Desjardins, Pierre-Luc - Être et image : une approche de la notion de sujet chez Maître Eckhart (These 2013)

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  • 8/9/2019 Desjardins, Pierre-Luc - tre et image : une approche de la notion de sujet chez Matre Eckhart (These 2013)

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    Universit de Montral

    tre et image : une approche de la notion de sujet chez Matre Eckhart

    par Pierre-Luc Desjardins

    Dpartement de PhilosophieFacult des arts et des sciences

    Mmoire prsent la Facult des arts et des sciences en vue delobtention du grade de matre en philosophie

    Aot 2013

    Pierre-Luc Desjardins, 2013

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    Mots-cls t rsum

    Mots-cls

    Histoire de la philosophie; Philosophie mdivale; Mtaphysique; Mystique chrtienne;

    Noplatonisme mdival; cole dominicaine allemande; Matre Eckhart; Subjectivit;

    Dtachement; Union Dieu

    Rsum

    Le prsent mmoire constitue une tentative de circonscrire - par ltude dun corpus textuel

    principalement emprunt luvre vernaculaire (allemande) de Matre Eckhart de Hochheim

    (1260-1328) le rle jou par certains motifs conceptuels caractrisant la notion moderne de

    sujet-agent au sein de la pense de ce philosophe, thologien et prdicateur. Plus prcisment,

    il y est question de dterminer en quoi le je (ich) dcrit en plusieurs lieux textuels de

    luvre dEckhart prsente les caractres dautonomie et de transparence soi qui sont

    lapanage de la subjectivit telle que la conoit majoritairement une certaine modernit

    postcartsienne. Notre argument, qui se dploie sur trois chapitres, adopte sur le corpus faisant

    lobjet de cette tude et la conceptualit quil dploie, trois perspectives diffrentes

    lesquelles perspectives sont respectivement dordre ontologique (premier chapitre), existentiel

    ou thique (second chapitre) et anthropologique (troisime chapitre). La premire approche

    ontologique explicite le sens que donne Eckhart aux notions dtre, de nant, dintellect et

    dimage, ainsi que la manire dont elles se dfinissent dialectiquement en rapport les unes

    avec les autres. Le second chapitre, dont lapproche est existentielle, expose les applications

    thiques des concepts abords au chapitre prcdent, analysant la mthode de dtachement

    prescrite par Eckhart pour parvenir ltat de batitude. Le troisime et dernier chapitre

    cherche, quant lui, dfinir de quelle manire lhomme se dfinit par rapport lunion

    laquelle linvite Eckhart, et ce autant sur le planspcifique que sur le plan individuel.

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    Ky words and abstract

    Key words

    History of philosophy; Medieval philosophy; Metaphysics; Christian mysticism; Medieval

    neoplatonicism; German dominican school; Master Eckhart; Subjectivity; Detachement;

    Union to God

    Ab stra ct

    The following dissertation attemps to establish the presence of certain conceptual motives

    pertaining to the modern conception of subjectivity (as exemplified by the cartesian

    understanding of the self), in the middle-high german works of Master Eckhart of Hochheim,

    philosopher, theologian and predicator who was born in 1260 and died in 1328. In order to do

    so, it develops a three-fold argument taking place over three chapters, each of which presents a

    different approach - a different perspective - on Eckharts thought. The first chapter presents

    an ontological argument designed to explicitate the meaning of the key eckhartian notions of

    being, nothingness, intellect and image, whereas the second chapter exploits the existential

    consequences of Eckharts outlook on those notions consequences which in ethical terms

    translate into the necessity for the human individual to practice a systematic annihilation of

    oneself in order to achieve an absolutely pure union with God. The third and last chapter of

    this dissertation attemps to explicitate de notion of I (ich), used by Eckhart to designate the

    identity that the detached human soul and God share, a type of identity in which we find

    similarities with the modern conception of the self conception which Heidegger thought of

    as being entirely absent from precartesian philosophy.

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    Tabl ds matirs

    INTRODUCTION.......page 6

    Le corpus allemand comme lieu de laccomplissement de la pense eckhartienne..page 8

    CHAPITRE I.page 15

    La dialectique de ltre et du nant.page 20

    Les deux premires Quaestiones parisienseset les rationes equardi..page 22

    Intellect, image et dit dans les sermons 71, 16b et 52 :

    La rsolution dans lintellect de la dialectique de ltre et du nant..page 39Bilan....page 48

    CHAPITRE IIpage 50

    Le traitDu dtachementpage 53

    Le trait-sermonDe lhomme noble...page 69

    Le cycle des sermons sur la naissance : le Sermon 101..page 80

    Bilanpage 83

    CHAPITRE III..page 87

    Le dire de Dieu : la place du je dans la pense eckhartiennepage 92

    Le Sermon 52 : Beati pauperes spiritu.page 98

    Le Sermon 77 : Ecce mitto angelum meum................................................................page 108

    Identit et relation : entre leLivre de la consolation divineet leDe trinitate..page 111

    Bilan..page 114

    CONCLUSION...page 117

    BIBLIOGRAPHIE..page 121

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    Merci David Pich pour la constance de son support depuis mes annes de baccalaurat,

    ainsi que pour les heures passes corriger autant mes formulations que mes traductions.

    Mes plus sincres remerciements, aussi, Hans Herbert Rkelpour mavoir consacr un

    prcieux temps et avoir accompagn mon exploration du Moyen-Haut allemand.

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    Introduction

    Bien connu est le diagnosticcelui dun oubli de ltre -pos par Heidegger lendroitde lhistoire de la mtaphysique ds les premires lignes dtre et temps; galement connue

    est la thse laccompagnant de prs, dune rification du Dasein concomitante du

    renversement effectu dans le contenu conceptuel de la notion de sujet par le moment

    cartsien de lhistoire de la mtaphysique. Cest en effet le moment historique associ

    lmergence du motif cartsien du cogito- motif faisant de lesprit (mens) une chose pensante

    (res cogitans) - qui, selon Heidegger, voit lmergence dun je trouvant en lui-mme le

    principe de la validit de son rapport au monde; pour rapporter les mots de Heidegger lui-

    mme :

    Tout ce qui demeure de soi-mme et ainsi se trouve l pralablement, esthupokeimenon. Un astre est subjectum, autant quun vgtal, un animal, unhomme, un dieu. Si au dbut de la mtaphysique moderne lon exige unfondamentum absolutum et inconcussum, lequel en tant que vritablement tantsatisfasse lessence de la vrit au sens de la certitudo cognitionis humanae,cest dun subjectumquil est alors question, lequel dans toute chose reprsenteet dans toute reprsentation se trouve l, chaque fois pralablement, et constituedans la sphre du reprsenter indubitable ce qui est constant et consistant. Lereprsenter (percipere, co-agitare cogitare, repraesentare in uno) est un trait

    fondamental de tout comportement humain, mme non cognitif. De ce point devue, tous les comportements sont des cogitationes. Mais durant le re-prsenter,lequel chaque fois pose quelque chose devers soi, cela mme qui se trouveconstamment pr-jacent au reprsenter cest le re-prsentant mme (egocogitans), devant qui toute chose reprsente est produite, devers lequel et auquelrevenant (re-praesentare), la chose reprsente devient prsente. Tant que dure lereprsenter, lego cogito (se) reprsentant (quelque chose) est chaque foisproprement dans le reprsenter et pr-jacent ce dernier. Cest ainsi que dansla sphre de la structure dessence de la reprsentation (perceptio) lego cogitocogitatum se caractrise en tant que ce qui est constamment pr-jacent , lesubjectum. Cette constance est la consistance de ce sur quoi il ne saurait y avoir

    dans aucun reprsenter, en ft-ce un dans le genre du doute, jamais aucundoute1.

    1Martin Heidegger,La mtaphysique en tant quhistoire de ltrein Nietzsche II, Traduction Klossowski, Paris,Gallimard, 1971, page 346

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    Or, cette thse comporte dans son nonciation certaines imprcisions, notamment en ce

    quelle semble faire merger la notion de sujet-agent ex nihilodans la pense cartsienne, sans

    considrer quelle ait pu se trouver dj ltat germinal chez des penseurs antrieurs

    Descartes et sans considrer que le motif cartsien de legoait pu, en plus dtre le point dedpart de la pense moderne , tre galement le point darrive de questionnements

    interdisciplinaires (se situant au carrefour de la thologie et de la philosophie, de la

    gnosologie et de la psychologie, ainsi que de lanthropologie), mergeant de lectures tardo-

    antiques et mdivales de Platon et dAristote, mais aussi de nombreuses autres autorits

    autant paennes que chrtiennes. ce titre, nous nous questionnerons ici, la su ite dAlain de

    Libera, sur lexactitude de cette thse heideggrienne:

    Que serait-ce si le dossier tait plus complexe, moins linaire, plus

    inextricablement ml que le [diagnostic de Heidegger] ne le laisse entendre? Sini les ruptures, ni les pauses, ni les continuits [] ntaient pas conformes ltat prsent de larchive? Si lensemble du processus tait, pour tout dire, maldat? Si, comme dhabitude, la place, le rle, lapport du Moyen ge avaient t []mal apprcis2?

    Lexamen que se propose la prsente tude - lequel se dploiera en trois chapitres abordant

    successivement les aspects ontologique, thique (ou existentiel ) et finalement

    anthropologique de la conception eckhartienne de la batitude - cet examen, donc

    consistera chercher de quelle manire il convient daffirmer, contre Heidegger, la prsence

    dune certaine forme embryonnaire de sujet-agent chez Matre Eckhart de Hochheim,

    thologien et prdicateur dominicain ayant vcu au tournant des XIIIeet XIVesicles.

    Certaines contraintes spatiales simposant la prsente tude ne nous permettent pas

    daborder exhaustivement la richesse des polmiques toujours en cours sur la vie de Matre

    Eckhart, principalement au sujet des causes et du dploiement de sa condamnation par le pape

    Jean XXIIce mme Jean XXII qui quelques annes auparavant, en 1323, canonisait Thomas

    dAquin; quil nous soit permis de naborder que rapidement les dtails marquants lis la vie

    dEckhart. N en Thuringe en 1260, il rejoint rapidement lordre des dominicains. Bachelier

    sententiaire lUniversit de Paris durant lanne scolaire 1293-1294, il sera magister de

    thologie pour la premire fois Paris en 1302-1303 avant doccuper dimportantes charges

    2Alain de Libera,Archologie du sujet I. La naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007, page 18

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    administratives au sein de lordre des Frres Prcheurs charges qui le mneront dans la

    province de Saxonie. De retour Paris en 1311-1312 pour un second magistre, il sera peu

    aprs nomm vicaire gnral de son ordre et demeurera en fonction Strasbourg de 1313

    1323/24. Cest entre 1325 et 1326 quil sera pour la premire fois inquit par les autoritsecclsiastiques - plus prcisment par le zle de lArchevque Henri II de Virnebourg, de

    Cologne, lointain parent de la reine Agns de Hongrie qui avait t ddicac le Livre de la

    consolation divine3. Sont produites successivement aprs lchec du premier procs

    dInquisition intent Eckhart deux listes daccusations, desquelles ne furent ultimement

    retenues et condamnes que 28 propositions (17 juges hrtiques et 11 suspectes dhrsie)

    par la bulle papale In agro dominicomise le 27 mars 1329 (prs de 11 mois aprs le dcs du

    Thuringien)4.

