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seventeenth-century french studies, Vol. 32 No. 1, 2010, 102–17
© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2010 DOI 10.1179/026510610X12713438444837
Devoir d’obéissance, obligation de résistance: lorsqu’une ursuline s’oppose à l’autorité masculine au dix-septième siècleVincent Grégoire
Berry College, Georgia, USA
A Madame Antoinette Sertin
‘Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes’
(I Cor. 1. 27; Guyart, Correspondance, p. 40).
Marie Guyart dite de l’Incarnation, une religieuse tourangelle à l’origine de la fondation du couvent des ursulines de Québec en 1639, s’oppose, peu après son arrivée, à des pères jésuites missionnaires responsables de la bonne marche du couvent. En effet, elle a appris que deux d’entre eux avaient essayé de modifier, sans consultation aucune, les règlements de l’établissement reposant sur un amalgame des statuts des deux maisons d’origine (Paris et Bordeaux). Un peu plus d’une quinzaine d’années plus tard, c’est le vicaire apostolique nouvellement nommé, Mgr de Montmorency-Laval, qui va chercher à effectuer une même modification des statuts du couvent. Nous allons, dans cette étude, analyser la difficulté pour la supérieure ursuline de s’opposer à l’autorité religieuse masculine, et le déchirement intérieur que cette opposition fait naître en elle. Ce déchire-ment intérieur fait cependant rapidement place, chez la religieuse, à une obligation de résister, ainsi qu’elle décrit son attitude dans sa correspon-dance. En quoi consiste cette obligation de résister et, une fois mise en pratique, à quels résultats va-t-elle aboutir? Cet esprit d’opposition ne trouve-t-il pas en partie son origine dans le fait que la sœur soit une ursuline, dont la vocation est de prier et aussi d’enseigner, mais encore dans le fait qu’elle ait été veuve et indépendante très jeune, et qu’elle ait assumé des responsabilités importantes dans l’entreprise de son beau-frère avant d’entrer en religion?
mots-clés Marie de l’Incarnation, jésuites, évêque, obéissance, résistance,
obligation, autorité masculine
103DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
Etre religieuse au dix-septième siècle, c’est observer l’obéissance la plus stricte; et cela
s’applique aussi aux ursulines même si, originellement, au seizième siècle, les ‘filles
de sainte-Ursule’ ne formulaient pas de vœux solennels et n’avaient pas pour vocation
d’être cloîtrées. Cette obéissance va être mise en évidence dans les Constitutions et
Règlements des congrégations. ‘Qu’elles se persuadent que celles qui vive(n)t soubs
l’obeyssance se doivent laisser mener & gouverner de la Divine providence, tout
ainsi que si c’estoit un corps mort, lequel se laisse manier & tourner de tous costez’
expliquent, au début du dix-septième siècle, les Constitutions des ursulines de
Bordeaux.1 Cette obéissance à l’égard de l’autorité religieuse masculine, l’évêque, les
administrateurs, les confesseurs et les directeurs de conscience, vaut pour toutes les
sœurs du couvent y compris pour la supérieure.
Mais parfois, surtout en ce qui concerne l’établissement du statut des couvents par
l’autorité épiscopale, cette supérieure peut s’opposer à l’imposition de règlements
pour l’élaboration desquels elle n’a pas toujours été consultée. Marie de Chantal-
Gueudré, dans son Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, rapporte le cas de la
mère Françoise de Cazères qui, à Bordeaux, s’oppose au représentant du cardinal
François de Sourdis, responsable de l’établissement des nouveaux statuts.2 De même
en est-il de Marie Guyart, dite de l’Incarnation en religion, qui, peu après son arrivée
à Québec, doit faire front à des pères jésuites qu’elle révère pourtant. En effet,
elle vient d’apprendre que deux d’entre eux avaient essayé de changer les règlements
du couvent dont elle est la supérieure, des règlements reposant sur un amalgame des
statuts des deux congrégations d’origine, Paris et Bordeaux, pour imposer ceux de
Paris. L’ursuline se sent trahie par la manipulation des pères et abandonne alors son
devoir d’obéissance pour leur résister:
[A]voir des démêlez avec des saints pour qui l’on a toute la créance et toute l’affection
possible; ne pas acquiescer à leurs raisons capables d’ébranler à cause de leur solidité; en
un mot se voir dans un état actuel et dans une obligation précise de leur résister, c’est une
croix nonpareille et d’un poids insuportable. Il en fallut néanmoins venir là.3
Marie de l’Incarnation va avoir plus de chance que Françoise de Cazères et faire
reculer les pères dans leur entreprise. Sa résistance l’a emporté.
Mais ce n’est que partie remise. Et lorsque la Nouvelle-France se voit finalement
accorder un évêque, Monseigneur de Montmorency-Laval, celui-ci cherche très
rapidement à modifier les statuts du couvent des ursulines de Québec:
Il paroît par votre grande lettre [écrit Marie à la supérieure des ursulines de Tours] que
nous ayons de l’inclination à changer nos Constitutions. Non, mon intime Mère nous
n’avons nulle inclination qui tende à cela. Mais je vous dirai que c’est Monseigneur notre
Prélat qui en a quelque envie, ou du moins de les bien altérer.4
1 Philippe Annaert, Les Collèges au féminin. Les Ursulines aux XVIIe et XVIIIe siècles (Namur: Vie consacrée,
1992), p. 65.2 Marie de Chantal-Gueudré, Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, 2 vols (Paris: Editions Saint-Paul,
1958), I, De l’Institut séculier à l’ordre monastique, 116.3 Marie Guyart, ‘Lettre à la Mère Ursule de Sainte-Catherine, supérieure des ursulines de Tours, été 1656’,
Correspondance, éd. par Dom Guy Oury (Sablé-sur-Sarthe: Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1971), p. 577
(mis par nous en italiques).4 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la Mère Ursule de Sainte-Catherine, supérieure des ursulines de Tours,
13 septembre 1661’, p. 652.
104 VINCENT GRÉGOIRE
Et elle réitère sa position très déterminée: ‘ma chère Mère, l’affaire est déjà toute
pensée et la résolution toute prise: nous ne l’accepterons pas si ce n’est à l’extrêmité
de l’obéissance’ (653). Une fois de plus, l’ursuline va faire prévaloir son point de vue,
hormis pour une concession mineure mais douloureuse, la pratique du chant, et le
prélat va renoncer à son ambitieux projet.
Nous allons, dans cette étude, analyser les difficultés qu’une supérieure ursuline,
Marie de l’Incarnation, rencontre quand elle cherche à s’opposer à l’autorité
religieuse masculine alors qu’elle a fait vœu d’obéissance inconditionnelle, et le
déchirement intérieur que cette opposition fait naître. Ce déchirement intérieur cède
rapidement la place, chez la religieuse, à une ‘obligation de résister’, ainsi qu’elle
décrit son attitude. En quoi consiste ce devoir de résister, et comment celui-ci se
manifeste-t-il? Cet esprit d’opposition ne trouve-t-il pas en partie son origine dans
le fait que Marie Guyart ait été une veuve ‘professionnellement active’ avant de
rejoindre la communauté des religieuses ursulines dont la vocation, parallèlement à
la prière, est l’enseignement?
Nous allons, tout d’abord, replacer la vocation des ursulines et l’impératif
d’obéissance imposé à ces religieuses dans le contexte du dix-septième siècle. Puis,
nous allons examiner qui sont les supérieurs à qui elles doivent se soumettre. Nous
suivrons finalement le parcours atypique de Marie Guyart dite de l’Incarnation, un
parcours qui a sans doute favorisé le développement, chez cette femme à la très forte
personnalité, d’une certaine indépendance d’esprit.
