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DÉTERMINISMES SOCIAUX ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES Author(s): Jean Weiller Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 21 (Juillet-Décembre 1956), pp. 37-58 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688968 . Accessed: 12/06/2014 11:24 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.147 on Thu, 12 Jun 2014 11:24:59 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

DÉTERMINISMES SOCIAUX ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES

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DÉTERMINISMES SOCIAUX ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUESAuthor(s): Jean WeillerSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 21 (Juillet-Décembre1956), pp. 37-58Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688968 .

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DÉTERMINÂMES SOCIAUX ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES

par Jean Weiller

Pour aller droit à l'essentiel - qui porte sur la jonction entre les explications respectivement proposées par les écono- mistes et par les sociologues - il faudrait déjà pouvoir supposer admis certains éléments de réponse. Tout d'abord, quant à la position du problème des déierminismes et des procédés techniques mis en œuvre pour les déceler. Ayant pris pour point de départ de ces réflexions l'ouvrage récent de Georges Gurvitch, nous ne discuterons pas tout ce que l'on y trouve systématiquement exposé concernant la diversité et la relativité des uns et des autres (la sociologie générale semblant n'avoir plus rien à envier, de ce point de vue, à la science économique), non plus que tout ce qui concerne les conditions dans lesquelles la liberté humaine et les « conduites collectives effervescentes, novatrices et créa- trices » parviennent, selon les cas, à se frayer un chemin (1)...

En revanche, sur la manière de conjuguer et même, parfois, de réconcilier les deux types d'explication, nous risquons d'être contraint de tout reprendre à la base, faute de pouvoir supposer acquise aucune synthèse doctrinale - et en dépit de ce qui aura été fait à ce sujet dans un autre rapport (2). C'est certainement d'un très grand secours que nous avons conscience de nous priver ainsi. Le temps n'est plus où, pour maintenir le débat sur le plan scientifique, il semblait qu'il suffise d'exclure toute référence de « doctrine » - qu'il s'agisse de libéralisme économique ou de socialisme. Nous savons que le problème est plus complexe (3). Nous ne reconnaissons pas seulement au doctrinaire le mérite d'aller très loin, au delà du cercle étroit de notre discipline, comblant les vides, ajoutant les éléments de connaissance extra- économique et même extra-scientifique apparemment nécessaires

(1) Cf. Georges Gurvitch, Déierminismes sociaux et liberté humaine. V. notamment à cet é^ard l'Introduction et les deux premiers chapitres. Cf. ch. II, in fine, p. 94 et suiv.

(2) V. le rapport de H. Lefebvre, établi selon les perspectives du marxisme. (3) Cf. E. James, Histoire de la pensée économique au XX* siècle, Introduction.

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pour conclure. Nous savons que son prestige tient aussi à son audace novatrice dans les différentes branches de recherches qu'il s'efforce de maîtriser. Mais précisément, comment faire à l'avance le départ entre ce que nous acceptons et ce que nous refusons de l'œuvre d'un auteur qui a voulu faire bien plus que de repérer le jeu des « déterminismes », au sens qu'on leur donne dam toute étude exclusivement scientifique ? Au surplus, il ne suffirait pas d'évoquer la praxis et de prétendre à la dialectique pour refaire aujourd'hui le gigantesque travail d'un Marx.

Et cependant, malgré les différences de méthode, ne faudrait-il pas une ambition du même ordre que la sienne, pour suivre, d'une part, les changements dans les données à étudier (il ne s'agit plus du même stade de ce qu'on est généralement convenu d'appeler 1' « évolution économique ») et, d'autre part, les modifi- cations dans le choix des instruments d'analyse et des procédés d'interprétation ? Laissant ici de côté les questions de fait, nous voudrions seulement mettre en relief les conditions actuelles d'un rapprochement, sinon d'une alliance, entre deux typçs d'expli- cation qui se sont, l'un et l'autre, profondément transformés, mais de façon, semble-t-il autonome, accentuant leur divergence tout en prenant davantage conscience de leur limitation, de leur incapacité à parvenir, sans s'épauler l'une l'autre, à une saisie du réel suffisamment claire et cohérente (1).

La liaison serait certainement facile à établir - et les disci- plines se seraient, au contraire, rapidement confondues - s'il s'agissait seulement de raccorder certaines observations, d'addi- tionner des mots appartenant à l'un et l'autre vocabulaire, de demander à chacun de tenir compte pour la détermination d'un phénomène global d'aspects négligés ou de facteurs méconnus. Or, l'on est en présence de deux cadres de pensée nettement diffé- renciés et il faudrait opérer une double transposition du réel pour retrouver une explication d'ensemble, qui les domine tous deux, si bien qu'il semblerait qu'on en soit réduit, comme en mécanique ondulatoire avec les relations d'incertitude de Heisenberg, à évoquer la complémentarité entre deux systèmes de repères qui ne peuvent être obtenus en même temps : on pourrait faire successivement, mais non simultanément, de l'analyse écono- mique et de la sociologie.

Si, en dépit d'un besoin d'élargissement de leurs perspec- tives, les économistes ont toujours repoussé la subordination proposée par Auguste Comte, les raisons en sont de fond et non

(1) La seule contribution à attendre du présent rapport devant être recher- chée du côté des besoins ressentis par l'économiste, il serait nécessaire de le compléter par un effort symétrique du côté de la sociologie.

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de simple prestige. Ainsi, notre vocabulaire devait-il, pour per- mettre la précision scientifique, conférer aux mots un sens res- treint qui les privait délibérément de la richesse de leur contenu sociologique : en théorie classique, seul le rôle dans la production devait définir le « facteur », notion économique sous-jacente à la « classe sociale » ; de même, la « nation », pour l'étude de ses relations d'échange, était-elle réduite à l'hypothèse simplifi- catrice d'une parfaite mobilité des facteurs productifs à l'intérieur des frontières et de leur immobilité relative d'un pays à l'autre... Ce qui n'empêche sans doute nullement que soient pris en consi- dération de très nombreux critères, mais dans un autre contexte, pour la construction d'autres schémas ; ceux-ci auront laissé l'économiste indifférent - du moins tant qu'il n'aura pas senti la possibilité de les intégrer dans son analyse et, par exemple, d'en faire les variables indépendantes d'un système d'équations permettant d'interpréter le développement de la production et des échanges.

Incessamment, l'économiste se sent attiré par les explica- tions de caractère sociologique et voudrait bien les faire siennes. Nous pourrions reprendre les mêmes exemples et insister sur les efforts actuels soit pour tenir compte, dans la détermination des phénomènes de répartition, d'autres groupes sociaux que les classes (Jean Marchai) soit pour dégager, dans les relations économiques entre nations, le rôle d'autres éléments que ceux de l'analyse traditionnelle et notamment, avec François Perroux, ceux qui tiennent à V inégalité et aux effets de domination. Mais le succès de telles entreprises reste subordonné aux résultats obtenus sous l'angle de l'explication économique elle-même : ainsi Y économie dominante sera-t-elle caractérisée, de notre point de vue, par une certaine asymétrie dans les conditions de réa- daptation des balances de paiement.