    Le corpus allemand comme lieu de laccomplissement de la pense

    eckhartienne

    La pense de Matre Eckhart a parfois t lobjet dune dichotomie entre spiritualit et

    scientificit, dichotomie fonde dans une apparente opposition des deux corpus textuels qui

    nous sont parvenus sous le nom du Matre, lun allemand et lautre latin5- lun mystique

    et lautre scolastique. La persistance de cette dichotomie superficielle peut sexpliquernotamment de manire historiographique, par un rappel des contextes de rception des deux

    corpus textuels6. En effet, les premires tentatives ddition complte de luvre latine se font

    dans le contexte de lAllemagne de Weimar o Raymond Klibansky contribue au mouvement

    3Wolfgang Wackernagel, Ymagine denudari. thique de limage et mtaphysique de labstraction chez MatreEckhart, Paris, Vrin, 1991, page 284 On consultera notamment pour davantage de dtails sur la vie du Thuringien l Introduction dAlain deLibera sa traduction des Traits et sermons (Paris, GF-Flammarion, 1993), ainsi que les premires pages duchapitre Matre Eckhart de La mystique rhnane. DAlbert le Grand Matre Eckhart (Paris, ditions duSeuil, 1994, pages 231-316) et le Matre Eckhart. Philosophe du christianismede Kurt Flasch (Vrin, 2011), quiallie analyses doctrinales et considrations biographiques. Sur le procs de Matre Eckhart : Kurt Ruh,Initiation Matre Eckhart : thologien, prdicateur, mystique, Traduction J. De Bourgknecht et A. Nadeau, Fribourg,ditions du Cerf, 1997; de mme que : Heinrich Stirnimann et Ruedi Imbach (hrsg.), Eckhardus Teutonicus,homo doctus et sanctus. Nachweise und Berichte zum Prozess gegen Meister Eckhart, Freiburg,Universittsverlag Freiburg, 19925Alain de Libera,La mystique rhnane. DAlbert le Grand Matre Eckhart, Paris, ditions du Seuil, 1994, page235 et sq.6K. Flasch,Matre Eckhart : philosophe du christianisme, Paris, Vrin, 2011, page 30

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    ddition intgrale des uvres dEckhart lanc par la Socit allemande de recherches7; cela se

    produit plus dun sicle aprs les projets de F. von Baader, qui suggra la lecture de luvre

    allemande de Matre Eckhart Hegel8, et de F. Pfeiffer, premier diteur des traits et sermons.

    Entre ces deux poques, sest dveloppe une comprhension de la pense eckhartienne qui,alimente notamment mais pas exclusivement par les lectures hglienne et

    schopenhauerienne9 du corpus accessible des traits et sermons, en a fait une pense

    rsolument mystique de telle sorte que la rception du corpus latin ne pouvait se faire que sur

    un arrire-plan de confrontation avec les ides reues sur le sens donner aux travaux du

    Thuringien. Sil convient effectivement de maintenir ne serait-ce que sur le plan stylistique

    une distinction entre diffrentes mthodes dexpression donnant aux corpus susmentionns

    une couleur approprie leurs destinataires respectifs, il demeure nanmoins ncessaire de

    souligner la profonde unit les traversant sur le plan de la conceptualit luvre et des fins

    vises par lauteur unit qui se retrouve ainsi exprime dans la contribution dA. de Libera

    au collectif Voici Matre Eckhart:

    [] un thologien mdival, qui plus est un frre prcheur, ne peut tre prsentcomme mystiquechaque fois que sa manire dtre thologien cesse simplementdtre conformeaux strotypes de la modernit. Il ny a pas deux Eckhart: ici lespirituel, l le savant. Il ny en a quun seul: un thologien. Il y a, cest vrai, deuxpublics eckhartiens : des femmes et des hommes, des moniales et des frres, desclercs et des non lettrs; il y a aussi de ce fait deux langues de communication :

    lallemand pour les sermons, le latin pour lexgse; cela fait deux dmarches,cela ne fait pas deux discours. Quel que soit son auditoire, Eckhart reste le mme :il est, pour reprendre les termes de ses contemporains, indissolublement et partoutLesemeisteretLebemeister10.

    Nous inscrivant donc ce niveau en hritier des travaux dAlain de Libera et Kurt Flash, il

    sera question pour nous de nous opposer ici toute reconduction possible dune opposition

    dichotomique superficielle entre mystique et philosophie, ou encore mystique et scolastique.

    Ainsi, sil y a lieu de distinguer entre Eckhart le mystique et Eckhart le scolastique -

    7Jeanne Ancelet-Hustache,Matre Eckhart et la mystique rhnane, Paris, ditions du Seuil, 2000, page 338Matre Eckhart, Traits et sermons, Traduction et prsentation par A. de Libera, Paris, GF-Flammarion, 1993

    page 7, note 1. Voir aussi H. Fischer, Zur Frage nach der Mystik in den Werken Meister Eckharts in Lamystique rhnane. Colloque de Strasbourg 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963, page 1099Sur Hegel et Schopenhauer, lecteurs dEckhart: Alain de Libera, Introduction in Matre Eckhart, Traits etsermons, traduction Libera, Paris, GF-Flammarion, 1993, page 7 n. 2 et n.310Alain de Libera, Mystique et philosophie : Matre Eckhart , in Voici Matre Eckhart, Textes et tudes runis

    par E. Zum Brunn, Grenoble, Jrme Million, 1994, pages 319-320

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    voire certains gards Eckhart le philosophe -, la vrit que cherchait transmettre le

    prdicateur demeure rsolument une et, cet gard, ne peut tre considre comme diffrente

    de celle qui tait argumente par le thologien dans un format plus adapt lenseignement

    universitaire, lors de ses nombreux passages Paris. Lexpression philosophe duchristianisme employe par Kurt Flasch dans son ouvrage de 2011 sur la question nous

    semble cet gard particulirement adquate pour dcrire luvre du Thuringien dans son

    ensemble, dans la mesure o lauteur deMatre Eckhart : philosophe du christianismeconoit

    cette tiquette comme une manire dviter lcueil que constitue le qualificatif de

    mystique - souvent attribu laveugle au corpus moyen-haut allemand11 -, et o cette

    caractrisation permet par ailleurs de faire adquatement droit linterdpendance essentielle

    des approches mystique, philosophique et thologique adoptes simultanment par le projet

    eckhartien, puisquelle met en relief cette diffrence de perspectives prsidant aux

    changements dans le style employ pour donner forme un mme projet. Flasch circonscrit

    ainsi sa notion de philosophie du christianisme :

    Ainsi, philosophie du christianisme ne peut signifier que ceci : par uneprocdure quil tient pour purement rationnelle , un penseur sefforce dedmontrer des thses qui figurent dans son monde comme des contenus essentielsde la pense chrtienne. Cette pratique suppose une connaissance du statu quophilosophique du temps, ne serait-ce que pour lamliorer. Un tel penseurdveloppe un procd quil peut rendre dfinitivement plausible, comme

    procdure purement rationnelle, aux yeux de ses contemporains. Il sappuie surdes concepts issus de la raison et sur des rgles de production du savoir qui sontrelativement incontestes dans son monde et qui sont susceptibles dtremthodiquement dmarques de ses convictions religieuses12.

    On ne peut par ailleurs sempcher de constater lexplicite rcurrence de certaines

    formulations, de certains arguments, de certaines autorits et de certains champs lexicaux dun

    corpus lautre, quil sagisse des uvres de jeunesse dEckhart (comme les Instructions

    spirituelles, associes la priode de 1294 1298 quand, bien avant que le frre ne devienne

    matre, Eckhart occupait la fonction de prieur dans un couvent situ Erfurt), des questions

    11K. Flasch, Matre Eckhart : philosophe du christianisme, Paris, Vrin, 2011, page 29; voir aussi : H. Fischer, Zur Frage nach der Mystik in den Werken Meister Eckharts inLa mystique rhnane. Colloque de Strasbourg16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963, page 111, ainsi que A. de Libera, LUn ou la Trinit: lhritage dionysiende Matre Eckhart. Sur un aspect trop connu de la thologie eckhartienne in J. Casteigt (dir.), Matre Eckhart,Paris, ditions du Cerf, 2012, page 42 et sq.12K. Flasch,Matre Eckhart : philosophe du christianisme, Paris, Vrin, 2011, page 31

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    issues de son premier magistre, de lincomplet Opus tripartitum(dont la mise en chantier est

    associe au magistre de 1311-1312) ou encore des nombreux traits et sermons allemands

    dont la majeure partie est date daprs 131313. Deux exemples de cette rcurrence (autant au

    niveau des autorits que de certains arguments) nous semblent tout particulirement probants.Dabord, la figure dAugustin ressort comme autorit suprme en ce qui a trait la

    conceptualit luvre, Eckhart trouvant larrire-plan ncessaire sa conception de la

    batitude dans lanthropologie et la thologie trinitaire de ce dernier. Ensuite, Aristote exerce

    lui aussi une influence peu ngligeable sur le dveloppement de la pense eckhartienne : bien

    que cette dernire soit davantage dinspiration noplatonicienne quaristotlicienne si prise

    dans son ensemble, laffirmation faite par Aristote enDe anima III, 4, de la nature ngative de

    lintellect et du connatre, joue un rle central dans la pense dEckhart. Nous reviendrons

    ponctuellement sur ces influences fondatrices du systme dEckhart.

