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DEUX ANNEES AD BRESIL

Deux Années au Brésil parte1

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"Não vá ao Brasil...quem vai ao Brasil? Só se vai ao Brasil se for nomeado imperador daquele país...você foi nomeado imperador do Brasil?" Com estas reflexões, o francês F. Biard abre as explicações de sua viagem ao Brasil, em meados do séc. XIX. Obra interessante pelas ilustrações e pela visão européia da época destas terras. Ilustrações de E. Riou. Paris. 1862. 693 pag. ilu.

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DEUX ANNEES

AD BRESIL

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PARIS. - IMPRUIEHIE DE CH. LAHURE ET CieRlies de fleurus, 9, et de'l'Quest, 21

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DEUX ANNEES

AD,

BRESILPAR F. BIARD

OUVRAGE ILLUSTR£ DE 180 VIGNETTES

DESSINE ES VAR E. RIOU

D'APRES LES CROQUIS DE M. BIARD

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"RUE PIERRE-SARRAZIN, N° 14

1862Dron. de lradaCL10tl reserve

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I

LA TRAVERSEE

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I

LA TRAVERSEE.

,Avan t-pl'Opos.- Les conseilJers au depart, questionneul's au retour.

- Motifs de ce voyage. - Londres. - Le palais de Sydenham.- Le steamer the Tyne et ses passagers. - Lisbonne. - Madere.- Teneriffe.- Saint-Vincent.- Le Pot-au-noir.- Fernambouc.

« Mon cher ami, dites-moi donc, je vous prie,d'ou. vous vient cette idee d'aller au Bresil? C'est unpays tres-malsain. La fievre jaune y est en perma­nence, et on assure qu'il y a la des serpents tres­venimeux. qui font mourir les gens en quelques mi­nutes.

- N'allez pas au Bresil, me disait un autre. Quiva au Bresil? On ne va pas au Bresil a moins d'etrc

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VOYAGE AD BRESIL.

llomme empereur. :f:tes-vous nomme empereur uuBresil?

- Comm~ cela se trouve bien! s'ecria un jourmon bottier. Quel bonheur que vous alliez de cecOte! Vous pouvez me rendre un service. Figurez­vous qu'un monsieur qui se disait marquis estvenu me faire. une commande, et lorsque quelquesjours apres je Ini ai envoye sa note, il etait partipour son pays, dans un endroit qu' on appelleBourbon. »

Je promis a mon bottier de faire tous mes effortspour obtenir de son marquis, mon futur voisin dequelques mille lieues, la somme qui lui elait due,ou tout au moins un fort a-compte. Par reconnais­sance mon homme me servit encore plus mal qued'habitude.

Je n'en finirais pas si je voulais chercher dans messouvenirs toutes les questions, toutes les demandesde service qui pleuvaient sur moi de toutes parts, etaussi tous les conseils que l'on me donnait pour memeltre en garde contre mille et mille accidents,dont je serais inevitablement la victime, si je nefaisais a la lettre ce qu'on me .prescrivait. D'abordje devais metire toujours de la flanelle, et portersans cesse des habits blancs, a cause du soleil. nfallait me defendre comme d'une ennemie mortelle(le la toile, fut-te de la batiste, mais en revanche i1m'etait permis d'user tout a mon aise de chemisesde coton et de bas de coton. Surtout je devaisme procurer, s'il etait possible, une cabine a babord,

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parce qu'en allant en Amerique .le pourrais ouvrirma petite fenetre pour profiter de la fraicbeurdes vents alizes. Or, j'ai fait" des bassesses pourjouir de cet inappreciable avantage, mais le venta toujours ete si fort qu on n'a pu ouvrir enroute que les fenetres de tribord, et j'etouffaisdans ma cabine. J'avais mis tout le magasin dela Belle-Jardiniere it contribution. Ce qu'il y avaitde plus sombre dans les nuances fut repous~e

impitoyablement par la personne qui m'accompa­gnait : elle ne vou]ut choisir pour moi que lescouleurs les plus tendres et bien it propos, car auBresil ~out le monde s'habille en noir, non-seule­ment pour all l' en soiree, mais au milieu memede la .lournee quand le soleil tombe it. plomb sur lestetes.

Depuis que je suis de retour, les question ontremplace les conseils.

« Vous avez dil avoir bien chaud! On dit quevous avez vecu avec les sauvages? Sont-ils me­chants? Vous devez avoir rapporte de bien .lolieschoses. Est-il vrai que vous ayez ete aussi dansl'Amerique du ord, au Canada, au iagara? Alorsvons avez vu Blondin? Existe-t-il reellement oun'est-ce qu'un canard? »

J'avais prevu que .le serais assiege de ces ques­tions. Je n'avai.s pa oublie qu'au retour de monvoyage au pOle ord on m'avait demande pen­dant deux ans et pIu si j'avais en bi.en fraid.Par prudence j avais done apporte de Jew-York

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une epreuve stereoscopique qui represente Blonrunsur "sa corde. Des qu'on prononce le nom de cethomme, je tire aussitOt de ma poche ce temoignagepresque vivant d'une pose qu'il affectionne, et celam'evite une explication. Helas! pour l'article dessauvages, ce n'est pas aussi facile, et je ne puisemporter avec moi dans tout Paris les portraits demes compagnons de la foret vierge et autres lieux,que j'ai representes avec la fidelite la plus scrupu­leuse, mais non sans quelque difficulte, je l'avoue.

Je m'apergois, du reste, qu'apres avoir parle desquestions qu'on m'avait faites avant mon voyage,je n'ai rien dit de mes reponses. Pour en finirmcme avec ceux qui ne m'ont pas interroge dntoilt, je reviens un moment sur ce point, tout endeplorant la mauvaise habitude que j'ai de quittersouvent un sujet pour passer a un autre sans neces­site apparente. Le lecteur devra 'y faire et mepardonner.

Deux causes bien differentes m'ont engage aalleren Amerique.

Depuis hien des annees j'habitais le nO 8 de laplace Vendome; j'y jouissais d'un logement que jecroyais ne devoir jamais quitter; toute ma vie d'ar­tiste s'etait passee la. A chacun de mes voyages,des objets nouveaux etaient venus augmenter monpetit musee, et, comme l'amour-propre se glissepartout, j'etais fier quand on disait que j'avais,sinon le plus bel atelier de Paris, du moins le pluscurieux. Comment songer qu'un jOl1r viendrait OU

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un proprietaire detruirait d'un mot un edificeconstruit avec tant de peines et de soins! C'est cequi m'est arrive au milieu d'un reve commence il ya vingt ans. Des projets d'agranmssement ont etecause que j'ai du songer a quitter ce lieu Oll jecomptais vivre jusqu'a. la fin. J en appelle a tousceux qui ont ete expropries. Rien ne compense 1'ha­bitude. Je ne pouvais surmonter la tristesse quime suivait partout. Demenager I. .. je ne connaissaispas cela.

Enfin , voila le premier motif de mon voyage;un autre; tres-futile en apparence, l' a decide touta fait, en lui donnant un but que je n'avais pas en­core. Dinant un jour avec ma fiUe chez un de meamis, le hasard me pla~a pres d'un gen{nal belgehabitant Bahia depuis quelques annees. Nous cau­sames des merveilles qu'on trouve a chaque pasdans ce pays de feeries. « Et pourquoi ne viendriez­vous pas passeI' quelques mois au Bresil? me rut-il.Cette excursion vous retreroperait et vous ferait ou­blier vos ennuis. » Il ne m'en fallait pas tant pourme faire songer a la realisation d'un projet si enrapport avec roes gouts. En reconduisant ma tiUe it

son pensionnat, je lui fis part de la conversationque je venais d'avoir, et, en riant, je lui dis: c( Ehbien, si j'allais la-bas passeI' un mois ou deux, jereviendrais pour les vacances, ce serait comme sij'etais ala campagne, puisque je ne te vois passouvent pendant l'ete. »

Enfin, j'arrangeai mes petite affaires, et puisque

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le bon vouloir de mon proprietaire me faisait quittermon logement dans l'annee ·1859, il me parut toutsimple de m'en aller en 1858. On parle toujours ducourage qu'il faut clans les voyages cle long conI's.On cite les dangers, les privations de toutes sortesqui se presentent a chaque pas. Oui, certes, il fautdu courage, mais ce n' est pas pour faire face a undanger quelconque. L'instinct de la conservation.vpus y oblige d' ailleurs; l'habitucle emousse tout;on s'accoutume a vivre entoure de betes feroces; onne pense ni a la peste, ni a la fievre j aune, ni auxlions, ni aux ours blancs quand on a passe quelquesmois dans leur voisinage. C'est ce que j'ai pu con­stateI' depuis longtemps. Je me souviens de la cler­niere journee passee avec ma fille, des contes detoutes sortes dont je l'ai entretenue pour lui fairesupporter mon depart. Sur le poin de la quitter, ilfallait bien Ini cacheI' ce que j'eprouvais. Je llli di­sais bien gaiement qu'il n'y avail plus de tigres nide serpents qu'au Jardin cles plantes. Puis Dieu sa­vait les merveilleuses choses que j'allais rapporter.J'etais clevenu enfant; je jouais, et quand je mesuis trouve seul) bien seul au milieu de Paris, c'estla qu'il m'a faUu du courage pour ne pas revenirsur mes pas, ponr jouer la legerete quand j'avaisle camr brise.

Quelques affaires m'appelaient a Londres. Je fistransporter mes bagages au Havre et de la a Sout­hampton.

Le 5 avril '1858, je m'embarquai sur un bateau

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a vapeur anglais. En pas ant nr la Tamise, nousavons apergu le Leviathan, dont la grandeurextraordinaire a produit sur quelques commis voya­geurs, mes compagnons de cabine, un effet que j'e­tais loin de supposeI' a cles gens qui d'orclinaire onttout vu. J'avais fait la maladresse de porter avec moiuue de me manes, celle clans laquclle etaient lesparures neuves destinees a me faire ~riller a Rio.Heureusement que les clouaniers, apres une courteexplication, ont laisse entrer ces objets sans retri­bution. Des que mes affaires furent terminees, apresavoir revu cles amis bien chers, je suis retourne auPalais de cristal que j'avais visite deja depuis long­tem.ps. Tout Le moncle connait les merveilles cle Sy­clenham; tant de descriptions ont ete faites qu'il,n'y a rien a en dire. Ce dont on a le moins parlec'est ce qui m'interesse le plus. Dans la partie bassede cet immense terrain, on a place clans des posespittore ques, soit clans l' eau, soit sur la terre, les dif­ferents habitants des mondes qui nous ont precedes.La se 1;rouvent les premiers animaux, ceux dont laperfection n' est pas complete, les ptcrodactyles, lesplessiosaures, ces grancls lezards a cou de serpent,ces etres dont rien dans notre periode moderne nedonne une idee. Puis peu a peu vi.ennent les dino­toriums, les anoploteriums, les ours, les mastodontes,tout cela de grandeur naturelle. Ainsi on peut ap­prendre en promenan t ce qu'il faudrait etudier, etc'est si commode de ne pas etudier. Bien des gens nesavent pas comment se forme le c4arbon de terre, de

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quelle nature sont le granit, le marbre, les gres, etc.Regardez ces couches qu'on a expres arrangees pourvous, et dans une demi-beure vous pourrez profes­ser. J'allai ensuite faire quelques visites, et le che­min de fer m'a conduit de Londres a Southampton.La, dans une auberge dont j'ai oublie le nom, se trou­vaient plusieurs individus partant comme moi le len­demain ; ils parlaient beaucoup d'une beaute ita­lienne, passagere aussi sur notre teamer. 'etantguere dispose a causer, j'ai ete courir la ville malgrele ruauvais temps qui ne m'avait pas quitte depuismon arrivee en Angleterre. Nous sommes partis lelendemain 9 aout sur un petit vapeur qui nous adeposes pele-mele dans celui qui devait etre notrunivers pendant un mois.

Cette fois ce n'etait plus la douane dont j'avais eMsi content sur la Tamise. On m'a fait payer avantl'embarquement, pour surpoids de bagages, 2 livrespour une foule de details que j'ai oublies. Enfin onest parti. Je partageais la cabine n° 21, a bibor 1,avec un brave professeur, 'nomme Trinach, qui re­tournait au Bresil, on il avait vecu deja plusieursannees. Les deux ou trois premiers jours ont etecmployes a s installer, a se grouper convenabl ­ment pour les repas, les Frangais ensemble, lesAnglais d'un cOte, les PorLugais, les Bresiliens del'autre, etc. Puis il s'agissait de savoir quels etaientles compagnons avec lesquels on devait vivre.

Le bruit s'etait repandu quelques heures apresnotre transbordement du petit vapeur sur le 1Jrne

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qu'un prince allemand etait ahord; il allait, disait-on,se marier a Lisbonne avec une princesse de Portu­gal; rien d' apparent n'indiquait la presence du hautpersonnage. Les conjectures les plus hurlesques, lessuppositions les plus etranges vinrent compliquer cemystere. Un prince devait etre fieI', devait evitertout contact avec le vulgaire. Tous les regards setournerent vel'S un individu qui depuis notre entreesur le navire avait dej q, fait bien des pas sans parlera personne. Je ne savaie trop que penser, quoiqu'ilm'eut ete desagreable d'apprendre que ce ridiculepersonnage fUt le heros des suppositions de tousles voyageurs. Le prince suppose etait un petit di­plomate anglais aliant je ne sais 011 prendre posses­sion d un poste quelconque. Le de ir de savoir a quois'en tenir etait si fort qu'on alia ju qu'a designer unindividu qui apres avoir dine lestement quittait latahle et ne reparaissait plus de la journee. Ce pau­vre diable etait hien loin d' etre prince, a ce quej'appris de son compagnon de cabine. C'etait encoreun Anglais qui, ayant enteIidu dire qu'il y avait desdiamants au Bresil, 'etait deharrasse du peu qu'ilpossedait' pour payer son pas age et aller chercher,lui aussi, des diamants. Celui qui me donnait cesrenseignements etait un jeune bomme d'une figuredouce et intelligente. malheureusemenl envoye auBresjl comrne correspondant par la direction dujour­nal la Re'Vlte des races latines . Pauvre Alteve Au­~ont! il fut plus tard une des victirnes de la fievr

_jaune qui l'an dernier a ernporte tous rnes amis. Il

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me disait que son compagnon, bien loin d'etreprince, n'avait pas de linge, et qu'aussitOt apres sesrepas il rentrait pour se coucher afin d'economiserle peu qu'il possedait. Cependant le veritable objetde tant de suppositions etait ostensiblement au mi­lieu de nous; seulement rien d'exterieur ne faisaitsupposeI' son rang eleve, il vivait comme tout lemonde avec quelques amis. On· sut plus tard que cesamis etaient des aides de camp ou des officiers desa suite : car notre capitaine vint eclaircir tous lesdoutes en faisant installer pour lui une petite cabanenumerotee qu'on plaga pres du grand mat, afin quele prince put jouir it son aise du spectacle de lamer sans etre expose au grand air qui etait toujourstres-for1. On s'etait bien garde de prevenir Son Altesseque son nouveau logement avait eM construit levoyage precedent pour de panvres malades, morts,penda.nt la traversee, de cette terrible fievre jaunequi alors preoccupait tout le rnonde.

ny avait it bord des echantillons de plusieurs pays.J'ai passe plusieurs JOUl'S a faire des observationssans resnltats, n'etant pas polyglotte. Ce n'etaitdonc pas it lenr langage que je pouvais les recon­naitre. Parmi les passagers, les uns jouaient sanscesse, s'injuriaient et semblaient prets it chaqueinstant it se prendre aux cheveux; puis a tableils emplissaient leurs assiettes de tout ce qui etaitit leur portee, arrachaient les plats des mains des do­mestiques, sans egard pour les personnes placees presd'eux et qui s'etonnaient toujours de les voir devo-

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reI' avec une avidite de cannibales; ceux-la, apresles repas, montaient sur le pont, Otaientleurs sou­li~rs ou leurs pantoufles pour se reposer plus com­modement sur les bancs; d'autres marchaient ~t

grands pas les mains dans les poches, coudoyaienttout le monde, ne s'excusaient jamais, ne riaient pasdavantage, parlaient fort peu, contrairement it despassagers d'une autre nation qui riaient et parlaienttoujours, interrogeaient it chaque instant le capi­taine, les matelots, les mousses, sur le temps d' au­jourd'hui et celui de demain. Si les precedentsmarchaient d'une maniere grave et d'un pas· roide,ces derniers etaient toujours en mouvement.

Dans tous les coins OU il etait possible de se cou­cher, autour de la cheminee, it l'avant sur des cor­dages, souvent sur le pont, d' autres individus sefaisaient remarquer par une somnolence continue.C'etaient de pauvres colons allemands qui, sur lafoi de promesses rarement tenues, allaient chercherdans le nouveau monde une fortune que bien peudevaient trouver. J' aurai plus tard it revenir sur cetriste sujet.

Cependant le navire marchait toujours; il faisaittres-froid. La Manche et le golfe de Gascogne etaientternes, sombres; ils sont quelquefois tres-dangereux.Pour ma part, j'attendais impatiemment la latitudede Lisbonue afin de jouir de cette temperature donton m'avait parle souvcnt; une fois la, me disait-on,le temps changerait comme par enchantement.

Le 13, notrevalJellr entrait daus le 'rage, que je

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ne vis pas: i1 faisait nuiL Nous moui1hlm~s de tres­bonne heure devant Lisbonne.

Le navire l'Avon, revenant de Rio, etait dansla baie depuis quelques heures. 11 etait en quaran­taine Et cause des malades qu'il avait encore Et bord;plusieurs etaient morts en route. Ceux qui ont vecudans des lieux ravages par le cholera ou la pestepeuvent seuls comprendre l'anxiete des passagersquand notre capitaine avec son porte-voix i~terro­

gea son collegue de l'Avon. La terrible fievre jaunedisparaissait peu Et peu. Heureux ceux qui compre­naient l'anglais, mais qU'ils payaient cher cet avan­tage par les nombreuses traductions auxquelles iisetaient exposes. On oublia bientOt les inquietudes,on revint it l'esperance. Cela redonna la sante, memeh ceux qui avaient eu le mal de mer; on allait des­cendre aterre, retrouver son equilibre en marchantsur un terrain solide. Des embarcauons nombreusesentouraient le navire; il n'y avait qu'it choisir. Endebarquant je fus agreablement surpris de voir suc­ceder aux tristes brumes anglaises, it ce froid quej'avais quitte. depuis si peu de temps, une atmo­sphere de printemps. tout pres du debarcadere il yavait un jardin plein de fleurs tropicales. Ce pre­mier moment passe et quand je me fus habitue aubien-etre que donne le soleil, la terre ferme, unenature d' autant plus belle qu'on n'y est pas arrivepeu Et peu, mais bien comme ici sans transition,je me sentis heureux pour la premiere fois depuisman dep·art. J'entrai done bravement dans la ville,

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Jispose a tout admirer. Selon une expressioll d'Mal'le Stuart: c( J'aurals voulu embrasser toute lanature! » A peine eus-je fait quelques pas, j'enten­dis une musique militaire) puis tout un peuplecourant; je COllrUS aussl a mon tour, et je vis, aumilieu d'une foule empressee, le prince, mOllcompagnon de roule, accompagne d'un etat-majornombreux, d'une compagnie des gardes, etc. 11avait conserve c~tte bonne grace, cette simplicitequi avait fourvoye les passagers du Tyne.

Le cortege passe, mon enthousiasme pour Lis­bonne tomba comme pal' enchantement en traver­sant des rues d'un aspect fort triste. La plupartsont des rampes tres-rapides dans lesquelles de",buffles a longues cornes trainent peniblement descharrettes a roues pleines et massives produisantdes sons criards qui s'entendent de fort loin. Jemontai tout en haut de la viile; la je pus me faireune assez juste idee de Lisbonne : partout des ma­sures tombent en vetl~ste dans le voisinage despalais. Le tremblement de terre de 174·5 a laissedebout quelques vieilles murailles toutes pretesa tomber; pourtant des families entieres habitentpresque dessous. Comme je ne savais pas le portu­gais, je n'ai pu demander si de lres-lourds vem­cules, tralnes par des mules et conduits par despostilions a longues bottes, etaient des fiacres oudes voitures bourgeoises; dans tous les cas, elles nedonnent pas envie d y monteI'. Mon plalsir en al­lant a terre pour admirer la seule capitale de l'Eu-

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rope que je ne connaissais pas s'est bien vite changeen deception. En revenant a. bord et en redescen­dant le Tage, sans souci de la celebre romance,je me suis retire dans ma cabine, boudant tout lemonde, le passe, le present, et surtout mon bottierqui m'avait fait des chaussures etroites pour meforcer de penser a lui et a son debiteur I

Le bateau avan<;ait avec rapidite. Les vents alizessoufflaient toujours un peu trop fort; ma fenetrene s'ouvrait pas, etje maudissais d'autant pIu celuiou celle qui m'avait donne le conseil de me easel' abilbord; car la personne a qui on avait fait le passe­droit de me remplacer de l'autre cOte jouissait del'air et de la lumiere qui m'etaient refuses. Vel'S lesoil' cependant je quittai mon reduit au momentmeme ou une troupe de musiciens allemands arrivaitsur le pont. Cbaque individu se pla<;a silencieuse­ment par rang de taille, et a un signal donne parle chef d' orchestre, vingt kouacs formidables ebran­lerent le navire depuis la quille jusqu'aux barresde perroquet. Je n' oublierai de ma vie une petiteclarinette en fa. Le chef d'orchestre qui en jouaitpayait consciencieusement le passage qui lui etaitaccorde, ainsi qu'a sa. troupe. Moi aussi j'ai la pre­tention d' etre un peu musicien, mais quand unpassage est trop difficiIe, je l'execute sournoisementun octave plus ba ; ce procede va a un amateur ti­mide, mais ici c'etait autre chose. Ma clarinette,eiIe, ne recuIait devant aucun danger, risquait toutavec un courage qui n'etait pas tOt~ours couronne

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VOYAGB AD BHE~IL. 17

Je succes. C'etait alOl's qu'il faHait se bOLLChel' le:;oreilles. Le brave homme n'en continuait pas moins.Cette- honnetete a- payer la dette contractee avec l~

capitaine me r:appelait un ancien modele d'acade­mie engage par un artiste a- poser devant lui pen­dant trois jOlll'S. Quelques affaires appelant l'artistehors de Paris, il oublia ses seances ou se l'esigna a­les payer au retour. A l'heure indiquee, notre mo­dele arrive, frappe, refrappe, et ne recevant pas dereponse, croit devoir gagner honnetement son ar­gent quand meme; il se deshabille tranquillement,et, sur le palier meme, en face de la po~te, prendl'attitude qui lui avait Me indiquee, se reposant auxmoments convenus, se derangeant toutefois et sa­luan! poliment les gens qui montaient et descen­daient l'escalier. Le lendemain, fidele a- la consigne,on le revoyait a- l'ouvrage. Les trois jours expiresil avait, comme on voit, gagne honnetement sonsalaire. ...._

Par une bizarrerie que j'ai souvent remarquee,et qui rappelle celle des petites femmes aimant lestambours-majors, les musiciens affectionnent pres­que toujours les instruments en desaccord avecleur taille. La petite clarinette echappait aux regardsentre les doigts enorrnes de l'honnete et colossalAllemand, tandis que son fils, age a- peine de dixans, soufflait avec effort dans un trombone plusgrand que lui.

Le premier jour on ecouta seulement, mais leleudemain deux airiJ.ables passagers valserellt eu­

2

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IS VOYAG EAU B RESIL,

semble, deux autres les imiterent, puis Oll se ha­sarda a faire des invitations aux dames, dont lespieds Lattaient la mesure, et un bal, digne pendantde la musiqne, fut improvise, malgre les petIts ac­cidents occasionnes par le roulis; nn abime etaitsous les pieds, mais qui songe a cela quand Olldanse! A partir de ce moment la familiari te, de­vint plus grande. On vit les intimites eclore dallS

,un jour comme les plantes en serre chaude.Le vent souf.flait toujours avec force et les pro­

messes qui m'avaient ete faites a Paris de trou­vel' la mer calme et le temps tres-chaud aussitotqu'on serait a Lisbonne, ce promesses ne se reali­saient pas.

Le 14, nom; avions apcrgu Porto-Salllo. Le 115, no usarrivions devant Madere. C'etait un des lieux que

/

je desirais le plus visiter, et malheureusement n,ousavioDs si peu de' temps a rester au mouillage quec'est a peilH:; si je pus avoir une faible idee de laville et de ses habitauls. L'emharcation, que plu­sieurs passagers et moi avions louee, avait ete con­duite) par maladresse ou par habitude peut-etre,au milieu d'une plage couverte de galets. Impos­sible d'y aborder, car la mer deferlait de teUesorle, qu'il y avait risque d' etre pris et enleves parles lames. Nos canotiers em'ent l'heureuse idee d'at·teler deux bceufs a. notre embarcation, et nousfumes t~res d'affaire en pen de temps, et si Lienqu'a moitie chemin nons tombames les uns sur lesautres comme des cnpucil1s de carte, ce qui fit bien

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rire une foule de droles deguenilles qui"probablements'attendaient a cet agreable spectacle, et au milieudesquels il nous fallut passeI' mouilles jusqu'anx oset consequemment de fort mauvaise bumeur. Jl estprobable que ces gens-la nous auraient suivis long­temps si heureusement une autre troupe n'etaitvenue faire diversion en amenant des chevaux toutsenes et brides. Chacun de nous en prit un pourcommencer UJle ascension bien autrement penibleque ce11e des rue~ de Lisbonne, mais qui cette"foisregardait nos mOlltures. Nous allions visiter uneeglise dont j'ai onblie le nom :. de la, disait-on,nODS aurion.s une vue magnifique. ous passames,pour y arriveI', entre des murs de jardins tous char­ges de plantes grirnpantes, dont les fleurs retom­baient presque a terre de notre cOte. Enfin, nousarrivames) moitie degringolant, moitie galopant, aubut de notre voyage. J'ai vi ite tant d'eglises enItalie et en Espagne que je mele tous mes souve­nirs a cet egard et que c'est a peine si je puis direou j'ai vu te11e ou te11e ehose, ex·cepte Saint-Pierrede Rome, les catbedrales de Seville, de Burgos etde Tolede, et encore serros-je embarrasse de faireune reponse juste a une demande directe les con­cernant. Si j'ai oublie 1eglise, le ~ouvenir du ma­gnifique panorama qui se deroulait sous nos yeuxne s'effacera pas de meme.

Madere est un jardin; tous les fruits d Europe,ceux des tropiques y viennent a merveilIe; c'esl latemperature la plus saine du monde entier. Les me-

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22 VOYAGE AU BRESIL,

deeins y envoient les malades dont on n'espere plusla guerison. Les Anglais possedent les plus helleshabitations: voila ce que j'ai appris et vu en cou­rant. Je cherchais de tous cOtes les fameux vigno­bles. Ils ont ete arraches pour faire place a descannes a sucre, dont je voyais des plantations detous cOtes. n parait cependant qu'on a respecte lesceps de vigne qui sont'de l'autre cOte de la mon­tagne, a l'est de l'ile.

Mon cheval avait le trot fort duI'; il m'avaitforce a descendre et a le conduire par la bride,mais il m'a ete impossible de faire vingt pas sanstrebucher. La rampe que nous descendions etaitpayee avec des especes de briques dont l'humi­dite produite par les pluies avait rendu la surfaceglissante comme du verglas. II m'a fallu remon­ter malgre moi sur ce cheval, qui, si mauvais qu'ilfut, avait par habitude le pied plus solide que lemien. A peine au bas de la montagne, la hordedeguenillee s'est de nouveau emparee de nous :cette fois la gaiete avait fait place aux tons les pluslamentables. Je venais de voir les nababs anglaissur leurs terrasse's elevees respirant le frais au mi­lieu des fIeurs, et maintenant grouillaient plus basles mendiants, dont quelques-uns avaient unegrande ressemblance avec celui qui demandaithumblement l'aumone a Gil Blas avec une esco­pette.

A Madere le Yin doit etre excellent; disions-nous;a Madere, qui produit tant de bonnes cho es, on

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-fera un excellent dejeuner. D'aborcl on est a terre,on a gagne de l' appetit par cette course au clo­cher, sans calembour. ReIas! tout fut Mtc·stable,le vin surtout, mais on paya le trjplc de ce qu'eiltcoMe un bon repas au Cafe de Paris.

En retournant aboI'd, nous rimes tous l'empletted'un fanteuil en jonc ~ ce qui meubla parfaitementl'arriere du navire, on le cercle de cal1seurs al.lql1l:'1j'appartenais alors t~nait ses seances.

Le 17, nous etions mouilles it Teneriffe. Je ne suispas alle a terre, n'ayont que deux beures pour aIleret revcnir. J'aI dcssine le pie qui se voit a. unegrande distance. Le sommet parait 11oir; le reste estcouvert de neige; plus bas, des brouillards empe­chaient de voir l'aspect du pays.

Je lisms dans ma chambre quand un grand bruitm'attira sur le pont; il m'avmt semble qu'un hommeetait tombe a la mer. Des cris se faisment entendre,tout le monde s'agitait. Les matelots sur les vergues,dans les haubans, dans les hunes, les passagers cou­rant de tous cOtes. ne vou suppliante se faisait dis­tinguer au milieu de tout ce brllit : T/ichez de nepas le tuer, iLest lr't j non, it n 'y est plus. A It.' le'Voi/cl, it est sau'Vage, ne l'rif[arouclzez pas. C'etaitun pauvre petit bruant echappe de sa cage. Dnenegresse maladroite 6tait cause de tout ce bruit.La chasse se prolongea encore quelque temps sanssucces, et chacun s'en alia vaquer it ses occupations.11 faut peu de chose it la mer pour attirer l'attention.J'ai passe autrefois bien de journees assis on cou-

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YOYAGE AV nRESIL.

cbe sur les porte-baubans it regarder les lames seucceder, aepier un poisson volant poursuivi par une

dorade, ou bien une hande de marsouins, jouant etremontantle courant quand le temps etait it l'orage.Le brllant etait un evenement. J'y pensais, quandje le vis descendre avec precaution et se diriger vel'Sune baye remplie d'eau; il avait bien soif, apres unexcrcice que sa vie en cage avait ·dli rendre double­ment fatlgant. Pauvre petit oiseau, cette eau que tuesperes boire a ete puisee ala mer. Tu regardes tris­tement autollr de tol. Que peuvent tes ailes mainte­nant? eUes te soutiennent apeine, tu vas mourir ....Cependant le lendemain, lorsque, selon ma cou­tume, je montai Sill' le pont au point du jour, j'eusle plaisir de voir le fllgitif saisir les premieresgouttes d'une pluie qui pientOt se changea en averse.

19. Nous etions en vue du cap Vert. Quelquesheures apres nous jetames l'ancre it Saint-Vincent.L'aspect desole, sans vegetation, me frappa d'autantplus vivement que nous venions de Madere. Pen­dant que des negres embarquaient du charbon, nousdescenmmes it terre. La petite population qui habitel'ile est composee en partie de gens de couleur. Quel­ques soldats au service du Portugal font la police etsont eux-memes presque tous de sang africain. Jefus accueilli, en mettant pied it terre, par des ceil­lades engageantes. Quelques negresses assez belle.attendent ainsi au passage les nombr~ux voyageursqui cbaqlle IDOlS se rendent. au Bresil.

En parcouranL l'ile, dans laqueUe je n'ai tronve

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VOYAGE AD BR~ IL. 25

POlll' vegetation que des arbres rachitiques ressem­blunt a des genevriers, queIque3 enfants tout nusme suivaient a distance. J'avais soif sous ce soleilardent. M'etant appruche d'une petite citerne, j'al­lais solliciter de la generosite de deux vieilles ne­gresses un peu d'eau, qu'elles tiraient a grand'peinedan leurs cruches; mai' la COulrlIT rOl1geatre duliquide me fit oublier ma soif. Sur la plage, ou undetritus de coquillages tient lieu de sable, un petitobelisque est eleve it la memoire d'une femme parson mari, capitaine d'l1n navire naufrage uonL" onvoit les debris epars. lci il faisait chaud tout de bon,et ines vctements d'ete, endosses enfin, me parais­saient bien lourds.

La aussi, a man grand etonnement, je vis parai­tre sur le pont ceUe Italienne dont on avait parle itSouthampton. Le mal de mer l'avait jusque-la· re­tenue dans sa chambre, et comme maintenant letemps etait calme, elle en profitait pour montrertaus ses avantages. Elle fit son appari.tion en robede velours vert borde d'hermine. Cette fille etaitvraiment fort belle, mulgre son co tume hors desaison. J'appris que sa mere allait tOllS les ans auBresil recneillir une succe'sion, toujours en com­pagnie d'une de ses filles. Celle-ci etait la qua­trieme. Une foule d'ad rateurs se pressa autourd'elle. Ce Jut le commissaire de bor(l qui l'emportasur s~s rivaux; pauvre commis aire !

De Saint-Vincent a Fernambouc, le trajet est long.H fa11ait cette fois, tra\ erser tont de bon l'Atlauti-

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que. Comme nOllS ne touchions nulle part, l'ennuine tarda pas a se faire senlir. La chaleur devenaitetouffante. Nous allions entrer dans ceHe region ap­pelee par les marins le Pot-an-noir. Pour bien desgens) ce mot n'etait pas rassurant. Des grains vio­lents y viennent tout a coup remplacer le calme.

La cbaleur y enerve et amoindrit tout. Je le sa­vais deja par mes courses dans le Grand Desert. Jem'en suis plus tard bien convaincu dans ma naviga­tion sur les fleuves de l'Equateur. Cenx qui lisaientne comprenaient pas le sens de ce qui etait sousleurs yeux, on entendait partout de longs et sonoresbaillements. Le bal n'avait plus d'attraits; on nes'interessait plus a rien, meme au passage d'unehaleine. Alors quelques curicux se levaient avecpeine, regardaient sans voir et reprenaient bientOt1euF taciturnite. QueUe difference avec ces joursderniers I Cctte atonie faisait de jour en jour desprogres tels, qu' on ne songeait meme plus a s'oc­cuper des affaires dn voisin.

J'attendais avec impatience les grains frequentsdans ces parages. Au moins l'air se rafraicbirait unpeu; mieux vaut etre mouille sous l'Equateur qued'etouffer par la chaleur, qui paralyse tontes les fa­culles. Le decouragement semblait s'etre empare detout le monde. Vne secousse seule pouvait nous tirerde l'espece de lethargie qui pesait sur tOYS. Tout acoup, l'equipage entier parut sur le pont. Des ma­telots se precipiterent dans les embarcalions, accro­chees au portemanteau de l'arriere, larguerent les

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"VOYAGE AV BRESIL. 27

amarres; puis les canots, la chaloupe, jusqu'a. la pluspetite embarcation fl1rent mis a. la mer. Les ramesfurent placees le long des banes, d'autres couru­rent au sac qui contenait les letires, le porterentpres du grand canot pret a. etre embarque le pre­mier. D'autres s'etaient deja. empares des pompes.On arreta la machine. Le maitre d'equipage, armed'une hache, se pla<;.a a. la cOllpee du navire. C'etaitplus qu'il n'en fallait pour emouvoir tous les espritsabattus. Que se passait-il? quel sinistre nous me­na<;.ait? Tous les yeux etaient fixes sur le capitaine,qui donnait rapidement des ordres au second, le­quel les repetait a. un eleve. Celui-ci courait al' avant, repetant ason tour a voix basse ce dont onl'avait charge. Personne n' osalt parler, mais tousetaient gueris.... Ce n'etait que le simulacre des ma­nceuvres faites dans le cas d'incendie.

Le temps bientOt acheva ce que le capitaine avaitcommence. Un nuage tout seul au milieu d'un cielpur s'avan<;.a rapid,ement sur nous et creva sur nostetes. On eut accepte avec reconnaissan~e une petitepluie, mais un grain tropical! c'etait trop. Aussitout le monde se hata de descendre se mettre al'abri. J'avais dej a, par une prevoyance acquise avecl'habitude, choisi entre les cages a poules un petitabri po:ur le cas present, et comme nous entrionsdefinitivemcnt dans le domaine du Pot-au-noir,j'eus souvent l'occasion de m'en servir en egoiste,laissant les autres se pousser souvent fort brutale­ment vel'S l'ecoutille.

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Le 26, a. 8 heures et demie du soil', nous passames laLigne; quelques mouvements inusites dans lajourneem'avaieilt fait penser qu'une ceremonie aurait lieu. nn'en fut rien cependant. On se contenta de preleverune petite cotisation et l'on but du champagne a. lasante du capitaine, avec accompagnement de hurle­ments: lup! h.ip! hourra! mille fois plus desagrea­hIes que les roues des charrettes de Lisbonne et lesfioritures de la clarinettc a. fa. Ces cris, pousses parmes compagnons de route, me donnaient un avant­gout de la musique des sauvages.

C'etait surtout qu and la clo.che du diner se faisaitentendre que la ressemblance etait complete; on eprec~pitait pour arriver des premiers. Les chaisesn'etant pas plus numerotees que les places, souventquand on descendait un peu tard, on]le savait olls'asseoir. Le repas, tout prepare a. l'anglaise, etaitdetestable, surtout a. la fin de la campagne; onne se jetait pas moins avidement sur tout ce quiparaissait sur la tahle. Les premiers jours, parune vieille habitude de politesse, j'attendais que l'onse servit avant moi. Je ne tardai pas a. recon­naitre que ma reserve etait un metier de dupe;chacun tirait ce qu'il pouvait sur son assiette.Malheur a. celui qui etait trop discret : j'ai deja. bienvoyage, mais je crois ne pas me tromper en disantque je n'ai jamais rien vu de moins convenableque ces diners arraches it la force du poignet.

Le 1er mai, le lever du soleil etait magnifique : j'a­vais pas e une partie de la nuit sur le pont, impres-

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sionne vivement par un effet etrange qui se renouve­laitfrequemmentdepuis que nous etions dans le voisi­nage de·la Ligne. Souvent, au milieu d'un ciel tres­pur, parait un immense nuage opaque, presque noir.Ce fut au-dessus d'un de ces nuages effrayants quem'apparut pour la premiere fois la constellation dela Croix du sud, qui n'est visible que dans l'hemi­sphere austral. L'etoile polaire avait disparu depuisquelques jours, plusieurs d'entre nous ne devaientplus la revoir. Cette pen.see m'avait attriste. Malgremoi, en voyant ees etoiles nouvelles, je sentais plusvivement la distance qui me separait de ceux quej'avais laisses derriere moi, et je me promettaisbien de ne pas tarder a aller les rejoindre. Aumilieu de toutes ees reflexions, de ce5 projets deretour, eomme j'interrogeais fixement l'horizon, jeerus voir se former un nouveau nuage qui rempla­gait celui qui venait en quelques minutes de traver­ser l'espacc. Mais il me sembla aussi entrevoir quel­ques oiscaux.

Mon attention redoubla : des- apparenees d' arbresse detaehaient du fond du ciel pareils ades pointsobseurs nageant dans l'air. Je me dresse debout, nerespirant plus; non, je ne me trornpe pas, j'ajdevant moi l'Amerique; ces points sont les eimesdes palrniers dont le tronc disparait dans un mi­rage, effet de la chaleur. Terre! Terre! et tout ceshOtes du navire, souffrants, ennuyes, fatigues, s'e­lancent sur le pont, gueris eeUe fois bien mieuxque par l'exercice improvise du sauvetage.

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Peu a peu les palmiers devinrcnt plus clistincts,pas de rnontagnes; pas .de seconds plans, des arbreset le ciel. Vne petite voile paraissant sortir de la mervenait a nOilS vent arriere. Vne voile seule, et rienpour indiquer OU etait son point d'appui. Nous cber­cbions a comprendre. « Ce sont des rangades, me dita l'oreille un Marseillais qui .habitait "depuis vingtans Buenos-Ayres, vous allez voir comrne c' est solidesans que cela paraisse. » Effectivement c'etait solicle.Vne demi-douzaine de poutres liees entre eUescomme un radeau, une espece de banc et au cen­tre un trou, dans lequel etait fixe le mat; c'etaittout~ Avec ces solides embarcations on ne peut cba­virer, c'est vrai, mais on a ioujours les pieds dansl'eau, et souvent davantage.

« Savez-vous, monsi~PJ.', reprit le Marseillais, queces gaillards-la, si on les payait bien, seraieut ca­pables d' allcr jusqu'en Europe? - Par exemple,cela me parait un peu fort, lui dis-je, et comments'y prendraieut-ils? - En cOtoyant! » Je n'en de­mandai pas davantage, j'etais convaincu.

Nons approcbions de Fernambouc el bientOt nousjetames l'ancre en debors d'un.e ligne de brisants sireguliers qu'on le.s prendrait pour des murailles.·De l'endroit OU nous etions il etait impossible devoir la ville, b&lie sur un terrain plat. Vne embar­cation seule fut detacbee po ur porter a terre lesdepecbes. Personne ne se souciant de descendredans ces rangades, qui pourraient aller en Europeen cOtoyant, et surtout en voyant la mer briser sur

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la lign'e de recifs, on attendit assez longtemps leretour du canot. Le capitaine avait deja plu~ieurs

fois exprime son mecontentement; en le voyant re­venir, il vin t en personne recevoir les pauvres dia­bles de matelots, qui s'etaient grises. Ayant prisune position de boxeur, il leur assena a chacurisur le visage un coup de poing capable d'assommerun bamf, puis on mit aux fers les coupables, pro­bablement un peu degrises.

Le lendemain de notre depart de Fernambouc,quand tous les passagers etaient encore couches,je vis amener sur l'arriere du navire" les delin­quants de la veille. Celui des hommes de l'equipagequi faisait office de capitaine d'arme~ les amarra al'echelle des haubans de baDord; le maitre d'equi­page apporta une grande pancarte, sans doute lereglement maritime. Le capitaine et le second dunavire firent tout doucement la lecture des peinesqui concernaient en ce moment les prevenus, ayantl'air de leur dire: « Nous cn sommes bien faches;mais, vous le voyez, c'est ecrit.» Cc petit conseilde guerre termine en famille, on detacha lescoupables I'epentants et on les remit aux fers pa­ternellement.

De Fernambouc a Bahia il ne se passa rien denouveau : des haleines, des oiseaux des tropiques,des paille-en-queue, quelques poissons volants.Pour commencer ma collection d'objels d'histoirenaturelle, je priai un matelot de m'en prepareI' Ull

que j'Mais parvenu a altrapeI' : il le mit d'abortl:-1

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dans un tonneau de saumure, et quelques heuresapres cette premiere et indispensable precaution, ill'elendit sur une petite planchette, puis a l'aidcd'epingles ouvrit ses nageoires fai::;ant fonction d'ai­les, et Mala cet appareil curieux, qui durcit ell peud'instants au contact de l'air. Ce flIt ma premierelegon de preparation.

(~

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RIO- DE-JANEIRO

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II

RIO-DE-JANEIRO.

Bahia. - Arrivee aRio. - Aspect exterieur et interieur de cettecapitale. - Ses hOtelleries. - Le consul de France. - L'empe­reur du Bresil. - L'impMatrice. - Sa bienfaisance. - Lechateau de Saint-Christophe.

En arrivant it Babia, il pleuvait it torrents : unbrouillard epais cachait une partie de la ville, etquand plus tard il s'Meva, je ne fus guere satisfait.Tout ce que je voyais ne me donnait pas une ideede ce que j'allais chercher au Bresil; nous venonsbien si de pres je change d'avis quand j'irai it terre,mais je crains que non, me disais-je. Effectivemcnt,je restai dans les IDemes sentiments' apres comme

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38 VOYAGE AD BRESIL.

avant. Arrive a terre, pas de pittoresque : des ne­gres, toujours des negres, criant , poussant; pointd'inattendu dans les costumes, des pantalons sales,des chemises sales, des pieds crottes, souvent en01'­

mes, triste resultat de cette affreuse maladie qu'onnomme elephantiasis, et qui est presque toujourscausee par la debauche. J' avais entendu dire quepour voir de belles negresses il fallait alter aBahia.J'en vis effectivement plusieurs qui n'etaient pasmal, mais tout cela grouillait dans les rues etroitesde la ville basse, ou vivent dans une atmospherecmpestee les negociants frangais, anglais, portugais,juifs et catb~liques. Je me hatai de .sortir .de cettefourmiliere, en grimpant avec difficulte, comme aLisbonne, une grande rue conduisant ~ la villehaute. La, en passant devant un jardin, je vis pourla premiere fois un oiseau-mouche voltigeant surun orangeI'. Je le regardai cornme un presage heu­reux; il me reconciliait avec moi-meme et mesesperances; c' etait lui qui, le premier, m'annongaitvraiment le nouveau monde. Peu m'importait letheatre, la Bourse, les autres monuments publics:il s'en'trouve a Bahia. Je songeais bien plus a com­mencer mes chasses aux insectes, aux oiseaux, auxreptiles. Ce 'n'etaient pas des \'illes que j'etais venp.clicrcher.

Pendant les quelques heures que je passai aBabia, j'allai serrer la main a un ancien ami, ar­rIve depuis deux mois seulement. n paraissait en­chante. Je lui souhaitai bien du plaisir, mais je nc

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Une rue de Bahia.