Rappelons que Stuart Mill déjà, tout en résistant aux solli- citations d'Auguste Comte, avait tenté un renouvellement de l'enseignement classique en esquissant un passage de la statique économique à la dynamique sociale : il se gardait bien d'aller au delà de ce qui lui semblait scientifiquement possible. Plus proche de nous, Simiand voulait au contraire délibérément rejeter la vieille « économie conceptuelle » pour rejoindre Durkheim et les sociologues dans la voie des études expérimentales. Il ne faisait qu'illustrer, fort brillamment d'ailleurs, un type d'analyse nou- veau qui suscitait alors légitimement de très grandes espérances mais devait trouver, lui aussi, ses limites, inhérentes à l'objet même d'une recherche strictement économique : l'explication des alternances de prospérité et de dépression.

Or ne peut éluder, au départ, la nécessité d'un compartimen- - 39 -

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tage, lié à une affirmation d'autonomie dans la recherche. Cette nécessité, nous la retrouvons, par delà la diversité des attitudes et des tendances d'école - et compte tenu de niveaux d'abs- traction plus ou moins élevés des études poursuivies - chaque fois que les auteurs ont cru possible de dégager le jeu de certains délerminismes économiques - • et ceci, qu'il s'agisse de « lois naturelles », d' « automatismes », de « régularités statistiques », et de corrélation ou de « liaisons stochastiques »... Quelles que soient leur portée et leur rigueur, les exigences scientifiques qu'on s'efforçait de préciser ainsi n'apparaissent que dans cer- taines perspectives, grâce au recours à un appareil d'analyse et selon un cheminement intellectuel nettement caractéristiques d'une discipline particulière. On peut constater en revanche, le peu d'importance de tentatives subalternes faites après coup pour rendre plus « sociologiques » les explications de l'écono- miste en les nuançant, en faisant intervenir les différences de milieu et de coutumes, en les relativisant de quelque manière - tentatives fort honorables, sans doute, et qui ont pallié les insuffisances de méthode ou les prétentions excessives justement reprochées à beaucoup de tenants de 1'« orthodoxie » de la fin du siècle dernier - mais qui laissaient entier le problème qui nous préoccupe.

Il faut donc admettre franchement la très grande difficulté d'une alliance respectueuse des procédés spécifiques qui valent à chacune des disciplines en cause ses réussites les moins contes- tables. Notre enquête doit rejeter délibérément la tentation d'interprétations entièrement négatives et, finalement, carica- turales des efforts fournis sur les différents plans de l'analyse scientifique - interprétations qui s'attachent complaisamment aux bévues doctrinales des uns ou des autres. Ce n'est pas sans raison qu'on a pu railler, au début du siècle, une certaine tradi- tion pontifiante de Yhomo œconomicus ou s'indigner contre la dureté et le conformisme bourgeois de nombreux défenseurs du laisser-faire. Cependant, un adversaire résolu comme Marx, en dépit de la vivacité de ses polémiques contre Véconomie vulgaire, n'avait été que trop respectueux de l'enseignement classique, de son axiomatique et de son système d'analyse qu'il n'avait cessé de croire suffisamment explicatifs des carac- tères généraux du système économique lui-même. Et Veblen n'avait pas davantage réussi que naguère Fourier à substituer durable- ment à une certaine conception du jeu des intérêts (celle que s'efforce de rénover à présent notre collègue Daniel Villey) (1)

(1) L'ouvrage en préparation de D. Villey sur Le feu des intérêts cherchera sans cloute lui-même à avoir nettement une portée doctrinale ; quant à la déli- mitation de l'objet des recherches économiques, l'expression retenue indique

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DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES

une interprétation sociologiquement plus riche (en faisant valoir par exemple Vinsiincl of workmanship, le parental beni ou Y idle curiosili], toutes notions d'ailleurs toujours extrêmement sédui- santes pour des esprits non orthodoxes).

Nous devons nous incliner devant ce fait majeur : c'est par d'autres voies que s'est renouvelée YEconomie politique. Encore très mal connue, puisque insuffisamment distinguée de l'ensei- gnement traditionnel, l'analyse moderne bénéficie déjà, depuis Keynes, d'un prestige assez grand pour que les vieilles contro- verses puissent être immédiatement écartées de ce débat. Avec elles disparaissent déjà un certain nombre de recettes contre la tyrannie de l'interprétation orthodoxe qui risqueraient aujour- d'hui d'entretenir une confusion inutile quant aux voies et moyens d'échapper aux délerminismes économiques.

Il n'est pas étonnant que ce soit à deux économistes français de la fin du siècle dernier - Charles Gide et Léon Walras - qu'on doive encore les meilleures de ces recettes. A présent que s'es- tompe l'éclatant succès de ce g^nre d'ouvrages, on se rend mieux compte des équivoques entretenues par le recours systématique à Yhistoire des doctrines économiques : pourtant, Charles Gide avait réussi à en faire une magnifique machine de guerre contre l'orthodoxie de son temps. De même apparaît-il impossible de maintenir aujourd'hui la stricte division entre Y Économie pure, d'une part, et Y Économie appliquée ou Y Économie sociale d'autre part : il ne semble pas douteux que Léon Walras, en l'établis- sant, ait voulu lutter également contre l'envahissement de la science économique par les plaidoyers de doctrine libérale ou, comme il le disait lui-même, par les écrits de ceux qui ne cessaient de « pratiquer le monopole à l'enseigne de la liberté » (1).

Enregistrons simplement l'échec personnel de Léon Walras qui ne réussit pas à retenir l'attention sur sa recherche de V idéal social, tandis que son « économie pure » a paradoxalement servi de justification systématique au régime économique existant. Et regrettons de ne pouvoir discuter longuement des services rendus par l'enseignement de l'histoire des doctrines, qui avait notamment permis, sous la plume de Charles Gide, de montrer la nécessité d'un dépassement de l'Économie politique tradi- tionnelle. Mais qu'il s'agisse de la synthèse méditée par un seul auteur ou du jeu d'opposition entre les constructions idéolo- giques d'un grand nombre de penseurs aux objectifs les plus

la volonté de s'en tenir à une conception rigoureusement orthodoxe et, comme telle, apparaît extrêmement significative.

(1) L'expression figurait précisément dans une lettre de Léon Walras à Charles Gide, se félicitant de la création tardive d' « une économie politique indépendante » dans le cadre des Facultés de Droit.

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divers, libéraux, socialistes ou réformateurs sociaux, il n'est sorti de ces tentatives aucune méthode sûre pour combiner l'enseignement des délerminismes économiques avec celui des autres déierminismes sociaux - ou, si l'on préfère, de fonder une sociologie économique sur des bases sûres.

Nous avons donc le sentiment d'un très grand vide. Nous ne pouvons avoir la prétention de le combler d'emblée. Mais il nous a semblé, à la lecture du dernier livre de Georges Gurvitch, qu'il fallait reprendre par la base l'effort autrefois tenté, plus ou moins consciemment et sur des plans très différents, par ceux qui ont fait figure de grands doctrinaires. Ce n'est ni par une meilleure définition des objets respectifs de l'économie politique et des diverses branches de la sociologie, ni même grâce à des confron- tations de caractère méthodologique qu'il serait possible de déblayer le terrain. Il faut avoir le courage de reprendre un vieux problème, désormais de plus en plus esquivé dans les recherches contemporaines - où la notion même de loi économique apparaît de plus en plus rarement : quelle est donc notre conception des délerminismes économiques ? Est-elle toujours celle de l'enseigne- ment classique sur laquelle Marx lui-même avait fait fond pour la plus grande partie de son analyse économique ? N'y a-t-il pas, au contraire, de très profondes différences entre cette concep- tion de la nécessité, s'attachant à Vinéluclable, à V irrémédiable et à Y irréductible, et celle des économistes modernes - dont l'analyse fait incessamment intervenir les choix et les propensions, les équations de comportement et les modèles - différences telles que nous devions désormais établir une très nette distinction entre deux voies d'approche, ou, si Ton préfère, deux moyens d'assurer le passage entre nos disciplines - compte tenu, bien entendu, des transformations survenues du côté des études sociologiques ?

