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UN DEUX TROIS rebecca armstrong

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UN DEUX TROIS

rebecca armstrong

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Copyright © 2022 rebecca armstrong Tous droits réservés.

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Tout ceci n’a plus aucune importance

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TABLE DES MATIERES

PROLOGUE ............................................................................. 1

Monica, Pascale, Taïna, Céline ........................................... 3

Félicie, Séverine, Nadine, Guo ............................................ 4

Michèle, Béatrice, Isabelle, Cherline ................................. 6

Patricia, Gulçin, Sylvie, Simone ........................................... 8

Caroline, Céline, Maureen, Josette ................................... 11

Gaëlle, Ginette, Nelly, Nicole ............................................ 14

Hilal, Julie, Aurélie, Chantal ............................................... 15

Dounia, Georgette, Dolorès, Babette ............................... 17

Fabienne, Caroline, Stéphanie, Chantal.......................... 19

Céline, Dalida, Marinette, Nathalie ................................. 20

Sandra, Valérie, Marie-Alice, Danielle............................. 23

Chloé, Yaroslava, Sandra, Martine .................................... 26

Martine, Laura, Pierrette, Moumna, Maryline .............. 28

Gwenaëlle, Mambu, Nathalie, Mariette .......................... 30

Alina, Priscilla, Maïté, Mayie ............................................. 31

Audrey, Justine, Michèle, Chantal .................................... 34

Coralie, Maguy, Catherine, Emira .................................... 36

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Leïla, Isabelle, Christelle, Laura ........................................ 37

Céline, Samantha, Daisy, Yvonne ..................................... 38

Bernadette, Stéphanie, Mélissa, Eléa............................... 41

Lucette, Chloé, Corinne, Ophélie ..................................... 43

Jackie, Antoinette, Martine, Irina ..................................... 45

Denise, Marianne, Euphémie, Eliane ............................. 47

Clotilde, Sarah, Salomé, Fatima ........................................ 48

Moricette, Monique, Johanna, Chafia ............................. 49

Audrey, Annick, Janice, Geonovessa................................ 51

Nathalie, Gracieuse, Berthe, Fadela ................................ 52

Delphine, Marie, Priya, Bernadette .................................. 53

Marie-Claude, Safia, Shaïna, Anne-Marie ...................... 55

Monique, Nathalie, Aurore, Sylvia.................................... 60

Karine, Aminata, Aurélia, Marinette ................................ 62

Florence, Pascale, Laëtitia, Nicole ................................... 66

Sabrina, Sandrine, Marie-Elisa, Héléna .......................... 67

Régine, Mariette, Rébecca, Audrey et celles dont les

prénoms sont tus .................................................................... 69

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REMERCIEMENTS

Toi la femme le regard vissé au bitume Toi la femme le sourire toujours aux lèvres malgré tout Toi la femme ta voix ne porte pas Toi la femme tes douleurs maquillées Toi nous paume contre paume sens la chaleur que déjà tu m'offres Sens comme ça circule Ajoutons d'autres mains encore Toi toi toi encore Sens comme nous puisons Partageons A nos forces décuplées belles à en vivre plus encore Vivons

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PROLOGUE

Tout au long des trois-cent-soixante-cinq jours de l'année 2019 cent-quarante-six femmes ont été assassinées. Elles étaient, furent, ont été maigres, brunes, joufflues, âgées, Soucieuses, petites, souriantes, malicieuses, Aux aguets, voluptueuses, maternelles, ponctuelles, Rêveuses, rousses, curieuses, bavardes, Silencieuses, ridées, nerveuses, oisives, Perdues, résolues, effrontées, amoureuses Elles sont, seront Souvenirs, alors leurs prénoms habitent ces pages pas comme un hommage comme une ressource leur royaume terre fertile où puiser force force force lorsque l'on croit en manquer.

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Souvenirs, alors les miens, pas ceux d'une femme ceux d'une enfant qui grandie s'agrippe à la poésie libère des fragments plus douce la poésie là où ça fait mal. Souvenirs, alors histoires courtes peut-être l'une reconnaîtra la nappe, le coude, le chien, le rêve, l'amie, la voisine, la sœur. Et que les autres Eux entendent, sentent les voix étouffées se soulever. Le volcan n'en peut plus.

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Monica, Pascale, Taïna, Céline

Pars.

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Félicie, Séverine, Nadine, Guo

Je me souviens. « Les enfants dans la voiture ! » Glisser tous les trois silencieusement à l'arrière, un peu tassés têtes baissées. Le soleil giclait dans l'habitacle. Lui au volant. Ma mère quelques secondes plus tard 3 sans doute, s'installait à l'avant. Son corps faisait barrière immense entre nous et le soleil aveuglant. Sa silhouette dessinée dans la lumière maman. Elle portait un ensemble de lin beige.

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Un pantalon, une veste rehaussés de fines rayures brunes, verticales. C'était le costume ma-femme-doit-être-chic. Je me souviens. Les enfants connaissent le corps de leur mère par cœur non ? Enfin, les enfants comme nous je crois. Dans la lumière, elle a tourné la tête vers la gauche. J'aimais la regarder. Son front et quelques mèches à chatouilles, son nez à bisous d'esquimau, son menton à tu-me-tiens-je-te-tiens, son cou à ne-pars-pas-maman. Sa bouche à chut-parlez-moins-fort, déformée. Le soleil, devenu froid, chirurgical, découpait cette boursoufflure sur sa lèvre supérieure. Excroissance qui me donnait envie de crier, de tuer. Sa bouche je-t'aime-plus-grand-que-l'univers. Sa bouche maman-encore-un-bisou. Sa bouche tu-me-fais-rire-avec-tes-grimaces. Il n'a pas le droit de tordre cette bouche. Je le déteste. Qu'il crève. Plus tôt ce matin-là, j'ai vu trois gouttes de sang sur la première marche des escaliers. J'ai pris dans la cuisine, l'éponge. Je les ai nettoyées puis j'ai pris mon petit-déjeuner.

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Michèle, Béatrice, Isabelle, Cherline

Je suis prisonnière de l'œil du cyclone. Je suis ce monde retenu en une longue apnée. Ici rien ne bouge, ne vit, ne chuchote. Je voudrais toucher du doigt ma périphérie, mes vents violents déclencher. Je suis le magma endormi le feu éteint, les cendres aussi. Je voudrais de mes mains faire des silex. Du bleu, du rouge, du

feu. Mais rien ne bouge, ne vit, ne bruisse. Je suis un corps sans sève une branche sans arbre. Je voudrais libérer ma tempête, mes tonnerres. Que se taisent les oiseaux Que devant moi l'herbe plie, que la foudre trace mon chemin. Mais rien ne bouge, ne tressaille, ne crie. Je ne suis rien que trois secondes. Ici rien ne vit, tout survit. Je voudrais exploser, volcan, poudre. Je le sens

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pas loin, tout près, encore plus près, juste là toucher du doigt ma périphérie. Je suis l'œil du cyclone. Vois-tu je comprends, je suis le cyclone. Je peux faire un pas et retourner le monde. Je suis tout près, juste là. Je voudrais ton aide, souffle mes braises. Il est déjà trop tard. Nous y étions presque. Mais je suis le passé, le présent arrêté net. Je suis.

