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1 M ÉDIATIQUES D’une guerre à l’autre Des centaines d’études ont été publiées sur le rôle des médias dans la guerre du Golfe. Puis d’autres ont suivi à propos des attentats du 11 septembre, comme si, désormais, plus aucun événement d’importance mondiale ne pouvait se penser sans réfléchir à l’implica- tion du système médiatique dans la construction des représentations collectives. Plus que jamais, il semble que ce n’est plus l’événement qui fait sens, mais sa projection média- tique. Médias et altermondialisation, justice et médias, l’aide humanitaire vue par les médias, les médias et la gestion des conflits... Aucun fait de société n’échappe au regard des médias. C’est sans doute excessif, car il ne faudrait pas oublier que les mouvements de fond qui modifient notre société naissent d’abord ailleurs. Les groupements antimondialistes, le fon- damentalisme de certains extrémistes musulmans sont autant d’exemples de forces qui modifient les grands équilibres mondiaux, mais dont les médias n’ont pris conscience qu’au moment où ils explosaient, souvent dans la violence. C’est donc ailleurs que dans un écran de télévision que s’invente aujourd’hui ce que sera la société dans vingt ans. Et ne parlons même pas des zones oubliées par les agences de presse : les deux tiers de l’Afrique (sauf quand le président Bush la visite), plus de la moitié de l’Asie, les groupes sociaux sans représentation publique dans nos pays industrialisés. Journalistes et ana- lystes des médias doivent donc raison garder et éviter le piège du médiacentrisme. Mais cela dit, nous sommes aussi obligés, à chaque événement d’importance, de chercher à comprendre comment ces faits s’impriment en nous de manière particulière parce qu’ils sont saisis et construits par le filtre des médias. C’est pourquoi ce numéro de Médiatiques aborde une question cruciale : comment la presse construit-elle notre représentation de l’autre ? Dans les mois qui ont précédé la guerre en Irak, les États-Unis ont mené leur pré-cam- pagne de manière unilatérale, en cherchant à imposer leur point de vue au reste du monde. Avec quelques succès auprès de rares alliés et de vassaux soumis à de fortes pres- sions, avec une opposition fortement affirmée d’autres alliés moins malléables et d’enne- mis divers. Pendant que les inspecteurs de l’ONU enquêtaient en Irak, le combat verbal fit rage aux quatre points de la planète. Dans des registres très variés, mais avec un point commun : comment se positionner face à la puissance américaine ?

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MÉDIATIQUES

D’une guerre à l’autre

Des centaines d’études ont été publiées sur le rôle des médias dans la guerre du Golfe.Puis d’autres ont suivi à propos des attentats du 11 septembre, comme si, désormais, plusaucun événement d’importance mondiale ne pouvait se penser sans réfléchir à l’implica-tion du système médiatique dans la construction des représentations collectives. Plus quejamais, il semble que ce n’est plus l’événement qui fait sens, mais sa projection média-tique. Médias et altermondialisation, justice et médias, l’aide humanitaire vue par lesmédias, les médias et la gestion des conflits... Aucun fait de société n’échappe au regarddes médias.

C’est sans doute excessif, car il ne faudrait pas oublier que les mouvements de fond quimodifient notre société naissent d’abord ailleurs. Les groupements antimondialistes, le fon-damentalisme de certains extrémistes musulmans sont autant d’exemples de forces quimodifient les grands équilibres mondiaux, mais dont les médias n’ont pris consciencequ’au moment où ils explosaient, souvent dans la violence. C’est donc ailleurs que dansun écran de télévision que s’invente aujourd’hui ce que sera la société dans vingt ans. Etne parlons même pas des zones oubliées par les agences de presse : les deux tiers del’Afrique (sauf quand le président Bush la visite), plus de la moitié de l’Asie, les groupessociaux sans représentation publique dans nos pays industrialisés. Journalistes et ana-lystes des médias doivent donc raison garder et éviter le piège du médiacentrisme.

Mais cela dit, nous sommes aussi obligés, à chaque événement d’importance, de chercherà comprendre comment ces faits s’impriment en nous de manière particulière parce qu’ilssont saisis et construits par le filtre des médias. C’est pourquoi ce numéro de Médiatiquesaborde une question cruciale : comment la presse construit-elle notre représentation del’autre ?

Dans les mois qui ont précédé la guerre en Irak, les États-Unis ont mené leur pré-cam-pagne de manière unilatérale, en cherchant à imposer leur point de vue au reste dumonde. Avec quelques succès auprès de rares alliés et de vassaux soumis à de fortes pres-sions, avec une opposition fortement affirmée d’autres alliés moins malléables et d’enne-mis divers. Pendant que les inspecteurs de l’ONU enquêtaient en Irak, le combat verbalfit rage aux quatre points de la planète. Dans des registres très variés, mais avec un pointcommun : comment se positionner face à la puissance américaine ?

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Nous avons donc voulu voir comment, dans différents pays, en Europe, en Afrique, dansle monde anglo-saxon, la presse a construit une certaine image de l’Amérique, en sup-posant que cette image reflétait, pour partie, l’opinion publique de ces pays, dans lemême temps que cette opinion influait aussi sur les journalistes qui s’exprimaient.Au-delà de ce dossier, coordonné par Gaëlle Rony, d’autres articles tournent autour de lamême problématique. Le grand récit du semestre ne pouvait être que celui de la guerreen Irak. Il fait apparaître que le médiacentrisme, dont nous voulons nous prémunir, estbien intégré par les journalistes, qui se sont mis plus que jamais en scène dans la cou-verture de cette guerre. Plus loin, un autre article se penche sur l’image du mauvais arabedans le cinéma hollywoodien. Si la presse construit notre vision du monde, les fictions ycontribuent tout autant, et il était opportun de lier information et fiction dans ces construc-tions identitaires.

Enfin, comme à l’accoutumée, le numéro se clôture sur quelques rubriques. L’une fait étatde l’évolution du paysage audiovisuel belge suite à la disparition de la radio de servicepublic Bruxelles-Capitale ; l’autre propose une définition du périodique, dans la suite denotre précédent article méthodologique sur le classement des sujets de journaux télévisés.En effet, s’il est capital de réfléchir aux grands enjeux de société et au rôle des médiasdans le monde, cela ne peut jamais se faire qu’à l’aide d’outils pertinents, construits avecrigueur et méthode. C’est ainsi que nos analyses pourront avoir quelque validité.

MARC LITS

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3D O S S I E R

« AVEC OU CONTRE NOUS »QUAND LA RHÉTORIQUE AMÉRICAINE ESSAIE

DE TAILLADER LE MONDE EN DEUX

GAËLLE RONY

« Le pays où les Africains peuvent faire fortune » (Le Pays, Burkina Faso), « Le rouleau com-presseur américain » (La Libre Belgique), « Les Américains semblables aux juifs » (Maariv,Israël). Écarts de langage, écarts de regards : si les médias de chaque pays ont été confrontésau même objet, les USA et leur politique de guerre, ils ne l’ont pas vu et compris de la mêmemanière.

L’enjeu des différentes constructions médiatiques n’est pasl’enregistrement de la panoplie de la représentation desUSA. C’est ce que cette image dit, permet, provoque pourcelui qui l’énonce. En d’autres termes, notre réflexion sedonne pour objet la représentation des USA, en ce qu’elledéfinit celui qui la propose, c’est-à-dire en ce qu’elle luipermet de tracer des frontières, de s’inclure ou de s’exclu-re d’un territoire et d’un groupe, celui des USA.

En énonçant cela, nous supposons que ce quadrillage dumonde se fait en référence à l’identité qu’affichent les USA.Un tel a priori s’explique de deux façons. D’abord les USA,d’une manière générale, dominent les espaces politiques,économiques, culturels, et médiatiques. Ensuite, d’unemanière plus conjoncturelle, depuis la nouvelle crise duGolfe, la rhétorique des responsables politiques américainsà l’adresse des autres pays du monde a obligé chaque Étatà choisir un camp. Elle s’est en effet ramassée dans l’in-jonction : « avec ou contre nous », qui impose une lecturebipolaire du monde, taillé en deux groupes, alliés ou enne-mis des USA. Or, cette prise de position a avant tout étéune prise de parole dans l’espace public. Analyser le dis-cours médiatique est donc pertinent parce que cela permetnon seulement de cerner les opinions anti- ou proaméri-caines, mais surtout de comprendre ce qui les motive. Nousposons comme hypothèse que ces opinions viennent dereprésentations imaginaires de l’Autre et de soi, c’est-à-dire d’un processus identitaire, et qu’elles soutiennent àleur tour ce processus. Elles sont causes et effets de la for-mation de groupes imaginaires, délimités par un certaintype de frontières.