I. - Les délerminismes économiques et V interprétation tradi- tionnelle. - II semble que, par crainte d'être entraînés, à la suite de Marx, vers la philosophie de l'histoire, beaucoup de sociologues contemporains ne réservent plus aux questions économiques qu'une attention assez faible. Peut-être, en effet, serait-ce encore pour eux un danger réel de s'y engager - si tant est que ce penchant vers l'histoire dut être systématiquement condamné. Il ne semble pas possible, en effet, de cantonner la réflexion économique dans un domaine nettement délimité. Même à l'heure actuelle, où la définition orthodoxe de notre discipline - celle qu'a donnée le professeur anglais Lionel Robbins - exclut toute appréciation des fins : ce serait (en suivant une traduction litté- rale) la science qui étudie le comportement humain en tant que

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relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs. Le même auteur se garde bien d'avoir voulu exclure toute incursion de nos collègues au delà de frontières si mal tracées : ainsi conçue, en effet, l'Économie politique n'apporte en elle-même aucune solu- tion à aucun problème important de la vie (1).

On conçoit la tentation de l'économiste moderne. S'il croit véritablement, par exemple, que le régime fondé sur la maxima- tion du profit possède une rationalité qu'il est seul à bien appré- cier, il voudra le faire comprendre : il exigera que le changement souhaité, par ceux qui reprochent au capitalisme d'engendrer une trop grande inégalité des revenus, ne soit décidé qu'avec une pleine conscience de la nature du sacrifice qu'il entraîne (2). Le choix sera fait par d'autres que l'économiste sans doute, puisqu'il s'agit des fins à poursuivre et non des voies et moyens de les atteindre. Mais celui-ci s'interdira-t-il, au moment de ris- quer son plaidoyer, de s'interroger sur d'autres sacrifices, à prendre également en considération dans l'un ou l'autre sens ? A quels experts fera-t-il confiance pour compléter ou rectifier son bilan - et qui finalement sera donc qualifié pour la juste pesée que le Pr Robbins, dans une transposition sans doute auda- cieuse de la démarche de l'économiste orthodoxe, désire voir s'effectuer à une instance ultérieure ?

On trouverait cependant une très grande sauvegarde à voir assurer ce respect loyal des limites de la science économique : à condition d'être consciente de celles-ci, l'orthodoxie en viendrait même à se nier définitivement, à ne plus nous permettre de nou- velles incursions dans un domaine qui n'est pas le nôtre sans avoir cherché ailleurs d'autres éléments de réponse. En revanche, nous savons que les sociologues, dans la mesure, où ce sont eux qui rassemblent le plus grand nombre de ses éléments, ne prétendent pas davantage être en mesure de dicter la décision finale. Peut- être précisément voudront-ils, avant tout, nous mettre en garde contre une excessive confiance dans cette conception de Robbins d'une cascade de choix plus ou moins savamment effectués - conception qui avait été déjà exprimée par Pareto lorsqu'il avait voulu réserver une part très large aux enseignements de la sociologie (3).

Si nous remontons à des interprétations plus naïves du rôle de l'économiste, nous comprenons mieux le besoin qu'il a si longtemps ressenti de transgresser délibérément ce qui semblait être son domaine propre : la richesse des nations d'Adam Smith,

(1) Cf. L. Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science écono- miaue, trad, fr., chap. I, p. 30 et préf. de la 2e éd., p. 10.

(2) Cf. Robbins, op. cit., p. 149. (3) Pareto, Manuel d'économie politique, chap. I.

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JEAN WE IL LER

ramenée bien vite à celle des individus. Cette conception subal- terne de la vie heureuse et du bonheur que V Éthique à Nicomaque décelait chez ceux qui s'attachent à « l'abondance des biens exté- rieurs » devenait au xixe siècle si envahissante que la hiérarchie aristotélicienne en était entièrement renversée. Science des voies et moyens déjà, sans doute, mais non encore axée sur cette vision globale de la rareté des ressources disponibles pour être affectée à des fins de bien-être (1), et pénétrée de toutes parts de courants philosophico-politiques, utilitaristes et hédonistiques, aussi bien que libéraux et individualistes. Petite mais redoutable science (la dismal science de Carlyle, celle que Victor Hugo devait accuser de donner une apparence de nécessité à des fictions profi- tables (2)...) discipline qui se voulait à la fois descriptive et pres- criptive (le modèle de ces « sciences morales et politiques » du xixe siècle (3)), l'Économie politique traditionnelle se présenta surtout à ses adversaires comme une science de Yobstacle. Ses lois peuvent être enfreintes mais ceux qui rêvent de transformer le monde ont tort de les méconnaître : elles se vengent si on ne leur obéit pas. D'autre part elles ne sont pas seulement formulées, comme souvent encore aujourd'hui, en termes de statique : elles excluent toutes transformations profondes, tout passage d'un système à un autre ; elles sont permanentes, naturelles, sinon même, comme chez les Physiocrates, providentielles... Elles sem- blent cependant devoir perpétuer la misère.

Mais il ne servirait de rien de revenir aujourd'hui sur toute une littérature banale concernant des nuances d'interprétation de plus en plus subtiles quant à la nature des lois économiques : laïcisées et « mécanisées », elles étaient devenues ces simples automatismes régulateurs auxquels s'attaquait la critique de beaucoup d'économistes français entre les deux guerres (Aftalion notamment) et que, depuis la grande dépression, on songe beau- coup moins à nier qu'à utiliser, dûment rectifiés et réadaptés, comme, après tout, on le fait normalement d'éléments méca- niques - ceux d'une machinerie dont le fonctionnement peut être effectivement contrôlé et dirigé.

S'il s'agissait de suivre l'évolution des esprits, on constaterait (1) Robbins dit encore « bien-être matériel » et dénonce chez la plupart de ses prédécesseurs « tout au moins dans les pays anglo-saxons », une défini- tion matérialiste de V économie (op. cit.. d. 19 et suiv.i. (2) Nous nous excusons de ne pouvoir retrouver la référence de ce mot

peu connu de Victor Hugo, récemment rappelé par François Perroux, et d'ail- leurs donné comme sujet de leçon d'Histoire des doctrines économiques au Concours d'agrégation de science économique de 1954.

(3) II faut aller vite sur tout ceci, qui est très connu, mais très discrédité aujourd'hui. On admet des ambitions analogues à celles de la praxis de Marx, qui, allant beaucoup plus loin, rejoint des problèmes sociaux fondamentaux. Mais, sur le plan de l'analyse économique, l'élimination des considérations normatives est de plus en plus exigée.

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que, pour certains, le retournement a été complet. Ce que reprochent, non sans insistance, les inarxistes d'aujourd'hui aux économistes modernes, notamment aux disciples de Keynes, c'est (à tort ou à raison - et nous devons réserver, pour l'ins- tant, la question) leur indéterminisme, exagérant ainsi démesu- rément lés possibilités offertes au dirigisme au sein d'un même système économique. En réalité, tout en prenant note de ce. renversement de perspectives, d'autant plus remarquable qu'il consolide à d'autres égards Y orthodoxie, en annulant les efforts critiques des annéefe antérieures, nous ne devons pas être dupes de narrations très superficielles du mouvement actuel, ni surtout des engouements ou dénigrements qu'il a suscités.

