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, à paraître.

8 Cabezuello U., Wittmann A., Le sanctuaire gallo-romain des Hauts de Buffon à Montluçon, in Carnet de fouilles, l’actualité de l’archéologie dans l’Allier, catalogue de l’exposition du musée Anne de Beaujeu à Moulins, 30 juin-8 janvier 2011, Moulins, p. 70-79.

9 Mitton Cl., Les sanctuaires arvernes et vellaves hors des chefs-lieux de cités du Ier s. av. J.-C. au IVe s. ap. J.-C. : approche typologique et spatiale, Revue archéologique du Centre de la France, 45-46, 2006-2007, mis en ligne le 08 avril 2008 (http://racf.revues.org/680).

10 Pour le territoire biturige, voir Caron M., Les religions dans la cité des Bituriges Cubi, in Batardy et al. (dir.),

Le Berry antique, Milieu, hommes, espaces, 21ème suppl. à la Revue Archéologique du Centre de la France, 2001,

p. 86-91. Pour le territoire lémovice, voir notamment Desbordes J.M., Le rôle des cheminements de long parcours dans la romanisation des campagnes lémovices, Travaux d’Archéologie Limousine, 16, 1996, p. 21-

37 et Desbordes J.M., Sur les traces des cultes routiers au premier millénaire, Travaux d’Archéologie Limousine, 25, 2005, p. 43-54.

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Pour estimer à présent le niveau de monumentalité de ces sanctuaires ruraux, il faut

commencer par examiner leur position topographique dans le paysage environnant. Le

sanctuaire des Petits Jardins occupe un très léger relief, sur un plateau en pente douce vers le

petit cours d’eau de la Marmande à l’est (fig. 4). D’autres positions plus remarquables

auraient pu être choisies dans le secteur, si la visibilité avait été un critère vraiment important.

Le champ de vision du sanctuaire, déterminé sous SIG, couvre une large zone, à l’est du site.

Il était donc possible d’apercevoir les édifices de loin, lorsqu’on l’on arrivait depuis la voie

romaine et la vallée de la Marmande, en direction des entrées principales du sanctuaire. On

pouvait théoriquement les voir aussi bien au-delà du cours d’eau, mais tout dépend aussi du

paysage dans lequel était implanté le sanctuaire, à l’époque romaine. Or, plusieurs paramètres

environnementaux11

indiquent que dès cette période, la forêt devait tenir une place importante

dans ce secteur. Si tel était bien le cas, la visibilité du site était donc sensiblement réduite !

Fig. 4 : Position du sanctuaire des Petits Jardins sur fond de carte topographie au 1/ 25 000 de l’ING (©

Géoportail de l’IGN, L. Laüt)

Pour d’autres sanctuaires de Gaule centrale en revanche, la position topographique dominante

semble relever d’un choix délibéré, notamment sur les reliefs volcaniques du Massif Central

11 Voir les données recueillies à partir d’analyses polliniques, floristiques et pédologiques dans :

- Laüt L., Dupouey J.L., Dambrine E., Humbert L., L’occupation antique en forêt domaniale de Tronçais, approches archéologiques et environnementales, in : Silva et Saltus en Gaule romaine : Dynamique et gestion des forêts et des zones rurales marginales (friches, landes, marais…), actes du 7ème colloque AGER de Rennes, 27-28 octobre 2004, à paraître.

- Laüt L., Caractérisation des sites antiques dans les forêts du Berry et du Bourbonnais, in Dupouey J.-L., Dambrine E., Dardignac C., Georges-Leroy M. (dir.), La mémoire des forêts, actes du colloque « Archéologie, forêt et environnement », 14-16 décembre 2004, coéd. ONF, INRA, DRAC Lorraine, 2007, p. 77-85.

- Dambrine E., Dupouey J.L., Laüt L., Humbert L., Thinon M., Beaufils T., Richard H., Present forest biodiversity patterns in France related to former Roman agriculture , Ecology, 88, 2007, 1430–1439.

