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DES PAUVRES, PARTENAIRES D'UNE RECHERCHE SUR L'AIDE SOCIALE ? ASYMÉTRIE DANS LA CONSTITUTION DES PARTENARIATS ET DANS LA RESTITUTION DES RÉSULTATS Isabelle Csupor et Laurence Ossipow De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31 pages 139 à 151 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-139.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Csupor Isabelle et Ossipow Laurence, « Des pauvres, partenaires d'une recherche sur l'aide sociale ? Asymétrie dans la constitution des partenariats et dans la restitution des résultats », Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 139-151. DOI : 10.3917/pp.030.0137 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h07. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h07. © De Boeck Supérieur

Des pauvres, partenaires d'une recherche sur l'aide sociale ? Asymétrie dans la constitution des partenariats et dans la restitution des résultats

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DES PAUVRES, PARTENAIRES D'UNE RECHERCHE SUR L'AIDESOCIALE ? ASYMÉTRIE DANS LA CONSTITUTION DESPARTENARIATS ET DANS LA RESTITUTION DES RÉSULTATS Isabelle Csupor et Laurence Ossipow De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31pages 139 à 151

ISSN 1376-0963

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-139.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Csupor Isabelle et Ossipow Laurence, « Des pauvres, partenaires d'une recherche sur l'aide sociale ? Asymétrie dans

la constitution des partenariats et dans la restitution des résultats »,

Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 139-151. DOI : 10.3917/pp.030.0137

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Des pauvres, partenaires d’une recherche sur l’aide sociale ?

Asymétrie dans la constitution des partenariats

et dans la restitution des résultats

isaBelle CSUPOR 1, laurenCe OSSIPOW 2

Résumé : Cet article traite d’une recherche ethnographique sur les inte-ractions entre assistantes et assistants sociaux et bénéficiaires dans une institution suisse d’aide sociale. Impliquant une relation asymétrique entre diverses catégories d’acteurs, cette recherche pose de manière particuliè-rement aiguë la question de la négociation d’une place sur un terrain d’en-quête et celle de la restitution aux enquêté-e-s. Celle-ci n’est pas qu’une affaire d’organisation et de méthodologie, mais plutôt un problème épisté-mologique et éthique, qui met en cause la rupture épistémologique entre savoirs savants et savoirs profanes. Nous postulons aujourd’hui qu’une re-cherche qui prend pour objet le travail social doit accorder une place aux bénéficiaires sans renforcer l’asymétrie caractérisant la relation d’aide. Dès lors, nous nous demandons comment prendre en compte les bénéficiaires dans la constitution du partenariat et quelles « voix autonomes » laisser aux enquêté-e-s dans les publications scientifiques.

Mots clés : anthropologie du travail social, aide sociale, autorité ethnographique, processus de restitution, texte ethnographique, partenariat.

1 Professeure HES-SO, Lausanne, Haute École de Travail social et de la santé – EESP.2 Professeure HES-SO, Genève, coordinatrice de la R&D et responsable du CERES, Haute École de Travail Social – HETS.

DOI: 10.3917/pp.030-31.0139

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Introduction1.

Sur/en ; sur/avec1.1.

La recherche « sur » ou « en » travail social est actuellement au cœur d’enjeux et de débats animés qui visent, en premier ressort, les modes d’en-seignement et de reconnaissance académiques du travail social. Dans ce cadre, Rullac (2011) met en évidence trois modes différents de recherche. Le premier prend pour objet le travail social à partir des disciplines académiques. Le deuxième tend à développer la recherche sur un savoir endogène, spécifi-que au travail social. Le troisième, quant à lui, cherche à initier une recherche « pour » le travail social, à partir d’une discipline encore non reconnue sur le plan universitaire (en Suisse du moins) et qui serait celle d’une « science du travail social » comme on a, par exemple, des facultés « en sciences de l’édu-cation ».

Une recherche ethnologique, financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, menée dans une institution d’aide sociale en Suisse (Ossipow, Lambelet, Csupor, 2008) sur les interactions qui s’instaurent entre assistant-e-s sociaux (les AS 3) et bénéficiaires 4 de l’aide servira de base à notre réflexion sur ce débat. Celle-ci appartient au premier mode décrit par Rullac (2011), mais a néanmoins comme ambition de contribuer à produire un savoir agissant pour les professionnel-le-s du travail social et sur l’enseigne-ment dans les écoles de travail social.