Fondamentalement, l'interprétation traditionnelle, débar- rassée de ses outrances apologétiques, a conservé un incontes- table prestige. Elle a du être incessamment révisée. Mais par delà l'œuvre des épigones on retrouvait la caution des philo- sophes professionnels de l'époque classique : - d'Adam Smith à Stuart Mill. Insuffisante, puisqu'ils n'avaient pas eu conscience de voir surgir du libéralisme économique un type d'organisation nouveau (et, lui-même, nécessairement transitoire) cette caution fut singulièrement renforcée par Karl Marx. En acceptant la limitation des déterminismes économiques au fonctionnement d'un système, on dissipait la principale erreur de cette interpré- tation. Erreur qui tenait moins au caractère inflexible de cer- taines relations qu'à la confusion, sous le vocable « loi », de cer- taines exigences structurelles et institutionnelles, d'une part, et de schémas de raisonnement nécessairement incomplets, du fait du niveau d'abstraction auquel ils se situent, d'autre part. On sait que la statique économique avait supposé, plus ou moins implicitement, un monde sans profit et sans déséquilibre, sans chômage à l'intérieur des pays, sans endettement dans les relations économiques extérieures et, par conséquent, sans expansion internationale des capitaux, etc.

Il n'est pas possible d'approfondir ici tout ce qui concerne ce .dernier point. L'usage qu'on peut faire des procédés d'analyse abstraite est très différent aujourd'hui. Et, à toutes les époques, selon les, capacités et la loyauté de ceux qui les utilisaient, ils ont pu servir soit à masquer les plus importants problèmes soit à les traiter méthodiquement, par approches successives. On ignore encore si les relations d'économie pure ont toujours une portée fondamentale ou si ce ne sont pas plus souvent les relations caractéristiques d'un certain régime (1). De toutes

(1) C'est sous le titre Economie pure da capitalisme qu'E. Ántonelli a repris ses anciens Principes d'économie pure, publiés en 1914, avec d'ailleurs une référence explicite, en sous-titre, au régime de libre-concurrence.

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façons, il a fallu incessamment ajouter ou retrancher. Parti de la synthèse classique, l'économiste a retranché beaucoup d'éléments caractéristiques d'un système rigoureusement determ- inine afin d'épurer l'analyse traditionnelle de l'offre et de la demande - à tel point qu'il n'a souvent l'impression aujourd'hui que d'apporter des instruments d'étude : c'est un peu comme s'il avait à se servir d'une de ces premières machines automatiques dont il fallait incessamment changer les cames - travail qu'il laisse faire à d'autres.

Ces « autres » ? Ceux qui voulurent ajouter pux déterminismes classiques : ils acquirent rarement droit de cité parmi les écono- mistes, si ce n'est à titre précaire. Il faudrait avoir le temps de méditer sur l'échec des optimistes, à la Bastiat, cjont le message avait d'ailleurs été singulièrement rétréci par le conformisme des disciples. Vers 1848, conscients du caractère implacable des déterminismes économiques qu'ils affirmaient, face aux socia- listes et réformateurs sociaux, ils avaient contribué à faire de notre discipline une science de Y obstacle - celui sur lequel, dans l'immédiat, viendrait buter toutes les revendications de mieux- être. Obstacle inhérent à la rareté des ressources encore exploitées mais qui serait progressivement éliminé grâce aux progrès suscités par un régime économique efficace. Devant conduire très vite de la propriété à la communauté, ce régime de liberté verrait s'évanouir une à une les critiques de ces adversaires. Ainsi seulement devait-on comprendre l'existence d'une véritable « harmonie des intérêts » (1).

Cette réconciliation dans Y abondance est un thème fonda- mental, qu'on a vu souvent resurgir, avec plus ou moins de succès d'ailleurs, sous la plume d'auteurs très divers. Mais si la tentative des libéraux optimistes a sombré finalement dans le ridicule, c'est sans doute à la pauvreté de leur analyse sociologique qu'on le doit. On ne leur reprochera pas tant la méconnaissance d'un certain nombre de déterminismes économiques, susceptibles de freiner l'évolution prévue, que l'ignorance de tous les autres déierminismes sociaux à prendre en considération pour parvenir à une vision d'ensemble. En somme, ils n'avaient pas assez « ajouté » à la leçon des classiques. Plus tard, un Schumpeter saura s'en souvenir (2).

Le plus souvent, ce n'est pas pour renforcer l'enseignement

(1) Les économistes optimistes, tout comme les classiques, s'exprimaient en termes de valeur-travail. L'élan le plus puissant venait déjà des Etats-Unis. S'exprimant en termes lyriques, Carey saluait l'anéantissement des valeurs : Glorifier la valeur, c'est glorifier V obstacle... [

(2) Cf. Jean Weiller, L'économie sociologique de J. Schumpeter, Cahiers internationaux de Sociologie, 1951, vol. XI.

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traditionnel mais pour échapper au déterminisme apparemment irrémédiable des conclusions orthodoxes que les auteurs auront voulu ajouter quelque chose aux schémas de l'économie clas- sique. Mais les causes d'échec semblent avoir été analogues : l'ignorance systématique du jeu d'autres délerminismes. On vou- lait éluder tout ce qu'avait dégagé une discipline jugée incomplè- tement informée. C'est pour y trouver des raisons d'incertitude qu'on se réfugiait dans l'histoire et non pour s'en servir comme un moyen de sélection des « données » à faire effectivement intervenir dans la construction d'un modèle explicatif ou même de contrôle méthodique des hypothèses de travail de la science économique.

Il y a peut-être une certaine injustice dans le dédain aujour- d'hui affiché à l'égard des deux écçles historiques allemandes et, quoique à un moindre degré, de l'institutionalisme longtemps en vogue aux États-Unis. Dans ce qui est généralement considéré comme un fatras d'études descriptives, on retrouverait tout d'abord, certainement, la volonté d'aller au delà d'une simple répétition d'éléments d'analyse scientifiques imparfaits et si souvent déformés par l'esprit doctrinaire. On pourrait y décou- vrir aussi, sans doute, une série de contributions valables à l'effort d'élargissement des perspectives scientifiques, grâce à un travail « inductif » ou « expérimental ». Dans ce sens, le progrès des méthodes statistiques permit, par la suite, d'incontestables succès (tout au moins pour la mise au point de l'étude des fluc- tuations économiques et pour le renouvellement des théories monétaires).

Mais les ambitions des adversaires des classiques étaient, au départ, beaucoup plus vastes et leur échec illustre précisément la difficulté d'efforts parcellaires dans le sens d'une synthèse de deux types d'explication qui ne peuvent se concilier d'emblée, même avec le recours à l'histoire. Il eût fallu vouloir poursuivre l'approfondissement des conditions dans lesquelles fonctionne effectivement un système économique concret avant d'en venir à l'analyse de ses processus de transformation. Il eût fallu ainsi opérer, à travers l'étude historique, la jonction entre déierminismes sociaux et délerminismes économiques. Et c'est pour s'être tracé un programme de cette envergure et y avoir consacré un labeur incessant - pour n'avoir notamment rien dédaigné de l'œuvre des économistes classiques (sinon de celle des épigones) - que Marx, sur le plan scientifique, a réussi tout au moins à être provi- soirement le médiateur entre une science économique, malheureu- sement déjà figée, et une sociologie générale en formation.

