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Me ´ moire D’Hippocrate au DSM-5 : vingt-cinq sie ` cles de classifications psychiatriques From Hippocrates to DSM-5: Twenty-five centuries of psychiatric classifications Thierry Haustgen CMP, secteur 93 G 10, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France Annales Me ´ dico-Psychologiques 172 (2014) 615–624 I N F O A R T I C L E Historique de l’article : Rec ¸u le 23 avril 2014 Accepte ´ le 25 avril 2014 Disponible sur Internet le 12 aou ˆt 2014 Mots cle ´s : DSM Historique Kraepelin Emil Nosographie psychiatrique Se ´ miologie psychiatrique Syndrome Empirisme The ´ orie Keywords: DSM History Kraepelin Emil Psychiatric nosography Syndrome Empirism Theory R E ´ S U M E ´ Les classifications me ´ dicales de l’Antiquite ´ distinguent la phrenitis, aigue ¨, fe ´ brile, de la manie et de la me ´ lancolie, chroniques. Le corpus hippocratique repose sur la the ´ orie des humeurs, tandis que la philosophie grecque s’appuie sur la se ´ paration de la psyche en « a ˆmes » et en faculte ´s. Du lexique latin proviennent les termes de ´ lire, folie, de ´ mence et ve ´ sanie. Galien de ´ veloppe les concepts de le ´ sion « sympathique » et de tempe ´ rament. Il localise les faculte ´s mentales dans le cerveau. A ` travers la me ´ decine arabe (Avicenne), son œuvre se transmet aux philosophes scolastiques du Moyen A ˆ ge, puis aux nosographes de la Renaissance. Fernel et Platter distinguent l’alie ´ nation de la faiblesse mentale. Zacchias se ´ pare l’insania de la fatuitas et du delirium. Au XVII e sie ` cle, Sydenham, en s’appuyant sur la description empirique et l’observation clinique, introduit la notion de syndrome. Au XVIII e sie ` cle, la nosologie symptomatique de Boissier de Sauvages, inspire ´e du naturaliste Linne ´, subdivise les classes en ordres, genres et espe ` ces. Cullen forge le terme de ne ´ vrose (1769). Il en fait une classe que reprend Pinel dans sa nosographie (1798). Le XIX e sie ` cle est l’a ˆge d’or des classifications. Le genre alie ´ nation comprend pour Pinel cinq espe ` ces (me ´ lancolie, manie sans et avec de ´ lire, de ´ mence, idiotisme). Esquirol scinde la me ´ lancolie en lype ´ manie et monomanie. Georget de ´ crit la stupidite ´ et se ´ pare l’alie ´ nation du « de ´ lire aigu », sympathique ou symptomatique. Griesinger introduit le cycle de la psychose unique, qui correspond a ` l’alie ´ nation unitaire des Franc ¸ais. Apre `s 1850, sous l’influence de Falret, sont diffe ´ rencie ´es des « maladies » mentales e ´ volutives, autonomes, multiples, en France et en Allemagne (Kahlbaum), paralle ` lement a ` l’e ´ closion de la the ´ orie de la de ´ ge ´ne ´ rescence. Cette orientation aboutit au traite ´ de Kraepelin, dont la classification, d’abord symptomatique, devient, a ` partir de la 5 e e ´ dition (1896), e ´ volutive. La 6 e e ´ dition (1899) est centre ´e sur la folie maniaque-de ´ pressive et la dementia praecox, devenue schizophre ´ nie chez Bleuler (1911). De leur co ˆte ´, Freud et Janet circonscrivent le champ des ne ´ vroses. Ces diffe ´ rents travaux charpentent la nosologie psychiatrique jusqu’a ` la CIM-9 et au DSM-II (1968). Le concept de « maladie » mentale est toutefois remis en cause de `s l’e ´ poque de Kraepelin, au nom de la se ´ miologie empirique (Chaslin, 1912) et de la phe ´ nome ´ nologie (Jaspers, 1913), qui pre ´ conisent une classification en syndromes et « types cliniques ». Le de ´ veloppement des crite ` res diagnostiques dans les anne ´es 1970 aux E ´ tats-Unis conduit a ` la publication du DSM-III (1980) et de la CIM-10 (1992). Le DSM-IV (1994) et le DSM-5 (2013) confirment cette approche empirique, malgre ´ des critiques sur la multiplication des nouvelles cate ´ gories et sur la me ´ thodologie des e ´ tudes de terrain. ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. A B S T R A C T During the Antiquity, medical classifications opposite phrenitis, acute and feverish, from mania and melancholia, chronic. Hippocrates relies on the theory of ‘‘humours’’, while the Grecian philosophy separate the psyche in several souls and faculties. Latin lexicon introduces the terms of delusion, insanity, dementia and vesania. Galen develops the concepts of ‘‘sympathetic’’ lesion and of temperament. He localizes the mental faculties in the brain. Across the Arabian medicine (Avicenne), his works are transmitted to scholastic medieval philosophy and to the Renaissance physicians. Fernel and Platter distinguish alienation from amentia. Zacchias separates insania (insanity) from fatuitas and delirium Adresse e-mail : [email protected] Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.04.005 0003-4487/ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s.

D’Hippocrate au DSM-5 : vingt-cinq siècles de classifications psychiatriques

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Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 615–624

Memoire

D’Hippocrate au DSM-5 : vingt-cinq siecles de classificationspsychiatriques

From Hippocrates to DSM-5: Twenty-five centuries of psychiatric classifications

Thierry Haustgen

CMP, secteur 93 G 10, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France

I N F O A R T I C L E

Historique de l’article :

Recu le 23 avril 2014

Accepte le 25 avril 2014

Disponible sur Internet le 12 aout 2014

Mots cles :

DSM

Historique

Kraepelin Emil

Nosographie psychiatrique

Semiologie psychiatrique

Syndrome

Empirisme

Theorie

Keywords:

DSM

History

Kraepelin Emil

Psychiatric nosography

Syndrome

Empirism

Theory

R E S U M E

Les classifications medicales de l’Antiquite distinguent la phrenitis, aigue, febrile, de la manie et de la

melancolie, chroniques. Le corpus hippocratique repose sur la theorie des humeurs, tandis que la

philosophie grecque s’appuie sur la separation de la psyche en « ames » et en facultes. Du lexique latin

proviennent les termes delire, folie, demence et vesanie. Galien developpe les concepts de lesion

« sympathique » et de temperament. Il localise les facultes mentales dans le cerveau. A travers la medecine

arabe (Avicenne), son œuvre se transmet aux philosophes scolastiques du Moyen Age, puis aux nosographes

de la Renaissance. Fernel et Platter distinguent l’alienation de la faiblesse mentale. Zacchias separe l’insania

de la fatuitas et du delirium. Au XVIIe siecle, Sydenham, en s’appuyant sur la description empirique et

l’observation clinique, introduit la notion de syndrome. Au XVIIIe siecle, la nosologie symptomatique de

Boissier de Sauvages, inspiree du naturaliste Linne, subdivise les classes en ordres, genres et especes. Cullen

forge le terme de nevrose (1769). Il en fait une classe que reprend Pinel dans sa nosographie (1798). Le

XIXe siecle est l’age d’or des classifications. Le genre alienation comprend pour Pinel cinq especes (melancolie,

manie sans et avec delire, demence, idiotisme). Esquirol scinde la melancolie en lypemanie et monomanie.

Georget decrit la stupidite et separe l’alienation du « delire aigu », sympathique ou symptomatique.

Griesinger introduit le cycle de la psychose unique, qui correspond a l’alienation unitaire des Francais. Apres

1850, sous l’influence de Falret, sont differenciees des « maladies » mentales evolutives, autonomes,

multiples, en France et en Allemagne (Kahlbaum), parallelement a l’eclosion de la theorie de la

degenerescence. Cette orientation aboutit au traite de Kraepelin, dont la classification, d’abord

symptomatique, devient, a partir de la 5e edition (1896), evolutive. La 6e edition (1899) est centree sur

la folie maniaque-depressive et la dementia praecox, devenue schizophrenie chez Bleuler (1911). De leur

cote, Freud et Janet circonscrivent le champ des nevroses. Ces differents travaux charpentent la nosologie

psychiatrique jusqu’a la CIM-9 et au DSM-II (1968). Le concept de « maladie » mentale est toutefois remis en

cause des l’epoque de Kraepelin, au nom de la semiologie empirique (Chaslin, 1912) et de la phenomenologie

(Jaspers, 1913), qui preconisent une classification en syndromes et « types cliniques ». Le developpement des

criteres diagnostiques dans les annees 1970 aux Etats-Unis conduit a la publication du DSM-III (1980) et de

la CIM-10 (1992). Le DSM-IV (1994) et le DSM-5 (2013) confirment cette approche empirique, malgre des

critiques sur la multiplication des nouvelles categories et sur la methodologie des etudes de terrain.