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Patricia, Gulçin, Sylvie, Simone

Le mardi matin, c'est marché. Il se situe à mi-distance entre la maison et l'école. Il faut le traverser dans sa diagonale qui est aussi celle de la place de la mairie, qui est aussi celle du parking du PMU, du boucher, de l'opticien et de tous ces commerces de bourg centre. Le mardi matin, le kilomètre qui débouche sur l'école est plus joyeux avec les enfants. Il est gourmand. D'abord parce qu'il faut passer nécessairement devant la boulangerie. Elle est le point de départ ou d'arrivée de toute traversée de la Grand'Rue. Le passage piéton lui appartient. Le mardi matin c'est le jour d'une-chouquette-

chacun-les-enfants-et-on-ne-traîne-pas. La diagonale du marché s'ouvre sur l'étal qui a lui seul occupe l'équivalent de quatre ou cinq voitures garées en épi. Fruits et légumes et toujours une surprise pour les enfants. Une banane, une pomme, un abricot peut-être au gré des saisons, dans une main et toujours le sourire qui va avec. Je lui ai demandé une fois « ils viennent d'où vos fruits et légumes ? » Je crois qu'un instant il n'a pas saisi le

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sens de ma question. Sa ferme, c'est Rungis. La diagonale se referme sur le poissonnier, une roulotte minuscule. Mon fils passe devant en apnée parce que le poisson ne va pas bien avec les derniers cristaux de sucre qu'il se lèche sur les doigts. Le mardi matin je reviens sur la place il est 8h40 environ. Cette fois-ci sans les enfants, je ne descends pas la diagonale. Je me lance sur la longueur qui s'achève en pause à la terrasse du café de la place. Je m'assois, contemple la rue embouteillée jusqu'au feu un peu plus bas, la crémière, l'empailleur que je n'ai jamais vu vendre la moindre chaise. Mais j'imagine que sa clientèle ne repart pas ostensiblement une chaise sous le bras. La serveuse m'apporte un café. Sans sucre. Allongé. La routine en bourg centre c'est beau et précieux. A 8h50, elle arrive. Elle s'est garée un peu plus haut, dans une rue parallèle, plus calme ce jour-là, à cette heure-là. Elle et moi, c'est depuis toujours. Même école, mêmes classes, mêmes étés, mêmes saisons, mêmes pavillons, mêmes jardinets, mêmes mardis matins. Je crois qu'elle me dit tout. Je connais sa vie aussi bien que la mienne. Ses copains, son mari, ses enfants, ses petits boulots faut-bien-manger, ses rêves de montagnes infinies, son dos qui craque là-tu-vois-juste-là. Ce matin, elle me parle d'une nouvelle angoisse. De ne pas réussir je ne sais quoi, en ligne, passer une commande, avant telle date. Chaque mardi matin amène une angoisse. Je décroche un peu et fixe mon café, presque froid, pensive. Je me dis que l'angoisse est le luxe des gens heureux. Oui, des gens heureux : peut-être pas LE grand bonheur. Du moins cette routine simple, sans peur, sans ces douleurs-là. Quand tu vis cette peur, au plus profond de toi, tu ne te paies pas le luxe d'y ajouter des angoisses. Tu survis, tu surmontes, tu te relèves, littéralement. La menace est réelle, le péril

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est sous ton toit. Il dort dans ton lit. Il respire fort et toujours est tapi derrière ton épaule. Gulçin et moi, nous sommes nos mutuelles meilleures amies. Pourtant, elle ne sait pas. Je dois être assez bête pour avoir honte. Et chaque mardi matin qui passe creuse un peu plus entre nous l'abîme de mon mensonge silencieux. Parler devient semaine après semaine plus difficile. Dire serait plus violent. Dire serait avouer une haute trahison de nos promesses on-se-dit-tout. « Au boulot ! » me dit-elle. Il est 9h15. Elle prend son service à 9h30. Moi, je rentre. Je suis le marché dans sa largeur, je n'achèterai rien ce matin. Je franchis le passage piéton puis droite gauche droite gauche. J'y suis. Je reste là, dehors, troublée.

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Caroline, Céline, Maureen, Josette

Il l'a faite germer en moi. Je suis le terreau devenu stérile. Lui, fossoyeur-pourvoyeur de la goutte d'eau acide, accompagnée de son ingénieuse irrigation, implacable mécanique omnipotente, labyrinthe où je me suis perdue il y a trop longtemps. Imperceptiblement, elle grandit. Je n'ai pas su la retenir. Elle me toise désormais, de la tête et des épaules. Elle ne disparaît pas dans les ténèbres, m'y dévore plutôt. D'où qu'éclate la lumière, me surplombe. Mais, de mes terres arides monte mon zénith. Bientôt cette colère verticale vaporisera la goutte et les autres et elle, la peur,

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perdra sa superbe. Elle se cristallisera. Insignifiante bille sans reflet, consistance ni profondeur, tenant dans le creux de ma main, je la façonnerai sans merci aucune, biseau implacable, d'un dédain pur et plein. Je l'approcherai de ma bouche, y planterai mes dents. Dépourvue de goût et sans substance, je la mâcherai pourtant longuement que déjà ma salive face son œuvre, l'attaque. Je l'avalerai pour aussitôt la digérer, l'annihiler tandis qu'alors à nouveau fleuriront mes terres. Devenue excrément, je la lui jetterai au visage, brûlant ses yeux, rongeant sa peau, à jamais. Il ne restera de lui que ses bras tendus en avant cherchant à poser ses mains dévorées. Il ne restera de lui qu'une tête aveugle oscillant en quête d'un son pour le guider. Mais il n'entendra que des hurlements venant de l'intérieur de son épine dorsale, de ses artères noyées du sang qui a trop coulé. Mes cris refoulés perceront ses ongles, ses dents, son sexe, son cerveau et descendront en décharges dans sa moelle épinière lui tordant le corps de spasmes fulgurants. Il ne restera de lui que ses genoux tremblant sur lesquels il s'affaissera sous le poids des douleurs infligées qui lui reviendront en vagues noires, lames de fond acides, écume ardente. Il ne restera de lui que ses poings vides, qu'il ne pourra serrer une dernière fois, ses paumes brûlantes, cloques purulentes, d'une peau jadis frappée. Il ne restera de lui qu'un gémissement inaudible faisant jaillir de ma gorge tendue un rire sombre, violent, à la force

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décuplée, un rire à en faire trembler la géographie de nos deux mondes désormais séparés par une faille profonde, noire, absolue. Je rirai, encore, plus fort, et ma bouche, béante, vomira des lames aiguisées, vives, létales, impitoyables, puissantes. Il ne restera de lui que ce corps lacéré qui vacille et tombe en cet abyme. Cette nuit un rêve m'a fait trembler. Je me suis réveillée, une goutte de sueur caressant ma tempe.

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Gaëlle, Ginette, Nelly, Nicole

Souvent j'ai rêvé que je le tuais. Non, ce n'étais pas un rêve. Pupilles acérées poinçons. A l'endroit où je sais m'envoler Monter haut puis plonger en piquée je n'ai jamais réussi à planter la banderille le couteau l'épée. Mon oreiller me l'interdit car je suis même la nuit Une enfant sage.