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lui dis pas que, si j'avais eu la perspective de pas­set quelques mois dans ce pays-la, j'en serais mortde chagrin; que je me promettais bien~ si la ville deRio avait quelque ressemblance avec celle-ci, d'enpartir bien vite.

Apres mon oiseau-mouche, ce qui a le plus fixemon attention, ce sont des especes de chaises aporteurs nommees caderines; elles sont presquetoutes couvertes d'une etoffe bleu fonce; deuxesclaves les portent avec force cris, selon l'usage.En passant dans une rue etroite, j'en ai vu deuxquj n'avangaient ni ne reculaient; une grosse mu­latr~se etait dans l'une' et criait pour faire mar­cher ses negres, mais ceux de la caderine opposeetenaient bono L'heure du diner approchait : je n'aipu voir la fin du debat. L'hOtel.ou. nous etions des­cendus d' abOI'd etait tenu par un M. Janvier ouFevrier, restaurateur a la frangaise. A une tablepres de nous la belle Italienne preludait an repasqui se preparaj t, par quelques verres de vin, lors­que madame sa mere entra avec un beau, gros etelegant Bresilien, vetu, comme c'est dans l'ordresous les tropiques, d'un habHlement noi~ complet,le tout surmonte de bagues, de breloques. C'etaitun parent probablement, puisque apres le diller ilpartit avec la plus jeune de ces dames. Cependant,a bord, le commissaire attendait, sa longue-vue ala main. L'excellente mere vint seule pour recla­mer ses bagages; l'air de Babia lui etant proba­blement necessaire. Tout le monde connait l'histoire

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cl'Ariane abandonnee, notre cominissaire dut faireun bien triste rapprochement.

Trois jours aprcs, le 5 mai, nous entrions dansla magnifique baie de Rio-ae-Janeiro.

Un negociant fran9ais avec lequel.je m'etais misplus en rapport qu'avec d'autres m'expliquait avecenthousiasme tout ce qui se deroulait devant nous,et je pouvais bien faire une comparaison .avec mesimpressions, souvent le resultat des tristesses quis'emparaient de moi et me faisaient apprecier leschoses tout autrement que lui. Marie a une femmecharmante, ayant fait, a force de travail, une fo~tune

qui chaque jour s'augmentait, il allait retrouver sanouvelle famille; moi, au contralre, je quittais lamienne et je n'avais pas encore pu m'arracher ames pensees par un travail auquel j'etais habitueou par ces merveilles, cet inconnu que j 1etais venuchercher. c( Voila Botafogo, me disail-ll; au fond,de ce cOte, l'hopital; cette petite montagne qui s'a­vance dans la mer, 0U sont ces jolies maisonnettes,cl;lchees par des arbres de toutes especes, c'est laGloria; et toutes ces maisons blanches et roses, c' estle Catette, le faubourg Saint-Germain de Rio; cettecoUine) a laquelle est adosse ce bel aqueduc, senomme Sainte-Therese, un endroit fort sain. Allezloger la. On ne craint pas la fievre jaune sur cettehauteur. Et la-haut, sur ce rocher, dans la villememe est le caste!. C'est, comme vous pOllvez levoir, le lieu OU on place les signaux. Chaque navireest annonce longlemps avant qu'il soit entre dans

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le port. » Tc,us ces details avaient pour moi ungrand interet; c' etait bien autTe chose que Ba­hia. Aussi je Ip.e laissai gagner par l'enthousiasmede man compatriote; il me montrait avec orgueilles moindres details, me les expliquait a mesureque nous passions a portee. Tout cela etait a lui,pour lui. Le soleil n'etait bon qu'a Rio, l'air n'e­tait embaume qu'a Rio. Cependant, a propos de cedernier avantage, j'aurais pu emettre quelques dou­tes. Nous approchions d'un quai, Oll se voyaitnne foule de negres portant des objets dont je nepouvais pas precisement deyjner l'usage. Des my­riades de goelands voltigeaient en tournoyant. Quevoulaient-ils? Je ne sais, mais il me paraissait deloin qu'une grande intimite les liait avec les ne­gres, surtout celiX qui arrivaient. Rien ne pouvaitarracher mon guide a son admiration. Il m'avaitdeja fait faire connaissance avec le rocher connude tous les navigateurs, et qu'on a j ustement nommele Pain-de-Sucre, puis avec le Corcovado, d'ou ondecouvre le pays a une grande distance; et commeje m'etonnais de voir a son sommet Hue partieblanche, qui pourtant ne devait pas .etre de laneige, il m'expliqu a que plusieurs accidents etantarrives en u'aversant une espece de crevasse, legouvernement y avait fait b<1tir une muraille. De­puis ce temps on ne courait aucun danger. Toutesles personnes qui font le voyage du Bre il vont auCorcovado admirer les vues; c' est ainsi qu'on ap­pelle, je crois, ce qu'on aper<;oit d'une grande hau-

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4A. VOYAGE AD BRESIL.

teur. On va egalement visiter le Jardin des Pl.antes,non pas precisement pour les richesses d'histoirenaturelle qu'il poss~de, mais pour vpir une aUeede palmiers d'une espece· particuliere, remarqua­blement belle.

Cependant nous arrivions peu a. peu. Il ne fallaitpas songer a emporter les bag-ages; chacun fit unleger paque'~ pour les besoins de deux ou troisjours; le reste devait etre transporte a. la douane.A peine aa mouillage, de tous cOtes des embarca-

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tions entourerent le navir.e. Les unes etaient la. seu-lement pour prendre des passagers isoles, le plusgrand nombre etait rempli par les amis, les parentsdes voyageurs attendus. Je descendis avec ma nou­velle connaissance dans un canot, OU se trouvaientles sien·s. NI. Aumont, avec lequel je m'etais, sinonlie, du moins pour lequel je me sentais beaucoupde sympathie, etait descendu a. terre avant moi. Ilm'avait promis de me retenir une chambre dansl'hOtel Ravaud qui nous avait ete recommande.

En debarquant, sur de grands degres de pierre,je fai1lis tomber dans la mer; je crois que le lieu.senbmme la Praya de los Mineros. De la. on entredans la rue Diretta, habitee ~n parLie par des mar­chands portugais; dans cette rue est la douane, laposte; sur les trottoirs etaient assises les plus belleset les plus grandes negresses que j'aie jamais vues.

De la rue Diretta) nous entrames dans la fa­meu e rue d'Ovidor, rue fran~aise d'un bout al'autre; MM. les negociants la nomment modeste-

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ment rue Vivienn~. Toute la ville est dan cett£; rue.C'est la oil on se promene, Oll les dames vont mon­trer: leur toilette.

Enfin, ce n'etait pa le moment d'etudicr lesmreurs du Bl'esil; il fallait se loger; jc saVaIS que

N6gresses, 11. Rio-de-Janeiro.

le moins qu'il m' en coUterait serait vingt francs parJour. J'etais resigne.

En entranL dans l'hOtel, je Lrouvai, grace auxsoins de M. Aumont) le l' pas prepare; qnant a lac;hambre, il n'en avail trollve qu'une ponr nousdeux. Helas I cette chambre n'avait pour feneLrqu'un petit jour de souffrance perce tres-haul:

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4.8 VOYAGE AD BRESIL.

nOlls avions, pour nous reposer d'un mois de fati­gues, une espece de cachot. Quant a des armoires,il ne fallait pas en parler; c' etait assez egal a. desgens- dont le bagage etait enferme dans un mou­choir. Ce qui manquait, c'etait de rail'; or vivre auBresil sans air, c'est subir ~e supplice des plombsde Venise, c' est pire que d'avoir a endurer lecalme plat SOUR la Ligne; vel'S minuit, pour echap­per a la chaleur de mon matelas, je me couchaisur un canape en jonc.

De son cOte, le pauvre M. Aumont se 9.ebattaitcontre des ennemis inconnus. Deja. nous avionssenti l'insupportable piqure des moustiques, quieussent suffi pour nous tenir eveiUes, sans l'extremechaleur de notre chambre. Mais c'etait autre chose:ces nouveaux assaillants devaient etre assez gros. Labougie allumee, une foule d'individus noiratres,a antennes longues d'un pouce, rapides comme desetoiles filantes, disparurent a l'instant, si bien queles recherches les plus minutieuses .n'amenerentaucun resultat : ·mais il est vrai de dire qu' a. peinela lumiere etelnte lesabbat recommen~a. Il fallaita tout prix savoir a. qui on avait affaire. J'allu­mai, bien doucement cette fois, notre bougie, etme precipitai sous le lit: j'ecrasai sallS pitie un desfuyards. Mais queUe fut mon horreur I c'etait uncancrelas de la plus grosse espece (on les nommebaralos au Bresil), un cancrelas I un des plus affreuxde mes souvenirs de jeunesse. Un batiment deguerre dans lequel j'avais vccu plus d'une annce

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VOYAGE AD BRESIL.

avait rapporte du Senegal quelques individus d€cette espece; il~ multiplierent de telle sorte que lenavire en fut infeste en quelques mois. Bien desannees s' etaient ecoulees, et chaque fois que ce sou­venir se presentait un frisson me parcourait tout lecorps. Eh bien I maintenant le voila. revenu cctemps de frissonnante memoire; le cancrelas va denouveau decoloreI' mon existence. C'etait bien pischez M. Aumont. n n'allait rien moins que se dis­poser a. passeI' la nuit debout sur une cnaise. Leplus simple fut de ne pas nous endormir, et d'at­tendre le jour avec patience, apres avoir illuminenotre appartement avec tout ce qui etait en notrepouvOlr.

Le lendemain de notre arrivee, j'allai faire unevisite a M. Taunay, consul de France, pour lequelj'avais plusieuI's lettres d'introduction.

Deux personnes causaient chez lui. L'une d'ellessur un ton fort eleve; l'autre, au contraire, parlaittres-bas; et si, malgre moi, j'entendais le premier, i1ll'en etait pas de mem~ de celui que je prenais, a.cause de son ton modeste, pour un solliciteur. Leprotecteur presume etait un demandeur, l'autre, simodeste dans sa parole et dans son air, etait leconsul. Qu'il me pardonne si je profite de la cir­constance qui me met la plume a. la main pour direici que, de tous les hommes que j'ai connus, c'estlui dont j'honore et respecte le plus le caractere.M. Tallnay ne vit que pOllor faire le bien. 11 donnetout ce qu'il possede, meme ses habits, se refu~

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50 VOYAGE AD BRESIL.

sant toute espece de commodites, faisant a pleddes courses tres-longucs, souvent bien fatigantes.Mais il faudrait prendre et payer des voitures, etles malheureux qu'il assiste auraient une part pluspetite..

M. Taunay eut la bonte de me donner une let­tre d'introduction pour le majordome du palais,M. P.B.

Grace a lui, malgre la rigueur de la douane, jene payai pas les droits enormes imposes aux moin­dres objets venant d'Europe.

Quand j'ai presente ma lettre a M. P. B., quim'a regu, du reste, fort cordialement, j'ai cruentrevoir que, pas plus que tous les Bresiliens, iln'approuve l'arrivee des etrangers dans son pays.Mais n' etant pas venu solliciter un emploi~ et monseul but, en touchant a Rio, etant de me rensei­gner sur les moyens de penetrer dans l'interieur,cette espece d'eloignement qui, d'ailleurs, ne m'e­tait pas personnel, ne me causa ~LUcun souci; jele priai toutefois de me presenter a S. M. l'em­perenr, pour lequel j'avais de precieuses recom­mandations, ce qu'il s'engagea a faire de la fagon laplus obligeante. Seulement, il me fallait attendrequelques jours. Sa Majeste habitait encore Petro­polis, residence d'hiver) epoque des plus grandeschaleurs.

En attendant son retour, j'aUai) avec mon com­pagnon de chambre et d'in fortunes, parcourir laville pour essayer de trouver un logement. Je mis

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naturellement pour ces excursions les vetementslegers achetes dans les magasins de la Belle-Jardi­niere. Mais cornbien fut grande mon humiliation',quand je me vis regarde un peu comme nons lefaisions autrefois d'un Arabe avec son burnous,. d'unGrec avec sa fustanelle. Le nail' dominait partout..Les commis de magasins, avec leurs balais, por­taient deja, a sept heures du matin, d'elegantesredingotes de drap; quant a du blanc, je n' en vispas de traces dans un pays OU les criminels seulseussent dil etre condamnes a ce supplice de l'habitnoir: croyez donc et suivez les conseils I Toutefois,on m'en donna ici un bon, celui de ne jamaissortir. sans parapluie. En depit de mes vetements,il fallut continueI' nos recherches. Nous passamesd'abord sur une place OU etait une'magnifique fon­taine, bien originale surtout, car elle avait surla .fa~ade une myriade de robinets, je n'en ayaisjarnais vu en t~lle quantite. Vne cinquantaine denegres et de negresses, toujours criant , se deme­nant, pouvaient emplir leUl's cruches sans trop at­tendre.

De rues en rues nous arrivames au bord de lamer, frequente par les goelands. J'avais d'un coupd'mil apprccie, en passant prcs d'un negre, la causequi attirait ces oiseaux intelligents : ce n'etait niplus ni mains que les vases ,et paniers d'orduresflue les nail's allaient videI' sur la plage. En voyage,i1 faut bien faire des observations sur toute~ choses.Sur le quai, en face de la mer, est un magnifique

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hopital; en continuant, et du meme cOte) on passesous une terrasse ayant aux deux bouts d'elegantspavillons; c'est le jardin public. Je ne pus ce jour­la le visiter; j'avais, ou pIutOt nous avions portenos pretentions d'habitations sur le versant d'unepetite colline en haut de laquelle etait une eglise)et qui reunissait deux choses bien desirables) lamer pour se baigner) des arbres pour echapper ausoleil; rien n'etait a. Iouer) et nous continuames nosexplorations, desi.reux de quitter l'hOtel aux cancre­las dans le plus court delai. Apres la Gloria, c'est lenom de cette colline, on arrive au Catette dontelle fait partie. La. sont les aristocrates de riobless~

et d'argent; c'est, comme je l'ai deja. dit, l~ fau­bourg Saint-Germain de Rio. De charmanles mai­SOllS, de jolis jardins) font de cette partie de laviUe un sejour tres-agreable; cependant, il paraitque la fievre jaune y fait des ravages a. cause duvoisinage de la mer; je n'en parle que par OUl­

dire. Je m'aUendais, d'apres ce que j'avais vu aLisbonne et a Madere,' a trouver ici les rues en­combrees de fleurs : il n'en etait rien cependant,et ces jardins) si agreables qu'ils soient, ne peuventlulter avec les nOtres. Je n'y ai reellement pas vude ces fleurs magnifiques qui croissent dans nos·serr'es. En continuant a marcher, nous arrivamesit Batafogo, sur le bord de la mer. La plus bellehabitation appartient a M. le marquis d'Abrantes,prote"cteur eclaire des arts, a ce qu'on dit. Impos­sible de nous loger sur toute la ligne que nous

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uvions parcourue. D'ailleurs, il eut fallu acheter desmeubles, "loner un negre male ou femelle pournotre cuisine. J'avais) clans une seule journee) ap­precie l'inconvenient d'nn long sej our da.ns la ville.n fut decide qu'on s'en tiendrait a l'hOtel, si tou­tefois on pouvait s'y procurer une chambre afenetre; puis nous rentrames au gite sur un petitbateau a vapeur.

e voulant pas attendre trop longtemps sans mepresenter a l'empereur et lui remettre les leltresqui lui etaient clestinees, je me disposais a fairele voyage de petropolis. Sa Majeste arriva e11e­meme sur l'entrefaite. Le lendemain, j'allai all pa­lais de Saint-Crislophe) et vel'S onze heures M. B.me fit entreI" dans une galel'ie d'une architecturetres-simple, ou j'attendis Sa l\1ajeste) ne cornpre­nant rien a ce que m'avait assure a Paris unepersonne fort bien ren eignee et qui m'avait affirmeque l'etiquette du Bresil defend de parler a l'em­pereur) mais qu'on doit s'adresser aun cbambellanqui traduit votre demande si vous en faites une, ouremet volre placet qu'on lit a l'empereur, car il nedoit pas prendre la moindre peine pour les visi­teurs. Si la demande ou la lettre sont de nature aavoir les bonneurs d'une reponse, vons laissezvotre adresse, et vous rlevez vous regarder cornmebien favorise si vous l'obtenez dans le courant durnois.

D'apres ce qu'on rn' avait appris de ce ceremo­nial, qui rappelle les cours despotiques d'Orient,

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j'etais embarrasse de ma contenance. Je cherchaisde tous cOtes un introducteur, quand d'une pieceau fond de la galerie, je vis s'avancer S. M. 1em­pereur, qui fort gracieusement regut la lettre que jelui presentais. Apres l'avoir lue, il eut l'extremebonte de me demander quelles etaient mes inten­tions en venant au Bresil; il me fit beaucoup dequestions sur mes voyages, parnt prendre un veri­table interet a mes reponses et particulierement acelles qui concernaient les regions du pole nord.Enfin, je sortis de cette audience enchante d'unereception si eloignee de celle a laquelle je m'at­tendais. J'oubliais de dire que Sa Majeste, desirantvoir qnelques esquisses que j'avais apportees d'Eu­rope, donna l'ordre immecliatement de me conduireau palais de la ville, et de me laisser choislr l'ap­partement qui me conviendrait.

On voit combien il faut se defier de certains ren­seignements.

Contrairement a ceux qui m'avaient ete donnes,S. M. l'empereur du Bresil regoit indistinctementtout le monde avec bienveillance. nest d'usagequ'on se presente a lui vetu convenablement,mais nul costume n'est de r:igueur; j'ai vu sou­:vent des gens habilles plus que simplement attendreleur tour pour lui pader dans cette galerie dn pa­lais de Saint-Cristophe, qu'il habite une partie del'annee et dans laquelle les pauvres eux-memesont admis.

J'avais en m'en retournant une courle visite a

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faire. M. le comte de Barral, que j'avais l'honneurde connaitre a. Paris, rn'avait donne une lettrepour Mme la comtesse. Elle habitait une charmantevilla a. un quart de lieue de Saint-Cristophe,ou l'appelaient chaque jour ses fonctions pres deLL. AA. n. les princesses Leopoldine et Isabelle.

Mme la comtesse de Barral eut la bonte de rn' of­frir son appui pour le temps que je passeTais a.Rio, et cette offre n'a pas ete un vain mot; qu'elleme perrnette de lui en exprimer ici toute rna re­connaIssance.

J'avais Me, quelques jours auparavant, cherchermes effets a. la douane. On parle de la tour de Babel,que je regrette de n'avoir pas vue, afin de savoir sion s'y entendait mieux ou moins que dans ceCapharnaiim 011. toutes' les rnalles, les cartons, lescaisses des voyag urs avaient ete empiles an ha­sard et sans ordre; ceux qui avaient des objetsfragiles, apres avoir sans succes escalade les cou­ches snperieures, leurs places probables, redes­cendaient desesperes, s'attendant a. voir les cartonsa chapeau, les caisses legeres contenant les robes,les coiffures fraiches arrivant de Paris, succombantsous d'enormes colis. On avait tout naturellernentretire les obj ets legers du vapeur, parce qu' on lesplace orclinairement dessus les autres, et tout na­turellement aussi on les avait jetes a terre d'abord;puis, successivement, etaient arrives les plus gros.Les n' gres charges de ce service s'en debarra ­saient an, plus vite, et comme lem coutume .est

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de tout porter sur la tete, la hauteur de la chuteavait deforme un peu les petits. Pour ma part,j'avais trois caisses; deux avaient ete assez vite de­couvertes, mais la troisieme ne se trouvait pas; ilfallut revenir le lendemain. Enfin, elle se retrouvasaine et sauve, et, ainsi qne je l'ai dit, je ne payairien, tandis qu'une dame fut taxee it six francs pourun chardonneret et un serin. Toutefois, comme il fautbien un peu acheter le bonheur, je perdis mesclefs dans la bagarre .. Le jour designe par l'empereur, j'arrangeai mes

etudes le plus coquettement possible, et je me rap­pelle avec effroi ce qui faillit m' arriveI'. L'empe­rear m'avait dit qu'il serait au palais it quatreheures; il en etait presque six, quand, succombantit un sommeil vainement combattu, et certain quej'attendrais en vain, je fus sur le point d'etre sur­pris par l'empercur lui-meme; heureusement queje m'eveillai en entendant en reve des pas preci­pites.

Les jours suivants, je continuai a visiter la ville.Cependant je ne pouvais passeI', ma vie it courir lesrues. En attendant divers renseignements que jen'obtenais pas, je me decidai it aller faire quel­ques etudes de paysage dans une montagne nom­mee Tijouka.

Pour s'y rendre, on se fait d'abord transporteren omnibus, puis on prend des mules au bas de lamontagne.

On me conseilla de prendre un negre qui porte-

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rait ma malle, en m'assurant qu'elle arriverait sansque j'eusse a m'en preoccuper autrement. Les ne­gres font a Rio l'office de nos commissionnaires,avec cette difference qu' etant esclaves leur salaireappartient a leurs maitres. Je n'etais pas trap dis­pose a laisser partir ma malle a l'aventnre, et j eresolus de la suivre a pied jusqu'a l'endroit o'u je

teouverais les mules.Toutes les personnes a qui je fis part de man in­

tention se recrierent a l'envi : il fallait que je fussefou, je n'arriverais- pas vivant. Il est ban de direque le climat rend les Europeens tout aussi pares­seux que les gens du Sud, peu apres leur arriveeau Bresil. Us s'affaiblissent, ne marchent plus ou

attendent la nuit pour faire une petite promenade;aussi ma determination de faire un trajet de quel­qucs kilometres au milieu de la journee, afin d'ar­river avant le coucher du soleil, paraissait a taus unaete de temerite inqualifiable, ce qui n'empecha pasque, vel'S anze heures, nous partimes bravement,mon negre et moi. Il'devait s'arr8ter dans un hOtelau bas de la mantagne, ou je coucherais au casd'une trop grande fatigue. Ma malle etait pesante,et au bout d'une neure, le pauvre diable ressem­Mail a une sta~ue de bronze, tant sa peau etait de­venue luisante sous la. sueuI' qui l'inondait de tauscOtes. Quant a moi, abrite sous man parasol, je lesuivais avec peine, reconnaissant a chaque pas queje pouvais bien avail' manque de raison, car cettemarche forcee, par un soleil auquel je ne m'etais

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pas encore accoutume, commengait a me donnerdes vertiges ~ .nous fimes ainsi plusieurs lieues, puisnous montames une cOte tellement rapide, surtoutpour moi, apres ce que je yenais de faire, que jepris serieusement le parti de coucher dans l'hOtel.Mais ou le trouver? je ne savais pas le portugais.Enfin, je fus force de m'arreter pres d'une petitemaison ou je sonnai pour demander un verre d'eau.

Le proprietaire, que je reconnus de suite pourun etranger au Bresil, vint a moi et me parla fran­gais; .c' etait le consul de Suede qui, par hasard,etait un amateur passionne d' entomologie, une demes faiblesses. Pendant que je me reposais, il mefit voir ses richesses, dont je fus un peu jaloux,et que je me promis d'egaler un jour si j'e­cbappa\s a la civilisation et allais vivre dans lesbois.

J'appris que- nous avions depasse l'hOtel desire;le negre. ne s'y etait pas arrete par ignorance, etnous etions ami-cOte de la Tijouka; il ent faUu lememe temps pour descendre que pour monter ; jepris ce dernier parti, et apres avoir remercie monhOte d'un instant, j'arrivai brise a la porte d'unholel appart~nant a un Anglais. On m'avait donnepour lui une lettre de recommandation. Apresl'avoir lue tres-gravement, il me dit qu'il nepouvait me loger; tous les appartements etaientloues a des compatriotes dont j'enviais le farniente,tandis que j'etais la debout, attendant ce qu'allaitfaire de moi le seigneur suzerain de ce lieu. n me

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fit descendre jusqu'a une maison nouvellementba,tie, destinee aux visiteurs de peu d'importance;on m'y donna une espece de cellule.

Je payai mon negre deux mille reis, un peu moinsde six francs, et apres avoir dine, moitie a l'anglaise,moitie it la bresilienne, j'allai courir jusqu'ala nuit,admirant tout, respirant un air frais) presque froid,dont j'etais prive depuis longtemps.

Le jour suivant, j'hesitais encore sur ce que jedevais peindre et je preparais mes materiaux quandplusieurs passagers, montes a dos de mule, arri­verent pour passeI' le climanche avec moi; ils etaientgais et dispos et, plus prQ.dents, ils avaient prisl'omnibus et n'avaient pas gravi a pied la mon­tagne. J'enfourchai, a leur exemple, une mule, etnous commen~ames it descendre pour aller voir lagrande cascade, dont les eaux vont se perdre dansla mer. Ce petit voyage m'offrit comme un avant­gout de toutes les merveilles du Bresil; de touscotes j'apercevais des plantations de cafe; devantchaque habitation s'etendait un grand terrain pIatressemblant a nos aires pour battre le ble; et der­riere d'immenses'rochers, tous unis et de couleurviolette, j'entenclais le bruit du torrent, cache parla vegetation luxuriante atravel'S laquelle nous che­minions.

Dne heure apres notre depart, nous nous arre­tames dans une baraque OU l' on trouve touteschoses, excepte ce dont on a besoin; laissant la nosmontures) nous nous engageames clans des sentiers

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presque caches par les herbes et serpentant entredes bananiers et des cafeiers.

BientOt nous etions en face de la chute : unenorme 1'ocher sans vegetation, supporte seulementpar une pierre qui laisse voir le vide, au-dessous,se dresse a la gauche de la cascade, comrne pourlui donner plus de pittoresqLle et lui servil' de re­poussoir. L'cau, apres avoil' 'glisse de rocher. en 1'0­

cher, s'arl'ete, maintenue sur ~ne partie plate, OUse fol'ment des petits bassins dans lesquels onpeutse baignel' sans crainte, puis elle ·retrouve une penteunique et tombe d'une tres-gl'ande hauteur; en pas­sant dans le voisinage de plusieurs habitations, ellecourt,. comme je l'ai deja dit, a la mer.

Tout en cheminant et regardant, j'avisai un deli­cieux petit coin tapisse de plantes bien fraiches, ar­rose d'une eau pure et couvert d' omhrc; c'etait uncharmant sujet d'etude : j'en pris note.

Le soir, mes compagnons me quitterent, et j e re­tournai a mon bOtel de la montagne. Le lieu meplaisait, et, en attendant les forets vierges, j'avaisde quoi m'occuper quinze jours au moins, car cequi m'entourait avait,. dans tous les cas, le meritede la nouveaute; il y avait bien un petit embarrasqui deja s'etait presente plusieurs fois a Rio. Dansles pays a esclaves il est d'usage de ne rien porter;j'avais deja vu des individus plus ou moins bienvetus se faire precedeI' par un negre, portant tels pe­tits paquets qu'on aurait pu mettre 'dans sa. pocbe.En le faisant soi-mcme on se serait deshonore, et

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lCl c'etait bien pis; il s' agissait de porter sur sondos un sac de soldat renfermant la boite a cou­leurs, puis un gros batOll destine aficher le parasolen terre, et passeI' devant des nababs, des ladies,se faire crier cc schoking» de tous cOtes, et, plusque tout cela, rencontrer des negres ne portan tflen.

Malgre ces importantes considerations et commeil m'el.lt ete desap;reable d'avoir un individu. tousles jours pres de moi, je me fis donner la veille desvivres pour dejeuner et j'endossai le havre-sac asix heures du matin. La course etait longue; j'ar­rivai harasse. Je pris un bain, qui me fit beaucoupde bien, et toute la journee je fis de la peinture,hien abrite par de grands arbres et au bruit de lacascade. Enfin je vivaisl enfin j'etais redevenu pein­tre! J'avais sous les yeux une nature splendide, etpour la premiere fois, dermis man depart, j'etaispleinement heureux. Pour la premiere fois aussi jefis connaissance avec les fourmis, qui mangerentune partie de mon dejeune1' pendant que je tra­vaiUais. QueUe bonne journee, malgre ce petitinconvenient, et comme je faisais le projet de re­commence1' le lendemain lIly avait deja si long­temps que j'attendais ce bonheur. Ma journee ter­minee, je repris mon sac et mon parapluie. Lamontee me parut bien longue. De temps en tempsdes esclaves que je rencontrais ouvraient de grandsyeux ebahis en me regardant. C'etait si enorme cequ'ils voyaient pour la premiere fois I Un homme

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libre, un docteur peut-etre (car au Bresil chaqueprofession a son docteur), un blanc qui pliait sousson fardeau! Ce fut bien autre chose quand j'ar­rivai a. la porte de l'hOtel: une foule bjzarre en­tourait un cheval, monte par un courrier dore surtranche. Ce courrier etait la. pour moi. Qu'on jugedu contraste! Un courrier du palais imperial d'une

Vi!tu de blane.

part, un portefaix de l'autre. On padera longtempsde cette aventure inexplicable. En fin , comme aprestout la lettre etait adressee a. M. Biard, et que cenom figurait dans le livre des voyageurs, il fallutbien reconnaitre que j'avais le droit de deca­cheter ma lettre, malgre l'acte inqualifiable donttout le monde etait temoin. On m'annongait que

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Portrait de l'irnperatrice du Bn!sil.

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Sa Majeste l'imperatrice desirait que je fisse sonportrait en pied et en grand costume, ainsi queceux de Leurs Altesses Imperiales les princessesIsabelle et Leopol(line.

Adieu donc a la cascade et a cette bonne vie d'e­tudes que j'allais quitter pour longtemps peut-etre.J'avais encore deux JOUl'S a moi. Le lendemain, jeretournai terminer mon travail commence. En re­venant a l' hOtel, je fus agreahlement surpris detrouver deux personnes avec lesquelles j'avais dejades relations presque intimes. Elles etaient venuespour m'emmener de ~mite e! voici pourquoi. Enmon absence plusieurs personnages eminents parleur position et leur esprit superieur avaient decidequ'une Societe des amis des arts etait une necessitepour Rio. Mon arrivee Mait le pretexte naturel pourdonner llne premiere impulsion aux amateurs, lachose ensuite marcherait d' elle-meme, car, avaientdit ces messieurs, l'Academie n'obtient aucun resul­tat satisfaisant; il y a en ce moment neuf profes­seurs et trois eleves. Le directeur des Beaux-Arts,homme de grand sens, tres-savant comme mede­cin, n'a peut-etre pas toutes les qualites qu'il fau­drait pour donner de l'entrain aux artistes. J'ai ou­blie tontes les raisons qui me furent donnees plustard pour me faire comprendre que j'allais rendreun immense service a la jeunesse studiense qui n aL­tendait qu'une bonne direction. J'avoue qu'aprescette decision je ne pus me defenclre d'une certaineemotion. J'atiacherais mon nom a une nouvelle re-

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naissance dans les arts au Bresil. Ce que pebray etTaunay avaient commence sous le roi Jean VI, jepouvais l'achever, et puisque pour un temps jedevais vivre dans la ville, rien ne m'empechait desaisir de mon cOte l'occasion qui m'etait offerteavec tant de grace et d'obligeance. Dne voiLure at­tendait au bas de la montagne, ma malle fut bien­tOt faite et nous partimes. Arrive it un detour, jeme trouvai en face d'un spectacle vraiment feel'i­que : toutes les routes eclairees au gaz dans unetres-grande etendue; la ville, au loin, eclairee dememe. Les bees de gaz, places sur les eminences,telles que le castel Santa-Theresa, la Gloria, se deta­chaient sur le del, se mariaient avec les etoiles, aumilieu desquelles la constellation du Crusero bril­lait comme une croix de feu.

La viUe de Rio est peut-etre la seule au mondequi ait cet aspect, entouree qu' elle est de collineset en possedant plusieurs meme dans son enceinte.Ces divers etages lumineux reportent la pensee vel'Sles contes de fees, rappellent les MiLle et une Nuits.C'est du moins ce que j'ai eprouve en voyant cespectacle inattendu, par une belle nuit des tropi­qlles, Oll la clarte des etoiles rivalise avec le jour,Oll les bananiers, les palmiel'S , les magnolias enfleurs viennent ajouter it l'illusion.

n y a bien longtemps, avec le digne amiral Par­ceval Deschenes, nous allions visiter la ville de Ro­sette, voir le Nil et le DelLa. Je m'etais isole it latombee de la nuit, laissant marcher devant moi

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notre petite caravane, confiant a mon cbameau lesoin de rejoindre ses compagnons. C'etait l'epoquedu ramadan. Je me souviens qU'ouvrant les yeuxapres les avoir longtemps fermes, revant a je nesais quoi, je me crus transporte dans le pays desfictions : tous les minarets avaient ete mumines.La ville paraissait en feu, veritable oasis, entoureedes sables du desert de Barca, excepte du cOtedu sud-est que baignent les eaux du Nil. Pourquelques instants je pus penser que j'etais leprince Cameralzaman 011 Ali-Baba. La, je pus revertout a mon aise; mon chameau avait le pied sur,marchant dans le sable'; mais ici, a la descentede la Tijouka, comme il fallait veiller a la mule,le reve s'envola all. premier pas qu'elle fit pourcontinuer notre route. J'ai dit qu'au has de la mon­tagne une voiture nous attendait. La route etaitlarge, mais, bon Dieu! quels cahots I de grossespierres partout , des trous, des ornie-res a tout bri­ser. Heureusement mon vehicule resista. n me restade cette course tIDe grande consideration pour lecarrossier qui avait construit cette voiture, et jeme promis de m'adresser a lui quand une faiblepartie seulement des promesses qui m'etaient faitesse serait realisee.

En attendant, j'avais commence mes deux ta­bleaux, celui de Sa Majeste l'imperatrice et celuides deux princesses. J'allais tous les jours a Saint­Christophe, a quelques kilometres de Rio. Le lieudes seances Hait dans la bibliotheque de l'ernpe-

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reur. La tenue de rigueur etait l'habit noir; or,comme il est difficile de trouver des ouvriers quicomprissent ce dont on a besoin, j'avais pris le partide faire tout moi~meme, principalement de tendremes toiles, apres avoir eu bien de la peine a expli­quer comment on fait les chassis. Ne sachant pas leportugais, il fa11ait passeI' par des inte1'pretes, ce quime gEmait a chaque instant; et tend1'e des toiles enhabit noir, apres une promenade d'une heure etdemie, etait une occupation assez fatigante. Cepen­dant je faisais toujours la route it pied; j'etudiaisle portugais en chemin, je prenais des croquis, etje revenais de mAme, tOlljours lisant. Le temps meparaissait moins long. l'extreme bonte de l'impe­ratrice pour tout ce qui l'approchait ne se dt'>mentitpas avec :rp.oi. Je garderai eterne11ement le souvenirde la bienveillanctl qu'elle me montrait, s'informantavec interet des nouve11es de ma famille chaque foisque le paquebot arrivait. Le profond respect queSa Majeste m'inspira ne me permet pas d'en diredavantage en ce qui me concerne personne11ement;mais si vous allez it Rio, cherchez un malheurellxqui se se1'ait adresse a e11e sans etre secouru, vousne le t1'ouve1'ez pas.

Je ne pouvais a11e1' que le dimanche travailleravec les princesses. La semaine etait employee pare11es it des etudes seriellses. Je savais que l'empe­reur s' etait reserve de leur enseigner l'astronomie,science qu'il possede au plus haut degre. Nos seancesavaient lieu apres le dejeuner, quelquefois avant;

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malheureusement elles etaient courtes, et le journ'etait pas tres-bon dans cette bibliotheque, perceede fenetres de plusieurs cOte. Souvent Sa Majestel'empereur venait y assister, et j'etais toujours sur­pris de la justesse de ses appreciations.

Quant a. la Societe des amis des arts, el1e ne futpas constituee pour mille causes que je crois inutilede signaler ici. Il y eut des personnes qui en furenttellement contrariees qu'elles al1erent jnsqu'a. direque s'i1 eut eie question de danseuses, d' escamoteul'Sou de funambu1es cela eiH reussi completement.

'ayant pas habite la vil1e de Rio assez longtemps,je n'ai pu m'assurer si cette opinion etait fondee.

Pendant tout le temps donne a. mes courses de RioaSaint-Cristophe et de Saint-Cri tophe a. Rio, j'avaisa peine visite la ville. Je dinais en revenant, et} deplus, je me couchais de fort bonne heure, ayant prisle parti de rester a. l'hOtel, apres avoir, toutefois,obtenu une chambre a fenetre, Mais afin de termi­ner mes tableaux, je m'etais tout de bon installeau palai ; pour m eviter l'ennui de passeI' dans lesconI'S ou etaient les factionnaires, on m'avait oii'ertune clef qui ouvrait une porte du cOte de la rue dela Misericorde; cette clef fut pour moi, a. premierevue, l'objet de deux sentiments bien opposes: l'unde plaisir, de pouvoir entrer et sortir a toute heuresans contrOle, l'autre de stupefaction en voyant lalongueur de cet instrument vraiment prodigieux;aucune de mes poches ne pouvait le contenir.· Ce­pendant je 1acceptai avec une apparence de recon-

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naissance, me reservant de faire poser une allongeit chacune des poches de mes vetements, ce que jefis. Malheureusement, je ne pus diminuer le poidsde l'instrument; parfois aussi le manque d'habitudeme faisait oublier cette clef it l;:tquelle mon existence

Doe clef du palais de Rio-de-Jaoeiro.

etait liee; alors, s'il m'arrivait de m'asseoir, on mevoyait me relever vivement, comme si j' avais mar­che sur un serpent. Peu it peu je m'habituai it moncauchemar.

Dans les intervalles de mes travaux, j'acbevai

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d'etudier la ville. J'allais tous les jours au marche;c'est la qu'on juge le mieux les habitudes dll peu­pIe.... ClLaque matin, des emharcatiolis venant des.iles voisines y apportent des provisions d'oranges,de bananes, du bois, des poissons; c'est un spec­tacle amusant, OU l'on ne voit que negres qui seculbutent, crient, appellent, rient ou pleurent;et comme ces barques ne peuvent approcher duquai a cause d'un talus en pierre desc~ndant jus­qu'a la mer, d'autres negres, commissionnaires,armes toujours d'un panier rond, se precipitent al'arrivee, se jettent dans l'eau, et quelquefois fontla chaine pour arriver plus tOt. Quand la maree esthaute, le sabbat ordinaire augmente; on tomhe al'eau, on gate les marchandises; quelques coups depoing, de baton recompensent les maladroits. Plusloin des negresses, abritees sous des baraques faitesit la hate, distribuent, aux uns le cafe, aux autresdes ecueUes pleines de came secca et de faigeons(haricots), nourriture habituelle des gens de cou­leur, et bien souvent aussi des classes plus elevees.

Sur le quai se promenent les revendeurs, atten­dant et guettant de loin les objets qu'ils veulentse procurer. Ce qui m'interessait par-dessus tout,c'etait des brochettes d'oiseaux magnifiques; j'au­rais voulu les acheter tous pour les conserver, maisle talent de naturaliste empailleur, que plus tardj'ai acquis, me mauquait alors.

En face de ce quai si anime est le march e inte­rieur, entoure d'une ga~erie ayant des deux' cOtes

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des boutiques 011 l'Oll vend des paillassons, desnattes, des calebasses, et generalement tous le:;ustensiles de menage. La se vendent et se de­coupent d'enormes poissons. La aussi sont les mar­chands d'oiseaux, de singes, etc. J'avais en Franceune voliere; ce gout me reprit en voyant lesoiseaux de Bresil pares de si belles couleurs. Ce quine se procure pas facilement ou coMe extr€lmementcher, c'est une cage solide, car toutes celles donton ~e sert sont en jonc; mais, par hasard, j'en de­couvris une dans un grenier : elle etait en tres-mau­vais etat; les barreaux etant trop ecartes, j'achetaida fi.l de fer, et, appelant a mon aide tout le talentdont j'etais capable dans ce genre de confection, jepassai deux jours a retrecir le passage.... puis, monchef-d'omvre acheve, je commengai une collection,m'etQnnant toujours de voir si peu d'amateurs d'o1'­nilhologie, car de loin en loin, si on voit accrocbeeaune fenetre une petite cage en jonc, on peut €llresur qu'elle renferme un serin' 011. un chardonne1'et.n en est de ID€lme des fleurs. On ne voit presquejamais de plantes tropicales, des roses toujours.

Mon temps se passait assez agreahlement, -je t1'a­vaillais pendant une partie du jour; de mes croi­sees je voyais, de l'autre cOte de la rue, la chamb1'edes deputes; j'entendais sans. me deranger de bienbons discours, que repetaient les journaux du len­demain; je dessinais les passants, je recevais denombreuses visites, tOllS les journaux me traitaientavec bienveillance. J'avais achete une redingote

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noire, j'avais chaud, mais j'etais considere: cela mitdli me suffire. Que me manquait-il? Loge dans unpalais d'ou je voyais manceuvrer la garde nationaleavec ses sapellrs, dont le tablier etait varie scIonles regiments, les uns imitant la peau de tigre,d'autres ornes des deux plantes nationales, le the

Vetu de nair.

et le cafe, peints ill'huile d'une fagon rejouissante.Je pouvais tout it mon aise voir defiler l'armee etMM. les officiers, portant sous le bras leur bonnetapoil ou leur shako. Sous roes yeux s'executaicntdes manceuvres savantes dans lesquelles jr. remar­quais avec plaisir la prudence qui anime en tout

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lieu la garde llationale; chaque soldat citoyen,dans l'interet de son voisin sans doute, faisait feuun peu avant, un peu apres le commandement, endetournant la tete.

Eh bien, quelque chose me manquait, malgre cesinteressautes distractions, troublees pourtant parplusieurs inconvenients que j'avais en vain cherche

. a detourner; des ennemis qui plus tard me firentbien du mal, s'acharnaient sur moi: c'etaient lesmoustiques et les fourmis. Dans ce palais peu ha­bite, dans ces grands appartements etaient renfer­mees des myriades d'etres affames. Lasse de mevoir devore en detail dans un grand lit a rideauxque j'avais bien soin cependant de fermer quandje croyais avoir chasse les moustiqnes, je ne pou­vais dormir, pas plus que dans l'hOtel aux can­cre]as; car, a peine couche, les fuyards trouvaientmoyen de me harceler. Force de prendre un parti,je clouai l'un des rideaux au dossier et au pied dulit, me laissant un tout petit espace pour me glis­ser precipitamment sous man toit de mousseline,mais qui, malheureusement trap has, donnait a rnesennemis une grande facilite pour s'attaquer auxparties saillantes, au uez snrtout.

Degoute de la vie d'hOtel, je vivais seul, ayaotfait d'ulle belle toilette en marbre blanc une tablea manger; on m'achetait des conserves, des ba­nanes, des oranges. Mais a chaque repas il fallaitun certaiN temps pour ~CI'aser les fourmis qui seglissaient dans le pain, les fruits, le sucre. Le suiI'

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arrive, si je voulais prendre un peu le frais, quandil y en avait, je voyais en face de mes fem~tres unechambre s'eclairer, une guitare et une flute s'ac­corder; puis deux voix lamentables psalmodiaientdes romances sur des airs d'enterrement. Ces chan­teurs funebres s'attendrissaient, roulaient ou levaientles yeux au plafond. Le sentiment les debordait,cela durait jusqu'a deux heures du matin. Dans depareils moments, si quelqu'un se fut approche demoi j'aurais mordu....

e me souciant pas beaucoup de me lier avec despersonnes que du reste je devais quitter bientOt, jevivais presque toujours seul quand je n'a11ais pasen soiree. A la tombee de la nuit, je rnontais aussi­tOt cette petite coUine ou se trouvent les signaux,et qui est dans la vi11e meme. Je me suis laisse direque si on la supprimait la vi11e de Rio y gagneraitbeaucoup, car elle est un obstacle' pour les cou­rants d'air, qui se repandraient partout. Cela rap­procherait en outre les distances, en permettantde faire des rues la OU aujourd'hui se trouve unobstacle, ce qui rendles communications quelquefoistres-difficiles par la longueur du chemin qu'il fautfaire pour a11er d'ull point a un autre. L'opinion ge­nerale est que la fievre jaune cesserait des lors sesapparitions. Dne compagnie anglaise a propose, tou­jours a ce qu'on dit, de faire abattre la montagne,ce qui ne serait pas difficile : le terrain est peu so­lide,. si bien que chaque annee les pluies en ernpor- .tent une partie, et que pour reparer ces dommages

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annuels il en coute beaucoup plus d'argent qu'iln'en faudrait pour payer les expropriations; lacompagnie ne demanderait, pour se dedommager,que le terrain conquis sur la mer par les materiaux.Comme ce travail ne se fait pas, il est probable quele gouvernement ne l'approuve pas; done, la pro­position n'est pas bonne : un gouvernement ne se

.trompe jamais.... Je ne me permets pas d' avoir uneopinion sur cette matiere, pas plus que SlIT d'autrr.sde meme nature dont on rn'a rebattu les oreilles, etj'avoue que si on eut execute ce projet j'en auraisMe tres-fache, car j'ai passe bien des heures sur lapartie la plus elevee du castel, regardant toujoursavec admiration l'immensite de cette baie avec sesiles si nombreuses que la vue ne peut toutes lesembrasser. Du cOte de la mer, la Serra des Orguesse decoupe sur l'horizon avec des formes bizarres.Quand j avais regarde lOllgtemps a la meme place,j'allais m'asseoir a quelques pas plus loin, et tou­JOUl'S ce spectacle etait nouveau pour moi. La nuitvenait peu a peu, la plaine et la montagne se cou­vraient de feu, la ville s'illuminait a mes pieds ....Quelquefois je m'elldormais sur le parapet d'ou. lemoindrc faux mouvement pouvait me precipiter aquelques celltuines de toises, ou sur un chemin,ou sur un rocher.