Il ne serait. pas possible, même de ce point de vue limité, de porter un jugement satisfaisant - non pas sur le marxisme,

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ce qui soulève de tout autres problèmes - mais sur ce qu'on peut attendre aujourd'hui d'une lecture attentive de certains fragments d'analyse, nettement définis, dus à Karl Marx. Récemment encore, nous avons pu constater que, de façon assez paradoxale, l'attirance de ce genre d'études était restée très forte sur des économistes contemporains qui, d'autre part, tenaient à se décla- rer très éloignés de la « doctrine » de Marx, de sa « métaphy-" sique », de sa « conception de l'homme et du monde » (1). Or, du point de vue de l'analyse strictement économique, il est incontes- table que tout auteur - Marx comme les autres - ne peut être utilisé que partiellement. Mais il est non moins évident que l'inté- rêt actuel de ses travaux tient précisément à la manière dont il a su aller au delà de cette analyse, redonner une certaine consis- tance sociologique à .des concepts d'économie abstraite (la classe sociale, notamment, substituée au fadeur de production, et que d'autres groupes ou catégories ne font que compléter encore dans une analyse moderne de la répartition) et finalement d'envisager dans leur ensemble les conditions d'une transforma- tion, sinon d'un éclatement des « systèmes économiques » (2).

Bien vite, l'attention se porte vers ce qui sera jugé inaccep- table, à tort ou ¿^ raison, mais qui est effectivement très loin de nos préoccupations d'économistes : disons, pour éviter précisé- ment de nous laisser entraîner dans les discussions habituelles, qu'il s'agit de tout ce qui concerne le retentissement des transfor- mations économiques dans les autres sphères du réel ou sur les autres paliers en profondeur de la réalité sociale. Ainsi néglige-t-on le plus souvent de mettre l'accent sur ce qu'il serait tout aussi intéressant de dérober à Marx que ses instruments d'analyse économique sans poser davantage l'ensemble des problèmes phi- losophiques soulevés par le matérialisme dialectique - et notam- ment par celui du retentissement de V économie dans le domaine du sacré. D'ailleurs, bien plus que de l'influence de 1' « infra- structure » sur la « superstructure », il faudrait, pour s'exprimer en. termes de marxologie, prendre en considération l'autre phase du mouvement dialectique, celle qui apparaît à l'économiste comme une sorte de choc en retour dont le sociologue est mieux apte à saisir la manifestation.

En reprenant le cfébat au point où nous l'avions laissé par ailleurs, mais sans davantage prétendre en renouveler les termes, nous voudrions seulement rappeler la très large zone d'accord quant au jeu des déterminismes économiques entre disciples de"

(1) Cf. Jean Weiixer, Les économistes contemporains devant la pensée marxiste. Critique, mars 1956.

(2) Cf. A. Piettre, Les trois âges de l'économie et notre commentaire précité.

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Smith et disciples de Marx. Dans l'interprétation traditionnelle, les lois économiques sont bien inéluctables et les remèdes imaginés par les « interventionnistes » ou les « réformistes », inopérants, sinon nocifs. Le désaccord portera sur la conclusion marxiste : la nécessité de voir tôt ou tard exploser le « système » et la possi- bilité d'un socialisme viable (ceci, sous réserve de très importantes évolutions d'idées à cet égard, notamment avec Schumpeter, il y a une quinzaine d'années).

D'autre part, on voit très différemment délimiter, selon les auteurs, l'importance de cette zone soumise à un jeu d'enchaîne- ments scientifiquement repérables. Celle-ci dépasse très large- ment l'ensemble des phénomènes réputés « économiques » au sens le plus strict de l'analyse courante, mais elle caractérise le « système économique » et ses exigences, jugées irréductibles dans l'interprétation traditionnelle (1). Laissant de côté, au moins provisoirement, toutes les difficultés soulevées par la déter- mination de cette zone où l'influence des relations économiques serait effectivement prédominante - et définirait donc le « sys- tème » - il resterait à déterminer si les points de rupture sont bien ceux qu'avaient prévu Marx et dans quelle mesure on y retrouve l'action d'autres déter minis mes, étudiés parle sociologue, ou celle, imprévisible, de la liberté humaine...

Formulés abstraitement, cet ensemble de problèmes pour- ront apparaître difficiles à faire renter dans le cadre d'aucune des disciplines actuelles. C'est que, précisément, nous n'avons plus les mêmes conceptions des lois économiques ni, plus générale- ment du jeu des déterminismes, notamment en matière sociale. ' Plus concrètement, on reconnaîtra que les points de rupture ainsi repérés aux différents plans de l'analyse marxienne (contradic- tion fondamentale entre le mode de production et les rapports de production ; liaison entre les antagonismes de classes et le degré de concentration des entreprises ; acuité des crises économiques) sont encore de ceux qui préoccupent le plus les esprits - dans les sociétés de type occidental - et ceci en dépit des très grands changements survenus dans l'interprétation de tous ces phéno- mènes envisagés en eux-mêmes.

Cependant, de notre point de vue, tandis que le domaine

(1) Voici ce que nous avions précédemment admis (art. cit., p. 278) : Tous les grands économistes ont, comme Marx, commencé par délimiter un domaine - ou, plus exactement, un champ de forces - nullement homogène et où Von retrouve, bien entendu, tout un jeu de réciprocité d'influences mais suffisamment à Vabri d'autres forces « extérieures » pour qu'on puisse y dégager Vaciion d'un certain déterminisme, domaine de V « endogène », de V « autogène », de ce qu'on a* cru longtemps à Vabri de l'intervention de VElal ou de V administration... Qu'on le veuille ou non, il y a bien eu toujours un assez large accord sur cette zone de déterminisme économique, et ce n'est pas à ce stade de la discussion que Schumpeter se serait détaché de Marx.

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CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE

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des études économiques devait se définir de plus en plus stric- tement, Marx conservait ainsi paradoxalement la clef de tout renouvellement. Il restait celui qui, tout en affirmant le plus énergiquement le caractère inexorable des lois du système, avait taillé les plus larges brèches par où passeraient, un jour ou l'autre, les influences du dehors. Qu'il s'agisse là de déierminismes d'un autre ordre ou de liberté, la pensée de l'économiste devait rejoindre celle du révolutionnaire, dans l'attente. du désastre qui seul viendrait bouleverser l'apparence immuable d'un jeu de forces purement matérielles.

II. - La crise du déterminisme et V analyse économique contem- poraine. - On ne s'étonnera pas des remous qu'avait entraîné, pour l'économie politique, l'affrontement de deux types d'inter- prétation où le déterminisme semblait obtenir une place prépon- dérante. La situation que nous venons de retracer n'était-elle pas le résultat de quelque erreur de méthode ? Il ne semble pas exagéré de dire que, parmi les réactions qu'a suscitées le marxisme la réaction méthodologique n'a pas été la moindre - entraînant l'orthodoxie économique dans la voie de refuge du nominalisme, du subjectivisme et de la psychologie d'introspection.