Si les médias énoncent une prise de position de leurpays/État en réponse à la proposition des USA, ils en pro-

posent aussi une justification. Leurs discours sont dès lorsconstitués d’arguments concernant des intérêts écono-miques, politiques, géostratégiques etc. Mais ils se construi-sent aussi à partir de stéréotypes, de représentations col-lectives, en particulier à partir celle des USA, le principalacteur en jeu dans la crise du Golfe1.

Face à cette dernière, se révèle aussi l’image du groupeauquel le média croit s’adresser, auquel il dit appartenir,puisque parler d’un Autre, c’est toujours aussi parler desoi. Autrement dit, cette représentation du groupe d’ap-partenance (qu’il soit national ou autre) se fait toujours enrapport avec le groupe imaginaire des USA. Il s’agit dèslors de comprendre ce type de rapports et à quel niveauceux-ci émergent.

“Soumis” aux États-Unis ?

Deux plans ont retenu notre attention. Au plan du contenude ces rapports, il était intéressant d’observer d’une part sile média instaurait des relations d’amis, d’ennemis, d’alliésetc. En fonction de quoi, de quels critères, de quels typesde frontières le média étudié place les USA dans son grou-pe d’appartenance ou non ? Est-ce, par exemple, la fron-tière Orient/Occident ? Nord/Sud ? Monde libre/mondetotalitaire ? Monde chrétien/monde musulman ? etc.D’autres part, au plan de la dynamique de ces rapports, ilfallait saisir si ce système de classification correspondait ounon à la logique identitaire des USA « avec ou contrenous ». Autrement dit, le système de classification dumonde, construit par chaque média, s’il s’est fait en réfé-rence à la logique américaine, lui est-il pour autant “sou-mis”? Se faire en référence à, en réponse à elle, est-ce

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nécessairement reconnaître son énonciateur comme lecentre des discours et des constructions identitaires de cesdiscour ? Et si non, comment s’est dès lors structuréel’autre logique identitaire par rapport aux USA ?

Pour répondre à de telles questions, nous avons choisid’analyser des discours médiatiques de pays dont les liensgéographiques, politiques et culturels avec les USA sontdifférents : le Burkina Faso, le Chili, Israël, le “mondearabe”, la France, la Belgique et l’Angleterre. Une étudesur les médias américains eux-mêmes vient compléter lesanalyses précédentes, puisqu’elle donne à mieux com-prendre la rhétorique américaine et ses effets internes. Au-delà de cette couverturre nord/sud et occident/orient, ilnous a semblé important de laisser émerger d’autres fron-tière imaginaires, comme celle gauche/droite .

Chaque étude nationale a été basée à partir de médiasconsidérés comme dominants dans l’espace public natio-nal. Néanmoins, elle croise des médias de droite et degauche, des médias dits “de référence” et “populaires”.Par ailleurs, le corpus de chaque analyse a été fait d’ar-ticles/séquences d’un ou plusieurs médias nationaux,écrits ou audiovisuels. La coupe dans le temps est commu-ne à toutes les études. Elle couvre ce qu’on pourrait appe-ler la période d’avant-guerre et va de la première résolu-tion de l’ONU concernant le désarmement de l’Irak (débutnovembre 2002) au débat autour d’une nouvelle résolu-tion (fin février 2003). Le choix de la méthode d’analyse aété laissé à l’appréciation du chercheur. Des différencesde méthodes sont d’ailleurs révélatrices de sensibilités cul-turelles. La méthode des chercheurs anglais vise unelogique d’agenda et une approche quantitative, alors queles chercheurs belges ou chiliens sont plus enclins à l’ap-proche qualitative.

Une perspective comparative entre divers médias de diffé-rentes sphères nous a permis de saisir les convergences etles divergences de places par rapport à un même objet, lesUSA. En outre, elle a montré dans quelle mesure la rhéto-rique américaine a pris, d’autres diraient “a contaminé”, lavisions du monde des médias.

1 L’Irak pourrait aussi être considéré comme un personage principal de ceconflit, mais il n’a pas l’initiative que détiennent les États-Unis dans ledéroulement des événements. Les USA, en tant que superpuissance, sontdans l’action, alors que l’Irak est plutôt dans la réaction.

rreecchheerrcchheessen

Communication

PARUS

N° 1 – 1994 : Métaphore (I)N° 2 – 1994 : Métaphore (II)N° 3 – 1995 : Le temps médiatiqueN° 4 – 1995 : La médiation des savoirsN° 5 – 1996 : La médiatisation des passions sportivesN° 6 – 1996 : La reconnaissanceN° 7 – 1997 : Le récit médiatiqueN° 8 – 1997 : Image et narration N° 9 – 1998 : L’autorégulation des journalistesN° 10 – 1998 : Image(s) et cognitionN° 11 – 1999 : Un demi-siècle d’études en communicationN° 12 – 1999 : Anthropologie des lieux de communicationN° 13 – 2000 : Médiation et régulation socialeN° 14 – 2000 : Télévision et histoireN° 15 – 2001 : Médias, éducation et apprentissagesN° 16 – 2001 : Interfaces sémiotiques et cognitionN° 17 – 2002 : Esthétique des organisations

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Les éditoriaux consacrés à cette période d’attente de laguerre vont permettre de dégager ce qu’est la positionbelge dans ce bras de fer, si l’on accepte que ce genred’article, même s’il émane de la rédaction du journal, reflè-te souvent une opinion majoritairement répandue dansl’environnement politique, culturel et social. Nous les avonsrépertoriés dans les deux seuls quotidiens dits de référencede la Belgique francophone, Le Soir et La Libre Belgique,d’abord sur la période de novembre et décembre, poursaisir la tendance qui se dégage quand une issue négociéesemble encore possible, ensuite en février quand la guerresemble devenir inéluctable.

Depuis de nombreuses années, l’éditorial n’est plus systé-matique dans les quotidiens, et il a souvent quitté la unepour se réfugier dans les pages intérieures2. Cette tendan-ce se confirme pour notre échantillon, puisqu’aucun édito-rial relatif à la crise irakienne n’est relevé dans Le Soir pourla fin 2002, et que seulement trois éditoriaux y sont consa-crés en février. Manifestement, le journal préfère ouvrir sescolonnes aux opinions extérieures (avis d’experts, cartesblanches, courrier des lecteurs), et privilégier, en interne,les analyses et commentaires, voire les papiers d’humeur, àla prise de position assumée par la rédaction en chef. LaLibre Belgique affiche davantage ses engagements, puis-qu’on y retrouve trois éditoriaux en novembre et décembre(plus un sur les élections américaines) et six en février.

En novembre et décembre, les éditoriaux de La Libre Bel-gique développent une position conciliatrice, ne voyantguère de raisons objectives de faire la guerre, d’autant quel’hypothèse de mener une guerre préventive de manièreunilatérale semble peu fondée. En effet, aucun lien de l’Irakavec le réseau al Quaeda n’est avéré, et la preuve de ladétention d’armes massives n’a pas été fournie. Cela n’em-pêche pas le quotidien de juger sévèrement le régime ira-kien. Mais face aux « projets belliqueux » de Bush

(09/11), le journal prône, en novembre, « la voie de la rai-son » et une « issue négociée ». En décembre encore,quand la guerre semble inéluctable, il déclare que « la Bel-gique ne devrait pas participer, même par solidarité atlan-tique, à une guerre unilatéralement décidée par Washing-ton » (27/12). Cependant, les termes employés ne sontjamais agressifs, on parle seulement de « suspicions sur lesintentions de George Bush », de « rouleau compresseuraméricain » (09/11), en se gardant d’entrer dans la polé-mique ou la condamnation de l’allié américain. Dès le 14novembre, un éditorial dénonce le « mensonge » améri-cain qui consiste à faire croire qu’il y a un lien entre BenLaden et Saddam Hussein, mais sans jamais prendre direc-tement à partie le gouvernement ou la population des États-Unis. Quant au Soir, il n’éditorialise pas sur ce sujet.