Comme base de notre réflexion, nous décrirons les négociations opérées autour de l’accès au terrain, la méthode de recueil et d’interprétation des don-nées ainsi que les différentes formes de restitution organisées dans le cadre de cette recherche, tant à l’intention des employé-e-s que de leur Direction. Nous expliquerons aussi pourquoi, la co-construction des données avec les béné-ficiaires (ainsi que le retour des analyses) furent malheureusement réduits à la portion congrue. L’écart de traitement entre les différentes catégories d’ob-servé-e-s et d’interviewé-e-s nous oblige d’ailleurs à interroger l’asymétrie qui caractérise souvent les processus de partenariat et de restitution et à poser l’hypothèse que cette asymétrie conduit à reproduire celle des positions qui existent au cœur même de la relation d’aide. À ce propos, Laot (2002), qui interroge les finalités des savoirs créés dans le travail social, constate que ses destinataires sont des décideurs ou décideuses politiques ainsi que des

3 Nous utilisons l’abréviation AS pour désigner les assistantes et les assistants sociaux, d’une part parce que c’est ainsi qu’ils et elles se désignent habituellement et sont désigné-e-s par les bénéfi-ciaires. Le terme comprend les travailleurs sociaux de sexe masculin comme celles de sexe fémi-nin constituant généralement 2/3 des effectifs de base, mais bien moins des effectifs de cadre.4 Nous avons longuement hésité sur le terme à employer pour désigner ces personnes qui ne se désignent pas elles-mêmes ou en tout cas pas comme partie prenante d’un collectif. Nous l’avons choisi en remplacement de celui d’usagers/usagères pour sa dimension épicène. Il est toutefois évident que le terme de bénéficiaire est lui aussi ambigu puisqu’il pourrait laisser accroire que l’institution d’aide sociale fait preuve d’une grande générosité et que le bénéfice de ces gens-là est élevé. Certains AS, adoptant un langage managérial, utilisent le terme de « client-e-s ». Ce dernier nous paraît particulièrement impropre dans la mesure où ces client-e-s sont sommé-e-s d’obéir à un certain nombre d’injonctions s’ils ou elles veulent obtenir de l’aide.

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responsables d’institutions et leurs employ-é-s, mais jamais ou presque jamais les bénéficiaires. Même si ces derniers sont compris – comme par ricochet – dans la réflexion produite pour l’institution, ils et elles n’ont aucun moyen de peser sur les décisions qui peuvent être prises à partir des recherches menées avec ou sur elles/eux. Il en va pourtant de l’éthique en travail social et de la déontologie en anthropologie de penser comment renforcer le pouvoir de pen-ser et d’agir de tous les protagonistes d’une recherche et non pas seulement de celles et ceux qui sont les mieux positionné-e-s socialement. Les voix des pauvres ne pourraient-elles pas compter, tout comme celles d’autres person-nes fragilisées, victimes du chômage, d’un handicap, de discriminations ?… Telle est la question à laquelle nous nous efforcerons de répondre ici.

Épistémologie, éthique, déontologie1.2.

Ces dernières décennies, les travaux sur l’épistémologie et la méthodo-logie de terrain en anthropologie se sont faits plus nombreux (voir Olivier de Sardan, 1995). Un rapide tour d’horizon montre toutefois – sauf exceptions récentes (Interrogations, 2011 ; Ossipow, 2011 ; Seferdjeli, Stroumza, 2011) – qu’il n’y a pas pléthore de publications dans la littérature anthropologique traitant spécifiquement de la collaboration avec les enquêté-e-s, notamment sur le plan du retour des analyses. C’est aussi assez récemment que l’éthique de la recherche s’est formalisée et codifiée pour le meilleur et pour le pire sur le modèle des chartes professionnelles américaines, ainsi que le montrent Cefaï et Costey (2009) dans un texte percutant que nous avons utilisé pour notre pro-pre réflexion sur les codes éthiques dans le cadre de la Société suisse d’eth-nologie (2010) 5.

Même si les anthropologues n’ont jamais été insensibles à ce qu’ils ou elles prenaient et rendaient aux populations auprès desquelles ils ou elles enquêtaient, la question du retour et de la légitimité à parler à la place ou pour les autres n’est apparue flagrante que dans les gender studies et dans les études post-coloniales. L’importance des recherches menées at home, dans la propre société de l’anthropologue, a aussi contribué à rendre les profession-nel-le-s de l’enquête plus vigilant-e-s à l’égard des partenariats qu’ils ou elles instituent. En fait, l’anthropologie at home et l’insistance sur les codes éthiques ont probablement favorisé un positionnement des chercheur-e-s qui, s’il n’est pas nouveau, n’est de loin pas commun à tou-te-s les professionnel-le-s de l’enquête. Ce positionnement met en cause la rupture épistémologique entre savoirs savants et savoirs profanes. Bien que la plupart des chercheur-e-s ne l’admettent pas, tenant à la position de surplomb qu’offrent les processus d’ob-jectivation des données, c’est pourtant en essayant de battre en brèche l’auto-rité de l’anthropologue, le fétichisme du terrain et l’idée que nous produisons des vérités impartiales (Clifford, 1973 ; Clifford, Marcus, 1986) que peuvent naître une anthropologie dialogique et des collaborations entre chercheur-e-s

5 Sous l’influence des milieux médicaux soucieux de faire indirectement entériner leurs « bon-nes » pratiques, un nouvel article de loi (art. 118b. Recherches sur l’être humain) est en vigueur depuis le 7 mars 2010 dans la Constitution fédérale. Un an avant, la SSE avait proposé un texte de réflexion sur la question.