Ce n'est pas seulement pour notre discipline que des rappels à l'ordre furent incessamment adressés par des auteurs, pourtant eux-mêmes dominés par des préoccupations doctrinales. A lire les ouvrages des derniers disciples de l'école psychologique autri- chienne - un von Mises ou un Hayek - il semblerait que la victoire méthodologique précaire de leurs devanciers, en inter- disant toute incursion au delà des limites d'une théorie stricte- ment définie, se confondit avec une victoire politique sur le socia- lisme de Bebel (ou d'autres disciples sociaux-démocrates de Marx) dont l'œuvre, en effet, peut être jugée périmée (1). Mais était-il si nécessaire, sut le plan des études scientifiques, de laisser comme un « no man's land » où la réponse à des questions très précises serait renvoyée à un mode de connaissance non scientifique ? Fallait-il abandonner au libre jeu des appréciations « doctrinales » tout ce que tendrait à rassembler aujourd'hui une discipline encore aussi incertaine que la sociologie économique et, par crainte de tomber dans une « misplaced concreteness » ou un « réalisme

(1) Reprenant ainsi un combat de la fin du siècle dernier contre la manière scientiste de traiter les phénomènes sociaux (selon l'acception du terme « science » du New English Dictionary de 1867) F. A. Hayek annonçait récemment : Nous gardons pour une étude historique détaillée la démonstration que le programme socialiste dérive en fait de ce genre de philosophie scientiste. Cf. Scientisme et sciences sociales (Scientism and the study of society, trad. R. Barre, p. 123). Dans ce petit volume, les principales références concernent cependant Montesquieu et les Physiocrates, Comte, Durkheim, etc.

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conceptuel », allait-on s'interdire de traiter les ensembles sociaux..* « économie », « capitalisme » ou « nation » - du moins, selon d'autres techniques que celles longtemps imposées à titre exclu* sif par l'école de Vienne pour l'interprétation néo-classique des phénomènes économiques ? (1)

II ne nous appartient pas de reprendre ce problème dans son ensemble - et ce n'est d'ailleurs pas les querelles de méthode, pourtant encore si importantes, qui permettraient de dégager rapidement quelques traits significatifs des très profondes trans- formations de l'analyse économique contemporaine. A chaque étape, nous pourrions retrouver le témoignage des apports essentiels obtenus, sur des plans différents, par des méthodes réputées antagonistes. Simiand n'avait pas davantage réussi à faire triompher une « économie expérimentale », malgré sa très belle étude des comportements de groupes sociaux au cours des alternances de prospérité et de dépression, que les théoriciens néo-classiques à enfermer l'Économie politique dans le subjecti- visme du calcul des échelles de préférence ou des courbes d'indif- * férence. A présent, une nouvelle étape semble franchie, dont notre collègue André Marchai dressait récemment le bilan, en saluant le passage décisif de la microéconomie à la macroéconomie et de Yapproche statique à Vapproche dynamique (sous des formes d'ailleurs diversifiées) (2). Nous voudrions plutôt prendre appui sur les conclusions d'une étude de ce genre. A l'opposé des récents réquisitoires des derniers théoriciens de l'école néo- classique, elle tend à porter témoignage en faveur d'une large pénétration de la sociologie dans le domaine de l'analyse écono- mique et d'un rapprochement très étroit, voire d'une « conver- gence », des points de vue des historiens et des économistes, aussi bien que des économistes et des sociologues (3).

Cependant, il ne faut pas se départir d'une très grande prudence à cet égard. Quelques performances, surtout lorsqu'elles ne sont pas dans la ligne d'un enseignement fondamental, risquent toujours de rester sans lendemain. A côté de ceux qui essaient incessamment, fût-ce áu prix d'une trop grande audace intellec-

(1) Hayek, op. cit., p. 56 et suiv. (2) André Marchal, Méthode scientifique et science économique, t. il,

Problèmes actuels de l'analyse économique : ses approches fondamentales. (3) Certains passages vont très loin dans ce sens. Cf. par exemple, p. 108

(nécessité d'adopter « une conception analogue à celle que défendait naguère Auguste Comte, pour qui l'économie politique serait vouée à la stérilité en se séparant de la sociologie »), p. 120 (« il n'est que juste de reconnaître à Marx le mérite de s'être toujours refusé à admettre le découpage des diverses sciences sociales en sciences particulières et autonomes »), etc. Cependant, l'auteur est de ceux qui ne semblent nullement guidés, comme le montre d'ailleurs l'en- semble de l'ouvrage, par aucune passion doctrinale, ni davantage par un « scientisme » aveugle.

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tu ell e, d'ajouter au bagage des connaissances acquises, nous retrouverons sans doute, aujourd'hui comme hier, ceux qui retranchent impitoyablement ce qui n'a qu'une portée de recherche originale et ne saurait donc être inlassablement enseigné. Ces derniers, défenseurs ou fondateurs d'orthodoxie, ne nous ont point semblé généralement moins doctrinaires que les précé- dents : ils éludent beaucoup de problèmes essentiels et croient ainsi souvent les avoir supprimés. Mais ils nous permettent de prendre conscience de ce qui garderait valeur de déterminisme, compte tenu de l'acception qu'on croira pouvoir donner désor- mais à ce mot.

Dans le travail qu'avaient accomplis les économistes néo- classiques de la fin du siècle dernier, derrière les nouveaux raffi- nements de méthode (consécration des mathématiques abstraites et principe de l'équilibre général, approfondissement des inter- prétations de psychologie individuelle et recours au procédé marginaliste, etc.), il n'était pas difficile de découvrir ce à quoi l'on était définitivement convié à renoncer. Avec la suppression définitive de larges fragments des démonstrations théoriques, il s'agissait de tout l'effort classique pour déterminer rigoureu- sement les conséquences du mécanisme des prix et les « lois de la répartition » (théorie de la rente du sol, théorie du salaire mini- mum, loi tendancielle de la baisse du profit, etc.).

Il n'est plus besoin d'insister sur l'appauvrissement de la science résultant de l'abandon d'une « dynamique grandiose » (ricardo-malthusienne). Crise du déterminisme ? Ce qui restait entre nos mains gardait valeur d ' « appareil d'analyse ». Mais ainsi, pour conclure, nous devons chercher incessamment des compléments d'explication que nous croyons parfois, à tort ou à raison, de caractère sociologique (1).

Très profonde, la transformation qui s'opère dans notre discipline depuis une vingtaine d'années tient moins à la richesse et à la diversité. de ces compléments que : Io A une utilisation très différente de la science constituée - ou plutôt des éléments d'analyse qui en subsistent ; et 2° Aux orientations nouvelles de la recherche. Ne vaut-il pas mieux en apprécier ici les inci- dances de façon pragmatique, quitte à renvoyer aux bilans métho- diques des très précieuses et souvent étranges acquisitions effec- tuées depuis la « révolution keynesienne » et les réactions assez contradictoires qui l'ont accompagnée (2) ? Nous devons enre-

(1) Cf. André Marchal, op. cit., .t II, et surtout La pensée économique en France depuis 1945. Le fait que cette croyance - ou, peut-être, cette prise de conscience - soit surtout visible en France est à noter. Il reste douteux qu'elle ait une influence prédominante.

(2) Cf. E. James, Histoire de la pensée économique au XXe siècle, P. U. F., 195 o, t. II.

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gistrer, en tout cas, le passage de la consigne du « laissez- faire » à des mots d'ordre de politique économique et à certaines formes de planification : c'est, paradoxalement, ce mouvement des esprits qui a permis de débarrasser la science des falsifications du vieil enseignement normatif - frappé de désuétude, au grand étonnement de beaucoup de « doctrinaires » qui souvent, jus- qu'alors, ̂'ignoraient eux-mêmes.

