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DEUX OU TROIS

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D E U X OU TROIS CERCLES D E L ' E N F E R

On dit souvent d'un homme que sa vie durant il cherche la même femme. Peut-être refait-on sans cesse les mêmes bêtises. Ce diplomate, au travers d'une vie tissée comme tant d'autres de grands rêves et de petites déceptions, en était venu à se demander si à force de pays lointains il n'avait pas fini par marcher bien loin de lui-même. Le présent lui paraissait lourd de menaces, le passé ne lui offrait pas de refuge ; quant à l'avenir. il n'y croyait plus. U ne chose est sûre, à tourner ainsi, rien

n 'est plus aisé que de finir en enfer. pourvu que les autres s'en mêlent - et i le font si volontiers qu'ils doivent sans doute y trouver quelque plaisir. Mais alors, inattendue, une femme apparaît. Le nouvel objet de ses tourments réunit comme à dessein toutes les conditions pour les exacerber. U ne mystérieuse jeune

femme, de nos jours, cela fait bien démodé, un homme d'expérience, un connaisseur un peu blasé ne devrait pas s'en laisser accroire à ce point. Ce sont pourtant bien ces tempêtes singulières qui agitent les pages de ce livre.

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DEUX OU TROIS CERCLES

DE L'ENFER

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DU MÊME AUTEUR

Les gisants ne sont pas immobiles (poèmes)

Le Pont de l'Épée, 1985

Le Dernier Hussard

(récit) Renaudot, 1990

En l'île quittée du soir qui tombe (poèmes)

Galerie Racine, 1992

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Henri-Hugues Lejeune

DEUX OU TROIS CERCLES

DE L'ENFER

Quai Voltaire

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© QUAI VOLTAIRE . PARIS.

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NOUS AVONS MIS LONGTEMPS POUR NOUS REJOINDRE

N o u s VOICI DÉJÀ SÉPARÉS

À MON PÈRE

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1

Les miroirs

Enfant, en accompagnant ma mère chez ses couturières comme dans les grandes maisons où elle se rendait aussi quelquefois, j'avais appris le jeu savant de ces miroirs d'essayage à trois pans. Ils permettaient, positionnés comme il faut, de contempler, de part et d'autre de soi, un nombre indéfini du même personnage dont les images se reflétaient les unes dans les autres et s'enrou- laient en une légère courbe en même temps que s'es- tompait leur luminosité, ce qui laissait peu à peu une pâle ombre bistrée entrer en jeu, qui finissait par en abolir l'infinité possible.

Ces promenades s'étendaient du grand couturier à l'arpète, en été chez une habile provinciale au parler chantant, en une alternance savante qui permettait à ma mère de composer sa garde-robe de l'année en transposant les idées qu'elle pouvait glaner en plus des quelques robes et tailleurs qu'elle achetait dans les collections pour en constituer l'épine dorsale.

A cette époque, l'on incluait dans les salles de bains ce même miroir à trois faces, assez lourd, de dimensions bien sûr plus réduites, qui se repliaient les unes sur les autres.

J'avais reporté sur lui ce jeu, et, enfouissant entre ses faces mon visage, j'obtenais le même résultat et voyais se perdre indéfiniment le profil rêveur ou grimaçant

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avec lequel je m'essayais à jouer. Ce n'est que beaucoup plus tard que la vie s'est chargée de m'apprendre que mieux eût valu ne pas s'y attarder.

Ces temps-là se sont faits si lointains, tellement plus que les contrées les plus reculées d'aujourd'hui, que j'ai envie de glisser quelques images de plus entre les feuillets du miroir. J 'ai été élevé seul ; les autres enfants puis, à mesure que je prenais de l'âge, les autres m'ont toujours paru sortir de la brume, si j'excepte de grandes fêtes enfantines, immenses réunions familiales assez fréquentes à vrai dire en cette période d'avant-guerre où mes grands-parents maternels, encore puissants et actifs, se trouvaient à la tête de la tribu, venue du nord, de leurs multiples descendants, tous semblables les uns aux autres, et à moi, et légèrement différents suivant les branches. Venus parfois de loin, ils me semblaient parés de toutes les vertus de l'exotisme.

Je crois me souvenir que nous nous battions souvent car je paraissais aussi insolent et imbu de moi-même que je devais l'être vraiment, marqué de plus d'une étiquette de pur produit parisien qui représentait alors davantage de singularité qu'aujourd'hui parmi ces cousins un peu englués de province.

Les grandes personnes m'étaient sans doute plus proches, je veux dire les dames ; les pères étaient alors lointains.

J'aimais respirer et palper leurs fourrures et le parfum qui les imbibait, plus tenace que ceux d'aujour- d'hui au point que sa fourrure restait identifiée en permanence à l'identique senteur de celle qui le portait.

Cette atmosphère, je la retrouvais dans la penderie de ma mère où je faisais de nombreuses incursions, de curiosité ou de cupidité peut-être à l'égard des pièces qu'elle pouvait laisser dans les porte-monnaie de cha- cun de ses sacs.

Aujourd'hui encore ma docilité et mon intérêt pour

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escorter mes amies dans les magasins de mode consti- tuent une de mes caractéristiques. Je ne les abandonne que dans les boutiques de chaussures où je les trouve trop capricieuses.

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II

Les hautes vallées de l'Équateur

La vie à Quito commence de bonne heure. Les aubes et le clair matin figurent un éternel et

toujours recommençant été ; le soleil se lève imman- quablement sur un pur ciel bleu lavé de tous les nuages, sauf parfois quelques menues nuées roses qui s'attardent autour des sommets en forme de cônes toujours enneigés des anciens volcans visibles de la ville, le Cotopaxi, l'Antisana, le Cayambe et le Chimborazo, géants devenus à peu près tranquilles, sentinelles entre la veille et le sommeil comme entre le ciel et la terre.