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et enquêté-e-s. Cette perspective est de notre point de vue particulièrement féconde dans la recherche sur le travail social.

Le retour aux enquêté-e-s, les processus de restitution ont probablement aussi été développés plus fréquement à partir du moment où les anthropolo-gues se sont mis à enquêter auprès de populations qui se sont senti-e-s plus légitimé-e-s à demander des comptes dès lors qu’ils ou elles possédaient un capital économique et culturel plutôt élevé. C’est le cas, par exemple, des éli-tes provenant de la haute bourgeoisie, décrits par Pinçon et Pinçon- Charlot (1993). Dans le milieu que ces chercheur-e-s ont fréquenté, les enquêté-e-s se connaissent, lisent, ont des compétences linguistiques, décryptent les situa-tions même si celles-ci sont anonymisées. Les chercheur-e-s ont renoncé à l’anonymat, faisant relire les passages où les gens sont cités, parfois sous forme d’un pseudonyme. Cette façon de faire présente l’avantage de la quasi-transparence, mais pousse aussi les chercheur-e-s à l’autocensure. Les tra-vailleurs et les travailleuses sociales, s’ils ou elles n’ont pas le même capital culturel ou financier que les bourgeois-e-s étudié-e-s par les Pinçon (-Charlot) bénéficient, en Suisse en tout cas, d’une formation très complète en Haute École et d’un salaire correct, ce qui les situe dans une position relativement privilégiée pour s’attendre à recevoir un retour sur les données recueillies.

Tel n’est pas le cas, comme on peut s’en douter, de la position sociale occupée par les bénéficiaires des services sociaux caractérisé-e-s davantage par leur vulnérabilité, la faiblesse de leurs capitaux économique, culturel, social et symbolique. Cette position de faiblesse les empêche de se sentir en droit de réclamer un retour des analyses et une participation active à l’élaboration de certaines conclusions.

Co-construction et co-interprétation des données1.3.

L’approche que nous avons développée est avant tout fondée sur l’obser-vation directe des interactions entre AS et bénéficiaires, du recueil des mots « sur le vif » et des commentaires émis à notre intention, tant par les AS que par les bénéficiaires 6. Comme nous travaillions à l’époque dans un service de statistique et d’enquêtes dépendant de la même institution sociale que nous étudions, il nous a fallu nous impliquer spécifiquement sur le terrain, mais aussi travailler à nous distancier du statut de travailleur ou de travailleuse sociale, ce qu’Althabe (1990) dut aussi faire lorsqu’il travailla dans les HLM des banlieues parisiennes. Ce double positionnement, de chargées de recherche salariées par l’institution et de requérantes ou collaboratrices scientifiques financées par le FNS n’a cependant pas été sans d’autres ambigüités, parce que nous n’al-lions pas mener cette recherche comme le souhaitent généralement les direc-tions, c’est-à-dire comme produisant d’abord « [des] outils de pilotage », […] ; la fonction de légitimation interne [étant] toujours sous-jacente à ces activités » (Felder, 2007, p. 52). De surcroît, nous allions pratiquer une recherche de type

6 L’enquête s’est aussi intéressée au corpus de documents institutionnels (formulaires, normes, règlements, rapports, etc.). Le lexique institutionnel et le vocabulaire employé ont été l’objet d’une attention particulière. Des entretiens ont également été effectués avec certains acteurs clés de l’institution (une juriste, un enquêteur du service des enquêtes, etc.).

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académique classique en donnant aux enquêté-e-s une autorité toute rela-tive. La même ambigüité s’est retrouvée dans la diffusion des résultats puisque nous étions d’un côté soumises – par l’institution – à un certain contrôle portant notamment sur l’exploitation des données d’enquête, leur diffusion et les publi-cations et, de l’autre côté, parce que nous étions encouragées – par le FNS – à la valorisation libre des résultats sur un mode académique.