Comme nous l’avons vu dans l’introduction, le devoir d’obéissance est une
condition sine qua non de la vie des moniales au dix-septième siècle, et cette obéis-
sance aux supérieurs doit être sans réserve et entière, et exige un renoncement total.
Obéir est un acte de foi et la pratique de l’obéissance s’assimile à une véritable
école de vie spirituelle, comme le laissent entendre les premières Constitutions de la
congrégation de Bordeaux:
Il est expedient, pour s’advancer en la vie spirituelle, que toutes [les sœurs] s’adonnent
à l’interieure obeissance, recognoissant leurs Supérieurs, quel qu’ils soient, comme Iesus-
Christ: leur portant amour & reverence intérieure, & non seuleme(n)t en l’exterieure
execution des choses qu’ils comma(n)dent, elles obeyssent entiereme(n)t, promptement,
& courageusement, avec humilité, sans murmure, ou excuse.5
De plus, les interdictions pauliennes qui, depuis l’Antiquité, ont eu une grande
influence sur le destin des femmes,6 limitent considérablement le champ de parole
des religieuses, exception faite des abbesses avec le temps (pensons aux abbesses de
Port-Royal).7 A cela s’ajoute que les sœurs ursulines, Marie de l’Incarnation en tête,
5 Annaert, Les Collèges au féminin, p. 63.6 Par exemple I Timothée 2. 11–12: ‘Que la femme écoute l’instruction en silence, avec une entière soumission.
Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme; mais elle doit demeurer dans
le silence’. Sainte Bible, trad. par Louis Segond (Paris: La Société biblique, 1970). Consulter sur ce sujet Linda
Timmermans, L’Accès des femmes à la culture. Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de
Lambert (Paris: Champion, 1993), p. 568.7 Voir Thomas M. Carr, ‘Les Abbesses et la Parole au dix-septième siècle: les discours monastiques à la lumière
des interdictions pauliniennes’, Rhetorica, 21 (2003), 1–23 (p. 5). Carr poursuit, dans Voix des abbesses du
Grand Siècle (Tübingen: Gunter Narr Verlag, 2006), que si ‘le silence régnait, certes, dans les monastères [. . .],
en fait, comme les discours des abbesses Arnauld et d’autres grandes supérieures de l’époque, comme Marie
de Beauvilliers ou Jeanne de Chantal, le prouvent, de tels discours [des discours féminins] n’avaient rien
d’inhabituel [. . .]. [S]i les religieuses de l’époque se sentaient obligées d’écrire avec la permission ou même sur
l’ordre d’un directeur, la tradition autorisait la parole des abbesses’ (p. 13).
105DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
sont imbues de l’infériorité de leur sexe, de leur ‘imbécilité’,8 et acceptent l’idée de
leur sainte insignifiance:
Possible que l’aimable Jésus [écrit la religieuse tourangelle] veut tirer sa gloire des choses
basses, viles, contemptibles et méprisables, je veux dire, de nous autres Religieuses.
Ne seriez-vous pas bien aise que ces paroles qui sont de saint Paul, fussent accomplies
en nous?9
De fait, les religieuses ursulines ont intériorisé la pratique d’obéissance à l’autorité,
surtout depuis que la papauté et, sur le terrain, l’épiscopat les ont enfermées dans le
cadre du cloître où elles sont plus facilement contrôlables mais aussi protégeables.
Elizabeth Rapley, dans A Social History of the Cloister, explique qu’elles doivent
montrer une docilité d’enfant: ‘[F]rom the very beginning of the seventeenth-century
monastic revival, religious women found themselves engaged in a structure of
dependence on their bishops, to which they were expected to contribute “a docility
marked by simplicity and childlikeness”’.10 Et elle précise: ‘Not only did their bishops
expect this, but society did as well; and so, it appears, did they’.11 La réalité est
compliquée; et même si les religieuses sont forcées d’accepter l’univers du cloître et
l’acceptent sans se plaindre, certaines le recherchent sincèrement. Nous abondons
dans le sens de Carol Baxter (et de Barbara Diefendorf qu’elle cite) quand elle écrit:
‘Barbara Diefendorf cautions against viewing cloistering “as a kind of plot on the part
of misogynistic clerics to lock women’s dangerous sexuality firmly behind convent
walls”. I agree with Diefendorf that the reality was a great deal more complex’.12
Nous devons ainsi nous montrer nuancé en ce qui concerne l’opinion des religieuses
à l’égard du cloître dans lequel ce premier ‘grand renfermement’ les a encloses, un
cloître qui est certainement perçu au dix-septième siècle, par nombre d’entre elles,
comme un lieu de sécurité mais aussi d’intimité avec Dieu.
L’autorité à laquelle les ursulines vont se plier se compose donc tout d’abord
de celle de l’évêque. En effet, des liens très forts se sont historiquement établis entre
les communautés d’ursulines et l’épiscopat dont elles ont appris à dépendre. A cette
autorité épiscopale, les religieuses, depuis la Bulle octroyée en 1612 par le Saint-Siège,
doivent une ‘soumission inconditionnée’.13 Les évêques établissent les Constitutions
8 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à Dom Raymond de S. Bernard, avril 1635’, p. 26.9 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à Dom Raymond de S. Bernard, 3 mai 1635’, p. 40. Cette ‘rhétorique de
l’humilité’ a été interprétée récemment, pour les mystiques, comme une pratique déguisée de résistance. Hélène
Trépanier écrit ainsi: ‘la “ruse” des mystiques est d’obéir. Leur révolte ou leur opposition face à l’institution,
ou à une théologie qui ne les satisfont pas, passe par l’obéissance’. ‘Lexique mystique — France — XVIIème
siècle’ {http://recherche.univ-lyon2.fr/grac/29-Lexique-mystique.html}[Interrogé le 2 avril 2010], p. 17.
Quoiqu’intéressant, nous ne sommes pas sûr que ce propos s’applique à Marie de l’Incarnation.10 ‘[U]ne docilité marquée de simplicité, d’esprit d’enfance’, Annales du monastère de Saint-Brieuc, cité par
Chantal-Gueudré, II, 166. Sur ce sujet, voir Elizabeth Rapley, A Social History of the Cloister. Daily Life in
the Teaching Monasteries of the Old Regime (Montreal et Ithaca: McGill et Queen’s University Press: 2001),
p. 54.11 Rapley, A Social History, p. 54. Elle poursuit: ‘[T]here seems to be no doubt that the religious women of these
convents [convents of the Old Regime] took their clausura seriously [. . .]. For one thing, they themselves and
the family from which they came equated clausura with respectability’ (p. 114).12 Barbara Diefendorf, ‘Contradictions on the Century of Saints: Aristocratic Patronage and the Convents
of Counter-Reformation Paris’, French Historical Studies, 24 (2001), 469–99 (p. 486); cited in Carol Baxter,
‘Women, Religious Conviction and the Subversive Use of Power’, Seventeenth-Century French Studies, 31
(2009), 111–21 (p. 113).13 Chantal-Gueudré, Les Monastères d’Ursulines sous l’Ancien Régime, II, 165.
106 VINCENT GRÉGOIRE
et Règlements et les changent plus ou moins à leur discrétion s’ils le jugent
nécessaire. Ils sont aussi responsables du choix des confesseurs et s’assurent, lors
de leurs visites pastorales annuelles, du respect de la clôture, du bon gouvernement
du couvent et de l’harmonie entre les sœurs. Les autres supérieurs d’importance
qui ont fréquemment des responsabilités au sein du couvent des ursulines, sont les
conseillers spirituels, régulièrement des jésuites (même si, à certains moments,
des couvents d’ursulines ont été tentés par le jansénisme) qui assurent l’encadrement
des religieuses.