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Hilal, Julie, Aurélie, Chantal

Je ne comprends pas comment il est arrivé ici. Jamais nous n'en avons parlé. Jamais il n'avait été un possible ici, dans cet appartement. Il est marron, poil court. Du blanc au poitrail. Plutôt petit. Race inconnue, je n'y connais rien et je m'en fous. Au début, sa queue battait énergiquement l'air en vain. Il a vite compris, je crois, qu'ici il n'y a que du vide partout, l'air déborde de vide, tout l'est. D'où vient-il ? En réalité, il ne m'a rien expliqué. Il a dit regarde on a un chien maintenant Je n'avais jamais eu d'animal de compagnie auparavant. Je n'en voulais pas. Introduire un être vivant entre ces murs, c'était le condamner. Il n'y a pas si longtemps, on devait être à J+5 de son arrivée. Il avait fait près de la porte. Une pisse et trois crottes bien noires et sèches, presque inodores. Il a commencé à le frapper et a été bien trop long à s'arrêter. L'animal n'aboyait pas. La bête criait. De la

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gueule de ce chien fuyaient des sons aigus inconnus de son espèce. Ses yeux, transformés en globes vitreux. Je ne sais pas quel âge il pouvait bien avoir. Trop jeune. Mais il n'y a pas d'âge. Ses sons me fendaient les tympans, les boyaux et tout ce qui est encore vivant en moi tremblait. Je l'ai abandonné aux coups. Je le détestais d'être là à me cracher ma lâcheté au visage. Je n'ai pas osé m'interposer. C'était lui ou moi. J'ai capitulé. Lâcheté, lâcheté, lâcheté. Alors que je savais, tout : chacun de ses cris aurait pu être le mien. Ce n'était plus seulement un chien à cet instant précis. Il était comme moi, être vivant ni plus ni moins. Un corps avec un cœur battant dedans, du sang qui s'écoule puis coagule et croûte, une peau pas assez dure, recroquevillé sous une folie logée exactement entre deux poings. Lui ou moi, lui et moi à sa merci. L'animal n'avait pas commis la même erreur que moi : venir ici volontairement. Je ne savais pas, évidemment, qui aurait pu deviner? Mais tout de même, le premier pas était le mien. Je me suis enfermée ici. J'ai peur de rester. Je crains bien plus encore de partir. Le chien n'avait rien demandé à personne. Courir, japper, manger, jouer : ça doit ressembler à ça une vie de chien, non? Non pour lui c'est être tapi dans un recoin, ma vie de chien.

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Dounia, Georgette, Dolorès, Babette

Je connais le goût de mes larmes. Tant de fois je les ai retenues A l'orée de mes yeux A la lisière de mes paupières. Je connais le goût de mes larmes. Elles n'ont plus besoin de couler Car A l'intérieur elles viennent se déposer Sous ma peau, irriguent mes veines, mon foie, mon

coeur. Je connais le goût de mes larmes. Et leur magie Car Avec elles se dissipe la douleur Ma morphine, mon hasch, ma came. Je connais le goût de mes larmes. J'ai beau tomber et lui cogner

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Elles m'emportent loin De mon corps du sien Du monde du sien Car Elixir invoqué Je me tiens transfigurée Forteresse inviolable Qui croit-il toucher ? Je connais le goût de mes larmes. Et leur langage sacré Car Sucrées, pour tenir, résister Acides, ouvrent ma chrysalide Salées, quand viendra l'apogée Amères, portes de tes enfers. Je connais le goût de mes larmes.

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Fabienne, Caroline, Stéphanie, Chantal

relève-toi encore DEBOUT

j'veux pas t'entendre PLEURER

relève-toi

réponds à ma QUESTION

debout

regarde-

moi parle plus fort RELEVE-TOI répète-

moi ça j'en ai pas ENCORE fini

avec toi

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Céline, Dalida, Marinette, Nathalie

Elle a six ans. Je l'oblige à m'aimer comme aucun enfant ne devrait aimer une mère. Ce n'est pas que je le veuille, le demande, ou que je le souhaite, c'est juste comme ça. Il y a quelques jours, un matin je la déposais à l'école. Elle a retenu ma main. Elle m'a regardé dans les yeux, au-delà, a parlé à mon âme. Ca a duré une intensité jamais égalée. Sa main tenait la mienne, son pouce minuscule caressait doucement ma peau. Dans ce geste et ce regard, elle me transmettait toute la force qu'un enfant de son âge ne devrait pas avoir, ni connaître, ni même imaginer.

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C'était insoutenable. J'avais envie de pleurer, de crier, de disparaître, de me dissoudre dans le temps, de me vaporiser dans l'espace. Ai-je à ce point tout manqué pour qu'elle soit ainsi celle qui me protège, ce petit être sorti de mes propres entrailles, déjà cette clairvoyance ? Bientôt je serai grande alors papa il ne te fera plus mal. La maison ne criera plus, elle sera toute calme et on pourra jouer autant qu'on veut. Elle savait tout. Avait déjà tout compris. Alors que je croyais faire bonne figure, que je croyais limiter les dégâts. Tout était déjà détruit. Son enfance en morceaux, son innocence balayée. Elle m'a enveloppé de son immense sourire, appuyé par ses yeux devenus l'entièreté du monde, où j'ai lu un terrible je ne dis pas ça à la légère maman, crois-moi. Sa main a lâché délicatement la mienne. Elle est entré dans la cour de l'école. J'étais abasourdie. Mon cœur, arrêté. Pas celui qui assure mes fonctions vitales, celui qui secoue mon âme, naufragée. S'il reste quelque chose à sauver, je dois le trouver. Je dois le trouver et le mettre à l'abri. Je ne pourrai pas lui rendre ce qui a déjà été volé. Trouver un nid, un arbre, une forêt. Elle s'est retournée et m'a adressé un signe de la main. Son bras est ensuite retombé. Y avait-il de la tristesse, ou pire de la lassitude, dans le déplié de son coude s'éloignant? Là plantée, je ressens tout, mes sens saturés de sève, des nouvelles racines creusent. Je pressens une suite

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possible. Creusent la tristesse, aiguisées par un regard d'enfant. Bientôt. Une maison qui ne crie plus. Et des jeux d'enfants.

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Sandra, Valérie, Marie-Alice, Danielle

Un été Au siècle dernier ou Ça s'est passé demain Ou ça se passera hier Je ne sais plus très bien Qui m'avait raconté la fille, la grand-mère, la mère, la voisine, l'ancienne C'était un été oui, je le sais Il y avait la lumière, chaude et haute Il y avait les sons, de l'été les sons Les pas, les vagues, le vent Il y avait la glace, le bleu, les voix étouffées, Partout Cet été-là Elle était là. Elle est là. Elle sera là. Cet été-là. Elle portait un jean trop grand Elle portait cet été-là un collier de perles Elle portait un T-shirt cet été-là

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ajusté Elle portait sa jupe

préférée cet été-là Elle revient du marché Elle revient Elle revient d'une soirée Elle revient Cet été-là. Elle doutait déjà. Revenir ou partir ? Cet été-là, où aller ? Elle disait cet été-là « il m'aime » Cet été-là elle disait « il ne sait pas » Elle disait « il s'est excusé » cet été-

là Elle disait Mais quel été ? Celui De l'orage celui De l'herbe mouillée celui Des yeux clos à demi celui Du baiser sur la lèvre boursoufflée celui De l'air asphyxié dans l'angle mort de sa vie celui De l'aller simple qui reste à quai collé englué piégé

figé celui Celui-là, cet été-là. Elle rira pourtant cet été-là Elle parlera cet été-là pourtant Cet été-là pourtant elle dansera Elle oubliera pourtant cet

été-là Il y avait le rouge incandescent Il y avait les bruits sourds Mais quel été ? Celui du monde disparu, du monde autour sourd, du

monde aveugle autour, Celui-là où

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Disparut le monde, Disparaissent les gens, Disparaîtront les voix, Disparaissent les visages, Disparut le vent, Disparaîtra le ciel, Cet été-là, Celui-là où Elle tombera Assassinée, étranglée, piétinée, poignardée, lacérée,

tuée, tuée, Pas le temps de compter de 1 à 3. Tuée Aussi l'été.