� 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

During the Antiquity, medical classifications opposite phrenitis, acute and feverish, from mania and

melancholia, chronic. Hippocrates relies on the theory of ‘‘humours’’, while the Grecian philosophy

separate the psyche in several souls and faculties. Latin lexicon introduces the terms of delusion, insanity,

dementia and vesania. Galen develops the concepts of ‘‘sympathetic’’ lesion and of temperament. He

localizes the mental faculties in the brain. Across the Arabian medicine (Avicenne), his works are

transmitted to scholastic medieval philosophy and to the Renaissance physicians. Fernel and Platter

distinguish alienation from amentia. Zacchias separates insania (insanity) from fatuitas and delirium

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.04.005

0003-4487/� 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

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(former phrenitis). During the 17th century, Sydenham relies on empirical description and on clinical

observation. He introduces the concept of syndrome. At the 18th century, the symptomatic nosology of

Boissier de Sauvages, which takes inspiration from the naturalist Linne, subdivides the classes in orders,

‘‘genera’’ and species. Cullen creates the word neurosis (1769). It constitutes a class of his nosology and of

Pinel’s ‘‘Philosophical nosography’’ (1798). The 19th century is the golden age of the classifications. For

Pinel, mental alienation is subdivided in five species (melancholia, mania with and without delusion,

dementia, idiotism). Esquirol divides melancholia in lypemania and monomania. Georget describes the

stupidity and separates alienation from acute delirium, either sympathetic, or symptomatic. Griesinger

introduces unitary psychosis concept, similar to French unitary alienation. In an opposite way, after

1850, under the influence of Falret’s lessons at the Salpetriere hospital, several autonomous ‘‘illnesses’’

are described, characterized by a specific course, in France and in Germany (Kahlbaum). At the same

time, the theory of degeneracy is developed. These works end in Kraepelin’s treatise. His classification, at

first symptomatic, relies on the course dating from the 5th edition (1896). It articulates in the 6th edition

(1899) around manic-depressive illness and dementia praecox, which becomes later schizophrenia

(Bleuler, 1911). Freud and Janet classify the neurosis at this time. These entities influence European

nosology until the CIM-9 and the DSM-II (1968). The concept of mental ‘‘illness’’ is however criticized at

the time of Kraepelin by empiric semiology (Chaslin, 1912) and phenomenology (Jaspers, 1913).They

preconize a classification in syndromes and ‘‘clinical types’’. The development of diagnostic criteria in the

USA during the decade 1970 ends on the publication of the DSM-III (1980) and the ICD-10 (1992). The

DSM-IV (1994) and the DSM-5 (2013) have corroborated this empiric orientation, in spite of critics on the

new categories and on the validity of the field trials.

� 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction

L’activite classificatoire en psychiatrie a toujours suscite lesoupcon. P. Buchez y voyait avec humour en 1860 un travers de laprofession : « Lorsqu’ils croient avoir acheve leurs etudes, lesrhetoriciens font une tragedie et les alienistes font uneclassification » [8]. Ces derniers ont, des les origines de laspecialisation psychiatrique au XIX

e siecle, cru bon de fournir desjustifications a cette partie de leurs recherches. La classifications’est ainsi vue accoler a la clinique, soit comme prealable, soitcomme consequence. Au milieu du Second Empire, Buchez notaitdevant la Societe Medico-Psychologique que « le but le plusimportant [des classifications] est d’assurer le diagnostic [. . .] et,comme le diagnostic est la base du traitement, leur but, en derniereanalyse, est le traitement » [40]. Un siecle plus tard (1970), lescliniciens americains de l’Ecole de Saint-Louis, en cherchant a« remedicaliser » la psychiatrie, proclamaient : « La classification estle diagnostic » [7]. Pourtant, Morel semble contester cetteequivalence lorsqu’il ecrit en 1853 : « Il faut se contenter dedecrire certains malades et ne pas essayer de les classer d’unemaniere rigoureuse » [28]. Il ne respectera guere ce precepte par lasuite, mais Chaslin cite encore cette formule en exergue de sonmanuel de semiologie mentale de 1912 [5]. L’historienneamericaine Jan Goldstein intitule avec ironie son ouvrage de1987 sur les origines de la psychiatrie francaise Consoler et classifier

[16] – a l’image du Surveiller et punir de Michel Foucault. Or, il estfrappant de constater que cette preoccupation classificatoire seretrouve chez les medecins bien avant l’epoque positiviste et lesdebuts de la specialite psychiatrique, des l’Antiquite, a propos desdifferentes formes d’affections mentales. Elle sert de revelateur destendances theoriques a l’œuvre dans l’etude des relations entrecorps et esprit, entre medecine, religion et philosophie.

2. Des « humeurs » aux « nevroses »(V

e siecle avant J.-C. - XVIIIe siecle)

2.1. D’Hippocrate a Avicenne

Les 53 traites du corpus hippocratique reposent sur le monismecorps-esprit, sur l’observation et sur une conception globaliste del’organisme qui fait de la maladie une reaction et non un accident.Selon le medecin romain Celse (I

er siecle apres J.-C.), c’est

Hippocrate qui aurait separe la medecine de la « philosophie »,et donc de la religion [35]. Une premiere division des troublesmentaux en fonction de la cause et de l’evolution est ebauchee parl’ecole hippocratique, qui separe la phrenitis (frenesie), aigue,febrile, de la manie, chronique. Au lexique grec appartiennent lestermes paranoıa et dysthymie, derives de noos, ame cognitivesituee dans le cerveau, et de thumos, ame affective siegeant dans lecœur. Dans l’aphorisme VI, 23, Hippocrate definit la melancoliecomme la coexistence, pendant une longue duree, de phobos

(crainte ou plutot retrait) et de dysthymia (abattement, prostra-tion), conjuguant ainsi atteinte d’une fonction psychique etevolution dans le temps. Le corpus hippocratique comporte aussides descriptions precises de l’hysterie.

Comme on sait, la theorie des quatre humeurs offre unepremiere approche pathogenique des maladies, qui vient conforterle monisme hippocratique. Une partie de la classification reposesur les perturbations humorales, telle la relation bien connue entremelancolie et bile noire ou atrabile, de la meme maniere quel’approche dimensionnelle contemporaine cherche a etablir descorrelations entre pathologies et anomalies neurochimiques.

La philosophie d’Aristote, notamment dans le De anima, decritles differentes passions et scinde l’ame cognitive en faculteintellective (raison) et faculte sensitive, introduisant le conceptde sensation (ou de perception) dans la culture medicale del’Occident. L’imagination (phantasia) fait le lien entre intellect etsensation. Une faculte motrice est decrite (d’ou le latin motio, dontderivera au XVI

e siecle le vocable emotion). Un petit traite estconsacre a la memoire. Toutes les classifications futures desfacultes mentales et de leurs perturbations derivent de laphilosophie aristotelicienne.

La medecine romaine est a l’origine d’un tres riche vocabulairedes troubles mentaux, utilise jusqu’a nos jours dans les classifica-tions. C’est alors que font leur apparition les termes alienatio, mens

(esprit), d’ou derivent dementia et amentia (absence de raison),insania (d’ou en anglais insane et insanity), vesania, delirare (sortirdu sillon), alucinatio (egarement, erreur), follis (outre gonflee d’air,comme la tete de l’aliene), idiotes (ignorant), imbecillitas (faiblessed’esprit) [31,32,34,35]. Celse divise l’insania en trois groupes, lamanie, la melancolie et la phrenitis. La manie est un delire generalavec agitation, la melancolie un delire partiel avec retrait etabattement. Aretee de Cappadoce met en evidence leur successionpossible chez un meme malade.

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Galien de Pergame (IIe siecle apres J.-C.), dualiste, stoıcien,

restitue au cerveau un role de premier plan dans le fonctionnementmental que lui avait conteste Aristote. Il introduit le concept delesion sympathique ou par sympathie. Les illustrations en sont laphrenitis, le delire des ivrognes ou encore l’accumulation dans leshypocondres d’atrabile, qui parvient secondairement au cerveau,occasionnant les perturbations mentales (le terme hypocondrie enest derive, mais il n’apparaıtra qu’au XVI

e siecle). Comme chez lesGrecs, la pathogenie conditionne le diagnostic. Les humeursd’Hippocrate deviennent chez Galien temperaments, correlesaux passions, ebauches des futurs troubles de la personnalite[13,34,35].

A l’epoque medievale, la medecine arabe reprend la subdivisiondes facultes d’Aristote, mais en les situant dans differentes cavitesdu cerveau. Selon le Canon d’Avicenne au XI

e siecle, les ventriculescerebraux anterieur, moyen et posterieur sont respectivement lesiege de l’imagination, de la raison et de la memoire. Le dominicainAlbert le Grand reprend ces attributions au XIII

e siecle. Pour Arnauldde Villeneuve, a la charniere des XIII

e et XIVe siecle, la manie, maladie

de l’imagination, resulte d’une atteinte du ventricule cerebralanterieur, tandis que la melancolie est le fait d’un dysfonctionne-ment du ventricule moyen [32]. Une anatomie rudimentaire seconjugue a une symptomatologie comportementale pour classifier.

2.2. L’age classique

En depit des decouvertes de Vesale et d’Ambroise Pare, lanosographie de l’alienation mentale n’evolue guere a la Renais-sance. Le Francais Jean Fernel (1486–1557) separe les maladiesavec fievre (frenesie) et les maladies sans fievre (simples oumelancoliques) des differentes formes d’affaiblissement mental :amentia (qui sera dans la psychiatrie allemande du XIX

e sieclel’equivalent de confusion mentale), lethargie, catalepsie (immo-bilite sans sommeil). L’enorme entite melancolie, pratiquementsynonyme d’alienation non febrile, englobe les etats de tristessepathologique, les delires sans agitation, la lycanthropie et memecertains cas d’excitation. Elle fait l’objet a elle seule d’un premiertraite de l’Anglais Timothy Bright en 1586, avant la celebreAnatomie de la melancolie de Robert Burton en 1621 [31,32].