Ce gout de solitude m'etait vc-mll peu a reu, jene l'avais pas en arrivant.

nest d'usage au Bresil de visiter ceux qui arri­vent. 11 me parait le hon gm.it qu'on encourage

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celui qui ne connait personne. Aussi je fus am­plement favorise· a cet egard; si bien qu' ayant deslettres de presentation, je fus visite les premiersjoms par ces memes personnes, qui ignoraient queje leur etais recommande. Je ne tardai pas a etreembarrasse sur le choix de mes connaissances. Sije paraissais dans ]a rue avec l'un de mes visiteurs,un autre me prenait a l'art et, avec un interet queje ne savais pas meriter J me prevenait amicale­ment d'eviter de paraitre en public avec un hommeque personne ne pouvait voir, et la-dessus on medisait pourquoi. Le lendemain j'etais egalement in­struit par le premier du peu d'honnetete du second.- Gardez-vous surtout de lui preter de l'argent! ­Enfin, je fus tellement prevenu de tous cOtes, quej eus peur bientOt de n'avoir plus personne tl quiparler.... Et voila pourquoi j'allais au castel.

Je preferais cette solitude a un cafe-chantant,seul lieu de plaisir a Rio, excepte le theatre; jen'allais jamais it l'un et rarement it l'autre. Quanta me promener dans la magnifique rue d'Ovidor,je m'en gardais bien davantage; cependant c'est lareunion de tout ce qu'il y a de plus elegant; c estla qu'etalant leurs toilettes aux lumieres des bou­tiques, viennent les belles Bresi]iennes, suivies, se­Ion l'usage; d'une ou deux mulatresses, deux ou u.'oisnegresses, quelques negrillons et negrillonncs, letout marchant gravement, mal~i en tete. Dans cctoilettes, presque toujours de couleurs voyantes, .j'aurais pu reconnaitre l'esprit d'economie et d'ordrc

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que nos Fran<,1aises n'ont pas toujours. Ces couleursun peu exagerees etaient et sont encore) je le sup­pose, dans le but de braver le soleil et d'avoir,quand il au~'a passe la-dessus quelque temps, descouleurs plus tendres, ce qui produit chaque soirun changement de toilf\tte sans nouveaux frais.A l'un des bouts de la rue j'aurais pu entendre

'une douzaine d'orgues et autant de pianos jouantensemble, dans le but d'attirer les cbalands dans laboutique de celui qui fait le plus de bruil; rien nem'obligeait a me donner de pareil;; passe-temps, unpeu monotones d'ailleurs; et voila pourquoi je mon­tais au castel, variant mes plaisirs en grimpant d'uncOte et descendant de l'autre.

Je m'etais bien vite lasse de la ville et de sesdistractions, puisque de ma fenetre je voyais tout cequ'il y avait de curieux.

Peu apres mon arrivee j'avais vu la procession deSaint-Georges; taus les grands diguitaires y etaientet fai~aient escorte a un mannequin a cheval) cui­rasse de pied en cap, que de loin je pris pour unpersonnage naturel; par basard, et pour me tirerd'incertitude, les gens cbarges de surveiller le saintl'oublierent un instant, et, a un saut que fit le cbe­val, il fut sur le point d'etre desar<,1onne.

Quelques jours plus tard passait une autre pro­cession, dans laquelle figuraient de cbarmantespetites filles de huit a douze ans, habillees a laLouis-quiuze, avec des manteaux de soie) de velours,et surtout d'immenses crinolines. Ellcs dansaiel1t en

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s'avangant d'un air coquet, paraissant deja savoirqu'elles etaient les plus jolis ornements de la fete.Par contraste, plusieurs d'entre elles etaient accom­pagnees par des individus, leurs peres sans donte,IDarchant presque aussi fierement, avec des sou que­nilles de toutes couleurs, leur parapluie dans lamain, le ciO'are it. la bouche. Les officiers de 1'(11'-

N~gre gandin, 1l. Rio-de-Janeiro.

IDee, . toujours . leuT' bonnet a poil ou leur shakosous le bras, portaient les insignes des saints et dessaintes. Un tambour-major, tout rouge des pieds ala tete, precedait les sapeurs en tablier fagon'tigre.A l'arriere-garde, des negres tiraient des petardsdans les jambes des curieux.

A Rio, c'est un usage indispensable de toute fete

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I'eligieuse ou autre; il. y a des jouI's OU on ne peutpasseI' nulle part, sans se voir jeter ces projec­tiles dangereux, quclquefois sur vos habits, n'im·porte OU, a la grande joie de ces messieurs; plu­sienrs accidents serieux ont ete les suites de cetamusement national. n m'aurait ete bien agreablede clistribueI' quelques souffiets quand j'etais l'objet

Negres gandins, ll. Rio-de-Janeiro.

de cette fusillade. Les coupables m'ont toujouI'sglisse dans les doigts, et, malgI'e moi, je riais envoyant leur grande' bouche beante, leurs dents blan­ches et leuI' air satisfait; je me clisais tout bas :pauvres esc~aves, ce plaisir ne doit pas vous etreenvie; cependant, it faudralt tacher de ne pas mecrever les yeux. 11 sout bien drOles ces negres de

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Rio, le pays all jls sont, je crois, le mains mal­heureux. L'un des premiers jours de mon installa­tion, je quiltai malgre moi mon travail, pousse parla curiosite; j'entendais certains sons etranges re­petes d'un bout de la rue a l'autre : c'etait tout

Les sapeurs ne la garde nationale de Rio-de·Janeiro.

simplement un demenagement. Chaque negre poI'­tait un meuble, gros ou petit, IOUI'd ou leger, selonla chance; tout cela courait a peu pres en mesure,en I'epetant soit une syllabe ou deux, soit en pous-'sant un son guttural. n y en avait qui poI'taient

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des tonnes vides, form ant un volume trois fois plusgros que le corps; a la queue de cette file d'unecinquantaine d'individus, venait un peu plus gra­vement un piano it queue, porte par six ho~mes.

Au premier rang, l'un d'eux, faisant fonction dechef d'orchestre, tenait un objet ressemblant it une

Negre portant des provisions, aHio-de-Janeiro.

pomme d'arrosoir, dans laquelle se trouvaient despetits cailloux : avec cet instrument, le negre bat­tait joyeusement la mesure ; toutes ces letes portaientsans le secours des mains, - habitude generale desgens de couleur. Un jour, je vis trois femmes cau­seI' en gesliculant beaucoup, portant sur la tete,rune un parapluie ferme, la deuxieme une orange,

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la troisieme uue petite bouteille; c'est a cet usagesans donte de porter tout sur la tete que les ne­gresses doivent dO, etre generalement bien faites, deporter le buste en avant, et d'avail' dans la marcheune dignite que leur envieraicnl beaucoup de fem­mes des classes blanches les plus riches.

Negresses, a Rio-de-Janeiroo

J'entendis un jour du bruit sous ma croisee,voila encore mes diables de negres qui font leursfarces; mais 1habitude emousse tout; et je ne bou- .geais pas. Cependant le bruit devenait plus distinct,

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il me semblait que les voix etaient devenues unmoment plus nombreuses; je n'y pus tenir, et je visune chose a laquelle je ne m'attendais certes pas.Un spabis, arrive par le dernier paquebot, avaitconserve son costume, sans doute pour faire del'effet, et i1 en faisait. Entoure d'une centaine de

Negre porlefaix, 11 Rio-de-Janeiro.

negre , il avait le poing sur la hanche, l'air aimabledu milltaire fran~ais, et semblait dire: ( Tas demauricauds, en avez-vous vu b aucoup de ficelescomme ~a?») A son point de vue, sailS doute, c'etaitde 1admiration qu'il inspirait a la .£oule qui l'en­tourait, tandis qu'au ruien, il me paraissait qu'on

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se moquait de lui. J'ai vu encore ce militaire unefois DU deux, et puis, je pense qu'il a pris l'habitbourgeois et s'est etabli quelque part.

Quelques jours apres, le 7 septembre, toute laville de Rio etait sur pied; c' etait le j our de l'ani­versaire de l'independance du Bresil; il y avait deplus, ce jour-la, pour celebreI' ce grand evenement,une eclipse de solei1. Des centaines de negrescriaient de toute la force de leurs poumons :Viva. L'independen.tia do Brasil/ Ainsi, les pau­vres negres, sans comprendre ce qu'ils disaient, pro­clamaient l'independance d'un peuple dont ils sontesclaves. rnutile de dire que les fu'~ees et les petardsfaisaient accompagnement, cornme toujours, et quebien des vetements fnrent endommages.

J'ai assiste une fois a une vente d'esclaves dansune boutique, et dans une maison particuliere, ala suite d'un deces. Je ne vis pas beaucoup de dif­ference, sinon que dans la boutique le marchandetait monte sur une caisse a fromage; dans l'autrevente, un commissaire-priseur debout sur une chaise,un petit marteau a la main; au milieu de guerjdons,de fauteuils, de lampes etaient assis cinq negreset negresses ; je m'attendais a les voir fort tristes:il n'en etait rien pourtant. Ces negres fnrent vendus,l'un clans l'autre, six mille francs. Un seul ach.e­leur fit 1emplete de deux femmes, d' une table etd'nu cheval.

Pendant mon sejour aRio, on vendit sept negresappartenant a un maitl'e humain et genereux; ces

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pauvres diables, habitues a elre traites avec dou­ceur, ne pouvaient s'accoutnmer a la pensee d'etreesclaves d'un autre maitre; ils se revollerent, sebarricaderent; mais, apres avoir oppose a unesoixantaine de gendarmes une dMense desesperee,apres avoir ete blesses pour la plupart, ils furentconduits a la prison nomrnee Correction. C'est laque les maitres mecontents de leurs esclaves lesfont enfermer et· quelquefois punir de la peine dufouet. Du reste les cruautes sont devenues tres-raresau Bresil; cela tient peut-etre it une cause inte­ressee; depuis que la traite est abolie, le negre, quiautrefois coutait mille ou douze cents francs, coutesix a scpt mille francs. En somme, la vie du negre,au Bresil, est bien preferable it celle de la plu­part des malheureux colons auxquels on tient rare­ment parole; car rien ne ressemble, en realite, auxpromesses que leur font les agents charges de lesarracher de.leur pays. On rencontre dans les rues.de pauvres gens de tous les pays, pales, haves, rnen­diant leur pain. J'ai vu deux Cbinois, dont l'un etaitaveugle, recevoir l'aurnone d'un vieux negre. n fautbien des conditions que probablement on ne faitpas connaitre it l'avance, pour qu'un colon puissevivre dans un pays vierge comrne le Bresil: pourqu'il puisse recolter et profiter de son travail, illuifaut plus de deux ans; s'il n'est pas soutenu, il estperdu. J'en ai bien souvent rencontre, qui, apresavoir vainement employe toutes leurs ressources,revenaient malades, decourages, desesperes. 11 faut

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beaucoup de temps pour defricher et rendre la terrepropre aproduire: peu de gens le savent; je seraisde meme, si ma vie, au milieu des bois, ne m'a­vait appris toutes les difficultes qu'il y a pour s'e­tablir, se faire nne existence. D'abord, il est neces­saire d'avoir une baraque pour s'abriter, des vivrespour se nourrir longtemps; -il faut abattre des ar­bres immenses, attendre quelquefois plus de sixmois pour bruler, et debarrasser le terrain. Lessouches enormes restent forcement a terre; partant,pas de possibilite pour la charru e. Les bestiaux n'ontpas de paturage comme on a du foin en Europe;il faut planter, et non semer) une herbe nommeecapi, remplagant faiblement le gazon. La vegeta­tion violente de cette nature vierge fait pOllsser denombreux parasites en peu de temps. Si le capiest brule par le soleil, les bestiaux meurent bienvite. Je ne saurais dire au juste ce qu'il faudraitfaire pour rendre la vie possible aux colons pendantles premieres annees, mais je sais bien que j'enai vu auxquels on ne donnait pas assez; d'ou jeconclus qu'en general le sort des negres au Bresilest preferable a celui des colons. Quand je padedes negres, je suis loin de faire allusion a ceux desEtats-Unis. Tout le monde conmut les traitementsque ces derniers subissent; la cbasse qu'on leur faitavec des chiens dresses acet effet I... Au Bresil pour­tant le sort le plus doux que puisse esperer un esclave,c'est d'avoir un bon maitre; et encore ce bonheur estbicn negatif; il est toujollrs traverse par la pensee

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de le perdre soit d'une maniere, soit d'une autre,d'etre vendu a un mauvais, et de sentir roille foisdavantage son malheur par la comparaison. Pillsviennent les separations iuevitables : tel qui a besoinde la mere seulement, n'achete pas la fiUe. Le mari,de meme, voit sa femme s'eloigner d'un cOte, luide l'autre. Us ont vecu heureux longtemps; lamort ou des interets de fortune rendent lenr ventenecessaire. Ces reflexions, que bien d'autres ontfaites avant moi, m'ont entraine loin de mon sujet,et j'y reviens, puisque c'est mon voyage que j'aientrepris de raconter,

J'avais hate de terminer les portraits de l'impe­ratrice et des princesses. Je refusais touies les de­mandes qui m'etaient faites. Je n'avais plus qu'unbut : voyager, faire des etudes et retonrner enFrance au plus vite.

Cependant l'heur~ de la liberte n'avait pas sonneencore. L'emperenr vint un jour voir mes trois por­traits termines, et apres m'avoir donne quelquesavis sur la ressemblance, il me dit qu'il fallait aussifaire le sien. Je recommen~ai donc mes prome­nades a Saint-Christophe, ce qui me, valut de de-"venir un peu plus savant en portugais, parce queje me remis a etudier en chemin.

L'empereur fut toujours pour moi invariable­ment bon et gracieux, et si je ne dis pas tout ceque je pense a cet egard, c'est egalement le res­pect qui me retient.

Je fis le portrait de Sa Majeste en simple tenue

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Portrait de l'empereur du Bn\sil d'aprus le tableau de Biard.

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de ville, mais ensuite je le priai ~e me preter soncostume de ceremonie, celui qu il ne porte quedeux fois l'annee, a l'Ollverture et a la fermeturedes Chambre . Il voulu t bien rn' accorder cette fa­veur, d'autant plus grande que c tte fois c'etaHpour moi seul que je travaillais, desirant emporterce portrait en Europe. Des negrefl du palais deSaint-Cbristophe m'apporterent pIu ieurs manes enfer-blanc (c'cst le procede qui est employe genera­lement au Bresil pour se preserver des insectes),contenant le manteau de velours vert double declrap d'or, la tunique en soie blanche, ainsi que laceinture, le ceptre, enfin tout ce qui m'etait ne­cessaire.

J'allai immediatement a 1Academie pour y em­prunter un mannequin, ne pouvant, par convc­nance, mettre les habits de Sa Majeste sur le corpsd'un modele ,ivant. D'ailleurs, ce modele eut etedifficile a trouver : l'empereur a six pieds moinsdeux lignes. Le mannequin di ponible etait de bean­coup trop petit, un autre se trouvait chez un ar­tiste; celui-la remplissait toutes les conditions vou­lues, mais on ne pouvait me le prOleI' que dan lecours de la semaine. J'etai fort contrarie que mademande n'eut pas mieux reussi, ayant dans machambre des objets de si grande valeur.

Ce jour-la je rentrai fort tard, ayant dine etpasse la soiree cbez M. le ministre des affairesetrangeres. Par oubli et par megarde je m'etaisflssis plnsieul's fois ur ma clef: c'etait pour moi

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presque toujours le presage de quelque petit mal­heur. La porte refermee, je me trouvais dans uncouloir sombre et humide, puis au bout de ce couloirje montuis une rampe d'escalier, en face de laquelleetait la porte de mon appartement. Il m'arrivaitsouvent de me dire en montant dans l'obscurite quesi qu elqu'un voulait me faire un mauvais parti,cela serait tres-facile. Le long corridor a l'extremiteduquel se trouvait mon appartement etait eclaire,tout a l'autre bout, par une lampe dont la lumiereetait ce soir-Ia pres de s'eteindre. Je me sentais lecceuI' serre. « Il n'y aurait rien d' etonnant, medisais-je, que quelques malfaiteurs eusseut con~n

le projet· de faire main basse sur l~s co~tumes etles insignes imperiaux, et ~'ils me I'encontraientavant d'avoir devalise ma chambre, qui les empe­cherait de se debarrasser de moi d'un coup de poi­gnard on en m'etranglant sans bruit? ») Cette idee­la, qui n'etait pas autrement extravagante, n'avaitrien de bien rassurant. Je dois l'avouer, j'avaisI eur; ma main tremblait; je ne pouvais trouverma serrure, ee qui ne m'etait pas encore arrive.Tout it coup je crus sentir une haIeine chaude presde moi; certainement il y avait la un horome; soncorps i-9-terceptait par moments la faible lumiere ducorridor. Il etait evident que cet individu s'appro­chait vel'S moi; il cherchait l' endroit OU il devaitme frapper pour m'abattre d'un seul coup sansque j'eusse le temps de pousser un cri. Dans cemoment critique, j'eus la force de demander d'un

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tOll qui m'effraya moi-meme davantage cc Qui vala? ») Ne recevant pas de reponse, je repetai maquestion en portugais, meme silence. Il est desmoments Oll. une determination est vite prise. Jeu'avais pas d'armes. J'avai oublie la clef qui etaitdans ma poche, et certain d'etre tue, je me souvinsapropos que j'avais autrefois pratique la boxe avecquelque succes; dirigeant done mon poing fel'me ala hauteur du visage de l'assassin, je 1'envoyai tom­bel' a quelques pas de moi, puis je me precipitaiaveuglement sur lui, et je lui assenai.... Mais lebruit de la chute ayant attire aux portes du corri­dor quelques habitanls du palais munis de bougies,je fus urpris, helas! luttant avec un mannequindont je venais de faire voler la tele et de casser lellez en m ecorchant les doigts. J'appris alors quevel'S la fin du jour on m'avait envoye ce manne­quin, et les porteurs, ne me trouvant pas chez moi,l'avaient pose pres de ma porte. C'etait une galanLeriedn secretaire de l'Academie, qui, aussitOt apres mavisite, avait reclame pour moi le susdit mannequina l'artiste qui s'en servait. On s imagine aisementcombien cette ridicule histoire fit rire ames depens.

Le portrait tie Sa Majeste termine, je fis deman­der un negre pour remporter le mannequin. Lesesclaves du palais n'etaient pas gens a se soumettreapareille besogne; ils allerent done chercher uncommissionnaire, tout aussi noir qu'enx, mais moinseleve dans l'echelle sociale. Le mannequin etait nepour produire de grands effets, car aussit6t que ce

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pauvre diable vit ce dont i1 s'agi.ssait, il jeta sonpanier, enfon~a sur sa tete un reste de chapeau defemme qu'il s'etait arrange, mettant le devant der­riere, puis prenant, comme on dit, ses jambes a. soncou, i1 se perdit en hurlant dans l'immensite descorridors.

Negre commissionnaire, a Rio-de-Janeiro.

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III

PROVINCE D'ESPIRITO-SANTO

LA lUVIERE SANGOUASSOU

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III

PRO VIN CE D'ESPIRITO- SANTO.

LA RIVIERE SANGOUASSOU.

Les Indiens. - El senhor X.... - Traversee de Rio aVictoria. ­Le navire incendie. - Victoria. - Tenho patiencia! - Nova­Almeida. - Santa-Cruz. - Un portique de catbed.rale vu de faceet de profil. - La riviere Sangouassou. - Scenes et paysages.

Bien des fois j'avais demande aux Frangais resi­dant depuis longtemps :au Bresil OU il faudrait allerpour trouver des Indiens, et je n'avais regu aucunereponse satisfalsante. D'apres la plupart de cesmessieurs, les Indiens n'existaient presque pas, c'e-.tait une race perdue; cependant il me semblait

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qu'il devait en rester un pell quelque part. J'envoulais a tout prix; des negres j'en avais vu enAfrique. 11 y a des negres a Paris. Je li'y tenaispas. Enfin, un jour, j'appris qu'un Italien, qui ha­bitait depuis une huitaine d'annees dans l'inlerieurdu Bresil, avait achete des terrains dans les foretsvierges de la province d'Espirito-Santo et faisait lecommerce de bois de palissandre. Celui-la devaitsavoir a quoi s'en tenir sur la question des Indiens.J'exprimai le desir de le connaitre et Oil me pro­mit de me presenter a lui des qu'il viendl'ait a­Rio. Effcctivement, on l'amena dans mon atelier,precisement un jour que je faisais le portrait enpied d'une charmante et spirituelle Bresilienne, lafille du ministre des affaires etrangeres. La circon­stance <Stait bonne pour mon hOte futur, qui natu­rellemelit avait besoin de" protection. Je fis de monmieux pour Ini paye~' d'avance l'hospitalite qu'iletait heureux, disait-il, de rn' offrir. J'intercedai ensa faveur phis que je ne l'aurais fait pour moi­meme, et s'il n'obtint pas tout a fait l'avantagequ'il pouvait tirer de la bonne volonte qu'on vou­lait bien me temoigner, ce fut un peu de sa faute.n n'epargna aucune des formules de la reconnais­sance ia mieux sentie pour me remereier. Je n'a­vais qu'a me fier a lui pour ecarter de ma routetous les embarras du voyage; tout ce qui etait alui serait a moi et il s'empresserait de mettre sonlogis et tout son monde a ma disposition. Ce qu'ilappelait tout son monde etait des Indiens. J'etais

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enchante. 11 fut decide que je m'engagerais dansles contrees les plus sauvages sous la direction etla protection du senhor X....

Sur le point de partir, il me vint en tete de faireune chose dont je n'avais aucune idee: de la pho­tographie. J'achetai des instruments depareilles, desproduits avaries, plus un livre que j'etudierais enroute.

Le 2 novemhre, nous nous embarquames sur lenavire le 1I1ercllry, trainant a. notre remorque unpetit vapeur destine a. remonter le fleuve du memenom. La mer etait mallvaise; il ventait. Ce navireretardait visiblement notre marche. La plupart despassagers etaient des colons allemands allant gros­sir le nombre de leurs compatriotes deja. installessur les bords du fleuve. Notre navire n'etait pastres-grand, et plusiellrs de nous couchaient dans desespeces d' armoires construites sur le pont. J'etaisdans l'une d'elles, et comme le roulis etait tres­fort, j'avais pris le parti· de rester dans la po­sition horizontale toute la journee; ce n'etait pasprecisement cette seuIe cause qui me retenait cou­cM : j'etais malade depuis quelque temps par. eXCElSde travail et aussi a. cause de la fac;on dont je vi­vais, mangeant beallcoup de fruits et de salaisons.Depuis quelque temps deja. le sommeil m'avait aban­donne, et, ainsi que tout le monde me l'avait dit,il etait temps de quitter la ville. A l'entree de l'hi­ver la terrible fievre jaune fait fuir tous ceux a quileur position de fortune le permet. Cependant ia

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troisieme nuit de notre navigation le sommeil, dontje ne connaissais plus depuis quelque temps lesdouceurs, venait de me surprendre, quand une de­tonation epouvantable m'eveilla eri sursaut : unegrande lueur paraissant sortir de la mer refleta surnos mats et nos cordages un eclat sinistre; des crisse £.rent entendre a bord du navire auquel nousetions lies; aces cris succederent des gemisse~ents,

a la lumiere rougeatre succeda aussi l'obscurite laplus profonde. Des embarcations furent mises a lamer, malgre le danger qu'il y avait de les fairecouler bas.

Il faUut un pen de temps l)our etre en mesured'aUer apprendre la nature du sinistre. Il faut sa­voir que les navires bresiliens sont en partie com­poses de matelots negres; le service ne s'y fait pastres-promptement, malgre la bonne volonM des of­£iciers. Un homme se pla9a pres des amarres, unehache a la main, et, malgre le vent et l'obscurite,je vis s'eloigner enfin une premiere embarcation,qui se perdit tout a fait dans les tenebres les plusepaisses; l'autre ne put quitter le bord : eUe fut re­poussee avec ,force par les lames et fut sur le pointd' €ltre brisee.

On voyait avec effroi des petites etincelles s'eleverde seconde en seconde au-dessus du navire. Bienloin de nous alors nous entendions un bruit confus,des plaintes lointaines; le vent les emportait; desvoix lamentables, se melant au bruit des flots, ve­naient d'instant en instant porter le trouble dans

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nos ames. Enfin, un point s'eleva entre deux lames,se perdit, reparut, et, au milieu d'un silence demort, nous vimes hisser vers nous trois corpsn'ayant presque plus forme humaine. Nous ap­primes alors que, pour ne pas retarder la marchede notre navire, les hommes qui etaient a borddu petit bALiment remo;rqne, avaient ehauffe outremesure, ce qui avait fait eclater la ehaudiere. Unincendie commen~ait a. se propager quand, heu­reusement, les matelots de l'embareation arriverentassez tOt pour l'eteindre en coupant quelques par­ties deja endommagees, et en donnant les premierssecours a. leurs malheureux eamarades. Ces hommesn'etaient pas morts, comme on l'avait eru d'abord;on les enveloppa dans des draps humeetes avecde la cachassa, eau-de':vie de canne a. sucre. Ladouleur les rappela a la vie, on les coucha avec leplus grand soin. n fut decide qu'on les deposeraita Victoria.· Le docteur du bord esperait en sauverdeux; le troisieme, un negre, n'etait qu'une plaiede la tete aux pieds. Celui-la non plus ne mourutpas; je le revis longtemps apres; sa peau etaittigree. En ]e retrouvant ainRi, j'ai appris une choseque j'aurais sans doute toujours ignoree, c'estCflle les brulures sur les peaux noires deviennentblanches.

Cette triste aventure nous avait fait perdre biendu temps : car, pour perrnettre aux ernbareationsd'all r au petit vapeur, il avait faUu arreter la ma-·chine, et quand nous pumes reprendre notre rnar-

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che, ayant de nouveau une charge a remorquer,mais bien plus lourde cette fois, puisqu'elle etaitcompletement inerte, il fallut mouiller en pleinemer pour ne pas aller nous briser en essayantd'entrer a.' Victoria pendant la nuit.

Ce fut seulement vel'S huit heures du matin quenous arrivames, et, bien avant d' entrer dans laville, on echangea quelques paroles avec un per­sonnage monte sur un affUt de canon et arme d'unporte-voix. Nous passions devant la forteresse, et jene sais si c'est un effet d'opLique, mais le drapeauqui floLtait an-dessus me parut plus grand que laforteresse elle-meme.

Mme la comtesse de Barral avait eu l'obligeancede me faire donner des lettres de recommandatiollicar au Bresil, Oll souvent on ne tl'ouve pas un giteen payant, l'hospitalite devient une necesgite, etpersonne ne la pratique aussi noblement que leBresilien.

Je ne m'attendais certes pas, en debarquant aVic­toria, de trouver des compatriotes. Cependant deuxFrangais etaient sur le quai, attendant l'arrivee duvapeur; j'avais dine a Rio avec 1'un, je ne connais­sais pas 1'autre, mais une bonne et engageante phy­sionomie me prevint de suite en sa faveur. Le braveM. Penaud, apres avoir essaye divers moyens defaire fortune, avait en l'idee de se faire boulanger,il avait reussi. L'autre avait obtenu des terrains etallait coloniser.

Mon hate italien alla s'enquerir par la viI Le d'un

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hOtel. 11 y en avait un, et quel hOtel! et surtoutquel lit! Je fis mettre un matelas sur un billard, et,au grand desappointement de quelques habitues, jecoupai court aux reclamations en tirant un verrouqui eut pu rivaliser avec ma clef du palais. Brisede fatigue par ma desagreable navigation, par desemotions qu'il est facile de comprendre, j'auraisdormi je crois sur mon billard, meme sans matelas,lorsque vel'S huit heures du soil' des cris, ou plutOtdes hurlements qui n'avaient rien d'humain, mefirent sauter brusquement a terre, et me pousse­rent a la fenetre, d'ou. je pus voir une foule se di­l'igeant vel'S un grand batiment. Ces cris etaient leschants religieux d'une troupe de gens de couleur,qui sont coutumiers du fait, et qui en hurlant sefigurent qu'ils chantent leurs prieres.

Le lendemain, mon hOte futur vint avec moi pre­senter mes lettres de recommandation, au presidentde la province, au chef de police et a quelquesriches particuliers. Des le debut, je vis avec plaisirque le signor X.... savait tirer parti de tout; celame donna bonne opinion de lui. Ces lettres me con­cernaient particulierement, et quaud on les avait luesil me traduisait quelques mots de complim nts, d'of­fres de services, puis, sans transition et longuement,il entretenait ces messieurs de ses interets, se recom­mandait a leur bienveillance, leur expliql1ant avecdetail les projets merveilleux qu'il avait, dans laseule pensee d'etre utile au pays. Cela fait, nOllS par­tions, IDoi me demandant si c'etait bien le but que

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Mme la comtesse de Barral s'etait propose en pre­nant la peine de demander pour moi a de hautsprotecteurs ces lettres dont un autre se servait ason profit.

Cependant je dois reconnaitre que grace a l'unede ces epitres bienveillantes,' on nous prCta des che­vaux pour nOllS porter et un negre pour les rame­ner dll lieu Oll nous nons proposions de nons rendre.Nons devions laisser nos bllgages a Victoria, OU,des notre arrivee a Santa-Cruz, on envel'rai't descanots pour les prendre. Ne partant pas immediate­ment, j'allai courir la ville et les environs. La je vispour la premiere fois des Indiens agglomeres dansune sorte de faubourg. Ces Indiens sont assez nOlll­breux; ce qu'ils habitent ne pourrait s'appeler unemaison, ce n'est pas non plus une case; celL"{-la,pour mon gout, etaient deja trop civilises. J'entraidans plusieurs de ces habitations; dans presquetOlltes, les femmes faisaient de la dentelle de fil;dans toutes, une perruehe etait attachee a un batonfiche dans le mur, Je vis dans cette ,promenade q"Qel­ques perroquets a l'etat sauvage.

Le lendcmain les chevaux etai~nt a notre porte;on n' avait oublie que les selles, et pour se les pro­curer il avait faUu courir de nouveau, ce, qui n'estpas toujonrs facile, certains quartiers etant sur deshauteurs; les rues bien souvent ne sont que des 1'0­

chel'S sur lesquels on glisse a chaque pas. Enfin,apres bien des demandcs qui avaient ete ren­voyees d'une maison a uue autre, apres avoir en-

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tendu repeter mille fois, avec des gestes de desespoir,par mon compagnon : um carvalLo sam sellim! etchacun de repeter en s'en allant, en levant les yeuxau ciel, um carval10 sam sellim! Aucun n'oubliaitde nous consoler par ces deux mots, qui sont lefond de la langue portugaise, comme le (J'oddemen Angletf\rre, le dam en France : Ten/tO pa­tiencia.

Ce malheur qui nous frappait etant devenu pres­que une calamite publique, des officieux se repan­dirent de tous cOtes, et deux selles ornees de leursetriers nous furent apportees triomphalement, etnous partimes, cette fois, tout de bono

Le pays que nous parcourlimes dans la premierejournee etait loin de ressembler a celui que j'avaisreve. La nature, bien loin d'etre vierge) avait dejasubi de grandes modifications. Nous passions au mi­lieu de defrichements entrepris depuis longtemps etabandonnes. Souvent il nous fallait entrer dans ]'eauavec nos chevaux, et malgre toutes les precautionson se mouiliai t, nos montures enfongaient jusqu'auventre, il fallait se mettre presque a genoux; unefois, etant reste en arriere) quand je voulus b;aver­ser une grande piece d'eau, je ne pris pas le bonchemin, mon cheval fut force de nager un instant.Le bain fut complet; malheureusement l'eau etaitsale, sans cela j'en aurais pris parfaitement monparti, car la chaleur etait grande. Je souffrais beau­coup des pieds, les etriers, selon la coutume dupays, etant si etroits que je ne pouvais y placer que

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le petit bout de mes souliers. Le cheval de mon hOteavait plusieurs fois bronche et ?-vait failli souvents' enfoncer quand nous passions au milieu de cesmarais que llOUS rencontrions trop souvent, ce quifit qu'apres nous etre reposes quelques instants dansune baraque, mon compagnon eut la complaisancede monter mon cheval, dans 1intention de m'etreagreable, etant, disait-il, habitue plus que moi acessortes <1'etriers; il est vrai que mon cheval etait so­lide. Je fus sensible a cet interet, qui me faisaittroqu.er une bonne monture contre une mauvaiso.

On nous avait donne pour collationner en routeun pain dans lequel on avait mis des tranches desaucisson. La pate etait si epaisse que, le saucissonaidant, j'aurais, apres en avoir goute, donne toutau monde pour un verr~ d'eau; non pas de cetteeau frequentee par les chevaux, les bceufs, etc.,mais de l'eau fraiche et pure. Je laissai mon bolemarcher devant, et ayant appele pres de moi notreconducteur negre, je tachai de lui faire com­prendre, en mauvais portugais, que j'avais soif;il comprit sans doute une partie de mon discours,car peu de temps apres il me fit remarquer a unepetite distance quelque chose de blanc a travel'Sles grandes herbes au milieu desquelles nous etionsalors. De l'eau I de l' eau I et me voila parti au ga­lop. Le petit fugitif du navire le Tynes me revintforcement a la pensee) car, h~las I ce que je visc'etait un bras de mer dont l'eau salee ne me con­venait pas.

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Le souvenir recent du Bruant mourant de soif aumilieu de l'eau n'etait pas le seul qui alors se pre­sentait a ma pensee. Je me rappelais le premierjour d'une traversee dans le desert, en compagnied'Anglais. Au dejelmer on avait mange des cre­vettes et bu du champagne. Vel's midi la soif s'enmela; on commengait a sentir la valeur d'un verred'eau, et on se dirigea gaiement vel'S un beau lacrefletant d'une maniere tres-distincte quelques pal­miers semes ga et la dans le sable. Quel £Ut notredesappointement, c' etait le mirage! Toutefois on enprit assez bien son parti, car plus loin c'etait del'eau tout de bono Un troupeau de jeunes chameauxtrebuchant sur leurs longues jambes en passaient sipres qu'ils se doublaient d'une fagon tres-distinctedans cette eau transparente comme un rniroir : helas !c'etait le mirage encore, devant nous, derriere nous,it cOte, toujours ces lacs fantastiques. Le soleilabattait notre courage, et pourtant, surs d'etretrompes encore, nous nous trompions toujours, caron se disait: si pourtant cette fois c'etait de l'eau.C'est ainsi que se passa cette premiere journee, com­mencee avec des crevettes et du champagne.

Maintenant la pate au saucisson avait produit leilleme besoin, et le lieu ne donnait pas davantagela possibilite de le satisfaire. Quelques Indiens atten­daient la avec des canots, car de Santa-Cruz a Vic­toria, c'est, je crois, le seul passage. On attachanos montures a l'embarcation~ et cette petite tra.....versee se fit sans accident. Comme nous etions

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mouilles, l'inconvenient de remonter a cheval futpeu de chose, nous avions la chance de prendred'autres bains forces.

J'avais deja remarque de magnifiques insecles,quelques-uns voltigeant, d'autres poses sur lesfeuilles. Je fis venir mon negre pres de moi, etalors la monotonie du terrain s'effaga, car je com­mengai une chasse qui. devint tres-fructueuse, non­seulement par les individus que j'indiquais, maispar ceux que le ncgre decouvrait lui-meme aveccet instinct de bete fauve, cette justesse de coupd'reil qu'ont ordinairement les gens de coulenr.

Tout en collationnant, nous avancions malgre lesflaques d'eau; il nous fallut entrer plusieurs foisdans de tres-petits sentiers ombrages, et en ressortirpour marcher un certain temps all bord de la mer.La, nouvelle chasse, nouveau rudiment de collec­tion; apres les insectes, venaient les coquillages. Sije n'apaisais pas ma soif, du moins ces distractionsme la faisaient oublier autant que possible.

Enfin, nous apergumes de la fumee entre lesarbres, il etait temps d' arriver; ce n' etait pas letout, it fallait descend~e de cheval; j'etais brise decette premiere course; de plus, celui-ci que m'a­vait si obligeamment substitue mon hate se trOll­

vait, par hasard, tres-vicieux, ce dont sans douteil ne s'etait pas apergu; cela m'avait tenu sur mesgardes et avait ajoute a la fatigue causee par leoleil et une marche forcee; quand je voulus mettre

pied a terre, j'y trouvai une grande difficulte. le3

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etriers etaient trop bas, mon compagn~n les avaitaccommodes pour ses jambes, plus grandes que lesmiennes. Et, comme je ne voulais pas reclamer desservices qui eussen~ fait rire a mes depens, je pro­fitai de la nuit pour fai-re tous les effol'ts-, accom­pagnes de grimaces qui en etaient la consequence,et qui pourtant furent, au bout d'un quart d'heure,couronn~s d'un grand succes, car je tombai enfinsourdement a terre. ous etions dans le village in­dien de ova Almeida, habite jadis par les jesuites.Au milieu de la place, il y a encore lIne grossepierre a' laque11e ils faisaient attacher les IndienscoU:pables de quelque delit. Lellr influence et l'em­pire qu ils avaient pris sur ces pauTIes sauvages, apeine instruits des premieres notions du christia­nisme, etaient tels qu'ils se sont perpetues dans cetteprovince de generation en generation, en se repor­tant sur les padres dont les Indiens respectent pro­fondement les arrets.

Ma premiere action, comme on peut Ip, penser,avalt ete, en me relevant, d' a11er boire et me laverdans une fontaine, oU. je restai quelque temps, nepouvant me ras asier de cette jouissance tant de­siree. Apres ce bain, car a peu de chose pres je puisnommer ainsi les innombrables immersions que jem'etais pl'odiguees, je commen~ai a songer que1'heure du diner etait deja pa~see depuis longtemps.Avec la fatigue de la route, et la disparition de lapate, dont j'avais donne la moitie a deux chiensque j'avais rencontres, l' appetit m' etait venu; mon

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hate avait une connaissance dans le village, il vintme dire qu' on nous donnait un lit, mais, quant amanger, le maitre du logis etant pauvre, il y auraitde l'indiscretion a demander la moindre chose. 11en parlait d'autant plus it son aise qu'il avaitmange religiensement sa ration de pate; je l'avais

Bain dans une auge.

surpris grignotant quelque chose, enfin il pouvaitattendre. Pour moi, je me disposai a aller roderdans le village, pour demander l'aumone de quel­que morceau de pain; il me pria de n'en rienfaire, sous peine de mecontenter celui qui nousdonnait si genereusemellt l'hospitalite; c'etait son

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compatriote. - Mais ne vous inquietez pas, dit-il, aupoint du jour nous ferons des provisions avant denous mettre en route. -Je trouvais bien que c'etaitduI' de se coucher ainsi sans souper, surtout quandon n'a pas dine. n me semblait deja bien un peuque le compagnon, dans les mains duquel je m'etaismis si legerement, n'avait pas precisement tous lesegards que, dans un cas pareil, j'aurais eus pour lui;mais j'etais engage, il fallait en prendre mon parti.

Le lendemain, fidele a sa promesse, il vint frap­per a ma porte a trois heures du matin : ne vou­lant pas le faire attendre, je fus vite sur pied; j'al­lai seller mon cheval, et quarid je rentrai dans lamaison, le signor X.... n'y etait plus; je le cherchaiinutilement. Heureusement, je n'avais pas oublie cemot: Tenho patiencia. J'attendis jusqu'a sept heu­res, puis je me mis de nouveau a parcourir le vil­lage 011. sans doute il avait des connaissances quilui faisaient oublier que j'etais pret depuis qualreheures. Je commengai a concevoir quelque crainte,quand on le trouva sur son lit dormant d'un sommeilprofond. Il est inutile de dire que je lUl fus de plusen plus reconnaissant.

La route, comme la veille, se fit moitie sur lesable de la mer, mOltie sous les arbres des sentiers.Mais a mesure que nous avancions le pays prenaitun aspect plus pittoresque; je vis ce jour-la, pourla premiere fois, des orchidees accrochees aux ar­bres. Nous passames entre des especes d'allees 101'­dees de cactus geants dont la tige a quelquefois

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trente a- quarante pieds de hauteur; c'est par ellequ'on remplace le liege; on la vend par morceauxdans'les marches de Rio; et comme personne. nem'avait prevenu, j'en apportai une provision avecm<?i. Si elle etait legere, par compensation elle te­nait beaucoup de place. Comme le jour precedent,mOll compagnon marchait devant; je le laissai aller,.et, toujours accompagne de mon negre, devenu pas­sionnement entomologiste et conchyliologiste, je COTI­tinuai mes collections sans deseendre de cheval. Onavait dejeune assez bi~n avec des haricots et de lacarne secca; par precaution, on avait pris non-seu­lement du Yin, mais encore une cruche d' eau, fort a­propos cette fois; car nous rencontrames ce jour-laplusieurs sources d'eau tres-fralche. La chaleur etait,vel'S le milieu du jour, devenue accablante, et c'e­tait avec bien de la peine que je me voyais forcede quitter l'ombre pour regagner le bord de lamer. Je me ressentais encore de mes souffrances deRio, ayant le principe peu rassurant d'une malacliequi clans les pays chauds devient souvent mortelle;i1 me tardait d'arriveI'. Le reste de mon voyage de­vant se faire en canot, je fus bien heureux quandj'apergus an loin, de la plage OU nous etions, un clo­cheI' se dessinant sur le ciel; ce ne pouvait etre queSanta-Cruz. J'allais trouver le 1nl' niente pour quel­ques jours, pujsqu'il fallait attendre le depart et leretour des canots qui apportaient nos bagages.Comme on ne m'avait pas prevenu que j'allais dansun lieu important et que je pensais que Santa-Cruz

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etait tout bonnernent un village indien, ce ne futpas sans etonnement que je vis une eglise impo­sante au premier aspect. Il fallait rentrer sous lesarbres pour arriver dans la ville, et quand nous

L'eglise de Santa-Cruz vue de face.

deboucbames dans la plaine, je vis bien des huttescouvertes avec des branches de palmier, quelquesmaisonnettes peintes it la chaux; je vis bien des pe­cbelirs, des femmes couleur de pain brule, vetuesde robes orange, roses, jaunes, et marcbant nu-

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pieds; par-ci par-la quelques messieurs en habitnoir, en cravate blanche et les mains sales.

Quant au clocheI', il avait disparu, et cependant,comment pouvais-je m'y tromper? il avait la formeordinaire des clochers espagnols, portugais et bresi­liens. J'avais bien remarque de loin a l'aide de cesoleil qui fait distinguer une mouche a cent pas,qu'il etait peint en blanc, qu'il avait des orne­ments, des vases sculptes et des cloches; .i'etais d'au­tant 'plus sur de l'existence de celles-ci que je lesavais entendues. Que penser de l'absence d'un ob­jet que je n'avais cedes pas reve. Ne pouvant de­meurer dans cette incertitude, je me decidai pour­tant a demander a mon compagnon le mot de cetteenigme : il me montra un mur de trois pieds d'e­paisseur que j'avais deja remarque a cause de sahauteur, mais dont je ne m'etais pas occupe, etanta la recherche du monument devenu invisible pourmoi. J'allais emettre un doute bien naturel Sl1r lareponse de mon voisin, mais nons etant encorerapproches, tout un poeme se deroula devant mesyeux, et je vis le chef-d'reuvre le plus completde l'orgueil, dans sa plus naive expression. Ce muretait bien effectivement l'eglise destinee a faire del'effet sur le vulgaire, car si, de profil il n' avaitque trois pieds d'epaisseur , par devant il avaitla forme d'une fagade. Au travel'S rles fenetres su­perieures se voyaient deux cloches laissant soup­«onner celles qu'on ne voyait pas. Des ornements,cl s vases sculptes donnaient a ce monument un

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exterieur grandiose, preface des richesses d'art quine pouvaient manquer de decorer l'interieur. Voilace que j'avais entrevu: et voici ce que j e vis placed'un autre cOte. Ce mur si bien orne de face Mait

L'eglise de,Sanla-(ruz vue de I rofil..

seul; il etait etage par (des contre-forts qui le de­fendaient contre le vent; ceux qui etaient entresdans l'epaisseur du mur en montant les marchesde cette cathedrale, en redesceildaient par derrierepour rentrer dans l'eglise, triste baraque un peu

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plus grande que les autres cases. Ceux qui avaientvu les cloches dans l'interieur du clocher, quandils etaient places devant la fagade, pouvaientvoir du profil un echafaudage de magon, sur lequelle sonneur etait place commodement pour curillon­ner. On avait si bien fait les choses uniquementpour la gloriole, que 1'epaisseur du mur du cOte del'arrivee etait seule enduite de plcHre; le revers

. n'offrait aux yeux que des pierres brutes, mais qu'im­porte? l'honneur, ou plutOt l'orgueil etait satisfait.

Mon hOte avait une petite maison dans la ville;mais tellement encombree de caisses, de paquet ,que, ne voulant pas les deranger, il emprunta pourmoi, a un voisin, une grande piece humide servantde magasin a platre. On balaya la place de monmatelas, et on me fit nne toilette d'un tonneau demorue.