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Chloé, Yaroslava, Sandra, Martine Puis ce jour est venu. Il est rentré. Il a dû le sentir en refermant la porte derrière lui. Que l'air était différent. Un air que personne n'avait respiré. Un air en attente d'humanité. Il a avancé. J'imagine seulement, c'est tout ce que je peux faire. Je n'y étais pas. Il a avancé, il y avait bien des meubles mais il en manquait. Le canapé vert manquait. Les meubles là devant lui étaient comme abandonnés. Il a senti, ressenti qu'il n'y avait plus de mains, lointaines déjà, à toucher, manipuler, ranger, organiser. Ils avaient l'air oublié. Il y avait beaucoup de vide autour de lui, accompagné d'un vieux silence. Il a respiré, lentement sûrement. Il a senti qu'il ne restait là aucune trace, aucun écho des voix d'ici. Tout était dépeuplé.

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Il n'a pas compris. Il a posé ses clés. Je ne sais pas, j'imagine. Il s'est assis, peut-être dans la cuisine. Il a encore regardé autour de lui. Il a essayé de lire à travers tout ce qu'il voyait. Il avait les deux mains posées sur ses genoux. Il a baissé la tête. L'air s'est fait lourd sur ses épaules. Il s'est levé. Il est reparti. Devant la gendarmerie il s'est arrêté. Il est entré. Ma femme et mes enfants ont disparu. Ils étaient partis, ils avaient fui. Il n'avait pas compris.

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Martine, Laura, Pierrette, Moumna, Maryline

Il y a mille façons de s'échapper, autant de fuites avant de partir. Moi, depuis ce jour-là, c'était la première fois, je voue une admiration un peu dévote pour ces athlètes, ces femmes qui s'élancent: triple saut. C'était somme toute le hasard, d'allumer la télé, l'esprit engourdi le corps hagards, et de tomber sur ces corps-là. Vous voyez comme elles se projettent ces femmes ? Vous voyez la détermination qui se répand de leurs yeux à leurs pieds en passant par chacun de leurs doigts ? C'est leur corps tout entier qui compte. Un. A quoi pensent-elles quand elles

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déclenchent cette foudroyante première impulsion ? Deux. Quel est le secret qui anime leur puissante foulée ? Trois. Quelle est leur musique intérieure, celle qu'elles invitent le public à scander de ses milliers de mains ? J'aime tout de Yulimar Rojas. Ses bras et sa nuque ployant vers le sol. Ce n'est pas une prière, c'est une montée en puissance. Je perçois sa sève répandue le long de sa peau se concentrer en une boule d'énergie en fusion. Le point d'horizon qu'elle fixe, qu'elle dévore déjà grain par grain. L'accélération solitaire du corps, puissance fragile croit-on et cet emballement sans retour et sans fuite. La ligne qui déclenche le Un. Elle s'envole. Elle est légère, peu importe la gravité. L'enjambée est immense, elle est partie. Puis le Deux. Appui infinitésimal sur cette réalité dure mais peu importe puisqu'elle vole, elle. Et ça fait trois. Le corps se plie, se déploie, se tend souple. Il fuse, il part loin, si loin, loin. Il a désappris l'impossible et est son unique étalon. Il transperce l'espace tel qu'on le croit immuable. Il abat le temps tel que je le crois arrêté. Il sait comment toucher son propre horizon. J'aimerais apprendre d'elle comment compter jusqu'à trois pour prendre mon élan. Comment trouver les trois points d'appui nécessaire à mon envol. Comment comprendre que mon horizon n'est qu'à trois syllabes de moi. Et comment se relever.

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Gwenaëlle, Mambu, Nathalie, Mariette Là où je vis, le ciel est vide. L'air a disparu. Les oiseaux ne peuvent plus voler. Rien ne tient plus rien, le tout s'effondre, s'écroule. Mon corps s'écroule. Les gorges sont vides. Ma gorge est desséchée, étranglée. Le sang se fige noir. Mes plaies restent ouvertes. Les voix sont étouffées. Ma voix est tue, bâillonnée. Que faire quand l'air ne peut plus porter les sons? Les bruits ne sont plus entendus. Ils restent là où ils sont et tombent à leur tour. Il n'y a plus l'éclair puis le tonnerre. Il y a le sol. Tout est à terre. Les mains, les larmes, l'épaule, le coude, les genoux, les sentiments. Si seulement le sol pouvait se charger, par à-coups, déjà de vibrations infimes. Si l'air revient, l'éclair s'élèvera et moi avec.

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Alina, Priscilla, Maïté, Mayie

Je ne suis qu'une petite fille. Parfois il m'arrive d'avoir peur, très peur. La nuit encore plus que le jour. Ce n'est pas une histoire d'ombres terrifiantes, de fantômes prisonniers, de loups affamés, de monstres sous le lit. Ça, c'est dans les histoires pour enfants. Moi, je suis une petite fille mais plus une enfant. La nuit encore plus que le jour, j'ai peur des sons étouffés qui viennent jusque dans ma chambre. J'aimerais réussir à te la décrire cette peur mais elle ne se laisse pas décrire, elle se ressent seulement. Elle empêche de trouver la respiration de la nuit. Elle est tenace. On ne sait pas quoi en faire. Elle n'est pas une angoisse parce que je connaissais précisément sa source. Je savais que les bruits sourds faisaient mal à maman la nuit. Je savais que le lendemain des bruits sourds,

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il fallait prendre soin de maman, je ne me jetais pas dans ses bras, je faisais attention parce que parfois elle avait mal au cou, parfois un bras, parfois le dos, parfois le ventre, parfois elle avait un œil qui ne voulait plus s'ouvrir, qu'elle gardait sous de vieilles lunettes de soleil. J'ai peur des bruits sourds de la nuit car je ne sais pas comment les arrêter. Mais je n'ai encore rien essayé pour qu'ils cessent. Et si je criais? Et si je pleurais? Et si je tuais? En attendant, j'ai trouvé comment détourner mon attention de la peur. J'ai un peu honte parce qu'en me détournant j'ai quelque part le sentiment d'abandonner maman, de la laisser seule. Je suis une petite fille, pas une enfant, mais pas une adulte non plus alors je fais comme je peux. C'est comme ça que je fais. Ça, je peux te le raconter précisément parce que c'est moi qui ai inventé cette solution. Dans mon lit, serrée blottie, je défais une couture du drap. Et là je tire le fil. Je ne sais pas comment cette idée m'est venue mais voilà un jour le fil était là et ce fil tout fin, ce fil de rien, je l'enroule autour de mon index. Celui de ma main droite. A la base de l'ongle pour être précise. Je le serre fort autour, le plus fort possible, jusqu'à ce que l'extrémité de mon doigt ressemble à une boule dure, toute blanche presque transparente, comme insensible. C'est un peu une drôle d'idée mais voilà, à ce moment-là, tout semble disparaître autour de moi. Le monde se réduit par magie à mon bout d'index droit. Je ne sais pas combien de temps je l'étrangle ce doigt. Mais vient le moment où je relâche l'étreinte et d'un coup quelque chose circule à nouveau. J'ai appris à aimer ces deux sensations. Celles de l'étranglement, celle de la vie qui revient : les deux ont un goût de délivrance qui me plaît. Ca détourne bien de la peur, des bruits sourds qu'on ne