Sous l'équateur la neige devient éternelle à partir de cinq mille mètres, que ces montagnes dépassent de fort loin, et à cette heure, elle étincelle.

Dans cet éblouissement et à ce moment seulement de tendres couleurs de rose, de bleu du ciel ou de blanc de la neige, sur le vert des hautes vallées ou le brun fauve de ces montagnes sans roches feraient-elles croire en la douceur de cette nature altière.

Ainsi le soleil règne-t-il sur le matin, pénètre tout de ses rayons brûlants, directs à cette hauteur. Seule l'ombre conserve la fraîcheur, ou l'eau, quand on la voit courir.

Bientôt, les nuages, de plus en plus nombreux, de plus en plus épais commencent à s'accumuler aux confins du ciel pour venir à quelque moment de

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l'après-midi éteindre le soleil et engorger de plus en plus la vallée.

Ils ouatent les maisons, les sons, l'on pourrait croire à du brouillard mais les écharpes qu'ils étirent au vent raréfié font bien voir que l'on vit au milieu des nuages.

Vers la fin de l'après-midi la pluie fait en général son apparition puis la nuit tombe, au même instant chaque jour.

Douze heures de jour, douze heures de nuit froide. Ainsi les quatre saisons vivent-elles en une journée

tandis que la fraîcheur monte et que l'obscurité, après la splendeur de l'aube, l'étincellement du matin, gagne.

Si le froid n'atteint pas des températures extrêmes, il gèle rarement à cette exacte altitude, humide et roide dans cet air rare, il pénètre cruellement.

C'est ainsi que le culte du Dieu-Soleil s'inscrit dans les chairs.

Les années que j'ai passées en Équateur, où m'avaient amené les hasards de la vie diplomatique, demeurent celles des randonnées que je faisais à cheval, tous les matins, très tôt.

Je quittais en voiture ma maison, accrochée au flanc des montagnes surplombant la ville, si j'étais éveillé assez tôt, au moment où le soleil allait se lever, ce qui se passe très vite sous les tropiques.

En quelques kilomètres je dévalais cinq cents mètres d'altitude pour me rendre à la quinta de l'ami avec lequel je montais, qui demeurait dans une vallée encore campagnarde, en dehors de la ville. Cette différence suffisait à réchauffer la température de cinq ou six degrés.

Parfois le panorama se compliquait de quelques écharpes de brouillard lovées dans les creux du relief que le soleil abolissait en quelques minutes.

Nous sellions les chevaux et partions rapidement. Les pentes, plus encore que de roches, d'ailleurs de

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même couleur ou presque, sont faites de terre grasse, argileuse, qui s'accroche aux flancs de la montagne en des pentes aux angles invraisemblables.

Peut-être l'air raréfié, qui amaigrit le vent, ame- nuise-t-il la force des pluies pourtant abondantes, mais ces pentes subsistent, follement raides, en partie grâce à la végétation qui s'y accroche, jusqu'à ce que de spectaculaires éboulements en fassent glisser des lam- beaux.

Quand les terres sont cultivées par les Indiens, leurs reliefs représentent des champs d'une hardiesse inouïe, que seuls des hommes peuvent travailler ; de toute manière ils n'ont pas d'animaux de trait. Ils les étayent quand c'est nécessaire de très étroites terrasses tout à fait différentes de celles des régions méditerranéennes.

Ces immenses paysages, leurs bleutés lointains, leurs nuages, leurs glaces, ont un aspect de mosaïques, de damiers, que l'on aimerait à croire unique tant il semble rêvé.

Jusqu'à l'instant de l'après-midi où ils s'enrobent dans les manteaux de pluie et de brume de leur hivernage quotidien, ces horizons romantiques jusqu'à l'excès sont un paradis pour les rares cavaliers qui s'y égaillent, fantômes des hommes d'armes de Pizarre qui inhibèrent à jamais les Incas de terreur superstitieuse.

Ils peuvent cavalcader à flanc de coteau, dans des paysages de peintures chinoises, sauter les murs d'adobe souvent à demi effondrés qui limitent les champs, hanter les bois d'eucalyptus clairsemés ou disparaître dans les chemins creux, passer à gué les ruisseaux d'eau claire qui traversent cette campagne de bizarres végéta- tions, alfas, agaves, grands cactus.

La beauté se conjugue ici de tant d'étrangeté que l'on se demande si le plaisir que l'on prend à contem- pler et à vivre dans ces paysages prend sa source en l'une ou l'autre.

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Pendant plus d'une année où il a séjourné dans ce pays en même temps que moi, Renaud se joignait presque chaque jour à ces randonnées.

Nous devînmes très bons amis, ce qui ne se serait pas produit ailleurs ni en d'autres temps si l'on songe à sa vie compliquée et malheureuse.

Il était grand, robuste, le visage calme, je le trouvais assez beau, encore que le sentiment que j'éprouvais de cette beauté, je le sentais, ressortît pour moi à une indéniable ressemblance avec les dessins de têtes fran-

çaises de François Clouet conservées à Chantilly ou à la séquence de ses ancêtres semés sur les pages des livres d'histoire de France.

Il parlait couramment l'espagnol ainsi d'ailleurs que l'anglais, mieux presque que le français où il conservait un accent de ses enfances marocaines de

prince exilé. Il savait beaucoup de choses et était d'évidence

amoureux de la vie comme de l'aventure. Il déployait dans ces climats sans péripéties une intelligence dont ce qu'il est convenu de nommer naïveté pouvait le priver dans nos cités : la naïveté étant l'ignorance du mal tapi dans les autres.

Il me faut parler de lui ; où s'en ira sa mémoire ? Élevé dans la nature et par elle, d'une race qui

dictait les lois, celles-ci l'intéressaient peu. Son naturel était charmant, d'une pureté je crois

rarement atteinte. Ses malheurs parurent d'autant plus tristes qu'à le voir le bonheur semblait avoir été inventé pour lui. Sa force physique comme celle de son carac- tère devaient en certaines circontances l'entraîner au

bout de lui-même, et elles y parvenaient. Tel était sûrement le cas s'il avait le sentiment

d'avoir été trompé, qu'on lui avait manqué. Ou si on le lui avait fait croire car sa confiance, à l'égard de qui il

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aimait , était si totale que sa déconvenue et sa colère devant la fourberie découverte s'en faisaient extrêmes.