La réaction de la “vieille Europe”

Quand la guerre se rapproche, quand les pressions amé-ricaines deviennent plus visibles face aux pays qui résistentà soutenir la coalition interventionniste, le ton se modifie unpeu, mais sans verser pour autant dans l’animosité franchedans La Libre Belgique. Sous le titre « L’anti-européanismeprimaire », l’éditorial du 8 février fustige le mépris exprimépar l’administration Bush, quand elle traite Jacques Chiracde pygmée, mais en relevant que ce sentiment exacerbén’est pas le fait de tous, qu’il existe « une autre Amérique,tout aussi hostile au terrorisme et à Saddam Hussein, maisconsciente de l’importance d’un ordre international fondésur le droit, respectueuse de ses alliés ».

Ainsi, même au plus fort des tensions internationales, l’al-lié américain est ménagé, presque davantage que le gou-vernement belge lui-même. En effet, dans l’éditorial du 10février, le journal reproche à ce dernier son manque delucidité en refusant la demande turque de soutien de

LA PETITE BELGIQUE CONTREL’EMPIRE AMÉRICAIN

MARC LITS

Au lendemain du 11 septembre 2001, le Premier ministre belge déclarait, comme d’autresEuropéens : « Nous sommes tous Américains ». Dans le conflit irakien, cette position atlantisten’est plus de mise, puisque la Belgique a rejoint le camp des opposants à l’unilatéralisme amé-ricain, aux côtés de la France et de l’Allemagne. Sans verser dans un anti-américanisme pri-maire, mais plutôt au nom du droit et contre une guerre préventive mal perçue par l’opinion.

D O S S I E R

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l’Otan. Il rappelle que la Belgique a toujours résisté à inter-venir militairement dans d’autres conflits, pour finalementl’accepter en dernier recours. C’est donc moins la positiondu « rouleau compresseur américain » qui est mise encause que la valse-hésitation belge, due pour partie à desprincipes d’éthique politique, mais aussi à « un calcul élec-toral », face à une opinion publique qui, à trois mois desélections, est très hostile à la guerre et aux Américains.

En effet, la mobilisation populaire est massive en Belgique,et « la rue joue les trouble-guerre » comme le rappelle l’édi-torial du 17 février, au lendemain d’une manifestation paci-fiste qui a rassemblé près de cent mille personnes. Mais ànouveau, si le thème de l’opposition à la guerre domine cetarticle, il ne fait aucun écho à des sentiments anti-améri-cains. Bien au contraire, il renvoie dos-à-dos les deux belli-gérants, puisque « les doigts (...) pointés ce week-end surWashington doivent aujourd’hui se tourner vers Bagdad ».Les responsabilités sont donc partagées, pour le quotidien,et aucune expression hostile ne désigne les Américains.C’est bien un discours fondé sur la légitimité des institutionsinternationales qui est tenu ici, plaidant pour la paix, ensoulignant les responsabilités du régime de Bagdad et endénonçant l’arrogance américaine. Mais dans cette positionréfléchie et raisonnée, jamais les éditoriaux ne s’en pren-nent au président Bush ou aux Américains en général,comme s’il fallait ménager celui qui reste un allié, dans l’es-poir d’une solution de compromis toujours espérée.

Les positions du Soir ne sont guère différentes. Au momentoù le Secrétaire d’État Powell présente ses preuves à l’ONU,le quotidien rallie le clan des « esprits sceptiques » (06/02),estimant que le plaidoyer américain semble « singulière-ment manquer de preuves décisives ». Mais en mêmetemps, si le journal ne désigne ironiquement George Bushque comme le « pensionnaire de la Maison Blanche », il secontente de souhaiter qu’une dernière chance soit donnée àla paix, grâce à un délai accordé aux inspecteurs del’ONU. Cependant, il ne se fait guère d’illusions, puisque« tout indique que la guerre aura lieu ».

Lors des manifestations de masse, Le Soir adopte encorecette position modérée. Il s’agit de donner un maximum dechances aux négociations de paix, car la guerre est toujoursun échec, déclare la rédactrice en chef dans l’éditorial placéexceptionnellement en une. Mais cet engagement « dans uncadre démocratique et multilatéral » ne tourne jamais àl’hostilité envers les Américains. Au contraire, si ceux-ci« ont fait depuis six mois la terrible erreur de ne jamais par-ler qu’en termes de guerre inévitable », le « camp de lapaix » a lui aussi sa part de responsabilité, s’il n’arrive pasà faire céder l’Irak devant les injonctions des inspecteurs del’ONU. Les deux parties semblent ainsi, comme dans LaLibre Belgique, se partager également les responsabilités.Seul l’éditorial du 17 février, au lendemain des manifesta-tions qui ont rencontré un succès massif, tranche un peu

dans son ton, mais il est signé de Luc Delfosse, journalistereconnu pour sa plume incisive. Celui-ci parle explicitementde « guerre de nature pétrolière et impérialiste ». En mêmetemps il qualifie le régime irakien de « tyrannie répugnan-te ». Quand il condamne « les errements monomaniaquesde Washington », il évoque aussi « la chute de l’infecte dic-tature de Bagdad ». Ainsi, si le ton est plus dur, les deuxprotagonistes sont à nouveau tous deux condamnés, et lesseuls acteurs à être mis en avant appartiennent à cette« force tranquille ravigorante » qui revendique un « indis-pensable droit d’ingérence citoyen ».

Pour la paix, sans anti-américanisme

Les deux journaux défendent donc un point de vue assezsemblable, même s’il ne correspond pas exactement auxpositions exprimées par la population belge, telle qu’ellefut saisie à ce moment à travers plusieurs sondages. LesBelges se retrouvaient massivement dans les choix défen-dus par leur gouvernement face aux Américains : laisserl’initiative à l’ONU, en accordant un temps suffisant auxinspections avant de décréter un verdict de culpabilité àl’encontre de l’Irak ; privilégier la voie de la paix et unesolution négociée, en refusant d’entrer dans une coalitionmilitaire dirigée par les Américains de manière unilatéra-le. Mais ce point de vue s’exprima parfois de manière viru-lente, dans le public, envers un allié américain jugé impé-rialiste et dominateur.

Les quotidiens se retrouvent donc ici en phase avec l’opi-nion, mais en prenant un ton plus modéré, gardant tou-jours un équilibre prudent qui relève les défauts des deuxprotagonistes. Ni pro-irakien, ni pro-américain, sansjamais tomber dans des dénonciations trop vives de l’alliéaméricain, sans jamais évoquer les dimensions ethniquesou religieuses qui pourraient creuser les antagonismes.Transparaît clairement la volonté de ne pas jeter de l’huilesur le feu, de ne pas exacerber les différences, mais biende défendre une position volontariste en faveur de la paix,d’une solution de compromis.

Ce serait excessif de rapprocher cette option d’un modèlebelge toujours fondé sur le compromis, largement expéri-menté en politique intérieure du fait des clivages commu-nautaires qui traversent l’État fédéral et du système électo-ral qui impose toujours des alliances entre partis opposés.Peut-être d’ailleurs est-ce aussi dû au rang même d’un Étatqui sait qu’il n’appartient pas au club des grandes puis-sances. Il sait donc qu’il ne peut faire autre chose que jouerles médiateurs entre États-Nations davantage sensibles àleur identité nationale et à leur place sur la scène interna-tionale. Toujours est-il qu’en la matière, la presse belge n’apas fait des États-Unis un épouvantail, un “grand Satan” ;elle ne s’est pas pour autant alignée sur des positions qu’el-le a toujours condamnées au nom du droit et de la raison.

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Au-delà de l’accord politique de base entre les USA et leRoyaume-Unis, deux événements sont à la base de lamédiatisation britannique de la politique américaineconcernant l’Irak : la question du rôle de l’ONU qui oppo-se les deux pays anglo-saxons, et la scission profonde dansl’opinion publique britannique par rapport à la guerre. Cesdeux axes s’entrecoupent, car la division de l’opinion s’estproduite dans une large mesure à partir de la question dela validité, morale ou légale, d’une guerre qui ne serait pasautorisée par l’ONU.