- Diedhiou A., Dupouey J.L., Buée M., Dambrine E., Laüt L., Garbaye J., The functional structure of ectomycorrhizal communities in an oak forest in central France witnesses ancient Gallo-Roman farming practices, Soil Biology and Biocemistry, 42, 2010, p. 860-862.

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(par exemple, et parmi beaucoup d’autres : sanctuaires du Puy-Lautard dans la Creuse à 775

mètres d'altitude12

, ou de La Chapelle-Marcousse dans le Cézallier à 1 163 m d’altitude 13

).

Citons aussi le cas extrême du temple de Mercure, au sommet du Puy de Dôme, lieu de culte

lié à la ville d’Augustonemetum (Clermont-Ferrand), chef-lieu antique des Arvernes, qu’il

surplombe, à quelque 1400m d’altitude14

.

************

Après avoir évoqué de quelle manière, plus ou moins discrète, les sanctuaires ruraux

s’intégraient dans le paysage, il faut considérer la monumentalité des constructions elles-

mêmes, pour compléter cette réflexion.

Le sanctuaire des Petits Jardins présente un programme architectural d’ensemble assez

cohérent :

- Pratiquement tous les bâtiments présentent la même orientation.

- Les deux temples, ouverts à l’est, sont à peu près de mêmes dimensions.

- Les techniques de construction sont semblables, qu’il s’agisse des temples, des murs

périboles et du porche d’entrée ou du bâtiment d’habitat, avec des parements montés

en petit appareil de grès, des murs de 50 cm d’épaisseur environ présentant une assise

de réglage débordante et des fondations de 50 à 80 cm de profondeur.

- Quelques éléments ont été trouvés plus ponctuellement : différents types de

revêtements de sols en pavement de pierre15

, cailloutis16

ou béton17

, des enduits

muraux18

, ou encore de rares éléments de grand appareil19

.

Comment estimer les élévations de ces bâtiments à partir des vestiges conservés ? La

profondeur des fondations ne semble pas être un critère déterminant car elle dépend beaucoup

de la nature du substrat. C’est donc plutôt la dimension des bâtiments et la largeur des murs

qu’il faut prendre en compte. Ceux-ci ne sont pas très épais, et sont conservés en élévation sur

un maximum de cinq assises, soit moins de 1m (fig. 5). La dissolution du mortier de chaux

dans l’acidité du terrain n’a, hélas, pas permis ici une meilleure conservation des murs. En

12 Marquaire J., Le sanctuaire gallo-romain du Puy-Lautard (Creuse), Travaux d’archéologie limousine, 14, Limoges, 1994, p. 23-63.

13 Mitton Cl., Les sanctuaires ruraux gallo-romains en territoire arverne et vellave, notice d’opération de prospection thématique, Archéologie de la France – Informations, Gallia, 2006 (http://www.adlfi.fr).

14 Voir Paillet J.L., Tardy D., Pontet A. : Un site archéologique en milieu extrême : le temple de Mercure au sommet du Puy-de-Dôme, in Vestiges archéologiques en milieu extrême, INP / Monum, éd. du patrimoine, Paris 2003, p. 32-49. Paillet J.L., Tardy D. : Le sanctuaire de Mercure au sommet du Puy-de-Dôme : le cadre architectural d’un circuit processionnel, in Cazanove O. de, Méniel P. (dir.) : Etudier les lieux de culte en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 24, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 197-207.

15 Dans la galerie du temple 1 et une pièce du bâtiment 3.

16 Dans la galerie du temple 2.

17 Dans la cella du temple 1 et deux pièces du bâtiment 3.

18 Sur les parements externes de la cella du temple 1.

19 Seuil de la galerie du temple 2, fût de demi-colonne « chaperon », blocs en remploi dans le four de tuilier du haut Moyen Âge, aménagé dans la cella du temple 1.

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outre, il est bien difficile de dire si la construction maçonnée s’élevait jusqu’à la charpente, ou

s’il s’agissait d’un simple mur-bahut, support de structures plus légères.

