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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - II/Chapitre 1 107 DEUXIÈME PARTIE : L’OBJET D’ÉTUDE Chapitre 1 Étude épistémologique historique : bref panorama historique sur la Préhistoire et l’Homme préhistorique Introduction En didactique, l’essentiel des études sur les représentations enfantines concerne les disciplines scientifiques et techniques comme les sciences naturelles et les sciences physiques (Giordan, de Vecchi, Martinand) 1 tandis qu’en psychologie sociale et en particulier dans le champ des représentations sociales, ce sont les domaines de la santé, des sciences économiques, des compétences, des relations sociales et de l’identité (le genre) qui priment (Aim et al. 2014). En ce qui concerne la Préhistoire, nous disposons de publications sur ses représentations au cours du XIX e siècle (« Vénus et Caïn », 2003) ainsi que de nombreuses ressources textuelles et iconographiques sur le site du Pôle International de la Préhistoire 2 . 1 La Préhistoire et le Paléolithique La Préhistoire est divisée en deux périodes : le Paléolithique 3 et le Néolithique 4 . Sur la durée d’une journée, le Néolithique apparaîtrait le 29 décembre ce qui fait du Paléolithique la période chronologique la plus longue de l’histoire de l’Humanité. Elle n’est donc pas homogène et regroupe une variété de réalités. Elle débute avec l’apparition des premiers outils et s’achève vers 6 000 av. J.-C. en France 5 . Le terme de paléolithique est défini par trois critères : la chronologie 6 , la technologie lithique et l’économie de subsistance (chasseurs-cueilleurs). De façon très schématique, on associe au Paléolithique inférieur le biface (outil), l’Homo erectus et l’Acheuléen (culture), au Paléolithique moyen, le débitage Levallois, Néandertal et le Moustérien et au Paléolithique 1 D’autres disciplines comme les sciences économiques ont fait l’objet d’une étude sous l’angle des représentations sociales (Dollo, 2001) mais pour les plus grands (à partir du collège) et bien sûr pas pour les enfants de l’école élémentaire. 2 http://www.pole-prehistoire.com 3 Paléolithique veut dire « pierre ancienne » : ce terme a remplacé « l’âge de la pierre taillée ». 4 Néolithique veut dire « pierre nouvelle » : ce terme à remplacé « l’âge de la pierre polie ». 5 Vers -10 000 au Proche-Orient. 6 Paléolithique inférieur : jusque vers -300 000 ans ; paléolithique moyen : jusque vers -35000 ; paléolithique supérieur : jusque vers -10 000).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015  - II/Chapitre 1   107  

DEUXIÈME PARTIE : L’OBJET D’ÉTUDE

Chapitre 1

Étude épistémologique historique : bref panorama historique sur la

Préhistoire et l’Homme préhistorique

Introduction

En didactique, l’essentiel des études sur les représentations enfantines concerne les disciplines

scientifiques et techniques comme les sciences naturelles et les sciences physiques (Giordan, de

Vecchi, Martinand) 1 tandis qu’en psychologie sociale et en particulier dans le champ des

représentations sociales, ce sont les domaines de la santé, des sciences économiques, des

compétences, des relations sociales et de l’identité (le genre) qui priment (Aim et al. 2014). En ce

qui concerne la Préhistoire, nous disposons de publications sur ses représentations au cours du XIXe

siècle (« Vénus et Caïn », 2003) ainsi que de nombreuses ressources textuelles et iconographiques

sur le site du Pôle International de la Préhistoire2.

1 La Préhistoire et le Paléolithique La Préhistoire est divisée en deux périodes : le Paléolithique3 et le Néolithique4. Sur la durée d’une

journée, le Néolithique apparaîtrait le 29 décembre ce qui fait du Paléolithique la période

chronologique la plus longue de l’histoire de l’Humanité. Elle n’est donc pas homogène et regroupe

une variété de réalités. Elle débute avec l’apparition des premiers outils et s’achève vers

6 000 av. J.-C. en France5. Le terme de paléolithique est défini par trois critères : la chronologie6, la

technologie lithique et l’économie de subsistance (chasseurs-cueilleurs). De façon très schématique,

on associe au Paléolithique inférieur le biface (outil), l’Homo erectus et l’Acheuléen (culture), au

Paléolithique moyen, le débitage Levallois, Néandertal et le Moustérien et au Paléolithique