Les médias britanniques ont tous soutenu la thèse d’unedivergence, potentielle ou actuelle, entre les USA et leRoyaume-Uni, au sujet du rôle à jouer par l’ONU. Seloncette thèse, les “faucons” majoritaires de l’administrationde George Bush auraient poussé celui-ci à éviter la coopé-ration avec l’ONU, tout en favorisant une attaque immé-diate contre l’Irak. Ce serait le Premier ministre britan-nique, en partenariat avec le Secrétaire d’État américainColin Powell, qui aurait réussi à enrayer ce projet.

Quel que soit le rôle véritable de Tony Blair dans les déci-sions américaines, toute la presse britannique a soulignél’importance politique de cette position. Il est certain quecelui-ci a souligné publiquement, et à maintes reprises, lacentralité du rôle de l’ONU —et surtout l’importance d’unedeuxième résolution. Cette insistance lui a ainsi valu le sou-tien majoritaire de son parti à la Chambre des Communeslors des débats précédant le déclenchement de la guerre.

En même temps, l’opinion publique britannique a été pro-fondément divisée au sujet de la guerre. Néanmoins, selonles sondages, l’opinion publique a été majoritairement

contre la guerre entre la mi-août 2002 et le moment dudéclenchement de la guerre en mars 2003, à l’exceptiond’une courte période en automne 2002, au moment où larésolution 1441 de l’ONU a dominé les opinions1.

Ces divergences au sein de l’opinion publique se révèlentde plusieurs façons dans le système médiatique. Pour saisirpleinement ces divisions de l’opinion et l’image des USAqui en découle, nous avons cherché à comprendre dansquelle mesure la crise Irako-américaine était présentée demanière favorable ou défavorable

Quatre axes thématiques

Quatres axes thématiques dominent cette médiatisation :- la politique américaine, dans le sens restreint du mot (parexemple les initiatives de détail, les discussions àl’ONU…) ;- les objectifs de la politique américaine (par exemple,maîtriser le pétrole irakien ou obliger l’Irak à abandonnerles armes de destruction massive) ;- les relations entre les USA et les autres pays tradition-nellement alliés des États-Unis (par exemple, l’ArabieSaoudite, le Royaume-Uni) ;- les résultats, actuels ou futurs, de la politique américaine.

Chacun de ces thèmes est traité dans la presse de façonpositive ou négative, selon que le thème est représentédans un sens favorable aux buts américains ou non. Notre

PRESSE BRITANNIQUETABLOÏDS VERSUS GRANDS FORMATS ?

JERRY PALMER ET GIORGOS ALIMONOSA

Unaniment, les médias britanniques ont soutenu la thèse d’une divergence, potentielle ouréelle, entre les USA et le Royaume-Uni, au sujet du rôle à jouer par l’ONU. Cela ne les a pasempêchés de soutenir globalement la guerre en Irak, face à une opinion publique en grandepartie divisée sur la question. Des différences sont tout de même à pointer entre presse degauche et presse de droite.

D O S S I E R

Jerry Palmer est professeur de Communication, et Giorgos Alimonos estdoctorant en Communication, à la London Metropolitan University.

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analyse fait donc le bilan de la médiatisation des initiativesaméricaines (pour/contre). Elle permet aussi d’observer ladistribution des thèmes identifiés, selon le type de média(populaire/sérieux) et selon la tendance politique du jour-nal. Nous avons fait une analyse quantitative d’un échan-tillon de la presse nationale britannique.

Quatre quotidiens, deux de gauche et deux de droite, deux“populaires” (tabloïds) et deux “de référence” (grand for-mat)2 sont à la base de notre corpus. Tout article où se trou-ve le mot Irak entre le 1er novembre et le 1er mars a étéretenu. Seuls les articles qui concernaient directement lacrise ont été sélectionnés. Nous avons analysé les tribuneset les reportages, usant du même dispositif méthodologique.

Gauche vs droite , tabloid vs grand format ?

Le premier résultat réside dans la prise de position des jour-naux par rapport à chacun des thèmes. Nous les présentonsd’abord selon la ligne politique des quotidiens, puis selon letype de presse. De facon globale, la presse de droite a lar-gement favorisé la politique américaine : la moyenne desappréciations positives chez eux est de 58 %, et des indica-tions négatives de 42 %. Dans la presse de gauche, lesrésultats s’inversent : la moyenne des indications négativesest 62,5 %, et celle des indications positives de 37,5 %.

De facon plus précise, si l’on s’attache à la distribution thé-matique des indications, la situation est plus compliquée.La presse “bourgeoise” s’est attachée de façon à peu prèségale à la politique américaine et à ses résultats. Pour lesdeux journaux, la moyenne des articles consacrés à cesdeux thèmes est de 66 %, sans beaucoup de divergence.Les tabloïds, par contre, se sont concentrés d’abord surl’aspect politique de la crise puisque ce thème comprend75 % des indications. Le deuxième thème, par ordre d’im-portance, est l’objectif des États-unis (10 %). Les tabloïdsont donc très peu porté attention aux résultats de la poli-tique américaine (6 %), et ainsi qu’aux relations avec lespays alliés (9 %).

Les quatre thèmes cités s’organisent autour de deux typesde débats : le premier (qui contient les deux premiersthèmes) renvoie à des questions de principe, et le deuxiè-me qui est plutôt d’ordre pragmatique. Si l’on s’intéresseaux deux thèmes d’ordre éthique, la lecture politiquesemble moins pertinente pour saisir les questions plus prag-matiques. Les deux thèmes moraux (la politique, les objec-tifs) sont traités conformément à l’engagement politique dela presse. La presse de droite favorise la politique améri-caine et ses buts, tandis que la presse de gauche critiqueles deux. Seul The Guardian (journal grand format, degauche), quoique plutôt critique envers la politique améri-caine (négatif pour 60,5 %, positif pour 39,5 %), porte unjugement partagé sur les buts de la politique américaine.

La moyenne des indications négatives des relations avecles alliés, à travers les quatre journaux, est de 72,5 %,mais varie de 57 % à 93 %. On peut donc conclure quetous les journaux soulignent les méfaits d’une guerre. En cequi concerne les résultats de la politique américaine, lapresse “bourgeoise” insiste sur les bienfaits de cette poli-tique (43,5 % de négatif contre 56,5 % de positif). Il n’y aqu’un seul pourcent de différence avec la presse degauche. C’est surtout la “libération” de l’Irak du régime deSaddam qui est mise en avant. Les tabloïds, par contre, nereconnaissent aucun avantage à la guerre, et ceci desdeux côtés de l’échiquier politique. Les indications néga-tives montent à plus de 90 %.

Globalement, les médias anglais soutiennent donc la poli-tique américaine. La divergence la plus voyante au sein dela presse anglaise se fait autour de la tendance politique.La presse de droite a nettement consacré moins d’articlesà la crise que celle de la gauche (36 %/64 %). La distinc-tion entre les secteurs médiatiques —les tabloïds contien-nent 42 % des articles, la presse bourgeoise 58 %– estmoins significative, puisque le Daily Mirror (tabloïd, degauche, 26 %) a consacré plus d’articles que le Daily Tele-graph (bourgeois, de droite : 20 %). Or il est très rarequ’un tabloïd consacre plus d’articles aux affaires interna-tionales qu’un quotidien grand format. Cette exceptionpolitique s’explique par le fait que le Daily Mirror a déci-dé dès le début de la crise de mener une campagne réso-lument opposée à la guerre (70 % de toutes les indicationsdans ce journal sont négatives).

Pour les États-Unis, pour la guerre ?

Néanmoins, il est probable que ces résultats surestimentlégèrement le soutien des médias britanniques envers lespositions américaines, et sous-estiment les différencesentre les médias de gauche et de droite. Le dispositif quan-titatif que nous avons utilisé ne permet en effet pas de dis-tinguer quelques éléments de la médiatisation qui sontpourtant importants. En voici l’exposé.

1. La médiatisation des discussions à l’ONU a été trèsnuancée, surtout en ce qui concerne la possibilité d’unedivergence entre États-Unis et Grande-Bretagne. On pour-rait légitimement interpréter plusieurs éléments de leurreprésentation comme des critiques à l’égard de la poli-tique américaine.