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veut pas entendre. C'est pratique et efficace. Après, j'arrive à attraper la respiration de la nuit et je m'endors. Mais maman ne va pas mieux quand je me réveille le lendemain. ----------

C'était il y a trente ans, plus ou moins. Aujourd'hui, je n'ai plus aucune raison d'avoir peur, ni le jour, ni la nuit. Mais encore maintenant, alors que je me replonge dans ce souvenir, je sais à quel point il reste ancré dans ma chair. Je regarde ma main droite et je sens cette fine ligne, là où serrait ce fil tout fin, ce fil de rien. Si avec la main gauche j'applique une simple pression de chaque côté de cet index droit, je sens encore ce qui se jouait toutes ces nuits et la sensation de délivrance que je venais chercher autour de ce doigt. Je sens exactement encore cet espace infime de peau par où je me délivrais de mes peurs. Marqueur invisible, indélébile, permanent, omniprésent.

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Audrey, Justine, Michèle, Chantal

Il avait l'œil blanc comme du papier rugueux et au milieu, un trou noir à effondrer le vivant. Il avait dans le blanc du sang en sillons creusés sur les pentes d'un volcan. Il avait sur le nez des perles de sueur nées dans la profondeur de l'amer. Il avait. Je ne me souviens plus de sa bouche. Elle avait une voix définitive. Il avait les cheveux ras, les tempes nues haut sur le crâne là déserté. Il avait le visage rond et pourtant ne dégageait que des

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angles, des pointes, des arêtes. Il avait le cou large, où battaient des veines gorgées

de pouvoir.

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Coralie, Maguy, Catherine, Emira Mon cri est ce qu'il me reste de plus précieux et lui voudrait que je me taise. Si je ne suis plus humaine entre ces mains, que je sois au moins la bête hurlante. C'est le prix à payer. Il veut être maître de ma chair ? Que ce cri reste gravé, strident, entre ses deux oreilles.

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Leïla, Isabelle, Christelle, Laura

Tu disais on règlera ça plus tard Je ne veux pas attendre jusqu'à ton plus tard. Finissons-en. Maintenant. J'ai peur d'attendre mais je ne crains pas le présent. Il me suffira de compter jusque trois. Après, ça ira. Je suis prête et me tiens devant toi. Papa.

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Céline, Samantha, Daisy, Yvonne

Elle a bien trente ans je crois. Elle doit me connaître mieux que quiconque. Elle est tâchée par endroits. Brûlée aussi. Elle est épaisse, de ce plastique roi des années 50. Du plus loin que je me souvienne, elle a toujours été là. Ce même motif de fleurs orangées sous la fenêtre de la cuisine. Elle en a râpé des légumes, épluché des pommes de terre, trié des haricots. Elle ne compte plus les dimanches de retour de chasse. Elle a vu mon visage de si près lorsqu'il me plaquait tout contre. Ecrasé le visage, tombés les poings dessus.

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Un coup d'éponge et c'est oublié. Elle me connaît mieux que n'importe qui, c'est sûr, maintenant que je suis une vieille femme, ensemble le plus clair de notre temps. Parce qu'ici la vue est presque belle. Je vois un arbre fièrement vert, une route fatiguée, une haie chacun-chez-soi, un mur de pierres de l'autre côté et le ciel et ses couleurs vespérales emmêlées dans ses trois couches de nuages et parfois, pas aujourd'hui, quelques oiseaux que j'ai appris à reconnaître. Il n'y a que ça pour m'échapper. Je n'ai pas mon permis de conduire. Je n'ai jamais travaillé dehors. Mon métier ça a toujours été la maison. C'est comme ça. Et ça continue. J'ai 82 ans maintenant. Dire que je l'ai aimé ? Oui, forcément, mais combien de temps ? Trop. Assez longtemps pour que le piège se referme. Trop de coups d'éponge sur la toile. Plus aucune prise sur la paroi. Un piège en toile cirée, lisse, rien pour se hisser, rien à attraper. Fleurs carnivores. Je n'ai pas d'enfants. C'est de ma faute dit-il. Je ne sais pas. Qui sait ? Assise avec ma toile orange et ma fenêtre je continue à boire mon café chaque matin, pendant des heures, de plus en plus longues, de plus en plus froid. Je suis bien ici, comme là maintenant, seule avec ma fenêtre, mon cahier, ma tasse et ma toile, à compter les bleus des années. Il y a quelques jours, il a fait le tri dans son arsenal de chasse. Il est un peu plus jeune que moi, il a 79 ans. Il y a bien longtemps qu'il n'a rien ramené de ses conquêtes dominicales. Si, il ramène sa boue et sa colère qu'il répand un peu partout dans la maison,

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jusque sur ma fleur cirée. Je pensais que ça passerait avec l'âge. Pour dire vrai, j'ai passé ma vie à me répéter que ça passerait. Le temps de retrouver un boulot. Le temps de se faire aux collègues et au patron. Le

temps de tirer le bon numéro, le temps d'avoir du succès en chasse, le temps de réussir à tuer le

gibier, le temps de supporter les nouveaux voisins, le temps

de s'habituer au nouveau présentateur à la télé, le temps de boire un verre, le temps

d'atteindre la retraite, le temps de trouver à s'occuper, le temps de toucher la pension, le temps d'avoir un

nouveau Président, le temps des ragots du voisinage, le temps perdu est passé. Maintenant, je suis sûre d'une chose, ça passera avec la mort. La mienne, la sienne: je n'ai pas de boule de cristal, qu'une tasse sans marc et une paume illisible. Je n'ai pas peur, j'ai passé l'âge il y a bien longtemps. Je suis comme la toile et les fleurs, un coup, une éponge, c'est oublié. La vie continue. J'ai fait un rêve l'autre jour. Il y avait son fusil, trois coups de feu et beaucoup de sang sur la toile cirée. Peut-être était-ce un cauchemar ? Je n'ai pas vu à qui appartenait le rouge sur l'orange. Peu importe, je bois mon noir, tranquillement, aujourd'hui et demain sûrement.

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Bernadette, Stéphanie, Mélissa, Eléa Tu as beau dire. Ta langue est pauvre. Elle n'est faite que de poings, de mots qui claquent, de sons qui étouffent entre quatre murs. Ta langue s'assène, verticale. Tes phrases sont des avalanches, silex. Ta langue n'a aucune nuance, ennui. Ton phrasé incise, plaies. Ses couleurs sont ternes et noircissent avec les heures, pourriture. Ta langue ne s'articule pas, vomissement. Ton langage bleuit ta syntaxe brûle ton vocabulaire interdit - peau, corps, respiration. Je ne veux rien de ta langue. J'en entends les signes, j'en vois les formes, j'en ressens les percussions et pourtant elle me reste pleinement étrangère. Ne vois-tu donc pas? Tu crois ton verbe fort, il n'est qu'agonie. Lorsque je m'écroule sous ton lexique, c'est une autre langue qui pour moi s'invente. Et désormais, je sais.