                                                                                                               1 D’autres disciplines comme les sciences économiques ont fait l’objet d’une étude sous l’angle des représentations sociales (Dollo, 2001) mais pour les plus grands (à partir du collège) et bien sûr pas pour les enfants de l’école élémentaire. 2 http://www.pole-prehistoire.com 3 Paléolithique veut dire « pierre ancienne » : ce terme a remplacé « l’âge de la pierre taillée ». 4 Néolithique veut dire « pierre nouvelle » : ce terme à remplacé « l’âge de la pierre polie ». 5 Vers -10 000 au Proche-Orient. 6 Paléolithique inférieur : jusque vers -300 000 ans ; paléolithique moyen : jusque vers -35000 ; paléolithique supérieur : jusque vers -10 000).

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supérieur, l’Homo sapiens7 (dit Cro-Magnon), le débitage laminaire ainsi que le gravettien, le

solutréen, la magdalénien (pour ne citer que les principales cultures). Mais les choses ne sont pas

aussi simples puisque :

-­‐ Les technologies lithiques peuvent dépasser leur époque d’invention, se perdre, se retrouver

ou faire l’objet d’acculturations8, notamment entre Homo sapiens et Homo neanderthalensis

(Chatelperonien). D’autres ont pu aussi perdurer dans les cultures « primitives »

contemporaines.

-­‐ La chasse et la cueillette est une économie qui est toujours pratiquée par certains peuples ce

qui ne veut pas dire que ces peuples appartiennent au Paléolithique.

Seul le critère de chronologie (les datations relatives et absolues) permet de délimiter le

Paléolithique de façon certaine sachant que ses subdivisions sont très largement construites à partir

des « cultures » elles-mêmes liées aux particularités techniques des débitages lithiques.

Toutes ces considérations ne sont pas prises en compte ni abordées à l’école. La chronologie est

construite autour de deux périodes, le Paléolithique et le Néolithique, qui prennent leur assise

essentiellement sur le critère de l’économie de subsistance et sur des couples d’oppositions :

nomade/sédentaire ; chasseur-cueilleur/agriculteur-éleveur. À cette organisation du temps,

s’ajoutent des temporalités généralement construites sur les associations :

-­‐ Australopithèque à Lucie à bipédie

-­‐ Homo habilis à « l’homme habile » à l’inventeur du premier outil9

-­‐ Homo erectus à « l’homme debout » à celui qui se tient comme nous

-­‐ Néandertal à enterre ses morts

-­‐ Cro-Magnon/Homo sapiens à invente l’art

Les distinctions entre Paléolithique inférieur, moyen et supérieur et les notions de « cultures » ne

sont pas travaillées. La vision proposée est linéaire avec l’idée sous-jacente d’un progrès continu.

                                                                                                               7 À la suite de l’étude « Neanderthal genome project » qui a démontré le métissage entre Néandertal et Cro-Magnon, nous devrions écrire l’Homo sapiens sapiens et Homo sapiens neanderthalensis. Mais la question n’est pas tranchée. 8 « Ces réinventions nuancent l’idée d’un perfectionnement continu jusqu’à la fin du Paléolithique, l’évolution des techniques ayant connu un rythme irrégulier et des trajets réticulés plutôt que linéaires. Rappelons également que la maille grossière de nos chronologies empêche le plus souvent de saisir les brefs échecs adaptatifs possibles, laissant croire à un progrès constant » (Valentin, 2010, p. 45). 9 Au moment où nous écrivons ces lignes, des outils datés de 3,3 Ma ont été retrouvés en Éthiopie ce qui indique qu’ils seraient l’œuvre d’hominidés plus anciens comme l’australopithèque : http://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/20150415.OBS7280/on-aurait-decouvert-les-plus-anciens-outils-au-monde.html (Consulté le 20 mai 2015).

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2 Les représentations de la Préhistoire et de l’homme préhistorique de l’Antiquité à nos jours

La Préhistoire est sans doute la période qui résonne le plus dans l’imaginaire de nos concitoyens,

mais la diversité des représentations auxquelles elle renvoie la rend totalement floue, car c’est aussi

la période la moins bien documentée scientifiquement. Sans parler du fait qu’elle se télescope avec

les mythes des origines de chaque culture.