Ainsi, le fait que Tony Blair a insisté sur l’importance d’unedeuxième résolution de l’ONU, tandis que l’adminstrationBush —selon les médias britanniques– n’y a pas attachéautant d’importance. Pourtant, dans notre schéma, toutesces discussions paraissent comme positives envers la poli-tique américaine, parce que le simple fait que des discus-sions se tiennent suit la grande ligne de la politique des

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États-Unis (à moins que la représentation médiatique necomprit une critique explicite de la position de ceux-ci). Dela même façon, l’analyse de la médiatisation du processusdes inspections menées par Hans Blix est limitée : lesmédias britanniques ont représenté le processus de façonnuancée, tout en admettant la possibilité que l’administra-tion Bush eut déjà décidé de faire la guerre. Ces nuancesdiffèrent selon l’engagement politique des journaux.

2. La dimension linguistique pourrait approfondir nosrésultats. Par exemple, le Guardian (grand format, degauche) a créé —à partir du 8 janvier — une rubrique spé-ciale, intitulée « Menace de guerre » pour encadrer la plu-part de ses reportages de la crise. Dans un article consa-cré aux arguments avancés par Tony Blair pour justifier laguerre, on les caractérisait de « nouvelle mouture »(15/02/03). L’utilisation du mot « menace », ou d’unephrase cynique telle que celle-ci, constitue un relai sémio-tique puissant.

3. Dans les journaux grand format, et dans une moindremesure dans les tabloïds, la distinction entre les reportageset les commentaires veut que la majorité des reportagessoient “objectifs”, tandis que dans les pages de commen-taires, les opinions politiques ont libre cours. Par consé-quent, les différences d’opinions entre les reportages sontmoins visibles que les différences entre les tribunesouvertes. Cela réduit les divergences entre la presse degauche et celle de droite.

Quelles raisons de faire la guerre ?

4. Le prisme politique montre une opposition entre la pres-se de gauche et celle de droite en ce qui concerne la poli-tique menée par la France, l’Allemagne et la Russie… Lesjournaux de gauche l’ont en général accueillie positive-ment. La réaction de la presse de droite a été franchementnégative sinon pleine de dérision. Cette prise de positioncorrespond exactement à la prise de position envers lapolitique des États-Unis.

5. Un thème de la politique américaine est peu visible dansle traitement médiatique : celui des raisons de la guerre. Lapresse s’est beaucoup interrogée sur les intérêts de TonyBlair. Par contre, les mobiles politiques de l’administrationBush (le désarmement de l’Irak, l’axe du mal) sont peu ana-lysés. La presse accuse les États-Unis de vouloir maîtriser lepétrole irakien. Les autres mobiles américains éventuelssont peu developpés3. En particulier, le rôle des liens sup-posés entre Saddam Hussein et al Quaeda est presquepassés sous silence. Et lorsque c’était présent, toutes lesindications portent à croire qu’aucun journal n’y croyait.D’ailleurs, le gouvernement Blair n’insistait pas sur ce lien,contrairement à l’administration Bush, et préférait parler dela « guerre anti-terroriste » de façon moins spécifique4.

De même, la médiatisation souligne la précarité des indi-cations des liens en question. Des deux côtés politiques, lescepticisme domine. Le Daily Telegraph (14/02/03) sepermet d’être ironique au sujet des liens supposés entreSaddam Hussein et Oussama Ben Laden.

En outre, la presse, quelle que soit sa ligne politique,remarque que le gouvernement américain a changé derhétorique en insistant sur les liens entre l’Irak et le terroris-me, puis en s’appuyant sur la violation des droits humainsen Irak, alors même que les discussions à l’ONU ne por-taient que sur la question des armes irakiennes.

1 La moyenne des voix approuvant la guerre dans cette periode était de35 %, tandis que 43 % la désapprouvaient. Les sondages se retrouvent surwww.icmresearch.co.uk/reviews/latest-polls.htm.

2 Le Daily Telegraph (grand format, de droite), le Guardian (grand format,de gauche), le Daily Mail (tabloïd, de droite), le Daily Mirror (tabloïd, degauche). Ces quatre journaux consitutent 45 % de la presse nationale quo-tidienne, si l’on exclut les journaux spécialisés en économie ou en sport.Les détails méthodologiques, autant que les résultats détaillés, se retrou-vent sur www.lgu.ac.uk/sjcda/department/researchstaff.html (rubrique'Palmer/Mediatiques').

3 Voir par exemple le Guardian du 22.01.03 (p.6) ou du 24.01.03 (p.22).Voir aussi la ligne politique du Project for the New American Century(Daily Telegraph, 31.01.03 et 06.02.03; Guardian, 26.02.03, p.15).

4 Le 14 et le 16 janvier, on cite Tony Blair qui dit que tout laisse supposerque tôt ou tard « il y aura » des liens entre l'Irak et le terrorisme mondial.Plus généralement, à plusieurs reprises, il insiste sur le fait que les armesde destruction massives risquent de tomber entre des mains terroristes.

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Le rôle de l’O.N.U. dans les médias, et, de façon généra-le, dans l’organisation du débat public, est celui d’une figu-ration du symbolique. En effet, l’organisation internationa-le représente, ici, le cadre dans lequel a lieu le débat diplo-matique, celui dans lequel s’échangent les discours et lespropositions, et, par conséquent, celui dans lequel se struc-turent les identités politiques constitutives de la relationentre pays.

Quelle solidarité ?

C’est, d’abord, par référence à la solidarité du libéralismeque les médias représentent l’exigence de la solidarité poli-tique entre la France et les États-Unis. C’était, rappelons-le,le sens de cet éditorial fameux de J.-M. Colombani, au len-demain des attentats du 11 septembre 2001 : « Noussommes tous américains ». C’est aussi ce que montrent, parexemple, ces propos du secrétaire général de l’O.T.A.N.après la crise ouverte au sein de l’organisation atlantiquepar la France, l’Allemagne et la Belgique repris par LeMonde du 20 février 2003 : « L’ancien ministre britanniquede la défense se veut optimiste : “Nous pouvons rebâtir laconfiance au sein de l’Alliance” ». Les médias font reposerleur analyse de la situation internationale sur l’a priori del’existence d’un espace politique fondé, de façon homogè-ne, sur la reconnaissance commune des valeurs libérales.

Le débat public constitue un moment fondateur au coursduquel s’instituent les identités politiques, dans uneconfrontation mutuelle des références qui fondent les cul-tures qu’elles organisent, des acteurs qui en sont porteurs,des projets politiques qui les incarnent dans des pratiquesinstitutionnelles. A travers le quotidien Le Monde, le débatqui s’instaure aux Nations Unies entre les deux résolutionsmajeures de novembre 2002 et de février 2003 permetd’observer une articulation, organisatrice des logiquessymboliques, entre trois références.

Il s’agit, d’abord, de la référence symbolique à l’exigencepolitique du désarmement de l’Irak, qui constitue la réfé-rence par rapport à laquelle vont se situer les discours etl’activité symbolique des acteurs politiques en présence. Ils’agit, ensuite, de la référence aux attentats du 11 sep-tembre 2001, devenue imaginaire en ce que le débat neconcerne plus l’Afghanistan, ainsi que de cette autre réfé-rence imaginaire à la menace que constitue l’Irak —toutemenace étant, par définition, de l’ordre de l’imaginaire. Ils’agit, enfin, de la référence au réel de la situation, repré-senté par l’activité de la mission d’inspection des NationsUnies en Irak, et, dans les médias, par les descriptions etles informations concernant la situation irakienne.

C’est cette ambivalence entre des références situées à surdes plans différents qui caractérise la formation des identi-tés politiques au cours du débat diplomatique, ces identitésse fondant, comme c’est toujours le cas dans la communi-cation politique et l’information, tantôt sur de l’imaginaire,tantôt sur du symbolique, tantôt sur du réel.

PRESSE FRANÇAISELA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DE LA SOLIDARITÉ

BERNARD LAMIZET

Le débat public institué autour de l’intervention des États-Unis en Irak, en particulier dansle cadre de l’éventualité d’une intervention des Nations Unies dans ce pays, représente uneévénementialité double, dont les médias ont fait ressortir la complexité. D’une part, cetteconfrontation politique est renvoyée aux attentats du 11 septembre 2001, qui constituentcomme le mythe fondateur de cette événementialité. D’autre part, elle est renvoyée aux débatsdes Nations Unies qui ont servi de cadre à la confrontation États-Unis/autres puissances.

D O S S I E R

Bernard Lamizet est professeurà l’Institut d’Études Politiques de Lyon.