    Compte tenu de cette profonde unit dans les arguments, sources et concepts dploys par

    le corpus eckhartien dans sa totalit, nous adopterons sur celui-ci une perspective unitaire qui

    nous permettra de tirer des observations pertinentes nos analyses de nombreux textes issus

    dpoques varies de la vie dEckhart le tout malgr une priorit explicite accorde au

    corpus des traits et sermons allemands en raison de limportance rserve par celui -ci au lien

    entre les concepts ontologiques et leurs consquences existentielles . Le corpus allemand,en effet, soucieux de prsenter lauditoire des sermons une conception de la b atitude, tire

    des concepts aussiprsents dans luvre universitaire dEckhart des conclusions affectant plus

    explicitement lindividu dans sa dimension subjective . On peut se convaincre de la vrit

    de cette affirmation en se penchant sur des extraits comme le suivant, issu du Sermon 21 :

    Dans le premier texte que prononce Paul : un Dieu et Pre pour tous , il passesous silence un petit mot qui porte en soi un changement. Quand il dit unDieu , il entend par l que Dieu est Un en soi-mme et spar de tout. Dieunappartient personne et personne ne lui appartient; Dieu est un. Boce dit : Dieuest Un et ne change pas. Tout ce que Dieu a jamais cr, il la cr soumis auchangement. Toutes choses, lorsquelles sont cres, portent la mutabilit sur leurdos. Cela veut dire que nous devons tre un en nous-mmes et spars de tout;constamment stables, nous devons tre un avec Dieu. Hors de Dieu, il nest rien

    13Alain de Libera, La mystique rhnane. DAlbert le Grand Matre Eckhart, Paris, ditions du Seuil, 1994,page 232

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    que le seul nant. Cest pourquoi il est impossible quil y ait en Dieu quelquemodification ou changement. Ce qui cherche un autre lieu en dehors de lui-mmese modifie. Dieu possde en soi toutes choses en plnitude; cest pourquoi il necherche rien hors de lui-mme, sinon dans la plnitude telle quelle est en Dieu.Comment Dieu porte cela en lui-mme, aucune crature ne peut le

    comprendre14.

    Une telle formulation nous semble prsenter un certain contraste avec une formulation telle

    que celle-ci, emprunte au Prologue gnral lOpus tripartitum et dfendant la

    proposition esse est Deus :

    12. Ltre est Dieu. Cette proposition stablit comme suit. Premirement, siltre est autre que Dieu lui-mme, Dieu nest pas et il nest pas Dieu. En effet,comment est ou est quelque chose ce par rapport quoi ltre est autre, tranger etdistinct? Ou si Dieu est, il est ncessairement par un autre, puisque ltre est unautre que lui. Donc, Dieu et ltre sont identiques ou bien Dieu tient ltre dunautre. Et dans ce cas, ce nest pas Dieu lui-mme qui est, comme on la dit plushaut, mais cest un autre que lui, antrieur lui, et cet autre est pour lui la cause envertu de laquelle il est. Ensuite. Tout ce qui est, a par ltre et de ltre le fait quilpeut tre ou quil est. Donc, si ltre est un autre que Dieu, la chose a ltre par unautre que Dieu. Ensuite. Avant ltre, il ny a rien. Cest pourquoi ce qui confreltre cre et est crateur. Crer, en effet, cest donner ltre partir de rien. Or, ilest vident que toutes choses tiennent ltre de ltre lui-mme, comme touteschoses sont blanches par la blancheur. Donc, si ltre est un autre que Dieu, lecrateur sera un autre que Dieu. De nouveau, quatrimement. Tout ce qui a ltreest abstraction faite de quoi que ce soit dautre -, comme tout ce qui a lablancheur est blanc. Donc, si ltre est un autre que Dieu, les choses pourront tresans Dieu; et ainsi Dieu nest pas la cause premire et il nest pas non plus pourles choses la cause en vertu de laquelle elles sont. En outre, cinquimement. Endehors de ltre et avant ltre, il ny a que le nant. Donc, si ltre tait autre queDieu et tranger Dieu, Dieu ne serait rien ou, comme plus haut, il serait par unautre que lui et par un antrieur lui. Et cela serait Dieu pour Dieu lui-mme et

    14In dem rsten, daz Paulus sprichet: ein got und vater aller, d geswget er eines wrtelns, daz treget in imein anderunge. D er sprichet ein got, d meinet er, got ist ein in im selben und gesundert von allem. Gotgehoeret niemanne zuo, und im gehoeret nieman zuo; got ist ein. Boethius sprichet: got ist ein und enwandelt sichniht. Allez, daz got ie geschuof, daz shuof er in wandelunge. Alliu dinc, s sie geschaffen werdent, s tragent sie firm rcke, daz sie sich wandelnt. Daz meinet, daz wir suln sn in uns selben und gesundert von allem, undstaete unbeweget suln wir mit got ein sn. zer got enist niht dan niht aleine. Dar umbe ist ez unmgelich, daz gotiht gevallen mge anderunge oder wandelunge. Swaz z im suochet ein anders tat, das endert sich. Got ht alliudinc in im in einer vllede; dar umber ensuochet er niht zer im selben wan in der vllede, als ez in gote ist. Alsez got in im treget, daz enkan kein cratre begrfen. Matre Eckhart, Sermon 21 in Les sermons I: 1-30,Traduction Ancelet-Hustache, Paris, ditions du Seuil, 1974, page 184 (pour la traduction); Meister Eckhart,Diedeutschen Werke I : Predigten erster Band, Hrsg von J. Quint, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1986, pages357-358 (pour le texte original)

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    serait le Dieu de toutes choses. Ce verset dExode 3 fait allusion ce qui prcde: Je suis celui qui suis 15.

    Les deux extraits semblent prsenter une certaine parent sur le plan conceptuel, dans leur

    description du monopole ontologique de Dieu, dans laffirmation que tout tre se retrouveen Dieu et que hors de lui rien ne peut tre; cependant, le texte issu du Sermon 21 fait

    explicitement une plus grande place aux implications de cette doctrine sur lexistence

    humaine et sur la manire dont elle doit tre mene en loccurrence de manire ce que

    lhomme, par le rejet de la multiplicit, sinsre dans ltre divin. Cest donc en tant quil

    constitue le lieu privilgi de lexpression par Eckhart de ce que nous voulons appeler une

    pense sous-jacente de la subjectivit que le corpus des traits et sermons allemands sera le

    fondement le plus rcurrent de nos analyses. Adopter pour base textuelle prdominante

    luvre vernaculaire du Thuringien nous permettra de mnager plus adquatement notre

    approche de la notion de sujet-agent en prenant pour objet de rflexion le rapport de la

    crature humaine son crateur - ou plutt, ce qui revient en tous les cas au mme pour

    Eckhart, le rapport de la crature humaine son tre. Envisageant ce rapport crature-tre

    sous les trois angles susmentionns de lontologie, de lthique et de ce que nous qualifierons,

    faute dune meilleure appellation, d anthropologie , nous ferons ressortir le rle central

    quil joue dans lapproche dune conception eckhartiennede lhomme comme sujet-agent. Par

    ailleurs, en ce qui a trait la dfinition de cette notion de sujet-agent, nous suivrons celleavancepar Alain de Libera dans lintroduction au premier tome de son Archologie du sujet,

    laquelle suit elle-mme la description livre par Alain Renaut dans son ouvrage de 1998

    (Lindividu. Rflexions sur la philosophie du sujet) :

    15 Esse est deus. Patet haec propositio primo quia si esse est aliud ab ipso deo, deus nec est nec deus est.Quomodo enim est aut aliquid est, a quo esse aliud, alienum et distinctum est? Aut si est deus, alio utque est, cumesse sit aliud ab ipso. Deus igitur et esse idem, aut deus ab alio habet esse. Et sic non ipse deus, ut praemissumest, sed aliud ab ipso, prius ipso, est et est sibi causa, ut sit. Praeterea : omne quod est per esse et ab esse habet,quod sit sive quod est. Igitur si esse est aliud a deo, res ab alio habet esse quam a deo. Praeterea : ante esse estnihil. Propter quod conferens esse creat et creator est. Creare quippe est dare esse ex nihilo. Constat autem quodomnia habent esse ab ipso esse, sicut omnia sunt alba ab albedine. Igitur si esse est aliud a deo, creator erit aliudquam deus. Rursus quarto : omne habens esse est, quocumque alio circumscripto, sicut habens albedinem albumest. Igitur si esse est aliud quam deus, res poterunt esse sine deo; et sic deus non est prima causa, sed nec causarebus quod sint. Amplius quinto : extra esse et ante esse solum est nihil. Igitur si esse est aliud quam deus etalienum deo, deus esset nihil aut, ut prius, esse ab alio a se et a priori se. Et istud esset ipsi deo deus et omniumdeus. Praemissis alludit illud Exodi 3 : Ego sum qui sum . Matre Eckhart, Prologue gnral luvretripartiteinLuvre latine de Matre Eckhart I: le Commentaire la Gense prcd des Prologues, TraductionBrunner, Wber, Libera et Zum Brunn, Paris, ditions du Cerf, 1984, pages 54-56 (pour le texte original) et 55-57 (pour la traduction)

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    Larchologie du sujet a donc en un sens le mme objet que lhistoire de lasubjectivit dA. Renaut, plus exactement, elle en est la prhistoire. Elle vise expliquer comment, par quels dplacements de concepts, par quelles projectionsrtrospectives, sest constitu le socle pistmique de la subjectivit, telle que,

    selon Renaut, elle merge avec lhumanisme moderne, se laissant dfinir par deux proprits : lautorflexion (la transparence soi) et lautofondation ou silon prfre lautonomie, le fait de se donner soi-mme la loi de son agir 16.

    Cest une telle caractrisation de lhomme comme transparent soi sur le plan de la

    connaissance et comme autonome sur le plan de la volont que nous chercherons

    retrouver dans les traits et sermons eckhartiens et la conceptualit qui sy trouve

    luvre.

    Chapitre I

    16Alain de Libera,Archologie du sujet I. La naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007, page 23; les propos rapportssont quant eux issus de Alain Renaut,Lindividu. Rflexions sur la philosophie du sujet, Paris, Hatier (Optiques

    philosophie), 1998, page 71

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    La question qui nous occupe ici exige que nous cherchions dbusquer une notion

    ressemblant celle de sujet-agent, dont il nous faudra tablir de manire satisfaisante la

    prsence ltat germinal, embryonaire, dans la pense de Matre Eckhart (malgr labsence

    de toute occurrence du terme lui-mme, pris en son acception moderne); en tant quelleprtend sattarder expliciter la notion de sujet-agent, lenqute que nous nous proposons ici

    requiert, avant de pouvoir tre aborde de front, que soit pose Eckhart la question de

    ltre - question dont Heidegger affirmait au tout dbut de Sein und Zeitque :

    Cest elle qui a tenu en haleine la recherche de Platon et dAristote, avant desteindre bien entendu aprs eux, du moins en tant que question thmatique dunerecherche effective.17.