Comme nous ne pouvions saisir les discours ou les rationalisations ex post par la simple observation directe et que nous tenions à ce regard des AS sur ce qu’ils ou elles produisaient comme interactions avec les bénéficiaires, nous avons complété notre méthodologie par des entretiens semi-directifs tra-vaillant notamment l’interprétation ou la co-construction des données. Avec les AS, nous avons ainsi repris une à une les situations observées et consignées dans les journaux de terrain, pour (a) expliciter la conception que les AS se faisaient de leur métier, le sens de leur travail et leur fonction ; (b) comprendre les registres de catégorisation des bénéficiaires et ce qui faisait la « lourdeur » ou « légèreté » d’un dossier ; (c) retisser les réseaux professionnels constitués autour de chaque cas ; (d) expliciter leur rapport à l’argent versé aux bénéfi-ciaires, tantôt considéré comme un « bâton » de correction, tantôt comme une « carotte », une motivation ; (e) reconstruire les « hypothèses » de travail et les « projets » d’insertion que les AS élaboraient pour et avec les bénéficiaires ou n’explicitaient pas clairement les utilisant plutôt comme en filigrane de leurs diverses actions, (f) décrire l’histoire des dons reçus des bénéficiaires et expo-sés dans le bureau.

La lecture croisée des journaux de terrain et des entretiens retranscrits, et des séances régulières entre chercheur-e-s ont permis de thématiser progres-sivement ce qui émergeait des données. C’est donc à partir d’une méthode itérative, procédant par allers et retours entre observations, problématique, résultats provisoires, analyse et reformulation des questions de recherche que nous avons pu procéder à nos premières analyses et organiser les premières séances de restitution auprès des AS.

Heurs et malheurs du retour aux enquêté-e-s2.

Les restitutions auprès des AS2.1.

Les restitutions des journaux de terrain 7 et de nos observations ont conduit à des entretiens de co-construction des données qui suscitèrent de l’étonne-

7 Les deux auteures de l’article avaient choisi de laisser chaque AS avoir accès à des morceaux choisis et dactylographiés du journal de terrain les concernant et qui retraçaient les entretiens observés dans leur bureau. Comme il ne s’agissait pas de l’original papier, les pages avaient déjà été épurées de quelques scories et remarques personnelles des chercheuses. L’expérience fut contrastée, certaines personnes s’étant parfois arrêtées sur des micro-détails qui leur déplai-saient, d’autres regrettant qu’il ne s’agisse que de notes ne rendant pas bien la subtilité de leur ap-proche. D’autres personnes, au contraire, se montraient étonnées de la richesse des observations qui leur donnaient l’impression de « s’entendre parler ». Notre collègue, lui, a refusé de laisser lire ses notes de terrain, estimant qu’elles lui appartenaient en propre.

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ment, de l’intérêt ou quelques réprobations 8. Mais ce n’est qu’une fois que nos observations furent structurées en données puis en premières analyses géné-rales ou spécifiques à chaque lieu étudié, que nous nous sommes alors livrées à une première restitution orale et collective lors d’un colloque d’équipe (réu-nion hebdomadaire ayant lieu dans chaque centre et réunissant AS et chef/fe-s de service) espérant par là susciter du matériel interprétatif de la part des AS. Ces réunions ne donnèrent pas lieu à de grandes discussions ou contes-tations. Ce manque d’intérêt ou de réaction s’explique probablement en partie par l’effet d’anonymisation et de thématisation des analyses proposées, qui « dépersonnalisaient » les interactions observées ou du fait d’un sentiment de déjà connu. À la fin de la recherche, une séance de restitution finale fut éga-lement organisée pour l’ensemble des AS et des chef/fe-s de service de tous les centres sociaux. La présentation des résultats y fut encore moins dense puisqu’il ne s’agissait que d’un résumé proposé lors d’un colloque inter-sec-teurs qui comportait beaucoup d’autres points à l’ordre du jour. La restitution auprès des AS ne suscita donc guère de conflits ou de nouveaux question-nements. Tout juste nous permit-elle de reconnaître symboliquement et publi-quement le travail des AS et leur disponibilité. En somme, davantage que les restitutions globales, ce furent les entretiens individuels menés avec chaque AS après les observations qui permirent le recueil le plus riche de nouveaux faits et informations et les co-interprétations les plus intéressantes.

Les restitutions auprès de la Direction2.2.

Les restitutions à la Direction de l’institution ne furent – à tort et par notre faute – pas programmées. Lors de la réunion à quinzaine qui rassemblait tous les membres de l’unité de recherche et le secrétaire général de l’institution, un point était généralement consacré à cette recherche du FNS parmi d’autres mandats. Mais rares furent les moments où nous avons pu faire part oralement de nos analyses dès lors plus directement connues lorsque nous avons trans-mis deux de nos premiers articles.