2.1 La Préhistoire de l’Antiquité au XIXe siècle.

La question de la place de l’Homme dans l’univers et dans le règne animal a été posée dès

l’Antiquité par des philosophes grecs comme Anaximandre qui suppose une origine aquatique au

règne animal ; Platon et Aristote qui considèrent les espèces comme invariables (fixisme) et

hiérarchisées, l’Homme étant bien sûr au sommet et à la « mesure de toutes choses » (Protagoras).

De nombreux auteurs romains comme Lucrèce, Polybe, Diodore de Sicile ou Cicéron considèrent

les hommes du passé comme des êtres faibles sujets aux bêtes féroces et à une nature impitoyable

(Stoczkowski, 1990). Avicenne, au Moyen Âge, considère que la nature est dépourvue de vis

plastica, cette force qui selon les évolutionnistes pré-darwiniens intervient pour transformer le

vivant. Avicenne, comme Aristote auront une influence majeure sur l’Europe occidentale jusqu’au

XVIIIe siècle. Durant cette période, la théorie principale est la tradition biblique du déluge

(catastrophisme) et de la malédiction de Cham : Cham est l’un des trois fils de Noé10. Il est maudit

et ses enfants donneront naissance aux peuples d’Éthiopie, d’Arabie et d’Égypte. Les fils de Sem

deviendront les Sémites et ceux de Japhet, les peuples indo-européens (Gn.10 : 5). Cette tradition

permet donc de légitimer la colonisation, l’esclavage et donc le rapport dominé/dominant,

supérieur/inférieur. Plusieurs personnages vont toutefois faire entendre une voix discordante comme

Montaigne dans les Essais ou le philosophe Vanini (Dialogues, 1616), brûlé pour avoir émis

l’hypothèse que les hommes descendaient des singes. Au XVIe siècle, avec les cabinets de curiosités

(les ancêtres des musées), on s’intéresse de plus en plus aux objets de toute nature et la théorie du

déluge commence à se fissurer. Avec les voyages des grands explorateurs, c’est la découverte de

nouveaux continents et d’autres hommes, les « sauvages », auxquels il faut trouver une place dans

le règne animal. La publication par Linné en 1735 de sa première classification hiérarchique des

êtres vivants (Systema naturae), celle de Buffon11 (Histoire naturelle) en 1749, de Hutton12 (Theory

of the Earth) en 1795 et de Lamarck (Philosophie zoologique) en 1809 ébranlent de façon sérieuse

                                                                                                               10 Cham, Sem et Japhet. 11 Buffon (1707-1788) est avec Lyell (1797-1875) un des fondateurs de la géologie. 12 Hutton (1726-1797), géologue écossais, est à l’origine de l’uniformitarisme ou actualisme qui s’oppose au catastrophisme. C’est le principe de « continuum » de Lamarck.

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la conception biblique du monde. Au même moment, au début du XVIIe siècle, les premières

découvertes de mammouth ont lieu : c’est le premier animal préhistorique « réel » qui vient

corroborer l’évolution des espèces (le mammouth est considéré comme une ancienne espèce

d’éléphant éteinte). La théorie du déluge, largement mise à mal, s’effondre avec l’arrivée de la

théorie de l’évolution de Darwin13 en 1859 (De l’origine des espèces par voie de sélection) et la

découverte des premiers fossiles humains. Le XIXe siècle voit fleurir de nombreuses tentatives de

classifications (Scala Naturae) pour situer voire relier dans la généalogie humaine en fonction, des

cadres de références idéologiques de l’époque, le sauvage et le préhistorique (et la femme) dont on

trouve de plus en plus de vestiges. C’est l’époque des premières théories racistes et la préfiguration

de ce que l’on nommera au XXe siècle l’intelligent design, une version pseudo-scientifique du

créationnisme.

2.2 La Préhistoire de 1830 au début du XXe siècle

La Préhistoire est inventée dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est l’époque des découvertes

(Néandertal, Altamira, Paire-Non-Pair, La Tène...) qui bouleversent et remettent en cause la

conception que les hommes ont de leur passé, et qui suscitent des interrogations et des controverses.