    Il sera question pour nous, donc, avant de pouvoir interroger la pense eckhartienne sur le

    statut quellemnage la question du sujet , de lui poser celle du sens de ltre. ce titre,il nous faudra dans un premier temps aborder dun point de vue ontologique la relation

    existant entre crateur et crature, ainsi que laccomplissement suprme accessible la

    crature ici-bas. Cette batitude sapparente dans sa forme lantique eudaimonia18, tat divin

    caractrisant lme humaine ayant trouv son accomplissement ici-bas dans ladoption dun

    mode de vie contemplatif - celui-ci tant, du moins chez Platon et Aristote, traditionnellement

    associ lexistence mene par le philosophe19.

    17Martin Heidegger,tre et temps, Traduction Martineau, dition numrique hors commerce, page 2518A. de Libera,Raison et foi. Archologie dune crise dAlbert le Grand Jean-Paul II, Paris, ditions du Seuil,2003, page 33319Les exemples de Platon et dAristote ont en effet ceci en commun de prsenter la vie philosophique commeconstituant pour de multiples raisons lexistence la plus propre laccomplissement humain, et ce mme si le rlede laspect contemplatif de cette existence est dfini de manire diffrente par les deux philosophesnotammenten raison de ce que chez Aristote, qui prend le contre-pied de Platon (ou du moins du Platon de laRpublique), lavertu morale ne fait pas lobjet dune connaissance thorique mais relve plutt de lducation du caractre,lequel relve de la partie irrationnelle suprieure de lme, conformment au schma expos en thique NicomaqueII 1102a13-1103a10 et Ethique EudmeII 1220a25-1220b5. Trs critique de toute comprhensionunivoque du bien (N I 1096a10-1097a14; EE I 1217b1-1218b30), Aristote conoit pourtant dune certainemanire la suite de Platon la vie politique comme laccomplissement le plus lev de ltre humain, animal

    politique qui trouve le lieu de sa compltude dans la cit; cependant, le Stagiritte considre aussi lexistencecontemplative que constitue la vie philosophique (lexistence mene par celui qui cherche connatre les

    principes premiers) comme constituant un tat surhumain de batitude rserv des tres dexception (Voir ce sujet : R. Bods, Aristote. Une philosophie en qute de savoir, Paris, Vrin, 2002; plus particulirement leschapitres X ( Sagesse et sagacit , pages 169- 180) et XI ( Philosophie des choses humaines , pages 181-215)). Platon, de son ct, conoit lavnement de la justice dans la cit comme indissociable de songouvernement par le philosophe-roi, lequel seul peut diriger adquatement dans la mesure o, ayant contempl laforme intelligible du Bien par laquelle toutes choses sont connues (Rp.VI 509b), il a acquis la connaissance dece qui est juste au sens premier. ce titre, la vie philosophique apparat essentielle laccomplissement humain,elle-seule tant en mesure dordonner les parties de la cit selon lordre qui leur revient naturellement; cette thse

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    Or, la question de ltre trouve son accomplissement chez Eckhart dans cette batitude

    immanente permise par la conceptualisation des notions dimage et dintellect, qui expriment

    une certaine conception analogique et dialectique de ltre: analogique parce que limage, se

    trouvant dans un tat de dpendance ontologique radicale vis--vis de son principe, ne saurait tre de la mme manire que celui-ci; dialectique parce que la comprhension

    eckhartienne de ltre se dveloppe en plusieurs moments, ses concepts fondamentaux se

    trouvant bien souvent investis de significations en apparence contradictoires en fonction des

    perspectives que lon adopte sur eux. Ainsi, des notions aussi fondamentales que tre ,

    nant et image (laquelle constitue la pierre de touche de lanthropologie eckhartienne,

    qui suppose la thologie trinitaire augustinienne ainsi quune comprhension de lhomme qui

    en est consquente) - notions qui jouent un rle central dans le dveloppement de lontologie

    analogique radicalise que nous propose Eckhart -, possdent une signification dynamique

    plutt que fige. Comme nous le verrons au cours du prsent chapitre, la doctrine de ltre

    propose par Eckhart est, essentiellement, dynamique. En ce sens, nous pouvons dire avec

    Alain de Libera que [l]a doctrine de ltre chez Eckhart exprime [] la fois ltre et le

    nant des cratures en mme temps que ltre et le nant divins20[] Ainsi, lontologie

    dEckhart se dveloppe en plusieurs moments, exaltant dans un premier temps

    lincommensurabilit en apparence irrconciliable du rapport entre la nature divine et la

    nature crede telle sorte quelle [] rend vidente la ncessit de fonder toute analogiesur une univocit ou, plus prcisment, sur une unit []21 -, et mnageant dans un second

    temps une voie permettant le retour sur soi et le retour en son principe de lme initialement

    exile, dtache de ce qui fait delle un treltre - au sens plein.

    Il sera donc question, au cours des pages qui suivront, dexplorer dans un premier temps

    lapproche faite par Eckhart de la question de ltre une approche qui dfinira le rapport

    particulier unissant le crateur et la crature et nous permettra ultimement daborder le chemin

    stend par ailleurs dans La Rpubliqueau cas de lme, dont lpithumia (partie dsirante) et le thumos (partieardente) doivent tre subordonnes au logos(partie rationnelle) pour que la vie bonne soit atteinte. Ce parallleentre lme et la cit, rcurrent dansLaRpublique, est ce que G. Leroux a nomm motif psycho-politique .20Alain de Libera, Le problme de ltre chez Matre Eckhart: logique et mtaphysique de lanalogie, Genve,Lausanne, Neuchtel, Cahiers de la revue de thologie et de philosophie 4 (1980), page 121J. Casteigt, Matre Eckhart in C. Romano et J. Laurent (dir.), Le nant. Contribution lhistoire du non-tre dans la philosophie occidentale, Paris, PUF, 2006, page 256

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    prescrit par Eckhart lauditoire de ses sermons pour parvenir ltat de batitude suprme

    que constitue lunion. Dans cette perspective, il sagira de dresser dans un premier temps un

    portrait de la signification de ltre et du nant et de lopposition dialectique qui leur donne

    une signification changeant au gr des perspectives adoptes sur lun et lautre uneopposition qui est appele se rsoudre dans une sursomption . Nous nous permettons ici

    demployer le nologisme forg par Yvon Gauthier pour traduire la complexe notion

    hglienne dAufhebung - nologisme adopt par G. Jarczyk et P.-J. Labarrire, aussi

    traducteurs de luvre allemande dEckhart22, dans leur traduction de la Phnomnologie de

    lesprit23. En effet, ce mme terme (fheben) est aussi attest, notamment, dans le texte

    moyen-haut allemand duLivre de la consolation divine (Buoch der gtlchen troestunge), dont

    le contexte permet par ailleurs la reprise du terme de sursomption dans la mesure o il est

    question cet endroit comme ailleurs dans le corpus eckhartien dun soulvement (ou plutt

    dun surlvement ), dune assomption dans laquelle le soi se trouve la fois ananti et

    conserv sous un mode universalis lissue dune ngation rigoureuse et dynamique de ses

    multiples dterminations finies. Sans, bien entendu, hglianiser Eckhart (pour reprendre

    la formule employe par M. de Gandillac24), lusage du nologisme de sursomption nous

    apparat fcond lorsquil est question de rendre le moyen-haut allemand fheben ou, de

    manire plus gnrale, de dsigner ltat assum par lme humaine unie son principe

    lissue dune annihilation de soi - lequel tat lui conserve nanmoins une certaine individualituniversalise, dtache du cr et du hic et nunc mais lui permettant tout de mme de se

    dsigner comme tant Je dans son union avec lUn25.

    Cette sursomption estpermise par lintervention dune notion emprunte la conceptualit

    augustinienne, savoir celle dimage : cest par la reprise de cette notion quEckhart parvient

    penser un rapport crateur-crature alliant irrductible incommensurabilit et univocit

    suressentielle, puisque limage inclut en elle-mme cette dualit (sur)essentielle. Lanalyse de

    la notion dimago deide limage de Dieu implante dans lme humaine rvlera cette

    22Les traits et le pome, Albin Michel, 2011;Les sermons, Albin Michel, 200923G.W.F. Hegel,Phnomnologie de lesprit, Traduction Jarczyk et Labarrire, Paris, Gallimard, 199324 La dialectique de Matre Eckhart in La mystique rhnane. Colloque de Strasbourg 16-19 mai 1961,Paris, PUF, 1963, page 6925Nous reviendrons au troisime chapitre de la prsente tude sur lemploi du Je dans la prdicationallemande et le sens quil convient de donner cet usage dans le contexte de la thorisation du sujet-agent.

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    dernire comme constituant la seule issue la polarit ontologique posant lune des

    extrmits du spectre le crateur et lautre la crature, ce qui nous permettra par ailleurs

    ultimement de revenir sur les notions initialement dfinies dtre et de nant afin de les

    concevoir comme autant de perspectives sur une seule et mme ralit, seul supportontologique de tout existant; cette ralit suprme maximalement transcendante est selon nous

    lapuritas essendi, puret de ltre retrouve en Dieu et laquelle nous chercherons assimiler

    lessence absconse du Dieu trinitaire, cette dit situe au-del de toute multiplicit mme

    celle, limite, quintroduit dans son essence pure et transcendante son extriorisation

    processuelle et relationnelle en trois personnes (le Pre, le Fils et lEsprit saint).

    Les concepts noncs ci-haut ceux dtre, de nant et dimage - sont employs par

    Eckhart en de nombreux lieux textuels pour dsigner alternativement diverses entits. En effet,

    ltre et le nant se trouvent alternativement associs ltant cr et ltre suprme, de telle

    sorte que ces deux ples ontologiques apparaissent comme tant dfinis en raction lun

    lautre dans la mesure o leur rapport lun lautrese construit sous le signe dune quivocit

    irrductible. La notion dimage apparat aussi marque par un dynamisme intrinsque,

    dsignant la fois les reprsentations intellectuelles faisant lobjet dune connaissance

    rationnelle mondaine, le fond de lme par lequel celle-ci sunit Dieu, et le Fils qui est au

    suprme degr image du Pre; lme individuelle tant appele devenir par lunion une telleimage adquate de lessence divine, Eckhart fait jouer de manire dialectique ces diffrentes

    acceptions du terme dimage pour parvenir la faire passer dun ple lautre. Il conviendra

    donc en premier lieu pour cette raison dexposer le sens profond quil faut donner chacun de

    ces termes, qui ne peuvent tre compris correctement que lorsquils se trouvent abords

    comme des concepts complmentaires, toujours unis par-del leur opposition mutuelle mais

    aussi toujours lis de manire intime la notion dintellect, concept dont la signification non

    mouvante permet Eckhart dancrer dans un ple ontologique stable la signification

    dynamique des concepts susmentionns. Cest par leur rapport lintellect que sont dfinis les

    concepts mouvants dtre, nant et imagelintellect jouant,pour reprendre lanalogie tisse

    par le trait Du dtachement, le rle dun gond qui demeure immobile sa place et ne

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    change jamais26 malgr que la porte qui repose sur lui puisse souvrir ou se fermer.