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C’est sur la définition d’un adversaire commun que reposela formation d’une identité politique commune à la Franceet aux États-Unis. À cet égard, la représentation de l’iden-tité politique de la France dans les médias, dans le contex-te du débat public sur les résolutions internationales à pro-pos de la guerre en Irak, s’inscrit dans une double logique.D’une part, la condamnation du terrorisme désigne la figu-re de l’adversaire sous la forme du chaos que celui-ciengendre dans l’espace public international. En ce sens, lafigure de la menace et de la violence de l’Irak est articuléecomme limite des logiques démocratiques, dans l’espacepublic international. « Un autre élément, écrit C. Lesnes (LeMonde, 20 février 2003), risque d’autoriser une plus gran-de controverse : le sort des missiles Al-Samoud, dont laportée a été estimée par les inspecteurs en claire violationdes résolutions sur le désarmement de l’Irak ».

D’autre part, la condamnation de l’unilatéralisme améri-cain dans l’opposition à l’Irak n’enlève rien à la condam-nation de l’Irak comme fauteur de risque et d’incertitudedans l’espace international. C’est le sens de cette phrase dePierre Hassner (Le Monde, 25 février 2003) : « La guerreest toujours déplorable, mais la réduction de Saddam Hus-sein à l’impuissance est une cause juste, même si soncontexte et son prolongement risquent d’être catastro-phiques ». La figure du terrorisme et du chaos revient, dansles médias, à définir une forme d’espace inversé par rap-port à l’espace public démocratique, dans lequel ce sontles logiques de violence et de dictature qui structurent lesrapports sociaux.

Les discours sur l’alliance

Le débat public aux Nations Unies et dans l’espace publicinternational a fait apparaître les logiques d’alliancecomme constitutives des identités politiques. Ce sont lesalliances entre acteurs diplomatiques qui définissent lesidentités des acteurs appelés à prendre part au débatpublic. L’alliance définit, dans les médias, ce que l’on peutappeler des acteurs collectifs, composés, par exemple,après la rupture au sein de l’O.N.U., d’une part, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne, et, d’autrepart, de ceux qui y sont opposés, la France, l’Allemagne etla Russie. Les médias font apparaître, finalement, ces deuxpositions fortement différenciées par rapport à la politiqueaméricaine et au rôle des Nations Unies comme constitu-tives des identités politiques confrontées les unes aux autresdans la crise irakienne. Dans les médias, le discours surl’alliance et sur les choix diplomatiques est, dès lors, conçucomme fondateur d’une identité politique constitutive d’uneforme bien définie du débat public.

On peut le voir, par exemple, dans un article, paru dans LeMonde du 20 février 2003 sur une déclaration de J. M.Aznar devant le Congrès espagnol, au cours duquel le Pre-

mier ministre espagnol dit : « Nous travaillons pour la paixet des millions de personnes dans le monde et dans notrepays l’ont réclamée, mais le “oui à la paix” ne veut pas dire“oui” à n’importe quelle paix, et nous ne pouvons accepterqu’un “non au conflit” soit un “oui” à Saddam Hussein” ».

Il s’agit, d’autre part, de la position du gouvernement fran-çais, telle qu’elle est présentée dans un éditorial du Monde(16-17 février 2003) : « Ce message-là est celui de l’obli-gation d’imposer une approche multilatérale, celle del’ONU, dans un monde déstabilisé ». Le discours desmédias sur le conflit irakien consiste à montrer, en fin decompte, comment ce sont les stratégies d’alliance qui insti-tuent un nouveau type d’identité politique, distinct des iden-tités nationales. Se met alors en place ce que l’on peutappeler une identité diplomatique, rendant intelligibles lesstratégies d’alliances et de liens entre les pays dans l’espa-ce public de la diplomatie. C’est sans doute de cette maniè-re que l’on peut définir la période qui, aux Nations Unies,s’inscrit entre les débats sur les deux résolutions. Ce tempsnouveau de délibération peut se définir comme le temps dela confrontation des alliances que l’on peut appeler desidentités politiques plurielles.

La confrontation entre France et États-Unis

Les relations entre la France et les États-Unis sont représen-tées dans les médias sous la forme de l’institution d’unespace symbolique particulier. Cet espace définit un systè-me de relations qui instituent les identités politiques despays concernés dans une forme de spécularité. La diplo-matie est représentée comme une forme de miroir diplo-matique, dont le champ définit à la fois des relations et desidentités d’acteurs. La relation entre la France et les États-Unis, dans la situation définie par ce que l’on appelle lacrise irakienne, se construit autour de trois grands thèmes,dont il convient d’étudier le fonctionnement symboliquedans le discours médiaté sur l’événement.

Il s’agit, d’une part, de la confrontation entre les projetspolitiques des uns et des autres dans la situation irakienne.Le débat public aux Nations Unies, après le vote de la réso-lution 1441, a bien mis en lumière l’affrontement entredeux logiques : la première consiste dans la reconnaissan-ce de la puissance américaine et dans la reconnaissancede sa légitimité à intervenir seule en Irak. L’autre consiste àne reconnaître de légitimité à la confrontation que dans lecadre des Nations Unies. Cette confrontation a été mise enévidence dans le discours des médias comme la confronta-tion majeure.

Deux faits, en particulier, sont mis en évidence par lesmédias. Il s’agit, d’une part, du décalage politique entre lapuissance hégémonique des États-Unis et le rôle des orga-nisations internationales, comme l’O.N.U. ou l’Union Euro-

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péenne, comme espaces du débat international. D’autrepart, il s’agit de l’établissement d’un rapport de forcesentre les puissances. Le discours des médias consiste, sur ceplan, dans une représentation conflictuelle de l’espacepublic international. À la logique de la concertation quiprévalait dans la représentation des activités des institu-tions de l’espace public international, succède, dans lareprésentation médiatée du conflit irakien. Selon cettelogique, l’espace public international est le siège d’uneconfrontation, d’une opposition majeure, entre les pays etentre leurs représentants.

On peut, en particulier, lire des représentations de cetteopposition dans deux situations particulières. La premièreest la définition d’une identité politique nouvelle, celle desantiguerre (Le Monde, 16-17 février 2003), qui fait état del’émergence, dans plusieurs pays, d’un courant d’opinioncontre la guerre en Irak.

La seconde est celle de la reformulation des nouvelleslogiques constitutives de l’espace public international par P.Hassner (Le Monde, 25 février 2003). En effet, celui-ci défi-nit une nouvelle forme d’opposition aux États-Unis dans l’es-pace public. « La discussion sérieuse, écrit P. Hassner, portesur la prévention de la guerre, sur l’avenir de l’ONU, et surcelui du Proche-Orient. Sur ces trois plans, il faut affirmerénergiquement que les positions affichées par l’équipe Bushsont inquiétantes et dangereuses, mais reconnaître, nonmoins énergiquement, que le pacifisme ne sert pas forcé-ment la paix, que l’usage du veto ne sert pas forcémentl’ONU, et que le non-encadrement de la présence améri-caine par l’organisation internationale et une présenceeuropéenne ne sert pas forcément les intérêts de la Franceni ceux des pays de la région ».

C’est, dans ce débat, toute la définition des acteurs et desstratégies au Proche-Orient qui permet de donner du sensau conflit irakien et à son évolution. Dans cette probléma-tique de la confrontation générale des forces et des puis-sances, Le Monde donne du sens à la polémique entre laFrance et les anciens pays de l’Est comme la Pologne.« L’interpellation française est perçue à Varsovie comme uncoup à l’amitié entre les deux pays », titre le journal, le 25février 2003, après la déclaration de M. Chirac selon quiles anciens pays de l’Est candidats à l’admission dansl’Union européenne « avaient perdu une bonne occasionde se taire » en faisant part de leur soutien à la politiqueaméricaine en Irak.

Enfin, il s’agit de la détermination de la place des NationsUnies, comme tiers arbitre entre les logiques qui se sontaffrontées dans l’espace public. Au-delà de la place recon-nue à l’organisation internationale, c’est l’existence mêmed’un espace de communication, de négociation, deconfrontation et d’arbitrage qui fait, ainsi, l’objet d’undébat dans les médias et dans le discours politique fran-

çais. Tout se passe, dans les discours de la communicationmédiatée, comme si l’espace public était devenu l’espacede cette confrontation-là, qui, véritablement, condense lareprésentation de l’espace international. Selon Le Monde,des 16-17 février 2003, « les antiguerre débordent large-ment du cadre traditionnel du pacifisme ou de l’antiaméri-canisme ». C’est de cette manière que Le Monde fait appa-raître l’émergence de nouvelles logiques de confrontationet d’antagonisme qui définissent l’espace public internatio-nal. Comme si la guerre en Irak venait mettre en œuvre desclivages encore nouveau dans l’espace public. Comme sicet événement venait fonder l’émergence de nouvellesconfrontations, de nouvelles identités et de nouvelles soli-darités dans l’espace international.