Pendant qu'on prenait ces soins, je crus pouvoirme mettre it l'aise, malgre la somptuosiM del'eglise, malgre quelques habits noirs portes pardes individus qui sont des personnages, puisquf>,dans leur boutique, on trouve des vases toujoursebreches, de la poudre toujours avariee, des allu­mettes invariablement humides.

Malgre toute l'apparence aristocratique des ha­bitants de Santa-Cruz, j'cus l'inconvenance de medebarrasser de mes bottes, et de m'en aUer pro­mener sur l'herbe qui croit abondamment dans Iesrues; et de la, sur le bord de la mer, pour mecoucher sur le sable, sous des mangliers que j'avais

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aper9us de loin. J'avais la faiblesse de croire encorequ'on peut dormir en plein air au Bresil; a. peineetendu, je fus assailli par des insectes de toute es­pece : le moyen de fermer l'reil, ce dont pourtantj'avais grand besoin? Je quittai donc ce lieu force­ment, et je revins me mettre sur le matelas quim'avait ete prepare; et comme on venait de ba­layer la place, ainsi que je l'ai dit, il me fallutsupporter un nuage de platre. Man hate, dontl'extreme convenance ne se .dementit jamais, vintm'apprendre avec empressement que MM. les mar­chands avaient devine de suite que j'etais ou uncolon, ou un nouveau domestique destine a. rempla­cer sa cuisiniere, dont il n' etait pas content. Commeon le pense bien, il me fut tres-agreable d'appren­clre queUe place flatteuse j'occupais dans l'opinionpublique.

Le lendemain de notre arrivee, on avait envoyechercher des Indiens pour nos bagages restes a. Vic­toria. Malhenreusement le temps etait contraire; delegers canots formes par un tronc d'arbre ne peu­vent lutter contre le vent; il fallait attendre. Je fisalors connaissance avec le padre, jeune homme sansprejuge, ne recnlant pas devant quelques bouteillesde porta et d'eau-de-vie, pas plus que devant beau­coup d'autres chases. Mais comme apres quelquesjours il avait declare a. ceux qui m'avaient me­cormu que je paraissais avoir quelques connais­sances sur diverses matieres, quoique Fran9ais, jebornerai la. mes observations. Man padre me prcta

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un fusil, et munis de poudre et de plomb, nouspartimes un jOllr de tres-grand matin pour unepartie de chasse dans laquelle nous fimes assautde maladresse. Si depuis ce temps je suis devenuexcellent chasseur, ne faisant jamais un pas sansmon fusil, par agrement cl' aboI'd, puis plus tard parnecessite, il n'en etait pas encore ainsi. l'eloigne­ment pour la chasse rn' etait venu autrefois ala suited'un accident OU j'avais presque tue un de mescompagnons.

Me dQutant instinctivement qu'il viendrait uneepoque OU j'aurais besoin d' adresse, j'allais tous lesjours dans la campagne m'exercer en tirant a lacible; si bien que quand arriva notre depart, j'etaisen mesure de faire des merveilles.

Le vent toujours contraire fit retourner les In­diens dans la montagne en attendant un change­ment. Pendant ce temps j'allais de case en case, re­gardant tout, me faisant expliquer l'usage de chaqueohjet, me promenant sur la plage et cherchant desr,oquillages, toujours suivi par une bande d'enfantsqui, des qu'ils eurent compris ce que je cherchais,se mirent a leur tour a l'ouvrage. C'est ain i que,par le moyen de leurs yeux, meilleurs que lesmiens, je trouvai un petit espace tout rempli decoquillages microscopiques dans un etat parfait deconservation. Grace a mes aides en histoire natu­relle, j'augmentai ma collection d'insectes. Plusieursmcme, ayant pris au trebuchet des oiseaux, vinrentme les 0 ffrir. Je n'etais plus un etranger pour eux;

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mais SI Je gagnais en importance aupres des In­diens grands et petits, j'en perdais aupres des blancs,ce dont je me souciais fort peu.

On sait deja que la ville de Santa-Cruz posse-dela devanture d'une cathedrale. Je n'y ai pas vud'autre monument digne d'etre cite, sinon une fon­taine nouvellement cOllstruite. Le reste est peu dechose : des maisonnettes placees salLS symetrie, del'herbe poussant partout dans les rues, un petit portahrite par des brisants. Pendant mon sejour force,j'entendais chaque jour les. equipages de trois na­vires en chargement de bois chanter des airs bienmonotones, soit en virant au cabestan, soit ell his­sant des pieces de bois. J'avais pris le parti, quandj'etais force de passeI' pres de la, de me boucherles oreilles, afin de ne pas retenir ces notes dans mamemoire; vaine precaution, car aujourd'hui, enecrivant, je m'aper~ois que je les chante d'inspira­tion. Generalement ce sont des bois de palissandrequ'on envoie a Rio, et de la. en Europe; on lesnomme dans le pays jacarandas.

Les possesseurs de terrains qui font ce commercese hornent plus specialement a. cette espece; onn'apporte de l'interieur a Santa-Cruz que les troncscoupes a la hauteur des premieres branches. La onles scie en deux avant de les embarquer.

Le temps etant devenu favorable, on envoyachercher les Indiens. n faliut courir de plusieurscOtes; ils vinrent avec repugnance, et je vis quece voyage ne leur plaisait pas plus que celui qui

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les envoyait. Mon Italien paraissait ne pas jouirparmi eux d'une hien grande consideration. Les ca­nots partirent enfin; le vent fut excellent pouralIer, mais, comme il ne changea pas pour revenir,ce fut autre chose au retour.

Trois semaines se passerent. Chaque jour je con­sultais le vent: toujours le meme. Enfin, arriva ce­lui dont nous avions hesoin. Les canots revinrent,mais dans quel Mat! Nos effets deteriores, nos malIespleines d'eau. On ne se donna pas le temps d'at­t.endre, et le jour de l'arrivee fut celui du depart,et cette fois c' etait pour longtemps. Trois canotsfurent charges des divers effets. J'en avais apportede Victoria, sur lesquels il fallut se placer d'unefU90n assez incommode. Ce que voyant, mon bOte,pt toujours dans mon seul interet, alIa se mettredans un autre canot, me laissant dans le mien,qu~ etait le plus encomhre.

ous remontions a force de rames la riviere de. .Sangouassou, encore sous l'influence de la mer, cequi etait facile avoir, car des forets de manglierss'etendaient avec leurs racines entrelacees hien avantdans l'eau. Vne clemi-heure apres le depart, desgrains, repetes de quart d'heure en quart d'he~re,

vinrent fondre sur nous; mon parapluie fut casse,mes malles inondees, et le canot rempli de tellesorte que si un des Indiens ne se flU empresse dele vi del', nous eussions coule has inevitablement.

'ayont sous la main ni ecope ni vase pour ce casurgent, iL eut l'heul'euse idee de se servir cl un

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verre, en meme temps que les autres poussaient lecanot it terre.

Nous arrivames lteureusement, et nous attendi­mes que le temps devlnt meilleur. 'ayant plusit craindre 'un buin force, j'employai la demi-beureque nons passames accroches it un rocher, a c~­

culer combien de jours i1 eut fallu pour vider notreembarcation avec le verre dont s'etait servi notreIndien, et i1 me fut demont~e que trois eussentsuffi.

Enfin le ciel devint bleu, et nous continuamesnotre route. IOU approchions c tte fois -des boisvierges. La riviere etait large; de loin je voyai degrands oiseaux blancs, c'elaient des aigrettes, desherons it bee couleur bleu de ciel et ornes de pana­ches retombant de chaque cOte de]a tete, des mar­tins-pecheurs geant , etc.

Pl'es de nOlls passa une petite pirogue monteepar un jeune couple, le mari au gouvernail, lafemme placee au milieu, tenant n.ans ses bras unbuisson servant de 'oile. C'etait un charmant sujetde tableau; ce petit canot, pousse ainsi par le vent,disparut en peu de temps.

Je toucbais enfin a. ces forets vierges tant desi­rees. J'allais voir cette nature it peu pres incon­nue ou jamais ]a hachc n'a passe. Les pieds bu­mains n'ont pas fouM cette terre. n me semblaitqu'une vie llouvelle s'etait revelee a moi; ccttetendance it saisir le cOte- ridieule de ce que j'avaisvu jusqu'alors faisait place it des pensees graves, a

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un recueilLement presC[lle religiellx; chaque coupde rame, en me rapprochant daYautage de ces scenesgrandioses, eff-lgait peu a pen le ouvenir duo passe.La riviere se retrecit sensiblement, les deux J)ords serapprochellt, les maugliers disparaisseut, l'eau douceremplace 1eau salee, des plantes aqllatiques cachent.le rivage, puis vienuent des arbres immbnses, toutcouverts ue parasites en fleurs, de ces'orchideesnomrnees si justement les fiUes d l'air, vivant sanracines, suspendues souvent a des lianes, sans qu'ilsoit possible de comprendre comment et' pourqnoile hasard les a placees la.

Le lit de la riviere devient peu a pen si etroitqu'i1 est necessaire de e baisser afin d'eviter learbres penches par l' action de l'eau, qui a Ote aleurs racines leur point d'appui. A chaque instantnous pilssons sous des arcades formee par des my­riades de palmistes 'aux trollCS si frCles, si elallces,qu'il semble, en les voyant de loin, que le moindresouffie de vent doive les briser.

ion hate ne comprenait ]Jas mon admiratiollquand je m extasiais it. -la' vue des formes bizarreque les plantes grimpantes chargees de fleurs dOll­naient aux arbr s qu elies enveloppaient, au pointde leur £aire' prendre lontes les' figures que 1imagi­nation la plus r'iche puis'e concevoir. Ce n'etai~nt

pas selllement les sen ations que j eprouvais qui me£aisaient voir' des temples, les cirques, des auimauxfan tastiques, effaces a chaque pas' qli e U OlLS faisionspour etre remjJlaces 1ar d'autres irriClges; ca~', claus

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cette partie de la riviere, chaqu~ arbre etait devenula proie des liallf~s, qui l'enlagaient de tous cOtes,montant jusqu'a son 80mmet, redescendant en grap­pes entrelacees, puis remontant pour redescendre'encore, formant de toutes parts des rr.seanx inextri­cables, toujours verts, toujours flcuris.

Du sommet de ces arbres tombaient, comme lescordages d'un navire, d'antres lianes, tellement re­gulieres qu 'on les elLt prises pour des reuvres d'art;aces liane:-; se pcndaient des families de ouistitisque notre presence ne faisait, pas fnir, et qui nonsregardaient avec curiosite en poussant de petitscris p[U~eils a des siffiements.

A toutes choses il y a des contrastes. e'en etaitu.n que ces affreux crabes qui a notre approche s'en­fuyaient a grand effort de lenrs pattes' formees depiDces formidables, et ces erapauds de la grosseurd'un chat, dont le regard est pourtant si doux, sousune f'nveloppe repou sante. n vint un mom('nt 01'1d'un cOte nons apergilmes une clairiere. On avaitabatLn les arbres en defl'ichant, mais on en avaitlaisse une rangee debout. La riviere, ainsi preser­vee d~ l'eclat du soleD, devenait le lieu du mondele plus agreable pour le haigneur : un sable fin etjaune comme de 1'01' m'invitait a profiter de l'occa­sion, mais Cl' fut un desir qu'il me fallut cette foisreprimer, nous etions .arrives au te~me du voyage.

Mes imin'cssions poetiques se dissiperent tout acoup en mettant pied a terre ..Je vis d'abord sur uncoteau une case pIllS grancle Cfne cf'lles des 1n(1iens

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de 5anta-Cruz, un grand terrain plat, coupe pardes flaques d'ean et couvert d'l.1ne mauvaise herbe,puis, anssi loin que ma vue pouvait 'etendre, deshois. vierges, dont raspect ne m'interessait plus.Pour faire l~ defrichement dont je viens de parleron avait hr6le de tou cOtes les arbres abattus, ainsique les plantes parasites cle ceux qui reslaient de­bout. Aussi ce dernier me paraissaient-ils maigre.et clecharnes. Comme l'enthousiasme n' t pa unelat normal, a force cl'admirer je n'admirais piu;puis la vue cle I'ho ty ehez lequ el j"allais passeI'six mois aurait suffi pour 1'efroidir mon imagi­nation; enfin , sans m.'expliquer pourquoi, je mesentais t1'iste et desenehante au moment de la rea­lisation de mes plus hers desirs. Les Indiens ap­partenant a l'habitation vinrent enlever les effets,qu'il etait assez difficlle de monter sur l'herbe glis-ante. Us emportcrent d'abord tout cc qui apparte­

nait au maitre, d'apres son ordrc. Quant amoi, assissur un trone d'arbre, je contemplais en silence le.attentions delicate. dont je me voyais l'objet. Mo'ntour vint toutefois. On me. conduisit clan mon nou~

veau logement; ii se trouva que la ehambre clonton me faisait hommage etait encombree de eaisses,de 'tonneaux et de paquets cle carne secca. Impos-.sible cl'y entreI'.

Je me retirai done et j'allai m'asseoir de nouveau11r.l'herhe, oubliant ce qui m'etait arrive a 5anta­

Cruz : une nuee d'insectes vint me le rappeler.Force cle revenir an o'lte, .1'a11ai en attendant le

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diner, yj iter 1 interieur et l'exterieur de la case.Dans la cuisine, d'une salete impossible a decrire?une vieille Indienne faisait cuire, etendu sur descharbons, un tatou, que je erns destine a notrerepas. Le foyer, au milieu de la piece, se COID­posait d'une dOl1zain de pierre ;. it droite et it

La chambl'e que m'a re. ervee mon h6lc.

gauche dn feu etaient des banc, sur lesquels 101'­maient ] s Indiens qni avaient fait notre demena­gement. Je me trompais it l'egard du tatou : notrediner etait prepal'c it part; nne jeune mulah'es een etait ebargee. 10n hot , oubliant que je ne sa­vai au TIl caseI', pent-etr meme que j'existais,

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causait avec son feitor 011, comme on dit aux colo­nies, son commandeur. Je continuai done ma visite,et apres la cuisine j'eus le loisir d'examiner tout a.mon aise la salle a manger, ou je trouvai un petitouistiti mecbant et· mordant tout le monde, six a.huit chiens etiques, autant de chats grands et pe­tits, des poules, des canards et des cochons vivantfamilierement avec les maltres et commettant,comme j'ai pu m'en assurer plus tard, bien desactions reprehensibles au milieu des repas. Enfinle maitre de ce lieu vint me dire d'une fa<;on toutaimable·: « Mon brave, a110ns diner! » Je fus flatte

.de l'epitbete, et j'allai diner.Apres le repas, il n'y av..ait rien de miell:X a faire

que de se coucher. C'est alors que la fatigue me fittrouver un matelas etendu sur le sol allssi bOil quele meilleur lit. L'emplacement OU on m'avait deposemomentapement avec d'autres calis n'offrait, commetont le reste de la case, pour se garantir du soleilou des insectes, qu'un morceau d' etoffe blanch&treen coton accroche avec des dous.

Cette premiere nuit j'entendis des cris de tOllSeOtes; plusieurs me fm'ent tres-desa.grcables ....snrtout celui d un ois~au dout on m'a.vait parle.Cet oiseau, que les Indiens nomment saci parcequ'il semble prononcer ces deux syllabes, est poureux un ohjet de superstition; iIs pensent que ouscette forme subsiste Lime (le quelqn'un de lp-ursparents. J'ai passe plus tard bien des jours a. lechasser : guide par son cri, 'je m'avan<;ais douce-

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ment, avec precaution, retenant mon halcine; nninstant il se taisait2 et quand je faisais un pas dplus le cri se repetait, mais clereiere moi..Ie n'aijamai pu le voir. Dispo e comme je l'etais a latristes e depuis mon arrivee, ce cri, qne j'eutendaigpour la premiere fois, m impressionna bcaucollp.Ne pouvant dormir je me IDi a la fenetre; j'enfus bien recompense par Le spectflcle qui S offrita mes yeux.

Sur l'omhre que projetaient au loin les forets dontnous etions entonr~s, depuis la bose de la monta­gne jusqu'au sommet, des myr.iades de moucheslumineuses brillaient comme autant d'eloiles. J'ou­bliai bien vite le saci, les cris 8igus des herons, leshurlements de chats auvages, en face de ces feuxd'artifice naturels devant le quels j'aurais bienpa se le re te de la; nuit, i les in ectes de touteespec ne m'eussent oblige it degucrpir et it merefllgier derriere mon rideau t cs clous.

Le lendemain je priai mon hate de f[lire debar­1'a ser la chambr qlli m'etait de tinee. Il trouvaque rien n'etait plus juste, mais il n en per i ta pa.moins it s'occuper du soin de faire yid I' S s mall.eset cl'emmenager tout ce. qui etait a lui. Plusi ursjoms s'ecoulerent ainsi. J'eus le temps de song L' atons 1 s services que j'avais rcndu a ce person­nage pOllr m'assurer d ses bons procedes. Ne m'e­tais-je pa. enhardi jnsqu'a xposer et recommanderses plan de colonisation a l'empereur? Il m'avaitdissuade d'emporter mon argent, se chargeant, me

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cli ait-il, de me def1'aye1' de toutes cho es. Il devaitreveni1' avec moi a. Rio, et alo1's je le rembourserais.J'etais donc a sa merci. La perspective n'etillt pasriaute. Je .me trouvais sans secours, sans argent,ne pouvant m'en retourner sans m'adresser Et cellli

~Ion h6le.

que je voulais quitter, pour avoil' oil des canots,soit de hommes, ou bien encore pour payer monpassage au retour; toutes es pensees, cette posi­tion, cette impasse dans laquelle j'et.ais accllle, ID a­vaient completement al'rache an b.onheur que jem'et,ai promis. Ne pOllVant supporter plus long-

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temps une conduile au si inconvenante, j' allai le.,oir dn troisieme jour interrompre une conversa­tion commencee avec son feitor, et lui declarai quej'avais assez de son hospitalite, ce qui l'etonnafort; et je ne l'etonnai pas moin en lui affirmantque s'il eut ete a ma place et moi a la sienn , lapremiere chose que j'eu se faite el1t ete de m'oc­cuper de ses affaires et non des miennes. n n enl'evenait pas; car, disait-il, n' avait-il pa. ete COIl­

v nu que nous agirions sans fH<;{ons? C'etait vra1.Mais comme la pllrlie n'etait, pas egale au sujetdu nll-s-fa<;{on, je lui demandai de me'donner lesmoyen de rev~nir sur mes pa. Cette premierediscussion n'eut d autre re ultat qll de me fairel'endre a de mauvaise r81sons, t je l' stai alllogi .

Le lendcmain j obtins le secours d'un ouvrierqui, arme de marteaux et surtout 'de yrilles, vintm'aider a confectionner un tout petit laboratoirepour mes premiers essais de photographie. Si j'aimentionne specialement des vrilles c'est que lesbois du Bresil ne permettent pas, tant ils sont duI'nux clous s uls de les ntamer. Ce qui se nommeplanche au Bre..il pese comme nos mRdriers en Eu­rope. La petite piece destinee a me servir de cabi­i1et, d' atelier, de chambre a coucher et de lahora­toire pour l'histoire naturelle n' etaIt eclairee quepar la parte. Le toit, couvert avec des branches de,palmier, s avangait tres-loin et donnait d l'ombrepIu qu'il n'en ,fallait· ,mais ce qui eLait dans un

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certain cas un inconvenient se rachetait par l'agre­ment d'eviter un peu le oleil. Dans mon installa­tion, les planches massives et les tonneaux videsjonerent les roles principaux. Deux tonneaux ser­virent de table, et j'eus pour chaise une caisseit chandelles. D'une vieille natte je me £is lllle

Mon installation.

port . J' avais tout juste de quoi entr r et sortir,mais rien de plus. Sur toute la longueur de machambre je disposai en tablettes les deux plusgTandes planches, et les deux plus grands tonneauxvines furent remplis de mille objets necessaires.Tout autour du ca.binet s'etalaieut mes habits, qlli

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achevaient de boucher le vides des planches, dejaremplis en partie par du papier. J'arrangeai alors.mes oulils pour chacun des etats que j'etai venuexercer dans les bois. Je disposai carrement surles planches de petites hllChes lour former desca 'iers, dans lesquel je mi en lremiere ligue labolte a couleur , les papiers prepares pour le dessinet destines a composer plus tard un album. Ve­naient ensuite les 'flacons, le epingles a. in ectes,les I)lanchettes a. aloes que j'avai sciees et passeesit la rape. Le troisieme easier contenait le scalpels,les ciseaux, le savon arsenical pour conserver lesproduits de me chasses; enfin dans un quatriemese trouvaient les produit chimiques, 1 s balances,et ce Iivre dans lequel je devais apprendre lespremiers elements de la photographie, art auquelj'etais alors aUSSl etranger qu'a. celui de prepareI'les an imaux, qui cl' ailleurs n' etaient pas encoretues.

Mon hOte, avec lequel j'avais fait la paix, avaitchoisi entre plusieurs fusils neufs, de fabricationbeIge, qu'il vendait anx Indiens, le seul qui n'etaitpre.que bon a. rien, ne voulant pas etre a ez mOllennemi pour mettre dans mes mains un fusil it deuxcoups, car on peut se hIes er 'i, pm.' megard , onmet double charge dans le meme callon. Il me re­commanda surtout, quand je chasserais, de biellregarder devant moi, cm.' souvent ses hamfs secouchant dans 1Lerbe; je ]Jourrais ne pas le voir,el, en tiran t sur un oiseau, commettre inllocem-

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ment un gl'anu malbenr. Pour ne plus l'evenir surce sujet, j'ajonte a cette serie d'excellents conseilun autre qu~il me donna plus tard en me voyantmopter a cheval, c'Mait de lacher la bride a mamonture quand elle vouclrait boire, afin qu'elle pUtse baisser.

Dne fois mes diverse branches d'inuustrie clas­sees, il s'agissait de tl'avaiilel'; mais lout n'elait pastermine. J'avais voulu faire l'economie de la tentenecessaire it la photograpbie; il ne me fallut pa'longlemps pour me convaincre que c'etait impo ­sibl . Le premier jour je cassai mon, verre depoliet comme les pluies etaient "' enues, l'humidite fitdecoller tous mes instruments, Je passai quinzejours a' reparer ces malheurs. et it me faire unete11te, all moyen de quelques etoffe que je trouvaidans mes maUes et de jllPOliS achetes it la vieillecuisiniere. La te11te terminee et cousue avec SOill,je l'adaptai a mon parasol de paysagiste, j'atta­cbai a chaque baleine une ficelle, puis a 1aide depiellx que je ficbai en terre, je fis ell sorte quemon appareil lie fllt ]Jas trop agile par le vent,qni, all Bresil, souffle regulierement tou les joursvel'S huit heures du matin. Ainsi, avant huit heurestrop d'humidite, apres huit heures trop de vent:le moyen de rien faire de bon, surtout quanrl. onn'a que des feuilles a reproduire? Tout bien consi­dere, il fallut abandonner la photographie et reve­nil' a la peinture, d'autant plus que les pluies, quialo1's tombaielit it t01'rents, lie jJermettaient pa de

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sortir. J' avais des lndiens sous la main, je resolude composer un tableau; mais j'avais compte toutde bon sans man hote. Au premier mot sur ccsujet il commenga a me faire de objections. Lelndiens sont superstitieux, il ne voudraient pasposer; et quant a lui, il trouvait delicat ~e le leurproposer. Je parvins neanmoins a persuadeI' et a.peindre un de nos Indiens domestiques. 11 ne fanaitpas souger a ell persuadeI' Ull second; le premiers'e~ait deja mOlltre fort mecolltent, a ce que mJas­sura le signor X....

J'avais desire avoir un canot et un homme pourme conduire dans cette riviere d'ou, pendant lespremiers jour de mon arrivee, j'avais tant rapportede souvenirs. J'attendi en vain; l'homme et lecallot ne vinrellt point. J'avais voulu, pour eviterle vent, alieI' dalls l'interiem' des bois faire mesexperience photograI hiques; pour cela encore mefallait-it Ull homme pour porter mou bagage. Im­possible de trouver cet homme.

Un jour eependant jc rencontl'ai Ull lndieu; jelui pretai mOll fusil, de la poudre, du 110mb; il tuaquelques oiseaux; 810rs je lui proposai adroitementde me ervir, lui expliquant qu'une fois mon ba­gage dans le bois il serait libre de chal' er en m'at­tendant. Je dois reconnaitre, au reste, que c'etaitmon hOle qui m'avait suggere cette idee d'engagerpour ce service quelqu'un a mes frais. J'avais ac­cepte, tout en trouvant ce procede original chez. Ullindivillu qui devait meltre tout son monde a ma dis-

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position, et pouvait sans se gener me ceder un es­.clave pour quelques heures.

BientOt je m'aperc;.us, a1L~ regardb etonnes del'Indien, qu'il ne m'avait pas compris; je lui fissigne de venir a la case, esperant que la tonts'arrangerait, mais aussitOt mon hOte le fit tra­vailler pour lui-rneme, me disant que c'etait Ull

paresseux qui ne me convenait pas. Ainsi toutme manquait, tout m'echappait, grace a l'hospita­lite du signor X.... Je n' avais de ressource que lachasse, quand la pluie me permettait de sortir. J'ydevins en pen de temps fort hahile. De retour ala case, je preparais IDes oiseau,'{, mes mammi­feres, mes serpents. Quant aux insectes, il fallaitdes hoites pour les renfermer et j'avais oublied'en apporter. Heureusement les boites a cigaresu'etaient pas rares; je sciai des petites planchettesde cactus, je les collai au fond, et mes collectionstrouverent a se placer. Mais il fallait se hater, carsi je laissais par malhenr un de mes sujet.s quel­ques heures sans le prepareI', les fourmis, dans crue1­que lieu CJD'il flit place, le disseqnaient en peud'instants, en commenc;.ant toujours par les yeux.Je passai ainsi la fin de novemhre et le mois dedecemhrc a des occupations mItres crue celles quipour moi avaient le l'irnportance; il m etait im­possihle cl'aller dehors faire des etudes, avec cespluies qui ttvaieut detrempe tous les' sentiers. Jene pouvais aller peinclre les arbres de la riviere, a.mains d'entrer clans l'eau jusqu'a. mi·corps, car ello

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etait debordee a cette epoque. J'avais l'babituded'aller pieds nus, et j'y gagnai des plaies qui pen­dant plusieurs mois me generent beaucoup pourmarcher; elles etaient occasionnees par des essairnsde petites mouches, qui s'attaquaient aux jambes,faisaient venir a chaque piqlire une gouttelette desang; ces piqures multipliees, superposees, dege­neraient en plaies, d'autant plus difficiles aguerirque, continuant de marcher pieds nus, d'autresinsectes, outre les dipleres, auteurs du mal, ve­naient chaque j 0 nr l' irriter, sans parler des plantesarmees de crocs et d' epines.

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IV

PROVINCE D'ESPIRITO -SANTO

LA FORET VIERG·E

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IV

PROVINOE D'ESPIRITO-SANTO.

LA FORET VIERGE.

Le crapaud. - Le crabe. - Ma premiere jourm~e dans l'interieurdes bois. - Les Indiens. - Le negre fugitif. - Le bceuf deuxfois vendu. - Le pulex penetmns. - L'araignee migale. - Uneemigration de fourmis. - La fete de saint Benoit. - Incendiede foret. - Le croquis incommode. - Le souroucoucou. - Mortd'un Indien. - Tribus indigenes de la province. - Une oireedans les bois. - Le chat sauvage. - Les onces.- Retour a Rio.

Ne pouvant peindre des Indiens, j'aurais voulufaire du paysage. J'attendais le retour du beau tempsavec hien de l'impatience, d'autant qu'a me etudesen histoire naturelle j'avais ajoute celle des orchi-

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dees, ces plantes parasi tes que j'esperais conserverjusqu'a mon retour en Europe. Je voulais aussicollectionner les coquillages terrestres, et de ·tous cesdesirs aucun ne pouvait etre satisfait. J'avais cepen­dant commence un second tableau. Le sujet etait unnaturaliste entoure des produits de ses explorations.Au premier moment d'embellie, je prenais ma

"course et j'allais au plus pres choisir quelques fleurs,seules choses que je pouvais peinclre en attendantmieux. Un soil', revenant de la provision, j'en rap­portais, selon ma coutume, quelques-unes pour lelendemain. Cette fois j'avais ete bien loin. La pluiem'avait surpris, je descendais dans un sentier qui,alors, etait change en torrent; j'avais de reau a mi­jambe, et, comme toujours, les pieds nus. La nuitapprochait rapidement, car dans ces pays entre lestropiques, il n'y a pas de crepuscule, le grand joury est suivi sans transHion de la nuit. Sal1tant depierre en pierre pour eviter d'enfoncer au milieudes detritus de toutes especes que les eaux empor­taient, je marchai sur un objet gluant et mou;c'etait im de ces enormes crapauds nommes par lesIndiens sapo-bol (crapaud-bamf). Deja nn peu fa­miliarise avec certaines rencontres,. je jetai sur luima ve. te, puis je mis le pied dessus, et, malgre sare istance, je l'attachai par les pattes de "derrip.re;Hne fois dans cet etat, il me fut facile de l'apporteren le nspendant en l'air pour eviter ses morsures.Les Indiens, apl'es leur travail, se reposaient a laporte de la case: ce fut une grande occasion de

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plaisir pour tout le monde que ce crapaud, dont lacole.re etait portee an plus haut paroxysme, carune fois a terre il se langa sur moi, en ouvrant unegueule formidable et en jappant comme nn chien.J'aurais bien voulu eonserver intact un individnaussi interessant, mais je ne savais comment le tuersans le deteriorer; pour me tirer d'embarras, lefeitor, qui etait present et avait pris sa part de lagaiete inspiree par les graces de mon crapaud,trouva un moyen au si simple que possible : cefut de lui br.iser la tete avec une pierre. Je l'auraisbattu; le malheureux avait gate mon sujet. Cepen­dant, a force de soins, j'ai rendu celui-ci a sa pre­miere forme; il fait partie de mes collections.

La pluie avait cesse; il faisait un peu de jourencore, et, mon crapaud mis en surete pour causede fourmis, j'allai voir ce que faisait un groupcd'Indiens. Dans une espece de. pare OU on enfer­mait les bceufs, mon hOte en avait nouvellementachete, et, pour les empecher de se blesser entreeux, on etait occupe a leur scier d'abord les cor­nes. Je fus bien surpris quand je vis par quel pro·cede: c'etait tout implement une ficelle qui faisHitl'office de scie, et le bout de la corne tomba. J'aivu depuis lors renouveler plusieurs fois cette opera­tion, et j'avoue que j'aurais eu de la peine a croirea son efficacite sur le simple temoignage d'autrui.

On m'avait parle bien souvent, depuis que j'etaisan Bresil, d'un affreux serpent, le plus grand de.trigonocephales, connu SOllS le nom de sourOUCOll-

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cou, et quand j'avais exprime a mon bOle le desird'en tuer un, ses cheveux, je crois, s'etaient dres­ses sur sa tete. cc Que Dieu vous preserve d'unepareille rencontre, c'est la mort certaine, car, non­seulement le monstre a un dard dans la gueule,mais il eu a encore un autre a la queue! ») n repe­t.ait une chose que tous les Indiens affirmaient debonne foi. ravais done, sauf le dard de la queue,la certitude que ce serpent etait tres-dangereux, qn'ilavait des crochets a venin dans la gueule et qu'ilne fuyait jamais, se fiant a sa force prodigieuse et acelle du poison qn'il distille par la plus legerp. mor­sure. Un jour, je gllettais qnelques oiseaux; enfoncejusqu'allx genoux dans les hautes herbes d'uneprairie, j'aperc;us tout a coup une tete et deux yeuxflamboyants diriges sur moi. En vrai citadin d'Eu­rope, j'eprollvais encore une sorte de frayeur rienqu'a voir un reptile, quelque petit qu'ilftit. C'etaitbien pis depuis que j avais entendu dire dn son­roucoucou, qu'il s'elance sur tout ce qui passe a saportee. Aussi, reculant precipitamment, je commen­gai a mettTe une distance raisonnable entre l'animalet moi. Me trouvant a peu pres en surete, je me misa deliberer si je devais quitter tout de bon la placeou revenir sur mes pas. Ce dernier parti etait chan­ceux; on m'avait prevenu que si par malheur onmanquait son coup, le serpent, lui, ne manquait pasle sien. Tout en deliDer~nt, j'avais glisse deux ballesdan mon fusil. La tete avait disparu, mais c 1'­

taine ondulations dan les herbes superieures me

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revelaient sa presence. Apres avoirregarde derrieremal pour m'assurer du cbemin a prendre en cas deretraite, je tirai sur une touffe sons laquelle je ve­nais d'apercevoir a l'lnstant l'enorme tete du rep­tile. La difficulte etait de s'assurer s'il €tait mort;

Autre renconlre.

il pouvait n'etre que blesse. Rien ne bougeait; j'at­tendis au mains un quart d'heure avant d'appro­cber, et ce ne fut qu'apres avail' recharge manfusil qu'enfin je me decidai tout de ban a connaitreaquel ennemi j'avais eu affaire. Decidement j'etaisun brave; antrefois un mannequin 6tait tomb6 sous

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mes coupS, aujourd'hui je venais de tuer un crabe IMais que faisait ce crabe dans une prairie, loin dela riviere, et pourquoi avait-il un moreeau de lianea la patte? Avec un peu de reflexion je m'expliquaibientot ce phenomene. Les Indiens avaient rapporte laveille une tres-grande quantite de crabes de la peche,et, selon leur eoutume, les avaient attaches par lespinees. Probablement celui-ci s'etalt esquive cheminfaisant, et ne savait que faire de sa liberte quandje l'avais rencontre: on ne peut echapper a la des­tinee I On comprendra que je ne fus pas tres-em­presse a me vanter de ce nouvel exploit.

Depuis plus de deux mois j'avais essaye de pene­tl'er dans l'interieur de la forM, que je ne con­naissais pas encore, et j'avais toujours r.te arretepar un grand amas d'eau stagnante qui, n'ayant pasd'issue, formait un petit lac qui ne devait s' assecherque peu a peu, quand les pluies auraient cesse.

Jusque-la ce que j'avais vu, excepte le premierjour de l'arrivee, en remontant la riviere, n'etaitpas tres-interessant; il me manquait quelque chose.

Enfin ar.riva le jour Oll je pus continuer mes ex­cursions; j'avais fait des provisions pour la journee.Le livre de croquis, le plomb, la poudre, tout etaiten bon etat, meIDe le flacons destines a enfermerles insectes. Un carnier etait rempli de tout ce quipouvait etre necessaire. Je me mis en route avantle lever du solei1. Les eaux avaient considerable­ment baisse, je n'en avais que jusqu'a mi-cuisse.Pour la pr IDiefe fois, dix lllois apres avoir quitte

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Premiere excursion daDs une foret vierg~.

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Paris, je voyais se realiser completement ce quej'avais reve.

En commen<;:ant ce recit, j'ai fait une compa­raison entre le courage qu'il faut pour quitter lesetres qui nous sont chers et celui dont on a besoinen presence des dangers probables dans certainsvoyages; ainsi je m'etais sellti bien plus seul dansles rues de Paris qu'au milieu de ces forets sansissues, sans chemins frayes, OU a chaque pas je pou­vais faire une mauvaise rencontre, OU j'avais millechances de m'egarer pour ne plus revenir.

Je suis bien embarrasse d'exprimer ce que jeressentais alors; il me semble que c'etait un me­lange d'admiration, d'etonnement, peut-etre de tris­lesse. Combien je me sentais petit en presence deces arbres gigantesques qui datent des premiersages du monde' J' aurais voulu peindre tont ce queje voyais et je ne pouvais rien commencer. Helas'fant-ille dire, les moustiques me devoraient : ils re­gnent en maitres dans ces bois qui laissent a peinepenetrer quelques rayons de soleil, sur le sol OUl'ombre epaisse entretient une humidite perpe­tuelle.

La jamais ne passe aucune creature humaine; ilfaut se frayer des sentiers a C?UpS de sabre. Si ons' arrete un instant, on est assailli de tous cOtes.

De ce premier jour de mes grandes excursionsdans les forets du nouveau monde je cOllserverailongtemps le souvenir. J'entends encore le cri des.perroquets perches aux plus hautes branches, ainsi

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que ceux des toucans . .re vois encore ramper sousl'herbe ce joli reptile pare du pIns brillant ver­millon) qu'on appelle.le serpent corail, et qui donnela mort a~ssi surement que la vipere et le crotale.Toujours coupant les lianes, toujour" gagnant duterrain, non pied apied, mais pouce apouce, j'arri­vai dans une espece de clairiel'e. Vne douzaine d'ar­bres brises, peut-etre par le tonnerre, avaient donnepassage au soieil. Des insectes voltigeaient sur cesfleurs immenses qu'on trouve a chaque pas; j'enfis line riche D?oisson en depit des moustiques. 11n'en fut pas de meme d'un bel oiseau que j'allaisviser, que je "'foyais deja dans ma carnassiere, carau moment Oll je le mettais en joue, un affreuxmoustique m'entra dans l'reil, et quanel je m'en fusdebarrasse, l'oiseau etait parti.

Comme pendant ma chasse aux inseetes j'avaisoublie de prendre les precautions necessaires pourreconnaitre la direction que j'avais suivie, j'eusquelques instants un affreux serrement de creur.Se perdre dans ces bois inextricables, c'est courirmille chances de mort. En cherchant bien je re­trouvai heureusement non-seulement la place d'ouj'etais parti pour entrer dans la clairiere, maisquelque pas plus loin un sentier deja' cache cnpartie par les herbes, puis a 1'aide du soleil je con­tinuai a m'orienter. Je m'etais donne la journeepour a11e1' a l'aventure. J'etais urme d'un bon cou­telas, fer tranchant d'un cOte, scie de l'autre; j'a­vais des balles toutes pretes, dans le cas possible

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d'une mauvaise rencontre, car si en Amerique onne trouve pas de lions ni de tigres, les jaguars, lesours et les chats-tigres sont en grand nombre.

Je marchai longternps, toujours escorte dp, mesennemis les moustiques, sans pouvoi1' me decider,it cause d'eux, a faire le moindre croquis. Il fautl'avoir eprouve pour comprendre combien cette1lllte inces ante paralyse toutes les facultes. J'arri­vai, aprcs une descente trcs-rapide, pres d'un tor­rent, ou j'allai bien vite me desalterer et me layerles pieds et les mains. Cette eau, coulant sous lesarbres et toujours dans l'ombre, etait pourtantpresque tiede. Ce torrent etait, it ce que j'ai suplus tard, la limite d'une certaine quaritite de ter­rain accordee par le gouve1'nement it une petitetribu indigene, les Puris. En ce moment j'etais surleu1' te1'ritoire. Je vis quelques plantations de 1'i­cins, des orangers, des citronniers et des champsde manioc. .

Qu on me p~rmette une parentbese, pour expli­quer ce qu'est la racine du manioc, comment on latravaille lour ohtenir un aliment qui, dans toutel'Amerique du Sud, remplace le pain non-seule­ment pour les classes pauvres, mais meme pour lesplus elevees. Cette racine a une grande resscmblanceavec la betterave; on la fait tremper plusieurs joursdans l'eau, puis on la fait cuire dans un four, qui,chez les Indiens, est ~out simplement un vase enfer de la forme d'une assiette; au sortir nu fouron la pile 'dans une espccc de mortier, taille le plus

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sonvent dans un tro'nc d'arbre, puis on la remet aufour une sccop.de fois it l'etat de farine grossiere;elle se mange generalement seche, mais les gour­mands la melent avec de la graisse de pore. Onfait egalement avec le manioc du tapioca et del'amidon.

Quand je parus dans le voisinage des cases, lesfemmes et les enfants se sauverent it toutes jambes;les hommes, plus hardis, tinrent ferme, mais paru­rent tres-etonnes de me voir chercher et prendredes insecles, chose inusitee jusqu'a ce jour parmieux. Je ne l'emarquai d'ailleurs rien d'hostile dansleur fagon de m'examiner; bien au contraire,en voyant que, profitant de la treve que me lais­sait l'eloignement des moustiques, j'allais preludeI'a mon' dejeuner en ramassant quelques orangestombees sur le sol, deux de ces Indiens vinrent amoi, armes d'une grande perche et abattirent unedemi-douzaine des plus belles qu'ils m'offrirent dela meilleure grace du monde. Le repas' que j'al­lais faire avait ete bien gagne. Des que je me fusassis sous les orangers, mes deux nouveaux amisoserent s'approcher encore plus pres de moi qu'ilsne l'avaient fait en me donnant les oranges. Moncouteau de chasse, mes flacons pleins d'insectes,mon couteau a plusieurs lames les preoccupaientbeaucoup.

Il etait deja tard; le soleil avait fourni les deuxtiers de sa carriere, et moi j'avais un long che­min a faire pour revenir au gite. Je rentrai

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dans la foret, ou, malgre les sentiers et les re­marques que j'avais faiLes pour m'orienter, j'ens dela peine a. retrouver ma route. Je tuai par-ci par­la. quelques _oiseaux et un joli petit singe. Touten marchant je cherchais aussi ce qu'il y avait deplus interessant a. peindre pour les jours suiy-ants.

De. retour a. la maison, j'appris qu'un negre, au­quel j'avais donne la veille un paletot de caout­chouc, avait profite de l'occasion, independammentde quelque autre motif, pour se sauver, au granddesappointement de M. X.... Il ne pouvait se consolerde cette perte, d' autant plus grande que le fugitifetait devenu gros et gras de maigre et malade qu'iletait quand on l'avait achete a. bon marche, commequi dirait pour un morceau de pain. Ce depart etaitune perte de quelques mille francs. Mon hate ecri­vit de nombreuses lettres et envoya tous ses do­mestiques a. la recherche d'un homme assez ingratpour fuir eelui qui l' avait engraisse. Je faisais toutbas des vamx pour que les recherches n'eussent au­cun r~su.ltat et je pensais qu'ils avaient ete exau­ces, quand un jour je vis amener, par un Tndien etun mu]atre, ce pauvre diable les mains serrees dansdes menotLes de fer. Le negre savait du reste qu'ilavait encouru une peine grave : sa pauvre 18te sepenchait, des larmes coulaient sur ses mains, qU'ilavait croisees sur sa poitrine. J' attendais avec Rnxietece qu'on allait ordonner, me reservant de prendrele parti d'intervenir si la punition etait trop severe ..Heureusement que le coupable se souvint a. temps

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d'uu usage qui permet au maitre d'etre indulgelllsang cleroger a sa clignite. n se recommancla a ]aclemence clu feitor, qui, par ce fait, devint sa cau­tion, et clemancla la grace cle son pupiUe, clevenupour un temps clonne SOll debileur. Celoi-ci fut seu­lement conclamne a. recevoir clans la main quelquescoups cle palmalora, espectl de ferule clestinee aux

. peLites corrections clomestiques. Dam, cette maison,Ull petit evenement venait chaque jour rompre lamonotonie cle ma vie interieure; les animaux yjouaient presque toujours le principal role: c'etaitun rat qui avait ronge les souliers, un chienmange le diner, un cochon renverse la marmite;des poules indiscretes, qlli, entrant et voHigeant surles meubles, brisaient les objets fragiles quand onles poursuivait; enfin diverses generalions de chatsdes deux sexes, qui, apres avoir commis des delits detoutes sortes I endant le jom, se repandaiellt la nuilsur les toits et faisaient un tapage a. reveiller unmort. Tout autour de la case les trois COChOIlSse plaisaient a venir grogller, ce qui m'etait fortdesagreable, surtout quand ils se pla9aient euface de ma porte. J'avais trouve une espece demassue en Lois de fer que je faisais agir aproposau milieu du groupe; celui-ci, en fuyant, reveil­lait les bceufs endormis, qui, a leur tour, sesauvaient, poursuivis pal' une terreur panique,en renversant tout ce qui se trouvait sur leurpassage; alors les chiens IDelaient leurs voix aUKgrognements et aux mugissements. Lt' sigllor X... ,.

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croyant la case attaquee par des hordes sauvages,mettait prudemment la tete a la fenetre, a l'abride son rideau. Comme je ne me souciais pas deparaitre au milieu d'une pareille bag~rre, danslaquelle j'avais joue un rOle si important, je merecoucbais bien vite, decide a ne me reveillerit aucune demonstration. Mais le lendemain on mevoyait prendre u~ interet bien naturcl au recit deces aventures de nuit. Les beeufs etaient destines ajouer de grands roles dans mes impressions devoyage; ainsi, un jour mon bOte en ayant acbeteune douzaine qu'il fit partir pour l'interieur, l'und'eux, apres avoir mange d'une plante venenpuse,creva au bout de quelques heures. Les Indiens ]erapporterent dans nn canot, et arrives a terre,en face de l'babitation, j eterent· la tete dans unbuisson, apres avoir depouille l'animal. Le maitrcdu logis etait absent; mais la mulatresse, espece desous-maitresse, fit mettre dans un tonneau, quipeu de temps auparavant contenait du vin, des mor­ceaux de chair dont on avait enleve les os d'unefa90n a faire soulever le ceeur, et si bien preparesqll'en moins de. deux jours les vel'S s'en 6taientempares; une semaine apres on m'en faisait man­ger encore.