La relation entre jésuites et ursulines date du seizième siècle lorsque les pères
commencent à assurer la direction spirituelle des premières communautés.14 En effet,
la Compagnie de Jésus et l’ordre de Sainte-Ursule ont beaucoup en commun.
Nées toutes deux de la Contre-Réforme, ces organisations cherchent à reconquérir le
terrain perdu au protestantisme au moyen d’un travail d’évangélisation à même
le terrain. Et pour les deux ordres, l’éducation est un élément-clé de cette stratégie
de recatholicisation. Comme l’écrit très justement Elizabeth Rapley, ‘The Jesuits very
swiftly came to perceive the Ursulines as a complement to themselves in the education
of children [. . .]. [They] were prepared to act as animators wherever they saw
the possibility’.15 Nous verrons, dans cette étude, quelles difficultés Marie de
l’Incarnation a successivement rencontrées avec les jésuites tout d’abord, dans les
années 1640, puis avec le vicaire apostolique Mgr de Laval, évêque de Pétrée in
partibus avant de devenir évêque de Québec, dans les années 1660. La religieuse
ursuline, élue trois fois supérieure du couvent des ursulines de Québec, est, elle, une
religieuse au parcours atypique.
Mariée à 17 ans, veuve à 19 mais déjà mère d’un petit garçon, Claude, elle liquide
le commerce de soierie de son mari pour diriger, pendant une dizaine d’années et
avec une grande énergie, l’entreprise de transport de son beau-frère à Tours. Ses
responsabilités comprennent la tenue des livres de compte et la correspondance
de l’entreprise, mais, dans les faits, comme l’écrit Dom Albert Jamet, elle est ‘à la tête
de la maison’ des Buisson et administre toute leur entreprise.16 Elle est concrètement
responsable d’employés (débardeurs, rouliers, commis, mariniers, porte-faix,
charretiers) parfois difficiles à diriger mais réussit à s’en faire obéir et respecter.
Le témoignage suivant, que l’ursuline a rapporté dans sa Relation de 1633, illustre ce
propos:
Comme ces gens-là étaient des personnes d’excès, [dans leur temps de repos] ils avaient
quelquefois des maladies furieuses qui leur faisaient perdre toute raison. Je les traitais
et nettoyais comme des enfants. Il y avait en cela bien à souffrir, mais je me sentais
intérieurement portée à le faire.17
14 Consulter Philippe Annaert, ‘Entre “jésuitesses” et ursulines. Les jésuites et les religieuses enseignantes à l’aube
du XVIIème siècle’, Vie consacrée, 62 (1990), 256–65 (p. 262) et Marie-Emmanuel Chabot, ‘Constitutions
et règlements des premières Ursulines de Québec (1647–1681)’, Revue de l’Université Laval, 19 (1964), 105–20
(p. 111). 15 Rapley, The Dévotes: Women and Church in Seventeenth-Century France. McGill-Queen’s Studies in the
History of Religion, 4 (Montreal: McGill-Queens University Press, 1990), p. 53.16 Dom Albert Jamet, Marie de l’Incarnation, Ursuline de Tours: fondatrice des Ursulines de La Nouvelle-France.
Ecrits spirituels et historiques, 4 vols (Paris et Québec: Desclée de Brouwer et L’Action sociale, 1929), I
(contenant la Relation de 1633), 26. 17 Jamet, Marie de l’Incarnation, I, 182.
107DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
Dom Claude Martin, son fils, évoque, quant à lui, les talents de conciliatrice de sa
mère dans la biographie qu’il va lui consacrer. Chez les Buisson,
[q]uand elle voyoit des personnes se battre ou se quereller, elle ne manquoit point de
s’aller mettre au milieu pour les accorder, & aussi-tôt les armes leur tomboient de la
main, & ils n’avoient plus de paroles dans la bouche.18
Cette faculté à faire s’accorder les gens lui sera très utile pendant son expérience
canadienne. Dom Guy Oury décrit Marie de l’Incarnation, vers 1640, comme ‘ayant
de la suite dans les idées et un grand talent de diplomate’.19
A Tours, celle qui est encore Marie Guyart se révèle donc une ‘patronne’ attentive,
ferme et avisée. Le fait qu’elle soit veuve et ne se soit pas remariée y est sans doute
pour beaucoup dans son sens développé de l’indépendance. Même pauvre et
travaillant pour son beau-frère, l’autonomie et le pouvoir de décision que lui confère
le statut de veuve sont concrets et réels. Ainsi que l’écrit Janine Lanza, ‘Widows took
on authority, responsibilities and powers generally granted only to men; they made
significant binding decisions for themselves and others’.20
En 1631, Marie qui a 32 ans, décide d’entrer en religion. Et c’est le couvent des
ursulines qu’elle choisit (sans nul doute attirée par la mission d’éducation du tout
nouvel établissement tourangeau), plutôt que ceux des feuillantines et carmélites,
des lieux par trop contemplatifs pour une femme d’action comme elle. Elle a réussi
à convaincre son directeur spirituel, Dom Raymond de S. Bernard, mais aussi l’arche-
vêque de Tours, Mgr Bertrand d’Eschaux, d’être acceptée comme postulante alors
qu’elle était sans dot et mère d’un enfant non encore élevé! C’est une prouesse.21
Etre religieuse enseignante, à l’époque, est nouveau, avant-gardiste et quasiment
une contradiction en termes, quand on y réfléchit.22 Obéissance rime avec silence.
18 Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, reproduction de l’édition originale
de 1677 (Paris: Louis Billaine), (Sablé-sur-Sarthe: Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1981), p. 635.19 Dom Guy Oury, éd., in Guyart, Correspondance, p. 357.20 Janine M. Lanza, From Wives to Widows in Early Modern Paris. Gender, Economy and Law (Aldershot,
England, et Burlington, VT: Ashgate, 2007), p. 222. Consulter aussi Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Etre veuve
sous l’Ancien Régime (Paris: Belin, 2001), en ce qui concerne le pouvoir perçu comme menaçant et dangereux
des veuves parce que ces dernières échappent au contrôle masculin, pp. 25–29.21 Charles Berthelot du Chesnay remarque, dans l’article ‘Direction spirituelle’ (Dictionnaire de spiritualité ascé-
tique et mystique, 17 vols (Paris: Beauchesne, 1932–95)), que Marie de l’Incarnation avait ‘donné l’impression
de diriger ses directeurs’ (III, col. 1131). Cette formule, si elle est certes appliquée au domaine spirituel par
Chesnay du fait des dons de grande piété et de mysticisme de la Tourangelle, pourrait aussi être appliquée au
domaine temporel, avec l’archevêque de Tours ou Dom Raymond de S. Bernard, par exemple.22 Philippe Annaert, un grand spécialiste des ursulines, a très bien vu ce problème: ‘La contradiction qui existe
entre la vie cloîtrée et l’enseignement apparaît d’emblée’ (Les Collèges au féminin, p. 47). En effet, les inter-
dictions pauliniennes empêchent les femmes d’enseigner et leur impose le silence (I Timothée 2. 11–12).