La vision biblique est perturbée et les lignes de repères ébranlées. Des  années  1850  aux  années  

1910,   c’est   en   Europe   l’engouement   pour   cette   nouvelle   discipline   et   le   foisonnement  

médiatique   à   travers   peintures,   gravures,   sculptures,   illustrations   et   photographies.   Pour  

expliquer   la   relation   de   proximité   qui   a   pu   relier   l’expression   artistique   visuelle   à   la  

Préhistoire  à  cette  époque,   il  est  nécessaire  de  rappeler   la  phrase  de  Cuvier  :  «  On  peut  dire  

que  sans  l’art  du  Dessin,  l’histoire  naturelle  et  l’anatomie,  telles  qu’elles  existent  aujourd’hui,  

auraient   été   impossibles  ».   En   effet,   les   naturalistes,   mais   aussi   les   premiers   préhistoriens  

comme   Boucher   de   Perthes14,   Mortillet,   Capitan,   Peyrony   effectuent   des   relevés,   font   des  

croquis,  dessinent,  créent  des  planches  qui  viendront  illustrer  les  manuels  de  Préhistoire  (La  

classification   industrielle   de   Gabriel   de   Mortillet,   1869).   Une   nouvelle   technologie,   la  

photographie   (le   daguerréotype   est   inventé   en   1839)   permet   de   saisir   les   objets   dans   leur  

couche  stratigraphique  et   sert  de  preuve  scientifique  en  attestant  visuellement   l’association  

d’objets  et  de  restes  d’animaux  disparus  !

 

                                                                                                               13 Charles darwin (1809-1882). 14 Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) est considéré comme le point de départ des études paléolithiques en France avec la publication en 1847 des Antiquités celtiques et antédiluviennes.

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Il faut là aussi se remettre dans l’ambiance de l’époque : les

photographies font sensation et cette révolution est sans aucun doute

à mettre sur le même plan que l’invention de l’imprimerie en terme

de diffusion. Les images circulent et l’on croit ce que l’on voit. Il est

difficile de se faire une représentation de la Préhistoire et des fossiles

humains, car les données sont lacunaires et la

« science préhistorique » en cours de constitution. La question s’est

alors posée de savoir comment on pourrait représenter un monde

inconnu et radicalement différent. C’est donc très naturellement que

les différents artistes comme Du Cleuziou (La création de l’homme

et les premiers âges de l’humanité, chez Flammarion avec 350 scènes), Figuier ( L’homme primitif ,

1870), Bayard (30 scènes de la vie de l’homme primitif ) ou Delahaye ( 232 figures représentant les

objets usuels des premiers âges ) représentent au fil de leur perception le monde de la Préhistoire.

Et cette perception est nécessairement le reflet de leur époque. En est-il ainsi des scènes

d’enlèvement à travers les sculptures de Frémiet (1887) qui montre un gorille (voir figure 6)15

enlevant une femme (Ève)16 ? Les sculpteurs du XIXe siècle figurent alors l’homme préhistorique

en lui donnant, soit des caractères simiesques qui le renvoient à son animalité, soit des caractères

résolument modernes qui le renvoient à son humanité. Le psychologique s’ajoute à l’illustration.

Cela se retrouve dans les romans de Rosny (Vamireh, 1892) qui associe des descriptions de visages

à des profils préhistoriques.17 Avec le XIXe siècle, de nombreux stéréotypes se forment et perdurent

jusqu’à nous :

− L’homme des cavernes est une expression inventée à cette

époque et largement illustrée notamment par Du Cleuziou

(1887). La légende de la gravure en témoigne : « Ils habitaient

des cavernes » (voir figure 7). On parle aussi à l’époque de

« troglodyte ». Au point que dans notre imaginaire collectif, on

peut considérer que « homme préhistorique » est synonyme de

« homme des cavernes ».

                                                                                                               15 Toutes les images sont issues du catalogue d’exposition Vénus et Caïn : Figures de la préhistoire 1830-1930 (2003). 16 King Kong est l’adaptation cinématographique d'un thème qui trouve son origine au XIXe siècle. En 1880, le journal Le Temps relate que dans un village gabonais, un gorille égaré et furieux aurait enlevé et molesté une femme, après avoir détruit des cabanes. Cette anecdote probablement fictive ou pour le moins très exagérée (à la lumière de ce que l'on sait aujourd'hui du comportement des gorilles) marqua les imaginations, dont celle du sculpteur français Emmanuel Frémiet qui réalisa en 1885 son Gorille enlevant une femme. Cette œuvre célèbre à son époque inspira ensuite des romans feuilletons, des caricatures et, plus tard, les réalisateurs Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, qui réalisèrent en 1930, King-Kong. (Sources : Wikipédia) 17 C’est l’époque de la phrénologie que l’on n’hésite pas à utiliser pour étudier les crânes anciens.