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Je sais comme je suis une dans la multitude à partager cette langue nouvelle. Lorsque je m'effondre sous tes syllabes qui cognent je sais que de nous deux je suis la plus forte. Parce que les mots neufs me viennent, parce que leurs formes en profondeurs et reliefs tissent un autre mien-monde, parce que leurs vibrations défont le socle du tien-monde. Je sens les mains qui les écrivent pour leur donner vie venir me soutenir. Une main. Deux puis trois. Des mains de femmes me soulèvent, me transmettent leur force, leur sève. Nos mots s'agencent, s'emboîtent, et tracent leur dessein. Ne vois-tu donc pas? Ta langue rachitique t'aveugle. Je suis devenue sous tes yeux une feuille, une branche, un tronc, un arbre, une racine aux milles ramifications. Je suis chacune d'entre elles, je suis toutes. N'entends-tu donc pas? Ta langue primitive t'assourdit. Je suis une voix, je suis les voix, nous sommes un arbre et un chœur. Celui qui regarde et murmure, celui qui gronde et qui tonne, celui qui clame et proteste, celui qui renverse et fait naître. Nous sommes le coryphée et le chœur à la fois. Une voix, nous sommes la femme-myriade. Nous sommes le coryphée qui sort de l'ombre et occupe toute la scène, nous sommes le chœur qui renverse le monde. Notre langue chante, scande, raconte, détaille, sonne, dessine, embrasse. Ne sens tu pas que ton règne passe ? Combien même voudrais-tu me porter ce mot létal que tu tiens dans ta main serrée, je me fondrai, le suis déjà, dans cette infinité reprenant sa voix. Ta langue n'est plus. Tais-toi. Seul le silence t'est désormais permis.

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Lucette, Chloé, Corinne, Ophélie

Il a dit j'ai deux mots à lui dire elle te rejoindra après Je ne l'ai pas revue de tout l'été. Parce que la porte derrière moi doucement, claquée. Il a dit pourquoi Ma bouche n'a rien osé dire alors mon corps est tombé dans les escaliers. Il a dit Mets-toi à genoux ici au milieu regarde moi Et s'est installé sur la chaise de mon bureau bien en face Il a dit tu as peur tu es lâche Et ma tête s'est écroulée à droite.1 Et mes épaules se sont affaissées à gauche.2

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Et mes bras m'ont relevé à droite.3 Déjà je ne sentais plus rien, être ailleurs. Valse d'un après-midi d'été. Parce que mon visage enflé mes yeux fermés mes oreilles silence. Il a dit Regarde-moi ne soit plus lâche Et mes genoux se sont épuisés à tenir un corps qui ne savait plus danser et le chorégraphe insistait. Il a dit va chercher une bassine une éponge de l'eau Mon jour déclinait sous les paupières la lumière n'était qu'un trait mais la bassine j'ai trouvé. Les gouttes de sang sur le bureau frottées Pourpre au mur giclé, rouge sol. Frotter.1 Rincer.2 Essorer.3 Parce que mon visage violet mes yeux Noirs mes oreilles Rouges. Dans ma chambre, j'ai attendu la fin de l'été pour la retrouver.

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Jackie, Antoinette, Martine, Irina Il soupirera rira embrassera cognera regardera oubliera suppliera il mangera ordonnera verra jouira dira fermera enlacera il boira marquera épuisera tournera étranglera pliera terminera il criera partira sourira fumera observera humiliera percera il dormira demandera serrera fixera battra marchera sentira il titubera piétinera rougira paraîtra cassera feintera crachera il brûlera coupera reviendra pardonnera susurrera détiendra chuchotera il frappera portera sifflera ouvrira niera dominera crachera il tordra relèvera pissera grandira utilisera taira sucera il étouffera lâchera effacera délaissera goûtera coincera chantera il montrera épargnera sautera appuiera signalera croira tailladera il abandonnera imposera frottera vomira pénètrera tranchera imitera il affirmera plaira simulera tirera jouera critiquera permettra il sirotera attaquera dînera touchera savourera poignardera retiendra il éblouira accablera entendra tentera blaguera fabulera trahira il arrêtera

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assommera admirera courra hésitera frissonnera rentrera il obligera fouettera rompra changera tombera explosera musellera il étreindra épongera respirera pèsera mutilera donnera envisagera il dansera inspectera attendra volera imaginera fera arrivera il maintiendra jettera noiera allongera bafouillera soufflera chérira il descendra lira écrasera travaillera marchera usera éjaculera il étendra rêvera brisera gavera lancera plaisantera commettra il suffoquera moquera dissimulera il accusera implorera il punira il sévira il châtiera il refroidira il troublera il il il mourra non non non tuera.

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Denise, Marianne, Euphémie, Eliane Il y a cette chose qui je crois s'étend depuis la plante du pied. On ne la voit pas mais on la sent. Elle perce la chaussure, traverse le matelas, troue le bitume, se répand tout autour si l'on est là où on doit être, si on a trouvé son lieu. Elle fait circuler une vie qui n'est pas de chair et de sang mais qui alimente pourtant l'âme. Un truc oublié maintenant mystérieux. Un lien intense, même indescriptible dit-on. Un sentiment. Une force. D'être là, de là. Mais de moi il a tout arraché. J'aurais pu être un arbre, une fleur sauvage, une forêt sur une colline. Je suis jardinée, coupée coupée coupée. Survivante mais sans racine. Aucune sève ne me parcourt, l'eau à le goût de chlore, l'air est asphyxié. Je suis moins que le vase. Fanée.

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Clotilde, Sarah, Salomé, Fatima C'est cela qu'il a fait de moi. A force de cris, claques, coups il a créé des crevasses. Ces creux béants dans la mémoire. Il a effacé le banal, l'anodin, l'écume, le superficiel. Il n'a laissé que la peur, l'effroi et le vide. Abyssal. J'ai voulu remplir ces espaces intérieurs. J'y ai mis fumée volutes détendues un peu folles sourire sans raison aux lèvres. J'y ai glissé alcool shots citron-sel bières et-glou-et-glou-et-glou un verre juste un puis deux puis trois. J'y ai croqué chocolat. J'y ai déversé sueurs courir frapper fort muscles puissance je suis la plus forte. Mais rien ne se remplit, tout le néant reste là, béant en moi, trous, mémoire dépeuplée. Il était obus dans mon champ de vie. Ce paysage est derrière et immobile: cavités où rien ne s'épand. Le vide est figé. Il n'y a rien de doux à y regarder. Tout a disparu.

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Moricette, Monique, Johanna, Chafia

Sommeils électriques, hier ou là-bas, comme la peau nue comme le ciel ; il

y a toujours une fenêtre à ouvrir en grand, s'allonger devant, le vent respire dans les rideaux d'orages gonflés Ce lit de quelques années, poing serré, index gonflé, écoute la nuit, entends ce qui sourd, saisis l'air autour figé, il faut pourtant dormir

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Lit occupant tout l'espace et ce casque vissé sur les oreilles de cette nuit, trop forte la musique vissée dans les entrailles

de ce sommeil.