C’est pourquoi le pape Paul V, s’il a accepté, un peu rapidement peut-être, d’accorder un quatrième vœu d’en-
seignement dans sa Bulle de fondation du couvent des ursulines de Paris, les modalités de cet enseignement
n’ayant pas été définies, va limiter la portée de ce vœu pour les couvents érigés par la suite. La Bulle de 1618
à l’intention des ursulines de Bordeaux précise que ce vœu d’enseignement, dont le but est d’instruire les jeunes
filles en la doctrine chrétienne et les bonnes mœurs, ne pourra être observé qu’avec des pensionnaires résidant
au couvent et que la durée de ce vœu sera désormais à la discrétion du pape. Ainsi, comme la femme n’est pas
autorisée à enseigner publiquement dans l’Eglise, mais le peut dans le privé, dans le milieu familial, ainsi que
le veut la tradition patristique, la clôture offre une solution à ce problème et permet de présenter l’enseignement
délivré à l’intérieur d’un couvent comme un enseignement privé. ‘Cloîtrées, les religieuses instruisent leurs
pensionnaires comme des mères leurs filles. [. . .] La clôture mettait un terme à toutes ces pratiques d’enseigne-
ment, voire de prédication [par les femmes]. N’est-ce pas en partie pour cette raison qu’elle fut instituée?’
Timmermans, L’Accès des femmes à la culture, p. 570.
108 VINCENT GRÉGOIRE
La pratique de la parole, même pour dispenser l’éducation religieuse, peut représenter
une menace pour l’Eglise car l’ursuline s’approprie, même très partiellement et
ponctuellement, une prérogative masculine. Déjà, jeune, Marie Guyart avait un goût
pour la prédication:
J’avois les Predicateurs en si grande vénération, que quand j’en voyais quelqu’un par les
rües, je me sentois portée d’inclination à courir après luy. [Après l’avoir entendu,] il me
falloit parler [. . .] aux personnes de nôtre maison avec un grand zele, en leur disant
ce que le Prédicateur avoit prêché, y ajoûtant mes propres pensées qui me rendoient
éloquente.23
Il n’est pas étonnant que cette femme, dans le cadre de ses responsabilités au sein de
l’entreprise Buisson, puis comme sœur enseignante, et bientôt comme maîtresse des
novices,24 ait une fascination pour la parole qui porte, qui convainc, qui persuade,
une qualité dont elle fera bon usage, le temps venu, en Nouvelle-France. Comme
l’écrit Linda Lierheimer,
Like priests and preachers, Ursulines acted as ministers of Christ by teaching the Word
of God. Because of its efforts to save souls, explained Mère de Pommereu [auteur des
Chroniques de l’ordre des Ursulines publiées en 1676], the Ursuline order ‘is associated
with prelates, pastors and all others who act as spiritual guides’. [. . .] In accounts of
Ursuline teaching and catechizing, these activities were often explicitly compared to
preaching.25
En résultat, les ursulines, dans leur vocation de religieuses enseignantes, et Marie de
l’Incarnation la première, redéfinissent l’étendue de la parole religieuse masculine,
repoussent les limites des interdictions pauliniennes et, sans le savoir, en arrivent
à remettre en cause l’autorité de l’Eglise et de leurs supérieurs.26 Concrètement, la
religieuse tourangelle, dans les conflits certes peu nombreux, il faut le souligner, mais
d’autant plus marquants qui vont l’opposer aux pères jésuites et au vicaire apostoli-
que en Nouvelle-France, va, elle, personnellement faire face, sinon avec assurance, du
moins avec une grande détermination, aux manipulations exercées par la direction
masculine dans le cadre du gouvernement du couvent.
Le premier épisode de ces conflits a lieu sitôt Marie de l’Incarnation et le premier
groupe d’ursulines arrivés à Québec. Le père jésuite Vimont, supérieur des missions
en Nouvelle-France et qui a fait la traversée sur le même vaisseau que les religieuses,
a imaginé, avec l’aide du père Le Jeune et à l’insu de la première supérieure du
23 Dom Claude Martin, La Vie, pp. 17–18. 24 Thomas Carr écrit de façon pertinente alors qu’il s’efforce de comprendre comment les trois abbesses Arnaud
qui se sont succédées à Port-Royal ont été responsables de l’office de maîtresse des novices: ‘On peut [. . .] se
demander si ce n’est pas dans ce rôle qu’elles ont appris et perfectionné leur don de se servir de la parole’ (Voix
des abbesses, p. 29).25 Linda Lierheimer, ‘Preaching or Teaching? Defining the Ursuline Mission in Seventeenth-Century France’, dans
Women Preachers and Prophets through Two Millennia of Christianity, éd. par Beverly Mayne Kienzle et
Pamela J. Walker (Berkeley: University of California Press, 1998), pp. 212–26 (p. 217).26 Comme l’explique très bien Laurence Lux-Sterritt dans Redefining Female Religious Life. French Ursulines and
English Ladies in Seventeenth-Century Catholicism (Aldershot, England, et Burlington, VT: Ashgate, 2005),
‘The nuns’ advances in key areas of pedagogy [. . .] remained carefully checked by the episcopate, and the
Ursuline constitutions show this tension between the promotion of female education and the enforcement of
Church control over female initiatives’ (pp. 89–90).
109DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
couvent qui est Marie, de rattacher le nouvel établissement à la congrégation de Paris.
Pour l’ursuline tourangelle, très attachée à sa maison mère et qui révère ce père,27 cela
relève quasiment de la trahison. Le père Vimont a en effet omis de dire à l’ursuline
qu’il avait écrit à Rome dans le but d’obtenir la Bulle pontificale pour le nouveau
monastère en laissant croire que cet établissement appartenait à la congrégation de
Paris, et qu’il avait déjà fait savoir aux ursulines parisiennes que leurs observances et
Règlements seraient adoptés à Québec. Mensonges par omission s’il en est. Marie de
l’Incarnation se sent trompée et trahie par ces pères spirituels et temporels, Vimont
et Le Jeune, en qui elle avait toute confiance. Et cela la fait durement souffrir, comme
le remarque Marie-Florine Bruneau: ‘The rule of unconditional obedience cost her
[Marie de l’Incarnation] terrible mental sufferings’.28
Le père Vimont, pensant que des ursulines de Paris seraient du premier voyage,
cherchait à faire imposer les observances et Constitutions de la congrégation de Paris,
soit principalement l’habit et le quatrième vœu d’enseignement obligatoire. Marie,
dépendant de la congrégation de Bordeaux, y est farouchement opposée. Cela va la
placer dans une situation très difficile. Elle peut en effet être soupçonnée de collusion
avec les jésuites et les ursulines de la rue St-Jacques pour avoir cherché à instaurer les
règles de la congrégation de Paris. Le risque pour le couvent de Québec est de perdre
l’appui financier de la maison tourangelle et de ses bienfaiteurs, ce qui aurait des
répercussions désastreuses. L’ursuline découvre aussi avec stupeur les manipulations
secrètes des pères dans les affaires internes du couvent dont elle a la responsabilité,
et prend conscience du manque de tact sinon de scrupules de ces supérieurs.
Selon elle, ces actes sont d’autant plus choquants que les jésuites savent la grande
importance accordée à l’époque par les sœurs à leurs coutumiers, celui de Tours pour
Marie, et leurs Constitutions, n’en ont pas tenu compte du tout et ont cherché à
mettre la nouvelle supérieure de Québec devant le fait accompli.
Le grand spécialiste de Marie de l’Incarnation, Dom Guy Oury, reconnaît que
les pères Vimont, supérieur des jésuites, et Le Jeune, responsable du ministère au
spirituel, ‘étaient arbitres, mais parties tout à la fois’, et que ‘le plus pénible pour
Marie [. . .] était la partialité mise en cette affaire, par le P. Vimont’.29 Pour com-
pliquer la situation, l’ursuline a prononcé dans les mains mêmes du père Vimont qui
l’a trompée, un vœu d’obéissance. Certes ce vœu porte sur l’apostolat auprès des
Amérindiens,30 mais Dom Oury explique qu’il y a eu pression de la part du père
supérieur des missions: ‘À lire entre les lignes, on croit sentir que le P. Vimont prit
prétexte de cet apostolat pour demander à sa pénitente de renoncer aux observances
de Tours’.31 Si ce n’est pas du chantage spirituel, cela y ressemble.