Le directeur, nouveau venu dans l’institution, découvrit alors une recher-che au lancement de laquelle il n’avait pas participé et qu’il aurait été probable-ment judicieux de lui présenter par le menu. Il réagit assez mal à la publication de certaines analyses qui semblaient délicates aux yeux d’une Direction crai-gnant d’éventuelles répercussions à l’approche des élections locales. Notre recherche FNS s’inscrivait en effet dans un contexte particulièrement sensi-ble : l’institution connaissait divers problèmes budgétaires au moment d’un fort accroissement du nombre des dossiers d’assistance. Par ailleurs, en arrière-plan d’une rhétorique sur les abus, l’élaboration d’une nouvelle loi sur l’aide

8 Les AS ont été particulièrement surpris-es des résultats portant sur l’observation des lieux per-mettant de penser les significations explicites et implicites des espaces aménagés, des objets mis en scène et exposés, des atmosphères créées, qui donnaient à voir diverses visions du métier d’AS (Ossipow, Csupor, Lambelet, 2006). Ils et elles ont aussi été étonné-e-s de voir que les bé-néficiaires appréciaient leurs services et l’attention spécifique qu’ils ou elles portaient à chacun. Ce processus de reconnaissance mutuelle fut par ailleurs symbolisé par des séries de dons et contre-dons observés en un nombre particulièrement important venant déconstruire l’idée que le travail des AS était mal perçu (Lambelet, Csupor, Ossipow, 2006).

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sociale prévoyait de diminuer les montants de l’aide, mais aussi de renforcer « l’activation » des bénéficiaires et le contrôle tant sur les AS (par de nouvelles procédures) que sur les assisté-e-s.

Le premier article publié (Ossipow, Lambelet, 2007) – et donc soumis à la Direction avant publication – était lié à un colloque qui portait sur l’ordre, le désordre et la subversion. Il nous avait amené-e-s à réfléchir sur les marges de manœuvres des AS au sein de l’institution, thème classique de la sociologie des organisations qui a démontré qu’elles étaient propres à chaque institution, mais que la Direction semblait considérer comme une atteinte importante à l’application des nouvelles règles, à la codification plus stricte des procédures et à l’équité de traitement entre les bénéficiaires. Un autre problème surgit au moment de la publication d’un article écrit par un journaliste pour le numéro spécial qu’un hebdomadaire romand consacrait aux modes de vie étudiant et à la recherche. L’article – que nous avions pu relire et retoucher comme le per-mettent les règles journalistiques en vigueur – ne révélait rien d’inquiétant non plus, mais portait un titre malheureux sur lequel nous n’avions pas eu un droit de regard, mettant en avant la teneur ethnographique de notre approche « Le chômeur, ce Papou » 9. Hors contexte, ce titre pouvait être considéré comme désobligeant pour les bénéficiaires et l’institution sociale. De surcroît, il était inexact, puisque notre recherche ne portait pas spécifiquement sur le chô-mage. Enfin, si le premier article était destiné plus spécialement à un public de pairs (autres chercheur-e-s en sciences sociales, étudiant-e-s, etc.), le second paraissait dans un hebdomadaire à grande diffusion et donc bien plus suscep-tible d’être lu par un public plus large et craint par la Direction : politicien-ne-s, fonctionnaires et citoyen-ne-s soucieux de savoir comment sont dépensés leurs impôts. Depuis la parution de ces deux articles, les relations ont été ten-dues et marquées par une certaine méfiance de part et d’autre. En revanche, le manuscrit pour publication, entièrement relu par le secrétaire général de l’institution, a posé, au bout du compte, moins de problèmes qu’il ne semblait en recéler puisqu’il permettait d’avoir une vue d’ensemble de l’étude et qu’il mettait notamment en valeur le bon accueil de bénéficiaires et la reconnais-sance qu’elles ou ils témoignaient aux assistant-e-s sociaux tout en se plai-gnant d’une Direction qui limitait l’aide financière ou devenait très tracassière pour limiter tout risque d’abus. Les restitutions à la Direction furent périlleu-ses puisqu’elles se fondaient sur des interprétations déjà cristallisées ou sur des textes déjà publiés. Toutefois, les réactions négatives enregistrées furent, paradoxalement, fructueuses, puisqu’elles permirent de mieux saisir sur quoi portaient les craintes de la Direction (la peur d’un contrôle incomplet sur leurs employé-e-s et sur les bénéficiaires).