Comme il s'agissait de faire des economies et queman hOte m'avait souvent parle de la cherte desvivres, la mulatresse s'etait bien gardee de me pre­venir de quel accident le beeuf Mait mort. Pendantquarante-huit heures, tous les compagnons de cellli

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qu'on me faisait manger se rassernblerent presde sa tete anglante et pousserent nuit et jour descris lamentables auxquels vinrent se IDeler lesrugissements des jaguars; puis accoururent descentaines de vautours noirs nommes urubus (pro­noncez ouronbous). Etranges contrastes, all milieude cette nature si riche, si brillante ! c'etait sous des

. orangers en fleurs que je me cachais pour tirer cesaffreux oiseaux qui se disputaient les restes d'unbamf dont je faisais mes delices, sans m~ doutertoutefois du genre de sa mort.

Cependant au bout de trois jours, malgre la sauceau piment dont on assaisonnait le clefunt; je com­men/(ais a sentir le besoin d'une autre nourriture.Inutile de dire que quand mon hOte rentra au 10­gis, il ne gouta pas a ce mets, bon seulement pourune personne aqui on donne l'hospitalite.

Je croyais bien n'avoir plus affaire avec les bceufsmorts ou vivants: je me trompais, car s'il en avaitperdu un, il venait d'en acheter un autre a Santa­Cruz. Le jour OU on devait l'amener, les fils duvendeur, rapportant l'argent re<;11 , vinrent seulsexcuser leur pere qui, par une cause independantede sa volonte, avait ete force de ceder l' animalit un autre. Mon hOte, a cette nouvelle, £Utcruellement desappointe, car l'acheteur etait sabete noire, son cauchemar; c' etait, me disait-ilchaque jour, un homme sans foi ni loi. Comme,apres tout, je n'avais· aucune raison de penserle contraire, j'oubliai en cette circonstance ce

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dont j'avais a me plaindre, et je conseillai au si­gnor X.... de pousser cette affaire vigoureusement,Ini proposant d'etre de la partie. J'avais acela quel­que merite, car les plaies que j'avais· aux pieelsne me permettaient pas de mettre des chaussures. Jedus attacher mes eperons sur la chair vive; nouchargeames soigneusement des pistolets et nouspartimcs. En route, passant pres d'une case, deschiens firent peur amon cheval : il se dressa tout ele­bout, et reculant d'un pas, rencontl'a une soucheqni le fit tomber a la renverse. Dans moins d'uneseconde je vis le mouvement, je compris le dan­gel': fort· heureusement, j'avais ete en Laponie!Voila qui devra paraiLre un peu etrange: se rejouird'avoir ete en Laponie apropos d'un cheval qui secabre dans les forets du Bresil, de maniere a vouslaisser le temps de voir qu'il va vous ecraser damsa chute; pourtant, rien n'est plus vrai. Un jourmon cheval enfonga dans une tourbiere, et, en sedebatlant, me fit tomber ; un ele ses piecls se posasur ma main gauche et tous deux nous allions dis­paraitre, quanel roes gens vinrent a notre secours,et, a l'aide de perches et el'un mat qui servait aelever ma tente, parvinrent anous remettre SlU' pied,clans un tri te etat cependant. Depuis ce moment,dans la crainte de me voir enterrer tout vif, aumoindre faux, pa que faisait ma monture, je levaislestement ma jambe, et, soit dans l'eau, soit clansun buisson, soit sur cles pierres, je coulais eloucc­ment, apeu pres. comme ferait un sac de hIe mal

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altache: ce jeu s'etait renouvele trois ou quatrecents fois dans un rayon de cent lieues.

n y avait au moins dix jours que je marchaisainsi sur la terre ferme quand j'arriv.ai dans lelieu ou Regnard dit, en beaux vel'S latins, qu'il s'estarrete la OU la terre finit. On nomme peut-etre cesespeces d'erreur des licences poetiques; je declinedonc mon incompetence, et comme toujours, dansles choses que je ne comprends pas, je prends leparti de m'abstenir. Donc, mes etudes lapones pourtomber de cbeval proprement ne me furent pasinutiles au Bresil. Dans le cas present; je fis unmouvement si brusque que le cheval, au lieu deme briser la poitrine en tombant en plein sur moi,ne me fit qu'une legere contusion a l'estomac; ilest vrai que je me donnai en outre une eutorse aupied deja malade. Maigre cela je remontai a cheval.

Nous alla-mes d'abord chez le mulatre afin de sa­voir comment et pourquoi, apres avoir regu leprix de son bceuf, il avait ensuite fait affaire avecun autre. Le brave homme etait tres-embarrasse ; ilparait que l'autre acheteur s'etait presente long­temps avant, et eroyait avoil' engage ledit mulatreavec une promf.sse. Enfin, tout cela etait tres-em­brouille; il n'y avait plus qu'a aller chez le nou­veau possesseur du bceuf, et d'apres sa reponsemarcher droit a 1 animal innocent et llli casser latete, quitte a se la casser apres avec le detenteur.En arrivant pres de l'habitation, mon hOte fut des­agreablernent surpris de voir tous les serviteurs

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oegres et indiens assis devant la porte, et le pa­tron debout, les hras croises, attendant son adver­saire, Celui-ci descendit de cheval, ce que je nepus faire. n est impossible de dire tout ce quemon hOte eut a supporter d'insultes de tous genres:il etait un voleur, un calomniateur, un horn me dan­gereux. n avaiL voulu perdre l'orateur en repan­dant sur celui-ci les bruits les plus facheux.

Je crus alors devoir intervenir, et tendant le brasavec beaucoup de majeste, je fis entendre, au milieu'd'un silence solennel, ces paroles, que n'aurait pasdesavouees Sancho Pan~a:

c( Depuis quelques instants j'ccoute attentivementtaus les griefs qui viennent d'etre diriges contreman hOte; deja les memes griefs m'avaienL ete ex­poses par lui contl'e celui qui l'attaque. Ce qui sepasse en ce moment me prouve que tout ce malen­tendu vient de differents bavardages co.lportes del'un a l'autre et embellis, selon l'usage, d'une foulede commenta ires. Anons, messieurs, serrez-, ous lamain et donnez-vous parole que le premier a quion fera un rapport ira trouver loyalement le secondit l'instant. Quant au bumf, on va le tuer, le saler,et il sera partage pour le bonheur de chacun. »

Mon discoul's fut traduit et un tonnerre d'applau­dissements fut ma recompense.: l'homme blanc avaitbien pade.

Le beau temps Mait revenu. Le solei1 p rdait dea chaleur; le vent chaque jour se levait plus frais

Vel'S huit heures du matin. J'avais ete plusieurs fois

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peindre dans la foret, avec laquelle je me familia­risais, sans rien perdre de mon admiration. Deja jeconnaissais tel tronc d'arhre, telles plantes que jeme proposais de copier. Je portais tOl1jours mon de­jeuner avec rnoi et une partie de la jonrnee se pas­sait a l'omhrc, toujonrs harceLe par les mou liques,toujours defendant mon clejeuner contre les four­mis. J'avais ajoute a mes collections les orchidees;une fois, j'en rapportai un si grand nomhre que j'ygagnai une conrhature. Je me disais chaque jourque decidement je ne retournerais plus dans leshois : il en coUte trop cher' de travail! 1', devore parles insectes. Et puis, quand j'entendais chanter ]ecoq, 'je me levais et je partais. All retour j'al­lais passeI' une heure dans la plus delicieuse petiteriviere qui soit au monde : un sahle tres-fin, des ar­bres touffus au-dessus de la tete, des fleurs pendantde tous cOtes! Comme c'etait toujours l'apres-midique je revenais des hois, le soleil descendait, et jepouvais, apres ]e hain, me reposer ou faire la chasseaux insectes. Dans l'impossihilite Oll l'on m'avaitmis de peindre des Indiens, ou d'aUer faire dela photographie, faute d'avoir des gens pour portermon hagage, je reparais alors le temps perduen faisant du paysage. Puis, quand j'etais fatigued'un exercice nO'n int.errompu depuis bien avant ]elever du soleil, je m'asscyais sur 1'herbe et je cles-inais des feuilles. La variele ne manquait pas, et

pour aj outer a la verite de mes crayons, j e met­tais ces memes feuiUes dans un herhier, precaution

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dont plus tard j'ai apprecie toute la valeur quanel,de retour en Franco, j'ai voulu peindre en grandune foret vierge.

Pendant que je profitais du retour du beautemps, mon hOte eut l'idee d'agrandir sa demeure.C'etait bien naturel, d'autant plus que cet agre­ment n'avait d'inconvenient que pour moi, car,pour lier la toiture nouvelle avec l'ancienne, quipl'ecisement rec.ouvrait mon gite, il fa~ait auprealable enlever celle-ci. Mais on remplaga montoit absent par une' peau de breuf, laissant detous cotes passeI' le vent, la pluie, et malheu­reusement tous les insectes attires par la chan­delle dont, par parenthese, je me servais modes­tement afin de n'etre pas indiscret. Comme je melevais de grand matin, je ne restais eveille le soil'que pour me faire faire une operation bien dou­loureuse. n existe au Bresil un insecte infinimentpetit : le pulex pel2etrans ou bicho do pe, sortede tique imperceptible qui se glisse sous les onglesdes pieds, dans les doigls et quelquefois dans d'au­tres parties du pied; cette tique une fois introduite,souvent assez profondement dans la chair, pond des<:ems par millions dans une poche qui grossit enor­memento Si on les laisse eclore dans la plaie, des des­ordres tres-graves en sont le resultat. On m'a affirmequ'un savant, ayant voulu emporter en Europe unechantillon de ces tiques avec les. reufs, n'avait pasvoulu les faire enle'ver et etait mort penda~t la t1'a­versee. Ma case etait, comme je l'ai dit, fort mal-

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propre; chaque soil' je m'etendais sur mon matela~

et on faisait la visite de mes pieds avec une epingleet un canif, afin d'enlever adroitement la poche en­tiere: si on la creve les ceufs restent dans la chair.Un jour, ennuye de cette operation, je ne VOUlllpas m'y soumettre. Le lendemain on me trouvaonze nids dans le pouce du pied droit. n est fa­cile de comprendre l'effet que produisent ces trous,dans lesquels se glissent plus facilemen t d'autresfleaux du meme genre, et qll'il faut agrandir toutesles fois qu'on enleve un nouvel irisecte. Pendant qu'onme dissequait par en has, loutes les especes attiree.par la chandelle EL travel'S mon toit EL jour, ve­naielJt s'exercer sur le reste de ma personne de ma­niere a me rendre presque fou. J'avais, au-dessusdes hanches, de chaqlle cote, une place toute rou­gie par des morsures provenant d un insecte si petitqu'on ne peut le distinguer, sinon au microscope;il se nomme maroui. Je trouvais souvent, un penpartout, une affreuse bete, cousine du pulex, nom­IDee carapate, qui vivait a mes depens et gros is­sait a merveille, soit sur les jarrets, oit aillenrs.Les p~ces de poules etaient fort desagreables aus i,et il y en avait heaucoup. Outre mes plaies auxpieds, les moustiques m'avaient fait enfler les ye·uxet le nez : un jour ayallt frOle par hasard un nidde gnepes, tout l'essaim en fureur s'etait rue urmoi, et comme je m'etais rase la tete, c'etait laqll lles 'etaient attaquees d'abord.

Voila ponr les etres malfaisants; I' staient les cn-

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rieux, les visiteurs inoffensifs. D'abord des milliersde coleopteres nommes brooks, s'attaquant a tout,pcr9ant avec leurs mandibules meme le bois, si bienqu'ils firent un trou a un tonneau, dont le vin se re­pandit. Ils s'abattaient par masses sur les objets bril­lants, et comme la lumiere servait pour m'operer lespieds, il f1;Lllait les prendre a poignees et les jeter de­hors. Les hannetons, les papillolls nocturnes me visi­taient en tourbillolls. Je dois citeI' une chose assez cu­rieuse : les cancrelats, ces affreux cancrelats, avecleur enveloppe molIe, leurs grandes antennes, cou­vraient les murs de ma case a la tombee de la nuit.Un jour, j'avais peint une fleur rouge et un oiseaudont le ventre etait egalement rouge; le lendemain,cette couleur avait disparu. Je reparai le dommage.Le fait se renouvela encore. Ne sachant a qui m'enprendre, je pendis mon tableau, et ayant eteint machandelIe, j'atte.ndis; a un petit bruit ven?-nt de cecOte, j'allumai vivement et je reconnus les cancre­lats. Je n'avais pas besoin de ce dernier trait pourleur vouer une haine a mort. Comme Je ne suispas chimiste, il m'a eM impossible de comprendrepourquoi celte bete, ma bete noire, s'attaquait aurouge seulement. Quand l'operation des pieds etaitterminee et que la chandelle etait eteinte, d'ordi­naire les visiteurs s' en alIaient, excepte les mousti­ques. Depuis que la peau de bumf abritait mongrabat , j'etais eveille chaque nuit. par des rats,grignotant ce mets un peu coriace; si je faisais dubruit, ils decampaient pour revellir. J'ens une idee

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heureuse, et a la massue, re ervee aux lJores, mesvoisins, je joignis mon grand baton ferre de pay­sagisle pour combaUre les rats; quand ils etaientbien acharnes apres ma toiture, mon baton enle­vait la peau dans les airs avec tous les convives.11 faut bien se distraire un peu quand on ne dortpa , et ce jeu ajoute a l'exercice de la massue mefaisait oublier les morsures de ceux de mes enne­mis que je ne pouvais pas contrarier aussi un peu.

Du matin que la pluie m'avait rendu paresseux,j'etais sur mon matelas, moitie endormi, moitieeveille; un objet horrible me fit lever precipitam­ment en m'arrachant a ce far nienle auqllel je melivrais rarement : uue migale etait pres de moi.Cette araignee., large de neuf a dix pouces, velue partout le corps, est pourvue de deux crochets, dontla piqure occasionne la fievre pendant plusieursjours; elle guette et mange des petits oi eaux; ledegout ne m'empecha pas cependant de la joindrea mes collections. J'avais deja fait connaissanceavec le scorpion.

n jom', je peignais un tronc d'arbre entourede lianes; elle l'cnveloppaient comrne des cerclesde tonneau. Leur volume etait bien Vlus gros quecet arbre, qui d' abord . paraissant enorme, n'Maitpoul'tant en realite CIu'une tige frele en comparai-on des parasites dout il etait la proie. Tout en

travaillant, je voyai' des insectes, des lezards pas­seI' pres de mOL eL se diriger du meme cOte; j'en­Leuuais derriere des cris tl'oiseaux se rapvrochwt

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insensiblement. Ma premiere pensee fut de termi­ner prorriptement man etude, car ce ne pouvaitetre autre chose qu'un orage qui se ]!reparait, etcomme j'avais a. peu pres nne lieue a. faire J j'al­lais quitter l'endroit OU j'etais, quand tout a. coupje me trouvai enveloppe des pieds a. la tete parune legion de fourmis. Je n'eus que le temps deme lever, renvcrsant tout ce que contenait maboite a. couleurs, et je m'enfuis it toutes jambes, enfaisant tous les efforts possibles pour me debarras­ser de mes ennemis. Quant a. a11er chercher lesobjets que j'avais ete force de laisser a. terre, il nefaUait pas y songer. Sur une largeur de dix metresa peu pres et teUement serrees qu'on ne voyffitpas un pouce de terrain, des myriades de fourmisvoyageuses marchaient sans etre arretees par au­cun obstacle, franchissant les lianes, les plantes,les arbres les plus eleves. Des oiseaux de toute es­pece, des pics surtout, suivaient, en volant debranche en brallche, les emigrantes et se nourris­saient a leurs depens. J'aurais bien voulu avoil'mon fusil que j'avais oublie dans ma precipitation;mais c'etait impossible, car pendant trois heures jen'aurais pu trouver nne place pour poser mon pied.Enfin , peu cl peu il se fit, dans la mas e erni­grante, des petits sentiers, sur lesquels je me ha­sardai a. sauter, en evitall t de mettrc le pied acOte: j'aurais ete de nouveau escalade. J'attrapaibien quelques picpires, car mon fusil n'etffit passeul, et retournant cl cloche-pied cornme j'etais

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venu, je me mis de nouveau hors de portee. Jetuai quelques oiseaux, et quand l'armee innombra­ble des fourmis eut laisse le passage libre, ma chasses'etait transformee en squelettes : tout ce qui etaitmangeable en elle avait ele devore, meme lesplumes. En revenant a la case, j'appris qu'une autretroupe etait entree dans ma chambre et l'avaitqnittee apres avoir procede de meme que celle quim'avait derange de mon travail d'une fagon si in­tempestive. Cette lroupe etait bien moins nom­breuse que la premiere, et comme je n'avals quedes oiseaux prepares, le savon arsenical n'avait eupour elles aucun attrait. Mes collections n'avaientpas tente les fourmis fort heureusement. n n'enetait pas de meme de moi. J'avais ete pique deplusieurs cOtes, cela m'avait exaspere le systemenerveux, deja fort irrite par mes combats de nuit,et au lieu de m'endorrnir, je me mis en embuscade,arme de ma massue, decide a tout exterminer,quand j'entendis dans le lointain un bruit confns;on frappait sur quelque chose comme un tambourdont la peau serait mouillee. Que pouvait signifierun pareil bruit dans ces solitudes? Je restai eveillepresque toute la nuit. J'appris le matin que c'e­tait la rete de saint Benoit, en grande venerationpa.rmi les lndiens. l1s s'y preparent six mois a l'a­vance et en conservent le souvenir six mois apres.Du moment OU le tambour a commence a battre,il ne s'arrete ni jour ni nuit. Le jour de la fete,j'allai avec mon hOte me rejouir it la vue de la ce-

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remonie; elle avait lieu dans un petit village nomme,je crois, Destacamento. Dans chaque case ou nousentrions on buvait du caoueba et de la cachasse;on ne chantait pas, on burlait. Les hommes etaientassis, ayant entre les jambes leur tambour primitif;petit tronc d' arbre creux recouvert a une extreniiteseulement d'un morceau de peau de bamf; d'autresgrattaient avec un petit baton un instrument faitd'un morceau de bambou entaille de haut en bas.Au bruit de ce charivari, les plus vieilles femmesdansaient devotement un affreux cancan qu'auraientdesapprouve certainement nos vertueux sergents deviUe.

Quand on avait bien danse, bien bu, bien burledans une case, on aliait recommencer le lliemesabbat dans une autre.

Dans 1'une des cases je fis' preuve d'UD biengrand courage en buvant a meme d'une calebassepleine de caoueba, politesse inspiree seule par mondesir de me rendre populaire et d'attraper plustard quelques portraits. Pourtant je n'ignorais pasde queUe maniere se preparait cette boisson. Jesavais que les vieilles femmes (car toujours ce sontelles qui remplissent les fonctions importantes)machaient des racines de manioc avant de lesjeter dans UDe marmite; je savais qu'elles cra­cbaient l'une apres l' autre dans le vase et puis lais­saient fermenter le tout. L'amour de l'art l'avaitemporte sur le degout. De cette case trop hospita­liere j'entrai dans une autre; dans celle-ci il n'y

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avai t. point de femmes; un Indien chantait, en s'ac­compagnant d'une guitare, nn air dOl1x et mono­tone : il avait un charme tout particulier. J'allaim'asseoir en face de lui, et je fus bien surprisquand je me vis l'objet de ses improvisations, dontle refrain etait ":

S1£ Bia ao .se?'lao [j1te?'ea

Malar JJ(£ssal'inhosS1£ Bia ao se?'laoE larnbem SOllT01ICOIlC01lo.

M. Biard dans la monlagneDesire tuer pelits oise:lUx,M. Biard dans la monlagneCherche aussi serpent dangereux.

Tous les auditeurs etaient enchantes de me voirrire aux eclats de cette cantate en mon honneur,malgre ses petites imperfections.

Enfin , bientOt arriva le moment desire par toutle monde : deux personnagcs importants parurentsur la place. Le premier) un grand Indien revetud'une souquenille blanche, imitant de for1 loin lesurplis d'un enfant de chmur, tenait d'une main unparapluie rouge, orne de £1eurs jaunes; son autremain portait une boite, deja sou1enue par un vieuxchale a franges, place en fac;oll de haudrier. Dansla boite etait saint Benoit, qui, je ne sais pOllrquoi,est negre. Cette boite renferme aussi des £1eurs; deplus, eUe est destinee aussi a recevoir les offran­des. Le second personnage, digne d'appartenir al'ancienne armee de l'empereur Soulouque, etait

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vetu d'un habit militaire en indienne bleu de ciel,avec collet et paremenL en indienne egalement etimitant le damas rouge; ses petites epaulettes enor retombaient par derriere comme celles du generalla Fayette; sur sa tete se dressait un chapeau acor­nes, phenomenal de longueur et de hauteur, sur­monte d'un plumet jadis vert, et portant pour co­carde une etiquette ayant au centre trois cerises duplus beau vermillon ..Ce second personnage est lecapitaine. Pour etre digne de ce poste, il faut avoirun jarret cl'une force superieure a celle de toute labourgade, car le capitaine ne doit pas cesser dedanser pendant toute la ceremonie. 11 ouvrit doncla marche en dansant, tenant delicatement devantlui et perpendiculairement une petite canne de tam­bour-major, que je pris d'abord pour un cierge. Lebedeau et le saint, l'un portant l' autre, suivaient,parasol au vent, en guise de dais; les musiciens, surdeux rangs, venaienL immediatement; tout autourdu saint le.s vieilles devotes dansaient le cancan.De loin en loin on voyait de jeunes et jolies' te­tes regarder, cachees derriere les fenetres et lesportes. On s'arretait dev·ant la case de chaque in­vite au banquet; ll~ capitaine, toujours dansant,entrait, faisait le Lour interieur de la maison. La mu­sique allait son train, on hurlait et on repartaitpour une autre case d'invite; enfin on entra dansl'eglise, ou des palmiers avaient ete arranges parles decorateurs du lieu; des calebasses contenant dela graisse etaient disposees en guise de lampions.

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La table etait mise devant l'autel; on avait pru­demment tendu au-dessus des draps cousus en­semble, pour cause sans doute d' araign ' es et autresbetes malfaisantes. On enferma saint Benoit dans laboite, apres ell avoir retire les offrandcs) et nouspartimes.

En chemin, j'avais arrange dans ma tete unecomposition de cette fete grotesque. Pour l'execu­ter, il fa11ait me procurer bien des details, et com­ment y parvenir sans le secours de mon hOte?

Cette fois il eut l' air de s'interesser a ce travailprojete et me promit de faire son possible pour lefaire reussir. Effectivement, il me preta encore unde ses Indiens; je dis un de ses Indien , parce qu'ilest d'usage, dans la province d'Espirito-Santo, de lesprendre jeunes, quand, encore soumis a une admi­nistration, ils sont comme qui diraiL des enfantstrouves; on s'engage ales elever, et on doit legarder jusqu'a un certain age, non comrue esclaves,mais en qualite de serviteurs. Le premier momentpasse et le premier modele fOllrni genereusemenL, ilen fut comme de mon precedent tableau; les mo­deles de details, comme le parapluie rouge, lestambours, la casaque, le chapeau a cocarde cerise,je ne pus rien obtenir et fus encore oblige de sus­pendre mon travail.

Il esl facile de comprendre le chagrin que me cau­saient tontes ces entraves, le temps s' ecoulait. Ellfin,unjour je regus une lettre de l'excellentM. Taunay,le contraste le plus complet de la nature malveillante

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de mon Italien. n instinct de camr, car ce ne pou­vait etre que cela, Ini faisait m'envoyer, a touthasard, de l' argent. Je disais, la premiere fois quej'eus le bonbeur de le voir, que souvent, pendant cerecit, son nom reviendrait se placer sous ma plume:c'est que jamais, dans mes relations avec ce dignehornme, il ne s'est trompe un instant dans ce qu'ilfaisait pour moi. La somme qu'il m'·envoyait n'etaitpas suffisante pour m' e:g. alieI' ailleurs et CJ:1l itterle lieu ou je trouvais si peu d'aide et de ressour­ces: mais precisement quand je pris le parti de­finitif d' en finir, une autre somme plus fortem'arrivait, et peu apres nne troisieme. Touies lesoccasions avaient ete saisies pour me les faire par­venir en detail, afin 'de n'etre pas trop embarrassesi par malbeur l'une d'elies n'arrivait pas it sa des­tination. Enfin, j'eiais riche; il ne faliait plus quedes canots et des hommes pour me tirer de monguepier. En attendantl'occasion, qui ne tarda pas it

venIT, je collectionnais toujours. On avait abattu desarbres dans une assez grande etendne de terrain;c'etait la que j'aliais chercher des insectes, le soleilles attire bien davantage que l'interieur des bois.On devait bientOt y mettre le feu, qui termineraitce que la hacbe avait deja commence; pour cela, ilfa11ait plusieurs conditions: une journee tres­cbaude et un certain vent d'est, je crois. Un matinon vint me prevenir que j e pouvais me preparer;j'allai de suite chercher une place pour voir etpeindre en meme temps un spectacle dans lequel,

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independamment de l'interet de curiosite, se trou­vait un sujet de tableau. Tous les domestiques de lacase, d'autres attires par la curiosite, et sans doutepour prendre leur part de la cacbasse, qui, dans cetteoccasion~ se distribue aprofusion, vinrent en memetemps sur plusieurs points a la fois voir l'incendie. Jen'eus, en peu d'instants, que l'embarras du choix.Ces amas de branches, ces vieux troncs d'arbres, cesfeuilles dessp-chees par le soleil depuis six mois, touts'enflamma en meme temps. Chaque serviteur, armed'une torche, se portait OU le feu languissait. Ceshommes rouges, noirs, s'agitant a travel'S la fumr.e,ressemblaient ades sorciers assistant aune scene desabbat. La flamme, en serpentant au sommet desarbres que la hache n'avait pas abattus, simulaitd'innombrables torcbes gigantesques. Je ne savaispar OU commencer, tant 'elevaient, s'elanc;aient,se melaient et se succedaient avec impetuosite lestourbillons de feu et de fumee. Je m'etais adossea un arbre abattu depuis bien longtemps; il etaitsi gros qu'on l'avait laisse a la place OU il etaittombe autrefois. n fut sur le point de m'etre fatal,car au moment OU, bien installe derriere lui, je pei­gnais rapidement l'incendie, le vent changea tout acoup; en un instant les flammes furent poussees demon cOte. Je fus un instant couvertd'etincelles bru.lantes qui m'entrerent dans les yeux; ce n'etait pasle cas de les fermer, il fallait s'echapper bien vite;cet immense tronc ne pouvait se franchiI', car ilavait plus de quatre metres d'epaisseur et plus de

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vingt de lougueur. Cependant le seu] parti a preu­dre etait de courir parallelement alui, ce que je fis,abandonnant mon chapeau et mon siege de eam­pagne. Je sauvai heurensement ma bolte a couleuret mon papier,. et j'arrivai couvert d'une poussierenoire dont j'eus beancoup de peine it me delivrer.Dne petite pluie vint retarder l'effet de l'inc~ndie;

bien des souches resterent it moitie consumees,Je revins dans la nuit, et cette fois, assis tout it

mon aise, je pus cOlltempler sans peril un admi­rable spectacle; parmi tous ces arbre5 bru.!es, plu­sieurs etaient encore debout, n'attendant que lemoindre souffle de vent pour s'ecrouler,.le feu rou­geant la base peu cl peu. Je fermais it moitie lesyeux, snivant les progres dll feu, qui alors brwaitlentement, me donnant pour tache de ne les ouvrirtou.t it fait que quand un arbre perdait son pointd'appui. Alors d'immenses uuages de cendre s'ele­vaient, le bruit de la chute se repetait au loin, descris pcrgants y repondaient, c'etaient les chats-tigreset les singes, fuyant ces lieux autrefois leur asile.

Deja 1'homme sauvage avait cede le pas a la civi­li 'ation, c' etait le tour des animaux. Peut- etre unjour d'autres envahisseurs viendront-ils prendre aleur tour la place des defricheurs d'aujourd'hui surle petit espace que j'occupais. En voyallt tomber detous cOtes ces arbres brIdes, .roes pensees suivaientUll cours bien etranger it 'ce qui se passait sons roesyeux.

J'avais ete souveut temoiu de discussions pOliti-

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ques auxquelles jen'ai jamaisrien compris ..On disaitqu'un jour le Bresil serait la proie des flibustiersamericains; d'autres, que le nord se detacberait dusud et deviendrait republique, et plus tard, probable­ment, le sud aussi. On disait surtout que l'impossi­bilite de renouveler la race noire rendrait ces eho"sesinevitables, surtout si l'on n'aide pas davantage lescolons. Les bras manquent; que faire d'une terre quine produirait pas. J'avais elltendu dire bien d'au­tres choses : peut-etre tout le monde avait raison.Depuis que j'habitais les bois, l'experience me ve­nait et je faisais aussi de la politique a ma fagon;eUe se rattachait, cette fois, a mes reflexions surles envahisseurs.

Le Bresil a ete conquis par les Portugais; lesHoUandais y ont domine quelque temps, puis lesPortugais les ont de nouveau remplaces : de l'al­liance de ces derniers avec les indigenes est sortiela race bresilienne. Depuis longtemps les tribus sau­vages sont releguees dans l'interieur, et on ditqu'un jour viendra 01l d'autres peuples remplace­ront les Bresiliens. _1oi je pensais que si cela ar­rive, des ennemis .inevitables feront fuir vainqueurset vaincus et s'empareront de ce beau et magni­fique pays. Des legions innombrables creusent de­puis longtemps des mine souterraines; des armeesplus nombreuses que les sables de la mer se repan­dent partout sans qu'on puisse les dompter; chasseesd'un cOte eUes reviennent de l'autre, plus acbarnees,plus illvincibles. Voila les ennemis veritables du Bresil;

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ceux qui deja ont reduit des lribus entleres a aban­donner leurs demeures, le sol qui les avait vus naitre :ce sont les fourmis 1 Et je parle serieusement: j'ai vudes meubles massifs, d' enormes portes en bois duI'comme le fer tomber en poussiere; j'ai vu des plan­tations devaslees dans une nuit. Les fourmis se se­parent en deux troupes, l'une grimpant aux arbres,coupe les feuilles, l' autre les emporte. Elles en con­struisent des nids a faire reculer d'horreur par leurimmensite, dont aucune description ne peut donnerl'idee. Dne fois, chez mon hOte, on fit de grands pre­paratifs pour attaquer un monticule, siege d'unetribu voisine tellement nombreuse qu'a un quart deliene de la 011 trouvai t des sentiers souterrains yaboutissant. A la tombee de la nuit, par chaqueissue, des armees partaient et revenaient chargeesde butin, on prepara pour cette expedition des pa­piers, des malieres combustibles meles avec de lagraisse, et it un signal donne plusieurs Indiens, ar­mes de longues et fortes perches, decouvrirent lesommet du monticule, et un cratere s'ouvrit, lais­sant voir au fond les ceufs, form ant un volume aumoins aussi grand qu'un elephant; une partie de lanuit fut employee a bruler ces ceufs. Les fourmis sesauvaient par les issues sans nombre qu' elles s' etaientpreparees. Je me sentais frissonner en entendant lebruit que faisaient ces ceufs en bnUant! ... un moisapres le nid etait reconstruit.

On ne peut faire dix pas· dans le bois sans ren­cOlltrer des prooessions de feuilles vertes; je les ai

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prises d'aboI'd pour des inseetes; ces feuilles, souventtres-grandes, paraissent marcher toutes seules, et ontrouve a tout moment des petites bandes de four­mis voyageuses vous ban'ant le chemin. Si uuebranche traverse un sentier, on les voit se suivreune a une pendant de heures entieres sans inter­ruption. Si on veut se procurer une orchidee, il fautbien se garder d'y toucher IlVant d'avoir sOllde leterrain. J'ai appris cela a mes depens : un nid estpresque toujours renferme dans ces fleurs; on voitde tous cOtes, soit a terre, soit sur les al'bres, desobjeLs duI's, noil's, gros et hauts de trois, quatl'e etsix pieds; faites-y un trou, et des legio:qs armeesde mandibules dangereuses Yont sortir. On ne sau­rait croire tous les procedes qu'il m'a fallu employerpour garantir mes collections, mes repa , l'eau queje buvais; lesfourmis seglissaientpartout; j'eus plustard une bien triste preuve du mal que ces detes­tables betes peuvent fcure. ~ne fois, en ,oulantprendre un nid, je m en suis vu couvert de la teLeaux pieds. En voila assez sur ce sujet mainLenant;je n'aurai que trop tOt l'occasion d'y revenir.

Je fis un jour la partie d'aller dans l'interieurdu Sertao, du cOte du Rio doce et des Botocudos.Je savais que les difficultes ne manquaient pas,et je pris mes precautions en consequellce. Nousmarchames deux journees, toujours a travel'S bois,mais dans des chemins un peu frayes. n fallait d'a­bord rejoiudre les Indiens qui devaient faire levoyage. Si, de Victoria a Santa-Cruz, j 'avais dll. entrer

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souvent dans l'eau, cette fois c'etait dans la boue;plusieurs fois nos chevaux faillirent y rester, car ilsell avaient jusqu'au ventre .... Plus nous avancions,plus les arbres, et la vegetation en general, me pa­raissaient grandir; nous passions dans de certainesclairjeres all chaque arbre etait couvert de fleurs. Jedescendais souvent de cheval pour tirer quelquesoiseaux. Nous couchames dans une baraque faite apeu pres comme celles que font les cantonniers desgrandes routes, et malgre les inconvenients ordi­naires, je dormis parfaitement au bruit d'une cas­cade. Enfin le second soil' nous arrivames dans unecase 01.1 habitaient quelques Indiens cbercbant dubois de palissandre; ces bois, dont ils faisaient desmadriers, etaient tires par des hceufs jusqu'au bordd'une petite riviere. Autour de cette case on avaitplante du capi pour les bceufs; ces animaux sonttellement nece saires et ce mode de nourritur~ eiimparfait que mon hOte preferait se priver de laitplutOt que d'avoir une vache qui etH mange la partdes bceufs.

Comme j'allais quelquefoi a. pied pcnJant laroute, j'avais confie ill on cheval a. un Indien; iletait parti en avant et n'avait pas joge a. propos derevenir me le rendre; et comme j'ai dit que leschemins elaient detestables, j'arrivai couvert dehone de la tete aux pieds, et, de pIu, tres-fati­goe; ce qni ne m'empecha pas de prepareI' diveroiseaux tues en chemin. Je me couchai sur quelqueplanches; les Indiens ajouterent it la chaleur ordi-

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naire celle d'un feu considerable, autour duqllel ils _se coucherent; j'etouffais et j'eus d'affreux cauche­mars. Au point du jour on partit, cette fois pourexplorer des bois bien plus impraticables que ceuxqui eLaient pres de mon habitation ·ordinaire. Cha­cun de nous, arme d'un grand sabre nomme ma­chette, coupait, taillait a droite eL it gauche. Lesaraignees~ en h'es-grand nombre, qu'on derangeait,s'accrochaient partout it nos personnes; j'en avaisdes douzaines quelquefois, tantOt sur le corps, tall­tOt sur le visage.

Apres avoir marche assez longtemps de cette fa­<tOll, en montant legerement, nous arrivames it despentes si rapides qu'il 'eut ete impossible de lesgravir sans le secours des a1'bres et des lianes.

Pendant que nous faisions ces montees et ces des­centes, une troupe de chiens, qui nous avaientsuivis , chassaient en amateurs; il vint Ull instantou ils firent tant tie bruit que nous j ugeames qu'ilsavaient trouve a qui pader. Effectivement, c'etaitun coati qui, avanL d'eLre tue, avait ouyerL le ventreit deux de ses agre8seurs.

Comme le temps etait precieux et que nous avionsbeaucollp de chemin it faire dans la journee, les In­diens furent bien contraries de ne pouvoir abaLtreun arbre dans lequel etaieut des mouches a mie!.Elles avaient fait a l'arbre, pour entreI', une petiteembouchure comme le pavillon d'une trompette.Plus nous marcbions, mains 11011S pouvions avancer.Les bras se lassaient it force de couper; nous etions

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au milieu d'une foret de 1ambous teUement serresqu' apres y avail' ouvert un passage on s'y decbi­rait tout le corps et surtout les pieds, en marcbantsur les tiges innombrables qui berissaient, a Utlegrande hauteur, le sol, jonche en outre de grandesfeuilles armees de pointes aigues.

lons arrivames ainsi au bard d'uue riviere sansnom; eUe coulait fort bas au-dessolls de nous. Pourl'atteind1'e il fallut se suspendre aux branches desarbres, au risque de se brise1' la tete si les pointsd'applli eUSE'ent manque. J'avais deja pris man partides eontusions; me pied etaient a peu pres gueris;je fis le saut comme les alltres. Arrive en bas tout]e monde etait harasse, on ne pouvait faire lID

pas de plus, et nOllS allames nOllS asseoir en pleinsoleil, sur un butt de able, pour nous ·repo er etdejeuner.

n fut decide pendant cette halte que si on nepouvait retourner dans les bois on essayerait de re­monter la rjviere. Je n'avais~ d'abord, de l'eau qnejusqu'aux hanche ; mais an bout de quelque tempsje fus force de quitter man dernier vetement, denfaire un paquet et de le placer sur man fusil,attache en t.ravel's nr mes epaule . Ce n'etait gl1erecommode pour voyager, d autant que je fus forced'allgmenLer man paquet de tout man attirail decbasse que j'aurais bien VOUlll n'avoir pa apporle.D'ailleurs il n fallait rien mouiller, e qui etaitfort difficile; je suivais de loin mes compagnons, etquelquefois, quand je n'avais de l'ean que ju qn'au

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cou, en elevant les bras, je faisais hien lestement unc-roquis, regrettant de' n'avoir pas derriere moi uncoliegue qui put, a son tour, en faire un autre; mapose, avec les hras en rail', mes habits et monfusil sur la nuque et le reste de ma personne im­merge, devait etre assez pittoresque. Je ne m'arre­tais pas au'x clioses qui avaient de l'analogie aveccelies que je connalssais deja; mais quand nouspassions sous l' omhre d'une foret de hamhous' quiformaient au-dessus de nos tetes d'immenses arcadesparfaitement regulieTes; quand au haut de cettevoilte de verdure 'je voyais pendre des massesd'orchidees se balancant au souffle du vent comme. ,

le lustres d'une cathedrale. et dont la frele lianeqlJi les suspendait en l'air echa.ppait aux regardspar sa' petitesse, alors malgre moi je m'arretais;j'iDdiquais seu'lement la disposition, la proport.ionrelatives de chaq,ue rive, car av'ec les bras ele­yeS au-dessus de l'ea.u la lassitude venait bientOtet me forgait d'abandonner mon travail a peinecommence.

Apres quelques heures de cette promenade aqua­tiql1e, nous reneontrame,s des ohstacles : des troDCSd'aI:1Jrcs brises, d'immenses pierres 'arrachees ala montagne. n fallnt rentrer dans le bois, etcomme les eaux, a l'epoque OU elies sont grm,ses,dMrempent la terre pour longtemps, quand nonsvoulions monter sur un terrain qui nous paraissaitsolide, nous etions exposes a nous y enfoncer jus­qu'a mi-cuisse, bieD heureux quand nous rencon-

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Le croquis incommode.

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trions queJques-uns de ces petits sentiers que fontles tapirs pour aller boire a la riviere. OHS etionsobliges, avant de retourner dans l'eau, de mar­cher dans ces hoi impraticables, sans pouvoirfaire usage de nos sahres; et comme en ces occa­sions mon costume etait des plus simples, moncorps se couvrait d'egratignures; aussi, quancll'oh­stacle qui nous retenait hors de la riviere etaitfranchi, pareHs a une compagnie de canards, nousnous precipitions da.ns l'eau, ou nous pouvions mar­cher tant qu'elle ne nous arrivait que jusqu'a lalevre inferieure.

La journee se passa ainsi a remonter le courant,avec des intermedes cle marche clan. le bois, anrisque d'enfoncer d'ahorcl clans la vase et se de­chirer ensuite. Dans une cle ces dernieres prome·nades, l'Indien qui me precedait m'arreta en eteu­dant la main, ee que j'allais faire de moi-rneme,car un immense tronc d'arhr barrait le passage.Cet homme n avait que son fusil a preserver del'eau; il ne l'avait pas quitte, l'elevant seulementde temps en temps pour ne pas le mouiller; il visaun objet que je ne voyais pas, et ahout portant iltira sous le tronc d'arhre quej'allais essayer de fran­chir. Ce qui en sortit me fit reculer precipit~mment.

Je tomhai a la renverse au milieu cl'un tas d'epines.La douleur me fit relever cl'autant plus vivementque j'etais en pre ence, pour la premiere fois, clece serpent si dangereux, le souroucoucou. 11 etaitblesse amort. Le monstr paraissaitlong cl'une clou-

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zaine de pieds; il brisait avec sa queue tout ce quietait a sa portee; sa tete, grosse comm e un grouinde cochon, se dressait, et il faisait des efforts pourse lancer sur nous, mais vainement : il avait la co­lonne vertebrale brisee. Je me souviens, comme sic'etait d'hier, de l'effet que produisit sur moi cettegueule ouverte, etalant deux crochets avenin, dontla moindre atteinte nous eut donne instantanementla mort. n se dehattit une demi-heure. Les Indiensvoulaient l'achever, mais mon parti etait pris : jevoulais l'emporter et ne pas le deteriorer. Je le viss'affaiblir insensihlement; quand il ne fit plus demouvement, je coupai une forte liane, car il nefallait pas songer ademander aux Indiens de m'ai­del', et je m'approchai avec precaution; je le tou­chai a la tete avec une branche, et StH' qu'il etaitmort, je lui passai la liane au cou en faisant unnceud. Les Indiens regardaient en silence. Je trainailongtemps le monstre, ce qui n'etait pas facile; d'ail­leurs, outre les divers ohjets attaches sur mes epau.­les, son poids etait fort lourd. Cependant celui quil'avait tue, et qui, par parenthese, avait ete monseul et unique modele, m'offrit de m'aider, ce dontje fns fort aise, car je ne sais si mes forces m'eus­sent permis de continueI' la route. Enfin, nous a1'­rivames dans un lieu OU il fallait decidement quit­ter la riviere. J'avais les pieds tellement enfles quej'eus hien de la peine amettre mes hottes; de plus,nialgre les soins que j'avais pris, tout mon bagage6tail mouille et ma poudre perdue.

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La nouvelle traversee sous bois pouvait elre lon­gue; je dus reprendre mes vetements, helas I toutdegouUants d'eau; puis il falIut recommencer la lu ttcavec les lianes et les epines. Comme tOlljours, lesIndie.ns, avec l'instinct de la bete fauve, nous ruri­geaient, tout en taiHant notre chemin, malgre lanuit; souvent on tombait, arrete de tous cOtes pardes obstacles. On entendait fuir des etres invisi­bles; les chiens se tenaient pres de nous; parLout onvoyait des objets de nature a. effrayer; entre autresdes llleurs pareilles a. ces feux follets qui egarent lesvoyageurs. J'eus la curiosite de connaitre par quelIecause ils etaient produits. Je mis la main sur devieilles souches pourries, et j'y pris quelques par­celles brillantes comme de longs vel'S lllisanls. Plustard, quand je voulus en rev oil' l'effet, le pho phoreavait disparn.

Cependant je tirais toujours apres moi man ser­pent, moitie seul, moitie avec l'Indien, et quand noustrouvames une eclaircie daus le bois, quand nosguides eurentreconnu qu'ils elaienl it peu de distanced'une case, ils me prierent de laisser la. man butinafin de ne pas attirer d autres individns de la memeespece, qui d'ordinaire suivent la trace du sang. J'ac­cedai a leur demande; mais le lendemain, au pointdu jour, arme dn scalpel et de man fidele coutelas,je vins me metire de tout cceur it l'operation que j'a­vais projetee. J'attachai aune haute branche le sou­roucoucou, apres lui avail' coupe la tete, que je misaussitOt dans un gros flacon rempli d'esprit-de-vill.

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Quand les Indiens eurent compris ce que j'allaisfaire, ils se sauve'rent dans les bois, et tout le tempsque je mis it depouiller et retourner la peau Ju ser­pent, ce qui fut tres-long, je pouvais VOIr cache del'"riere quelques troncs d arbres des yeux effrayes.

L'lndien Almeida.

Voperation terminee, tout le monde rentra a la case,et malgre l'assurance que je mis a declarer que jen'avais pas trouve de dard it la queue du reptile,personne ne fut convaincu.