27 ‘Je n’ay point de paroles pour vous dire les charitez et les soins du R. Père Vimond à notre égard: il n’y a Mère
tant soigneuse soit-elle qui en ait davantage pour ses enfans tant pour le spirituel que pour le temporel’. Guyart,
Correspondance, ‘Lettre à la Mère Françoise de S. Bernard, 20 mai 1639’, p. 86. Consulter aussi notre article
intitulé ‘Le passage de l’Atlantique: une traversée pleine de “traverses”’, dans Femme, mystique et mission-
naire. Marie Guyart de l’Incarnation, éd. par Raymond Brodeur (Québec: Les Presses de l’Université Laval,
2001), pp. 7–35 (pp. 23–24).28 Marie-Florine Bruneau, Women Mystics Confront the Modern World: Marie de l’Incarnation (1599–1672) and
Madame Guyon (1648–1717) (Albany: State University of New York Press, 1998), p. 50. 29 Dom Guy Oury, Marie de l’Incarnation (1599–1672), 2 vols (Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1973),
II, 354. 30 Consulter Jamet, Marie de l’Incarnation, II, 373.31 Oury, Marie de l’Incarnation, II, 355.
110 VINCENT GRÉGOIRE
Aux sœurs de Paris finalement arrivées à Québec l’année suivante et qui s’attendent
à ce que les religieuses de Tours passent dans leur congrégation, la supérieure touran-
gelle explique qu’elle est pour une ‘union’.32 De manière à exécuter cette union, les
Parisiennes prendront l’habit des sœurs de Tours et ces dernières feront formellement
‘le quatrième vœu d’instruire’. De plus, un accommodement propre des règlements au
pays et à la culture de la Nouvelle-France sera effectué. Le plus dur est, pour Marie,
de faire face aux jésuites manipulateurs et de leur exposer avec tact mais détermina-
tion qu’il n’est pas question que le monastère de Québec s’intègre à la congrégation
de Paris:
Ce fut en cette rencontre [avec les pères] qu’il me fallut soutenir un grand combat,
et faire voir que je n’étois pas si flexible en un point si important qu’on se l’étoit imaginé.
Je me comporté dans tous les respects possibles, mais toujours avec vigueur et fermeté:
Après tout il en fallut demeurer à mes deux propositions [habits contre quatrième vœu],
et l’on me dit qu’on ne me presseroit pas davantage sur ce sujet; aussi ne l’a-t-on pas fait
[. . .]. Je fusse plutôt retournée en France si la violence fut survenue [. . .]. [L]ors qu’on me
vit constante en ma résolution, on me laissa en paix.33
La supérieure de Québec l’a emporté. Il est clair que les pères jésuites ne s’attendaient
pas à une résistance si vigoureuse et déterminée, pour ne pas dire audacieuse: ‘[S]e
voir dans un état actuel et dans une obligation précise de leur résister, c’est une croix
nonpareille et d’un poids insuportable. Il en fallut néanmoins venir là’. Les pères ont,
semble-t-il, sous-estimé l’obéissance double qui est à l’origine de la vocation de toute
sœur ursuline: obéissance à la hiérarchie mais aussi obéissance aux règles de leur
maison. Peut-être ont-ils aussi surestimé l’obéissance ‘inconditionnelle’ que les sœurs
leur devaient. Cet épisode a dû projeter Marie dans le passé lorsque, responsable des
affaires de son beau-frère, elle devait s’opposer à des clients hostiles, à des marchands
récalcitrants. La différence est qu’au Québec, ce ne sont pas des commerçants mécon-
tents mais des ‘saints’ pour qui elle a ‘toute la créance et toute l’affection possible’.34
Les croix qu’elle doit porter en ce cas précis viennent de ‘saints’: c’est une situation
paradoxale.
Finalement, les deux pères cèdent sur le principe et admettent un ‘concordat ou acte
d’union provisoire’ selon l’expression de Dom Oury,35 soit un compromis. C’est
l’‘Union de 1641’.36 De ‘petits Règlements’, qui vont être approuvés par les RP
Vimont, Le Jeune, Brébeuf et de Quen, sont ainsi établis, ‘dans une juste égalité’
précise l’ursuline.37 Ces Règlements sont temporaires, jusqu’à ce qu’une personne
compétente et neutre, qui sera le père Jérôme Lalemant, directeur spirituel de
Marie et choisi par les sœurs,38 compose des Constitutions permanentes adaptées
32 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, été 1656’, p. 575.33 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, été 1656’, p. 576.34 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, été 1656’, p. 577.35 Oury, Marie de l’Incarnation, II, 355.36 Chabot, ‘Constitutions et règlements’, p. 107.37 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, été 1656’, p. 577.38 L’ursuline écrit au sujet du rédacteur des nouvelles Constitutions: ‘Le Réverend Père Lalemand Supérieur
des Missions [. . .] est un homme très-éloigné des partialitez’. Correspondance, ‘Lettre à Dom Raymond de S.
Bernard, 16 septembre 1646’, p. 291.
111DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
au contexte géographique et culturel du nouveau monastère. Sans qu’il soit justifié
de dire que Marie de l’Incarnation a convaincu les pères qui cherchaient sans
doute sincèrement l’union des ursulines, certes autour de la congrégation de Paris,
les raisons de la supérieure sont fort compréhensibles et pratiques même si elles
favorisent un peu plus encore le morcellement de la ‘maison’ ursuline.39
Pour Marie, l’identité de chaque congrégation et province compte; d’où l’attache-
ment particulier aux Constitutions de la région d’origine reflété dans les Règlements
du couvent de Québec. De plus, et surtout pour les sœurs de la congrégation de
Bordeaux qui ne sont pas obligées de faire le vœu formel et définitif d’enseignement
comme le font celles de Paris, l’idée d’un éventuel retour en France, en cas de
nécessité (du fait des attaques iroquoises par exemple), renforce la volonté de la
supérieure de ne pas faire formuler aux religieuses de vœux définitifs en Nouvelle-
France qui scelleraient leur sort religieux en métropole. Il n’y a pas de doute que
Marie est lucide, pragmatique et s’efforce d’être juste. Les Constitutions et Règle-
ments, composés avec une grande précision par le père Jérôme Lalemant avec l’aide
de Marie, sa ‘plus précieuse collaboratrice’,40 vont être, en résultat, un amalgame des
différentes traditions constituant la communauté ursuline de Québec, ainsi qu’un
accommodement des règles au milieu physique et aux besoins de la population.41
Dans la continuité d’esprit des ‘petits Règlements’ de 1641, ces nouveaux règlements
sont avalisés par les jésuites en 1647, mais sans l’approbation de l’évêque de tutelle
qui n’a pas encore été nommé, le Canada français n’étant pas encore un évêché.
Et pourtant, même Marie de l’Incarnation, qui dénonce la partialité des pères dans
les années 1640, semble loin d’être totalement neutre, comme le montre ce cri de
victoire, et tout à la fois de défense à l’encontre d’une rumeur, qu’elle laisse échapper
dans une lettre à l’intention de la supérieure des ursulines de Tours, mère Ursule de
Sainte-Catherine: ‘Examinez le tout [les nouvelles Constitutions de 1647], et vous
avouerez que dans le substanciel il y a beaucoup plus de Tours que de Paris’.42
Faut-elle la prendre au mot ou cherche-t-elle seulement à rassurer sa correspondante?
Une dizaine d’années plus tard, au sujet d’un incident du même ordre, Marie aura un
point de vue nettement plus impartial.