Le Suisse Felix Platter (1536–1614) separe les « lesions dessens » en affaiblissement (imbecillitas), abolition (consternatio),perversion (alienatio) et exageration (defatigatio). Imbecillitas sesubdivise elle-meme en atteinte de l’imagination, de la raison oude la memoire. Platter adopte ainsi une premiere nosographiereposant sur le degre de perturbation des differentes fonctions del’esprit [12]. C’est seulement a propos de l’hysterie que se dessine ala Renaissance une rupture avec l’Antiquite, puisque le FrancaisNicolas Lepois (1527–1587) place, avant l’Anglais Thomas Willis,son siege dans le cerveau et non plus dans l’uterus.

Au XVIIe siecle, le medecin legiste pontifical Paul Zacchias (1584–

1659) designe du terme de dementia l’ensemble des troublesmentaux (acception qui persistera dans l’article 64 du code penalnapoleonien de 1810, applique en France jusqu’en 1992). Il ladivise en trois especes : la fatuitas ou absence de developpement(comportant trois degres qui prefigurent selon Ey la separationentre demence et idiotie) ; l’insania ou delire sans fievre (insanity

de la psychiatrie anglo-americaine moderne), soit primaire (manie,melancolie), soit secondaire a l’epilepsie ou a l’apoplexie ; ledelirium (denomination toujours conservee dans le DSM pourdesigner les etats confusionnels) ou delire febrile, cause parl’inflammation du cerveau, qui prolonge la phrenitis antique [10].

La nosologie connaıt peu apres un tournant decisif avec l’œuvrede Thomas Sydenham (1624–1689), surnomme l’Hippocrateanglais, a l’origine du concept moderne de maladie. Empiriste etsceptique, il promeut l’observation par les sens au lit du malade(clinique, au sens etymologique) d’especes morbides (species

morborum), caracterisees par un ensemble de signes et desymptomes objectifs, qu’il appelle phenomenes, a l’evolutioncaracteristique. Il distingue les symptomes propres, constants etidentiques d’un malade a un autre, des symptomes accidentels,dependant de l’age et du temperament. Pour Sydenham, lemedecin doit imiter le peintre par l’exactitude de ses notations,d’ou nous avons conserve le terme de tableau clinique. Prudentquant aux etiologies, il prefere aux systemes theoriques ladescription de syndromes. Le terme, derive du grec sundrome

(reunion), aurait ete utilise pour la premiere fois en 1541, dans unetraduction anglaise de Galien [21]. Cette approche sera appliqueeseulement un siecle plus tard a la pathologie mentale. On sait queSydenham en a tire la description de la goutte et de la choree. Maisl’Hippocrate anglais a aussi approfondi le tableau clinique del’hysterie et fait de l’hypocondrie sa variante masculine [13,32,34].

2.3. Le siecle des Lumieres

Au XVIIIe siecle, les classifications issues des sciences naturelles

sont introduites en medecine. Le naturaliste suedois Carl von Linne(1707–1778), exploitant les regles methodologiques du botanisteMichel Adanson, developpe la subdivision des plantes et desanimaux en classes, ordres, genres et especes, composant une suitede categories et sous-categories bien differenciees.

Le medecin et botaniste de Montpellier Francois Boissier deSauvages (1706–1767) tente de combiner les apports de Sydenhamet de Linne dans sa Nosologie methodique en 1763. Il y decrit2400 « especes » syndromiques differentes, caracterisees chacunepar un ensemble de symptomes, une « pure enumeration » pour Ey[10]. La 8e classe est celle des vesanies, subdivisees en egarementsou hallucinations dus a une cause extra-cerebrale (vertige,hypocondrie, somnambulisme. . .), delires ou erreurs de jugementpar lesion cerebrale (soit passager, febrile, soit general, soit partiel,melancolique), morosites ou bizarreries par « desirs depraves »(boulimie, antipathie, nostalgie, terreur panique. . .), vesaniesanormales (amnesie) [10]. La melancolie comprend 14 formesclassees en fonction du theme dominant : melancolie vulgaire,erotique, religieuse, d’imagination, extravagante (idees de gran-deur), anglaise (tristesse), enthousiaste (inspires), etc. [31,32,34].

L’Ecossais William Cullen (1710-1790) introduit en 1776 dansses Elements de medecine pratique la classe des « nevroses »(neurosis) – terme qu’il a forge en 1769 pour designer un grouped’affections « nerveuses » sans fievre et non lesionnelles,caracterisees par une atteinte du mouvement ou du sentiment.Il subdivise ces nevroses en comas (apoplexies et paralysies),adynamies (syncope, dyspepsie, hypocondrie), spasmes (tetanos,asthme, epilepsie, hysterie, rage) et vesanies. Comme Boissier deSauvages, il distingue parmi ces dernieres les erreurs de jugement(manie, melancolie, amentia) et les delires passagers febriles[10,32].

3. De l’alienation aux maladies mentales (XIXe siecle)

3.1. Pinel et la nosographie

Philippe Pinel (1745–1826) est tributaire des classifications deBoissier de Sauvages et de Cullen, publiees alors qu’il a entre 20 et30 ans (il traduira le second en francais). Par leur intermediaire, ilse rattache a Sydenham et Linne. Il subit aussi l’influence duvitalisme de Barthez, du sensualisme de Condillac (qui fait reposersur l’exercice des sensations l’ensemble des facultes mentales) etde l’empirisme sceptique de Cabanis. Son œuvre illustre les devisesde ce dernier : « Mieux vaut pas de theorie du tout qu’une theoriequi soit en contradiction avec certains faits », ou « L’etude de lanature est en general celle des faits et non celle des causes ». Pinelse considere comme un medecin-philosophe, dans la lignee des

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penseurs des Lumieres et surtout de Jean-Jacques Rousseau [16],ainsi qu’en attestent les titres de ses deux principaux ouvrages :Traite medico-philosophique de l’alienation mentale (deux editionsen 1800 et 1812) et Nosographie philosophique (six editions entre1798 et 1818) [36], bien plus celebre que le premier de son vivant,traitant de la medecine dans son ensemble.

Il reprend de Cullen le terme de nevrose, qui lui sert a definirune classe de maladies (la IVe de sa nosographie). Dans la 1re editionde sa Nosographie, en 1798, il la subdivise en trois ordres : « vesaniesou egarements d’esprit non febriles », « spasmes » et « anomalieslocales des fonctions nerveuses ». Les vesanies comportent elles-memes quatre genres : hypocondrie, melancolie, manie et hysterie[45]. Dans le Traite de 1800, l’hypocondrie et l’hysterie ne sont plusconsiderees comme des vesanies et l’alienation mentale comprendcinq especes. Parmi celles-ci, la manie, delire general, la melancolie,delire exclusif sur un objet, et la demence, definie comme abolitiondu jugement, reproduisent des entites decrites depuis plusieurssiecles. Pinel introduit a leurs cotes l’idiotisme, obliteration desfacultes intellectuelles et affectives, soit innee, soit acquise, maisincurable, et surtout la manie sans delire, perturbation del’affectivite sans lesion de l’entendement, premiere formulationdes futurs troubles de la personnalite.

Ces cinq « especes » peuvent se succeder dans le temps et seremplacer l’une par l’autre. La manie peut revetir un caractereperiodique, intermittent. La phrenitis des anciens n’est plus chezPinel une espece de l’alienation. Elle devient le delire aigu febrile,qui se rattache a la IIe classe de sa nosographie, celle desphlegmasies ou inflammations. Le medecin de la Salpetriereaccorde donc une certaine place a l’etiologie, comme a l’evolution.Mais ces criteres ne sont pas determinants dans sa classification.L’alienation, denominateur commun des cinq especes, est con-sideree comme une maladie unique. C’est son degre d’extensionqui sert a caracteriser ses differentes formes.

Quant au genre hysterie, il integre l’ordre des « spasmes »(affections spasmodiques) dans la 2e edition de la Nosographie

(1803), puis celui des « nevroses de la generation » a partir de la 3e

(1807), tandis que l’hypocondrie reste classee parmi les « nevrosesdes fonctions cerebrales ».

3.2. D’Esquirol a Griesinger

Sans remettre en question cette architecture ni le caractereunitaire de l’alienation, Etienne Esquirol (1772–1840) apporte apartir de 1814 des retouches notables a la classification de sonmaıtre [9]. L’idiotisme devient l’idiotie, toujours congenitale, parconsequent radicalement differente de la demence, acquise, maisqui peut etre soit aigue, soit chronique. En 1820, la demence aiguese transforme en une nouvelle « espece » autonome chez EtienneGeorget (1795–1828), l’eleve prefere d’Esquirol : la stupidite,absence accidentelle de la manifestation de la pensee [15].L’ensemble des demences constitue alors une pathologie chro-nique incurable. La stupidite sera le noyau des futurs etatsconfusionnels pour Delasiauve, tandis que Baillarger la rappro-chera de la melancolie (avec stupeur ou stuporeuse).