L’espace public international

Il apparaît, dans le contexte de la représentation des rela-tions entre l’Irak et le reste du monde (États-Unis, Europe,Russie, etc.), que l’identité politique qui fonde les payscomme acteurs de l’espace public international repose surla représentation symbolique d’une dialectique entre deuxfacteurs non homogènes. D’une part, la vérité dont sontporteurs les acteurs politiques qui représentent les paysdans les relations internationales et qui fait l’objet d’unerelation par les médias, et, d’autre part, les logiques d’ap-partenance et de sociabilité qui définissent les stratégies etles jeux d’alliances et d’appartenances qui, dans l’espacepublic, définissent ce que l’on peut appeler des acteurscollectifs.

Le discours des médias sur l’espace public international setrouve porteur de logiques de représentation de ces iden-tités, tout en étant, lui-même porteur, par la médiation deses éditoriaux et des formes de son discours, de sespropres identités politiques et des points de vue dont ilentend convaincre ses lecteurs. Sans doute ce souci d’ou-verture des identités politiques à la complexité de l’espacepublic international explique-t-il ces lignes de l’éditorial duMonde (16-17 février 2003). Elles évoquent « la nécessi-té de rejeter le souverainisme de puissance que certainsprônent à Washington, tournant le dos à la complexité dumonde et à l’universalisme qu’elle appelle ».

Le discours des médias comme Le Monde à propos decette période majeure de la vie diplomatique fait, ainsi,apparaître des tensions majeures entre différenteslogiques identitaires et entre différents espaces straté-giques, et ce sont ces tensions qui, sans doute, permettentde donner sa consistance à la représentation médiatée dela guerre en Irak. Les médias donnent ainsi naissance à ceque l’on pourrait appeler un nouvel espace politique, celuides solidarités internationales et d’une forme d’universa-lisme. Dans les médias, la guerre en Irak finirait, ainsi,d’une drôle de manière.

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Tout au long des trois mois qui ont précédé la guerre enIrak, la presse israélienne dans son ensemble a adoptéprogressivement le parti de « l’engagement ». Non pas ausens de « promesse de fidélité » envers les États-Unis, surla base d’un soutien politique systématique et réciproqueentre les deux pays. Mais bien au sens pragmatique duterme auquel nous renvoie le dictionnaire : « acte ou atti-tude de l’intellectuel qui, prenant conscience de son appar-tenance à la société et au monde de son temps, renonce àune attitude de simple spectateur et met sa pensée ou sonart au service d’une cause » (Le Petit Robert, 1987).

La cause pour Israël est sans aucun équivoque : la guerrecontre le terrorisme aveugle. De l’apocalyptique 11 sep-tembre aux bombes humaines dans les discothèques de Tel-Aviv, le terrorisme s’étend avec son corollaire, la peur, pourenvahir en direct l’espace médiatique international.

Trois grands titres israéliens

Afin de mieux cerner le sens de cet engagement média-tique en Israël, on proposera dans cette étude, à partird’articles sélectionnés dans la presse nationale, d’analyserle discours journalistique sur les États Unis, au moment duconflit en Irak. Quant à la période prise en compte danscette étude, de janvier à mars 2003, le choix méritequelques éclaircissements : du point de vue de la médiati-sation du conflit dans la presse écrite israélienne, les moisde novembre et décembre 2002 marquent nettement letemps de la négociation, de l’issue négociée. Par contre,durant la période de janvier à mars 2003, et plus précisé-ment de février à mars, il n’est plus question de négocier.Les États doivent se positionner et de ce fait même, la pres-se reflète plus ou moins justement —il conviendra d’enjuger— les positions exprimées par les gouvernements.

La presse israélienne compte trois grands titres qui consti-tuent l’essentiel de la presse quotidienne laïque en hébreu :Yédiot Aharonot —littéralement « Les dernières nou-velles »—, journal d’information générale. Centriste depuissa création en décembre 1939, il devient le journal le pluspopulaire d’Israël dans les années 80. Quelques journa-listes des plus célèbres vont quitter le journal en 1948 pourcréer, au moment de l’indépendance de l’État juif, lesecond quotidien d’information, généraliste et centriste,Maariv —«Le Soir ».

Le troisième et denier titre, Aaretz, idéologiquement plus àgauche, constitue la référence principale de notrerecherche. Compte tenu de la polysémie du terme Haaretzen hébreu, au moins deux traductions sont possibles : soit« La Terre », terme marqué par la connotation biblique de« Terre promise/Terre sainte », soit « L’État » qui renvoie encontexte à une connotation géopolitique plus complexe àl’heure actuelle. Opter pour telle ou telle traduction tend àdéfinir le positionnement idéologique du traducteur, ce quin’est pas pertinent dans cet article.

Ainsi que nous venons de le stipuler, c’est dans le quotidienHaaretz que nous avons répertorié une grande partie desarticles sélectionnés pour cette étude. En effet, l’importancedu quotidien Haaretz est telle qu’il constitue un très vastecorpus, à la fois consistant et cohérent. Consistant sur leplan culturel : ce quotidien est une publication significativede la presse écrite israélienne quotidienne, très représenta-tif du point de vue israélien sur la politique étrangère.Cohérent sur le plan sémantique en dépit de la diversité dessignatures : la cohérence idéologique dont il fait preuven’implique pas l’homogénéité dans l’écriture des articles

Ruth Bensmihan enseigne au département de Langueet Littérature française de l’Université de Tel-Aviv

PRESSE ISRAÉLIENNE« UN PEUPLE QUI DEMEURE À L’ÉCART »1

RUTH BENSMIHAN

Á l’inverse d’autres pays du monde, la presse israélienne n’a pas débattu de la question duchoix de « son camp ». Israël étant de facto considéré comme pro-américain, les quotidiensnationaux ont plutôt bâti un processus d’identification avec les États-Unis autour de deux expé-riences désormais commune : l’isolement du reste du monde et la lutte contre le terrorisme.

D O S S I E R

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qui le composent. Enfin, visant les milieux intellectuelsisraéliens, et en ce sens comparable au quotidien LeMonde en France, Haaretz est une véritable institutionmédiatique sur le plan national en Israël.

« La France et l’Allemagne ont trahi. La Russie reste sur sespositions. Les membres de l’Otan ont tourné le dos et mêmel’Angleterre se distingue », écrit le journal Maariv le 14mars. Pour la première fois de leur histoire, et ce jusqu’auxultimes instants qui ont précédé l’inéluctable, les Améri-cains font l’expérience de ce qui accompagne les juifsdepuis des générations : être « un peuple qui demeure àl’écart » (Maariv, 06/03/03).

L’épreuve de l’isolement

Depuis quelques mois il est vrai, l’Europe impose aux États-Unis l’expérience d’une « mise en quarantaine » politiqueet stratégique dans le but, c’est clair, de briser la détermi-nation de Bush à attaquer l’Irak. Ce qui fait dire au journalMaariv (14/03) que « Les États-Unis se trouvent donc dansla position kafkaïenne qu’Israël occupait en 1967 ». Dansce long article d’une page, à l’intérieur du Supplément duSabbat, Maariv ne manque pas de rappeler les momentsd’isolement politique auxquels l’État d’Israël a dû faire facetout au long de son histoire et tente le parallèle avec lesÉtats-Unis, justifiant ainsi le titre « Les Américains sem-blables aux juifs » énoncé en hébreu selon la structure syn-taxique du proverbe « Tel père, tel fils ».