A une rumeur rapportée à Marie en 1666 par la supérieure du couvent de
Tours selon laquelle le monastère québécois aurait intégré la congrégation de Paris,
Marie rassure la mère Charlotte des Anges, et lui explique sa philosophie du ‘juste
compromis’:
39 Ainsi que l’explique Rapley dans A Social History of the Cloister, toutes les tentatives d’union à grande
envergure tentées pour regrouper les couvents d’ursulines vont échouer: ‘A number of prominent Ursulines tried
for years to establish a union between houses. Several bishops tried to construct something of the same type
on a diocesan scale, with themselves in charge. But all these plans foundered on the rocks of tradition and
local particularism. During the very time when male monastic communities were joining together in larger
organizations, female monastic communities were left in their own isolation’ (p. 53). 40 Chabot, ‘Constitutions et règlements’, p. 112.41 Jérôme Lalemant, Constitutions et Règlements des premières Ursulines de Québec, éd. par Gabrielle Lapointe
(Québec, 1974). 42 Guyart, Correspondance, ‘Lettre de l’été 1656’, p. 578. Dom Oury explique et justifie de la sorte ce parti pris
de l’ursuline pour sa maison de Tours: ‘Elle crut, en conscience, de son devoir de sauvegarder les “droits” de
Tours dans l’intérêt même du couvent de Québec dont la situation resterait longtemps encore inassimilable aux
couvents français’ (Oury, Marie de l’Incarnation, II, 359).
112 VINCENT GRÉGOIRE
[O]n a écrit au R. Père Ragueneau [supérieur des missions en 1666] [. . .] de Tours, que
l’on a renversé ici toutes nos constitutions pour y mettre celles de Paris. [. . .] [T]out ce
qu’on dit du renversement de nos constitutions à la préférence des Mères de Paris,
est faux et supposé. L’on y a cherché Dieu et sa gloire pour faire une union sainte et
saintement cimentée, sans regarder ni Paris ni Tours. Si j’avois veu du gauchissement de
préférence [soit de la partialité] en cette matière si importante, l’on m’auroit plutôt ôté la
vie que de le souffrir. Mais dans les affaires de cette nature il faut être raisonnable, ne
voulant pas tout d’un côté et rien de l’autre, autrement ce ne seroit pas une union mais
une oppression.43
Ce terme d’oppression est intéressant sous la plume de Marie de l’Incarnation car
c’est d’‘oppression’ dont il s’agissait lorsque les pères jésuites ont essayé, au début des
années 40, de faire passer, sans consultation, le nouveau monastère de Québec dans
la congrégation de Paris. Et c’est à nouveau d’‘oppression’ dont il s’agissait quand le
‘très zélé et inflexible’ vicaire apostolique nouvellement arrivé dans la colonie a tenté,
au début des années 60, de changer les Constitutions de 1647 auxquelles tous les
partis, jésuites et ursulines, s’étaient ralliés.44
Une fois de plus, l’ursuline tourangelle est sortie de son devoir d’obéissance parce
qu’elle s’est senti obligée de résister contre ce qu’elle percevait comme de l’injustice,
si ‘sainte’ soit l’origine de cette injustice, en l’occurrence l’évêque de Pétrée in partibus
Mgr de Montmorency-Laval. Et à nouveau, Marie l’a emporté, comme elle l’explique
dans la suite de sa lettre du 3 septembre à la mère Charlotte des Anges: ‘Les choses,
grâces à Dieu, sont en très-bon état, et ce que nous avons fait entre-nous est
approuvé du saint Siège par Monseigneur de Pétrée Commissaire Apostolique, qui a
fait tomber son approbation, tant sur notre union que sur nos constitutions’.45
La partie n’était pourtant pas gagnée d’avance avec le vicaire apostolique Laval
arrivé en 1659. L’ursuline, s’étant habituée et imposée aux jésuites qui supervisent les
affaires du couvent de Québec, expliquait à son fils qu’elle n’était pas pressée de voir
une autorité épiscopale dans la colonie:
L’on parle de nous donner un Evêque en Canada [. . .]. Pour moy, mon sentiment est que
Dieu ne veut pas encore d’Evêque en Canada, le païs n’étant pas encore assez fait: et nos
Révérends Pères ayant planté le Christianisme, il semble qu’il y a de la nécessité qu’ils le
cultivent encore quelque temps, sans qu’il y ait personne qui puisse être contraire à leurs
desseins.46
Mais la vraie raison est la suivante:
Pour ce qui regarde l’affermissement de nos Constitutions, il nous est difficile; car comme
nous sommes soumises à la direction des Evêques, ils changent quand et comment il leur
43 Guyart, Correspondance, ‘Lettre du 3 septembre 1666’, pp. 762–63.44 Mots utilisés par Marie de l’Incarnation, dans une lettre à son fils, pour décrire Mgr de Laval: ‘Monseigneur
notre Prélat est [. . .] très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la
gloire de Dieu, et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire’ (Guyart, Correspondance, ‘Lettre du
17 septembre 1660’, p. 632).45 Guyart, Correspondance, ‘Lettre du 3 septembre 1666’, p. 763.46 Guyart, Correspondance, ‘Lettre de 1646’, p. 295.
113DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
plaist, à moins qu’elles ne soient affermies par l’authorité du saint Siège, sans quoy ils
font des coutumiers qui mettent toute une autre face dans les Communautez.47
En résumé, les évêques jouent souvent les ‘trouble-fête’; et Marie de l’Incarnation, en
1646, craint que le représentant épiscopal finalement choisi pour la colonie ne fasse
pas exception, ce en quoi elle n’aura pas tort. Elle préfère que le couvent de Québec
soit supervisé à distance par l’archevêché de Rouen ou par Rome sans qu’il y ait de
directives remettant en cause les règlements de circonstances adoptés par les sœurs
avec approbation des jésuites.
Une fois le vicaire apostolique nommé en 1659, elle en acceptera la nécessité dans
une Eglise canadienne en mutation, qui passe du stade de la mission à l’intention de
la population amérindienne à celui de la colonisation à l’intention de la population
française et ‘canadoise’. Néanmoins, Mgr. de Laval, dès son arrivée, est une source
de tension puis de conflits pour Marie, ce qui n’empêche pas le vicaire apostolique de
rester, aux yeux de cette dernière, un modèle de zèle religieux comme les jésuites
avant lui.48
En 1660, le représentant épiscopal, usant de son autorité qu’il estime presque sans
limite, s’efforce de changer les règles régissant la vie du couvent. Il exige que toutes
les correspondances venant de France soient désormais décachetées et lues par la
supérieure. Celle-ci, qui n’est pas Marie à l’époque, s’incline, décachette les lettres
mais ne les lit pas, donnant ainsi l’impression à Mgr de Laval qu’elle obtempère.