Par ailleurs, Esquirol scinde la melancolie de Pinel en deux« especes » distinctes, a partir de la tonalite affective du delire. Il lesdesigne par des neologismes derives du grec. La lypemanie reposesur une passion triste ou depressive (elle correspond a l’acceptionactuelle du terme melancolie dans le langage courant), tandis quela monomanie se caracterise par une passion euphorique ouexpansive. Le terme de lypemanie ne s’imposera pas, mais on nedecrira plus apres Esquirol de melancolies gaies. Le vocable demonomanie aura plus de succes jusque vers 1870, avant d’etre lui-meme abandonne. Generalement employe au pluriel, il recouvred’abord un ensemble de themes delirants (monomanie ambitieuse,monomanie religieuse, erotomanie), puis une perturbation des

differentes facultes mentales reprenant la subdivision des « ames »de la philosophie grecque. Apres la monomanie intellectuelle(delirante), sont ainsi decrites la monomanie instinctive (compre-nant la fameuse monomanie homicide, mais aussi la monomanied’ivresse et la pyromanie), puis la monomanie affective ouraisonnante (dont les illustrations cliniques correspondent a nosactuels troubles de l’humeur attenues, troubles de la personnaliteet troubles nevrotiques). Certains decriront aussi une monomaniesensorielle ou delire des sensations, prefiguration de la psychosehallucinatoire chronique. Le champ de la monomanie tend donc aenglober toutes les pathologies rassemblees dans celui de lamelancolie durant les deux siecles precedents.

La classification d’Esquirol aura une remarquable longevite al’etranger, puisque la premiere nosologie psychiatrique americainecomportera en 1880 les sept categories – manie, melancolie,monomanie, paralysie, demence, dipsomanie et epilepsie. Mais onapercoit avec le recul le caractere peu satisfaisant de ceregroupement d’entites heterogenes sous un meme vocable,rappelant les nosographies de l’age classique et de Boissier deSauvages, ce qui le condamnait a plus ou moins breve echeance.

Dans son traite de 1833, l’alieniste belge Joseph Guislain (1797–1860) introduit quant a lui le neologisme de phrenopathie, qui nes’imposera pas mieux que celui de monomanie, mais a le merite demettre l’accent sur la tonalite affective et sur la douleur morale, al’origine selon lui de toutes les formes d’une alienation toujoursapprehendee comme unitaire. C’est egalement l’opinion en 1845de l’Allemand Wilhelm Griesinger (1817–1868) qui, tout encritiquant les monomanies, reprend de son maıtre Zeller le termeet le concept de psychose unique (Einheitspsychose). Elle traverseun cycle evolutif reposant sur une « phrenalgie » initiale, sousforme de melancolie, de manie ou de Wahnsinn (eclosion deliranteprimaire avec excitation). Celle-ci laisse secondairement la place aun delire systematise chronique (Verrucktheit), puis a une demenceterminale. Ce cycle peut toutefois s’interrompre a chacune de sesetapes [3,4].

3.3. L’apparition de l’etiologie comme principe classificateur

Pour Griesinger, les maladies de l’esprit sont des maladies ducerveau. C’est aussi l’avis de Georget, qui ecrit en 1821 : « Lecerveau est le siege de la pensee. Donc, si la pensee est lesee, lecerveau doit l’etre. » Il separe la folie proprement dite, affectioncerebrale idiopathique, du delire aigu, soit symptomatique detraumatisme, d’intoxication ou d’hemorragie, soit « sympathique »(delire febrile) [15]. Georget propose en outre de denommerl’hypocondrie cerebropathie et l’hysterie cerebropathie spasmodi-

que, alors que Pinel classait cette derniere parmi les nevroses de lageneration.

Une serie d’alienations « symptomatiques » sont alors decrites.Antoine-Laurent Bayle (1799–1858) a ouvert la voie en 1822 enobservant a Charenton six cas d’« arachnitis (meningite) chroniqueavec paralysie generale et incomplete ». L’origine syphilitique del’affection ne sera mise en evidence que pres d’un siecle plus tard.Mais cette description associe clairement dans un tableau evolutifen trois periodes des troubles mentaux traversant les « especes » dePinel et d’Esquirol (monomanie ambitieuse, manie, puis demence),correles a des symptomes moteurs (troubles de l’articulation, de lamarche, puis du controle sphincterien) [3].

Sur le modele de la division de Georget, Parchappe separe en1841 la folie simple de la folie compliquee (hemorragie,ramollissement cerebral, meningite) et de la folie composee(epileptique, paralytique). Baillarger, a son tour, isole en 1855 desalienations « symptomatiques », secondaires a des intoxications oua des affections cerebrales (epilepsie, hysterie, choree, paralysiegenerale) [2]. Delasiauve approfondit la description des troublesmentaux de l’epilepsie en 1854, Lasegue celle de l’alcoolisme

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subaigu avec son delire de reve (onirique) en 1869, dix-sept ansapres l’alcoolisme chronique du Suedois Magnus Huss. Dans saclassification de 1882, Magnan continuera a separer des « foliesproprement dites ou psychoses » ce qu’il appelle les « etats mixtes,tenant de la pathologie et de la psychiatrie » (sans aucun rapportavec ceux de Kraepelin) [26].

3.4. Falret et Kahlbaum : les entites cliniques evolutives

Toutes ces descriptions tendaient a remettre en cause leconcept d’alienation ou de psychose unitaires. Quelle valeurdiscriminante accorder a des « especes » qui pouvaient sechevaucher et se retrouver au sein d’affections dont l’etiologieetait si diverse ? Durant la seconde moitie du XIX

e siecle, deuxcliniciens europeens, le Francais Falret et l’Allemand Kahlbaum,refondent la classification communement admise. Ils plaident pourl’individualisation de maladies autonomes au sein d’une alienationmentale non plus unitaire, mais plurielle.

Des 1850, Jean-Pierre Falret (1794–1870) preconise, dans lapremiere de ses lecons cliniques faites a la Salpetriere sur la« direction a imprimer a l’observation des alienes » [11], de« chercher a provoquer et faire jaillir des manifestations qui nesurgiraient jamais spontanement [. . .] s’attacher a etudier etcaracteriser l’individualite maladive [. . .], ne jamais separer un faitde son entourage, de toutes les conditions au sein desquelles il apris naissance et de toutes les circonstances qui le precedent,l’accompagnent ou le suivent ». En 1854, dans son article sur la foliecirculaire [11], il recommande de « baser les distinctions desmaladies mentales sur un ensemble de caracteres subordonnes lesuns aux autres et sur leur marche, c’est-a-dire sur l’evolution de cesphenomenes se succedant dans un ordre determine ».

Cette nouvelle methodologie devait etre precisee quelquesannees plus tard (1860) par le propre fils de son initiateur, JulesFalret (1824–1902), durant la premiere discussion de la SocieteMedico-Psychologique sur les classifications [8,40]. Pour celui-ci,une nosographie naturelle, c’est-a-dire inspiree de Linne et Jussieu,devait « reposer sur un ensemble de caracteres communs etdifferentiels, subordonnes et hierarchises entre eux [. . .], se basersur une evolution determinee et previsible des faits reunis dans unememe classe », ce que l’Ecole americaine de Saint-Louis designerarespectivement un siecle plus tard sous les noms de criteresd’exclusion et d’etudes de suivi. Les « especes » de l’Einheitspsychose

et de l’alienation (manie, melancolie, monomanie, demence)n’etaient que des « etats symptomatiques provisoires » nesatisfaisant pas a ces conditions. Comme l’ecrira Jean-Pierre Falretdans l’introduction de son traite en 1863 [11], « les caracteres quileur servent de base sont si secondaires et si peu nombreux quechaque jour on rencontre des alienes qui peuvent a volonte figurerdans l’une ou dans l’autre de ces quatre categories ».

Tres loin de la Salpetriere, cette meme annee 1863, Karl LudwigKahlbaum (1828–1899) devient Privatdozent a l’universite deKonigsberg (Prusse-Orientale), ou avait enseigne Kant, ensoutenant une these sur le « regroupement des maladiespsychiques et la subdivision des troubles de l’ame ». Il y distingue,d’une part, les « tableaux d’etat » (Zustandsbilder), ou « constella-tions de symptomes », manifestations apparentes, elementaires,partielles, transversales de la pathologie, d’autre part, les « entites(ou processus) morbides » (Krankheitsprozesse), inapparents,sous-jacents, qui peuvent seuls constituer des maladies[3,33,34,39].

A partir de neologismes derives du grec, Kahlbaum propose uneclassification tres articulee, combinant etiologie (separation destroubles mentaux symptomatiques et idiopathiques, dans la ligneede Georget), evolution (partition entre vesanias, atteintes generalesdebouchant sur une demence terminale, et vecordias, atteintespartielles sans affaiblissement), psychologie (subdivision des

vecordias en dysthymia, paranoıa et diastrephia) et age de debut(isolement de la paraphrenia hebetica, future hebephrenie, et de laparaphrenia senilis ou presbyophrenie). Kahlbaum a brule lesetapes. Sa classification reste tributaire de la psychose unique etdes monomanies, contrairement a celle de Falret, qui estimaitprudemment en 1863 ne pouvoir decrire comme seules« maladies » mentales que la folie circulaire et la paralysie generale[11]. Mais sa subdivision entre tableaux d’etat symptomatiques etentites-maladies rejoint les preconisations du medecin de laSalpetriere.