Fig. 5 : Vue générale du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins, depuis le nord-est (© L. Laüt)

Même si une première proposition de restitution a été réalisée en 2010 pour les besoins d’une

exposition20

et la diffusion à un large public d’une plaquette sur le site21

, à l’heure actuelle,

rien n’est tranché concernant la restitution de ces hauteurs d’édifices.

Trois options, parmi sans doute beaucoup d’autres, sont présentées ici (fig. 6). Premièrement,

on peut envisager que les constructeurs ont voulu restituer en élévation les dimensions au sol

de la cella, ce qui donnerait un volume cubique de 5m de côté. Deuxièmement, si l’on

applique un rapport entre largeur et élévation du mur de 1/12, qui correspond à la géométrie

d’élancement admise à l’époque moderne pour ce type de construction, on obtient une cella

de 6m de hauteur. Troisièmement, il est possible de se référer aux proportions du temple dit

de Janus à Autun, un fanum dont la cella paraît entièrement conservée en élévation. Celle-ci

20 Voir Laüt L., Le site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais (forêt domaniale de Tronçais, Allier), in : Carnet de fouilles, l’actualité de l’archéologie dans l’Allier, catalogue de l’exposition du musée Anne de Beaujeu à Moulins, 30 juin-8 janvier, Moulins, 2011, p. 82-87. Voir aussi Besson J., Cabezuelo U., Dacko M., Fourvel A., Gaime S., Lallemand D., Laüt L., Martinez D., Wittmann A. : Aux racines de l’Allier, l’actualité des recherches, Archéologia, 492, octobre 2011, p. 36-49 (présentation du site des Petits Jardins p. 47).

21 Laüt L., Le site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais (03), du sanctuaire antique à l’atelier de tuilier du haut Moyen Âge, Archéologie en Auvergne, 1, Ministère de la culture et de la communication, DRAC-Auvergne, 2011.

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présente un rapport entre longueur et hauteur de 1,422

. Cette formule, appliquée aux temples

des Petits Jardins, donnerait une cella de 7m de haut.

Fig. 6 : Trois propositions de restitution en élévation des temples du sanctuaire des Petits Jardins (© L. Laüt)

En territoire biturige, le sanctuaire des Mersans à Argentomagus (Saint-Marcel, Indre) a lui

aussi fait l’objet d’une restitution par J. Cl. Golvin23

. Ce lieu de culte se trouve certes, au cœur

d’une agglomération, mais la comparaison avec le sanctuaire des Petits Jardins paraît

intéressante car les deux ensembles cultuels sont assez proches, par leur organisation, leurs

dimensions et leurs techniques de constructions. Mais J. Cl. Golvin précise que les élévations

ont été restituées de façon aléatoire et nous n’avons donc pas là matière à réflexion fondée des

arguments techniques précis.

Quelles que soient ces approximations inévitables en termes de restitution, il est bien évident

que des sanctuaires comme ceux des Mersans à Argentomagus, des Hauts de Buffon à

Montluçon ou des Petits Jardins à Isle-et-Bardais présentent une monumentalité bien

différente de celles des très grands sanctuaires comme celui des Chenevières, dans

l’agglomération de Cassinomagus (Chassenon) en territoire lémovice. Il suffit, pour s’en

convaincre, de noter les dimensions (22m de diamètre) et l’épaisseur des murs (1,8m à 3m) de

la cella du temple de Montélu. Pour restituer l’édifice en élévation, P. Aupert a lui aussi

appliqué les proportions observées sur le temple de Janus (en retenant quant à lui, un rapport

entre longueur et hauteur de la cella de 1,7) et propose une hauteur totale de 35,50 m24

. Même

si l’élévation réelle du temple de Montélu était peut-être sensiblement moins importante,

l’édifice était à l’évidence autrement plus spectaculaire que le modeste sanctuaire des Petits

Jardins…

Les exemples du même type auraient pu être multipliés, mais cette seule comparaison

confirme que du point de vue technique en tout cas, nous avons affaire à deux catégories bien

22 Elévation de la cella : 22,72m ; longueur des deux murs de cella conservés : 16,07 et 16,35m (Duthu C. : Le temple dit de Janus à Autun, recherches sur les élévations, in Cazanove O. de, Méniel P. (dir.), op. cit., p. 140.