9 Cette référence est fréquente pour désigner les nouveaux « sauvages » que les ethnologues étudient at home. On la retrouve, par exemple, dans l’article de Flamant (2005, p. 138) reprodui-sant une image du journal d’entreprise annonçant sa venue comme chercheur : « Un étudiant en ethnologie s’intéresse à la… [nom de l’entreprise], les Papous, c’est nous ! ». Ce type d’article montre l’incapacité à penser l’anthropologie at home autrement que comme une copie de l’an-thropologie abroad.

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La restitution auprès des bénéficiaires de l’aide sociale2.3.

Comme nous l’avons déjà suggéré, les exclu-e-s de la restitution furent, à l’exception d’un cas décrit plus loin, les bénéficiaires de l’aide sociale. Précé-dée d’une non-négociation des questionnements puisque nous n’avons pas rencontré les bénéficiaires avant de les observer dans leurs interactions, cette non-restitution tient pour partie à des critères organisationnels et de faisabi-lité, mais tout autant à des critères d’identité puisque les bénéficiaires ne se reconnaissent que rarement dans ce statut qui – on le sait – est fortement stigmatisé. L’organisation des réunions collectives est quasi impensable pour des personnes que rien ne réunit à part le fait de dépendre de l’aide sociale, dépendance dont elles ne font par ailleurs pas publicité. Comme il existe un fort décalage entre le moment de l’enquête et la publication finale, beaucoup seraient peut-être « sorti-e-s de l’aide sociale » et vraisemblablement peu ravi-e-s d’y être symboliquement ramené-e-s. C’est dans le même esprit que les AS expliquent pourquoi les derniers rendez-vous font rarement l’objet d’un micro-rituel d’adieu, d’autant que le caractère définitif de la « sortie » est sou-vent plus qu’incertain. Nous avons néanmoins tenté de rendre des comptes à un tout petit nombre de personnes que nous avons suivies dans le cadre d’un des terrains d’enquête, le stage intitulé le Bilan portfolio de compétence.

Ce dispositif, interne à l’institution d’aide sociale, était destiné à des chô-meuses et des chômeurs en fin de droits qui pouvaient suivre une douzaine de réunions d’une demi-journée en principe planifiées à quinzaine durant environ quatre à six mois. Huit à dix personnes s’inscrivaient à ces réunions qui voyaient souvent leur nombre diminuer dans la durée. Les séances se succédaient selon un programme complexe qui consistait à demander aux participant-e-s de pré-senter de façon structurée leur parcours de vie, leurs ressources et leurs lacu-nes afin qu’ils/elles puissent construire individuellement et collectivement des projets « idéaux » et « réalistes » de retour à l’emploi. Au sein de cette micro-assemblée, le processus de restitution était facile à imaginer et a servi, comme dans la plupart des dispositifs de retour aux enquêté-e-s, à la recherche elle-même. Au fil des séances, l’ethnologue a pris des notes des interactions et des récits formulés sur des expériences professionnelles ou sociales marquantes et sur les ressources concrètes et symboliques mises en avant. Constatant que les participant-e-s ne rédigeaient pas vraiment leur récit comme cela leur était demandé par l’animateur, l’ethnologue proposa de les mettre, elle, par écrit et de les introduire dans le texte plus descriptif et analytique qui présentait l’activité du Bilan. Acquis à l’idée, les participant-e-s ont donc pu relire, com-pléter, corriger, amender les courts récits qui leur ont été remis. Lors d’une der-nière séance en commun, les participant-e-s et l’animateur ont aussi pu faire part de leurs ultimes remarques sur l’ensemble du chapitre consacré au Bilan. Lorsque le manuscrit a été définitivement organisé, l’animateur a rédigé de sa main, comme d’autres responsables d’ateliers, un texte de son choix sur ce que représentait, pour lui, le Bilan. Le jour du vernissage du livre, les participant-e-s et l’animateur ont été invité-e-s et nous avons eu le plaisir d’offrir l’ouvrage aux deux participant-e-s présent-e-s, un peu comme si la boucle était bouclée. Si la restitution aux bénéficiaires a été possible au sein de cette structure, c’est en partie parce que ses activités tournent autour d’un groupe constitué et plus ou moins stable dans la durée, ce qui n’était pas le cas dans les autres structures

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observées. Par ailleurs, l’accent placé sur les compétences (artistiques, scien-tifiques, parentales, managériales, selon les cas) des participant-e-s plus que sur leurs lacunes jouait vraisemblablement un rôle dans le fait qu’ils/elles se sentaient probablement moins stigmatisé-e-s que d’autres assisté-e-s.

Asymétrie3.