3.5. Entre maladies mentales et theorie de la degenerescence

Durant les vingt-cinq annees qui suivent la lecon inaugurale deFalret sont decrites, en France et en Allemagne, a partir d’un petitnombre de cas, des entites morbides evoluant en trois ou quatrephases, qui vont se perpetuer jusqu’a nos jours dans la nosographiepsychiatrique sous des denominations variees, meme si leurtableau evolutif typique sera largement nuance par la suite. Ellestranscendent et demembrent les « especes » de Pinel et d’Esquirol,qui en deviennent eventuellement des etapes successives.

En 1851, Louis Delasiauve (1804–1893) trace le « diagnosticdifferentiel » de la lypemanie (melancolie) avec ce qu’il denommeencore stupidite, mais que Chaslin appellera en 1892 confusionmentale primitive [27]. L’annee 1852 voit la separation, operee parCharles Lasegue (1816–1883), de la meme lypemanie d’avec cequ’il appelle le delire de persecution, evoluant en trois periodes,prodromique, interpretative, puis hallucinatoire. Sa description estcompletee par Jules Falret, Foville (1869), Legrand du Saulle (1871),puis Magnan (1882), qui en fait le delire chronique a evolution

systematique, apres lui avoir adjoint une 4e periode de demenceterminale. En 1854, Jean-Pierre Falret et Jules Baillarger (1809–1890) reunissent enfin, apres des siecles d’hesitations, manie etmelancolie en une seule maladie, integrant dans son tableauclinique l’intervalle lucide separant les acces. Le premier ladenomme folie circulaire, le second l’appelle folie a double forme.

L’annee 1866 est marquee par la publication de l’article deMorel sur le delire emotif et par le demembrement devant laSociete Medico-Psychologique de la monomanie (ou folie)raisonnante. Jules Falret en isole la folie hysterique, la folie dudoute, la folie du toucher et l’hypocondrie morale, prefiguration dela neurasthenie de l’Americain G.M. Beard (1869). L’ensemble deces descriptions commence a baliser l’espace des futurespathologies nevrotiques [27].

En 1871, E. Hecker, eleve de Kahlbaum, precise le tableauclinique de l’hebephrenie. Trois ans plus tard (1874), Kahlbaumlui-meme decrit la catatonie, qui voit se succeder quatre periodesde melancolie, de manie, de stupidite puis de demence, s’accom-pagnant, comme la paralysie generale, de signes moteursspecifiques. En 1875, Legrand du Saulle publie une etude sur la« folie du doute avec delire du toucher », qui systematise ladescription de J. Falret sous la forme d’une maladie evoluant entrois periodes.

C’est egalement un tableau evolutif en quatre periodes quicaracterise la grande attaque d’hysterie telle que Charcotl’individualise en 1882. Exclue du cadre des affections« cerebrales » et de l’alienation, contrairement a l’opinion deWillis et de Georget, la pathologie integre, jusqu’au DSM-III unsiecle plus tard, celui des affections « nerveuses ». Au tournant desXIX

e et XXe siecle, le champ des « nevroses » de Cullen,

singulierement reduit, est circonscrit par les descriptions desdeux plus celebres eleves de Charcot, Freud et Janet : separation dela nevrose d’angoisse et de la neurasthenie au sein des « nevrosesactuelles » en 1895, isolement de la nevrose obsessionnelle lameme annee et de la psychasthenie en 1903, puis description de lanevrose phobique.

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Depuis 1857, un concept theorique connaıt une expansionfulgurante, qui vient concurrencer l’approche purement descrip-tive. C’est celui de degenerescence hereditaire, formalise parl’alieniste nanceen puis rouennais Benedict-Augustin Morel(1809–1873). Dans une perspective etiopathogenique reposantsur l’heredite des caracteres acquis, il voit dans la « deviationmaladive du type primitif ou normal de l’humanite » l’origine detroubles revetant une gravite croissante tout au long de quatregenerations successives. Ce principe unificateur, resurgence del’Einheitspsychose, reunit pour Morel des pathologies tres variees,allant de simples troubles des conduites a l’arrieration profonde,qui debouche sur la sterilite et l’extinction [29].

Dans une perspective darwinienne combinee avec la doctrinenaissante des localisations cerebrales, Valentin Magnan (1835–1916) fait de la degenerescence l’axe de sa classification de 1882[8,26]. Caracterisee par des « stigmates » physiques et psychiques(troubles du caractere et des conduites) et par des « syndromes

episodiques » (obsessions, impulsions, delires d’emblee), ladegenerescence devient la traduction d’un « desequilibre » neu-rophysiologique entre cerveau anterieur, cerveau posterieur etmoelle epiniere. A cote de la « folie des degeneres », Magnan faitfigurer dans sa classification le delire chronique et les foliesintermittentes, qui, dans le prolongement des descriptions deFalret et Baillarger, prefigurent la folie maniaque-depressive deKraepelin.

En France, la theorie de la degenerescence est propagee par leseleves de Magnan, alienistes des asiles (Legrain, Serieux) et del’Infirmerie speciale de la prefecture de police (Garnier). Elle estcombattue des 1863 par Jean-Pierre Falret, puis par son fils Jules,par les alienistes de l’Assistance publique (Seglas, Chaslin) et parles titulaires de la chaire des maladies mentales de Sainte-Anne(B. Ball, G. Ballet). Les sept seances de la seconde discussion de laSociete Medico-Psychologique sur les classifications, en 1888–1889, temoignent de ces dissensions [8,41]. En Allemagne, ladegenerescence se combine avec l’apport de Griesinger pourinfluencer les classifications de Krafft-Ebing (1878) et de Schule(1879), de meme que les premieres editions du traite de Kraepelin[3]. C’est seulement en 1912, quatre ans avant la mort de Magnan,que Georges Genil-Perrin porte le coup de grace a la doctrine de ladegenerescence. Elle est alors supplantee par une nouvelle theoriegenerale des maladies mentales, moins monolithique, quoiquetoujours speculative, celle des constitutions, egalementhereditaires : cyclothymique (Deny, 1908), emotive (Dupre,1910), mythomaniaque (id.), paranoıaque (Montassut, 1924 ;Genil-Perrin, 1926).

4. L’edifice kraepelinien (1883–1927)

4.1. Les premieres editions

Entre 1883 et 1915, le Lehrbuch (traite) d’Emil Kraepelin (1856–1926) connaıt 8 editions, toutes publiees a Leipzig. Leur successionresume en fait l’ensemble de l’evolution de la nosographiepsychiatrique europeenne durant le XIX

e siecle. Une 9e editionposthume paraıt un an apres la disparition du maıtre [3,17,33,39].

La 1re edition, parue en 1883, reprend sans originalite lessubdivisions syndromiques d’Esquirol et de Griesinger (depres-sion, excitation, stupeur, demence, faiblesse psychique), maisintegre deja une folie periodique qui deviendra plus tard la foliemaniaque-depressive et un delire systematise (Verrucktheit) voue ase metamorphoser en paranoıa. La 2e edition de 1887, plusarticulee, comporte 12 classes. Sont separees de maniere nette lesaffections aigues (manie, melancolie, delirium), les pathologieschroniques au long cours (folie periodique, delire systematise,nevroses generales), les troubles mentaux organiques et les arretsde developpement.

Apres la 3e edition (1889), peu differente de la precedente, la4e edition de 1893 est la premiere qui soit veritablement originale.Elle combine les influences de Krafft-Ebing pour l’etiologie et deKahlbaum pour l’evolution. Le concept de degenerescence yapparaıt comme principe classificateur. Mais, paradoxalement,l’influence de la nosographie du maıtre de Konigsberg y estegalement manifeste, trente ans apres son memoire de 1863. Leterme de paranoıa vient remplacer celui de Verrucktheit. Surtout, laclasse des « processus psychiques degeneratifs » comporte les troiscategories dont la reunion va constituer l’innovation principale deKraepelin : la catatonie ; la dementia praecox (reprenant un termeutilise en latin par Schule en 1886), soit moderee, soit severe(hebephrenie) ; la dementia paranoıdes, qui conjugue ideesdelirantes proches de la paranoıa et evolution dementielle. Lestrois entites ne sont toutefois pas encore reunies dans cette4e edition.

4.2. L’avenement des grandes entites

La 5e edition marque en 1896 l’adoption explicite commeprincipe directeur de la differenciation de Kahlbaum entre« tableaux d’etat » syndromiques et « tableaux pathologiques »(Krankheitsbilder) evolutifs. Les « signes exterieurs » s’effacentdevant les « conditions d’apparition, d’evolution et determinaison ». La dimension de chronicite prend le pas sur lestableaux aigus. La degenerescence ne concerne plus que lesobsessions-impulsions et la neurasthenie. Les trois formes de« processus psychiques degeneratifs » de la 4e edition deviennentprocessus de « dementisation » ou d’abetissement (Verblodung) parauto-intoxication. Ils sont curieusement integres dans les « troublesmetaboliques », a cote de la folie myxœdemateuse et de la paralysiegenerale.