Ainsi avait-il paré de toutes les qualités la vie sauvage en laquelle il mettait , pa r haine profonde des cités, et peut-être de son temps, toute sa complaisance.

Il avait donc choisi une vie vagabonde, puisqu'il se retrouvai t au fond de ces vallées perdues.

Il était accompagné de sa femme, plus chilienne qu'écossaise, aussi vigoureuse et résistante de structure que lui, don t l ' a rdeur à vivre, en débordant , glissait vers une sorte d 'avidi té généralisée des choses et des gens.

Son goût des sports et de l 'équitat ion lui avait rap idement fait rejoindre notre petit groupe de cava- liers de l 'aube, p a r les chemins creux au flanc des montagnes, les eucalyptus et les ravins.

Nous avons progressé de conserve dans la connais- sance de ces régions en devenant très amis.

Si je l'ai peu vu à son retour en France, c'est de mon fait en partie et j 'a i toujours eu l'impression étrange - que rien à vrai dire ne saurait fonder - que, net tement plus âgé que lui, j ' aura is pu influer sur sa vie.

É tan t donné sa brièveté malheureuse, ce sentiment,

qui me revient parfois, est triste. J e repartis avan t eux. Ils poursuivirent quelques

mois après mon dépar t le périple sud-américain qu'ils avaient longuement in ter rompu en Équateur .

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III

Paris

À quelque temps d'intervalle Renaud et moi avions ainsi regagné Paris, tandis que les autres cavaliers de Quito, pourtant hier l'objet de notre affection, de nos soins constants, nos grands amis de là-bas, les chevaux, les paysages à la limite de la réalité de ces montagnes, nos randonnées, ces temps-là même, sombraient dans cette mort lente, ou si soudaine, qui consiste à n'être plus là et que l'on s'apprêtera bientôt à nommer l'oubli ou le souvenir.

Je conservais pour Renaud une grande chaleur de cœur dont rien n'est venu me donner à penser qu'elle n'était pas partagée, mais très vite après son retour, je ne l'ai plus vu.

Il s'est plongé dans des entreprises dont la suite qu'elles ont trouvée a bien prouvé qu'elles étaient hasardeuses.

Puis il a connu des démêlés avec la justice qui lui ont fait passer plus d'un an en prison.

Je fis savoir à sa femme que je pensais à lui et entendais rester son ami. Mais je n'y mis pas d'action. J'avais d'autres préoccupations, ma vie avait changé : la difficulté ou la pudeur de m'expliquer pouvaient y être pour quelque chose.

J'ai aussi beaucoup voyagé à cette époque ; de courts déplacements professionnels rapides et agités

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celle qu'il priait d'accomplir cet office, qui lui était, à lui aussi, une profonde inconnue.

Sans doute pas pour les mêmes raisons. Grâce à sa Béatrice il se faisait fort de pouvoir

s'orienter à travers les cercles de l'Enfer. Elle venait tout droit du ciel bien sûr, de cela lui au moins n'avait aucun doute. C'était une garantie.

La mienne venait d'ailleurs, elle avait certainement rôdé bien davantage, un diable en avait sa part, la question était seulement de savoir si c'était un bon ou un mauvais.

Si je la connaissais bien mieux que lui, si je connais- sais à fond tous les recoins du corps qu'elle me livrait chaque jour, en savais-je davantage ?

Les incantations auxquelles je procédais ne me faisaient guère accomplir de progrès.

Les corps se dévoilent moins que les conversations. Si le code de bonne conduite des amants a des usages, il ne livre que désertés les villages du Tendre, la possession se referme sur le vide. J 'ai vu déraper autour de moi le monde qui n'était déjà pas trop bien amarré et les contours qu'il revêt dépendent à présent de celle-là, dont j'ignore fabuleusement où elle doit m'emmener.

Ainsi l'enfer se peut-il concevoir, se peut-il refermer en catimini, vous enserrer à l'intérieur de ses cercles avec deux ou trois gestes familiers, quelques interroga- tions et des attitudes que l'on ne peut explorer.

Il n'avait certainement jamais été facile à quicon- que, au cours de ma vie, de m'obliger pour de vrai à faire ce que je ne voulais pas ; mais, étant donné ce qui venait déjà de se passer, et de tout ce qui remuait en moi, était-ce encore sûr ?

Mes sens avaient peut-être encore un certain che- min à parcourir, mais le reste ?

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Je puis désormais saluer les ombres qui m'ont conduit jusqu'ici.

Ce mage à demi ironique à demi arnaqueur rencon- tré le soir du bal... Il se trouve pourtant que je ne l'ai pas revu, malgré la certitude qu'il en avait et le toast que nous nous étions portés. Parfois et c'est encore assez rare il téléphone à la Dame Blanche, c'est pour s'enquérir du sort de nos amours dont il semble informé, sans doute par les récits qu'elle lui en a faits. Il était ou est très ami avec mon prédécesseur le joueur dont il ne manque pas de lui donner des nouvelles, avec une certaine insistance dont elle fait état de se plaindre, encore que je sente qu'elles ne laissent pas de l'intéresser.

Ce qui est naturel, puisqu'il fait état du désarroi dans lequel son départ aurait plongé « l'autre ». Pa- raît-il.

Sans doute a-t-il rang de gourou, de directeur de conscience, ou il se le donne. Il tirerait les cartes en un vaste appartement poussiéreux, où se succèdent des mignons un peu mangés aux mites. Il compléterait cette activité « en piquant des poulets ».