C'est là un résultat d'ordre purement intellectuel, absolument indépendant de l'efficacité pratique des mesures d' « économie dirigée » et du caractère prescriptif ou simplement prévisionnel des « planifications souples ». Le phénomène le plus carac- téristique semble bien encore avoir été le développement des formes oligopolistiques et monopolistiques de l'économie capi- taliste. Ainsi s'étaient imposés, à l'attention de tous, les chan- gements de structure au sein d'un même système. Joints désormais aux conséquences du « grand schisme » et de la coexistence de systèmes différents , ces changements ont ramené les écono- mistes à l'étude de problèmes délibérément écartés par leurs devanciers.

Le noyau de l'analyse moderne reste bien l'ancienne économie néo-classique, mais débarrassée de ses prolongements de doctrine justificative que, faute de mieux et en dépit des protestations des théoriciens de V économie pure, il était inévitable de voir réapparaître. Désormais, appelés à résoudre des problèmes particuliers de politique économique, nous abandonnons, bon gré mal gré, ce genre de doctrine. Ce qui, dans l'ancienne optique, apparaît comme le résultat de la « crise du déterminisme » devient indispensable pour permettre l'action efficace.

Ainsi se refusait-on généralement, au début du siècle, à voir dans l'explication marginaliste, qui transposait le déterminisme à un niveau d'abstraction beaucoup plus élevé que la théorie classique, un simple schéma de pure statique, supposant notam- ment une situation sans profit, ni sous-emploi, ni anticipation de productivité accrue. Il fallait lutter contre l'idée que le salaire réel atteignait nécessairement le niveau de la « productivité marginale » dans une économie avec profit, que son relèvement dut entraîner inéluctablement le chômage et qu'il ne puisse jamais jouer un rôle stratégique dans une politique de réadaptation des structures nationales de production et d'échange (1). Nous

(1 ) Faut-il rappeler encore ici un « combat de jeunesse » ? Cf. Jean Weiller, Essai sur le mouvement protectionniste en Grande-Bretagne, Revue d'économie politique, 1931, III. Crise, chômage et néo-protectionnisme, p. 1428 et suiv. : discussion de la position de Keynes et tentative de réfutation de la « loi de Rueff » sur les salaires (qui insistait sur les éléments conjoncturels et structurels négligés en théorie néo-classique.

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sommes, au contraire, aujourd'hui, dans un monde qui reconnaît l'action syndicale et son efficacité - tout au moins à titre de « pouvoir compensateur » - ainsi que l'intervention éventuelle des pouvoirs publics. Veut-on y déterminer les limites d'une politique des salaires ? On ne dédaignera pas systématiquement le schéma marginaliste et, souvent même, il servira de cadre relativement rigide, à une interprétation qui fera intervenir d'autres éléments de détermination du taux ou de la masse des salaires réels. C'est à un économiste réputé orthodoxe comme Hicks qu'on devra, par exemple, l'introduction de courbes de résistance ou de concessions figurant, au cours d'une grève, l'évo- lution possible et l'équilibre hypothétique des prétentions res- pectives des groupes antagonistes (1). A l'inverse, il est clair que de tels graphiques ne sauraient suffire à répondre à l'attente de celui qui pose le problème du salaire réel, compte tenu des variations du pouvoir d'achat de la monnaie et qui le pose glo- balement, pour l'ensemble de la classe ouvrière, compte tenu notamment du niveau de l'emploi auquel l'adaptation sera obtenue.

En répondant ainsi à la première des questions précédem- ment posées, celle qui concerne l'utilisation actuelle de l'analyse néo-classique, nous voyons tout naturellement se dégager le besoin d'une adjonction d'éléments de nature très différentes pour parvenir à une détermination plus rigoureuse. L'attitude de l'orthodoxie a bien changé. Il ne s'agit plus de repousser, au nom de Y inéluctable et de Y irréductible, toute adjonction d'un caractère plus sociologique. L'outillage mental hérité de la géné- ration antérieure commande que, tôt ou tard et à l'intérieur de limites d'indétermination plus ou moins étroites, du moins à court terme - nous sachions suspendre notre jugement. Pour aller plus avant dans l'explication, il a fallu non seulement renou- veler les instruments d'analyse, mais. orienter différemment la recherche, faire appel à d'autres procédés de détermination.

Désormais, on ne rejette plus tout ce qui tendrait à ajouter aux schémas de fonctionnement, pour y apporter plus de préci- sion. Il ne faut donc pas confondre la tendance actuelle avec celle d'un sociologisme traditionnel qui, sans rien substituer aux explications économiques Valables à un certain stade de dévelop- pement, rappelle qu'elles ne peuvent être adaptées telles quelles à d'autres types de sociétés globales (et évoque, par exemple, les sur-

(1) Cette figuration de Hicks est aujourd'hui couramment reproduite dans les manuels. Elle ne fait que transposer un type d'illustration simple d'une situation de monopole bilatéral. Plus généralement, tout ce qui concerne la formation des prix dans les régimes de concurrence imparfaite fait intervenir des considérations de cet ordre (cf. Jean Marchal, Cours d'économie politique. * ' ÏII« Partie).

' * '

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vivances des « éléments mystico-religieux et magiques » dans les sociétés pré-capitalistes aussi bien que l'importance du servage ou du secteur artisanal pour expliquer le freinage de certains pro- cessus d'adaptation). C'est en poursuivant son propre effort de recherche que l'économiste, sans quitter la tâche qu'il s'est assignée, en vient à repousser progressivement les limites qu'il s'était assi- gnées. Les résultats en sont complexes, du fait même que cette poussée s'exerce dans différentes directions et sur des plans d'ana- lyse dissemblables. On est parfois ébloui du luxe de concepts, de procédés et de vocabulaires nouveaux utilisés par les théoriciens et les chercheurs dans tel domaine qu'on avait quelque temps négligé, mais nous ferons abstraction de tout ceci pour essayer seulement d'apporter quelques suggestions quant à la manière dont on peut répondre à la seconde question que nous avons crû devoir soulever : qu'attendre des nouvelles orientations de nos recherches (1) ?

Io S'agit-il de préciser les conditions d'une politique écono- mique efficace mais respectueuse, dans l'ensemble, de M économie de -marché ? La mise au point de certains schémas de fonction- nement n'aura été possible qu'en situant l'analyse au niveau de la macro-économie - autrement dit en prenant en consideration des quantités globales, quitte à redécomposer l'étude, chaque fois qu'il sera nécessaire, en fonction de considérations de structure. Les liaisons seront envisagées dans des perspectives de dyna- mique économique, compte tenu de déséquilibres et de décalages qui auront réclamé eux-mêmes des explications nouvelles. D'où la nécessité de faire intervenir un grand nombre de considérations qui ne sont plus de psychologie individuelle (comme du temps de Yhomo œconomicus et des « lois générales de la nature humaine » selon Suart Mill, de l'école psychologique autrichienne et des échelles de préférence ou mêoie de la dépréciation du futur à la Böhm-Bawerk... où les liaisons étaient toujours du type micro- économique). Désormais, ces préoccupations rejoignent les préoc- cupations de psycho-sociologie.

Mais il ne faudra pas s'étonner que, sur ce plan, les « prélève- ments » des ̂ économistes restent extrêmement limités. Ils ont pu, depuis Keynes, évoquer des « incitations », des « propensions », ou des « préférences », utiliser systématiquement, à l'échelle des comportements globaux, les concepts marshalliens d'élasticité des offres et des demandes ou, plus récemment, faire une place à I' « effet Modigliani » ou au « démonstration effect » de Dusen- berry, à cette « relation d'insatisfaction » que P. Dieterlen

(1) Sur leur contenu, cf. les ouvrages précités de E. James et A. Marchal ainsi que les récents cahiers de l'I. S. E. A. signalés ci-après.