La 6e edition, qui paraıt en 1899, est l’edition classique, qui vaservir de reference, au point d’occulter les modifications ulter-ieures. Sauf en ce qui concerne les troubles mentaux organiques, iln’y a plus de reference etiologique pour guider la classification etdesigner les categories, ce qui en fait deja presque une nosologie« atheorique ». Le concept de degenerescence reste marginal et iln’est pas encore question de maladie « endogene ». Les 13 classessont bien separees les unes des autres :

� folies infectieuses ;� folies d’epuisement ;� intoxications ;� folies thyreogenes ;� dementia praecox ;� demence paralytique ;� folies des lesions du cerveau ;� folies d’involution ;� folie maniaque-depressive (manisch-depressive Irresein) ;� paranoıa ;� nevroses generales ;� etats psychopathiques ;� arrets de developpement.

La dementia praecox constitue alors une affection unique, avecses trois formes, hebephrenique, catatonique et paranoıde [23].Leur denominateur commun, le trouble fondamental de la maladie,est l’etat terminal, la Verblodung. C’est une atteinte de l’affectivite,de la volonte et du jugement (predominante selon la forme encause), mais qui epargne l’intelligence, la memoire et la vigilance.La forme paranoıde englobe la dementia paranoıdes des 4e et5e editions, ainsi que les formes hallucinatoires, fantastiques, del’ancienne paranoıa. Cette derniere se reduit alors a ses formescombinatoires, non hallucinatoires (delire d’interpretation desFrancais).

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La folie maniaque-depressive fait son apparition [24]. Elleenglobe tous les etats maniaques et la plupart des etatsmelancoliques, a l’exception de la melancolie d’involution. Laprincipale innovation est une description tres sophistiquee de sixformes d’etats mixtes combinant les differentes dimensions desacces. Le critere evolutif est determinant pour le diagnosticdifferentiel avec la dementia praecox : bon pronostic des acces,evolution periodique, sans deterioration terminale.

4.3. Les dernieres revisions

Apres la 7e edition (1904), qui ressemble beaucoup a laprecedente, en depit de l’introduction de l’ataxie intra-psychiquede Stransky dans le tableau de la dementia praecox, Eugen Bleuler(1857–1939) forge le neologisme de schizophrenie (1908), puispublie sa monumentale monographie de 1911, « Dementia praecox

ou groupe des schizophrenies ». On sait que ce dernier terme finirapar s’imposer dans les classifications. La description de Bleuler secaracterise par une double dichotomie entre symptomes fonda-mentaux (la Spaltung ou scission et non plus la Verblodung) etsymptomes accessoires, symptomes primaires et symptomessecondaires. Mais, hormis l’adjonction de la schizophrenie simple,les formes cliniques restent celles de l’entite kraepelinienne. Autreinnovation nosologique qui suit de peu la 7e edition, AloısAlzheimer (1864–1915) publie en 1906 le premier cas de lamaladie qui porte aujourd’hui son nom et oriente definitivementl’ensemble de la classe des demences vers l’organicite.

C’est seulement dans la volumineuse 8e edition, dont les quatretomes paraissent entre 1909 et 1915, que le terme endogene (reprisde Moebius) est employe par Kraepelin a propos de la dementia

praecox, qui constitue avec les paraphrenies l’un des deux groupesde « demences endogenes » de la classification. Cette reintroduc-tion d’un concept theorique dans la classification marque uncertain recul par rapport a la 6e edition. La maladie ne compte plustrois, mais huit formes, du fait de l’introduction d’une demencesimple (schizophrenie simple de Bleuler), d’une demence avecincoherence de langage (schizophasie) et de trois formes inter-mediaires avec les troubles de l’humeur : la demence depressivesimple, la demence depressive delirante, la demence agiteecirculaire, maniaque ou periodique [39]. Ces differentes formesne seront pas retenues dans les classifications futures, mais on peuty voir l’ebauche des futures pathologies schizo-affectives.

Les paraphrenies, qui viennent occuper une partie du champ del’ancienne dementia paranoıdes, comportent quatre formes (sys-tematique, expansive, confabulante et fantastique). Elles non plusne retiendront pas l’attention des nosographes, sauf paradoxale-ment en France. Enfin, la folie maniaque-depressive englobe danscette 8e edition tous les cas de melancolie, faisant disparaıtre lamelancolie d’involution comme categorie autonome. Le nombredes etats mixtes passe de six a neuf [24]. Quatre formes d’etats

fondamentaux, dont la depression constitutionnelle et la cyclothy-mie, servent de soubassement a la maladie. Ce n’est que dans la9e edition (posthume) que la folie maniaque-depressive seraclassee par Lange comme « psychose endogene », au cote de ladementia praecox. Kraepelin lui-meme n’a donc jamais qualifie lafolie maniaque-depressive ni de psychose ni de maladie« endogene ».

4.4. Les critiques

La nosographie de la 6e edition de Kraepelin va s’imposer dansle monde entier, mais en rencontrant beaucoup de resistances. Lescritiques portent sur la systematisation et l’extension des deuxnouvelles maladies, dementia praecox et folie maniaque-depres-sive. A la tendance synthetique de Kraepelin s’oppose une tendancea la fragmentation des entites en categories syndromiques. On

conteste aussi l’etiopathogenie organiciste de la dementia praecox,successivement degenerative, auto-toxique et endogene.

En Allemagne, Karl Bonhoeffer propose en 1910 le concept de« type de reaction exogene » comme alternative a celui d’affectionendogene. Alfred Hoche preconise en 1912 de revenir a unesubdivision des entites en « complexes de symptomes », contreKraepelin, mais aussi contre Kahlbaum. Le phenomenologiste KarlJaspers, tout en saluant Kraepelin comme l’initiateur de l’ideed’unite morbide a partir du tableau d’ensemble de la maladie, meten 1913 l’accent sur les « types cliniques » et les « processus » plutotque sur les entites categorielles [20]. En revanche, Freud adopte lanosologie kraepelinienne et suggere meme en 1911, dans sonetude du cas Schreber, de denommer paraphrenie plutot queschizophrenie la dementia paranoides [14]. Il sera entendu parKraepelin, mais pas par Bleuler ni par les nosographes futurs.

Dans les annees 1950, Karl Kleist, eleve de Wernicke, scinde lafolie maniaque-depressive en formes unipolaire et bipolaire(zweipolig), division confirmee en 1966 par Angst et Perris. En1957, Karl Leonhard, eleve de Kleist, subdivise a son tour lespsychoses endogenes en cinq formes : psychoses phasiques pures(unipolaires), psychoses phasiques bipolaires, psychoses cycloıdes,schizophrenies systematiques, schizophrenies non systematiques(dont une catatonie periodique, qui marque un retour aKahlbaum). Cette classification ne s’imposera pas, mais illustrela persistance d’oppositions a Kraepelin dans son pays d’origine,trente ans apres sa mort.

En France, les critiques portent sur l’absorption des pathologiesdelirantes par la dementia praecox et de toutes les formes demelancolie par la folie maniaque-depressive. Des 1900, Jules Seglasrestreint le champ de la forme paranoıde de la dementia praecox

[27]. La nosologie des psychoses de l’ecole francaise, au debut duXX

e siecle, repose sur l’eclatement du delire chronique de Magnan,en fonction du mecanisme sous-jacent, parfois correle a uneconstitution, en delire d’interpretation (Serieux et Capgras, 1902,1909) [27], delire de revendication (id.), delire d’imagination oumythomanie delirante (Dupre, 1910) et psychose hallucinatoirechronique (Ballet, 1911). La categorie des paraphrenies, introduitepar Kraepelin dans sa 8e edition, ne recoupe qu’imparfaitementcette classification francaise, essentiellement pour ce qui concernele delire d’imagination.

Aux Etats-Unis, Adolf Meyer s’oppose a la nosologie kraepe-linienne des la parution de la 5e edition en 1896, pour privilegier leconcept de reaction, comme le fera Bonhoeffer en Allemagne. Si laclassification de l’American Psychiatric Association de 1934 (repro-duite par Henri Ey [10]) reprend la separation entre demenceprecoce et psychose maniaco-depressive, le DSM-I de 1952 lesdenomme « reactions schizophreniques » et « reactions affectives »(au pluriel). En 1933, le psychiatre americain Kasanin, dans sadescription des psychoses schizo-affectives, combat le fatalismeimplique selon lui par la dementia praecox et remet en cause ladichotomie kraepelinienne. A l’oppose, en 1976, un autrepsychiatre des Etats-Unis, David Dunner, fragmentera la foliemaniaque-depressive en decrivant deux « types » de troublesbipolaires, denommes I et II.

5. L’ideal empirique (XXe et XXI

e siecles)

5.1. Les precurseurs francais

Il peut paraıtre incongru de rechercher les sources desclassifications psychiatriques empiriques chez les compatriotesde Rene Descartes plutot que chez ceux de John Locke. Il fautpourtant admettre que la premiere alternative d’envergure auconcept kraepelinien de « maladie » mentale a ete proposee parl’alieniste francais Philippe Chaslin (1857–1923), dans son manuelde semiologie de 1912 [5]. Il y introduit le concept de discordance

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et la classe des folies discordantes, recoupant la dementia praecox,tout en reposant, non sur la Verblodung ou sur la Spaltung, mais surle defaut d’harmonie ou de concordance des symptomes entre eux[18]. L’extension de la folie maniaque-depressive y est egalementremise en cause, car, pour ce semiologiste, « l’intermittence n’estqu’un symptome ».