Figure 6

Figure 7

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− L’homme préhistorique est un

barbare. En témoigne La poursuite des

chevaux sur le bloc de Solutré (voir

figure 8) d’Émile Bayard (1873)18 ,

une image d’Épinal ! Le cheval

possède une image noble, c’est un ami

de l’homme. Manger du cheval

demeure de nos jours presque

synonyme d’anthropophagie. Au XIXe

siècle, la chasse au cheval est

considérée comme ignominieuse car en totale opposition avec l’image

noble de la chasse à courre (où le cheval sert de monture). Il n’est même pas tué avec honneur, mais

chute. La chasse à l’abîme est considérée à l’époque comme un acte de barbarie, sentiment encore

partagé de nos jours.

− L’homme préhistorique est violent. Il est amené à lutter pour sa survie et à se battre contre des

animaux féroces. C’est ce qu’exprime la gravure L’homme vainqueur de l’ours des cavernes19

(voir figure 9) dans la Création de l’homme de Du Cleuziou (1887). Il faut encore une fois

replacer cela dans le contexte de l’époque. Darwin a publié « L’Origine des espèces » en 1859

et en 1870 la grande majorité des préhistoriens sont convertis aux thèses évolutionnistes dont la

sélection naturelle et la lutte pour l’existence sont des éléments

importants.

− L’homme se bat contre L’Envahisseur de Léon-Maxime Faivre

(1884) pour survivre et comme c’est le meilleur c’est lui qui

gagne ! (voir figure 10). Et l’homme qui gagne c’est celui qui

possède les outils et donc des armes : l’homme évolué. Dans

l’Europe industrielle soumise à une lutte des classes, la violence

est légitimée et sert à justifier, à travers le détournement de la

théorie évolutionniste, la domination de classes sur d’autres, ou

                                                                                                               18 Dans L’homme primitif de Louis Figuier, Paris : Hachette, 1893. 19 Dans La création du monde et les premiers âges de l'humanité d’Henri du Cleuziou. Paris : C. Marpon & C. Flammarion, 1887. Fig. 114.

Figure 8 Figure 9

Figure 10

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Figure 11

de civilisations sur d’autres par la colonisation, notamment en Afrique. C’est le discours libéral

du progrès. Ce discours, qui prend ses racines dans les préoccupations de l’Encyclopédie au

XVIIe, est construit autour de l’idée d’évolution, caractérisée par les avancées de la technique.

Au XIXe siècle, les outils préhistoriques sont intégrés dans ce discours et servent à légitimer

scientifiquement l’intelligence humaine de l’Europe industrielle. Dans un autre registre, l’ours

des cavernes est l’animal concurrent par excellence (il habite le même endroit) et il faut

l’éliminer. D’ailleurs après l’âge du grand ours vient celui du mammouth ! Mais cela ne

s’arrête pas là. L’homme préhistorique doit perpétuer l’espèce et se bat donc aussi pour la

possession des femmes.

− La physionomie de l’homme préhistorique est largement illustrée notamment dans le livre de

Figuier, L’Homme primitif (1870) publié chez Hachette et destiné à la jeunesse. Les

illustrations au nombre de 40 sont réalisées par Bayard. Le livre sera réédité plusieurs fois et

aura donc un impact extrêmement fort sur les Français de l’époque. Il s’agit de représenter la

proximité de l’homme et de l’animal (comme dans les couches archéologiques), d’illustrer la

théorie « mongoloïde » en reprenant les aspects physiques ainsi que

des éléments de costumes des populations du Grand Nord élaborés à

partir de peaux d’animaux : c’est ainsi qu’Émile Bayard représente

« une famille à l’âge du renne » (1873) (voir figure 11). L’homme

est figuré avec des armes et il est actif, tandis que la femme est

assise et passive dans son rôle de femme-mère et de femme-épouse.

Elle est parée de bijoux.

− L’homme artiste : les grottes peintes d’Altamira (1879),

de Font de Gaume et des Combarelles (1901) et la question de l’art pariétal sont un sujet qui

mobilise les préhistoriens de l’époque comme Breuil, Peyrony, Capitan. Le peintre Jamin

réalisera plusieurs tableaux sur toile qui illustreront ces peintures rupestres (voir figure 12) dont

un Peintre décorateur à l’âge de pierre (1903).