    Laccomplissement de cette premire partie denotre argument sera trouv dans lexposition de

    la notion de dit , laquelle, hrite dAugustin, est employe par Eckhart pour permettre

    de concilier lirrductible tat de contradiction dans lequel se trouvent la crature et le crateurltre et le nant. Grand lecteur dAugustin, Eckhart lui emprunte de nombreuses notions, au

    rang desquelles figure celle-ci, dont le De trinitate affirme quelle [] nest pas une

    crature, mais lunit de la Trinit, unit incorporelle et immuable, consubstantielle elle-

    mme et coternelle par nature.27 Cette essence du crateur consiste en lunit suprme

    en laquelle lme convertie en son principe sunit un Dieu qui nest plus mme crateur mais

    a t sursum en une unit ant-trinitaire absolument indiffrencie. Dans la mesure o

    dans la dit est nie toute ngation, toute diffrenciation ontologique en un mot, toute

    dterminit mme personnelle (au sens o les trois dterminations de la substance trinitaire

    sont dites tre des personnes) dans cette mesure, donc, Dieu ne se trouve plus en elle

    compris dans un rapport le plaant en vis--vis dun quelconque autre ple ontologique le

    niant : il nest plus tre ni nant mais Un ou puret de ltre (puritas essendi).

    Sera galement aborde la notion dimage, laide de laquelle Eckhart parvient, sur le plan

    ontologique, surmonter en une approche analogique de ltre lincommensurabilit radicale

    des deux moments ontologiques traditionnellement antposs. Si dans la dit se trouvesursume par le dpassement de toute nature personnelle la contradiction entre ltre et le

    nant divins, dans la notion dimage se trouve surmonte la contradiction opposant ltre et le

    nant de la crature. Celle-ci, en effet, en sa qualit dtre cr - amen et support dans ltre

    par un autre que soi -, trouve le principe de son existence hors de soi et donc nexiste que par

    analogie, par un tat de participation radicalis. Lexploration que nous projetons faire de la

    notion dimage devra dans un premier temps permettre de fixer le sens quadopte chez le

    Thuringien lanalogie de ltre dans la mesure o limage de Dieu implante dans lme au

    26Matre Eckhart, Du dtachement in Les traits, Traduction Ancelet-Hustache, Paris, ditions du Seuil, 1971,page 18427Illud autem quod dicit Apostolus [Paul], Cum autem ei omnia subiecta fuerint, tunc et ipse Filius subjectuserit ei qui illi subiecit omnia ; aut ideo dictum est, ne quisquam putaret habitum Christi, qui ex humana creaturasusceptus est, conversum iri postea in ipsam divitatem, vel, ut certius expresserim, deitatem, quae non estcreatura, sed est unitas Trinitatis incorporea et incommutabilis et sibimet consubstantialis et coaeterna natura. Augustin,La trinit, BA 15, pages 124 (pour le texte original) et 125 (pour la traduction)

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    moment de la crationprocure le fondement de ce que lon pourrait appeler l anthropologie

    eckhartienne , une anthropologie fonde dans Gense1 :26 :

    Dieu dit: Faisons lhomme notre image, selon notre ressemblance, et quilsoumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et

    toutes les petites btes qui remuent sur la terre! 28

    Dans un second temps - et cest l le plus important pour le propos gnral de la prsente

    tude -, cette exploration permettra de faire ressortir un lment essentiel de lontologie

    eckhartienne, savoir que ltre le plus vrai de la crature nest pas situ en elle-mme;

    autrement formul, on pourrait affirmer que la crature nestau sens propre, nest elle-mme,

    donc, que dans lunion immdiate Dieu.

    La dialectique de ltre et du nant

    Si le nombre abondant de lieux textuels dans les corpus eckhartien autant allemand que

    latin qui abordent la question de ltre celle de la diffrence ontologique existant entre

    crature et crateur, et de ses multiples consquences - ne nous permet pas de les traiter dans

    leur totalit loccasion de la prsente tude, certains passages issus de ce qui nous est

    parvenu du premier magistre parisien dEckhart, ainsi que des traits et sermons allemands

    nous apparaissent comme ressortant immanquablement du lot par le traitement quils offrent

    des thmatiques pertinentes aux prsentes analyses. Nous songeons ici, de manire toute

    particulire, aux sermons 16b et 71, ainsi quaux deux premires questions parisiennes

    questions qui font toujourspar ailleurs ce jour lobjet dune certaine polmique. En effet, la

    question de dterminer laquelle, entre la Quaestioutrum in Deo sit idem esse et intelligereet

    la Quaestio utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse, constitue la

    premire pose problme pour les tudes eckhartiennes. On retrouve la question sur le

    connatre intellectif de lange donne comme premire question parisienne dans lecollectif Matre Eckhart Paris. Une critique mdivale de lontothologie, lequel suit la

    classification jadis propose par R. Klibansky sur la base de rfrences faites par Eckhart lui-

    28Traduction cumnique de la Bible

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    mme dans le texte de Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse29; en

    revanche, la nouvelle traduction de Utrum in Deo sit idem esse et intelligerepropose par J.

    Casteigt30, suivant lavis soutenu ce sujet par B. Mojsisch dans son ouvrage de 1983 Meister

    Eckhart. Analogie, Univozitt, Einheit, donne plutt cette dernire question comme tant lapremire. Nous adoptons ici la position de Mojsisch et Casteigt, malgr que la question

    demeure ce jour ouverte, notre choix tant conditionn par lacceptation de largument

    fond dans la primaut de lobjet sur lequel porte la question Utrum in Deo sit idem esse et

    intelligere, avanc par Mojsisch dans louvrage susmentionn:

    R.Klibansky (cf. Magistri Eckardi Quaestiones Parisienses, ed. A Dondaine.Commentariolum de Eckardi Magisterio adiunxit R. Klibansky, Lipsiae 1936,XXIV f.) holds the view that Eckhart determined his so-called QuaestioParisiensis II before his so-called Quaestio Parisiensis I, this despite the

    manuscript tradition. Two considerations may be mentioned: 1. Eckhart explicitlyarticulates the notion of a turning point solely in the Quaestio Parisiensis I . 2.The Quaestio Parisiensis I is thematically prior to the Quaestio Parisiensis II,which means that Eckhart may well have dedicated the first quaestio in Paris tothe superior object. Nonetheless, Klibanskys arguments are thereby not refuted,for a final decision with regard to the ordo quaestionum has not yet beenmade31.

    Par ailleurs, il nous faudra aussi prendre en considration les fameuses rationes equardi

    rapportes par le matre franciscain Gonsalve dEspagne32dans sa Quaestio utrum laus Dei in

    patria sit nobilior eius dilectione in viaune question rappelant une dispute dont on retrouvedes traces jusque dans le sermon allemand 9, o est affirm :

    Jai dit lcole que lintellect est plus noble que la volont et cependant toutesdeux appartiennent cette lumire [= la lumire de ltincelle dans lme par

    29Z. Kaluza, Les questions parisiennes : caractre et datation in Matre Eckhart Paris, Paris, PUF, 1984,page 158, n. 630J. Casteigt, Matre Eckhart in C. Romano et J. Laurent (dir.), Le nant. Contribution lhistoire du non-tre dans la philosophie occidentale, Paris, PUF, 2006, pages 253-284 (pages 265-271 pour la quaestio elle-mme)31 B. Mojsisch, Meister Eckhart. Analogy, univocity and unity, Translated with a Preface and Appendix by O.Summerell, B.R.Grner, 2001, page 39, n. 132 tudiant de Pierre de Jean Olivi et matre de Duns Scot, ainsi que gnral de lOrdre des Frres mineurs,Gonsalve dEspagne (Gonsalvus Hispanicus, 1255-1313) demeure ce jour largement mconnu sinon traverssa relation ses illustres contemporains. La littrature son sujet demeure elle aussi parse, ce qui nest pas sanslien avec le nombre trs limit de ses uvres qui nous est parvenu. On consultera, pour une recension autant deses uvres (traduites et non traduites) que de ltat actuel des tudes sur ces dernires, le trs ruditDictionnairedes philosophes mdivaux(Fides, 2006) de Benot Patar, qui traite de Gonsalve en pages164-165; de mme queltude de Benot Martel, La psychologie de Gonsalve dEspagne(Montral/Paris, 1968), qui fournit galementcertains dtails biographiques dintrt au sujet du matre franciscain.

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    laquelle elle sidentifie Dieu]. Un matre dune autre cole dit que la volont estplus noble que lintellect, car la volont prend les choses telles quelles sont enelles-mmes et lintellect prend les choses telles quelles sont en lui33.

    Ces passages, bien quils constituent un chantillon rduit du traitement rserv aux

    concepts les plus rcurrents de lontologie eckhartienne, nous apparaissent nanmoins trs

    reprsentatifs de celui-ci en ce quils nous permettent une vision densemble de la manire

    dont ces concepts sordonnent en une pense cohrente. Il sera donc question pour nou s ici de

    livrer une analyse de ces extraits pour rendre claire lapproche eckhartienne du problme de

    ltre tel quil se trouve pos autant du point de vue de la crature que de celui du crateur,

    ainsi que de sa rsolution ultime dans lunit transcendante de ces deux ples ontologiques.

    Les deux premires Quaestiones parisienses et les rationes equardi

    Labondant hritage conceptuel noplatonicien tir autant douvrages contemporains (on

    peut surtout penser, cet gard, Albert le Grand et Thierry de Freiberg) que dautorits

    rcurrentes dans les productions philosophiques ou thologiques universitaires, inscrit Eckhart

    dans une ligne de penseurs de la contrarit de penseurs dialectiques pour qui laccs

    Dieu se fait travers une ngation systmatique de ltant cr - et cest ce titre quil aborde

    la question de ltre, y rpondant de manire dynamique.