Marie rassure les religieuses tourangelles de la confidentialité de leur courrier. Elle
explique ainsi à la mère Ursule de Sainte-Catherine:
Je me sens encore obligée de vous donner de l’éclaircissement sur ce qu’on vous écrit
qu’on voit ici toutes vos lettres. Il est vray qu’on les voit, mais on ne les ouvre et ne
les lit pas. Monseigneur notre Prélat ayant ordonné à notre Révérende Mère d’ouvrir les
lettres qu’on envoie de France, elle est seulement obligée de rompre le cachet, et c’est ce
qu’elle fait afin d’obéir: mais je vous assure qu’elle ne les lit point du tout [. . .]. Nous
nous sommes toujours gardé cette fidélité notre Révérende Mère et moy lorsque nous
avons été successivement en charge, afin de laisser la liberté à nos Congrégations de nous
écrire tout ce qu’il leur plaira.49
47 Guyart, Correspondance, ‘Lettre de 1646’, p. 295. L’ursuline tenait des propos similaires, soit critiques à l’égard
des évêques, un an plus tôt, dans une lettre à son fils: ‘Nous [les ursulines] leur sommes sujetes. Et ce qui est
fâcheux, comme il leur est libre de faire des Constitutions et des Coutumiers, ils le font de telle sorte que même
dans une seule Congrégation plusieurs diffèrent en Coutumes. Ajouter à cela que chaque Congrégation a ses
Constitutions premières et fondamentales, et par tous les changements que font les Evêques, tout cela s’altère
et se bouleverse. Aujourd’hui, les choses sont tellement dissipées, que pour y mettre l’unité, il faudroit cette
union de Prélats avec le consentement du saint Siège, et une Constitution approuvée de sa Sainteté’ (Guyart,
Correspondance, ‘Lettre du 3 octobre 1645’, p. 267). Sur le thème des Constitutions modifiées par les évêques
au dix-septième siècle, consulter Chantal-Gueudré, Histoire de l’Ordre des Ursulines, I, 299.48 La Tourangelle ne va cependant pas accorder, dans une lettre à son fils, le qualificatif de ‘saint’ au prélat:
‘Je ne dis pas que c’est un saint. Ce seroit trop dire: mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre.
Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et la dit librement dans
les rencontres’ (Guyart, Correspondance, ‘Lettre de septembre-octobre 1659’, p. 613). Elle poursuit un an plus
tard, toujours à son fils: ‘Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et accroître son revenu. Il est
mort à tout cela’. Et elle achève ce propos par un regret: ‘Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne
l’étoit pas tant [mort à tout cela], tout en iroit mieux’ (Guyart, Correspondance. ‘Lettre du 17 septembre 1660’,
p. 632).49 Guyart, Correspondance, ‘Lettre du 13 octobre 1660’, p. 644.
114 VINCENT GRÉGOIRE
Si, dans la suite de son propos, elle essaie de justifier la conduite de Mgr de Laval,
elle conclut son commentaire au moyen de l’argument suivant qui autorisait la supé-
rieure à jouer sur les mots (‘voir’, ‘obéir’) et, par là même, à contourner la directive
épiscopale: ‘Enfin, il faut garder quelque forme qui fasse voir qu’une Supérieure peut
toujours user de sa liberté’.
Les ursulines québécoises n’hésitent donc pas à utiliser des ruses pour se protéger
de l’ingérence du prélat et chercher à conserver un tant soit peu d’autonomie.50
Parfois, cela échoue parce que l’évêque de Pétrée est non seulement puissant mais
autocratique et, selon les mots mêmes de la religieuse et historienne Marie de
Chantal-Gueudré, comme nombre d’évêques français de l’époque d’un ‘autoritarisme
déconcertant’.51 A l’injonction de Mgr de Laval (la Tourangelle, humble, parle de
‘proposition’) que la maîtresse des novices soit désormais maîtresse des jeunes
professes et qu’elle soit élue, Marie explique, dans la lettre adressée à la mère
Ursule de Sainte-Catherine: ‘Cette proposition nous surprit extrêmement, et pour en
empêcher l’exécution, nous contestâmes fort. Mais quelques raisons que nous
pussions dire, il ne nous voulut point écouter’.52 Cette décision relevait de l’arbitraire
dans la mesure où rien de tel n’était mentionné dans les constitutions de 1647.
C’est finalement en 1661 que débute le conflit le plus sérieux entre le prélat
et Marie de l’Incarnation. Lors d’une visite canonique du couvent en avril, Mgr de
Laval, sollicité par des religieuses l’année précédente à l’insu de Marie réélue
supérieure, évoque la probabilité d’un changement des Constitutions de 1647 écrites
par le père Jérôme Lalemant. Cette fois-ci, la religieuse tourangelle va, certes
discrètement, se révolter, et faire acte de résistance. Son opposition à l’abrégé des
Constitutions concocté par le vicaire et qu’il cherche à imposer est catégorique:
Monseigneur notre Prélat en a quelque envie [de changer nos Constitutions], ou du
moins de les bien altérer. [Il en a fait faire un abrégé] selon son idée, dans lequel [. . .] il
retranche ce qui donne de l’explication et ce qui peut en faciliter la pratique. Il y a
adjouté en suite ce qu’il luy a plu, en sorte que cet abrégé, qui seroit plus propre pour des
Carmélites ou pour des Religieuses du Calvaire, que pour des Ursulines, ruine effective-
ment notre Constitution. [. . .] Il nous a donné huit mois ou un an pour y penser.
Mais, ma chère Mère, l’affaire est déjà toute pensée et la résolution toute prise: nous ne
l’accepterons pas si ce n’est à l’extrêmité de l’obéissance.53
Chez Marie de l’Incarnation, la pratique de l’opposition à l’autorité religieuse, même
très déterminée, est néanmoins toujours empreinte de tact:
Nous ne disons mot néanmoins [pour l’instant] pour ne pas aigrir les affaires; car nous
avons à faire à un Prélat, qui étant d’une très-haute piété, s’il est une fois persuadé qu’il
y va de la gloire de Dieu, il n’en reviendra jamais, et il nous faudra passer par là, ce qui
causeroit un grand préjudice à nos observances.
50 Consulter l’ouvrage de Julie Roy, Stratégies épistolaires et écritures féminines. Les Canadiennes à la conquête
des lettres (1639–1839), (thèse de doctorat, Université de Québec à Montréal, 2003), pp. 186–88. Natalie
Zemon-Davis écrit quant à elle, dans Juive, catholique, protestante: trois femmes en marge au XVIIème siècle
(Paris: Seuil, 1997), au sujet de la relation entre la religieuse tourangelle et le vicaire apostolique: ‘Quand Mgr
Laval allait trop loin, elle s’arrangeait pour contourner ses ordres’ (p. 107).51 Chantal-Gueudré, Histoire de l’Ordre des Ursulines, II, 290.52 Guyart, Correspondance, ‘Lettre du 13 octobre 1660’, p. 643.53 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, 13 septembre 1661’, pp. 652–53.
115DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
A l’art d’agir avec tact s’amalgame aussi ‘la stratégie du pourrissement’: ne pas laisser
faire mais laisser passer. Dans ces confrontations à coups feutrés, la Tourangelle, qui
s’appuie sur l’expérience qu’elle a acquise, va, comme dans son conflit des années
40 avec les pères jésuites, faire prévaloir sa position:
J’attribue tout cecy au zèle de ce très-digne prélat; mais comme vous sçavez, mon intime
Mère [Ursule de Sainte-Catherine], en matière de règlement l’expérience le doit emporter
par dessus toutes les spéculations. Quand on est bien, il s’y faut tenir parceque l’on est
assuré qu’on est bien; mais en changeant, on ne sçait si l’on sera bien ou mal.
Marie de l’Incarnation a peur du changement, ou plutôt du changement pour le
changement tel qu’elle le perçoit dans ce cas; et son approche pleine de prudence est
dès lors compréhensible dans le cadre d’une nouvelle culture non encore comprise par
l’‘apprenti-sorcier’ qu’est Mgr de Laval.
De plus, elle n’est pas aussi austère que le vicaire apostolique, et croit que certaines
pratiques, le chant surtout, peuvent faciliter la vie religieuse: ‘Il craint que nous ne
prenions de la vanité en chantant, et que nous ne donnions de la complaisance au
dehors’.54 Mgr de Laval a été formé à l’école spirituelle de Jean de Bernières, un
dévot ayant établi l’Ermitage de Caen, ‘une sorte de Port-Royal-des-Champs, mais
orthodoxe’,55 où se réunit un cercle de gens très pieux et critiques de la vie mondaine.