Comme on a pu le voir, les séances de co-construction des questionne-ments, de co-interprétation et de restitution ont principalement été organi-sées pour les AS tandis que les bénéficiaires n’ont pas été consulté-e-s à une exception près. Certes, cette asymétrie est d’abord due à des questions de regroupement et d’organisation. Mais on peut aussi faire l’hypothèse qu’elle ressort au pouvoir. Les chercheur-e-s rendent plus facilement des comptes aux personnes disposant d’une certaine légitimité et autorité (les AS) qu’à cel-les (les bénéficiaires) qui n’en ont pas ou en tout cas pas dans le contexte d’ob-servation et d’entretiens. En revanche, nous n’avons pas respecté la hiérarchie en ce qui concerne le retour à la Direction de l’institution puisque nous avons d’abord rendu des éléments d’analyse et proposé des éléments de co-inter-prétation aux AS, c’est-à-dire à la base de l’institution. Les négligences dans la restitution à l’intention de la Direction, peuvent être interprétées de différentes façons : impression fausse qu’elle était au courant de tout puisque le secré-taire général participait aux réunions du service d’études et de statistiques ; impression fausse qu’un rendu par écrit suffisait sans explications ; impression (fausse ?) enfin que la Direction de l’institution, essentiellement préoccupée par des questions de management, ne porte pas suffisamment d’intérêt à des résultats plus descriptifs et compréhensifs qu’évaluatifs comme l’enquête de satisfaction commanditée en 2010 à l’Observatoire de l’Emploi de l’Université de Genève. De surcroît, elle ne se sentait peut-être pas vraiment concernée par une recherche dont elle n’était pas la mandante.

En pré-conclusion, nous serions aussi tentées d’expliquer l’asymétrie de restitution entre les catégories d’enquêté-e-s par un problème de réflexivité. Si les AS attendaient de notre enquête une possibilité de s’observer comme en miroir et de possibles relais de leurs compétences et difficultés, la plupart des bénéficiaires n’attendaient rien de nos résultats, ne se faisant que peu d’illu-sions sur les éventuels effets positifs directs de l’enquête (une non-diminution des prestations financières ou une simplification des procédures). En outre, les bénéficiaires ne se voyaient pas comme appartenant à un groupe ou un réseau spécifique et ne revendiquaient pas d’appartenance collective : seul un petit groupe de bénéficiaires tenta par exemple de rédiger un livre blanc de ses difficultés et manifesta, à une seule occasion, en haillons devant l’Hôtel de ville. Une restitution par des textes ou des discours (les moins essentialisant possibles, respectant les différences, les parcours spécifiques, la diversité des identifications et des assignations) n’était donc pas nécessairement souhai-tée.

À notre connaissance (mais chaque contexte de recherche obéit à des règles du jeu différentes), les chercheur-e-s semblent donc plus volontiers organiser un retour pour celles et ceux qui sont facilement classables et

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atteignables en raison de leurs activités ou de leur position que pour celles et ceux dont l’identité assignée est difficile à accepter. La restitution s’opère souvent aussi en direction de celles et ceux qui semblent y tenir le plus parce qu’ils en sont les mandant-e-s, par curiosité bienveillante ou pour des raisons de contrôle des faits et d’image de marque.

Dans les recherches en sciences humaines et sur le travail social, il faut faire preuve d’imagination et d’adaptation à chaque dispositif d’enquête. Sen-sibilisées à la question de la restitution aux destinataires du travail social, nous constatons que l’anticipation est donc nécessaire à toute restitution équitable satisfaisante. Dans une des recherches que nous avons menées et qui concer-nait des équipes éducatives œuvrant auprès de trois groupes d’adolescent-e-s placé-e-s dans des foyers ouverts (Ossipow, Berthod, Aeby, 2012), nous avons organisé des séances de restitution réunissant les équipes éducatives et des réunions rassemblant les équipes et les adolescent-e-s autour de films ou pho-tographies. Nous attendons aussi une postface dense et détaillée de la part des deux directrices des foyers qui auront elles-mêmes rédigé leur texte en tenant compte de l’avis des membres de leur équipe éducative respective. Dans une recherche en cours sur les ritualisations politiques destinées à la jeunesse, un sujet qui se prête particulièrement bien à l’enquête filmique (Ossipow, Csupor, Felder, Huc, 2011-2013) nous prévoyons, outre des moments de restitution destinés aux autorités communales et aux associations juvéniles, un double processus de retour et de valorisation (un livre et un webdocumentaire qui per-met aux internautes, par l’interactivité, d’avoir une marge de manœuvre plus ou moins contrainte sur la narration, voire de contribuer à l’enrichissement du documentaire par une démarche participative) mettant différemment en valeur les enquêté-e-s et s’adressant potentiellement à des publics différents, les uns intéressés par un rendu écrit, les autres par un contenu plus ludiquement pré-senté, laissant le choix (ou presque) de mener sa propre enquête à partir des contenus proposés.