    La premire des manifestations de ce dynamisme que nous voulons aborder ici se trouve

    exprime dans les deux premires Quaestiones parisienseset les rationes equardi, lesquelles

    abordent la question du statut ontologique de lintellect et de ses oprations, ainsi que celle de

    son rapport la volont en tant que facult suprieure de lesprit. On retrouve en effet dans ces

    questions et dans les arguments rapports par Gonsalve dEspagne une proccupation

    rcurrente, un intrt pour la conceptualisation du mode dtre propre lintellect, lequel ne se

    laisse pas concevoir sur le mme mode que les autres ralits existant dans le monde cr mais

    33Ich sprach in der schuole, daz vernnfticheit edeler waere dan wille, und gehoerent doch beidiu in diz lieht.D sprach ein meister in einer ander schuole, wille waere edeler dan vernnfticheit, wan wille nimet diu dinc, alssie in in selben sint, und vernnfticheit nimet diu dinc, als sie in ir sint. Matre Eckhart, Sermon 9 in Lessermons I : 1-30, Traduction Ancelet-Hustache, Paris, ditions du Seuil, 1974, page 103 (pour la traduction);Meister Eckhart, Die deutschen Werke I : Predigten erster Band, hrsg von J. Quint, Stuttgart, W. KohlhammerVerlag, 1958, pages 152-153 (pour le texte original)

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    doit se voir dfini avant tout par sa transcendance vis--vis de tout tant dtermin. Qui plus

    est, si les arguments rapports par Gonsalve constituent un corpus dont la contribution

    linterprtation de la pense eckhartienne demeure problmatique dans la mesure o leur

    origine relle demeure incertaine

    34

    , ils sinscrivent nanmoinspour les raisons dj nonces- dans ce que lon pourrait appeler lesprit gnral de la pense exprime par les premires

    Quaestiones parisienses35.

    Attardons-nous dabord aux rationes equardiet la priorit quelles mnagent lintellect

    lorsque celui-ci est compar, titre de candidat au statut de medium permettant la

    batitude, la facult volitive de lme facult laquelle sassocie, dans lunivers conceptuel

    du De trinitate, lamour divin. Tels que rapports par Gonsalve dans sa quaestio, ces

    arguments font ressortir certaines proprits fondamentales de lintellect qui seront par ailleurs

    galement avances en dautres lieux textuels. merge en effet comme leitmotiv de

    largumentaire ici rapport lide que lintellect constitue une facult plus noble autant sur le

    plan ontologique que sur le plan thique (au sens o la question de laccomplissement humain

    se rapporte lthique) - ide fonde dans un ensemble de proprits dont la description

    voque le vocabulaire des deux premires Quaestiones parisienses, et qui centre son approche

    sur une conception de lintellect qui en fait un principe radicalement transcendant ou, pour

    reprendre les termes exacts dAlain de Libera : [] subsistant (ratio 5a), incrable (ratio 6a), rflexif et immatriel (ratio 8a), et accdant la nuda entitas rei par

    depuratio (ratio 3a)36.

    Les arguments rapports par le matre franciscain se laissent classer en deux catgories, la

    premire desquelles - tant dordre ontologique - fait de lintellect un principe surpassant en

    noblesse toute entit autre que Dieu lui-mme; la seconde catgorie darguments, qui est

    davantage de nature thique, oppose lintellect et son objet la volont et son objet,

    accentuant la finitude de cette dernire et sa dpendance vis--vis de lopration intellectuelle,

    sans laquelle elle ne saurait oprer correctement. Ainsi, appartiennent la premire catgorie

    34A. de Libera, Les raisons dEckhart in Matre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E.Zum Brunn, Z. Kaluza, A de Libera, P. Vignaux, E. Weber, Paris, PUF, 1984, pages 121-12235Ibid., page 12136Ibid.,page 122

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    des arguments tels que le suivant, qui exprime trs adquatement le rle fondateur que joue

    lintellect dans la pense eckhartienne:

    De plus : Le connatre intellectif est une certaine diformit ou diformationpuisque Dieu lui-mme est connatre intellectif et nest pas tre.37

    Cette affirmation sinscrit parfaitement dans lesprit des deux premires questions

    parisiennes, prsentant une forte assimilation entre la nature divine et la nature de lintellect

    intellect qui est distingu de ltre en tant quil surpasse explicitement ce dernieren ce qui a

    trait sa perfection ontologique. Cette affirmation trouve par ailleurs un cho, plus loin, dans

    un autre des arguments rapports par Gonsalve (la ratio no7), lequel insiste cette fois sur le

    caractre de nant de la crature, qui ny apparat comme soutenue dans ltre que dans la

    mesure o elle est dote dun intellectintellect qui est ce par quoi quelquun est agrable

    Dieu38 ; cette affirmation peut tre couple la double affirmation que lon rencontre dans

    les arguments no539 et no640, de lincrabilit et de la subsistance de lintellect en tant

    quactivit ou facult de connatre. Il importe dailleurs ici de distinguer entre lacte et la

    facult de connatre puisque Eckhart accorde une plus grande importance la nature

    potentielle du connatre et lindtermination essentielle qui en dcoulepour la mens, qu

    par exemple - lactivit substantielle dautorflexion qui dfinit lintellectagent dans la pense

    de Dietrich de Freiberg, linscrivant au sein de lordre de lens conceptuale. Cest dans la

    dfense de cette indtermination surpassant en noblesse ontologique ltre en tant quedtermin, cr, quEckhart fonde la libert transcendante marquant essentiellement lme

    humaine - la libert de nier sa propre nature cre en une union immdiate Dieu. ce titre, il

    nous faut souligner que la Quaestio utrum in Deo sit idem esse et intelligerepour ne citer

    que cet exemple particulirement parlant -, fait quant elle grand cas, dans le dveloppement

    de son argumentaire, de la citation dAnaxagore faite par Aristote en De animaIII, 4 429b18-

    37 Item : ipsum intelligere quaedam deiformitas vel deiformatio, quia ipse deus est ipsum intelligere et non estesse. Gonsalve dEspagne, Utrum laus Dei in patria sit nobilior eius dilectione in via, Traduction de Libera inMatre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A de Libera, P. Vignaux, E.Weber, Paris, PUF, 1984, page 20738 Unde praecise aliquis est gratus deo, quia sciens. Ibid., page 21039 De plus : Le connatre intellectif en tant que tel est subsistant (Item : intelligere in quantum huiusmodi estsubsistens).Ibid.., page 20840 De plus : il est incrable en tant que tel. Do le coffre dans lesprit nest pas crable. Or ces caractres nesappliquent pas lamour. Cest pourquoi, etc. (Item : est increabile in quantum huiusmodi. Unde arca inmente non est creabilis. Ista autem non conveniunt ipsi diligere. Quare etc.)Ibid.., pages 208-209

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    20, laquelle soutient la ncessit pour lintellectde ne possder aucune nature positive de sorte

    pouvoir connatre tout existant se prsentant sa considration; ce passage est galement

    voqu loccasion de la seconde partie duLivre de la consolation divine, qui rappelle que :

    Saint Augustin dit : Fais le vide afin dtre combl. Apprends ne pas aimerafin dapprendre aimer. Dtourne-toi afin dtre tourn vers Dieu. Bref : toutce qui doit accueillir et tre rceptif doit obligatoirement tre vide41.

    Si le contexte du passage du Livre de la consolation divine voque explicitement le nom

    dAugustin et cite un passage issu de ses Enarrationes in psalmos42, laffirmation rcurrente

    de la ncessit pour toute entit rceptive dtre vide nous apparat clairement comme une

    vocation de la ncessit pour lintellect dtre en puissance vis--vis de la ralit quil doit

    connatre, tablie par le passage susmentionn duDe anima.

    Cette comprhension fait de lintellect un principe radicalement dtach la fois dans son

    opration et dans son essence, lesquelles se confondent dune certaine manire dans la mesure

    o lessence indtermine de lme humaine la rend semblable aux ralits quelle adopte

    comme objets de connaissance. Lintellect apparat donc comme un principe qui, sil se

    rattache la nature cre dans la mesure o il constitue la composante suprieure de lme

    humaine, est cependant par sa diformit caractris essentiellement par sa conformit ltre

    divin conformit qui linvestit en quelque sorte dun statut intermdiaire entre la nature

    dtermine et la transcendante indterminit divine.

    La seconde catgorie darguments regroupe quant elle, nous lavons dj mentionn, des

    rationesqui sont davantage dordre thique en ce quelles fondent la supriorit de lintellect

    sur la volont dans un surpassement de cette dernire dans celui-ci. Plus prcisment, les

    arguments thiques rapports par Gonsalve sarticulent autour de laffirmation dune plus

    41Sankt Augustnus sprichet: giuz z, daz d ervllet werdest. Lerne niht minnen, daz d lernest minnen. Kredich abe, daz d zuo gekret werdest. Krzlche gesaget : allez, daz nemen sol und enpfenlich sn, daz sol undmuoz blz sn. Matre Eckhart, Livre de la consolation divine in Les traits, Traduction Ancelet-Hustache,Paris, ditions du Seuil, 1974, page 127 (pour la traduction); Meister Eckhart, Deutschen Werke V: Traktate,herausgegeben und bersetzen von J. Quint, Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1963, page 28 (pour le texte original)42Matre Eckhart, Traits et Sermons, Traduction Libera, Paris, GF-Flammarion, 1993, page 204, note 168

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    grande simplicit de lopration de lintellect43, qui sait en raison de cette simplicit mme

    surpasser la nature dtermine - et donc en soi multiple - laquelle est astreinte la volont. On

    voit par ailleurs cette affirmation dune plus grande simplicit de lintellect revenir lorsque

    celui-ci est circonscrit par Eckhart comme tant le lieu premier de la libert

    44

    , laquelle estconue comme une qualit propre ce qui est entirement libr de lentrave matrielle

    critre que lintellect, en vertu de la nature transcendante qui est la sienne, remplit de manire

    exemplaire. Finalement, on retrouve ce mme motif dans la rationo10, qui soutient que lobjet

    de lintellect ltre - dispose dune plus grande noblesse que le bien (objet de la volont), et

    ce en vertu de ce que le bien prsuppose ltant; autrement dit, tout ce qui est conu comme

    bien lest dans la mesure o il est dabordconu comme tant et ainsi saisi comme vrai par

    lintellect. Le non-tant et le faux ne pouvant dans cette perspective tre conus comme bien,

    le bien apparat comme une dtermination particulire dcoulant de ltance et de la vrit. Il

    est donc ce titre second par rapport ltre, objet de lintellect.