A la suite de cette operation, j'eus la douleur dem'apercevoir que j'avais perdu mes lunettes. J'a-

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vais eu l'imprudence de n'en pas apporter d'au­ires avec moi, mais seulement des verres, et au re­tour je m'epuisai en vains efforts pour les ajuster.J'avais bien confectionne mon siege de voyage pourremplacer celui que le feu avait brwe; mais mesressources d' opticien etaient a bout quand on merapporta les lunettes que je regrettais si justemem.Quelques jom's apres cette excursion, la case inhos­pitaliere qui m'abritait regut de nouveaux hOtes. Ony apporla, etendu dans un hamac, un des Indiensdangereusement malade, Et la suite de cette coursedans l'eau, puis un autre presque mort; c'etaitle pauvre Almeida, celui qui avait tue le serpent,celui qui m'avait aide a le trainer. Deux jours apresil etait mort. J'appris en me levant qu'on avait faitprevenir les parents et qu'on viendrait bientot en­lever le corps. Comme je n'avais pu peindre desIndiens vivants, je resolus de profiter de la tristecirconstance qui me permettait de peindre un mort;j'allai immediatement dans le petit re.duit Oll on1'avait etendu sur deux planches. Son lit ordinaireetait une vieille natte; il etait la couche, les mainsserrees l'une contre l'autre. On l'avait enveloppedans une vieille 'blouse bleue; ses jambe et sescuisses etaient nues. Tout Et cOte etait la cuisine. Sescamarades, que je voyais par les interstices de laterre dont on enduit les cases, riaient et causaiententre eux. Un grand feu etait aUume; ils y faisaientcuire des poissons. Pres du derunt se tenait amere, la vieille Rose; eUe marmottait a voix ha se

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lc chant de mort, chassant les mouches du visagede son fils, lui ouvrant les yeux par interva11es, et detemps en temps aussi, interrompant son chant mo­notone et lent pour mordre dans un poisson qu' e11ea11ait prendre a la cuisine. J'avais dit en allant fairecette etude que je m'eloignerais aussitOt que les pa­rentsviendraient, etj'avais ete cependant tres-etonnede voir que la mere non-seulement n'avait rientrouve a redire quand je m'etais mis a peinclrc lemort, mais encore qu'elle m'avait arrange diversohjets dont je l'avais priee: done ~ette suppositionqui arretait tous rnes proje!s de travaux n'etait pasr8e11e. Cependant j'avais promis et je ne perdis pasun instant. Mon travail touchait a sa fin quand ren­ten dis qu'on disait: « Voila les Incliens; » j' a11ais it

mon grand regret quitter la partie, lorsque mon hOte)se precipitant dans le lieu Oll j'etais, me dit avec unton plus que grossier: « Allons, alions; il faut finir;depechez-vous. » Et sur ma reponse que, puisque lamere ne trouvait rien a redire Et ma hesogne, je nevoyais pas pourquoi les parents Moignes seraientplus difficiles, il sortit et je l'entendis crier en sepromenant de long en large : « Qu'il termine sonouvrage une autre fois; croit-il que je vais mehrouiller avec les Incliens pour Ini?» Je suis ferocequand on me trouble dans mon travail, il n'en fal­lut pas tant pour faire cleborder le vase.

L'indignation contenue depuis longtemps se fitjour) et prenant a la hate tout ce que j'avais ap­porte dans cette chambre mortuaire, je passai en

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silence pres de cet homme qui m'avait SL SOllvententrave, me jurant de mourir dans les bois, plutotque de. vivre un jour de plus sous son toit. J' en­trai dans ma chambre, je preparai mes malles ensilence; je mis la clef dans ma poche, et je m'e­loignai pour ne plus revenir. ( Oui I disais-je, quandje devrais mourir de faim, de soif~ de fatigue, jeprefere tout a l'ignoble hospitalite que je fuis.» J'a­.vais la veille ramasse, en chassant, une vingtainede goyaves; j'aUai m'asseoir pres du torrent, etapres avoir pris un repas bien frugal, je me remisen marche; j'errai longtemps dans les haute her­bes. La nuit approchait; deja j'entenc1ais des cri'"bien connus; j'etais brise de fatigue. J./emotion quim'avait soutenu pendant quelque temps avait cedeanotre pauvre nature. Si je ne sortais pas de la fo­ret avant la nuit, il fallait coucher a terre, ce n etaitpas gai et peu rassurant. Par bonheur j'entrai dansune grande clairiere, les arbres etaient coupe ; onen avait deja brute des parties parmi lesqueUcscommen~ait a pousser une plantation de manioc.

Dne case tout a jour comme une cage etait com­mencee, mais je ne vis ni entencl.is personne. Je fifuir 'plusieurs animaux en y entrant, ils se perdirentclans les tenebres, car la nuit etait venue tout Etcoup .... Enfinj'avais un gite. J'allai m'etendre dansle seul endroit qui fut couvert, et la, malgre lafaim qui me pressait, je. dormis parfaitement jns­qu'au matin, ou je fus eveille par une grandechauve-souri mli en me frOlant le visao'e avec s

~. , 0

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ailes, me fit lever precipitamment pour essayer dela prendre, car un individu de cette espece man­quait a mes collections. J'oubliai un instant ma fa­cheuse position, et je ne fus rappele au sentimentde mon isolement que par le mauvais resultat dema chasse. Je savais que de ce cOte il y avait quel­gues cases disseminees, mais je n'y etais pas alle en­core, cela m'inquietait, et je regrettais presque de nepas avoir pris un chemin un peu connu de moi; j'enavais ete detourne par le desir de ne pas me ren­contrer a l'avenir avec l'individu que je quittais.

Me voila parti it la recherche d'une habitation;j'eus le bonbeur de trouver tout pres du lieu ou.j'avais couche des arbres charges de goyaves; j'enfis un repas copieux, et je remplis mes poches pourle. cas ou. je ne trouverais rien de mieux plus tard.Enfin, des aboiements se firent entendre; je dirigeaimes pas du cOte d'ou. ils partaient, et bientOt je metrouvai pres d'une case d'ou. s'echappait de la fumee.Je fus assailli par une demi-douzaine de chiens har­gneux, mais si poltrons que je n'avais qu'a me re­tourner pour les faire fuir en hurlant. J'entrai sansautre obstacle dans l'interieur, mais i1 n'y avaitpersonne; pourtant les maitres du logis ne devaientpas etre bien eloignes, car je voyais sous de la cendrechaude cuire doucement de ces grosses bananesqu'on mange rarement crues. Si j'eusse I' ncontre laveille un mets pareil, quand j'avais si faim, j'enaurais pris probablement sans demander permi­sion, mais aujourd'hui, je pouvais attendre. On me

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laissa seul pendant une demi-heure. Au bruit quefirent les chiens de nouveau, je compris que j'allaisavoir de la societe. Effectivement, deux hommesarmes de fusils entrerent en escortant trois femmesdont une tres-vieille, celle qui sans doute prepa­rait le festin qui cuisait sous la cendre. Ces gens-laparlaient le portugais. Je leur dis bonjour le mieuxqu'il me fut possible, et comme j'avais entendu direqu'un vieil Europeen habitait de ce cOte, je leur de­mandai s'ils le connai sai nt. J'eus assez de peine it

me faire compl'endre; etait-ce de ma faute ou de laleur; c'est ce que j 'ignore. Les hommes se consulterentpendant que les trois femmes, certaines d' avoir desdefenseurs, attisaient le feu, retournaient les bana­nes, et en mettaient deux des plus belles dans unefeuille de manioc; Pun e d' elles vint me les offrir,en meme temps que les hommes depo erent leursfusils. n semblait que les chiens attendaient cettepreuve de confiance de la part de leurs mait-res pource sel' les hostilites; ils avaient toujours grogne de­puis mon arrivee; ils entrerent alors l'un apres l'au­tre, la queue basse. Cependant j'attendais ma reponseque les Incliens ne s'empressaient pas de me faire.Enfin l'un d'eux me fit comprendre qu'il n'avait pasbien saisi ma demancle. Alors je crus devoir ajouteramon portugais un peu mele une pantomime savanteet animee, pour incliquer le blanc que je cherchais .je me montrais modestement, j portais le bout clmon doigt contre mon visage, et je clisais dans unlangage un peu ruclimentairc : « Ou clemeure celui

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2':12 VOYAGE AD BRESIL.

qni est blanc comme moi? .. )) J'oubliais qne j'(\taisaussi nail' que mes auiliteurs, et je me vantais.

Enfin, il parait ou que mes gestes appropries ausujet, ou que des mots de ~on faible repertoirefurent compris, car l'un des hommes reprit son fu­si1 et me fit signe de l'accompagner. Apres uneheure de marche, au milieu d'un terrain qui pa­raissait avoir ete cultive, mais qui avait Me aban­donne, a ce que j'ai su plus tard, it. cause des fom­mis, mon guide frappa a la porte d'une baraqued'011 sortit un bonhomme que j'aurais embrasse,car i1 me demanda en frangais ce que je voulais.Nous causames longtemps. Je lui parlai de ma re­solution d'aUer vivre dans les bois, si je trouvais ame loger. 11 me decouragea, me clisant que c'etaitim­possible. Enfin, je le decidai a venir avec moi dansun endroit OU il Y avait deux cases seulement. La aumoin ,je serais bien sen1 avec les Indiens, comme jele desirais. Quand nous arrivames, on ajoutait al'unede ces cases une petite piece. Sans fenetre, eUe secomposait, selon l'usage, de quelques legers troncsd'arbres, d'uoe porte, cl'un toit recouvert en bran­ches de palmier. Les murailles etaient faites avecune quantite de petites branches placees horizontale­ment et attachees' par des lianes a des poteaux per­pendiculaires. Entre ces petites branches, on posea la main' de la terre mouillee qui en se echantforme uoe espece de crepi, mais au moindre mou­vement tombe en morceaux. C'etait du sol memode cette petite piece qu'on avait extrait la terre c1e-

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trempee, si bien qu'en y entrant j'emongai jusqu'ala eheville. Quand on eut dit au proprietaire quibabitait l'autre case, que je voulais demeurer la, ilrepondit que je ·voulais done me faire mourir. ( Per­sonne, me dit-il, ne peut habiter avant un moi dans

Le pet!l Manoel, mon cuisinier.

ee lieu, la nuit surtout, sans nn grand danger. ») Maistout me semblait preferable a ce que je quittais. Eteomme cette affaire me regardait seul, ce trou hu­mide me fut octroye sans retribution; de plus, graceamon interpre.te, je me fis amener un jmme gar<;onnomme Manoel. II voulut bien me servir de domes-

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VOYAGE A.D BRESIL,

tique, remplir les fonctions de cuisinier, et surtoutporter une partie des objets photographiques quandj'etais dans les bois. On me donna trois hommeset deux canots pour aller chercher mes malles, car,sans m'en douter, j'avais employe presque deux jourRpour revenir dans le voisinage de la riviere dont jeme croyai fort eloigne. Cettc circonstance simplifiaitbien mon demenagement, en m'enlevant une grandeinquietllde; car, tout en courant les bois, je me de­mandais comment je pourrais faire transporter ceseffets assez nombreux au milieu des difficultes se­mees a chaque pas. Enfin j'avais deja realise enperspective les projets d'etude si longtemps caresse'en vain. Deja, en une heure, j'avais trouve un 10­gement, un do mestique, les hommes et leR canotoesires! J'allais vivre au milieu de nombreux mo­deles : j'etais certain de les rendre moins supersti­tieux au moyen de la cachasse, dont je me promet­tais de faire ample provision. En attendant, 'lebonhomme me donna un banc pour coucher et que1­ques bananes pour me faiL' digerer un morceaude lard completement gras. 11 me fall ut, cette fois,me contenter de farine toute seche, ce qui ne mepIut pas trop, car chez mon premier hate j'en avaisfait faire des petites galettes melees avec de lagr>aisse et cuites sur des cendres cbaudes. Mais cen'etait pas le moment de faire le difficile.

Les canots partirent de tres-bon matin; ils revin­rent le lendemain avec mes effets. J'appris qu'onavaiL fait courir apres moi le jour de mon depart;

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VOYAGE AD BRESIL. 235

ma fuite avait d'assez graves consequences; mon ci­devant hOte s'etait fait des ennemis de tons cOtes.S'abritant de ma personne contre eux, il avait 1'13­pandu partout que j'etais un grand personnage, bienen cour, et fort a menageI'. Ce mensonge n'etaitpas cher, et il en tirait vanite. Qu'allait-on penseren me voyant autre part, mal loge, mal nourri,sans autre protection que mon fusil? ..

Enfin j'etais libre; j avais de 1 argent, grace a cebon et prevoyant M. Taunay; j'envoyai deux Indiensavec un canot a Santa-Cruz pour m'acheter des pro­visions, d'abord des haricols, de la carne secca, nnesoupiere, des allumettes, du vinaigre, du sel et dulard. En attendant leur retour j'arrangeai avec Ma­noel l'interieur de la case. Mon trou se cornposaitde deux compartiments; dans le plus obscur, apresavoir egalise la terre humide, je plagai mes flaconsdans un petit espace reserve et entoure de pierres.Et comme, pour prepareI' mes produits, j'etais obligede me mettre a genoux, je fis un trou en terre pourplus de commodite. Comme je n'avais pas de plall­cbes comme chez le .signor X... , je n'eus, pourpreserver d'autres objets, que de petits troncs de pal­mistes que je coupai et fixai sur des pierre a quel­ques pieds du sol. J'avais heureusement des clous etquelques outils, je tendis des lianes et j'y pendis meshabits. J'achetai abon marche aUK Indiens quelquesba sines, creu ees comme les canots dans un morceaude tronc d'arbre. L'experience m ayant appris qu ilfallait avant tout se garantir des fourmis, je l'emplis

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236 VOYAGE AD BRESIL.

d'eau une des bassines, la plus grande, plaltai unvase au milieu, line planche par-dessus et je misainsi mes provisions de bouche en surete. J'accro­chai, aux poutres soutenant le toit de palmier, desficelles enduites de savon arsenical, et au bout dechacune des cornets de papier pour recevoir lesoiseaux non prepares. Je fixai aux memes poutresmon hamac, present que m'avaient fait autrefois lesbons et exccllents naturalistes Edouard et Jules Ver­reaux. Je me fis egalement une table, toujours avecdes rondelles de palmiste, arbre precieux dont latige terminale devait encore souvenf composer mandiner. J'avais une certaine quantite de toile it pein­dre; quand ma table fut douee, les pieds enfollcessolidement dans la terre, un morceau de cette t011ey remplalta la nappe et la toile ciree; je dois avouerque je fus content de mon Quvrage; ma chaise devoyage, egalement de ma fa<;on, completa le con­fortable de ma salle it manger. Mais 011 placer toutle reste de mon bagage? n ne fallait pas songerit mettre certains objets it terre; jls eussent etepourris en moins d'une semaine. Oll trouver cequi me manquait? En allant et venant, je decou­vris un reste de canot dont personne ne pouvaitse servir. Aide de mon ami Manoe], je l'apportai it

la rnaison, et par bonheur il se trouva juste de tailleit en garnir un des cOtes. Non-seulement alors j'a­vais le necessaire, mais le Inxe allait orner mademeure. Car ce tronlt0n de canot, en economi antla place de mes ballots, devenajt ponr moi un ca-

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najJe que je pouvais rendre aussi moelleux qu'unsybarite l'eUt desire, avec des masses de crin vegetalappendues de tous cOtes au sommet des arbres. C'estce que je fis, sans pouvoir toutefois eviter une de­pression facheu e au centre du c.anot, au grand de­triment de mes jambes qui ne pouvaient toucherle sol.

Le retour des Indiens fit de mon gite un lieu dedelices; rien n'y manquait. La plupart de roes efIetsetaient accroches en haut des murailles encore hu­mides, je glissai par-c~ par-la des morceaux de boispour les tenir eloignes de la paroi autant que pos­sible; puis, comptant sur le soleil pour terminerpromptement mes inquietudes en sechant ma toiture,Ull beau jour je pris conge du vieux Franc;ais et allaicoucher dans mon hamac, au milieu d'un luxe in­connu aux contrees b;abitees par les pauvres lndiens.Pendant cette premiere nuit, un orage accompagned'eclairs et de tonnerre, un orage des tropiques, metint eveille d'une fac;on peu agreable. En construi­sant ma baraque on avait fait des amas de terre etde bois, qu'on avait d 'poses derriere eUe, en atten­dantle moment de les enlever. En quelques minutes,une voie d'eau a y passeI' le corp se fit dans mamuraille de bone, et je me vis inonde litteralement.Pour donner passage a l'ean, il me· faUut ouvrirune tranchee au milieu des immondices et faire unrui. eau pour 1'ecoulement; je devins terrassier parforce majeure. De cet everiement, il ne resta pastrap de traces facheuses dans mes efIets, ayant pris,

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238 VOYAGE AD BRBSIL.

comme je l'ai dit, la precaution de ne rIen posersur le sol.

Cet exercice un peu force rarnena le sommeil in­terrompu par cet accident, et, en m'eveillant, je mesentis heureux. Ce qui m' entourait avait eM cree parmoi; un leger present payerait man humble layer.

Victuriano, parent Ll'Alrn€ida.

Tout le reste m'etait egal; aussi en me levant jecomrnene;,ai gaiement a prepareI' mes materiaux detaus genres, et, sans attendre le 1 ndemain, j'allaipeindre une etude; pendant que je travaiIlais, jepris un insecte magnifique vulgairernent nomrne al'­

lequin.

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VOYAGE AV BR:8SIL. 239

La case que j'habitai etait, comme toutes le sontpresque toujours, sur une hauteur assez eloigneede la rivi' re. Je n eus plus la fantaisie de me hai­gner dans celle-ci, car pour y arriver il fallait en­trer hien avant dans la bone. En face de moi, lesmontagnes, enti.erement boi 'es, se de inaient surle cio1. L'autre case e voyait au loin, et toujours, se­lon l'habitude, on avait enleve les arhr stoutautour;dans cette ca e le Indiens aUai nt hoire de la ca­chas e le dimanche. En pa ant ainsi pre de mondomaine, ils se familiari erent peu a peu, et mevoyant chasser, non-seul ment aux oi eaux et aUKquadrupedes, mai aux reptile ,il vinrent m'enapporter ux-memes. J'avais fait prendl'e d ]a pe­tite monnaie a Santa-Cruz, et en peu de temp jen'eu plus que l'embarras du choix.

Tou les dimanches aussi les Indicns des deux exesprirent 1habitude de venir me voir. Je m'Ctai pro­cure de la cacha e: ils la sentent de loin. Je profilaide ces visites pour reprendre les tableaux que j'a­vai 6te force d'abandonner, et, a p -u d' xcel tiOllSpre je ne tl'onvai pa le difficult6s qui m'avaientarrCLe i longtemp et ID avaient fait prendre ceparti de vivr seu1. J pus me procurer tous letn e que je d' irai~ vain ID nt autrefoi . Travaillanitous 1 s jours, cbassant au lev l' du soleil, une heureou d ux avant de pr ndre les pinceaux, vivant moi­tie de ma cha e, moitie de c lie qu' on me vendait,gro issant m s collection de ton genre .... Qu'a­vai -j cl mielL~ a cspercr?

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Je passai quelque temps assez sedentaire, c'est-a­dire que je ne me donnais pas le loi ir d'aller auloin courir pendant de journees et des semaines. IIfallait rattraper le t mps perdu, et quand je cruspouvoir m'occuper d' autTe chose que de peinture,j'organi ai mes· materiaux de photographie, apresavoir ete fort loin pour decouvrir des grands 10isencore respectes par la bache, car de taus cOtes jeil'etais entoure que par de ilombreuses hroussaillespoussees sur des defrichements abandonnes, commeje I'ai dit, a cause des fourmis; et j'avais a peupres une he11re et demie de ce tai11is a traverserpour etre tout a fait en pleiile foret vierge. Monappareil etait fort gros; je mettais dans la chambrenoire la tente que j'avais confectionnee; ce poids,assez IOUI'd, etait destine a Manoel; je rn' n etaisreserve un autre non mains fatigant. Dans mansac de peintre de paysages, que je portai commeles soldats, 'tait une boite contenant une dizainede glaces; j'avais en handouliere une carnassiereremplie de toute sortes d'ohjets : vingt piquetspour ma tente, man li~e de croqui , du plombet de la pouclre en assez grande quantite, et dontmon diner dependait quelquefois; de la farine dansun vase, de bananes, des oranges, de la cban­delle, des allumettes, des paquets de ficelle, deseiseaux, un etlli reRfermant de l'alcali, et, de plus,un grand ac de nuit contenant, outre plusieursbouteill d'eau, du nitrate d'argent, de l'acide py­rogallique, de l'byposulfite de soude, etc. Ma ceiu-

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VOYAGE AD BRESIL. 241

Lure supportant mon cout au de chasse et une vieilleearabine de chas eurs d'Orlean , que m'avait preteemon yieux Frangais. J'ignore comment cette armeetait tombee entTe es main ; mais comme monfu il m'avait creve dans les c1oigts, sans me bles­ser, heureu 'ement, c'etait une bonne fortune queeette carabine; je 1aurai d' iree moins lourde,car ees poids combines entre eux ne laissaient pasde me fatign r beaueoup. Je me levais, selon maeoutum , au premier chant du coq. Je preparaistout ee qu'il me faUait pour la journee, et bienlongtemps avant 1anoel j me mettais en marche.nfallait tout d' abord gravir une pente roide a tra­vel' un defrichement, puis j'entrais dans le bois,toujours en montant, et enfin j me trouvais sur unterrain plat, presque toujours avant le lever du so­leil, mais d'Ja tout n ueur. J' avai neglige long­temps eertains oi eaux ressemblant a des grives etnomme abias, car ils n'etai nt pa brillants deeouleur; mais comme il s'agissait maintenant demanger, il ne fallait pas fairc le difficile : j' n trou­vais souvent ur mon chemin ainsi que des engou­levents, oiseaux de l'auhe comme du crepuscule.J n'avais qu'a me bai er un peu pour deposerdoucement mon ac de mut a terre, laisser glisserle long de mon bras, libre alor , ma carabine sus­pendue a mon epaule droite, et je me faisais desprovisions. A force de marcher, j'atteignais enfinles grands bois, au mill u· d s racines qui etaient adecouvert a. cause des pluies. n ne faUait pas songer

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2lt2 VOYA.GE AV BRESIL.

a me rcpo er, et en attendant ma chambre noire etma tent, je taillai un terrain propre ales rece­voir. Ce n'etait pas facile, surtout quand je renCOll­trais de gro ses racines. Quand Manoel arrivait, nousfaisions de suite nos preparatif , toujours bientOt

Femme Caboel, civilis~e.

termines si les moustiques lie 'en melaient pas. Sije repete si souvent le nom de ce dyptere, c'estque toujo\lrs dans c s boi il joue le role prin­cir a1. Je cher hai de vue a prendre, et malheu­r usem nt c'etait ouvent impos ible, a cause de latrop grande proximite du modele. Il. me fallait tra-

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VOYAGE AD BRESIL. 2403

vaillel' a genoux dans ma tente; si je trouvais unbel effet de soleil, je courais a mon appareil pho­tographique, et quand tout etait pret, le soleil etaitparti. Je pa ais une partie de la journee a l'ombre,ne m'arretant jamais, mangeant debout, buvant del'eau. Souvent un orage, dont rien n'annongait l'ap­proche, venait fondre sur nous. Il faliait se haterde tout emballer, et de partir a travel' des senticrencombres de detritus et changes en torrents; onarrivait au gite dans un piteux etat. lOUS buvionsalors Ull verre de cachasse, je me jetais ur mOllhamac, apres avoir change de pantalon, tandis queManoel aliait quitter le sien pour le faire secher. Cesjours-la je peiguais une tete, d'apres un Illdien maleOll femelle, et je ne ortai plus, ou biell j pl'el [L­

rais les I roduits de ma chassc, en retirant la chairet conservant la peau. Je ne pourrai dire si 1 sjours d'orage, en me surprenant dans le boi , etaientplus penibles au retour que les jours de ,oleil, OUrevenant vers delL""\. a trois heures j'avais a traver­ser de grand defrich ments et ne rentrais au gitequ'a, l'etat d'eponge, ce qui n' mpechait pas qu'a­pres un instant de repos, si j'avais un modele Oll

la main, je ne le laissais pas echapper.Un jour, en preparant a la lumiere des flacons

de collodium, la flamme, pous ee par un courantd'air, se communiqua a un litr cl'ether; je ne fupas encore cette. fois ble e parI' xplosion; maisle feu prit a mon toit; je n' u que le temp desauter sur une grancle bassine pI ine cl'eau, t j'et i-

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VOYAGE AD BRESIL.

gnis l'incendie commence en me brUlant les doigtset un peu les cheveux. Avec le reste de mes pro­duils chimiques, j recompo ai mon cbargementordinaire. J etai ce jour-la a genoux dans matente, et tout en travaill ant j'entenelais eles voix;on parlait avec Manoel. Quel fut mon etonnementquana., en mettant la tete a la portiere, je vis, au

TJn Botocudos.

lieu de quelque cha seur arme ele son fusil, commeil s' en presentait qa lquefoi , une douzaine de au­vage Botocudos etalant leur levr s eleformees elleurs or ille longues el'Ull elemi-pieel. Us ne com­prenaient c rtainement ri n a cette tente dans la­queUe, au milieu du jour, il voyaient ele la lu­mier .. Ce fut bien pis quanel ils virent sortir enrampant une tete rasee et Ulle longue barbe. Deja

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VOYAGE AD BRESIL. 2115

Manoelleur avait dit ce que j'etai ; mais sa sci ncen'allait pas jusqu'a savoir ce que je faisais.

Ces Botocudos revenaient de Victoria, 011 ilsavaient et' en deputation pres du president de lacapitainerie. Ils etai nt entre tout nu dans la ville;on s' empressa de leur offrir cle chemises et despantalons , on 1 ur donna des fu ils, de la pouclre etdu plomb, on ajouta a ce presents de belles pa­roles, d promes es magnifiques, quitte a ne pas'en sou~enir, et on les congedia.

Apein - hors de la ville, comme ~eurs nouveauxvetements derangeaient un peu leurs habitudes, ilen avaient fait, comme moi dans le voyage aqua­tique dont j'ai parle, de pRquet; ils portaient enbandouliere leurs fu il et a la main leur arcs. J'a­vais quelques petit objets d peu d'importance, en­tre autres un couteau t un lime a. ongles ach Ms aParis dan une de c baraque clont l' approche clujour de l'an couvre les boulevards. J'en fis presenta celui qui parai ai t 1 ch f cle la troupe; noufUmes bien vite bons amis, car il m'offrit en echangeun arc et troi fleche. J'ajoutai a. mon pres nt unepartie cle mon clejeuner, qui fut egalement bienre~ue. Je fus recompense cle cette bonne action paree que je vis : il avait, comme ses compagnon , clansune ouverture faite a la levre inferieur , un disquede tige cle cactus un p u pIu large qu'une piece decinq francs; il s'en s rvit comm d'une assiett , de­coupant clessus, avec mon couteau, un morceau cleviande fume qui n'avait qu aglisser en lute clans la

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bouche. Cetie fagon de se ervir de la levre enguise de plat me parut d'llne grande commoclite.Mes nouvelles connaissances avaient egalement degrands morceaux cle bois pareils dans le lobe desoreilles. Sans cette precaution elles eussent penclud'un demi-pied. .Te fus tres-content de cette ren­contre, car je n'etais pas certain d'aller dans leurpays, qui pourtant n'est pas fort loin clu lieu 011 jeme trouvai .

Ce fut la journee aux aventure : a peine revenua mon travail, sous ma tente, j'entendis Manoelcrier : Su Bia, u.n Baconrino! (Un sanglier!) .Tt"me precipite h(;)1's de la tente; je prends mon fusilavec une certaine emotion. Un sanglier! voila de lanourriture pour longtemp , en supposant que je nesois pa decousu par l'animal. La signo tali, nomatto. (La, seigneur; la, dans le bois.) Comme cen'est pas un jeu d'enfant qU'un animal dont le ca­ractere e t loin d'etre bienveillant, je mis une cer­taine prudence clans ma fagon cle me presenter alui; c'etait le cas de g'lisser deux balles dans mafameu e carabine. Je n'y manquai pa . Mano"l, surle courage ducruel je ne comptais pa , avait grimpesur un arbre, attendant l'evenement. n pouvait, dela place qu'il occupait, voir mi ux que moi, clan1interieur du f01ITre plein de plant s grimpantes;et quand, ma carabine armee, je tachais de de­couvrir 1- anglier, Manoel, l'intelligent Manoel,se mit it cri r : Bacollrino de casas! et un mo­ment apre je vi grouillGr clans les herbes une

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famille de porcelets ou la conduite de leur mere.Dne case etait a peu de distance, ce clont je ne medoutais pas: Grace a mon domestique, j'allai fairun joli coup. Un mom nt apres je pu appr' cier enlui le caractere general de se compatriotes, bravesgens.incultes, c'estvrai, mais parfaitement ingrats,faineants, et stoiquement indifferents au mal (I'au­trui, meme entre eux.

Depuis quelque temps, les bandes de fourmis voya­geuses etaient venu,es me visiter. Quand elles tra­versaient le sentier all j'avais etabli mon atelier, i1ne fallait pas songer it continueI' mon travail. Nousetions la a attendre qu'ell s fussent passees. Celadurait depuis longtemps 101' que deux jeune. chas­seurs indiens arrivcrent pre de nous, sans aperce­voir 1'obstacle. Ce ne fut qu'au milieu des fourmis,dont en un instant ils furent couverts, qu'ils virentcombien ils s'etaient fourvoye . Leur camarade Ma­noel n'avait eu qu'lill mot adire pour leur eviterce desagrement, il ne l'avait pas dit; en revanche,quand il avait peur, il criait comme un sorcier.Ceci pouvait avoir son utilite; un jour, empetreavec mon bagage dans un amas de lianes, je l'en­tendis hurler derriere moi : Su Bia uma cobra!(Signor Biard, un serpent I) Et, en meme temps, ilrevenait sur ses pas lestement en ·criant toujours :Su Bia uma cobra! J'etais en effet a deux outrois p'as d'un grand serpent vert, qui, clresse sursa queue, s'avangait tout doucement de mon cote.Sa couleur se confondait avec celle des feuilles et,

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sans les clameurs de Manoel, j'aUais le toucher enpassant. n eLait fort gros, et ce ne fut pas une petiteaffaire que de le depouiller quelques heures plus tard.Les Indiens le nomment le serpent de Murouba.

En compensation de sa poltronnerie, Manoel pos­sedait la paresse. J'avais depuis quelque temps ledesir de manger a mun diner un ragout de choux­palmistes. Je l'envoyai dans le bois pour en recol­tel'. Ce legume, on le sait, n' est autre chose que lebourgeon terminal d'un palmier.; or Manoel, trou­vant fatigant d'aller le cueillir a quarante pieds dehaut, se contenta d'eteter dans le taillis quelqu'espalmiers en herbe; il eut faUu une centaine de ceschoux pour faire un plato Je le renvoyai hien vite ala provision; mais cette fois il ne revint pas, malgreles cris, les menaces dont je fis retentir les echos.Ce jour-la mon diner se composa de bananes. SiManoel me fut tombe entre les maim;, j'aurais faitune grande .faute, car a la suite de la volee de boisvert qu'il aurait inevitablement regue, j'aurais ~te

force de faire moi-meme ma cuisine. Le lendemain,selon mon habitude, ayant precede le soleil dans lesbois, j'apergus Manoel· portant son bagage ordi­naire et se promenant comme si de rien n'etait;j'en fis autant par necessite.

Cependant, de courses en courses j arrivai a laconsommation de mes produits chimiques. C'etaitbeaucoup de travail pour peu de resultats. N'ayantqu'une douzaine de glaces, quand j'avais fait desepreuves presque toujours mauvaises, faute d expe-

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rience, puis par exces de chaleur, d'humidite, etde mille autres causes, j'effa~ais le peu que j'avaisproduit pour recommencer sans plus de succes. Ledernier jour de mes excursions photographiques,Manoel me parla d'un lieu Oll se trouvaient beau­coup d'orangers. Je laissai aussitOt mes bagages dansle bois, et nous voila partis a l'aventure, car il neconnaissait pas trop bien la direction qu'il fallaitprendre pour arriver an but.

IOUS voila. coupant, taillant un passage, et uneheure apres nous dehouchions dans une grande clai­riere, au milieu d'un champ de hautes herbes qui sefermaient derriere lions des que nous etions passes.J ai deja dit que les oiseaux et les insectes sont bienplus nombreux dan les endroits deja defriches quedans rinMrieur des forets. Toutes les jeunes poussessont chargees de baies dont la pIupart des oiseauxdu Bresil font leur nourriture. Car generalement ilsse nourrissent de fruits; j'en ai trouve fort-peu vivantde graines: c'e tee qui rend presque impossible leurtransport en Europe. Dans le lieu Oll nous etions, jen'avai qu'a choisir; j'en voyais de toutes couleurs.L'un d'eux me eduisit particulierement; il etait dupIu beau bleu. Je l'apportai en triomphe a Manoelqui me dit: cc Voila un oiseau d'un joli vert. » Je le­vai les epaules et lui demandai de me conduire auxorangers. Nous avions de l'herbe souvent par-dessusla tete; il etait difficile de s'orienter. Enfin nousarrivames devant une case a moitie renversee. Enface d'elle Mait une plantation d'orangers et de ci-

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tronniers, portant des fruits en quantite, mais plusde feuilles. Cela faisait un singulier effet. Ici encoreles fourmis avaient accompli leur amvre de destruc­tion, et ruine les pauvres plantenrs, forces d'allercliercher plus loin une existence moins disputee. Jefis un croquis du t01i.t; je mangeai beaucoup d'o­ranges, et comme je n'avais plus le moyen de fairede la photographie, je projetai de consacrer en cc lieuune huitaine de matinees a l'accroissement de macollection d'oiseaux. Nous rentrames ce jour-la bienfatigues, et quand j'eus deploye et mis an j 0111' ruesrichesses, je fllS fort etonne en voyant mon oiseaubleu passe a nn vert d'eau tres-prononce. « C'cst Ma­noel qui avait rnison » me dis-je. Au moment memecelui-ci entra dans la case et a son tour il convintde suite que l'oiseau etait bleu. C'etait un effet dela position d~s plumes du volatile, par rapport anjour; si bien que vu d'un troisieme cOte, il apparutviolet. J'en ai rapporte en Europe une douzainecl'echantillons.

Je retournai souvent dans le voisinage des oran·gel's, et, en m'orientant, je decouvris le plus char­mant endroit qu'un chasseur puisse desirer : unsentier praticable, sous de grands arbres tres-epaiset flanque de clairieres de chaque cOte. Les oiseaux,apres avoir butine, venaient se reposer a l'ombre, etje n'avais qu'a choisir tout it mon aise. Je me pro­rnenais sans fatigue; je chassais, puis, quand je mesentais un pen las, j'allais chercher des oranges etje m'asseyais sur des troD cs d'arhres. Je dessiI;lais

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des fleurs, des feuilles, sans perdre de vue lesommct des arbres. Comme je ne faisais pas grandbruit, un jour j'entendis derriere moi quelque chosemarcher dans les herbes. En me retournant dou­cement, je vis un tres-beau chat sauvage, se pro­menant aussi de son cOte. 11 faisait de petits bonds,s'accrochait aux lianes, et de temps en temps faisaitentendre de faibles miaulements. C'etait le premierqui venait ainsi a. ma portee. J'avais toujours dansles poches de mon pantalon des balles et des che- (vrotines. Je glissai quelques-unes de celles-ci dansma carabine, toujours chargee fortement. Quaml jevoulus me lever, d'un bond il fllt sur un arbre, etavant que je pusse le viser, il etait tout en haut. Jele tirai presql.le au hasard, et je fus bien surprisde le voir tomber en s'accrochant de branche enbranche; arriye a. terre, il etait mort. J'en avaisassez e jour-Ifl, et je revins a. la case portant ungibier qui me parut tres-lourd.

Deja, selon I habitude qu'avaient prise les Indiens,pour lesquels je n'etais plus nn objet de crainte.plusieurs d'entre eux etaient deja. assis devant macase en m'attendant. Dans le nombre figuraient lesparents du pauvre Almeida, cenx-la meme qui,selon mon ex-hOte, etaient si superstiti ill, et avaientete cause de mon depart. .le peignis done en pre­sence de l'assemblee. J'entendais repeter de touscOtes: tale qual (tel quel). Si j 1avais eM dispose a.continuer, je n'avais qu'a. choisir mes modeles; jedonnais par tete une pataca, a pen pres seize sous.

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Puis venait la distribution de la cachasse : les hommesd' abord, les dames apres. Ma generosite aliait it _unebouteille par reception. Dne fois le vase vide, toutle monde s'en aliait sans dire adieu it su Bia.

J'avais bien quelques protegees, celies qui n'a­vaient pas encore pose; je leur reservais quelques

La buveuse de cacbasse.

petits verres en cachette de la societe. L'une cl' eUes,profitant cl'unc legere absence de ma part, me volaune bouteille et la but tout entiere. Au bout d'uninstant eUe se mit Et pousser des hurlements, et Et serouler par terre avec des contorsions epouvantables.Au milieu de tout ce bruit je compri qu'elle disaitqu'elie etaitempoisonnee, qu'elle avait Im de mes dro-

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gues. J'avais prudemment fait courir le bruit qu'ilfallait bien se garder de toucher a mes bouteilles,contenant des poisons tres-violents. Mes doigts, toutnoil's de nil-rate d'argent, atlestaient combien les li­guides dont je me servais etaient dangereux. La bou­teille vide ne me laissait aucun doute sur l' etat de lamalade; aussi comme son epoux commengait ame-

Mal'i de la buveuse de eachas 'e,

le1' ses cris aux siens, je me vis force de les jeter unpeu brnsquement a la porte de mon logis.

Partout OU j'ai ete, j'ai es aye de manger de toutce qui se mange, et de me servir de tous les objets al'usage des pays que j'ai habites. J'avais ete temoinde resultats extraordinaires obtenu avec des arcs adeux cordes, nommes hordogues, que l'on chargelion avec des fleches mais avec des pierres, ou plutOt

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des boulettes de terre durcie. Jl n'y a pas de fusil quiait une plus grande portee.· Je pris des le~ons) rnaisje dois avouer que je ne fus pas recompense de mapatience par la reussite. Ce que je fis de plus fort futde mettre, a la distance de dix pas, une pierre danun but de vingt pieds de surface.

Cependant je devais songer au retour; je n'avaipresque plus de veternents; mais avant de partir, jern'etais donne pour tache de peindre un panorama,aDn d'avoir une idee plus complete de l'ensembled'une foret vierge. J'avai,s autrefois passe un mois surune terrasse d'Alexanch'ie d'Egypte, pour copier toutce qui etait a portee de ma vue, occupant le centred'un grand cercle. D'un cOte etaient la mer, la pointedu Serail, et les nornbreux batirnents de la rade; de1'autre, le fort apoleon, la colonne dite de Pompec,les aiguilles de Cleopalre, les restes de la BihliotbC­que, et dans] e lointain le d 'sert de Barea, et la pointedu Phare. L'hurnidite de la mer endommagea cepremier panorama.

Bien longtemps apres, quarrd le navire la Lilloise,capitaine Blosseville, e fut perdu dans les glaces,le gouvernement envoya dans les mers polaircs lacorvette lct Recherche,' je me joignis volontairementacette exp' dition. Nous parvinmes au SOc degre la­titude N., au Spitzberg. Je passai quinze jours dansla neige ; je faillis perdre les doigts, mais du mainsje fis le panorama de la baie de Madelaine, au nord­ouest de 1'ile. Quelques annees plus tard un travailme fut commande pour orner une des salles du

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'l7

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Jardin des Plantes; j'avais rassemble autour de cepanorama tout ce qui peut avoir de l'interet au mi­lieu de cette nature habitee eulement par les oursblancs, les renards bleus, les rennes et les morses.Un cOte de cette salle etait termine, quancl je fus ar­rete dans ce travail si interessant pour moi par l'hos­tilite de cellli qui adminislrait les affaires des beaux­arts. Pour faire le troisieme panorama, j'avais itsurmonter de bien autres obstacles: les moustiques;il faut bien les nommer encore, puisque toujoursils etaient en scene.

Dans le lieu que j'avais choisi, il n'y avait pasmoyen de les eviter; il fallait ou souffrir ou quitterla parlie. Je me resignai; mais le premier jour ilme fut impossible de faire quelque chose; revenule lendemain avec Manoel, j'al1umai un grand feuqui les eloigna un instant; mais ils revinrent it lacharge pIu em'age que jamai , et malgre tout ccque faisait Manoe! pour les ecart r, j'en avais dansles yeux, dans le nez, enfin partout, malgre unenorme cigare que j'avais essaye de fumer, et dontl'odeur et la fumee me soulevaient le cceur. Lejour suivant, j'arrangeai une moustiquaire sur quatrebatons, et apres avoir chasse mes ennemis je megli sai lestement dessous, comme it Rio dans le litdu palais. C'etait le seu1 parti a prendre; mais i1avait bien un petit inconvenient : l'etoff'e de lamoustiquaire Mant verte, tout ce que je peignaisl'etait aussi. Cependant assis lit-dessous, a 1'abrides piqures, je voyais et j'entendais, avec une cer-

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taine fierte, des milliers de maringouins se heurtera mon faible rempart , et l' assieger en vain. Bienplus gros que les moustiques ordillaires ils sontplus dangereux, car ]eurs piqures deposent dans lapeau un principe veneueux.

Moyeo d'ecal'ler les Ulousliques.

Je travaillais avec le courage que donne la cer­titude de la securite, lorsque jc me sentis piqueI' aufront. La chasse fut longue, enfin j'ecrasai l'in··secte entre mes deux mains, ne pouvant l'assom­mer contre ma muraille, et je repris ma palette:autre piq1.'\re, autre chasse; en m'agitant je fis une

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brecbe dans mon rempart; l'ennemi s'y precipilaen masse. e'en etait trop; je renversai tout, boite,etude, moustiquaire; j'essayai de m'arracher lescbeveux, mais ils etaient trop courts. Si Manoel euteM la, je l'aurais assomme. Je dechirai ma mous-

La moustiquaire.

tiquaire et j'en bri ai les support~. De retour it ]amaison, voyant qu'apres tout la colere ne mene arien, j'essayai d'autres procedes. Je songeai a unmasque de salle d'armes, et je voulus m'en faireun avec du fil de fer; cela ne me reussit pas,et enfin je m'arretai au parti qui me parut le meil-

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leur : sur mon grand chapeau de planteur j'instaUaiun morceau de ma moustiquaire, it peu pres commeun voile de mariee; il me tombait sur les epaulesqui etaient defendues sous ma veste par un cahierde papier; le cou se trouvait preserve par devantet par derriere. J'avais, it l'endroit des yeux, faitdeux trous, borde~ avec un ruban de fil pour y

plac r mes lunettes; j'ajoutai it cet atiirail deux

Desespoir.

vieux jupons descendant bien plus bas que les piedset que je pouvais replier.

La journee du lendemain pouvait etre bonne; jepartis satisfait. Ce dernier procede me reussit d'a­bord completement; je pouvais cette fois en prendreit mon aise et braver mes ennemis. Tout a coupmes lunettes sauterent en l'air, je venais de leurdonner un coup qui heureusement ne les cassa pas.

n maringouin s'etait introduit entre eUes et monreil gauche 1. .. Cette fois j'etais vaincll; je jetai mcs

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VOYAGE AD BRESI~ 263

armes defensives et j'acceptai le martyre. Helas! jen'ai aucune chance d'etre canonise, et pourtant j'aibien supporte, pendant trois semaines, des souf­fl'ances dont je renonce a parler davantage, certainque je ne serais pas compris. Au bout de ce temps,on me voyait apeiiJ.e les yeux; mais, ainsi que dans

Costume contre [es moustiques.

le voisinage du pole nard et des ours blancs, j'avaisacheve mon panorama. 11 etait compose de sixfeuilles; j'avais mis, selon mon habitude, une grandeconscience ace travail, copiant tout servilement,lesplantes,l s arhres 1 sflem's, ain i ql1e je 1avais faitdes glaciers, des rochers noirs et aigus du Spitzberg.

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26!l VOYAGE AD BHESIL.

Je pouvais considerer cette peinture comme monreuvre capitale. ion but principal Mait atteint, etapres quelques JOUl'S encore de courses et dechasses dans les bois, j'allai pouvoir quitter ceslieux, qui, malgre les inconvenients sans nomhre,les perils qu'ils presentent a cbaque pas, vous fontperdre la memoire du passe, et vous donnent cettefievre que le capitaine Mayne-Reid, dans son romanintitule les Chasseurs de chervelures, nomme aveetant de verite la fievre de la prairie. J'errais, vivantcomme un sauvage, me nourrissant le plus souventde rna chasse, sans devoirs a remplir, sans controle,mais aussi sans affection. Je ne comptai plus que surma force. Cette vie avait un grand charme, et peu itpeu eUe m'etait devenue natureUe comme si eUe elItete toujours la mienne. Malgre moi l'idee du retourm'etait penible. Heureusement j'avais bien employ'mon temps, c'etait une consolation.

Je chassais en attendant que mes etudes fusseutseches; je passais mes journees enti'res a courir lehois dans le voisinage de la case abandonnee. Unenuit, entendant quelque bruit, j me jetai en hasde mon hamac t je senti au pied une I iqure tres­vive; j m'empressai d'allum l' rna chandelle. Quelfut mon etonnement quand je vis marcher plus d'unutre de haricots sur lequel je comptais pour mondiner. Dne tribu de fourmis termites a grosse teteavait fait invasion, t je foulais l'arriere-garJe quiemporti:!-it le reste d ma provision. Inutile de diresi ces termites etaien t gros, le fait meme le prouve.