Conclusion4.

Le partenariat, tout comme le retour aux enquêté-e-s, sont inhérents aux échanges s’établissant entre enquêté-e-s et chercheur-e-s, des échanges qui vont, comme on le sait, du vol pur et simple – ainsi que le relate Michel Leiris (1988) au sujet d’une expédition entre Djibouti et Dakar – jusqu’aux rémunéra-tions circonstanciées, en passant par des échanges informels qui ne font pas l’objet de contractualisations et se confondent – peut-être – avec le don libre-ment obligatoire cher à Marcel Mauss. Il reste d’ailleurs fort probable que la notion de restitution contienne en elle-même l’idée que nous devons quelque chose aux personnes que nous avons observées et interviewées. En somme, le retour aux enquêté-e-s, lorsque ceux-ci ne se confondent pas avec les man-dant-e-s de la recherche, fait partie des contre-dons qui permettent de justifier notre présence continue, toujours un peu gênante ou incongrue sur le long terme. Dans certains cas de contre-don, les chercheur-e-s peuvent être pris, presque à leur insu, mais pas contre leur gré, dans un processus d’implication qui dépasse les limites de la restitution. Ce fut notamment le cas d’une des

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auteures de l’article qui a accepté de s’engager bénévolement en tant membre de comité dans deux des associations étudiées.

Pourtant, si la recherche sur le social et l’engagement des chercheur-e-s dépend des péripéties du terrain, de leur déontologie ou de leur éthique per-sonnelle, le retour aux enquêté-e-s pose moins de questions techniques ou éthiques que de questions épistémologiques. Il s’agit surtout de se positionner par rapport à la question de la rupture épistémologique entre savoirs savants et savoirs profanes, donc de considérer les enquêté-e-s et en particulier les AS comme des personnes qui possèdent également des savoirs savants propres à leur métier et sont capables de leurs propres interprétations sur ce qu’elles et ils vivent et mettent en oeuvre professionnellement. Dès lors, comment conci-lier les intérêts des chercheur-e-s, ceux des enquêté-e-s et ceux des mandant-e-s ? Comment rendre visibles les interprétations des enquêté-e-s et celles des chercheur-e-s qui heureusement ne concordent pas toujours ? Comment enfin construire le texte final de façon à ce que le lectorat puisse également se forger une opinion sans être contraint par un cadre d’interprétation univoque ? Ces questions appellent des réponses circonstanciées, mais permettent aussi de réfléchir à la mise en valeur de « voix autonomes » qui seraient d’abord cel-les des enquêté-e-s et n’apparaîtraient pas comme prétextes, anecdotiques, déplacées ou complaisantes ?

En attendant de tester divers modes de faire et même si, au bout du compte, seuls les chercheur-e-s signent le texte et prennent la responsabi-lité de sa diffusion, ce sont les anthropologues qui doivent s’efforcer d’homo-généiser le moins possible leurs descriptions et leurs analyses, en prenant notamment soin de laisser entendre les voix concordantes et discordantes de chaque interlocutrice et interlocuteur, quel que soit son statut.

En ce qui concerne la représentation des bénéficiaires dans la négociation des partenariats de recherche au sein des institutions, d’autres solutions sont à imaginer. Les bénéficiaires de l’aide sociale devraient parvenir à s’organiser en associations pouvant être représentées dans les conseils d’administration des institutions sociales, à l’instar de ce qu’ont fait certaines associations de défense des droits des usagers, notamment en psychiatrie. En tant qu’associa-tion, ils et elles pourraient alors prendre part pleinement aux négociations les concernant et aux conditions de recherche dans l’institution qui les sert et les contrôle. Un tel dispositif permettrait de favoriser une démocratisation des ins-titutions œuvrant pour les plus vulnérables. La recherche portant sur le travail social ne peut donc se dissocier d’un questionnement autour du partenariat, d’un co-questionnement sur les thématiques d’enquête et sur les formes de restitution d’un bout à l’autre du processus. C’est à cette condition seulement que la violence symbolique sur les populations les plus vulnérables ne sera pas renforcée.

Isabelle CSUPORProfesseure HES-SO // LausanneHaute École de Travail social et de la santé – EESPCh. des Abeilles 14

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1010 LausanneCourriel : [email protected] internet : www.eesp.chTél. : +41 21 651 62 00/39

Laurence OSSIPOWProfesseure HES-SO // GenèveCoordinatrice de la R&D et responsable du CERESHaute École de Travail Social - HETS28, Prévost-Martin. Case postale 801211 Genève 4Courriel : [email protected] internet : http://www.ies-geneve.chTél. : +4122 388.95.00 ou +4122 388.94.73

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