    Doit ressortir de cette rapide et malheureusement non exhaustive considration des

    rationes equardi la rcurrence dune description de lintellect faisant de celui-ci un principe

    sigeant en quelque sorte au-dessus de toute nature dtermine et slevant en noblesse au -

    dessus de tout cr dans la mesure o sa nature est marque par quelque chose de

    diforme . Il nous faut dsormais tourner notre attention vers les deux premiresQuaestiones parisienses, ce qui nous portera plus avant dans notre analyse du rle de

    lintellect en tant que principe et surtout nous mnagera une voie daccs lunivers

    intellectuel des Sermons travers la dialectique de ltre et du nant dploye par Eckhart.

    43On pensera notamment la rationo3 : De plus : est plus noble la facult dont lacte est plus noble. Mais leconnatre intellectif, qui est lacte de lintellect, est plus noble que lacte de la volont, car le connatre intellectif

    procde en purant et parvient jusqu ltance de la chose dans sa nudit (Item : illa potentia est nobilior, cuiusactus est nobilior. Sed intelligere, quod est actus intellectus, est nobilior actu voluntatis, quia intelligere vaditdepurando et pertingit usque ad nudam entitatem rei. Op.cit., page 20744Ratio no8 De plus : est plus noble la facult dans laquelle la libert rside principalement. Or elle rside

    principalement dans lintellect, car une chose est libre quand elle est exempte de matire, comme cela est videntdans le cas des sens. Mais lintellect et le connatre intellectif sont au plus haut degr exempts de matire puisque,moins une chose est rflexive, plus elle est matrielle. Or il ny a pas de rflexion dans le fait dtre mais biendans le fait de connatre intellectivement, au sens o le mme identique lui-mme est rflchi sur lui-mmedans lacte de connatre. (Item : illa potentia est nobilior in qua principaliter est libertas. Sed est principaliter inintellectu, quia aliquid est liberum, quia immune a materia, ut patet in sensibus. Sed intellectus et intelligeremaxime est immune a materia, quia tanto aliquid est minus reflexivum quanto materialius. Reflexio autem nonest in essendo, sed in intelligendo, ut idem eidem idem secundum intelligere ad se reflectitur. ) Op.cit., pages210-211. Cette ide est aussi exprime, de manire diffrente, dans les rationesno9 et no11.

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    Les Questions parisiennesno1 et no2 se construisent autour de problmatiques se rapportant

    au lien existant entre ltre et lintellect: elles cherchent dterminer si lintellect et les

    espces intelligibles (species intelligibiles) - formes universelles qui font lobjet de laconnaissance rationnelle - possdent une nature dtermine qui leur soit propre, une nature qui

    soit dun type semblable au type dexistence propre ltant cr. En filigrane de cette

    question dordre notique se pose celle, mtaphysique et thologique, de la caractrisation de

    lessence divine. La question laquelle Eckhart cherche rpondre dans sa Quaestio utrum in

    Deo sit idem esse et intelligereet dans sa Quaestio utrum intelligere angeli, ut dicit actionem,

    sit suum esseest celle de la nature de ltre divin- lequel nest pas conu, comme il lest chez

    Thomas dAquin, comme un pur acte dtre (actus purus essendi), mais est plutt dfini

    comme un pur intellect qui surpasse et inclut en lui-mme ltre.

    La Quaestio utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse a pour problmatique

    le rapport entre lacte de connatre en tant quil constitue une opration, et ltre lui -mme

    dans la mesure o il sentendau sens de ltant dtermin (quidditatif) propre aux cratures.

    Cette problmatique est pose dans le contexte dune enqute sur le connatre intellectif des

    anges ; est reconduit, au fondement de largument dEckhart,un certain hritage aristotlicien

    affirmant la ncessit pour lacte intellectif de ntre caractris par aucune dterminitontologique qui lui soit propre, la suite dAristote lui-mme rapportant les propos

    dAnaxagore. Cestce quexprime ce passage deDe lmeIII, 4 :

    Il doit donc y avoir un principe indtermin, mais capable de recevoir la forme,un principe tel en puissance que celle-ci, mais pas celle-ci. Et la relation dusensitif aux sensibles doit tre celle de lintelligence aux intelligibles. Ds lorsdonc quelle saisit tout, lintelligence doit tre ncessairement sans mlange ,comme dit Anaxagore, de manire dominer son objet, cest--dire, de faon pouvoir con/natre. Linterfrence de ltranger cre, en effet, un obstacle et doitfaire cran. De sorte quelle ne peut mme avoir la moindre nature, en dehors decelle qui consiste tre un possible45.

    Toute nature propre prsente en un principe contribuant lexcution de lacte intellectif

    compromettrait en effet la neutralit ontologique essentielle la fonction de lintellect lui-

    45Aristote,De lme429a15-20, Traduction Bods, Paris, GF-Flammarion, 1993, pages 222-223

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    mme, lequel ne peut recevoir en lui la totalit de ltant sil possde dj une nature

    dtermine qui linsre au sein de cette totalit. Eckhart supporte cet argument par linvocation

    de sources aristotliciennes mettant en relief limpossibilit radicale de classer lacte

    dintellection et son medium dans aucune des catgories de ltre recenses en plusieurs lieuxtextuels tels queMtaphysiqueE, 2 :

    Mais, puisque ltre dit simplement se dit en plusieurs sens dont lun tait ltrepar concidence et lautre ltre comme vrai et le non-tre comme faux, et quct de cela, il y a les figures de la prdication, cest--dire le ce que cest, laqualit, la quantit, le lieu, le temps et tout ce qui signifie de cette manire, etoutre tout cela, ltre en puissance et en acte46[...]

    De mme, en Mtaphysique E, 4 : [] car la pense combine ou divise le ce que

    cest, la qualit, la quantit ou une autre prdication47

    La recension la plus exhaustive des catgoriesle seul lieu textuel du corpus aristotlicien

    o il est effectivement question de dix prdicaments48 (decem praedicamenta)demeure

    cependant celle nonce en Catgories 4, un passage qui nest pas rapport par largument

    dEckhart :

    Chacun des termes qui sont dits sans aucune combinaison indique soit unesubstance, soit une certaine quantit, soit une certaine qualit, soit un rapport quelque chose, soit quelque part, soit un certain moment, soit tre dans une

    position, soit possder, soit faire, soit subir49

    .

    Dans un second temps, est galement souleve labsence du transcendantal bien des

    oprations mentales abstraites un argument emprunt un passage du second chapitre du

    livre des apories (Mtaphysique) o il est question pour Aristote de dmontrer que les objets

    mathmatiques ne sont pas des tants au sens plein:

    De plus, pour beaucoup dtres, il ny a pas tous les principes. En effet, dequelle faon est-il possible quun principe de mouvement ou la nature du bienexistent pour les tres immobiles, sil est vrai que tout ce qui est un bien par soi et

    du fait de sa propre nature est un accomplissement (et, de cette faon, il est cause46Aristote,MtaphysiqueE, 2 1026a35-b5, Traduction Jaulin et Duminil, Paris, GF-Flammarion, 2008, page 22647Op. Cit., E 4, 1027b30, page 23148Matre Eckhart, Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse, Traduction Wber in Matre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A de Libera, P. Vignaux, E. Weber, Paris,PUF, 1984, page 17149 Aristote, Catgories 4 1b25-2a5 in Catgories et Sur linterprtation, Traduction Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2007, page 111 (pour la traduction; on trouvera le texte grec en vis--vis, la page 110)

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    en ce que le reste vient tre et existe en vu e de ce bien), que dautre partlaccomplissement et la fin sont accomplissement dune action et que les actionssaccompagnent toutes de mouvement, de sorte que, dans les tres immobiles, nesauraient se trouver ni ce principe ni quelque bien en soi? Ces t aussi pourquoi, enmathmatiques, rien nest dmontr par cette cause et quil ny a aucune

    dmonstration par le mieux ou le pire, du moins absolument personne nementionne rien de tel50.

    Ce passage est cit par Eckhart pour appuyer le fait que lintellection, en tant quelle

    dsigne lactivit de penser, nest pas un tre51. Le Thuringien soutient par linvocation de

    cette autorit un argument selon lequel, en vertu du caractre convertible des transcendantaux

    que sont ltre et le bien, le fait pour une ralit de ne pouvoir tre dite avoir la proprit

    dtre un certain bien, implique ncessairement pour elle quelle ne soit pas non plus un tant

    proprement parler. Il en est donc ainsi de lopration intellectuelle et de tous les media

    intervenant dans le dploiement de son processus, lesquels ne peuvent tre considrs des

    tants comme le sont les ralits naturelles, et doivent donc tre quelque chose dautre

    (ncessit que la quaestiodont il est ici question naborde pas ou du moins ne pousse pas

    ses dernires conclusions).

    Pour Eckhart, ces arguments jouent un rle dcisif : ils tablissent efficacement la nature de

    lintellect et de ses fonctions, prouvant limpossibilit dencadrer totalement les essences

    proprement intellectuelles laide de la rpartition catgorielle propre ltre naturel -

    impossibilit dj constate par Augustin dans son De trinitate52 et souleve galement par

    50Aristote,Mtaphysique996a20-30, Traduction A. Jaulin et M.-P. Duminil, Paris, GF-Flammarion, 2008, page12251Matre Eckhart, Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse, Traduction Wber in Matre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A de Libera, P. Vignaux, E. Weber, Paris,PUF, 1984, page 17452LeDe Trinitatevoit en effet en lme humaine des images de sa cration par le Dieu trinitaireun Dieu dont lanature trine se laisse mal encadrer par la dichotomie aristotlicienne entre lessentiel et le non essentiel. Augustinlabore au livre V de son De Trinitate une critique de larianisme qui tente de mettre en relief les difficultsassocies une position faisant de Dieu une pure essentialit dpourvue de toutes caractristiques accidentelles,de tout mouvement. Concevant lui-mme la Trinit comme une pure immutabilit, Augustin cherche donc laborer une conception de la nature divine qui prenne en compte la fois lunit et la simplicit absolues ducrateur, et la distinction entre certaines de ses caractristiques. Cest cette fin que se trouve reforge dabord aulivre V, puis une seconde fois au livre VII la notion de relation, qui fonde les diffrentes perspectives quil est

    possible dadopter sur le crateur (Voir De trinitate, V.v.6.). Lintellect humain devient, dans cette nouvelleconception de la substance comme auto-relation, une image de ltre immuable de Dieu e t, consquemment, unesubstance part entire.