L’artiste est toujours un homme, il est souvent présenté

avec ses outils. Les femmes, quand elles

l’accompagnent, réalisent des activités de couture ou

sont admiratives : comme dans un atelier de peintres de

l’époque !

Figure 12

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− L’homme de Néandertal : il est découvert en 1856 à Neandertal

(Allemagne). D’autres sont bientôt mis au jour comme à La

Chapelle aux Saints (1908), La Ferrassie (1909) et La Quina

(1911). On ne peut donc pas l’ignorer. Les premières

reconstitutions qui sont faites sont proches du gorille20 (voir

figure 13) notamment des Précurseur de l’ère tertiaire par

Louis Macré et Aimé Rutot (1909-1914). L’image de

l’homme-singe que le XIXe siècle avait cherché à éviter

(controverses sur la théorie évolutionniste) va se répandre en ce

début du XXe grâce à des illustrations comme celles de Frantizek Kupka (voir figure 14)21 ou

des sculptures en plâtre de Louis Mascré et Aimé Rutot (1910-1914) : le premier King Kong

date de 1933.

La Femme de la race de Neandertal (1909-1914) (voir

figure 15) n’échappe pas quant à elle au rôle social qui lui

est dévolu : la reproduction et la maternité. C’est

pourquoi elle est représentée portant un enfant, défendant

ses enfants... L’idée est claire : Néandertal est un homme

préhistorique inférieur. Il semble toutefois que cette

représentation dévalorisante, profondément ancrée dans

notre Histoire, soit progressivement en train de changer chez nos contemporains au regard des

découvertes récentes et largement médiatisées sur le métissage génétique et notre héritage

néandertalien avéré. Ce serait là une piste de recherche pour l’étude d’une représentation en cours

de formation.

Force est de constater que le scientifique, le préhistorien du XIXe

siècle, est bel et bien conditionné par sa culture et son milieu et que les

théories ne sont pas tout à fait le reflet de la réalité, mais des

reconstructions intellectuelles mixtes entre raison et représentations.

                                                                                                                       20 Sur les conseils du célèbre paléontologue Marcelin Boule. 21 Dans L’illustration, 1909.

Figure 13

Figure15

Figure 14

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2.3 La Préhistoire des XXe et XXIe siècles

C’est sur l’héritage du XIXe siècle et en particulier de l’évolutionnisme, que des préhistoriens

comme André Leroi-Gourhan (1911-1986) et François Bordes (1919-1981) vont professionnaliser

la Préhistoire avec pour le premier une approche ethnologique et le second une démarche issue des

sciences de la Terre (Depaepe, 2009). En Russie, dès la seconde moitié du XIXe siècle, et on a

tendance à trop l’oublier, naît une école archéologique elle aussi largement influencée par Darwin

(les œuvres de Darwin seront publiées quasi simultanément en Angleterre et en Russie) avec qui

elle prend toutefois ses distances. Contrairement à l’école française, l’archéologie sociale russe ne

s’inscrira pas dans une perspective anthropologique, mais dans une approche avant-gardiste,

historique et culturelle où les « facteurs abiotiques de l’environnement et de la géographie » (Picq,

2015, p. 153) occupent une place plus importante que celle de la sélection des espèces. Cela leur

vaut de ne pas « vivre » le darwinisme social comme en Europe et d’avoir une approche des fossiles

humains et en particulier de Néandertal beaucoup plus humaniste, avec des reconstitutions opérées

par Guerassimov22 qui évitent les préjugés hérités du XIXe siècle occidental, toujours à l’œuvre à

notre époque dans nos musées (Picq, Ibid.). Les influences entre les deux pays sont très importantes

au XIXe et au XXe siècle (Pakharieva, 2010). En France comme en Russie, on invente les fouilles de

surface, on étudie le fait matériel en tant qu’objet culturel. La pratique expérimentale introduite par

Serguei Semenov (1898-1978) influence très largement l’archéologie française avec Bordes et

Texier pour la taille expérimentale du silex. Depuis les années 1970 l’archéologie s’est transformée.