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Audrey, Annick, Janice, Geonovessa J'ai entrelacé mes doigts et les ai tenu serré jusqu'à ce que le moite vienne de la paume à la pulpe se répandre et matérialiser ma prière. J'ai demandé sans cesse, chaque matin, chaque soir. Sur mon lit installée j'étais polie et sage et travailleuse et obéissante alors j'ai demandé sans cesse chaque matin, chaque soir. Je n'ai jamais parlé à haute voix car je savais qu'il fallait le taire pour qu'il advienne. J'ai gardé la position, mains serrées, yeux fermés. J'ai su ce qu'était la ferveur. Mais ce sont d'autres qui sont partis. Je me le rappelle très bien. Nicolas, Pierre. Ils étaient triste de perdre le leur. J'étais triste pour eux. Ils n'avaient rien demandé eux tandis que j'étais là chaque matin, chaque soir. Assidue. Croyante. Oui, j'y croyais fermement. Je croyais que mon intention envoyée à l'univers tout entier jour après jour pouvait suffire. J'étais persuadée. Je sais comme on peut croire et finalement se tromper. Il n'y a pas de chute. Ça n'a pas marché. Rien ne sert de croire.

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Nathalie, Gracieuse, Berthe, Fadela

Ne reviens pas.

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Delphine, Marie, Priya, Bernadette

Une plaine blanche et deux lignes comme parallèles, comme s'ignorant poser l'oreille dessus sentir la chaleur et l'horizon se brouille dans une vibration régulière c'est là que passe la vie et le monde à toute allure disparaît dans le lointain là où les lignes finissent par se rejoindre Une plaine blanche solitaire inhabitée et deux lignes comme sillons dans une croûte de sel c'est là que germe ou qu'enterre Une plaine blanche douce comme une peau la plaine et deux lignes comme guide pour dessiner de premiers

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ou derniers mots Il était une fois A tout jamais point. Une plaine blanche et deux lignes comme coulées de lave où est le volcan caché dessous dedans Une plaine blanche et deux lignes comme boursouflures comme cicatrices

à ton poignet.

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Marie-Claude, Safia, Shaïna, Anne-Marie

pourquoi suis-je là pourquoi suis-je encore là Je me réveille le plus silencieusement possible et me forge au petit matin un empire mutique. Depuis quelques temps déjà, une unique vibration de mon téléphone chaque matin m'extrait de ce sommeil où tout s'efface, se dissout, s'évapore. Moi, mon corps, lui, le monde, l'univers. Une mort comme refuge quotidien. La vibration, chaque matin grignote les secondes, aujourd'hui les minutes. Trois. Je règne sur le temps d'avant le jour. Je glisse en apnée : qu'aucun froissement n'agite les draps, que la porte soit mon alliée silencieuse, que l'air se fige en rempart autour de moi. Derrière la frontière, je respire enfin. Le monde, réduit à tout ce

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qu'il a de plus minuscule et familier, m'appartient. Mon royaume, étire le temps, augmente l'espace. Aux toilettes ma vessie et mon esprit se vident en une profonde respiration aux yeux clos. Et ces deux questions qui n'en sont pas, s'accrochent devant mes yeux. Elles en ont la forme mais pas le ton. Elles occupent tout l'espace de mes rétines. Elles sont la substance de mon espace-temps. pourquoi suis-je là pourquoi suis-je encore là Parfois, elles sont ponctuées de points d'exclamations, couperets. Parfois, ce sont des points de suspension : pierres blanches qui n'attendent que d'être saisies pour me mettre sur la voie et m'offrir d'écrire une suite. Ecrire pour avoir des pages à tourner. Jamais je ne vois le point d'interrogation, banni en ces miennes contrées. Elles sont l'effroi. Elles se vissent dans mon crâne dans un mouvement de la gauche vers la droite. Ca vrille, ça tremble, ça sue, ça démange, ça infecte, ça pourrit. Je tente un autre mouvement pour les effacer. Je m'essuie. J'hésite à tirer la chasse d'eau. Je regarde la cuvette, puis la porte. La cuvette encore et j'hésite, encore, toujours. Car le silence est mon arme. C'est lui qui préserve mon pouvoir sur l'aube. Ici et maintenant seule, sous cette membrane souple de silence, rien n'entre, rien ne sort. L'odeur de mon urine restera là, je reviendrai lorsqu'il sera temps de rompre le charme.

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pourquoi suis-je pourquoi suis-je encore Sur ce dérisoire territoire qui s'effiloche avalé par les secondes, je me sens pourtant forte, divertie du funeste jour qui vient. Je suis un chat. Mes pas sont muets, mes mouvements sont liquides et me portent jusqu'à la cuisine. Le café lui aussi est silencieux. Tout comme la tranche de pain et le miel, tout comme la cuillère et le couteau. Un murmure s'échappe de ma bouche ou se fait entendre distinctement dans mon esprit, je ne sais pas vraiment. « hmmm ça fait du bien ». Oui, ça fait du bien. Je crois entendre son ronflement de l'autre côté du monde, aux confins de ma sphère une si ténue cloison pour barrage contre son chaos. Tant mieux. Je sais mesurer le temps à l'aune de son torse que je devine se soulever. Je dois flotter jusqu'à la salle de bain. Je suis un oiseau sans bruissement. là encore là Je n'ai pas envie de me confronter au miroir. Je ne veux pas voir. Je me brosse les dents sans lever les yeux. Je les tourne vers l'intérieur, pour y voir ma journée que je sais naufragée. Partir vite, travailler vite, quelques courses vite vite vite, rentrer plus vite encore. Sur ses terres je serai alors. Reine déchue.

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Ne pas contrarier le monarque; son absolu, par-dessus tout, ne pas contester. Répondre aux messages du matin. A l'appel entre midi et deux. A ceux de l'après-midi. Puis manger devant la télé pour éviter de trop parler et de me tromper : mal répondre, poser la mauvaise question, ne pas assez écouter, ne pas bien acquiescer. Débarrasser vite. Vite souhaiter la bonne nuit. Peut-être lire un peu, dormir un peu avant qu'il ne me réveille lorsque son heure sera venue. Mon haleine est maintenant aussi fraîche que ma journée insipide. La douche. Enroulée dans ma serviette je suis encore pour quelques instants à l'abri de mon reflet. La buée est elle aussi mon alliée. Pourtant il va bien falloir. me. regarder. pourquoi pourquoi Maintenant je vois. Mon oreille gauche est encore discrètement violacée. Ça ne se verra pas, je sortirai les cheveux lâchés. Mes yeux sont fatigués, éteints, épuisés. Où est l'empire, à qui appartient le royaume? Il ne reste que les cernes, frontières noires qui n'aspirent qu'à se cacher. Il reste aussi une croûte qui se perd dans mon sourcil gauche, invisible à qui ne sait me regarder. Mes épaules tombent, écroulées après tant d'assauts qui ont réduit mes sommets en mornes, plombées par la gravité de son monde à lui. Sur mon bras droit, subsistent deux traces, poinçons. J'y passe les doigts, je ne sens presque plus rien. Je m'étire. La douleur m'empêche de déployer ma

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colonne vertébrale. Mon dos est reclus, ma poitrine fermée, mon corps captif en lui-même.

L'heure de son règne approche. Son drapeau est sang coulé, coagulé. Ses armoiries sont là, sur ma peau. Je scrute chaque millimètre carré de cet épiderme pour comprendre la savante chromie de ses oripeaux. Elles m'obsèdent ses couleurs. Rouge, violet, bleu, en nuances noirâtres, son arc-en-fiel. Il est temps. Mon empire s'éteint ici, je tire la chasse d'eau.