Chaslin ecrit : « Je crois preferable de proclamer ce qui est :l’impossibilite d’une classification satisfaisante. » Deux ans plustard (1914), dans un article sur la terminologie, il recommande« une delimitation rigoureuse des differents symptomes etsyndromes et leur definition precise, independante de touteconsideration theorique » et « l’adoption d’une classificationpurement empirique de types cliniques car, a l’heure actuelle,delimiter des ‘‘maladies’’ mentales est impossible, sauf exception »[6]. Avant Jaspers, il a defini en 1912 ce concept de type clinique. Endehors du champ de la pathologie mentale organique, les « troublesmentaux » sont « de cause inconnue », d’ou la presence dans lemanuel de syndromes (stupidite, confusion, arrieration, demence),de groupes provisoires (les folies discordantes) et de types cliniques

d’attente (la psychose hallucinatoire chronique), ancetres desformes atypiques ou non specifiees.

Cette psychiatrie des syndromes a une influence notable sur lesclassifications francaises de l’entre-deux-guerres [18]. Les entitesde Kraepelin se retrouvent dans le chapitre « syndromes apredominance instinctivo-affective » du manuel de Dide et Guiraud(1922), la dementia praecox dans son ensemble etant denommeehebephrenie. De son cote, G. de Clerambault decrit le syndromed’automatisme mental [27] et les syndromes passionnels, entitescliniques sous-tendues par un postulat theorique organiciste.

La derniere grande synthese theorique de la psychiatrie francaiseest l’organodynamisme de Henri Ey (1900–1977), elaboree des lesannees 1930 en reaction a la doctrine des constitutions. Reposant surla notion d’une structure mentale sous-jacente a chaque pathologie,elle aboutit a une classification binaire en « destructurations », d’unepart, de la conscience, d’autre part, de la personnalite [10]. Lespremieres caracterisent la pathologie psychiatrique aigue : accesmaniaco-depressifs, bouffees delirantes, etats oniroıdes et psy-choses confuso-oniriques. Les secondes conditionnent la pathologiechronique : nevroses, psychoses delirantes (« structures » para-noıaque, paraphrenique et paranoıde) et demences.

Un courant qui va du « delire aigu » de Georget aux « troublesmentaux de cause reconnue » de Chaslin avait servi a batir un axeetiologique dans la classification francaise pour definir lespathologies mentales organiques. De meme, un courant allantdes constitutions aux « structures » y represente un axe de troublesde la personnalite. La seule classification specifiquement francaisedes maladies mentales de l’adulte, celle elaboree par l’Inserm en1968 et publiee en 1969, ne compte toutefois qu’un seul axe. Ellecomporte 20 rubriques qui melent pathologies aigues et chro-niques, troubles mentaux organiques et troubles de la personnalite[19]. L’autre classification francaise proposee dans les annees 1990,la CFTMEA, ne concerne que la pedopsychiatrie.

La Societe Medico-Psychologique consacre deux seances a lanosologie psychiatrique dans les annees qui precedent la publicationdu DSM-III, l’une le 24 octobre 1966 [42], l’autre le 16 mai 1978 [43].En 1966, P. Bour note que « l’avenement de la psychopharmacologiea modifie les formes cliniques classiques et multiplie les formesatypiques » et que le critere de reponse au traitement pourrait« operer des decoupages nosologiques nouveaux ». Baruk voit enClerambault l’auteur charniere qui a « substitue a l’entitenosographique artificielle celle des symptomes fondamentaux, basedes syndromes differents ». A l’inverse, Paul Abely critique les« syndromes disparates » et pense que « nous vivons encore en Francesous l’influence de Kraepelin et de Magnan ». Il croit que « notrenosologie est un peu boiteuse et le restera encore longtemps ». Douzeans plus tard, en 1978, Sadoun presente la classification de l’Inserm

et Spitzer celle du DSM-III, toujours en preparation. Pierre Pichotevoque le sort des bouffees delirantes et des delires chroniques desFrancais dans les classifications internationales, CIM-9 et DSM-III,qui ne les reconnaissent pas sous leur forme originale, ni sous leurdenomination.

5.2. L’avenement des criteres diagnostiques

C’est en 1968 qu’a ete publie le DSM-II, 2e edition de laclassification de l’American Psychiatric Association. Elle est compar-able a celle de l’Inserm, editee peu apres, et a la section psychiatriquede la CIM-9, classification internationale des maladies de l’OMS,adoptee en 1975 et publiee en 1977. Comportant un seul axe,depourvues de criteres, ces classifications subdivisent la pathologiementale en « etats psychotiques organiques » (demences, psychosesalcooliques ou dues aux drogues, delirium), « autres psychoses »(troubles schizophreniques, psychoses affectives, etats delirants),« troubles nevrotiques et troubles de la personnalite » et « retardmental » – ce que Lanteri-Laura appellera « les quatre colonnes dutemple nosographique ». L’architecture generale du DSM-II et de laCIM-9 est celle de Kraepelin pour les psychoses et de Freud pour lesnevroses. Mais ces dernieres sont deja qualifiees de « troubles »(disorders) dans la CIM-9.

Au debut des annees 1970, plusieurs cliniciens de l’universiteamericaine de Saint-Louis (Missouri), Elie Robins, Samuel Guze,Georges Winokur et peu apres John Feighner, rejettent le DSM-IIcomme depourvu de fiabilite (fidelite interjuges) et preconisent lamise en place de criteres de recherche empiriques pour favoriser lacommunication entre chercheurs et les essais medicamenteux[7,38]. Ils definissent les cinq etapes necessaires a l’etablissementd’une classification valide et fiable : description clinique, examensde laboratoire, criteres d’exclusion (diagnostic differentiel), etudesde suivi (evolution), etudes familiales. On peut relever qu’al’exception des examens de laboratoire, ces etapes avaient deja eteprecisees par Jules Falret et Morel en 1860 devant la SocieteMedico-Psychologique [40]. Par ailleurs, le concept de criterediagnostique, evoque par Chaslin en 1912, a ete formalise entre1939 et 1950 par le phenomenologiste allemand Kurt Schneiderdans sa description des onze « symptomes de premier rang » de laschizophrenie [37]. Ces influences non avouees apparaissent aumoins aussi determinantes que le renouveau positiviste prone enpsychiatrie par le philosophe des sciences Carl Hempel dans saconference de 1959 [1].

Pour souligner encore sa filiation avec l’histoire de la discipline,Gerald Klerman a qualifie de « neo-kraepelinien » le groupe deschercheurs de Saint-Louis. Selon lui, cette appartenance repose surune profession de foi en neuf points. La psychiatrie est une branchede la medecine fondee sur la connaissance scientifique et qui traitedes malades. Il existe une frontiere entre le normal et lepathologique. Les maladies mentales sont multiples et distinctes.Ce ne sont pas des mythes. Il faut mettre l’accent sur l’aspectbiologique des affections mentales, sur leur diagnostic et sur leurclassification. Des criteres diagnostiques codifies doivent etreenseignes. On doit tester leur fiabilite et leur validite par desmethodes statistiques. Ce credo escamote toutefois le caractereessentiel de la nosologie de Kraepelin, l’accent mis sur l’evolution etl’etat terminal.

Entre 1975 et 1980, Robert Spitzer et l’ecole psychiatrique deNew York adaptent les criteres de Feighner a la pratique clinique ettherapeutique quotidienne. Ils elaborent les RDC (Research Diag-

nostic Criteria), qui vont deboucher sur la publication du DSM-III.

5.3. L’ere du DSM

Le DSM-III (1980) maintient une classification en categories des« troubles » (disorders). Mais il presente deux innovations capitales

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par rapport aux nosologies anterieures : la presence de criteresdiagnostiques pour chacune des entites (dont des criteresd’exclusion) et la cotation sur cinq axes. L’axe II concerne lestroubles de la personnalite. L’axe III, celui des pathologiessomatiques, et l’axe IV, qui recense les facteurs de stresspsycho-sociaux, peuvent le cas echeant constituer des axesetiologiques. Les categories principales du DSM-III restent enpartie fideles a la nosologie de Kraepelin, a sa separation destroubles de l’humeur et des trois formes – paranoıde, hebe-phrenique (desorganisee) et catatonique – de la demence precoce,devenue schizophrenie.

Le manuel americain se rapproche cependant plus dans samethodologie des conceptions de Chaslin que de celles deKraepelin. La reunion de criteres pour definir un « trouble » (etnon une maladie), en dehors de toute reference etiologique surl’axe I (sauf en ce qui concerne les troubles mentaux organiques),est une approche essentiellement syndromique. Les diagnosticssont effectues apres un temps limite d’observation. Les donneesevolutives ne vont pas au-dela d’une periode de deux ans et aucunereference n’est faite a l’etat terminal. Il existe pour de nombreuxtroubles des formes residuelles, atypiques et non specifiees.Plusieurs diagnostics peuvent etre portes chez un meme malade,ce qui va conduire au developpement de la notion de comorbidite.Les criteres de la schizophrenie se referent principalement a lasymptomatologie « positive », delirante et hallucinatoire, deSchneider [37] et tres peu a une symptomatologie deficitairerenvoyant a la Verblodung [23]. Les troubles depressifs unipolairessont separes des troubles bipolaires, alors que Kraepelin avait finipar integrer toutes les formes de melancolie dans la foliemaniaque-depressive. La conception binaire de Kleist, Leonhardet Angst a finalement triomphe du modele unitaire du maıtre deMunich. Nouvelle divergence par rapport a Kraepelin, dans le DSM-IV (1994), les troubles bipolaires sont a leur tour scindes en deux« types ». Les paraphrenies sont abandonnees et le terme deparanoıa est remplace par celui de trouble delirant.