Faisait-t-il partie des montreurs d'ours chargés de la faire parader en dehors de son maître et avait-elle été prêtée et mise en gérance le temps que les choses se calment, que la brouille s'apaise ou en vue de rabattre ?

N'importe, Tristan attardé, Iseut incongrue, en buvant à notre santé la nuit du bal de Renaud, le mage nous avait transmis un philtre des âges nouveaux ainsi que ses propos de nous revoir bientôt.

La Reine Noire lui avait alors demandé quelques indications sur son futur, usant d'un anglicisme elle n'avait pas employé le terme d'avenir. Il l'avait prise à l'écart pour lui parler à l'oreille mais c'était pour annoncer, m'avait-elle dit ensuite, des banalités.

C'est-à-dire qu'il lui prévoyait des voyages ; c'était mieux trouvé que cela ne pouvait en avoir l'air à ce

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moment- là , puisqu'elle par t i t p o u r la Provence puis vivre quelques années à Londres avan t de re tourner à New York.

Le joueur doi t cont inuer à ponter. D 'après la D a m e Blanche, après avoir trop tiré sur la ficelle, celle-ci a cassé. « Combien de fois, ne le lui avait-elle pas dit, q u ' u n e fois serait de trop. Les femmes semblent tout avaler, l 'on peu t faire tout ce que l 'on veut d'elles, on les ra t t rape toujours j u squ ' au m o m e n t où une vétille survient, c'est la goutte qui fait déborder le vase et comme en une seconde c'est fini pour jamais et il n 'y a plus rien à faire ; après avoir beaucoup pleuré elles sont alors impassibles, d 'une dé terminat ion effrayante... » oui bien sûr...

J e ne suis pas seul à dériver ; depuis quelques mois, j ' a i vu varier, sous l ' influence de facteurs que je ne puis v ra imen t saisir, don t le mystère m'irri te, la substance même des êtres.

Beaucoup de m o n entourage proche s'éloigne. Ce n'est pas inadmissible ni même surprenan t de la pa r t de certains couples, dans mes âges, où l 'élément déstabili- sateur de m a brusque volte-face, m o n trop visible engouement , m o n explosion pour une femme net tement plus jeune, apparaissent comme u n danger.

J ' a i vu à plusieurs reprises, comme physiquement , la femme d ' u n vieil ami faire tomber , sur nos rapports, un froid brutal . J e n 'y tiens plus suffisamment, de toute façon. U n e é t range indifférence, u n engourdissement m'envahi t .

Main ten i r coûte que coûte des rapports d ' homme à h o m m e me fatiguerait. Les années récentes, réaction contre m a jeunesse, ont fait de moi un féministe convaincu. Les hommes me lassent, me voilà donc un homme. . . à femmes ?

E t puis interviendrai t de toute manière l 'action d ip lomat ique de la D a m e Blanche ; elle aime en général

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les femmes mais ne supporterait pas qu'une de ses consœurs lui manque.

À tout prendre, c'est pour des raisons futiles qu'a disparu la jeune femme impresario qui jouait un rôle si important, quotidien dans sa vie au moment où nous nous sommes rencontrés.

Après une ou deux actions conduites ensemble sous mon règne, les exigences financières de son associée s'étaient subitement faites considérables. Elle a réclamé d'assez fortes sommes, sans commune mesure avec ce que la Dame Blanche lui allouait auparavant, qui relevait du don gracieux ou d'un pourcentage éventuel sur affaires incertaines, arguant que j'étais en mesure de satisfaire à de telles exigences, puisque maintenant j'existais. La réaction a été furieuse et la rupture, immédiate. J'avais l'impression d'être un merle, que se disputaient deux chattes.

Cette intrusion soudaine ressemble fort à de la jalousie, y ressemble à tel point qu'elle en est. Mais de quelle nature ? D'une amoureuse frustrée ou d'une envieuse. Ce qu'il m'a été récemment donné de vivre revient, avec des couleurs changées.

La Dame Noire m'a jeté avec réticence, ne pouvant plus faire autrement. Avec dignité elle s'est retirée en son château d'Anet.

Le croissant de lune est-il toujours son symbole, l'argent son métal, le noir lumineux de la nuit son refuge ? Sa chasse courre-t-elle encore les bois ? Elle s'est empressée de séduire un amant ne serait-ce que pour se prouver qu'elle est encore en vie, toujours souveraine d'elle-même. Un amant qui serait beau et jeune, les sortilèges de son esprit et de son intelligence suffiront encore à l'amener à ses genoux, mais peut-être elle n'aime plus l'amour.

Ou le bienfaisant oubli fait-il que les cartes, une fois encore, se distribuent autour de la table.

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À Londres où les mœurs sont relâchées, elle me prépare à tout hasard un essaim de faciles beautés, elle connaît mes goûts, elle connaît mon snobisme, si par chance j 'en venais à fuir, puisqu'elle sait à présent que je ne suis qu'un libertin à la française, elle a pour moi un mode d'emploi précis.

La vie après tout pourrait reprendre, pourrait continuer.

La nature convoie des miracles d'oubli. Ainsi est-il rare, du moins pour les âmes bien nées, de se souvenir vraiment de la manière dont faisaient l'amour l'homme

ou la femme jadis tant aimés, jusqu'aux facettes les plus intimement savourées de son corps.

Revoir un être qui vous a été si cher devient un jour facile, une épreuve que l'on ne cherche même pas à subir, comme gêné de sa propre indifférence.

Et moi je tourne autour de la montagne, face à un nouveau paysage.

Les voulais-je vraiment, ces terres inconnues ? Je ne le saurai jamais.

En tout cas j 'ai placé ma main dans celle de cette inconnue mystérieuse que je n'ai désormais plus quit- tée, après ces voyages héroï-comiques qui auront ja- lonné nos premières semaines, ces pèlerinages dont elle a su ne pas être absente, au point de parvenir à m'obséder du souvenir d 'un être qui n'était même pas elle.