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Monique, Nathalie, Aurore, Sylvia Personne ne m'a expliqué. Je ne sais pas et je ne comprends pas. Je regarde autour de moi et je ne comprends pas. Je ne réalise pas. Je ne ressens pas. Etranger. Comment faites-vous? Qu'est-ce qui vous passe par la tête? Ca fait quoi à l'intérieur? Ca fait quoi sur la peau? Quel goût ça a? Dites-moi. Racontez-moi, expliquez-moi en détails, je ne vois pas, j'entends je ne comprends pas. C'est quoi cette sensation? A quoi ça ressemble? Je vois je ne comprends pas. Articulez chaque sentiment. Trouvez les mots simples. De quelle émotion parlez-vous? Ça pique? C'est doux? C'est drôle? Montrez-moi. Je veux voir de l'intérieur et toucher du bout du doigt. Donnez-moi la main. Faites-moi sentir cette vibration. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. Je ne

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comprends pas. Faites-moi un dessin. Je comprends des choses pourtant. Je sais aussi. Mais non. Rien. Etrange. Ça se passe quelque part autour et dans le cœur? Ou dans la colonne vertébrale? C'est de la magie ou c'est vrai? C'est une impulsion nerveuse? Peut-être quelque chose de diffus? Je ne saisis pas. Ça m'échappe. Je crois y être, presque, puis ça s'envole, ça s'évapore, ça glisse entre les doigts. Personne ne sait le dire. Je suis là je ne comprends pas. Me manque la perception. Oui, ça me manque. Comment ça marche? Quelle en est la nature. C'est quoi? Quoi! Quoi. Vivre en enfant. Aimer un père. J'sais pas moi.

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Karine, Aminata, Aurélia, Marinette

Cour de la lance, lance caillou jette caillou

sable soleil lumière lumière crue

aveugle noir étoiles minuscules étoiles brouillard guide main courante

tenir garde-corps caillou petits cailloux

garde regarde ce corps ;

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lance pointe trou plaies crevasse gouffre sauter jeter;

lance cour chemin cours court près tout près

courte marche ascension marches escalier main courante tenir agripper monter

étages appartement porte claquée ;

lance petits cailloux ensanglantés

cuisine bassine éponge salon tonton là appuyé escalier chambre claquée

tombée allongée ; lance attrape prend donne

coûte que coûte le prix à payer

offre gagne mérite vole disparaît silence chut

taire cacher garder garde-corps

perdre aphone voix. Voie garance,

hémorragie béton brut lisse pas tant que ça

escalier gratté colimaçon tourne retourne tourne

sens contresens tourne en rond visage rond

vois œil rond regard rouge noir bleu rond gonflé rouge encore; garance

racines terre vers bactéries microbes vie sans vie sans voix sans toi

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terre caillou petits cailloux lancés; lance doucement, de quelle couleur sont;

garance racines origines source début là où ça commence

là où ça finit terre vase sables mouvants enfoncer s'enfoncer

s'écrouler s'affaisser « deux trous rouges »

reposer enfer terre serres doigts mains poings serrés

serre embrasse cerne tiens étrangle, les yeux garances ;

voie boyau tracé sillon terre graine

là où tout commence là où tout finit

sol humus terre dans la cour sable gravier blond caillou

lance caillou jette main prend ma main

oui pour le meilleur meurs peur

fleurs de quelle couleur sont les; garances terre rouge

tranchée tranchant le couteau

petit couteau grand couteau clac clac clac

fait le petit et le grand couteau et la lance court

poursuit traverse le ciel le soleil la lumière file s'enfuie s'envole s'en va s'évanouit s'endort rêve

somme ou division

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dis voix ce que tu as vu voir

vu j'ai vu la lance;

garance la lumière le ciel le vide l'espace le corps je l'ai gardé le corps

j'ai tenu la main la paume empreinte joue trace veines lignes

goutte à goutte jardin terre petits cailloux ensanglantés

fleurs rouges; garance racines

nettoie dépouille arrache écorche lacère tue lance ; là où tout,

garance; ici-bas, gît.

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Florence, Pascale, Laëtitia, Nicole

Aujourd'hui encore je me méfie du couteau qui indistinctement tranche une pomme, une gorge, une veine.

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Sabrina, Sandrine, Marie-Elisa, Héléna

Se couper de ses sens. Caresser la sensation persistante et y revenir. Là où l'on tente d'évanouir le réel dans une routine sur le fil. Le silence n'est pas le sommeil, ni la mer calme il est une enveloppe. Inutile, les ondes lointaines oscillent comme ou contre le corps qui ne sait plus dormir. Pulsations, assourdissantes là où tout circule. Sang, air, veines,

poumons. Palpitations. Le silence titube jusqu'aux tympans. S'insinue, sifflement qui jamais ne tait les

battements. Les paupières cousues du même fil de silence encore encore

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luttent contre les reflets lovés dans la rétine. Souvenirs prisonniers. Et ce corps de silence,

toujours, encore, ampute l'air. Aucun courant de vie. Immobiles l'âme et la lumière. Noire et pourtant retient les braises qui couvent au-dedans.

Etincelles. Sur les tempes le feu transpire, enflamme ce qui se met à penser, irrigue les poings

serrés. Les fourmis s'amassent, font temple et toujours en

silence, sur le fil, colonisent les pores victorieuses, dressent un volcan, une empreinte

éternelle. Puisque rien n'a de sens.

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Régine, Mariette, Rébecca, Audrey et celles dont les prénoms sont tus

Tout a disparu, de ma mémoire, de mon esprit. Il ne reste que des fragments. Que faire d'un puzzle où manquent les pièces maîtresses? De mes 20 premières années ne me reste que ce qui fait mal. Chaque coup porté a balayé avec lui le parfum du chocolat chaud le matin, le croquant du pain au goûter, le crissement des petits cailloux du chemin de l'école. Il a dévoré toutes les madeleines et n'a laissé qu'un trou béant. Où sont-ils passés ces moments de joie, ces moments de rien ? Que se passait-il entre les avalanches? Un. Je me suis toujours demandé s'il était vrai qu'à l'orée

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de la mort, la vie défile dans une espèce de dernier tunnel. En quelques secondes serrées les unes contre les autres parce qu'elles sont les dernières, la vie se presserait derrière les paupières déjà parties. Deux. J'y ai beaucoup pensé. J'avais peur qu'à la douleur du dernier souffle s'ajoute celle de ne pouvoir ressentir l'apaisement de ces éclats de vie passée. L'angoisse non pas de mourir mais à la dernière bordure du monde de ne retrouver que ses fantômes. L'angoisse de sentir en ces trois ultimes secondes à peine, les sons qui giclent contre les murs, les silences qui percutent les corps, les larmes défigurées, le sang à frotter comme si de rien était. Qui sait vraiment ? Il est déjà trop tard. C'est la vieillesse qui m'emporte. Cette mort est finalement une victoire. Tout ceci n'a plus aucune importance. Je ne vois rien

je crois. Je n'entends. Je ne sens. Trois.

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À PROPOS DE L’AUTEUR Rebecca Armstrong est née le 12 décembre 1977. Ou le 12 décembre 1997. Ce jour-là, son père était condamné à 10 ans de prison par la Cour d’Assise d’Evreux, pour faits de violences envers sa femme, sa belle-fille et ses enfants. Rebecca Armstrong a 45 ans. Ou 25. Elle anime des podcasts et modère des débats sur les sujets liés au climat, aux enjeux de transitions et de changements de modèle de société. Elle écrit quand elle arrive à créer du temps. Sinon elle lit et cultive sa joie comme une graine ancienne, venue de temps lointains, précieuse.