La CIM-10, publiee en 1992 [30], s’inspire beaucoup du DSM-IIIdans sa section « Troubles mentaux et troubles du comportement ».Des criteres sont proposes pour chacune des categories, mais iln’existe qu’un seul axe. Les troubles de la personnalite sont classesavec les troubles du controle des impulsions et les troubles sexuels.Comme dans le DSM, l’hysterie est scindee en troubles somato-formes et troubles dissociatifs. Mais la neurasthenie est maintenueparmi les « autres troubles nevrotiques ».

La fin du XXe siecle a vu se multiplier les critiques a l’encontre

des classifications en « categories » [34]. On denonce la multi-plication artificielle des entites, leurs chevauchements, la pre-ference donnee a la fiabilite sur la validite [22], a la sensibilite sur laspecificite [13], l’absence d’adequation aux hypotheses etio-pathogeniques, une efficacite predictive mediocre et un manquede correlation avec la reponse au traitement. C’est pourquoi unmodele « dimensionnel » a ete propose pour classer les affectionsmentales, postulant une continuite entre le normal et lepathologique qui autoriserait la quantification. Il consiste a isolerun ensemble de symptomes, une faculte mentale ou une fonctionpsychique dont la perturbation est propre a plusieurs troubles oumaladies, sous-tendant l’hypothese d’un facteur etiologiquecommun ou d’une reactivite therapeutique specifique.

Esquirol avait deja classe les monomanies selon le type defaculte mentale atteinte, en reprenant la subdivision des « ames »de la philosophie antique, a partir de ce que nous appelonsmaintenant cognitions, emotions et comportements (ou activite)[9]. Kraepelin lui-meme, l’incarnation de l’approche categorielle,avait separe les trois formes de la dementia praecox a partir del’atteinte predominante de l’une de ces trois fonctions [39]. Sur lememe modele, les « symptomes de premier rang » de Schneider[37] se subdivisaient en troubles des perceptions, de la pensee, des

sentiments, des pulsions et de la volonte. A la suite des travaux deTimothy Crow et de Nancy Andreasen, ont ete elaborees desechelles d’evaluation de la schizophrenie selon les « dimensions »positive (productive), negative (deficitaire), de desorganisation etde depression. Mais c’est surtout dans le domaine des troubles dela personnalite que s’est developpee cette approche, avec le modelede Cloninger, puis le modele a cinq « facteurs » de Costa et McCrae.

Le DSM-5 en est cependant reste pour l’essentiel a l’approche« categorielle ». Les cinq axes du DSM-III et du DSM-IVdisparaissent au profit d’un axe unique, ce qui rapproche leDSM-5 de la CIM-10 et bientot sans doute de la CIM-11,actuellement en preparation. Les formes paranoıde, desorganiseeet catatonique de la schizophrenie sont abandonnees, ce quirepresente une simplification, mais aussi un nouveau recul parrapport a Kraepelin. La formalisation des episodes maniaque etdepressif « avec caracteristiques mixtes » en deux nouvelles sous-categories s’inscrit en revanche dans la filiation du maıtre deMunich. Certains termes renvoyant a des hypotheses etiologiquesqui remontaient a l’Antiquite disparaissent. Dysthymie et hypo-condrie sont remplacees respectivement par « trouble depressifpersistant » et « trouble de symptome somatique ». Lescaracteristiques « melancoliques » de l’episode depressif majeursont toutefois maintenues.

Le nombre des categories diagnostiques augmente (450,denonce la grande presse), ce qui conduit certains a parlerd’« hyperinflation » [13]. Meme si quelques nouveaux troublespretent a discussion, le reproche est difficilement soutenable. Lepropre de l’activite classificatoire est de subdiviser, donc dedemultiplier. Sans en revenir aux 2400 « especes » de Boissier deSauvages, Kraepelin ne decrivait-il pas en 1913 huit formes dedemence precoce et neuf formes d’etats mixtes maniaco-depressifs[23,24,39] ? On pourrait a l’inverse accuser le DSM-5 de ne pasavoir reintegre certains diagnostics seculaires de la psychiatrieeuropeenne d’une utilite pratique evidente, non seulementl’hysterie, mais encore la psychose hallucinatoire chronique, lesparaphrenies et l’heboıdophrenie de Kahlbaum. Ces entitesconstituaient respectivement les rubriques 10.1, 03.2, 03.3 et02.6 de la classification francaise de l’Inserm [19]. Quant auxreproches d’absence de scientificite ou, a l’oppose, d’illusionscientiste (souvent formules par les memes adversaires), ilss’evanouissent des que l’on admet, a la suite des travaux deGeorges Canguilhem, que la medecine ne peut etre considereecomme une science, au sens strict du terme.

Une critique mieux fondee porte sur le caractere superficiel desetudes de terrain prealables a la sortie du DSM-5, renvoyant a unevalidation defectueuse des differentes categories [13]. Le memeargument avait ete avance il y a vingt ans a propos du DSM-III [22].C’est l’illustration de la difficulte a appliquer une grille de lecturemathematique aux faits psychiques, deja pointee par Falret en1863, a propos des resultats contradictoires des statistiques de sonepoque. Il notait que « presque tous les faits que la statistique a lapretention de compter [. . .] sont ordinairement le resultat d’untravail d’abstraction de l’esprit [issu du] jugement humain, avectoutes ses chances d’erreur » [11]. On peut d’ailleurs remarquer a cepropos que les categories diagnostiques decrites au XIX

e siecle etvalidees dans les classifications ulterieures, y compris celles deKraepelin [44], l’ont ete a partir d’un petit nombre de cas cliniquesindividuels et non d’etudes statistiques a grande echelle.

6. Epilogue

Au terme de ce panorama necessairement schematique,quelques constats s’imposent. On n’a pas attendu la naissancede la specialite psychiatrique, au debut du XIX

e siecle, pour classerles « vesanies ». De l’Antiquite a Pinel, ces dernieres ont ete diviseesen plusieurs « especes » dans les traites de medecine, au sein de la

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classification de l’ensemble des maladies, comme le sont depuis1948 les troubles mentaux dans la section psychiatrique de la CIM.C’est essentiellement autour de la manie et de la melancolie,englobant alors tous les delires apyretiques, que s’est articulee laclassification des affections mentales. Dans l’evolution du savoirmedical, l’individualisation des maladies a precede celle de leurssymptomes, la nosologie est venue avant la semiologie, de memeque, de nos jours, un praticien attribue au patient un diagnosticclinique prealablement au recensement des criteres classificatoiresqui viennent le confirmer. Les descriptions de la « melancolie » parHippocrate, par Burton, par Seglas ou par le DSM font appel a desensembles symptomatiques tres differents d’un siecle a l’autre,alors que la maladie a conserve le meme nom. Des le XVII

e siecle, unmouvement de balancier s’est manifeste entre theories etobservation empirique, dans les classifications psychiatriquescomme dans le reste de la medecine.

Ce mouvement renvoie a des courants philosophiquesopposes. Au rationalisme deterministe incarne par Descartessuccedent la methode inductive de Bacon, le sensualisme deCondillac et le scepticisme de Hume, qui aurait reveille Kant deson sommeil dogmatique. A partir du XIX

e siecle et jusqu’a notreXXI

e siecle avec le DSM, l’empirisme medical, herite de Sydenham,devient en psychiatrie l’ideal a atteindre, poursuivi avec ardeur,quoique jamais pleinement realise. Apres les « systemes »humoral et iatromecanique de l’age classique, la nosographiede Pinel se veut un retour a la « methode descriptive ». Apres ladegenerescence de Morel et Magnan, les auto-intoxications et lesmaladies « endogenes » de Kraepelin, Chaslin et Jaspersdeveloppent les syndromes et les « types cliniques », isoles apartir d’une observation se voulant purement phenomenologi-que. Apres les modeles psychodynamiques d’inspiration freu-dienne, le DSM se reclame du pragmatisme et pretend rejetertoute theorie.

On ne peut toutefois opposer radicalement ces deux approches.Les descriptions cliniques survivent aux options theoriques deleurs auteurs et sont parfois reprises par des classificateurs serattachant a des courants de pensee antagonistes. Les concepts depersonnalite borderline ou schizotypique, elabores par despsychanalystes americains, sont integres dans le DSM et fontl’objet de nombreux travaux « empiriques ». A l’inverse, lescourants psychanalytiques et antipsychiatriques qui traitent de la

psychose au singulier ont-ils conscience de s’inscrire dans lafiliation de l’organiciste Griesinger, contre l’eclectique Falret ?

L’empirisme radical est une position difficile a soutenir enpsychiatrie [25]. Il aboutit a la confusion entre didactique etlogique et a l’illusion de tout observer, alors que le registre del’observable en pathologie mentale est construit par la semiologieet la clinique dans une progression historique faite de tatonne-ments et de ruptures, a l’image des concepts theoriques qui lesguident. Les entites de Kraepelin et de Clerambault restent bienvivantes aujourd’hui, en depit de l’abandon des theories etio-pathogeniques qui les sous-tendaient. Comme l’ecrivait Chaslin en1912 [5], « nous pouvons etre tranquilles : les theories mal assisespassent, la clinique demeure ».

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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