23 Publiée notamment dans Coulon G., Argentomagus, du site gaulois à la ville gallo-romaine, Hauts Lieux de l’Histoire, éd. Errance, Argenton-sur-Creuse, 1996 et dans Golvin J.Cl., peintre de la Gaule romaine, catalogue de l’exposition du musée d’Argentomagus, Saint-Marcel, 2005.

24 Aupert P., Le temple octogonal de Chassenon, Aquitania, 22, 2006, p. 131-169.

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distinctes : d’un côté les sanctuaires comme celui des Petits Jardins, dont le mode de

construction est très proche de ceux mis en œuvre pour d’autres établissements ruraux, fermes

ou villae ; de l’autre, des sanctuaires comme celui de Chassenon, qui présentent un

programme architectural exceptionnel et une monumentalité beaucoup plus forte.

3. Des marqueurs de la mémoire ?

Qu’en est-il maintenant des traces laissées par ces sanctuaires ruraux dans le paysage et dans

la mémoire des populations locales, après leur abandon ?

La période d’activité du sanctuaire des Petits Jardins se situe entre le 1er

et le 3ème

s. apr. J.C.

au moins. Des traces de destruction par incendie ont été observées dans le secteur 3, à l’est

des temples, au niveau de la structure d’habitat et du porche d’entrée. Elles marquent peut-

être une destruction brutale d’une partie des édifices.

Après l’abandon du lieu de culte païen, le site va faire l’objet d’une seconde phase

d’occupation, au haut Moyen Âge. Des artisans tuiliers ont en effet aménagé leur atelier dans

les ruines du temple 1, profitant des structures encore en place pour aménager deux fours,

contre les murs antiques (fig. 7). Une datation par archéomagnétisme permet de situer la

dernière utilisation du four n°1 entre le milieu du 6ème

et le début du 7ème

siècle25

. Quant à

l’activité du four 2, elle vient d’être datée par C14 du milieu du 7ème

siècle. À une époque où

les constructions en dur se faisaient rares, les tuiles produites ici devaient être destinées à la

couverture d’un bâtiment public assez important. Or, dans le récit de la vie de Saint-

Colomban par Jonas de Bobbio, il est fait mention d’un monastère, fondé sans doute au début

du 7ème

s. par un disciple du moine irlandais, à un emplacement localisé « in insula super

fluvium milmandram »26

qui peut se traduire par « dans une île sur la Marmande ». Selon les

historiens27

, le lieu correspond à l’actuel village d’Isle (rattaché à celui de Bardais en 1844),

sur les rives de la Marmande (fig. 8). Reste encore à prouver – et ce ne sera pas chose facile -

le lien entre l’atelier de tuilier et ce monastère, dont l’emplacement exact n’est pas encore

connu.

25 Marin Fr., Etude archéomagnétique d’un four de tuilier mis au jour à Isle-et-Bardais, site des Petits Jardins, forêt domaniale de Tronçais (Allier), rapport inédit, laboratoire de paléomagnétisme du Parc de Saint-Maur, Institut de physique du Globe de Paris, Paris, 2004.

26 Jonas de Bobbio, Vitae Colombani abbatis disciplorumque eius liber II, Krusch B. (éd.), Monumenta Germaniae Historica (MGH), Scriptorum Rerum Merovingicarum (SRM), 1905, t. 4, p. 129.