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    Dietrich de Freiberg53 loccasion de son De intellectu et intelligibili. La quaestio cherche

    donc avant tout mettre en relief la nature singulire de lespce intelligible,laquelle ne peut

    se ranger dans aucune des neuf catgories dites accidentelles (ntant pas prsente en

    lintellect sur le mme mode sur lequel est prsente une proprit accidentelle dans son sujetdinhrence); lespce ne peut non plus tre considre comme une substance proprement

    parler, eu gard sa nature purement reprsentative. En ce sens, Eckhart affirme :

    [] la pense intellective et lespce intelligible se tiennent du ct de lobjet:cest dire quelles sont quelque chose dextrinsque. Donc, comme tre estquelque chose dintrinsque, pense intellective et espce intelligible nont aucuntre54.

    En un mot, la pense en tant quelle est pense dun tre cr au double sens la fois du

    gnitif objectif et du gnitif subjectif la pense, donc, nest quune image dont ltre

    constitue une copie ontologiquement infrieure dune ralit laquelle elle est la fois

    intimement lie par une relation didentit idale, et radicalement extrieure, constituant

    certains gards la ngation de celle-ci. Eckhart tablit par la suite limpossibilit de retrouver

    au sein de lacte dintellection quoi que ce soit de proprement tant, se fondant une fois de

    plus sur la convertibilit des principes que sont ltant et le bien: puisquil ny a pas

    proprement parler de bien au sein des tants mathmatiques (qui, comme les espces

    intelligibles sont, pour reprendre le vocabulaire dAristote en Mtaphysique, des entits

    immobiles ), on ne peut compter y trouver ltant. Lintellect et son opration apparaissent

    donc, la suite de ces arguments, comme le lieu du vrai, un lieu chappant la division entre

    substance et accident, et donc la catgorisation qui revient ltant composant la nature, le

    domaine du cr.

    53Dietrich de Freiberg reconduit la critique adresse par laugustinisme laristotlisme, sattaquant pour sa partau thomisme dj dominant au sein de lOrdre des Frres Prcheurs au tournant du XIV esicle. Pour Thierry,lhylmorphisme thomasien ne rend pas adquatement compte de la noblesse essentielle de lintellect, lequel est,

    bien plus quune simple forme, une substance de pleins droits, dote dune supriorit ontologique sur la matiredans laquelle elle est incarne : pour Thierry, lintellect est, dans lordre de ce quil appelle l tantconceptionnel , cause formelle de la ralit matrielle, laquelle ne trouve son intelligibilit que dans son rapport lacte de connaissance qui lui confre sa quiddit.54 Intellectus vero et species se tenent ex parte obiecti, quod est aliquid extra. Et ideo cum esse sit aliquidintraneum, ista nullum habent esse. Matre Eckhart, Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse,Traduction Wber inMatre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A deLibera, P. Vignaux, E. Weber, Paris, PUF, 1984, page 173

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    mergent pour nous, lissue de cette analyse de la nature nantielle de lacte dintellection

    (et, bien entendu, de la facult qui y prside), des principes fondamentaux qui sappliqueront

    autant lintellect humain qu l tre divin. Dans un premier temps, en effet, il ressort que

    si, en tant que facult dune substance dtermine (lme humaine)

    55

    , lacte dintellection esten lui-mme dot dune certaine existence ou effectivit oprationnelle, il nen demeure pas

    moins quil nest rellement ni ici, ni maintenant, ni ceci56 et qu ce titre il transcende

    toute nature cre. Par ailleurs, comme corollaire de cette supra-empiricit57 , se laisse

    dduire un nouveau caractre de la pense intellective, savoir son incrabilit dj

    affirme par la ratio6 :

    De plus : Il [= lintellect] est incrable en tant que tel. Do le coffre danslesprit nest pas crable. Or ces caractres ne sappliquent pas lamour58

    Cest cette incrabilit qui procure sonfondement au lien unissant de manire suressentielle

    la crature son crateur. On peut constater quEckhart reconduit ici dans sa description de

    lintimit suressentielle partage par la crature et le crateur - le motif augustinien de

    labditum mentis, dcrit en ces termes par leDe trinitate:

    Mais il y a une profondeur plus secrte de la mmoire, lorsque lacte de penserva jusqu nous en faire dcouvrir ce qui en est llment primitif, et questengendr ce Verbe intime, qui nappartient aucune langue, comme un savoir quivient dun savoir, une vision qui vient dune vision, une intelligence manifestedans la pense qui vient de lintelligence dj prsente, mais encore cache dansla mmoire59[]

    Cette affirmation dun lien ontologique fort entre crature et crateur fond dans limage de

    ce dernier place dans lintellect est commune Eckhart et, notamment, Thierry de Freiberg.

    Celui-ci, qui fonde dans Gense 1 :26 une lecture concordiste dAristote et dAugustin ,

    identifie les intellects agent et possible dcrits en De animaIII au fond cach de lme et la

    55Loc.cit.56Loc.cit.57Op.cit., note 1758 Item : est increabile in quantum huiusmodi. Unde arca in mente non est crabilis. Ista autem non conveniuntipsi diligere. Quare, etc. Gonsalve dEspagne, Utrum laus Dei in patria sit nobilior eius dilectione in via ,Traduction de Libera in Matre Eckhart Paris, tudes, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, Ade Libera, P. Vignaux, E. Weber, Paris, PUF, 1984, page 208-20959Sed illa est abstrusior profunditas nostrae memoriae, ubi hoc etiam primum cum cogitaremus invenimus, etgignitur intimum verbum, quod nullius linguae sit, tanquam scientia de scientia, et visio de visione, etintelligentia quae apparet in cogitatione, de intelligentia quae in memoria jam fuerat, sed latebat [] Augustin,De trinitateXV, xxi, 40,BA16, pages530 (pour le texte original) et 531 (pour la traduction)

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    pense extrieure de lhomme60de manire voir une image de Dieu dans lintellect agent (ou

    abditummentis), et une simple ressemblance de lessence divine dans lintellect possible (ou

    pense extrieure - une expression qui, si elle est abondamment employe par Dietrich lui-

    mme lorsquil parle dAugustin, ne renvoie directement aucune formulation qui luicorrespondrait chez Augustin lui-mme61). On retrouve laffirmation de cette identit ainsi que

    lnonciation du contenu conceptuel li aux notions d image et de ressemblance en de

    nombreux lieux textuels du corpus thodoricien. Quil suffise de ne citer ici pour illustrer

    notre propos quun seul extrait issu du traitDe intellectu et intelligibili.

    De l est encore tenu que cela mme [= lintellect agent] est ce [quelque chose]diforme par lequel Dieu a distingu la crature rationnelle, et [fait en sorte]quelle soit son image, comme il est crit en Gense1, que Dieu fit lhomme son image et ressemblance - il dit son image en rapport lintellect agent,

    tandis [quil dit] sa ressemblance en rapport avec ces choses qui ont trait lintellect possible, comme le distingue manifestement Augustin dans son Detrinitate, au livre quinze, chapitre soixante-trois [;] qui plus est, cela concordeavec cela, qui est dit communment, savoir que limage se rapporte la nature,[tandis] que la ressemblance [se rapporte] au don de grce surajout62.

    Le non-tre transcendant du connatre intellectif est galement abord par Eckhart

    loccasion de sa Quaestio utrum in Deo sit idem esse et intelligere, portant sur la question de

    ltre divin et de sa nature. Cherchant au dpart dterminer si en Dieu ltre et lacte

    dintelliger constituent une mme chose, la quaestiopose la question de la nature de lintellectdivin, sattaquant au passage la conception ontothologique dploye par la mtaphysique

    de lExode de Thomas dAquin63. Eckhart y livre en effet sa propre lecture du passage de

    60 A. de Libera, Introduction la mystique rhnane. DAlbert le Grand Matre Eckhart, Paris, ditions duSeuil, page 17861Dietrich de Freiberg, uvres choisies II : La vision batifique, Trad. A.-S. Robin Fabre, Paris, Vrin, 2012,

    page 71, note 662 (7) Ubi etiam habetur, quod ipse est illud deiforme, quo Deus insignificavit creaturam rationalem, et ipsa sitad imaginem suam, sicut scriptum est Gen. 1, quod Deus fecit hominem ad imaginem et similitudinem suam - adimaginem inquit quantum ad intellectum agentem, ad similitudinem autem quoad ea, quae pertinent adintellectum possibilem, ut manifeste Augustinus distinguit XV De Trinitate c. 63 - ,et deinceps, quod concordatcum eo, quod communiter dicitur, scilicet quod imago pertinet ad naturam, similitudo ad donum gratiaesuperadditum.Dietrich von Freiberg, De intellectu et intelligibili II, XXXI, (7) in Opera OmniaI: Schriften zurIntellekttheorie, hrsg von B. Mojsisch, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1977, page 170 (la traduction est de nous)63H. Pasqua,Matre Eckhart. Le procs de lUn, Paris, ditions du Cerf, 2006, page 83

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    lExode64 dans lequel Dieu, se rvlant Mose, ne rvle pas son nom mais se dfinit

    entirement par son tre :

    Mose dit Dieu : Voici! Je vais aller vers les fils dIsral et leur dirai: LeDieu de vos pres ma envoy vers vous. Sils me disent : Quel est son nom?

    que leur dirai-je? Dieu dit Mose : JE SUIS QUI JE SERAI. Il dit : Tuparleras ainsi aux fils dIsral: JE SUIS ma envoy vers vous65.

    La phrase latine ego sum qui sumque lit Eckhart, et qui est dite par Dieu Mose, peut tre

    rendue en franais de diverses manires; on peut, par exemple, la rendre ou bien par je suis

    qui je suis ou par je suis celui qui suis : le choix en faveur de lune ou lautre de ces

    options altre considrablement le sens de lnonc. Comme nous le constatons la lecture de

    la quaestio,cette polysmie que rvle la traduction est inhrente la phrase latine elle-mme,

    et est est exploite par Eckhart, qui la fait jouer en sa faveur pour donner lautorit biblique

    un sens oppos celui quen faisait ressortir la lecture thomasienne dans la mesure o - pour

    paraphraser H. Pasqua66 - on peut voir dans la lecture eckhartienne dExode 3 :14 prsente

    dans la premire quaestioparisienne la ncessit de fonder ltre dans lintellect plutt que

    de faire dun actus purus essendile fondement suprme de toute ralit.

    Eckhart propose donc loccasion de cette quaestioune comprhension de ltre divin qui

    se distingue de la vision ontologisante de lAquinate. Cette conception intellectualise de