Ce périple que j'ai accompli de mon côté me ramène à ma solitude la plus grande.

J 'a i à peu de chose près perdu les oripeaux que les successives tranches d'existence vécues avaient pu accumuler sur mon dos. Et les êtres qui s'incarnaient avec elles : quelques amis, bien peu, qui avaient sur- nagé d'une jeunesse qui s'analysait comme un naufrage.

Je suis revenu là où il y a bien longtemps j'avais largué les amarres.

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J'avais rejeté ou je m'étais laissé dévoyer des succes- sives voies royales que j'avais pu voir s 'ouvrir devant moi.

Pire, le vœu que j'avais prononcé à l'égard de l'éternité, la contrepartie à toutes les avanies, mon épouse mystique, la littérature, je l'avais trahie : je n'avais rien écrit.

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XX

Fin de partie

Les bêtes ne sont qu'humaines et ces tensions insuppor- tables en venaient à se dissoudre dans une fatigue immense.

Il ne s'agissait plus de savoir ou de ne pas savoir, d'une science incertaine, mais de survivre.

Comment ne pas me rendre compte que j 'en étais venu peu à peu à ne plus tisser de jours en dehors de la Dame Blanche ; était-ce l'effet de ses artifices ?

Jamais de ma vie n'avais-je cru, n'avais-je songé à attacher la moindre importance à ce que pouvait être un couple ; mais comme un monstre marin fourvoyé je sentais mes évents se fermer aux eaux vives. J'avais besoin de m'assoupir, de renoncer à croire que l'exis- tence se devait poursuivre parmi ces ombres chinoises ou bien allais-je me joindre à elles ; après tout comment s'ouvrent les portes de par-delà ?

Une sorte de coup de théâtre intervint quand mon plus ancien camarade de classe nous convia à partir en croisière sur son voilier.

Accepter comme je le fis était pour le moins un pari curieux, car la Dame Blanche n'avait pas la moindre idée de ce en quoi pouvait consister cette vie, ses

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origines continentales ne l'ayant apparemment pas prédisposée aux jeux nautiques qui étaient pour moi une seconde nature et je n'avais que les idées les plus vagues sur sa sociabilité réelle.

Ce fut aussi une croisière curieuse. Jamais il n'a fait aussi chaud que cet été-là en

Méditerranée.

Non pas tant une chaleur lourde, non pas même une chaleur orageuse, mais celle d'un four sous un soleil qui n'était pas blanc comme il l'est quelquefois, mais lumi- neux.

Pour moi qui avais vécu plusieurs années dans des climats équatoriaux à la chaleur moins accentuée mais d'une humidité totale, cet exercice en température sèche était à ma mémoire comme une provocation légère.

Il suffisait de s'engourdir, de laisser surgir le soleil pour le dompter, mais il fallait pour cela se décréter en état d'absence, d'apesanteur.

Une croisière immobile.

Nous avions rejoint le bord en un petit port de Majorque.

Comme un enfant ravi de son jouet, mon vieil ami faisait fonctionner tous les rouages de son bateau en pestant contre les incessantes entraves que la navigation rencontre et contre les pannes qui ne cessent de surgir.

En fait sa femme avait horreur de la mer et n'aimait guère plus le bord ; toute son ingéniosité consistait à ne pas avoir à naviguer et à passer le plus de temps possible sans bouger. Elle y parvenait parfaitement. Le temps en Méditerranée ne présente pas de certitude : en y mettant de l'adresse, l'on peut admettre qu'il interdise les trois quarts du temps de s'aventurer pour plus de vingt-quatre heures, de crainte qu'il ne change. Les menues avaries faisaient le reste.

Son mari acceptait ces remises avec une bonne foi

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déconcertante : un projet de départ pour l'Algérie se vit remplacé comme par enchantement par une savante reptation entre Majorque et Ibiza, qu'ils ne connais- saient que trop bien tous les deux, et pour cause.

Solide Anglaise mâtinée d'Écossaise notre hôtesse nous soumet à un régime nourrissant mais peu suppor- table par cette chaleur de roboratifs féculents ; nous nous mettons à chaparder dans la glacière et les placards à provisions, où nous faisons concurrence aux enfants du bord, chenapans à la main preste, à embar- quer des vivres en douce que nous allons dévorer au fond de notre cabine surchauffée.

Celle-ci représente un peu le supplice de Tantale, ses étroites couchettes superposées nous offrent la pré- cise alternative de la chasteté ou de l'étouffement ; je me retrouve après l'amour comme un plongeur en train de suffoquer.

Peu importe. Comme des nautes de l'Antiquité nous varions nos

escales minuscules entre rades et petits ports encombrés, mais toujours à l'abri. Malgré les frayeurs météoro- logiques de la maîtresse du bord, le temps reste imperturbablement beau, de cet été immobile de la Méditerranée qui donne le mieux en ce monde l'illu- soire représentation de l'intangible.

Une escale est un moment de l'ailleurs. Que je plonge du voilier dans cette eau identique à

une vie immobile, une fois encore depuis tant d'années que s'y reflètent ces roches et ces pins, ou ces palmiers le long d'autres plages, et depuis tant d'années pour moi aussi.

Que je vive ailleurs une autre énigme non résolue, ou d'une autre façon la même, si nous franchissons ensemble la passerelle du bord pour lécher les vitrines des échoppes de plage, boire un café un peu amer dans un petit bar bruyant et accumuler nos coupables

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provisions cachées sous quelque emplette, je me sens un Ulysse oublieux au pays de l'à quoi bon.

La Dame Blanche a apporté une déclinaison pour croisière imaginaire de sa garde-robe parisienne déjà fortement typée, qui ne laisse pas de paraître ici cu- rieuse, comme ses talons aiguilles. Je crois même qu'elle a rapidement enfoui au plus profond de ses sacs une ou deux paires de bottes qu'elle se garde bien de laisser réapparaître au jour.