Elle fait appel aux différentes sciences exactes pour étudier le climat (palynologie), la fonction des

objets (tracéologie), la datation (C14, OSL, K-Ar, ESR, etc.)23, la génétique (phylogénie humaine)

et bien d’autres : elle est pluridisciplinaire. Les sites de référence sont contrôlés à l’aune des

nouvelles techniques ce qui permet d’avoir des données fiables et comparables. La recherche, en

particulier sur l’évolution humaine, s’effectue désormais à l’échelle européenne dans un contexte

mondial. L’analyse structurale de l’art pariétal de Leroi-Gourhan est remise en cause par les

datations tandis que c’est toute la chronologie du Paléolithique qui s’est affinée grâce aux

calibrations isotopiques de l’oxygène. L’étude de la Préhistoire en ce début de XXIe siècle s’est

libérée des débats du XIXe et se développe à travers une approche paléo-environnementale

(interactions homme-milieu), culturelle et régionale (les groupes de population avec leurs

spécificités, les relations entre les différents sites), génétique, où la question du genre n’est pas en

reste, ce que l’on ne retrouve pas dans le savoir à enseigner (voir Chapitre 4, Étude 1b).

                                                                                                               22 Mikhaïl Mikhaïlovitch Guerassimov (1907-1970), anthropologue russe, pionnier de la reconstitution faciale. 23 C14 (carbone 14) ; OSL (luminescence stimulée optiquement) ; K-Ar (potassium-argon) ; ESR (résonnance de spin électromagnétique)

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2.4 Le Néolithique

La relation entre le Paléolithique et le Néolithique s’exprime dans les mythes des origines et

notamment dans la Bible à travers l’histoire conflictuelle d’Abel (l’éleveur) et de Caïn

(l’agriculteur). Avec les Lumières, c’est une vision de l’évolution progressive de l’humanité qui

s’impose et les sauvages (les peuples découverts par les navigateurs) sont comparés aux hommes

des premiers temps. Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit

humain (1795) identifiera onze stades de développement et contribuera à fixer une représentation

linéaire de l’évolution de l’humanité que l’on retrouve toujours de nos jours dans les manuels

scolaires. D’autres auteurs après Condorcet participeront à l’affirmation de ce point de vue comme

Lewis Morgan (Ancient Society, 1877) qui divise les anciens temps en « sauvagerie » (les

chasseurs-cueilleurs), « barbarie » (les agriculteurs) et « civilisation » (les États), mais aussi Engels

dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État en 1884 (Demoule, 2008, p. 35-38).

Le message général repose sur l’idée que le progrès est le corollaire de l’évolution technique et que

l’on peut mesurer l’évolution d’une société à l’aune de cette technique. Les manuels scolaires

continuent d’ailleurs de laisser une place très importante à la technique dans les chapitres consacrés

à la Préhistoire, encore plus lorsqu’il s’agit du Néolithique (voir Chapitre 4, Étude 1b).

3 Conclusion du chapitre Nous avons constaté qu’au final l’Europe du XIXe siècle se représente elle-même à travers la

Préhistoire et l’utilise pour justifier sa position dominante dans le monde et la position dominante

des classes bourgeoises sur les classes ouvrières. Elle sert aussi à véhiculer, la plupart du temps

inconsciemment, les différentes conceptions du moment comme le rapport homme/femme :

− Le gorille enlevant une femme : la bête et l’humanité.

− Se battre pour survivre et pour cela celui qui gagne est celui qui possède les outils : la

technologie, l’industrie (une représentation qui remonte à l’Antiquité).

− L’évolutionnisme détourné au service de la domination des classes ouvrières, de l’Européen

civilisé face aux colonisés à qui il apporte ses bienfaits : l’homme supérieur (raciste).

− Le rôle marqué de l’homme actif et dominant et de la femme passive et dominée, mère et

épouse.

− L’évolution comme un progrès linéaire dont les Européens sont l’aboutissement : l’Exposition

universelle en est la représentation ultime.

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Les hommes du XIXe siècle et le début du XXe siècle mais aussi la science du XIXe siècle sont

soumis aux représentations sociales de leur temps et aux obstacles épistémologiques que Marie-

Pierre Quessada a identifiés dans le cadre de son travail de thèse sur l’évolution humaine (voir

figure 16) et que nous comparerons aux résultats de nos analyses des manuels scolaires (Chapitre 4-

Étude 1b) :

Figure16 : les obstacles épistémologique de l’évolution humaine selon Marie-Pierre Quessada

Nous verrons dans l’analyse des manuels scolaires (savoir à enseigner) que certains de ces

obstacles s’appliquent à la Préhistoire de même que le montrent les études récentes sur les

représentations de la Préhistoire réalisées par Gouletquer, Stoczkowski et Semonsut.

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