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Je: les mis en deroute avec une gamelle d'eau et jeregagnai mon bamac, decide a faire bonne chassele lendemain pour l' mplacer mon repas perdu.Comme l'experi n e m'avait appris avec quelle per­sistance les fourmis reviennent quand eUes saventou trouver a butiner, j'eus, avant de me coucher, laprecaution de jeter it ma porte des debris d'oranges.Ainsi que je l'avais prevu, a peine la uuit fut-eUevenue que toute la bande emportait ce que ma ge­nerosite, un peu calculee, avait laisse a sa dispo­sition; le jeu me' plut, et le lendemain nouveUeofl'rande acceptee, avec le meme enthou iasme, parla bande pillarde) it qui une demi-hellre suffi aitpour le demenagement.

On se las e de tout, meme de nourrir des four­mlS; aussi le quatrieme jour j'allai m'e coucher, pen­sant qu' lies s retireraient apres avoir l' connuqu'il y aurait de l'indiscretioll a in ister.

A mon reveil, j'entendi grigrroter ur mon toitcle palmiers; puis le bruit se repetait a terre. « Jeconnais, pensais - je, ceHe fa~oll de proceder; lesfourmis, partagees en deux troupes elon leuru age, coupent les feuilles du toit) lesquelles sontemportees immediatement par la bande qui les at­tend sur le sol. VoleI' des haricot , des trongonsd'oranges, c'etait judicieux; mais des feuilles seches,c'est un peu fort .... » Je riais tout seul du tourque j'avais jOlle a c.es voleuses enragees. Helas!le jour parut. Ce bruit entendu au-dessus de malete, ce bruit repete a terre, c'etait mon panorama,

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decoupe, presque detruit. ChacIUe feuille ressem­blait aun fragment de ces j ux de geographie dontles pieces anguleuses et dent lees son~ deslinees itentrer l'une dans l'autre. La tete de Medu e MaiLdevant moi.... Tant de peines, de souffrance per­dues sans re!'ultat! Je restai plus d'une heure regar­dant sans voir, ne pouvant croire a la realite dumalheur qui me frappait, et ce n'est pas de l'exa­geration; dans ce moment, c'etait pour moi unveritable malheur. Qu'un pareil evenement me rutarrive aux environs de Paris, ce n'eut pas ete tres­grave: cela m'eut coute pour reparer le dommagequelques petites courses en chemin de fer, cIUelqucheures bien assis a l'ombre~ et le lendernain iln'en eut plus rien paru.

Je passai une partie de la journee it pleur r commeun enfant, sans volonte, sans savoir ce que j'allaisfaire. Cependant, comrne apres tout cela ne menaitit rien, je collai de mon micux mes pauvres frag­ments les uns aux autres, et le lendemain je re­tOllrnai me livrer au supplice qui m'attendail, Cinqjours apres, j'avais remis les cho es dans le memeetat qU'avant le repas des fourmis. Le destin me de­vait quelques compensations. J'eus pendant ces cinqjours la visite de plusieurs animaux d'un caractereassez malveillant. Heureusemenl que mon fusil, tou­jours charge avec soin, etait a portee de ma main.Je n'avais qu'it laisser glisser ma palette et, sansme deranger, j'augmentais mes collections. Dne foisentre autres, j'assommai avec la crosse un tres-gro

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serpent qui s'etait glisse si pros de moi, que je n'ousque ce moyen de me le procurer. Enfin, j'en finistout de bon avec mon panorama, et Dieu ait lestranses dans lesque11es j'ai vecu en attendant qu'ilfut sec. Au moindre bruit j'etais sur pied, et ce­pendant te11e est la force des vocations, qu'au mi­lieu de mes inqliietudes j'en revais deja un qua­triome: le pororoca ou haute maree dans l'Amazone.

Ainsj que je l'ai dit plus haut, je n'avais pIuqu'une pen ee : vivre dans la solitude. J allais quitterles grands bois pour le grand fleuve, - toujoursdans le but unique d'en rapporter des etudes inte­ressantes; - dans ces derniers jours, je m'etaisdonne un compagnon de chas e, un Indien, veritableBas-de-cuir, grand, maigre, d'une adresse prodi­gieuse. Ayant quitte l'arc pour le fusil, il avait tueun jour cinq sangliers a travel'S une dizaine delieues de fourres et de lianes, .ou j'aurai fait a peineun kilometre. Le lendemain il m'apprit ·qu'il avaitperdn son couteau; il etait repa1'ti et l' avait retrou ela oU· certainement je n'aurais pas vu un bceuf a dixpas. 11 m'a co~te que lorsque son pere, encore meil­leur chasseur que lui, perdait une fleche, il retour­nait ou il avait tire, recommengait, et allait ra­mas er a la meme place les deux fleches.

Enfin arriva le jour du depart. J allais quitter mesgrands bois. Le jour de Paques, un an apres mondepart de Paris, je retournai encore une fois dansce lieu OU, malgre le desagrements san nombredont j'ai tant pari', trop peut-Mre, j'avais v cu

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heureux; j'allai revoir cette case abandonnee, cesorangers couverts de fruits et depouilles de feuilles,j'al1ai dire adieu it ce long sentier ou, si bien abritede la chaleur, je passais roes journees it chasser, adessiner. Je re tai longtemps assis sur ce tronc d'ar-

)100 compagnon de 'lhasse.

bre, mon canape habitue!. La, pas de moustiques.Je m'y etais endormi quelquefois, revant it ce quifaisait ma vie tout entiere. Je ne peignais dans cessonges que des chefs-d'reuvre. Je n'avais qu'a choi­sir parmi les animaux les plus merveilleux qui sefaisaient un devoir et un plaisir de venir se placer

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VOYAl:TJ!.: AU HRJ!;::3IL. 2o~

au bout dr- mon fusi!. Mes repas prenaient les plusbelles proportions. Je mangeais, sans craindre lesindigestions, des bananes grosses comme la tete,des haricots plus gros que des noix, t le re te al'avenant. Helas! ces reves ne se retrouveront pIu !Je vais retourner a. la ville; je vais reprendre l'habitoblige, remettre des ba , des souliers, et mon cha­peau de forme ridicule a. la place de mon grandsombrei'o de planteur. Je revin h'istement a. roacase, et le lendemain, je montai en canot pourredescendre cette riviere de Sangouassou, a. qui jedevais mes plus douces impressions. J'ai vu de­puis bien des rivages, avec leurs bordures de fo­rets impenetrables, et tonj ours, comme en des­cendant celle-ci, j'ai subi ce charme dont le sou­venir m est encore si present, que, quelle que soitma disposition d'e prit, l'impression que j'eprouveen y pensallt est toujours aussi profonde qU'alors.

Pendant ces six mois de ma vie toutes les mi­nutes avaient ete bien emplo-yees. Ma sante, ebran­lee par mon sejour a. Rio, s etait raffermie. Leprincipe de maladie que j'en avais apporte avaitcede aux exereices violents et aux grandes fa­tigues que je m'etais imposes volontairement. 1'yavais gagne de la force et une grande indifferencepour toute espece de danger . Les serpents, qued'abord j'avais recloutes plus que tous les autresanimaux, ne m'inquietaient meme pas au milieudes hautes he1'bes 011 mes piecls nus pouv~ient

ell rencont1'er a. chaque pas. J'avais pourtant bien

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270 VOYAGE AD BRESIL.

des raisons pour les redouter. Plusieurs lndiensetaient morts sous mes yeux de morsures faiLespar des reptiles tres - petits. J'avais tue deux san­gliers; j'avais entendu souvent des hurlemenLs in­connus assez pres de moi. Je n'en avais pas moinscontinue sans broncher l'ouvrage qui m'occupaitalors. Enfin, j'Mais retTempe, comme me l'avaitpredit mon general beIge, celui qui m'avait faitsonger au Bresil. .

Je retrouvai au retour les fOrl:~ts de palmistes,les cocotiers penches sur la riviere; je me COtLr­bai de nouveau sous les arbres charges de para­sites en fleurs. Je revis les crabes effrayes se sau­vant sur leurs longues pattes.; les herons blaness'envolant avec des cris per<;{ants; les temples fan­tastiques, les formes etranges de cette vegetatiOllprimitive, s' effac;ant peu a peu. Les mangliers re­parureut avec le flot de la mer. Ceux qui n' ontpas vu ces forets de mangliers, ne peuvent sefaire une idee de ces millicrs de racines formantdes arceaux sans nombre, et s' avangant a une t1'es­grande distance dans l'eau salee, de te11e sorteque regardant a leur base, on voit, aussi loin quela vue peut s'etendre, de l'eau, toujours de l'eau,et pas de rivage. On dirait une inondation.

Le voyage se fit sans accident, et j'arrivai aSanta-Cruz, ay ant, celte foi8 a ma disposition, laclef d'une maisonnette et le fameux Manoe! pourme serm. Malheureuserncnt, pour me rendre a.Victoria, il rue fallut attendre le vent. favorable.

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VOYAGE AD BRESIL. 271

Car je n'avais pas seulement des mulles a y trans­porter, je devais les accompagner. N'ayant pas decheval pour faire le voyage par terre, je fis mar­cM avec un patron de barque, le brave PortugaisDorningo. Celte campagne n'etait pas sans danger;il y avait une trentaine de lieues Et faire sur mer.

11 fut convenu qu'on porterait prcmierement mesmalles a bord; et si le temps changeait, on me pre­viendrait une heure avant le depart. Dans le cas OUce serait clans la nuit, je devais mettre sous la portecl'un voisin la clef de la maison hospitaliere. Levent, comme Et l'epoque de mon arrivee, fut long­temps contraire. Il ne me restait pas beaucoup deressources pour me distraire; j'etais blase sur toutdepuis mon retour des forets. D'ailleurs je n'avaisa peinch'e que des choses deja faites, meme enhistoire naturelle; je connaissais les environs; j'a­vais rendu ma fameuse carabine. Mais comme, aprestout, la cha,sse, si peu interessante qu'elle rut dansce lieu defriche depuis bien des annees, pouvaitm'aider Et passeI' quelques heures dans la journee,j'empruntai un mauvais fusH a deux coups. Je nefus pas longtemps a l'apprecier : il fallait brUlervingt capsules pour obtenir deux explosions a peine.Le canon droit surtout etait paralyse; je pris donc leparti de le considerer commr. nul, et, tout en lelaissant charge pour la forme, de ne me servirglle du cote gauche.

Avant mon depart pour les bois, j'avais grimpesouvent un petit sentier taille daIls la montagne;

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j'y avais fait mon apprentissage de chasseur. Lavegetation, alors luxuriante, remplissait d' ombretoute la pente, jusqu'au sommet, et cachnit ce sen­tier, d'oD. je tirais a droite et a gauche, ~ans tropme derangeI'. Quand je le revis, il avait bien change.Les pluies incessantes des mois de decembre et dejanvier y avaient fait de graods ravages; unepartie de la montagne avait glisse sur sa base;dix-sept cases ou mai onncttes avaient ete enseve­lies. De cette magni fique ,erdure, il ne reslaitque des troncs depouilles, des amas de brancheset de feuilles dessechees, melees aux odebris deshuttes ecrasees sous l'avalanche. La moitie dn sen­tier etait restee: c'etait au-de sous seulement qu'a­vait commel1ce la chute des terres. Taille dans lamontagne, ne presentant aucun point d' appui, mal­heur a l'imprudent qui s'y hasardait, le moindrefaux pas devait le precipiter d'une grande hau­°teor, au milieu des debris, que personne ne pensaita enlever, selon l'usage des gens du Sud.

J'avais vu descendre par la quelques individus,et cette vue me rappelait toujours les chemins d'o­pera-comique, Fl'a-Diavolo et d'autres brigands fa­meux 'descendant enveloppes de longs manteaux.Quant a moi, n'ayant aucune raison pour essayerde me cassel' qnelque membre, je faisais un granddetour pour attcindr le ommet a travel'S boi eteviter la chaleur.

Dans une de ces excursions oD., fatigue de moninaction (j e n' avais pas touche Ull crayon depuis

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quinze jours), j'avais choisi un lieu bien couvert.Mon croquis etait a peine commence, quand tout acoup je fus salue par des cris que j'attribuai al'en­thousiasme. Je regardai; un troupeau de dindonsdomestiques s'etait approcbe doucement de mOl,

Les dindons domestiques.

et gloussait sans doute pour m'encourager a bienfaire.

Je me batai de finir, et j'allai bien vite me placera quelques centaines de pas. Je me croyais en su.­rete et a l' abri de tout amateur indiscret.

Tout en dessinant, je remarquai des volees de18

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perruches s' abattant sur certains arbres Ho ma por­tee. Quittant le crayon pour le fusil, je me glissaiinaper~u aurres des objets de ma convoitise ....Deja. je visais la bande, IDRis une salve de clamenrsencore plus formidable que la premiere fit partir lesperruches! C'etaient encore ces abominables din­dons .... Je fus tellement contrarie que, sans egal'dpour le droit de propriele, je tirai snr eux; heu­reusement mon coup ne partit pas.

J'avais, comme je l'ai dit, si peu de g011t pour lachasse, que je ne pris pas la peine de recharger;IDais,si je ne pouvais me servir de mon arme, devenueinutile, je poursuivis a. coups de pierres, et dis­persai ainsi ce troupeau qui m'avait tant agace parsa persistance a me poursuivre de ses chants, m'a­vait fail abandonner mes crayons et manqu I' mesperruches.

J'etais alors dans un lieu decouvert, et, a part quel­ques arbres, on ne voyait que des broussailles se pro­longeant jusqu'a la lisiere d'une foret OU je n'elaispas encore alle. J'avai ajoute i . me collections unherbier compose seulement de feuille qui, par leursformes, me paraissaient meriter l'honneur d'etre rap­portees en Europe; et puisque je n'avais rien demieux a faire, je me dirigeai de ce cOte.

Depuis mon sejour for~e a Santa-Cruz, j'avais prisl'habitude de me promener les mains croisees der­riere le dos et tenant mon fusil comme un baton.J'allais ainsi marchant ou plutOt flanant sans butHo tra-\ el'S bois depuis quelques minutes, la tete basse,

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cherchant a terre) sans trop d'interet, quelques plan­tes a ajouter a mon herbier, ne me preoccupant pastrap des embuches que les lianes semaient sur mOllpassage. Je n'etais pas presse et, de plus, je n'avaispas de coutelas POlU' me frayer une voie. Quandj'etais pris dans le lacis de ces mille lianes, quisouvent ne parai sent pas, tant elles sont minces,devoir arreter un lapin, et qui pourtant ont la re­sistance du fer, j'allais de l'avant, tirant avec foreetoutes les entraves auxquelles j'etais altele, ·commeun cheval le fait d'une voiture trop lourde; quel­quefois je reussissais, mais pas toujours et, afin dene pas deranger la position de mes mains croiseessur le clos, je preferais revemr sur mes pas, obligede faiI'e amende honorable aux lianes, et conve­nant que je n'etais pas le plus fort.

C'est clans une de ces luttes qu'entendant un petitbruit a quelques pas devant moi, je levai la tete ....Un aI'bre dont les branches ayant pousse tres-baset, s'etendant horizontalement, avaient gagne unterrain immense, s'enla~ait fortement avec les futaiesvoisines. Sur cet arbre, clont h~paisse et vaste ra­mure me couvrait de son ombre et touchait dejama tete, je vis avec stupefaction trois ocelots prets as'elancer sur moi. Je ne pouvais avancer ni recu­leI', et je n'avais pas mon coutelas; mon fusil etaitd 'charge du canon gauche, et je ne pouvais comp­teI' sur le coup cle droite, que j'etais habitue a con­siderer comme inutile. D'ailleuI's, en supposant qu'il-it feu, il ne contenait que du tres-petit plomb. En

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outre il fallait faire un grand mouvement pour chan­geI' la direction de mon fusil. Ces reflexions se suc­cederent plus promptement que je ne les ecris.

A la naissance meme des brallches se tenaient leplus gros et le plus jeune de ces animaux. Le troi­sieme Mait place un· peu plus haut, sur une autrebranche. Habitue, comme je l'etais, a tuer les oi­seaux-mouches au vol, je n'avais qu'un seul parti aprendre, celui de viser aux yeux de la hete la plusrapprochee. Mes regards avaient sans doute unebien etrange expression, car ils ne firent aucunmouvement. J'eus le temps d'ajuster avec soin, etquand, pm.' une espece de miracle, le coup partit,j'enlendis un grand bruit de feuilles, mais je ne pusrien voir: la fumee ne s'elevalt pas sous ce dome deverdure. Je pris alors mon fusil par le canon, etle tena~t comme une massue, je fis un pas en avant.cherchant a percer le nnage qui m'enveloppait.

J'avais bien vise, car deux ocelots etaient bles­ses. Le plus gros se leva sur ses pattes de derriere;il avait les deux yeux cribles de petit plomb. Je luiassenai un coup de crosse qui le fit tombeF, et quandil sereleva, je redoublai. Malheureusement mon fusiltoucha egalement l'arbre, et le canon seul me restadans les mains. J'allais recommenceI', quand je vil'animal se perdre clans les broussailles. Le petit, quietait egalement blesse aux yeux, etait couche sur ledos et miaulait a faire pitie. J'eus beaucoup depeine a l'achever; cependant je parvins a lui briserle crane.

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J'avais hate de m'eloigner; mais il fallait retrou­vel' les debris du fusil qui m'avait ete prete. Je misacette recherche plus d'une heure, tenant toujoursle canon, seule arme qui me restat si par ha­sard l'ocelot revenait a la charge. Alors, attachantma victime par la queue, je la tirai hors du hois,oil je respirai enfin lihrement. Arrive dans le voisi­nage du sentier escarpe dont j'ai parle, et ne vou­lant pas perdre mon temps aen chercher un autre,je me hasardai it le descendre it mes risques et perils.

Je dois avouer que j'eus un grand succes. Monfusil casse, ma figure tachee de sang, ainsi que meshabits, ma proie trainee en triomphe, firent beau­coup d'effet. J' entrai dans la ville escorte de plus decinquante Indiens des deux sexes; l'etonnement etaitau comble, et it cet etonnement se melait une cer­taine dose de frayeur: c'etait la premiere fois quel'on voyait des ocelots it Santa-Cruz. Tout le mondevoulait toucher celui que je rapportais.

AussitOt arrive chez moi je me mis a dcpouill l'mon sujet; je donnai la chair aux voisins; ils enfirent un excellent repas. J'y goutai, mais cette chairm~ parut bien amere; jen'etais pas encore assez in­dien pour la trouver bonne : plus tard elle m'eutparu excellente.

Je retournai le lendemain au lieu du combat dela veille, escorte d'une douzaine de personnes. Nouslimes une battue generale, mais nous ne trouvamespas la moindre trace de l'animal blesse et l'on s'entint la. J'avais reVEl toute la nuit a ses yeux fixes et

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ardents; cela m'avait plusieurs fois reveille. J'auraisbien pu, accompagne comme je l'etais, m'enfoncera sa rechercbe dans les bois; mais, outre que jen'avais plus de fusil, je crois que je ne me souciaisplus de faire une mauvaise rencontre.

Cependant les jours s'ecoulaient et le temps nechangeait pas. Quand j'avais couru sur le sablejusqu'au moment OU la chaleur me faisait desirer unabri, j'allais dans la case d'un vieux negre libre, quis'etait charge de reparer mon fusil, et il y meUaitle temps. Ce pauvre bonhomme cumulait plusieursfonctions; il etait fort lent dans tout ce qu'il faisait,et rie s'echauffait qu'en jouant de ses deux cloches:car, ouh'e son etat de serrurier, il etait sonneur dela catbedrale que l'on sait, sans prejudice de sesfonctions de cordonnier en vieux. Homme libre, ilavait droit a porter des souliers, et je ne crois pasen avoir jamais vu de si grands que ceux qui deco­raient ses pieds, d'une longueur demesuree.

Mon negre, en dehors de tous ces cumuls, elevaitpour son compte et pour compte d'autrui des dindonset des oies. Leur vue me rappela que j'aliais m'em­barqueI', que si, par maIhem' le vent me devellaitcontraire, j'aurais besoin de vivres une fois en mer,et qu'ils ne me seraient pas moins utiles s'il faliaitse refugier dans quelque crique. Parmi les pieces 00­portantes de mon bagage, etait encore cette fameusesoupiere qui m'avait rendu de si grands services, etqui pouvait m'en rendre encore. J'achetai au vieuxnegre une de ses oies, que je payai un peu plus de

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dix francs. Sa menagere l'accommoda assez bien.ElIe fut prete pour le depart qui eut lieu la nuitmeme, les vents ayant change selon nos vreux. Lasoupiere fut portee avec respect et placee dans unlieu sUr. Je glissai la clef de mon logis sous la porteindiquee et je pris conge de Santa-Cruz.

L'equipage de notre barque se composait, outreDomingo, d'un negre et deux Indiens. Nous partimesvel'S trois heures du matin. Nous roulions prodigieu­sement sur cette coquille de noix; le temps etait su­perbe. Domingo, au gouvernail, chantait it tue-tetedes cantiques edifiants. Cela alia it mel'veille jusqu'ausoil'; mais tout a coup le vent tomba; nous pouvionspresager deux choses peu rassurantes : du calme platou une bourrasque. Les cantiques continuerent; cequi n'empechait pas un mouvement de balan~oire

qui me jetait tantOt d'un cOte, tantOt de 1'autre. Mal­gre cet inconvenient, je m'endormis profondement;j'avais a reparer un sommeil interrompu l~ nuit pre­cedente. Celui-la le fut d'une fa~on fort agreable :le ban vent etait revenu pendant la nuit, et nousentrames au point du jour it Victoria. Je revisl'bomme au porte-voix, la forteresse, et enfin la ville.On jeta le grappin devant la maison du patTon.

En quittant la barque, j'entrai dans un grand ma­gasin rempli d'objets tres-divers: des tas de poteries,de petits mats, des rouleaux de cordages, etc.; un en­combrement general.

Au fond de ce rnagasin, un escalier en bois con­duisait aux appartements reserves a la famille Do-

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mingo. La, separees par des cloisODS a claire-voie,etaient plusieurs chambres avec leurs murailles nues.Des hamacs etaient, selon 1'usage, accrocheR de touscOtes.

Je fus presente a la maitresse du logis, qui toutd'abord m'offrit 1'hospitalite. J'acceptai, mais autrechose que ce qu'on me proposait. Je demandaia pendre mon hamac dans le magasin. Quant audiner, j'avais mon oie intacte; cela devait me COD­duire jusqu'a l'arrivee du Mucury, mon ancienneconnaissance: il devait arriver dans deux jours. Jepouvais me traiter en Lucullus, sans songer a1'eco­nomie. Je fis seulement acheter du pain et des ba­nanes; il me restait un peu de sucre; on me donnades limons; et dans ce grand galetas je fis un excel­lent repas arrose de limonade, boisson a laquelleje conservais lme grande reconnaissance, car ellem'avait gueri jadis du principe de maladie que j'a­vais rapporte de Rio.

Je me fis. une espece de parquet avec des piecesde bois, aide du plus jeune des Indiens, la pluscharmante petite tete rieuse qui se puisse voir.

Ce bon petit gar<;on, auquel j'avais dit souvent quej'aliais l'empailler comme mes oiseaux, passait sajournee a rire du souvenir de cette menace et de1'espoir de se 1'entendre redire. n se tordait de joiequand, le prenant par sa veste) je faisais le gestede lui ouvrir le ventre avec precaution, pour ne pasendommager ses plumes. Ses deux oreilles avaientsans doute ete placees expres pour arreter sa bon-

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che, qui, sans cette precaution, eut pu faire le tourde sa tete.

Ce charmant enfant etait un excellent marin. neut bien voulu faire mes commissions, ne pas mequitter; mais son patron, et lui plus encore, redou­taient ce qui arrive aux lndiens, d' etre pris pourservir dans l'armee. Aussi il ne bougeait pas de labarque ou du magasin : il s'etait fait chien de garde.Cela a dure tout le temps de mon sejour, prolonge

Le hamac.

par le retard uu navire qui devait me prendre. navait manque la maree.

Si j'avais dans mon magasin une grande liberM,il y avait bien quelques petits desagreI;Ilents : les en­fants Domingo coucbaient au-dessus de moi; lesplancbes etaient mal jointes au-dessus du magasin,.ou d'ordinaire personne ne couchait; on ne poU\;aitguere s'etonner si quelques legers desordres venaientderanger celui qui 1'habitait momentanement.... Je

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m'empressai d aller pendre mon bamac dans l'en­droit le plus eloigne: je venais d'apprecier combienj'avais ete mal inspire de le mettre directement au­dessous du lit des enfants.

J'allai visiter la famille Penaud, et je crus devoir

La poule.

refuser l'hospitalite qu'elle m'offrit. J'avais fait con­naissance, comme on sait, avec l'hospitalite des Eu­ropeens. Je preferai mon magasin, malgre les eve­ments nocturnes. Un matin je trouvai dans monchapeau une poule et un (Buf tout frais pondu.

Peu a peu cependant les prevenances de l'ex-

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celIente famille Penaud fondirent la glace qui mefaisait tout refuser : j'y alIai diner, chasser et passeI'la soiree pendant les jours d'attente du steamer.

Je tuai deux singes charmants, de l'esp~ce desouistitis: ceux-lit avaient le visage tout blanc, biencoiffe pa.r une chevelure noire comme du jais.

Une fois, en rentrant, je trouvai assis sur des ton­neaux trois des principales autorites du port: le jugede droit, le chef de port et le subdelegue. Mon amiJose, ainsi se nommait le petit Cabocle, se tenaitrespectueusement .au fond du magasin, apres avoirdit que j'allais rentrer. Cette visite toute flatteusem'humilia bien un petit peu. On m'offrit aussil'hospitalite, que je refusai d'autant plus que j'at­tendais pour le lendemain l'arrivee du bateau.

Enfin il vint. M. Penaud et ses fils eurent la bontede mettre mes effets dans leur embarcation, et apresles avoir fait placer convenabIement, iIs allaient medire adieu, lorsqu'on me clemanda mon passe-port.Je l'avais donne it la police en arrivant. L'usage estque la police le fasse remettre au batiment, ,Oll onvous le rend. n y avait eu erreur, le passe-port n'e­tait pas it bord, et il ne s'agissait rien moins que deme mettre it terre avec mes effets. M. Penaud s'e­lan~a dans sa barque, courut it la police, et ramena.,avec mon passe-port, le negligent employe, glli vintpresque se jeter it mes pieds, en me suppliant dene pas le perdre.

Sur le bateau je reconnus presque tout l'equipage,excepte le capitaine, gros homme boiteux etayant

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sa marche d'un enorme baton. Je lui clemandai cequ'etaient devenus les blesses clu 4 novembre. Unnegre passait pres de nous ; illui donna amicalementquelques coups de sa massue sur la te1e, et l'em­poignant par sa chemis :

( Viens ici Moricaud. ))C'etait le pauvre blesse, celui dont le clocteur deses­

perait. Sa peau etait toute couturee de taches blan­ches, pareille a celles des albinos de sang mele.

Je vis avec plaisir ce pauvre diable, qui, pour 1'e­mercier son chef cle ces joyeux coups d'assommoir,montra une clouble rangee de dents taillees en pointecomme celles d'une bete fauve. Celui-la etait a coupsllr: un enfant de l'Afrique nouvellement transporte.

Apres trois JOUl's et demi de traversee, nous en­trions dans cette baie immense de Rio, dont onparle toujours en sens inverse. Les uns, clans lenrsdescriptions, en font une merveille; les autres clecla­rent n'y rien voir cl'extraordinaire. Je crois avoil'decouvert les raisons cle ces versions clifterentes.

Les premiers sont entres au coucher clu' soleil; latemperature etait douce ; les divers plans des monta­gnes se coloraient de mille manieres : Fien de mo­notone; la nature grandiose clu Bresil se montraitdans tout son eclat.

Les seconds, harasses, epuises par la chaleur, nedistinguaient pas tres-bien les objets. A leurs yeuxeblouis par un mirage fatigant, tout paraissait tristeet monotone; la couleur violatre de presqlle tOLlS

les rochers deteignait sur le paysage.

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C'etait exactement ce que j'eprouvais alors, con­trairemenl it la premiere fois, ou nous etions entresle matin, apres une legere pluie qui avait rafraichile temps. Dne barque remplie de negres vint pren­dre au passage les voyageurs, qui descendaient bienavant le lieu destine an mouillage du vapeur

Je me fis conduire au palais en arrivant; mais jen'y logeai pas. On m'a sura qu'il etait destine it etreahaLtu: les fourmi coupis l'avaient mine. Le palaisetait alor fort peu habite; les negres qui m'avaientservi n'y etaient plus; j'allai directem nt it l'hOtelapres avoir depose mes malle dan mon ancien ap­paJ.'tement.

J'etais d'une tri te se profonde, ce premier jour,et je me promenais ans but ur la place du palai ,en m'etonnant d'avoil' maintenant des pense s si dif­ferentes de celles qui occupaient mon e prit pendantles ix mois que j'avais passes dans cette ville. Je nevoyais plus la civilisation du meme ceil qu'autrefoi .J'avais lai se dan les foret que je quittais tout monenthousiasme pour ce pays qu'on pourrait rendre siflorissant, et Cfui, en ce moment de melancolie in­juste, avait tant perdu de charme it mes yeux.

Le lendemain on li ait dans un journal:« Hier, un individu, dont le co tume laissait beau­

coup it desirer, se pl'omenait en silenc , les mainsderriere le dos. eet individu, porteur d'une longueharhe de prophete, semblait mediter quelque mau­vais coup. Les petits enfants qui, par megarde, pas­saient pres de lui, s'enfuyaient au plus vite apres

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1'avoir regarde. Un poste de permanents se tenaittout pret amarcher, sur un signe fait par l'officiercommandant, a la moindre demarche equivoque de1'individu. »

Le jour suivant, on lisait dans une autre feuillepublique :

Relour de l'allleur it Rio-de-Janeiro.

«( Le personnage eminent dont parIait hier d'unefagon si inconvenante le journal le , est le ce-lebre artiste frangais Biard, de retour d'une longueexcursion dans les forets de la province d'Espirito­Santo, etc., etc.... » J'etais rehabilite.

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J'avai coupe hien vite ma longue harbe; un hon­nete perruquier frangais m'avait fri::;e; j~ lui avaisen outre achete uue clrogue pour. faire coupeI' lesra oil's: Je voulais paraitre avec tous mes avantageset detruire la facheu e impression que le premierarticle avait du faire naltre. Je pria}. mon compa­triote de donner un petit coup, sur son cuiI' a repas·­ser, a quatre rasoirs qui ne m'avaient pas servi ell

voyage; il voulut hien me renclre ce petit service,que je n'aurais pas ose payer, tant c'etait peu de­chose. Toutefois je me hasardai a lui demander ccque j lui devais: il me fit un compte qui montait adeux mille reis (pres de six francs).... Tenant aconserver le souvenir de ce fait, je reclamai hum­blement une facture, que je pos ede encore aujour­d hui. J'essayai pIu tard de me servir de la droguedeslinee a affiner le tranchant des rasoir ; mai,n'en ob tenant pas un resulted satisfai ant, je pris leparti de 1abandonner. J ai appris a mon retour nFrance que c'etait de la cire a moustaches. Cettedecouverte completa le sentiment d'estime que jeconserve a cet honorable compatriote.

Quelques affaires me forcerent de sejolU'ner unmoi encore a Rip; mais rien ne pouvait plus medisldtire, ni les excursions que je tentai dans lesenvirons de la ville, ni merne les etudes de rnceursque m'offrait son interieur; it me tardait d'etre enmeSllre de partir soit ponr l'Europe, soit pour r' a­liser mes projets d'excursion sur l'Amazone. Ain ij'allai vi iter en vain les iles du Gouverneur ct de

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Santo-Domingo: celle-ci entouree d'ecueils fort pit­toresques pourtant. Je rcgardais sans VOIr et j'es­sayais vainement de dessiner ou d'ecrire. Parmi mesnotes et croquis glanes a cette epoque dans les ruesde Rio, je retrouve cependant un grand bourgeoisportant sur ses irr'eprochables vetements noirs uneso1'te de souquenille en soie verte, et dans sa maintendue aux passants., une bourse ouverte. Quefaisait-il ainsi costume et appnye contre l' angle dela maison. qui faisait face it mon hOtel? Je ne tardaipas a l'apprendre de sa bouche meme. Il faisait unequete religieuse, et sur un ton monotone ne cessaitde repeter :

« Pour les ames du purgatoire, s il vous plait! ))

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v

L'AMAZONE

DE RIO AD PARA

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v

L' A lVI AZ0 NE.

DE RIO AD PARA.

Le navire bresilien le Pamna. - Fernambouc. - Parabyba dunord. - Les tableaux alJegoriques. - Le cap Saint-Roch. ­Aspect du littoral Ceara. - San Luis de Maranl13.o. - Para ouBelem.-L'interprete.-Le consul. - M. Benoit.- La banlieuede Para. - Marajo. - Ara-Piranga.

Enfin je devins libre. Il me fallait un domestique.On m'offrit un Suisse qui avait deja fait plusieursvoyages dan 1interieur. J'avais epr.ouve tout l'in­convenient d etre seul, mais le hasard me servitautrement : un Frangais avec qui j'avais fait con-

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,naissance eut; de son cOte, le desir de rentrer dansson pays, et comme il pouvait disposer de sontemps, il voulut faire comme moi et aller d' aboI'dau Para. Je n'avais donc plus rien a. souhaiter :j'avais, un'compagnon et pas de domestique : c'etaittout profit. Nous fhues de grands projets; etanttous deux tres-bons chasseurs, nous ne nous pro­posions rien de moins que de grandes razzias detigres.

Dne fois la place retenue' a. bord du bateau a va,­peur le Parana, j'allai preoch'e cange de Leurs Ma­jestes, ·et le 23 juin nous partimes. Les nomhreusesen:ih~rcations qui attendaient le vapeur furent for­cees de faire une foule de manceuvres dont je n'aipas compris le'sens. Quand ces emharcations etaientsur le point d' atteinclre le but desire, le navirevirait de bord et en quelques tours de roues setrouvillt hors de portee. Ce jeu dura plus d'uueheure.

Enfin, je dis adieu a. la vill~ de Rio. Mon compa-·gnon et moi avions pu choisir les deux premieresplaces, Quand nous voulilmes nous installer dans lacahine, deux individus y etaient deja.: cette premierechamhre dcvait contenir quatre personnes; IlOUS

u' avions pas eu la main heureuse... Nos voisins etaient un comendador bresilicn et

un mulatre. ny avait a. hord une chanteuse fran~aise

allant a. Bahia. Elle parlait beaucoup et surtout dessymp~thies qui naissent subitement, sans qu'on s'endonte. Cela s'adressait tantOt a. .un commis voyageur

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en nouveautes (a en juger du moins'par le n?mbrede gants dont il changeait cbaque jour), tantOt aunjel!ne doeteur indigene. Excepte le comendador, lasociete n'etait pas brillante. La table etait assezbonne, le temps calme, mais nous roulions beau­coup. Trois jours apres nous Mions a Bahia.

Je n'avais a descendre a terre qu'Ull mediocreinteret ; et -comme la 'ville ne me plaisait pas plusque la premiere fois, je me hatai de faire quelquesemplettes et rem a bard longtemps avant le mo~

ment designe pour le depart.Nous avions lais e plusieurs pa sagers aBahia, ce

qui permit amon compagnon et a moi de wangerde cabine. Car., avec la chal ur, la vie aquatre etaitfort desagreable, et le mulatre avait, en outre, la pro­priete de ronfIer d'une fagon un peu bru yante. ou·recrutames en ce port pour nouveaux compagnonsde voyage trois Yankies mineur', allant aMaranhao,deux gros Allemand'-, des Portugais nommes illosdes tLes, individus de basse classe, allant chercherfortune dans les vill : espece d'Auvergnats.

En echange, nous laissames aBahia un vieil ama­teur de violon. Ce digne 'hamme nous avait regales,sans en etre prie, de tout son repertoire, joue, itest vrai, fort mediocrement. II avait pourtant unfaux air de' Paganini. Peut-etre ses solecismes enharmonie provenaient-ils de son instrument?

Nou avions egalement depose a, Bahia un firo etcourt Hollandais, mal'i d'une cantatrice. Il venait detraverser les Cordilleres. En l' eiltendant raconter ses

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exploits parmi les sauvages, je me sentais bien petit.Jl avait d'autant plus de merite ames yeux qU'illesavait accomplis ayec un vetement benne frai , deslunettes vertes et un chapeau de berger~.

A neuf beures du matin nons entrions it Fernam­bouc; un navire frangais parLi bien longtemps avantnons n'etait arrive que la 'veille. Sur cc navire setrouvaient des personnes de la connaissance de moncompagnon. Nous dejeunames a bord et allames vi­siter la ville, dans laquelle je n'etais pas entre itmon premier passage. Elle me pInt bien plus queBahia, etant batie sur un terrain plato Je rentraitoutefois a bord ave~ plaisir. Dans ces courses angrand soleil et au milieu du jour, on gaOgne tou­jours beaucoup de fatigue.

Quand j arrivai a bord on embarquait du com­bustible dans un grand bateau plat; des negres serepassaient des corbeilles remplies de charbon. Lefond du bafeau etait plein d'eau, et les pauvres es­claves pataugeaient dans une boue noire, qui hen­reusement ne les tachait pas. Le maitre du bateau,un gros drole it favoris noirs, les prec:;sait, les inj u­riait, les battait, quand la fatigue les forgait a s' ar­reter un instant. On entendait ses cris de fort loin.

Notre navire Mait entre dans la riviere, en dedansdu recif, protecteur puissant de Fernambouc. Leslames g'elevaient tres-haut. Le navire it vapeur leT.rnes, celui sur lequel j etais venu d'Europe, etait,comme la premiere fois, mouille au large, atten­dant les depechf' .

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n viI chagrin m'attendait: mon compagnon villtm'annoncer que, force par certaines raisons derenb'er en France plus tOt qu il ne l'avait pense,il voulait profiter de l'occasion que lui offrait leTynes, name sur lequel il avait tout interet aprendre passage. Il e. perait que nos rapports, al'avenir, continueraient a etre les memes. Je ne cruspas devoir lui rappel I' que si je n'avais pas comptesur lui j'aurais emmene le dome tique qui m'avaitete propose. Je ne lemoignai ni inquietude niregret, et nous nous separarnes, moi le cceur serrecle voir une fois de plus qu'il ne faut compteI' surfLen.

Un nuage noir s'etendit sur la ville, et puis aprecreva en e changeant en pluie torrentielle. De plus,la mer, que nous reprime dans la oil'ee,. etaitmauvaise. Dans le lit occup~ la veille par mon com­pagnon absent, s'etait place un individu qui avaitle mal de mer, ce qui me fit-revenir sur le pont entoute hate, malgre le mauvais temps. Fort heureu­sement pour moi, ce voisin incommode descenclit 1lendemain aParahyba dn nord.

Depuis mon depart d:> France, je n'avais rien vude si pittoresque que les atterrages de ce port. OUR

etions entres dans le fleuve, que nous remontions,ayant des deux cOtes de ri~hes plantations. Sur larive droite, se dres aient une chose appelee cita­delle, et un homme attache a un porte-voix. Apreavoir depasse ces deux objets usites a l'entree desville grande et petites du littoral hI esilien, je vis

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le plus charmant petit village, baigne par les eauxdu fleuve, et abrite par d'immenses cocotiers. Puisvenaient les mangliers aux mille racines, aux brasqui se reproduisent et se replantent quand leur poidsles courbe vel'S la terre. Comme toujours, les crabesy font leur domicile; notre approche en faisait fUll'des milllers.

Le sacristain de l'eglise de I'arabyba du nord.

Je descendis avcc mon premier compagnon decabine, le Bresilien affuble du titre 'de comen­dador. 11 ne savait pas un mat de fran<;-ais, jen'etais pas tres-fort moi-meme 'en portugais, cepen­dant nous nous entendions a merveille. L'embar­cation, connue sous le nom de montarie, etait unsimple tronc d'arbre creuse. Nous allames cher­cher notre c1ejeuner dans l'auberge uniqlle de la

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ville, Oll deja se trouvaient quelques voyageurs, entreauL-res deux Franc;ais, dont l'un, jeune ingenieur)habitait Ceara.

J'allai, toujours suivi 'du comendarlor, visiter laville. On nous montra une immense croix en pierre,montee sur un tres-gros piedestal. Un petit homme

Le moine bleu.

Lout contrefait. porteur d'une tete qui eut pu serviraun geant, faisait profession de cicerone: i1 nousassura que cette croix etait, ainsi que l'eglise. l'ou­vrage des jesuites.

Cette eglise, ornee d'une fac;on bizarre, avec detres-gros et massifs ornements dores, avait un ca-

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ractere sombre, faisant penser involontairemelllau temps de l'inquisition. J'avais vu autrefois desornements pareils dans certaines eglises d'E pagne.Pendant que ilOUS parcourions les cliverses cha­pelles, dont noire cicerone nous explic[uait lesillerveillcs, un moine vetu de bleu passa pres de

Un lahieau de l'eglise de la Pal'ahyba du no:'d.

nous. C'elait le seul desse'l'vant de l'eglise. otreguide nous apprit que ce pretre etait tres-riche,mais qu'en rcvanche il ne donnait rien aux pauvres.Plusieurs tableaux fixeI'ent mon attention: l'un 1'e­presentait un croissant autouf duquel on avait roule

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une corde, et sur cctte corde et ce croissant unedame bien vetue paraissait s'exercer a la danse. Jedemandai hien vite l' explication de ce rebus. Lecroissant represcntait la lune; la dame etait la saiuteVierge, qui, sur le point d' etre piquee par le ser­pent', que hien involontairement j avais pris pourune cordc, l'avait malicieusement enroule autour dela lune, et, pour l'humilier davantage, le I ietinaita outrance.

Un autre sujet m'jnteressa egalement: an milieud'un cercle de moines, un frere etait dehout, tenantun couteau cnsanglante; sa tete Mait Et terre et pa­r~ssait de fort mauvaise humeur. _ otre guide m'ap­prit que ce frore, desespere d'avoir ahandonne lafoi, n'avait rien trouve de mieux pour se punir, quede se coupeI' la tete lui-meme. Cet exploit parai~sait

inspirer heaucoup d'orgueil a celui qui nous l' expli­quail. Je crus devoir un peu rabattre son caqllet, etje lui parlai de saint Denis, qui avait fait qudquechose de plus adroit encore, puisque' apres avoir eula tete tranchee, il 1avait emhrassee trois fois. Jepensais avoir reduit notre homme au silence; mais,apres un moment de reflexion, il me repondit qu'aprestout, l'action de saint Denis n etait pas si extraor­clinaire, puisque le plus fort etait deja fait; et qu'iln'est pas si clifficile d'embrasser sa tete que de sela coupeI'.

Le temps ne me permit pas de me faire expliquertou ces chefs-d'reuvre, digues de fignrer dans uuepetite eglise d'Allcmague que j'ai visitee jadis, Uti

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jour d'orage, en attendant la reparation d'une desroues de ma voiture. Je ne puis resister a l'envie dedecrire ici l'un des sujets qui decoraient ses murailles.Deux personnes s'embrassaient; l'une d'elles avait,du cOte gauche, a 1'endroit du creur, une petite ou­verture carree, tres-bien fermee par des barreauxlaissant voir dans l'interieur un petit enfant jOllantdu violon. Le sacristain m'expliqua avec beaucoupde complaisance que ce sujet representait la Visi­tation. Au moment OU sainte Elisabeth apprendque la Vierge est enceinte, son fi15 saint Jean­Baptiste tressaille d'aise dans son sein. On est bienhellreux (le pouvoir comprendre ainsi les finesses de'l'allegorie.

Le 2 juillet, a une heure apres midi, nous pas­sions devant le cap Saint - Roch, le point le plussaillant des cOtes du Bresil sur l'Atlantiqlle. DepuisFernambouc nous avions toujours navigue entre laterre et le recif, qui se prolonge tres-loin, du sud auuord, paralielement a la terre.

Depuis q:uelques jours j'avais vu avec peine lelittoral prendre un aspect presque aride. Des monti­cules d'un sable tre::;-blanc se detachaient sur lebleu du ciel; mes 'belles montagnes disparaissaientpeu a peu dans le lointain. ,

Nous avions en vue, par tribord, un navire nau­frage sur le recif pres duquel nous passions. Ce na­vire venait d~ Hambourg; le capitaine, ignorant ledanger et ne connaissant pas la route, alia donner,tete basse, a pleincs voiles, sur nne pointe de 1'0-

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cher faisant partie de ce dangereux passage. L'e­quipage avait pu se sauver heureusement.

Tont ca littoral a une grande analogie avec ledesert de Sahara : une plage basse et des sablesmouvants. Le matin nous avions passe devant laciutad de Rio Grande del Norte, localite qui m'aparu fort peu importante et pas du tout interessante.Puis, comme je ne me souciais pas de me mettreles pieds dans l' eau sur les incommodes jangadas,je m'etais trouve tres-heureux J'avoir a donner lesmemes raisons que le renard de la fable: « Ils sonttrop verts. )

Je passai la nuit dn 3 juillet sur le pont. En m'e­veillant, je revis en meme temps le solei! deja levetees etranges nuages noirs 'et opaques qui m'avaient

frappe lors de ma premiere traversee. J'essayai d'endessiner quelques-uns; mais, - ainsi que les au­rores boreales qui, en Laponie, ne faisaient souventque paraitre et disparaitre, quand, debout devantune branche de resine allumee, plantee en terre,je veillais des nuits entieres ales attendre an pas­sage, - ces nuages traversaient l'borizon avec unegrande vitesse.

ous eumes ce jour-la de petites emotions: onpecha une bonite; une tourterelle venant de terremit tout le monde en mouvemenl; on donna lefouet a un mousse; le capitaine avait ri deux foisdans la matinee. Ce digne bomme, moitie militairemojtie bourgeois, etait un pen bete, mais non le­gerement vauiteux de son grade et de ses fonctions,

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dont la partie la plus importante se bornait a biendiner.