A l’Ermitage où il a résidé, Laval a adhéré à une vie d’une très grande simplicité.56
Les ursulines, à Québec, pensent que l’évêque, quoique bien intentionné, exagère
lorsqu’il veut supprimer le chant. Pour être religieuses, elles n’en sont pas moins
femmes; et leur sensibilité féminine les incite à célébrer Dieu par des hymnes modulés
de variations mélodiques qu’elles chantent avec plaisir et passion. L’évêque ne va pas
interdire complètement le chant au monastère de Québec, mais en limiter strictement
la pratique: ‘Il s’en est peu fallu que notre chant n’ait été retranché. Il nous laisse
seulement nos Vêpres et nos Ténèbres, que nous chantons comme vous faisiez au
temps que j’étois à Tours. Pour la grande Messe, il veut qu’elle soit chantée à voix
droite’.57 Marie va avoir de la peine à s’habituer à ces récitations recto tono lors
des grand’messes; mais ce sacrifice, même grand pour elle, est néanmoins petit par
rapport à la sauvegarde presque complète des Constitutions de 1647 qui assurent
l’union des sœurs ursulines de Québec au sein d’un jeu de règlements souple et
adapté à la culture.
Nos chères mères furent beaucoup pressées et sollicitées par Monseignr l’évesque de
Pétrée et par les Révérends Pères Jésuites de quitter leur institut pour s’unir à celuy des
Rdes Mères [. . .] establies à Kébec, ou de retourner en France.58
54 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, 13 septembre 1661’, p. 653.55 Mères Jeanne-Françoise Juchereau et Marie-André Duplessis, Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, 1636–1716,
éd. par Dom Albert Jamet (Québec: Hôtel-Dieu de Québec, 1939), p. 105.56 En ce lieu, ‘on prêchait l’anéantissement et l’on réagissait contre la musique profane en usage dans les
églises du royaume’ (Chabot, ‘Constitutions et règlements’, p. 119). Gaillard de Champris explique que, sous
l’influence de Bernières, le vicaire apostolique y a pratiqué l’oraison ‘dans la pénitence poussée jusqu’à une
austérité effrayante; dans le désintéressement poussé jusqu’à la pauvreté effective; dans le renoncement poussé
jusqu’à l’amour de l’abjection’ (Monseigneur Fr. de Montmorency-Laval, premier évêque de Nouvelle-France
[Paris: Bloud et Gay, 1924], p. 20).57 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à la mère Ursule de Sainte-Catherine, 13 septembre 1661’, p. 653.58 Sœur Marie Morin, Aegidius Fauteux, E.-Z. Massicotte, Camille Bertrand, et Victor Morin, Annales de
L’Hôtel-Dieu de Montréal (Montréal: L’Imprimerie des éditeurs limitée, 1921), p. 202.
116 VINCENT GRÉGOIRE
Ce propos est rapporté par la sœur Marie Morin dans les Annales dont elle est en
partie l’auteur. Mais les Annales en question évoquent l’histoire des hospitalières de
l’Hôtel-Dieu de Québec au début des années 1660 et non l’histoire des ursulines. C’est
qu’en effet, les autorités religieuses de Québec cherchaient à unifier les hospitalières
de Nouvelle-France et celles de La Flèche nouvellement arrivées. Leur stratégie? Que
les Flèchoises adoptent les règlements et habits de la communauté canadienne afin
que des religieuses d’un même ‘ordre’ puissent être envoyées à Montréal (Ville-Marie)
pour s’y établir.
Cette pression des ecclésiastiques échouera, comme elle a échoué avec les ursulines,
du fait de la fermeté de la mère Judith Moreau de Brésoles.59 Devant l’obstination
de cette religieuse dont la personnalité ressemble, à bien des égards, à celle de Marie
de l’Incarnation, Mgr de Laval va renoncer à son projet d’union et permettre aux
hospitalières de La Flèche d’occuper l’Hôtel-Dieu de Montréal.
Les très zélées autorités religieuses de Québec, même si elles paraissent désireuses
d’imposer leurs vues en matière d’organisation et de règlements des communautés
de femmes, doivent s’incliner devant le refus obstiné des sœurs et de leurs mères
supérieures. Marie l’emporte ainsi dans ses confrontations avec les jésuites et l’évêque
parce qu’elle est déterminée, mais aussi sincère dans sa foi et discrète dans la
manifestation de sa révolte. Imbue de l’infériorité de son sexe et foncièrement respec-
tueuse de ses supérieurs masculins,60 elle ne présente jamais aux yeux de ceux-ci, une
menace substantielle à leur autorité.61 D’où l’attitude des pères jésuites et de Mgr de
Laval de céder mais d’attendre qu’une occasion plus prometteuse se présente. Les
Constitutions de Paris seront finalement adoptées en 1681 par les ursulines du couvent
de Québec, soit neuf ans après la mort de Marie.
En résultat, ces conflits avec de ‘saintes’ personnes, s’ils ont fait souffrir spirituel-
lement et moralement l’ursuline, ont cependant aussi renforcé sa foi parce que les
moments de mortification qu’elle a vécus lui ont permis de se rapprocher du Christ
par la pratique de l’Imitatio Christi. Il n’y a pas de doute à ses yeux que Dieu a, une
fois de plus, cherché à l’éprouver, et de façon très douloureuse cette fois-ci, vu la
qualité de ses adversaires. Mais l’ursuline pense aussi qu’il faut utiliser tous les moyens
nécessaires pour, selon son expression, ‘avancer les affaires de Dieu’.62 A Dom Claude
Martin, son fils devenu membre influent de la congrégation de St-Maur qui lui a
expliqué comment il avait réussi à arriver à ses fins en manipulant l’évêque d’Angers,
la mère répond: ‘J’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement
trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la Réforme de saint Aubin. Il faut
59 Consulter Léo Hudon, ‘Monseigneur de Laval et les communautés de femmes’, Report of the Canadian
Catholic Historical Association, (1957–58), 35–57 (p. 49).60 Ce que Marie pensait en 1635: ‘Possible que Jésus veut tirer sa gloire des choses basses, viles, contemptibles
et méprisables, je veux dire, de nous autres, pauvres Religieuses. [. . .] Nous nous voyons comme de petits
moucherons’ (Guyart, Correspondance, ‘Lettre à Dom Raymond de S. Bernard, 3 mai 1635’, p. 40), ne cessera
pour elle d’être un ‘credo’ jusqu’à la fin de sa vie. Il est certain que cette rhétorique de l’humilité, aussi sincère
soit-elle, lui a permis de ‘gagner des points’ à l’occasion, lors de relations tendues avec des supérieurs. 61 Nous sommes pleinement d’accord avec Carol Baxter lorsqu’elle écrit: ‘Marie de l’Incarnation provides an
example of a prominent Ursuline nun who secured her own way by cleverly manipulating power structures
without posing an overt challenge to them’ (‘Women, Religious Conviction’, p. 114). 62 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à son fils, 16 septembre 1661’, p. 658.
117DEVOIR D’OBÉISSANCE, OBLIGATION DE RÉSISTANCE
quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu’.63 Cette
dernière phrase résume bien le pragmatisme et l’esprit pratique de Marie de
l’Incarnation.
Note biographique
Vincent Grégoire est Professeur de français à Berry College en Géorgie (USA). Il a
publié dans nombre de revues dont The Romanic Review, The French Review, Papers
on French Seventeenth Century Literature, Symposium, Dix-septième siècle, Cahiers
du XVIIème et bien sûr Seventeenth-Century French Studies. Après avoir écrit sur le
théâtre du Grand Siècle, il s’intéresse depuis plusieurs années aux missionnaires en
Nouvelle-France.
Email: [email protected]
63 Guyart, Correspondance, ‘Lettre à son fils, 16 septembre 1661’, p. 658.