Sa peau du XVIII siècle appellerait d'absentes ombrelles et se défend en taches de rousseur, ses longs cheveux se promènent où ils peuvent et le soleil multiplie comme à plaisir leurs nuances.

Le youyou est un antique vestige muni d'un moteur rafistolé dont son propriétaire maudit à plaisir les défi- ciences amoureusement entretenues ; cette terrienne ne s'y aventure pas sans clameurs ni sans réclamations éhontées de pâtisseries ou de colifichets.

Mousse jadis intrépide et serviable, je me suis métamorphosé en lézard paresseux.

Comme aimantés, nous revenons à plusieurs repri- ses faire relâche à Ibiza pour quelques jours, immobili- sés par l'imaginaire.

La petite ville s'étend du port sur les contreforts des pentes menant à la citadelle, otage moyenâgeux dont les maisons dégagent avec respect les approches. Entre les deux s'intercale une sorte de parc bruissant d'om- bres nocturnes.

Les rues principales, le soir, sont, dans la masse urbaine par ailleurs obscure et silencieuse d'attente, les traînées d'un sang de lumière et de bruit ; à travers s'écoulent toute la nuit les promeneurs comme les globules d'un sang d'encre.

Il est convenu de dire qu'ici s'échantillonnent les vices possibles ; du moins sont-ils évoqués par des êtres en moyenne un peu plus beaux, un peu plus jeunes

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qu'ailleurs et qui se donnent la peine de le paraître. Ils remuent sans cesse comme atteints d'un mouvement brownien, en quête et en quête de le montrer. Les garçons comme les filles déambulent jour et nuit dans les rues étroites, en un flot qui n'en vient guère à se calmer qu'au matin et dans les heures les plus chaudes.

Les yeux des uns comme les yeux des autres sont brillants, creux, comme de quelque fièvre qu'ils se figurent.

La poursuite qu'ils affichent, sous l'empire de la- quelle ils se sont placés, les pousse les uns vers les autres en ce qu'ils se ressemblent, les écarte inexorablement pour le reste. Sauf à leur donner le temporaire répit de se tromper, l'illusion de s'égarer.

Les flots des sexes se croisent sans s'échanger, comme Rhône et Saône, comme fleuve en un lac.

Le désir laisse de côté l'âme individuelle, le désir identique, intangible quels que soient ses avatars ; l'assouvissement, les plaisirs repus ne sont pas à recher- cher sur ces grèves.

Les boîtes ou les petits restaurants sont disposés le long de la rue comme des coudes de rivière, comme des filtres où se peuvent regrouper les adeptes de tel rite ou de tel autre. Ils abritent les espèces autrement éparses d'homosexuels, de lesbiennes et des sous-groupes effé- minés ou virils, intellectuels ou brutaux de l'une ou l'autre catégorie, faux reîtres vêtus de cuir, travestis divers. Parfois comme il arrive en Espagne, ces enclos sont en plein air où les intrus se sentent suivis de lourds regards. Nous nous y aventurons parfois quelques instants, en quête de frissons imaginaires.

Ou plus haut ces ombres furtives et toujours inquiè- tes dans les bosquets du jardin de la citadelle ; à se demander si parfois le but se peut atteindre. Ces nuits vulgairement bruyantes sont traversées d'ombres, comme des points d'interrogation.

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Il m'était possible à présent, la main dans la main de la Dame Blanche, comme revêtus d'innocence, de déambuler au milieu des fantômes qui nous avaient récemment accompagnés. Saône et Rhône où la Belle Cordière éprise d'un amour vain là même où d'amour elle se pâme, les bras d'un autre poète qui s'il le voulait pourrait la comprendre, ou bien un peu plus loin le long des flots qui nous entourent, Sapho, qui propose à ses compagnes une libation pour une fille aux yeux de violette qui vit dans encore une autre île et qu'elle ne reverra plus...

Qu'était-il advenu dans le cours de ces mois vécus en dormeur debout ?

Ce mage de la soirée de Renaud, dont il sera dit que je ne l'aurai jamais connu.

Son appartement, sombrement poussiéreux, en- combré d'objets bizarres et de livres où errent ces plus jeunes gens pas vraiment beaux qui constituent sa cour.

Pourquoi l'aurais-je revu d'ailleurs je n'en avais pas de raison particulière ; personne à ce moment-là autour de moi ne manifestait le moindre intérêt officiel pour les disciplines qui étaient les siennes. Sinon, je m'en aper- çus plus tard, la Dame Blanche.

Je savais maintenant qu'elle ne le connaissait pas depuis si longtemps. Ils étaient devenus fort amis et il avait acquis emprise sur elle, emprise à laquelle il se trouvait que je n'étais pas étranger.

La rupture avec le joueur était encore très fraîche et mal vécue. Il s'était agi m'avait-on dit d'une sorte de rivalité entre le père du « fiancé », encore un père dans l'histoire de ces amants de longue date hors de pages ! Jaloux de son fils et quelque peu sénile celui-là, il l'avait un beau soir agressée si fort qu'elle avait déclaré qu'il fallait choisir entre les deux et avait sans attendre de réponse effectué une sortie sans être rattrapée. Depuis ce temps elle s'était tapie derrière son répondeur mais

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ne se sentait pas plus fière pour autant. La vengeance pourtant dans... l'esprit. Le mage entrait alors en scène et lui parlait de son destin. Ami de l'autre, en fait s'apprêtait-il probablement, les choses étant cette fois allées un peu plus loin, à conduire lui-même de la coulisse une nouvelle intrigue voire à la provoquer tout en guettant l'instant de la retombée pour ramener une fois encore au bercail l'enfant prodigue suivant le schéma éprouvé.

En l'invitant au bal de Monte-Cristo il lui avait avec insistance ordonné de se faire belle, de mettre sa robe la plus envoûtante car elle rencontrerait quel- qu'un.