Vel'S midi on jetait l' ancre devant Ciarra, qui pre­tend aussi au titre de Fortaleza. Entouree de co­cotiers, cctte ville est d'un assez joli aspect, bienque pour y entrer il faille traverser une plage desable. On ne s'y arrete que pour remettre et pren­dre les depeches. Je voyais passeI' des animaux quim'intriguaient beaucoup; ils me paraissaient plusgrands que des chevaux et ressemblaient a des cha­meaux. Je ne me trompais pas, c'etaient des cha­meaux transportes d'Afrique, sans doute par unesociete d'acclimatation indigene. Le pays me parlltetre excellent pour ces animaux, auxquels le sableest familier. Les jangadas, en grand nombre, sontles seules embarcations de Ciarra.

Je me levai le lendemain avec un grand mal detete, ayant, en clepit de rua porte close, ele forced'entendre pendant toute la uuit aunoncer, sur leton le plus lamentable, les numeros d'une partie delata commeucee apres diner et terminee seulementvel'S deux heures du matin.

Je passai la matinee, etendu sur des cordages, aregarder des matelots negres et des soldats raccom­modant leur linge, c'est-a-dire leurs pantalons, carpeu d'entre eux avajent des chemises. Je n'avais pastoujours de si agreables passe-temps, et si n'eut etele soleil, que j'avais de la peine a eviter, et un peula cloche dll dejeuner, je serais reste tout le jour presde ces couturieres d'un genre si different des autres.

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Depuis que nons avions double, le cap Saint-Roch,le soleil devenait d'heure en heure plus genant.Apres s'etre dirige d'abord du sud au nord, notresteamer maintenant marchait presque parallelementit l'equaleur et nous pla9ait direetement en face du

L'officier melomane.

soleil le mat in , en meme temps qu'il nous mettaitperpendiculairement dessous a midi. Le 4 juiIletla soiree fut splendide; j'aurais passe une parlie dela nuit sur le pont; mais j'en fus chasse par ungrand nigaud d'officier qui, apres ayoir chante tri -

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tement les airs les plus vifs de nos operas italiens,les recommen<,<a en sifflant.

Le t) juillet nous etions en face de San Luiz deMaranhao, ville batie en amphitheatre. Je ne sais

I

pourquoi, mais je ne me sentais pas grand desir dela visiter. Cependant j'acceptai l' offre qui me futfaite par quelques passagers de profiter de leur com­pagnie pour descendre a terre; j'allai bien vite pren­dre un vetement convenable, mon album, etj'eus, enmo.ntant sur le pont, le plaisir de voir tout le mondeembarquer et partir sans moi. C'etait trop juste, jen'etais qu'un etranger. Ce manque d'egards me fitsentir davantage ma solitude. Ou allais-je? qu'al­lais-je trouver au Para, ou l'on dit qu'il n'y a pasmoyen de se loger? Pour remettre mes 1 ttres d'in­troduction, il faut d'abord etre case quelque part;il faut se veti.r; il faut un lieu pour deposer seseffets. Et ou trouver tout cela, sachant a peine lalangue? Je venais, pour augmenter mon decoura­gement, d apprenelre que les billets, monnaie ordi­naire du pays, perdaicnt beaucoup, transportes duSud au Norcl. Deja le change avait ete si mauvaisa mon depart de Rio, que pour avoir une piece d'orde vjngt francs, il fallait donner en billets la valeurde vingt-cinq francs. N'etant pa bien certain d'al­ler directement au Para, j'avais pri mon passagepour Maragnon. Le prix (le la traversee directe jus­qu'au Para etait de six cents francs, environ deuxcent mille reis. Je changeai d'avis en route, et quandj'illformai l'imm6diat, ou second du navire, que de-

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cidement j'allais au Para, il m'en cOllta cinquantefrancs en sus de& six cents, pour m'apprendre a sa­voir du premier coup ce que je voulais.

Quand un maIhem' ou une contrariete arrive, unautre malheur, une autre contrarie-Le viennent a ]asuite. Lasse d'etre sur le pont) peu satisfait de mescompagnons de route, je rentrai dans ma cabine)que j'occupais seul alors, avec le projet de prepa­reI' mes effets pour notre arrivee prochaine au Para.Je remontai plus vile que je n'etais descendu. De­puis Bahia, il y avait, dans la chambre la plus voi­sine de la mienne, une famille composee d'uu grandindividu a l'ai1' insolent, de sa femme et de deuxpetits enfants. Ils occupaient a eux quat1'e une etroitecabine d'011 ils sortaient rarement, et ou les incon­sequences de la petite famille rendaient el'une impe­rieuse necessite la mesure hygienique du renouvel­lement de l'air. Quanel il me fallait passeI' devantcette porte, ouverte en face de la rnienne, mes che­veux se dressaient sur ma tete. Le mal pouvait sereparer quand j'avais it quitter ma cabine pour mon­ter snr le pont et respirer le grand air. Mais c'etaitimpossible s'il me fallait descendre : je ne pouvaisfermer ma porte sans etouffer, ni la lai. ser ouvertesan etre asphyxie.

Au r~tour de leur promenade a terre) les pas a­gel'S qui avaient Me si polis avec moi apporterentles journaux d'Europe. Leur lecture fit naitre degrands debats politiques. On cria, on se dit, selonl'usage, des grossieretes. Dans les entr'actes le chan-

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teur sifflait ses romances. Le temps, comme on voit,etllit bien employe.

Enfin le 9 j uillet nous entrames dans les eaux del'Amazone : a notre gauche s' etendait la terre duPara; bien loin devant nous et adroite, la grande Hede Marajo. Tous les passagers etaient ou paraissaientcontents. Nous passions alternativement d'une cha­leur insupportable aune averse qui faisait filiI' toutle monde sous le pont, ou, malgre le bruit, j'enlell­dais croasser mon officier melomane. Je preferaisl'averse.

Le personnage qu' on nommait emphatiquementle comendador n'avait pas plus de gite que moi; et,pour mes peches sans doute, le chanteur etait dansle meme cas. Cependallt ce dernier connaissait lePara et un hOtel; - it Y avait un hOtel! - c'etaitune fortune pour moi. Je lui pardonnai tacitementses chants; nOlLS nous entendimes pour trouver unlogement; et j'eus l'espoir .que, en depit de notrevoisinag:e, les distractions qu'il trouverait dans laville, paralyseraient son penchant trop pro noncepour la musique italienne.

L'aspect de la ville du Para a de loin une grandeanalogie avec Venise. La vue de ces plages basses,de ces arbres dont la petitesse ne me rappelait pasceux des montagnes que je venais de quitter, ne mesemblait pas en rapport avec ce que j'avais entendudire; car aRio) si on parlait d'une chose merveil­leuse, eUe yenait du Para; les oiseaux les plus bril­lants par leurs couleurs eclatantes etaient des en-

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fants du Para; les fwits les plus savoureux, les ana­nas, les avocas, les mangles, les sapotilles, etc.,toujours des produits du Para.

Qnand on jeta l'ancrc, comme nOU3 n'etions plus)'afraichis par la brise de la mer ni par le mouve­ment d' air du a. la marche dn navire, j e crus quela chaleur allaitme suffoquer. On deposa sur le quai,sous une espece de hangar, tous nos effet , et lesconfiant a. la surveillance du cornendador, nous al­lames chercher notre logement.

L'entree de l'hMel Mait une cuisine desservie pardes etres si sales et surtout d'une paleur tellementetrangc, que je ne doutai pas un seul instant d'avoirsous les yeux des malades attaque de la fievre jaune.

Ces fantomes debarrasserent, sur l'ordre du maitre,une grande piece qui nous etait destinee. On en en­leva des tas de vieilles guenilles, de vieux pots cas­ses, un berceau d' enfant et un tonneau de vino Cettepiece, a. peu· pres aussi grande que mon magasin deVictoria, n'etait separee d'une autre dans laquellecouchaient pele-mele 1 maitre de l'hOtel, se n­fants, les dom tique pales et les negres, que parune cloison s'elevant a. peine a. six pied, et qui n'at­teignai t pa la moitie de la hauteur du plafond.

Apres avoir a sure notre gite et le diner, nous re­tournames ur le quai. Le chanteur connais ait lesu ages: chaque piece de notre bagag £Ut porte se­parement par des gens de toute coul ur, de tout ageet de tout sexe. Naturellement les plus gros objetsavai nt ete lai e aux plus faible. omrni ionnaires;

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il Y en avait dix-sE'pt; la elli ine, l' scalier etaientcneombres, et la file se prolongeait jnsque dans larue. otre marecbal des logis fit entrer dans notl.'egrande chamhre tout ce monde, dont il forma unfront de hataille, aligne par rang de taiU ; cbaqueporteur ayant devant Ini son paquet. Comme cettemanmuvre avait ete faite serieusement, la hande segardait hien de sourire. Chacun regut, scIon sontravail, une piece de monnaie. Puis nous fermamcsla porte, apres avoil' un peu hl'ntalement pousseles trainards, qui pal'aissaient vouloir reclamer. C'e­tait, selon l'u age, ceux qui avaient ete le mieuxpayes. Cette fagon de mener les afl'aires m'avait faitpardonner la mll ique vocale a un homme qui lesentcndait si hien. J attenilis toutefois avant de luidODDer l'ahsolution. Le diner, comme je m'y atten­dais, ne fut pas pl'ecisement hon : c' etait la cuisineporlugaise reduite a sa plus simple expre ion. ousaUttmes le meme oil' couril' la ville avec le comen­dadol'. Les rues sont large , les maisons n' ont pres­que toutes qu'un etage; eUes ont des halcons aquatreacinq pieds du sol. La t 1'1' rouge dont les rues soutremplies salit et tache tout ce qui est propl'e; c'estco que j'ai pn re onuaitre en rentrant le soil'.

Dans notre cbambre de. tinee a quatre personne',i1 n'y avait que deux hamacs. Fort hp.ureusementj'avais apporte le mien; I comendador et le IDll­

li'ltre, son compagnon de hord, occuperent les deuxuutres. L'officiel' melomane rentra au milieu de lallnit, et san plus d'egal'd qu'a l'epoque Oll iJ iffiait

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co";;;Ul

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sos romances dans les oreilles des geus, it se mit a.pader tout haut, appelant le maitre du logis, les do­mestiques; reclamant un lit, avec des j urements depossede et tout furieux, it sortit PO~lf chercher giteailleurs. J'etais aussi furieux que lui et, cette fois, jelui donnai ma malediction. 5eulle mulatre ne s' etaitapergu de rien, et ronflait comme de coutume. J'al­lai passeI' le reste de la nuit sur un balcon, au clairde la lune, qui brillait calme et pure dans une at­mosphere rafraichie qui ne commence a. s'embraser'chaque jour qu'aprcs le lever du soleil.

J'appris avec peine le lendemain que je ne trou­verais pour me servir aucun domestique parlant lefrangais. On m'indiqua un horloger qui peut-etrepourrait me renseigner un peu mieux. n demeuraita. c.Ote de l'hOtel. 11 faut avou' voyage dans un paysdont on connait peu ou point l'idiome, pour com­prendre avec quel plaisir, apres avail' ete longtempsdans la societe d'etrangers, j'allais entendre la languematernelle. L horloger m'offrit de m'accompagnerpartout OU j'avais a. remettre des lettres d'introduc­tion. J'acceptai avec grand empressement et nousallames fau'e nos visites. Partout je fus regu a. mer­veille et l'hospitalite me fut offerte avec cette cordia­lite qui est generale chez les Bresilicns; mais je pre­ferai ma liberte, puisque j'avais trouve a. me loger,et je revins avec mon guide pour faire quelques em­plettes.

ous coun'lmes toute la ville pour tr01,1vel' les chosesle plus ordinaires; un petit livre qui, en France~

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m'aurait coUte cinq sous, me couta six francs. Ondoit s' attendre ici it rencontrer chez un marchandles objets les plus completement etrangers a soncommerce : de~ souliers ou un parapluie chez unmarchand de tabac; le bottier a quelquefois de l'e­lixir de la Grande-Chartreuse, une guitare ou desperroquets it vendre; ainsi des auh'es. J'ai longtempscherche une ecritoire; j'avais perdu un scalpel, il

. m'a Me impossible de m'en procurer Ull autre; lesboutiquiers chez lesquels mon horloger me con­duisait pour cette em plette, s'empressaient de medonner non pas un scalpel, mais une lancette poursaigner; tout le commerce du Para en avait avendre; j'ai oublie de m'informer pourquoi la lan­ceUe joue un si grand rOle dans cette ville.

J'appris en parcourant les rues que ces figuresPineS, ces cadavres vivants qui m'avaient d'ahordimpressionne desagreablement, n' etaient pas maladesle moins du monde. La plupart de ces individus sontdes Portugais venant des iles. Ces gens-lit, par eco­llomie, ne depensen t rien; on m' a illt que plusieursvivaient avec quelques bananes par jour. Leur sangs' appauvrit, ils perdent leurs forces; ce regime, au­-quel pourtant ils s'habituent, leur donne cette cou­leur dans laquelle le vert dornine, ce qui ne lesempeche pas, en amassant sou sur sou; de devenirfort riches. Mon guide fai ait toujours cette plaisan­terie en les voyant :

« Voila M. le comendador futur; ces gens-la ledeviennellt tous. »)

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UneJJoutique au Para.

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J'avais l'intention d'cn peindre UU, car ce type decadavre vivant etait une etude curicl.lse a joindrea. celles que je pos edais deja; mais quand j ai eteen mesure de le faire, je me trouvai a man tourpale, vert et malade.

Par 1intermediaire de man horloger, j'eus l'espoirde me procurer pour domestique un Fran .ais hahi­tant le Bresil depuis trente-deux ans; mais on nesavait ou le trouver. Dne fois mes lettres remi es,j'allai faire une visite a M. de Froiclfond, notre consulau Para. II habitait ~l une demi-lieue de la ville, alazareth. C'est dans ce lieu que les gens riches re­

sident gen6ralement; c est encore, comme le Catettede Rio, un faubourg Saint-Germain.

Je trol.1vai le consul etendu dans un hamac; iletait fort pale et tres-maigre. J'avais aussi pour llli1me lettre du hon M. Taunay, qui, avec sa mode ticordiuaire, s' excusait de prendre la liberte de re­commander un homme comme M. Biard, ne ecroyant pas de titre pour se poser en protecteur. IIremerciait d'avance M. le consul de Para de ce qu'ilvouclrait hien faire pour moi. 1. de Froiclfond mepresenta a sa femme, une fiUe de Mme la duchesscde Rovigo que j'avais eu l'honneur de connaitre itParis. C Mait un grand bonheur lour moi de pOl1­voir, presque en arrivant dans ce pays, pader depersonn qni m a,aient honore de lenr Jienv il­lance. Quand je temoignai le de~ir d'nvoir nu do­mestique sachant le fl'angais, M. le eonsul, Sill' l'iu­termecliaire de qui je comptai tOllt llutnrcllemeul

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pour trouver ce qu'il me fallait, me decouragea en medeclarant qu'il ne connaissait personne. Le peu deFranc;ais residant au Para etaient des negociants repre­sentant des maisons de commerce soit de Nantes) soitdu Havre. Mon guide ayant alors cite le vieux Frangais:

cc Mais, (lit M. de Froidfond, c'est un vieux mi­serable, un ivrogne. Gardez-vous de le prendre avotre service; il s'est fait chasser de partout.»

Puis, en apprenant que mon dessein etait d'allerdans les bois vierges pour y peindre et faire de laphotographie, M. de Froidfond m'interrompit en­core en s'ecriant : cc Des bois vierges! mais il n'yen a pas, ou il faut aller bieD. loin. »)

Cette nouvelle etait plus decourageante que l'im­possibilite d'avoir un domestique. Ainsi j'avais faitplus de cinq cents lieues de cotes en quinze jourspour venir chercher une grande deception!

Cependant en prenant conge de M. le consul, jeme promis bien de ne pas me tenir pour battu, plusque je ne l'avais fait l'annee d'avant, alors que leshabitants de Rio m'affirmaient que les Indiens etaientdes mythes, et je repetai tout has : cc J'en aurai,dusse-je aller jusqu'au Perou! »

Je logeais toujours dans mon galetas, avec moncomendador et son mulatre. L'officier melomane etaitparti; je n'avais plus que les ronflements a redou­tel'. Je parvins a leur faire baisser de ton en sif­tllillt de toutes mes forces, procede fort en usageclans les postes cle la garde nationale parisienne, etque j'avais 30uvent pratique avec succes.

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Mon voisin de cabine m'entrama un jour avecllli. faire une visite au president cl la provincf'.11 fallut endosser le vetement noir de la tetc auxpieds. C' etait bien pis qu'a Rio; ici nous etions apeu pres sous la ligne, et, ma1gre le clesir que lesindigenes ont de se montrer dans les ru ::; vetu al'europeenne, ils claignent porter aussi des habitsblancs sans rougir; j'etais clonc clans mon element.Mais un president!... une espece de vice-roi! ...Mon plus mortel ennemi se ftlt attendri en me voyantfaire ma toilette, vel'S midi, alors que le soleil p1a­nait si bien sur moi, que mon corps n'avait plusd'ombre. Oh! que je l' grettais le temps OU le so­leil projetait la silhouette cle mes guides jusqu'aufond du desert d la Laponie, pendant cette longuejournee de six mois OU il s montre toujours a l'ho­rizon, dont il fait le tour san jamai disparaitre!J'etais bien plus a mon aise a10rs avec mes troisou quatre vetement de laine, m s immense botte,mes gants de peau d'ours, etc., que je ne l'etaisau Para avec un habit de drap legeI', un gilet desoie et une cravate blanche; je mis beaucouI detemps ales ajuster. Quand je voulu mettr desgants, les couture eclaterent de tous cOtes, et cela,je l'avai bien merite. Je me sui moque, en com­men<;ant ce recit, des conseils qu'on m'avait donnesa mon depart; eh hien, parmi ce con ils etait celuid avoir des gants cousus avec du fi1, la soie nresi tant pa a l'extreme chaleur. Sur une douzaine,un seul, a peu pr" entier, put I' mplir son office·

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j'enroulai le moins dechire autour d l'autre main;celle qui devait tenir mon chapeau, mon afl'reuxchapeau, qui me serrait les tempes, et dont la cou­leur noire me cau ait une transpiration plus abon­dante encore q~e de coutume.

Mon Bresilien, lui, triomphait; j] portait d'un aird'aisance son pantalon it sous-pieds et it bretelles.

Nous partimes muni' de nos parapluies, meubletoujours indispensable, bien pIu contre le soleil quepour la pluie. Quelques gardes negres et indiens, unpeu deguenilles, un peu depareilles quant it I'Ulli­forme, sommeillaient dans l'antichambre et sur l'e ­calier dn palais. M. le president eut la bonte de mefaire dire par mon compagnon qn-'il se mettait it madisposition, regrettant de ne pouvoir causeI' d'unemaniere suivie avec une per onne qui lui etait siparticulierement recommandee.

L'audience terminee, je rentTai chez moi au pasde course; j'arrachai mes in truments de torture elles jetai loin de moi avec horreur, decide a ne plusles remettre qu'en France, si j'avais le bonheur dela revoir jamai .

J'avais apergu en rentrant, sur la porte de monhorloger, un individu dont la mine m'avait depln :il etait tres-sale, tres-vieux:, tr' -laid; des sourcildescendant au-dessou des yeux les Ini cacbaient. .

completement; il etait en outre un peu boiteux :j'ai su depuis que c'etait par suite d'une blessureregue a la jambe it l'epoque des revoltes du Para.Ce per onnage peu agreable me fut presente dans

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un bon moment: je n'avais qU'lln pantalon blancet des pantoufles; s'il etait entre ~hez moi quandj'etais vetu de noir, nul doute que je ne l'eusse jeteit la porte. C'etait le Frangais, mon futur domes­tique, M. Benoit. Au Bresil, on dit it tous les gar­gons d'hOtel: cc Monsieur, faites-moi le plaisir deme faire parvenir nn potage.» Si par malbeur vousconservez la mauvaise habitude que vous avez priseen Europe de dire: cc Gargon, mon potage,» vous etesjuge, vous attendrez toujours. Donc l'individu enquestion eta:it M. Benoit; je n'avais pas le choix,j'arretai avec lui ce qu'il aurait a faire.

La cuisine d'abord, je jetai un regard sur sesmains; - mes habits a entretenir, ainsi que meschausRures ; - involontairement je le parcourus dela tete aux pieds, j'en eus le frisson; - me Ruivredansles boi et porter mon bagage, - sa jambe m'in­qnietait un peu; enfin et surtout il devait me servird'interprete. A ses premieres reponses je crus avoiraffaire a un polyglotte, car il me parla dans unelangue inconnue. ayant besoin que cl'un hommesacbant le frangais et le portugais, je repetai maquestion; il repliqua quelqne cll.ose cl'incompreh n­sible. L'horloger m'expliqua rue aepuis on sejollrprolonge au Para, M. Benoit avait un peu oubli' lefrangais et fort peu appris le portugais; mais qu'ilavait bonne volonte ..Ceci etait vrai, car it peine luiells-je dit cl'aller me chercber un chaise a clroite dela chambre, qu'il se precipita a gauche et m'ap­porta mon chapeau. Ce trait selll m'mlt cl' cide: j'en-

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gageai M. Benoit au prix de mille ri par jonr etla nourriture; il avait son hamac et un petit coffl'e'dans lequel etaient un pantalon et. une chemise derechange. M. Benoit n'a jamais rien change pen­dant tout le temps ([u'i1 a ete aye moi.

Maintenant, avant de me composer un petit me­nage, il s'agissait de trouver a me loger dans le voi­sinage des bois, t Is qu'ils etaient, faute de mieux.Encore des impossibilites; chaque jour j'apprenaisque, dans ce I ays, on trouve de tout, excepte ceclont on a besoin.

Un jour, devant la porte du consul, j'exprimaismon mecontentement de ne rien pouvoir fair, quandde loin nous vimes un jeune homme monte ur uncheval blanc.

cc Voila votre affaire, me dit M. de Froiclfond;c' est M. Gingembre, un ingeni ur frangais qui ha­bite azareth; il a fait une route dan les bois, i1connait tous 1 s Indi ns des environs, qll'il a em­p10yes a ce travail. »

Ill'appela. M. Gingembre se mit a ma disposition'et une heure apres nOlls courions la campagoe. OilS

entrames dans le bois ollla route avait ete faite parses ordres. Apres avoir marche assez longtemps pourtrouv r ce que je desirais, 110US revinmes sans Hvoirr8ussi : tout c qu j'avais vu etait loin d me satis­faire; mais, omm j n'avais pas le choix, il fallait'e content r de ce qui se presentait. En allant de

tou cOtes, nous decouvrimes une case bien cacheepar 1 S 8rbres. Ell appartenait a nn meclecin et etait

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VOYAGE AD BRESIL. 329

habitee par denx Indiens, homme et femme. Nousallames de suite chez le proprietaire, qui voulut bienm'accorder la permission d'aller m'y loger, me pre­venant toutefois que je serais bien mal. n ne com­prenait pas ce gout de vivre seul, en compagnie deM. Benoit, dont la reputation etait connue de tousles gens de la ville. Enfin, puisque j'etais decide,cela me regardait seul.

M. ,Gingembre eut la complaisa.nce d' extraire deson menage de gargon quelques objets a mon usage,en me donnant une liste des choses les plus neces­'aires a la. vie que j'allais mener; et le lendemain,apres avoir pris conge du comendador, je fis placersur une charrette tous mes effets et mes emplettes.

Nous avions deja depasse Nazareth, quand nousrencontrames le docteur qui venait au-devant de moi,pour me prevenir que la seconde piece de la case,dans laquelle allait habiter le mena.ge indien, puis­qu'il me cedait la premiere, avai t son toit de feuil­lage en fort mauv'ais etat, et que jusqn'a parfait€.reparation de cette piece je ne pouvais occuper lapremiere.

Contrarie au dernier point, je revins sur mes pas.M. Gingembre me conduisit chez lui, et ne voulutplus me laisser partir. J'acceptai volontiers, carj'avais un moyen de lui faire pla.isir a mon tour :c'elait de faire son portrait pour en faire don a safamille, dont il etait separe depuis longtemps; jem'installai donc chez lui dans une grande piece durez-de-chau s' e, Oll j'accrochai mon hamac.

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Le Benoit avail ete deja renvoye autrefois de cettemaison; je fi mes excu es a mon nomTel hOte surl'embarras que je lui causais; il me pria de ne plusrien lui dir de semblable, ou peine de le desobli-

M. Benolt.

gel' : M. Benoit fut autorise en consequence a SU5­

pendre son hamac dans nn corridor, et le lende­main i1 porta mon bagage sur cette route nou­veHement faite, 011 p rsonne ne passait, et qui

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VOYAGE AD BRESIL. 331

deja etait en partie cachee de tous cOtes par la ve­getation.

M. Benolt commenga son service par casser unebouteille contenant du nitrate d'argent, et la chosese fit assez adroitement pour gater completementun pantalon que je mettais pour la premiere fois.Il s'excusa beaucoup, et je vis bien qu'il pren­drait garde a l'avemr et que je pouvais etre tran­quille, puisque le meme jour il mit son pied sur uneglace photographique qui sechait contre le mur,et sur laquelle etait l'image de M. Gingembre, enattendant le portrait dont je voulais lui faire lasurprIse.

J'allai le lendemain dans le bois. La chaleur mejoua de mauvais tours; mon collodion ne coulaitpa ; l'ether sechait immediatement. Je n'en persistaipas moins it vou1oir travailler. Me defiant un peude M. Benoit, je l'avais remp1ace par un negre pourporter mon bagage. M. Benoit avait suivi de loin,et tout le temps que je passai it travailler, i1 restuimmobile, appuye sur un grand baton. J'cvitRis deregarder de son cOte : son air et sa pose m'aga­~aient; j'avais tort, car sans doute il attendait mesordres. n cherchait it cleviner mes gouts, et, comme iletait plein de bonne volonte, je pouvais esperer qu'ilme serait fort utile un jour. Effectivement, il em­porta mon bagage assez gentiment, sans se tromper;cependant, it un signe que je lui avais fait cl' appro­cher, il 'etait empresse cle s'en aller aus i vite quesa jambe le lui permettait. J'avai ete oblige cle cou-

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rir apre lui, et comme il etait un peu sour 1 etque son organisation le fai ait se meprcndre ur lesintentions autaut que sur les paroles soit fran~aises,

soit portugais s, il avait faUu 1 rattraper a la course.TIne fois seul, je restai qu lque temp 8. dessiner a

l'ombre et a chasser, pour ftlire l'essai d'un magni­fique fusil anglais que j'avais achete .8. Rio. Pourrevenir aNazareth chez M. Gingembr-, il faUait mar­cher plus d'une demi-heure au soleil, et, ainsi que jcl'ai clit, ce soleil du Para est bi en brulant. J'avaipeu a peu ate de mes vetements ce que la decencepermettait, et comme personne ne se hasarde it courirles routes acette heure de midi, je pouvais en pren­dre a mon aise; j'etais ai11si occup~ a.simplifier matoilette quand, de l'autre cote de la route, j .vis pas­seI' lentement un boa rouge auquel, san trop mehater aussi, je cassai les reins d'un coup de fusil. J'aiappris plus tard que cette espece etait assez rare.

Je passai, avant d'arriver a Nazareth, devant plu­sieurs mai ons de campagne; deux m ssieurs cau-aient devant la porte de l'une d' eUes. Mon humilia­

tion fut grande en reconnaissant le president de laprovince que j'avai vu a la ville. J'aurais bien voulu1'eviter, mais il etait trop tard: j'avais ete evente, mOlet mon serpent. Si on m'eUt clit, quelques jours avantcette rencontre, que je serais place dans une positionteUe que je regretterais mon habit noir, m s bottesvernies et mon gant, j'aurais regarde ceLte insinuationcomme une insulte, impossible a tolerer et meme aImagmer. En ce moment j les regrettais partout.

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M. le president parut pr ndre Ull vif interc~t amachasse; it profita de l'occasion pour me parler assezlonguement de Rio et des personnes qui m'avaientdonne des lettres pour lui. J'aul'ais prefere m' n aller.

Cette audience, qui fut plus longue que la premiere,eut enfin un terme, et arrive it azareth, j depouillai

Attention delicate de M. llenoil.

man boa sous les yeux de M. Benoit. Deux jour apresil attendait mon rev8il, tenant enroule autolU' de luides boas vivants, avec la pr' caution pourtant exigeeen pareil ca d'avail' une main SlU' le cou de reptiles,tres-pres de la tete, Tout habitue que j'etais avec lesserpents, ce ne fut pourtant I as av c une bi n grallde

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sati faction que je vi , a quelques louces seulementde ma figure, fretiller ceux-ci, la gueule ouverte etsifflante. Je ne parle que pour memoire de deux ou

trois serpenteaux qui se tortillai nt autoill' du cha­peau de M. Benoit.

n avait rencontTe un negre qui faisait jouer cesboas avec un rat attache a une ficelle, au grand plai­sir des enfants negres et indiells. Cbaque fois que leserpents serraient de trop pres ledit rat, le negre lesreprenait tres-adroit ment, en leur passant sur le eauUlle petite palette en bois de la forme d'une beche, etderriere cette palette illes empoignait, ans craindred etre mordu.

Au Para tout le monde connait les boas; on aitqu'ils ne font pa' de morsures dangereuses, on ne s'enillquiete pas; dans beaucoup de mai ons meme ilsfont office de chat. Us sont inoff'en ifs, amoins qu onne les frappe ou qu'on ne les derange. Si j'avais suou mettre un de ces animaux, deja un peu familier,je l'aurais achete; mais j'avais deja assez encombre lamaison hospitaliere. Je remerciai toutefois mon page,qui alors se precipita sur mes vetem nt pour lesbrosser, ce que je ne lui permis pa de faire. J'avaiechappe heureusement a a cui ine; la prudence ID"

faisait un devoir d'etre mon valet cle chambre. M. Be­nolt restait seulement investi cle fonctiolls d'int r­

prete, et encore!De azareth j'allais frequemm ut n ville. Je n ai

vu tiullc autre part la popuhtion cle couleur se vetirtl'ulle fa~ull si l'eeberehee, si coquette qu'au Para. Le::;

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VOYAGE AD BRBSIL. 337

negresses - et les mulatresses surtout, grace a. leurlaine frisee - se font des echafaudages d'une grandedimension, qui pourraient se passeI' du secours dupeigne : cependant toutes en ont, en ecaille et im­menses. Les fleurs jouent la dedans un grand roleaussi, et quelquefois ces femmes sont assez agreablesa. voir, avec leurs robes decolletees et toujours decouleur hrillante.

Quand je n'allais point dans les bois, je partais debonne heure de azareth et, ainsi qu'a Rio, j'allaisme promener dans le marche, qui se tient tout a faitsur le bord de la riviere. De grandes et de petitesembarcations viennent s'amarrer contre le qnai; lesacheteurs, du haut de la falaise qui est fort elevee,plongent dans ces embarcations, et ils peuvent voird'un seul coup d' ceil, a vol d' oiseau, ce qui est a leurconvenance. Il ne faut pa oublier de faire ses provi­sions d'as ez bonne heure, car dans la journee on netrouverait presque ri n, et surtout point de viande.

Un autre marche interieur m'offrait moins d in­teret, la terr roug dont j'ai parle, quand il n'a paspIu de quelques jours, s'y eleve de tous cOtes ennuages sous les pied d la foule: malheur aux ve­tements I Ce marche d'ailleurs a moins d'etendueque l'autre, et, sans en etre bien sur, je crois qu ilest cOIl;sacre specialement aux objets ayant dejapasse entre les mains des revendeurs t de reven­deuses.

La on voit tou les croi em nts de race, depui 1blanc jusqu'au nOlI', n passant par les nuances les

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plus diverses : le Mamaloea d'abord, le Tapouya, leKafouse, le mulatre, le metis, l'Indien et le negre.

Pour decharger les bagages sur le quai, une com­pagnie de noirs s'est organisee ; elle procede avec 01'­

dre et est soumise a des chefs. Je doi convenir quec'est par hasard quandj'apprends quelque chose con­cernant les administrations, les details de police et, engeneral, ce qui emane du gouvernement. Ma sobrieteace sujet, quandj'ai parle de Rio, en e tune preuve.J'ai sous les yeux un livre, peut-etre fort interessant,sur le Bresil; on y apprend, sou par sou, ce que coUtechaque ministere; on y voit tout ce qVe rapportentles cafes, tabacs, etc.; on y raeonte le passe, on ypredit l'avenir. Tout cela est au-des us de ma por­tee: c'est pour cette rai on que je lai e les autresparler sur ces sortes de chose, et que je m'abstienssoit de louer, soit de blameI'.

M. Gingembre me fit faire la connaissance d'unFranc.;ais, M. Leduc, representant d'une maison deParis, et par ce dernier, je me vis de sUite en rap­port avec d'autres Franc.;ais, MM. Culliere, de Nantes,M. Harismudi, du Havre, etc. Jou fimes un jour lapartie d'aller dans rile d'Ara-Piranga, tout pres derile des Onces et de la grande ile de Marajo I, lapatrie des ~rotales et des tigres. C' st de l'ile deMarajo qu'on tire les bamfs pour l'alimentation duPara. L'annee 1859 avait ete fatale aces animaux:les inondations de l'Amazone les avaient presqu

1. 1'lIe de Marajo separe en deux l'embouchure de l'Arnazone.

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VOYAGE AD BR:ESIL. 339

tous detruits; et comme il n'y avait pas beaucoupnon plus de came secca et de faigeons , les Frangaishabitues a un regime different de celui du Bresil,mangaient beaucoup de conserves d'un prix tres­eleve, comme tout ce qui vient d Europe et desEtats-Unis.

Nous partimes nn dimancbe, dans une embar­cation, et au bout de quelques heures nous arri­vames devant une grande fazenc1a. Le maitre de lamaison, un Portugais, vint nous recevoir, et nousconduisit immediatement dans la salle a manger,lieu de passage d' OU l'on communique avrc le restedes appartements. La table eLait parfaitement nue;je l'aurais preferee autrement, mais l'heure du de­jeuner n'avait pas sonne, et j'appris avec terreurqu'il fallait attendre encore longtemps.

Dans cette fazenda etaient une cinquantaine d' es­claves occupes a fabriquer des vases de toute sorte;on nous en montra de magnifiques, puis on nousconduisit au jardin OU s'etalait du raisin verjus quifaisait le desespoir du proprietaire. Ce jardin, commela pIupart de ceux du Bresil, etait decoupe, parde petites al16es, en plates-bandes, dont les bor­dures souvent en pierres ou en coquillages, rempla­gant fort mal nos buis ou nos gazons, imprimaient

. a tout l'ensemble un cachl:t de ech resse et d'ari­elite. La cbaleur empeche les fleurs de se develop­per ou les developpe trop tot.

Le maitre de la maison avait, au reste, une ma­niere d'agir qui m'avait reduit au silence; car en

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arrivant ayant dit franchement mon avis sur cer­taines choses qui me plaisaient, immediatement ilme les offrit.

On alIa ensuite parcourir rile; nons chassamesen chemin, a l' ombre de bois tres-touffus, et nousarrivames ainsi de l'autre cOte de l'ile, Oll je fisun croquis de mangliers et ramassai des coquilla­ges. Ensuite, ayant laisse le reste de la compagnieretourner a la fazenda, nous alIames, M. Leduc etmoi, nous baigner, sans songer que nous etionsdans le voisinage des caimans. Notre appetit futconsiderablement augmente par cette seance nau­tique, la marche forcee qui suivit l' accrut encore.Quancl nous arrivames on avait dejeune; on reser­vit pour nous, et l'admiration fut au comble dansl'assemblee quand eUe nous vit officier de fagon afaire disparaitre non-seuJement le dejeuner qU'OllHOUS avait garde, mais une partie du diner futur.

Le lendemain mon parti etait pris : des Indiens apeindre commodement, des oiseaux peu mefiants eten grand nombre, des alIees sombres pour la pho­tographie .... que pouvais-je desirer de mieux? IIfut. conveHU que je viendrais m'installer dans celieu. Etfectivement, quelques jours apres je profitaide la barque qui va et vient regulierement de Paraa Ara-Piranga, et, M. Benoit en tete de mes ba­gages, nous vinmes nous installer dans l'ile.

Je m' etais permis de lui dire avec les plus grandsmenagements, avant de partir, qu'il etait complete­ment degoutant) parfaitcment abruti, et que je le

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priais de se modifier un peu, par pudeur, si ce n'etaitpar proprete. Effectivement, mon avertissement pa­rut le toucher, il changea de cravate. Je n'osai pasinsister sur le reste, me reservant de le pousser dansreau, par megarde, le premier jour OU j'irais mebaigner.

n n'y avait it Ara-Piranga, quand j'y arrivai, quele frere du patron et un jeune artiste qui, sans avoireu de maitre, faisait tous les dessins de vases, quel­quefois d'un style assez pur. Je m'illstallai de monmieux dans une grande chambre ayant vue sur lefleuve, et pendant une qllinzaine de jours je pei­gnis tout a mon aise, pour la premiere fois depuismon depart d'Europe.

Dans cette fazenda j'avais a choisir mes mo­deles, depuis le Mamaloca jusqu'au negre. Quandj'eus peint quelques lndiens, je me mis a faire de lapbotograpbie.

Au bout de quelques jours mon bagage etaitd'autant plus facile a porter que j'en laissais unepartie dans les bois; ma tente restait debout, et jene craignais pas les voleurs. Malgre la ehaleur, tou­jours accablante, je fus plus heureux que dans roestentatives d'autrefois, et je pus grossir dans cetteHe mes collections de toute espece. Je n'avais paspour me desesperer des rooustiqlles acharnes surmoi, mais j'avais, en compensation, M. Benoit.Grace a lui, je perdis encore un pautalon, qu'illaissa tomber dans le flenve en aidant une negressea faire secher mon Enge.; il eut pu le sauver, son

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horreur de l'eau le retint attache non au rivage,rnais sur les marches du debarcadere en planchescl' ou les esclaves descendaient ordinairement pourcharger et decharger les embarcations.

J'ai dit que pour simplifier mon bagage, j'en lais­sais une partie dans le bois .... Je m'etais arrangeune cachette OU je deposais mes glaces, mes flacons,et quand j'arrivais il n'y avait qu'a les faire porterpres de ma tente, puis je renvoyais M. Benolt, qui,faisant toujours le contraire de ce que je demandais,m'aigrissait beauconp le caractere. Le plus souventil .disparaissait tout a fait, mais d'autres fois jel'apercevais appuye invariablement sur son baton,dans la pose de ces jarclinicrs en terre cuite quifont l'ornement de certains jardins. Cette pose du­rait autant qu'il me plaisait de travaillerJ et quandj'avais enfin termine, si je lui faisais signe de venirm'aider a arranger mes differents ingredients, c'etaitpresque toujours le signal de son depart.

Un jour, etant presse de rentrer, je le laissaimettre seul mon materiel en slirete. Le lendemain,en arrivant a l'endroit ou M. Benoit a depose mesflacons, je ne les tronve plus. Je cherche de touscOtes; insensiblement je m'eloigne du point de de­part, jem'egare; plusje m'eloigne, plus je m'engagedans un fouillis de lianes; pour comble d' ennui, lapluie s'en mele. Enveloppe de tous cOtes, je veuxfaire 11 age de mon sabre, je ne trouve sous mamain que le fourreau. Ce n'est qu'apres de longsefforts que j e parviens a me degager, furieux contre

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M. Benoit, auteur de ma mesaventure. J'etais en ou­tre mouille jusqn'anx os. Au moment OU je revenaissur mes pas, je tombai dans un trou oll, pour me re­tenir, j'empoignai avec force le tro,nc d'un palmierepineux qui se lrouvait devant moi. Quand je regar~

dai ma main, je crus voir un herisson : tous mesdoigts etaient couverts d'epines, ainsi qu une partiede l'avant-bras. A la douleur que j'eprouvais vint sejoindre la crainte d' avoir ete blesse par un arbrevcneneux; j'oubliai bien vite mon sabre, mes fla­cons egares; la souffrance etait trop grande pourque je me pl'eoccupasse (1'autre chose. Je retirai leplus d' epines que je pus, celles qui pouvftienl sesaisir avec les doigts, en attendant que je pusse meervir de pinces ou d'aiguilles. Ma colere s'etait cal­

mee, et, plus maitre de moi, je m'orientai sur unrayon de soleil, et apl'es de nombreux d~tours, jesortis enfin du bois, tres-loin de mq. tente. J'aper­gus pres d'elle, dans sa pose de jardinier galant,M. Belloit, qui m'avait apporte un parapluie aussitOtqu'il s'etait apergu que la pluie avait cesse. J'avaisautre chose a. faire qu'a. le gronder, et, sans l'en­lever au charme de son attitude, je pris en toutehate le chemin de la maison, OU mes pinces a. pre­pareI' les oiseaux me furent d'un grand :::ecours. Vnemulatresse me fit l'operation tres-adroitement; i1ne me resta qu'une cinquantaine d'epines enfonceestres-avant sous la peau, et qui peu a. peu ortirentans me faire de mal. Je regrette d'avoir a. ajouter

que cette mu]atresse i adroite etait un peu voleuse

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et que j'eus la douleur de la voir fouetter quel­ques jours apres, au grand contentement des autresfemmes de couleur, moins jolies qu'elle. Cet evene­ment, auquel sans doute elle etait habituee, ne l'af­fecta pas beaucoup, car deux heures plus tard elle

La mullttresse.

vint poser dans ma chambre avec tous ses atourset des fleurs dans ses cbeveux.

M. Benoit me parut beaucoup plus peine de cequi m'etait arrive par sa faute : car etant rentrequelques heures apres moi, le jour de ma mesav~n­

ture, il etait reste jusqu'au soil' clans son attitude

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favorite, sans donner autre signe de vie que celuide faire passeI' sa chique de la joue droite a lajoue gauche. Je n'avais pas de suite aper9u toutesles qualites de M. Benoit. Il etait de ces gens quigagnent a etre connus.

AussitOt que ma main me permit de nouvellescourses, je pris forcement M. Benoit avec moi pourretrouver mes flacons. n chercha vronement du cOteou ils devaient etre, a droite de la petite route, der­riere Ull tronc d'arbre que je lui avais fait remar­quer comme point de repere la premiere fois que jeles avais caches. 11 me lai sa perdre toute la jour­nee en vaines recherc;hes, et ce ne fut qu'au mo­ment ou je tombai par hasard sur les objets perdus,qu'il daigna se rappeler qu'il avait change l'empla­cement et l'orientation clu depOt. « J'allais vons ledire, monsieur, si vous n'aviez pas trouve la chose.»Telle fut, a mes questions pressantes, la smue re­ponse de M. Benoit.

A quelque temps de la, fatigue de peindre feusrecours a mon fusil; je mis M. Benoit sur sa routeen le poussant par les epaules; il ne pouvait setrornper cette fois qu'en passant ur moi, et je levis s'eloigner, plein d'espoir d'echa pper cette foisaux maladresses quotidiennes dont ce malencon­treux successeur de Jocrisse empoisonuait monexistellce.

Je rencontrai sur mon chemin deux negres escla­yes de la fazenda; ils me suivirent pour me montrerdes oiseaux que je lie voyais pas toujours clans la

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feuillee. Nous entrames ainsi dans l'epaisseur dubois. Javais deja temoigne le regret que j'eprouvaisde ne pas rencontrer de serpents. Mes negres enavaient vu de differents cOtes, entre autres un boaenorme qu'ils s'engagerent a traquer et a m'apportervivan l. Ces braves gens ~e eonterel~t tOlltes sortesd'histoires au sujet de ce dangereux reptile: it avaitmange des animaux d'une grandeur fabuleuse; mais,puisque cela me faisait plaisir, ils le prendraientcertainement le jour suivant.

Nous nous glissames pendant quelque temps a. tra­vel'S les lianes, et j'essayais de franchir un tronc d'a1'-

. bre abattu par la foudre, quand de l'autre cOte jevis etendu a. terre, dans une immobilite rigide, untres-grand serpent couleur de fer. J'avais regrettesouvent d'avoir ete force de me servir du fusil enpareille occasion; je me retournai vivement pourdire aux negres de m'aider it prendre 1'animalvivant; mais ils etaient devenus invisibles; leur bra­voure avait failli en presence de la realite.

Cependant la bane de fer cotnmen<tait it se mou­voir; il fa11ut prendre le parti ordinaire: mon coupfit ba11e, et, it mon grand regret, je per9ai d'ungrand trou la tete de l'animal, qui avait pres dequatre metres de long. Je rentrai bien vile dansma chambre, pour reparer le dommage pendantque la depouille etait encore f1'a1che. Ce serpent,d'une espece peu dangereuse, car elIe n'a pas decrochets, fait aujourd hui le pendant du fameuxsourOllCOUCOU que j'ai rapporte en Europe; tous