27 De Vogüe A., Aux sources du monachisme colombanien, I, Vie de Saint Colomban et de ses disciples, Introduction, traduction et notes., Collection Vie monastique 19, Abbaye de Bellefontaine, 1988, p. 201-202. PÉRICARD J., Ecclesia Bituricensis. Le diocèse de Bourges des origines à la réforme grégorienne, Fondation Varenne, Clermont-Ferrand, 2006, p. 127 et 332. Péricard J., Bouissière A. (avec la collaboration de Laüt L.), L’expansion chrétienne de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge (IVe-XIe s.), in Gandini C. et Laüt L. (dir.), op. cit. , à paraître.

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Fig. 7 : A : Four de tuilier n°1, dans la cella du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins. B : Four de tuilier

n°2, entre deux murs périphériques de la cella du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins (© L. Laüt)

Fig. 8 : Situation du village d’Isle par rapport à l’atelier de tuilier du site des Petits Jardins (© Géoportail de

l’IGN, L. Laüt)

A défaut de certitude, les pistes actuelles nous amènent malgré tout à réfléchir sur la place que

pouvait tenir cet ancien lieu de culte antique dans la mémoire collective des populations du

premier Moyen Âge. Le phénomène de réoccupation tardive, sous diverses formes,

d’établissements ruraux du Haut-Empire est un phénomène bien connu grâce, notamment, aux

travaux de Paul Van Ossel sur le Nord de la Gaule28

. Mais cela concerne essentiellement des

28 Voir notamment Van Ossel P. : Etablissements ruraux de l'Antiquité tardive dans le nord de la Gaule, 51ème suppl. à Gallia, éd. du CNRS, Paris, 1992.

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habitats ruraux de type villa. La chose est beaucoup plus rarement observée sur les édifices

cultuels antiques. À notre connaissance, aucun scénario du même type n’a encore pu être

observé sur un autre sanctuaire de Gaule centrale. Faut-il en déduire que, exception faite du

site des Petits Jardins, on a soigneusement évité les anciens lieux de cultes pour de telles

reconversions ? Et dans ce cas, pour quelles raisons ?

En dehors des trois territoires de cité sur lesquels a porté notre attention, nous n’avons relevé

qu’un cas de figure assez similaire. Il concerne le fanum récemment mis au jour aux abords de

Lyon, à l’emplacement du futur stade de l’Olympique Lyonnais29

. Ce temple a été édifié à la

fin du 4ème

s., mais l’édifice, sans doute rapidement reconverti, a subi des transformations au

5ème

s. avec l’aménagement d’un petit séchoir dans l’angle de la cella et une construction sur

poteau voisine. La proximité temporelle des deux occupations laisse supposer que, dans ce

cas, la mémoire du lieu de culte était encore vive au moment de ce réaménagement,

contrairement à ce que l’on peut supposer pour le sanctuaire des Petits Jardins.

**********

Cette approche de quelques sanctuaires ruraux de Gaule centrale, sous différents angles, a

permis de mettre en évidences quelques caractéristiques intéressantes. Nous avons pu

constater tout d’abord que, même à l’écart de toute agglomération, ces sanctuaires ne sont pas

isolés, mais intégrés au tissu rural. On peut même dire qu’ils naissent et disparaissent au

rythme des dynamiques du peuplement dans chaque secteur, comme ce fut le cas du lieu de

culte des Petits Jardins. Ces « monuments en pleine campagne » sont d’ailleurs souvent

construits avec les mêmes techniques et les mêmes matériaux que les habitats ruraux voisins

et ne constituent donc pas toujours des éléments extraordinaires dans le paysage. C’est donc

une monumentalité toute relative qui se dessine pour ces lieux de culte, par comparaison avec

d’autres types de sanctuaires, beaucoup plus ostentatoires et qui ont aussi laissé une empreinte

bien plus forte dans le paysage et dans la mémoire collective.

29 Fouille préventive INRAP menée en 2011 à Décines-charpieu (Rhône), sous la direction d’Emmanuel Ferber (www.inrap.fr/archeologie-preventive/Actualites/Actualites-des-decouvertes/p-14836-Un-temple-antique-sous-le-futur-stade-de-l-Olympique-lyonnais.htm).