Ainsi mon apparition n'avait-elle fait que le confor- ter dans ses pouvoirs qui trouvaient en ma personne une paradoxale justification. Arrière-plan que j'ignorais bien sûr !

Il se retrouvait donc en mentor, en puissance de distribuer les rôles entre ses ouailles conscientes ou inconscientes.

La magie dont disait se réclamer la Dame Blanche était de même couleur qu'elle et ne voulait en rien relever de celle dont se préoccupait le mage, qui prétendait à l'évocation de rites plus sombres, être maître de sortilèges redoutables.

Magie blanche, magie noire, déesses en lesquelles je ne croyais pas ni dans l'absolu de ces couleurs, même si je les avais vues revêtir tour à tour celles qui se penchaient sur moi.

Mentor s'était fait curieux et avait pris soin, quoi de plus naturel, d'être tenu au courant de mes affaires de coeur : après tout s'étaient-elles ouvertes sous ses auspices.

Le hasard n'existait pas, m'avait-il été enseigné ; la meilleure preuve qui pouvait en être administrée étant,

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merveille des merveilles, le fait que nous nous étions rencontrés, la Reine Blanche et moi.

Combien cette certitude se pouvait-elle renforcer de sa rencontre « fortuite » quelques jours plus tard avec mon père.

Celui-ci n'aimait pas la Reine Noire, avais-je pu apprendre car, si je n'avais pas de raison de penser qu'il en fût enthousiaste, il était trop bien élevé et surtout indifférent pour montrer le bout de l'oreille. Il se contentait de me donner le conseil de devenir le spécia- liste en France de la sensibilité anglo-saxonne, de sa littérature :

« Depuis la disparition d'André Maurois, il y a une place à prendre, un rôle à jouer. » Sitôt qu'ils furent présentés l'un à l'autre, il apprit que la Reine Blanche me connaissait :

« Comme c'est curieux, lui avait-elle dit, je viens de rencontrer un monsieur du même nom.

- Quel est son prénom ? lui dit mon père - Mais c'est mon fils ! lâcha-t-il comme au théâtre

quand elle le révéla. Comment le trouvez-vous ? - Pas mal, assez bel homme, lui avait-elle répondu,

interloquée. » Et là il s'était lancé dans une longue biographie,

probablement romancée, de sa progéniture, expliquant que j'étais un être charmant mais pas chanceux avec les dames, à cause de cela justement, et tombé ces temps-ci entre des mains atroces.

Ce n'était rien moins parait-il qu'un encourage- ment à l'action : prenez-le !

Ce n'était pas tout ; d'autres prodiges avaient croisé notre route.

Rien d'étonnant dès lors que s'installe à veiller sur nos amours ce magot qui se disait bienveillant s'il se trouvait que ce fut à mon insu : de par la nature de son

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intervention je devais tout ignorer de cette divinité qui s'était déclarée tutélaire.

À vrai dire, très chaud à l'origine, du fait peut-être de l'enthousiasme marqué par sa protégée, Mentor s'était singulièrement refroidi, était devenu d'une pru- dence de serpent.

Le mage comme par hasard connaissait beaucoup de monde. Paris est un village répétait-on de ce côté aussi. Et, mon Dieu, ce qui lui revenait à mon propos n'était pas à proprement parler emballant, tirait fran- chement sur le médiocre. Fort prudent, peu généreux, presque avare. Démodé de comportement, d'habille- ment. Porte des caleçons longs (ce détail n'ayant d'intérêt que pour souligner l'aspect obsolète du per- sonnage). Se soucie de femmes riches dont il recherche avant toute la compagnie : pourquoi ? Pas bien drôle. Très bourgeois au fond. Rien en somme qui puisse retenir l'attention d'une honnête fille.

Tout ceci était surtout banal et avait une qualité de vérité obscure qui donnait matière à réflexion.

C'était en tout cas peu de chose en comparaison de ce qui filtrait vers moi si l'on peut dire : combien, plus pittoresque bien sûr et amplifié par des imaginations enflammées, de grand talent. Et par les dramatiques enjeux du crépuscule.

Le hasard n'existe pas. Dans mon univers les atomes, à l'intérieur du temps

sans forme, déclinaient les uns par les autres comme en la chute d'une neige indéfinie, sur un sol désolé.

J'avais déjà vu suffisamment de leurs combinaisons pour que je puisse savoir que la rencontre de la vie n'est pas fortuite : je n'avais donc pas de réticence à nourrir à l'égard de ce culte nouveau. Les leçons de Mme Guyon n'avaient plus de raison de se perdre au travers de siècles qui ne voulaient pas les entendre,

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n'avaient pu supporter le vide qu'elles impl iquaient dont la na ture avait encore horreur.

Le vide se retrouvait au pied de cette citadelle de Méditerranée, dans les caricatures de son contraire, dans les brasiers amoureux où j 'aspirais à m'éteindre.

Le joueur, qu'il perdît sa vie ou gagnâ t au chemin de fer, le reste du temps faisait payer aux gens le prix auquel ils s'estimaient.

Rôle picaresque : s'ils pensaient en tirer quelque gloire ou bien sa contrepart ie moderne que l 'on nomme la publicité, il organisait à leur intention des soirées, représentations symboliques au cours desquelles il procédait à la remise de trophées imaginaires.

Afin de trouver ses proies, brochet solitaire, il évoluait en bordure de ceux que l 'on nomme le jet-set, dans ces anses un peu troubles où tout s 'échange contre quelque chose, la beauté pour de l 'argent ou la noto- riété d ' u n soir, ou l'espoir, plutôt l 'avidité ou l 'or des fous.

Vécues dans cette perspective sans illusion ces occupations ne portent pas vers la phi lanthropie : pourquoi pas vers le jeu en soi ? Cet exercice en réalité solitaire qui se déroule avec des cartes, où les visages tombent et les âmes perdent toute importance, où chaque soir on remet en cause ce que l 'on croit être soi-même.