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reconnaîtra sans doute avoir lui-même retrouvée à partir de Tarde (1)... tous concepts liés à des attitudes et réactions collec- tives dans l'utilisation des revenus. Tant qu'ils restent dans ce cadre de Yanalyse économique moderne, ils auront conscience de rester dans le cadre d'une même discipline et - pour avoir rendu l'économie plus sociologique, de n'avoir pas fait œuvre de sociologue.

Autrement dit, ils n'auront pas cherché à préciser l'origine ou les autres implications évoquées, mais simplement à détermi- ner les variables d'un jeu d'équations, à expliquer les décalages respectifs des courbes du revenu national et de l'investissement ou de la balance des paiements courants, par exemple... Notre intérêt n'est pas alors dans l'appréciation des comportements qui modifient une courbe mais dans celle des variations de la courbe elle-même. Et, souvent, l'on fait de très grands contresens en voulant interpréter sociologiquement les « notions » qui ont servi d'étiquette soit à des hypothèses de travail soit à des mesures économétriques (2). Simplement, nous devons réserver la possibi- lité d'une jonction entre les observations des sociologues et celles des économistes - jonction qui permettrait un véritable appro- fondissement des déterminismes psycho-sociologiques auxquels on croit ainsi pouvoir se référer.

2° Cependant, l'économiste veut-il aller plus avant dans l'explication ? Veut-il rechercher les répercussions d'ensemble d'une série de combinaisons économiques, les unes répondant à des décisions politiques, mais les autres conservant un carac- tère spontané ? Le temps n'est plus où l'on pouvait espérer que l'étude empirique des « cycles » de courte et de longue période en permettant de dégager de véritables régularités statistiques dans les alternances de prospérité et de dépression, donnerait la clef d'une science positive. L'économie est devenue consciente. Des efforts sont effectués pour prévenir les crises par des mesures « anti-cycliques » cependant que les effets inflationnistes des politiques gouvernementales, puis les mesures de « désinflation »,

Ü) Ce qui ¡a été aussitôt confirmé par l'auteur, au cours du colloque. (2) Nous n'avons pas évité nous-même de nous exposer à un contresens

de ce genre lorsque nous avons évoqué l'existence de préférences nationales (cf. notamment, Problèmes d'économie internationale, t. II, IVe Partie). On a cru parfois qu'il s'agissait là d'une notion impliquant, sur le plan économique, un complet indéterminisme, alors que l'expression, choisie selon les critères qui viennent d'être rappelés, témoignait de la très grande constance des politiques du commerce extérieur, révélée par certaines statistiques, en dépit de variations, apparemment capricieuses, dans le recours aux tarifs douaniers, la négociation des accords commerciaux, etc. V. notre récente explication à ce sujet : Les pré- férences nationales et l'évolution structurelle : comment interpréter l'évolution des échanges internationaux jusqu'à la première guerre mondiale. Revue des Sciences économiques, Liège, mars 1956.

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provoquent de nouvelles alternances. Mais l'analyse des fluc- tuations économiques a gardé une importance stratégique pour la connaissance, d'abord des attitudes et réactions des groupes sociaux en présence ; ensuite, du jeu de ce que nous appelons encore couramment les institutions et des limites structurelles à la répétition de certains phénomènes ; et, finalement, des condi- tions d'une croissance harmonisée (1).

Ces simples indications suffiront peut-être à montrer comment l'économiste d'aujourd'hui, même lorsqu'il cherche à se replier sur son propre terrain d'observation et d'analyse, à mettre en valeur de préférence des mouvements endogènes et à exclure le plus possible les « facteurs extérieurs » de son explication, n'en est que davantage conduit à répudier le déterminisme de « l'en- chaînement inéluctable », celui devant lequel la doctrine libérale du xixe siècle condamnait « à s'incliner ». Il ne le fait pas au profit d'un « indéterminisme » systématique, mais en faisant appel à d'autres éléments de détermination, à l'action des classes et des groupes, à l'intervention de l'État, aux structures organisées, etc. - tous autres éléments semblables à ceux qu'utilise l'analyse sociologique contemporaine. Autrement dit, on a écarté le postu- lat fondamental de Y économie concurrentielle selon lequel la mul- tiplicité des réactions individuelles (et le caractère entièrement subordonné des « plans » des petites firmes) ne permettrait pas de douter du caractère inflexible d'une loi supérieure à la volonté de tous. Mais l'explication économique réussit à intégrer, de façon d'ailleurs très variable et plus ou moins complète, le jeu des facteurs jusqu'alors négligés, y compris les décisions de caractère politique.

Il resterait à souligner le renversement des perspectives tra- ditionnelles dans le cas-limite de la planification. Les applications en sont d'ailleurs très diverses selon les pays,. leur système et leurs structures économiques, et surtout leurs niveaux de développe- ment respectifs. Mais toujours sa logique pousse à l'extrême les constatations qui viennent d'être faites. L'élément conscient, volontaire, inhérent à toute décision politique y apparaît prédomi- nant, et cependant on y retrouve, particulièrement accusées, les exigences du calcul économique et la nécessité de cohérence dans les ordres de priorité, dans le dosage et la répartition des ressources selon les secteurs et types d'activité. Ces exigences sont telles que les planificateurs déclarent souvent n'avoir pas « le choix de faire autrement ». La discussion d'une telle affirmation exigerait elle-

(1) Cf. la conception cL'Akerman des limites structurelles (op. cit.) celle de François Perroux, de la croissance harmonisée (notamment, dane Matériaux pour une analyse de la croissance économique, Cahiers de VI. S. E. A., 1955). V. aussi les cahiers : Niveaux de développement et politiques de croissance.

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Page 23: DÉTERMINISMES SOCIAUX ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES

JEAN WEILLER

même de très longs développements. On ne manquerait pas de reconnaître finalement cette dualité d'orientation qui caractérise nos recherches : d'une part, la soumission à une nécessité stricte- ment économique, celle de l'adaptation de ressources rares à des « fins » qui semblent déjà données ; et, d'autre part, une interro- gation sur les conditions dans lesquelles, au sein d'un «système » ou d'une « structure », sinon d'un «type d'organisation », et dans le cadre d'une politique ou d'un plan, s'interpénétrent ces consi- dérations de fins et de moyens, si bien qu'une analyse trop res- treinte, trop attentive à ne pas dépasser les limites de la science économique, devra toujours chercher ailleurs des compléments indispensables (1).

Tant qu'ils seront peu nombreux, et relativement faciles à préciser, ou qu'ils feront partie de cette vaste zone des connais- sances non scientifiques où s'aventurent les « doctrines », l'écono- miste lui-même restera le plus qualifié pour élargir le champ de son enquête. Mais, bien vite, pour persévérer dans la recherche des caractéristiques majeures du système et des structures qui s'imposent à lui, il devra, soit se muer en sociologue, soit aban- donner la partie. Ce n'est pas seulement par fidélité à l'Économie Politique que nous attachons beaucoup de prix à la première de ces deux possibilités.

Faculté de Droit, Université de Paris.

(1) Nous n'avons pu discuter ici la notion de type pur d'organisation de de W. Eucken. Celle-ci a pu rendre quelque service, mais, précisément, du fait qu'elle reste « purement économique », elle se heurte aux objections qui viennent d'être exposées. Cf. notre étude, L'économiste au travail, à l'heure des insuccès, Critique, juin 1953.

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