Il ne s'agissait même plus de cet exercice d 'orgueil et de virilité protestante sublimée que l 'on trouve dans le poker où s'affrontent des volontés ou des tempéra- ments, ce jeu cocaïne, mais de ses autres formes plus mécaniques, plus décharnées, le jeu héroïne, le chemin de fer ou en pis-aller la roulette.

En dehors des casinos, plus bel ornement de ce qu'il

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est convenu d'appeler villes d'eau ou stations balnéai- res, dans les capitales, ceci se déroule dans des cercles et suppose quelque rite d'initiation, aussi bien et mieux sans doute que la débauche.

L'imaginaire du joueur le confronte au Destin : il se rend cependant bien vite compte que cette divinité est servie, manipulée par des instruments beaucoup plus prosaïques, vulgaires tenanciers de tripot pour les casinos, personnages plus ombreux encore pour les cercles qui confinent à un Paris plus louche et balzacien que nature de gens du « milieu ».

Un joueur n'a plus vraiment le temps de la vie ; à la limite il préfère considérer celle-ci comme mécani- que, l'échanger contre des symboles. Rien n'est plus asexué qu'une salle de jeu ou alors les échanges aux- quels on y procède transitent-ils par d'autres convoi- tises.

Pour qui se voue à cette existence les rites du plaisir comme ceux de la nourriture se dérouleront désormais

dans des lieux qui leur seront consacrés, que ce soient des lupanars ou des palaces, et les visages insomniaques qui se croisent autour des divers refuges du joueur lui seront-ils, complices d'un secret, plus chers que ceux du monde extérieur sur lesquels pourrait pourtant voltiger la spontanéité ou la fraîcheur.

Les gens du milieu estimaient celui-ci qu'ils tenaient ferme par son vice, mais qu'ils voyaient exercer presque le même pouvoir sur ses propres victimes, pouvoir qui épatait ces réalistes par son immatérialité même.

La Dame Blanche qui, depuis que je la connaissais, aimait à dormir à neuf heures du soir et pour douze heures d'affilée, avait ainsi pendant quelques années fait de la figuration. Dans le rôle de permanente fiancée de magazine, poupée de porcelaine parée de soies brillantes et coiffée de frais, jusqu'aux petites heures dans leurs salles de jeu, parmi ces sombres princes.

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Sa rivale a certainement pris peur et elle s'est tournée vers le Mage, non pas je pense qu'elle eût en temps ordinaire attaché beaucoup d'intérêt à le suivre en ses arcanes ; l'irrationnel a pu s'engouffrer en elle avec la panique. Mais il représentait le seul accès qu'elle eût à son ennemie et sa seule arme possible, la connaissance.

Les parties d'échecs ne se jouent que dans les intrigues des cours ou des livres ; elle cherchait désespé- rement un terrain pour engager le fer contre la femme qui lui avait succédé et elle n'en trouvait pas, elle n'en pouvait trouver en face d'un cœur qui avait glissé, d'un homme qui, si elle le voyait encore de temps à autre et de moins en moins, était à son égard maintenant une coque vide.

Le Mage dut y voir et sans doute y trouver quelque profit, plus sûrement encore se donner un rôle et la jouissance d'avoir raison.

C'est alors que se mirent à circuler ces informations de l'un sur l'autre qui ne pouvaient manquer d'être avidement reçues.

Vers moi elles étaient plus dramatiques et suivaient un circuit complexe. Je ne pouvais avoir la moindre idée de la matérialité de cette action et moins encore la Dame Blanche, qui pensait avoir un ami et bien in- formé, « Paris est un village », et ne voyait pas une telle importance à attacher à des racontars, de son côté bien anodins s'ils étaient systématiquement dégrisants, mais toute chose de la vie ne l'est-elle pas ?

De mon côté je pouvais avoir et certes j'entretenais les pires inquiétudes au point que, me souvenant de cette période, je n'ai pas hésité à employer le terme d'enfer. Mais je suspectais tout et tous plutôt qu'une réalité si triviale, et dans la sombre forêt dans laquelle j'errais, j'étais si avide de savoir quelque chose, fût-ce catastrophique.

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L'enfer est une chevauchée à l'intérieur d'un monde convexe.

Paris est un village, je m'irritais de cette vieille rengaine comme un taureau du chiffon rouge ; j'impu- tais à ma trop longue absence, à un manque profond de curiosité sociale que la Dame Noire fût capable de tant savoir de l'autre et moi, rien.

À un moment, le Mage est allé plus loin et le joueur a-t-il dû avoir quelque rapport direct avec elle. Bien plus tard j'ai pu mettre un visage, un nom sur quel- ques-uns de ces fantômes diserts, si parisiens, que l'on m'avait évoqués à propos des activités de la Dame Blanche.

Je n'ai à ce sujet aucune certitude : au moment où j'ai pu former des hypothèses à peu près sérieuses, je ne me suis guère soucié de les développer, cela ne m'inté- ressait même plus, alors que ces scènes entre la Dame Noire, son officieux ami banquier que je n'avais d'ail- leurs jamais le moins du monde aimé et leurs mysté- rieux interlocuteurs, dans leur inconsistance même, avaient été pour moi le détonateur de nouvelles moutures des Mystères de Paris des plus délirantes.

Le plus facile et le plus satisfaisant pour notre orgueil, à mon amie comme à moi, était d'imaginer que l'un et l'autre des acteurs, nos doubles noirs, nos partenaires fantômes, ceux de ce qui était maintenant notre passé entraient dans ce jeu afin d'assurer par magie le retour de l'échappé !

Nous nous vantions peut-être : ils ont préféré alors le dépit ou même le mépris, la vengeance et ont agi en conséquence.

Toujours est-il que l'un comme l'autre étaient parfaitement au fait de son partenaire et que les données ainsi transmises, empoisonnées comme elles pouvaient l'être par les circonstances et davantage encore par leur trajectoire, leurs relais, revenaient vers