Toute une axiologie est développé autour du thème de l’iso-lement dans cet article : les États-Unis émettent des visionsbien fondées, mais la France « refuse d’écouter, de jeter uncoup d’œil […], refuse de s’adresser aux méchants», l’Eu-rope « abandonne », « délaisse » les États-Unis, « leurimpose l’isolement ». Le citoyen juif israélien, qui est au faitde sa propre histoire, développe instinctivement plutôtqu’un sentiment pro-américain primaire, suscité par unaffectif partagé, un sentiment mitigé et complexe contrel’ingratitude de « la vieille Europe ». L’Europe aurait dûs’allier aux États-Unis pour faire tomber le régime de Sad-dam. Même si la guerre en Irak n’était pas la meilleure dessolutions, « les pays européens auraient dû considérer cequ’était le moindre mal, au moment où l’armée américaineétait déjà aux portes du château de celui qui est un crimi-nel de guerre, y compris selon leur propre définition ».

Cet article a eu un impact considérable sur l’opinion israé-lienne. Publié dans le deuxième quotidien le plus vendu enIsraël, et signé par Dan Margalit, journaliste extrêmementmédiatisé et reconnu pour son talent de médiateur politique,il en ressort un sentiment d’empathie nationale envers lesÉtats-Unis. Ceci étant dit, les motivations d’Israël à soutenirles États-Unis dans son projet de guerre contre l’Irak, sont àenvisager sur le plan de la défense nationale et territoriale.

Nous évoquions précédemment un sentiment d’empathieenvers les Etats-Unis : c’est bien au lendemain des attentatsdu 11 septembre que ce sentiment fut le plus viscéralementressenti par la population juive israélienne, pour qui lesattentats aveugles sont une réalité quotidienne, depuis ledébut du second Intifada. Et lorsque les État-Unis déclarentla guerre aux terroristes, partout où ils seront, c’est à la foisavec enthousiasme et modération que les médias fontcause commune.

L’expérience du terrorisme

Modération, car au moment où la lutte contre le terrorismes’étend jusqu’aux frontières d’Israël, avec la menace d’uneintervention armée en Irak dès le début novembre, la pres-se israélienne ne cache pas à la population les risquesqu’encourt le pays, qu’il soit directement ou indirectementimpliqué dans le conflit. Pourtant, l’opinion publique israé-lienne est convaincue à 62% (73% de la population juiveisraélienne)2 qu’une intervention des États-Unis est néces-saire pour démanteler les réseaux terroristes et désarmerl’Irak, qui reste pour 25% des Israéliens3 la plus grandemenace contre Israël.

Lorsque le quotidien Haaretz, dans un article du 14 janvier2003, annonce que l’ONU réclame un délai de plusieursmois afin que les inspecteurs puissent compléter leurenquête sur le terrain, il n'est pas question de conciliation,mais de différer l’intervention en Irak à une date ultérieure.La presse israélienne en général, et le quotidien Haaretz enparticulier, présentent un gouvernement américain résolu àpoursuivre son programme quoi qu’il arrive et quoi quedisent à l’avenir les inspecteurs en désarmement ou lesautres partenaires du conseil de sécurité. N’oublions pasqu’Israël est concerné au premier chef par la guerre quis’annonce. Si Israël n’est pas acteur dans le scénario de2003, comme il a assumé son rôle de « profil bas » lors dela guerre du Golfe en 91, il risque fort cette fois d’être dansla réaction. Donc pas de place aux spéculations média-tiques du genre : la guerre aura-t-elle lieu ? L’Irak attaque-ra-t-il Israël ?

Ce qui préoccupe principalement Israël dans cette inéluc-table guerre est l’implication des populations musulmanesarabes à l’intérieur et aux proches frontières du pays. Ona en mémoire les manifestations de joie de groupes extré-mistes après chaque scud qui avait atteint sa cible en 91,les manifestations de soutien à Al-Qaïda en 2001, et enfinles manifestations de soutien à Saddam Hussein dans denombreux pays arabes. Dés le début du mois de février,débats et dossiers spéciaux se multiplient sur les chaînes detélévision et dans la presse écrite pour faire le point de lasituation avec les voisins arabes ainsi qu’avec les conci-toyens musulmans. Le 7 février Haaretz consacre une pagecomplète du quotidien à la position de l’Égypte face à la

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guerre ainsi qu’au regard que porte le président égyptienMoubarak sur Saddam Hussein, dans un article au titrerévélateur « Il n’y a pas un grand amour ». Par ailleurs, laquestion de la recrudescence des actes terroristes à l’inté-rieur d’Israël par des groupes activistes extrémistes commela conséquence directe de la guerre en Irak, est au centredes débats télévisés : comment l’armée israélienne pourra-t-elle protéger les frontières, faire face à une éventuelleattaque de l’Irak et assurer la sécurité de la population àl’intérieur du pays ? Tout bien considéré, et si Israël avaiteu le choix, aurait-il choisi le camp de la guerre ? Par saposition géographique et politique, et à cause de la com-plexité de sa population, sa position s’est imposée de facto.

Choisir ou ne pas choisir

Israël n’a pas eu à choisir son camp. Très vite, dans lesinterventions télévisées du dirigeant irakien ou dans les dis-cours de ses chefs de l’armée, le doigt accusateur s’estpointé sur Israël, unissant dans un même combat « l’impé-rialisme américain » à « l’impérialisme sioniste ». Ceci estrenforcé aux États-Unis par les voix qui s’élèvent pourdénoncer cette guerre, qui en fait n’aura lieu que pour ser-vir les intérêts israéliens et « supprimer la menace irakien-ne sur Israël » (Haaretz, 02/03).

Et pourtant, dans un article intitulé « À long terme la guer-re en Irak portera préjudice à Israël », Haaretz expose lesrisques pour Israël d’une guerre en Irak. « Sur le plan desrelations entre les deux pays » tout d’abord. En effet, uneguerre trop longue et qui comporterait un nombre importantde victimes, mettrait un terme à la relation stratégique entreIsraël et les État-Unis ; relation essentiellement basée sur lesentiment de l’opinion publique américaine envers Israël.

« Affaiblissement de la coalition internationale contre leterrorisme et blocage d’une solution au conflit entre Israëlet la Palestine », ensuite. Quand bien même les Américainsparviendraient-ils à « détrôner Saddam Hussein, les Ira-kiens accueilleraient les Américains en libérateurs, maistrès vite se poserait le problème des Kurdes, des rivalitésentre chiites et sunnites ». Mais surtout « l’Irak risque de setransformer en un refuge pour les terroristes internatio-naux », qui trouveraient une richesse humaine ainsi qu’unerichesse technologique, ce qui leur permettrait de dévelop-per un armement de destruction massive, s’il n’en possèdepas déjà un.

Ainsi, à l’inverse d’autres pays du monde, Israël a donccompris que la rhétorique des politiques américains nes’adressait pas à lui dans les termes d’un choix « avec oucontre nous » qui l’obligerait à prendre position, à « choi-sir son camp ». De facto considéré comme étant dans le“camp américain », il s’est par contre questionné sur lesconséquences d’une intervention en Irak.

Grâce aux médias —et particulièrement à la presse écrite—, le citoyen israélien a compris les risques de la guerre. Avecrigueur, par souci d’équité, en évitant le sensationnel, voiremême le terrifiant. S’il y a eu débordement ou dérapagemédiatique, ce ne fut souvent que pour tourner en dérisionles personnages ( les sosies de Saddam ou le côté texancaricatural de Bush ), mais jamais pour dénigrer les États,ni les peuples. Par contre, la question du règlement duconflit israélo-palestinien qui, selon les dires de la MaisonBlanche, serait facilité par l’intervention des États-Unis enIrak, plonge les plus confiants dans un parfait scepticisme.

Enfin, s’il est un point sur lequel les États-Unis et Israëls’accordent, c’est bien sur celui de la lutte contre le terro-risme, sans « compassionnisme »4 qui fait de toute puis-sance une coupable potentielle. Le terrorisme, ne peut enaucun cas être crédité de « défense d’une cause ». Ceuxqui ont interprété la guerre contre le terrorisme comme unprétexte à la guerre en Irak, ignorent sciemment la raisontacite qui unit les pays en une coalition afin de déclarer laguerre au terrorisme.

1 Bible, Nombres 23.9 ; Ex 34.11–172 Maariv, sondage du 17/02/033 Maariv, 17/02/034 Compassionnisme : le terme apparaît sous la plume d’Elie Barnavie dans

« La France et Israël - une affaire passionnelle »(Paris, 2002) Il désigne unsentiment diffus, propagé par les médias, et qui empêche l’exercice de laraison pour analyser une situation ; la pitié suffit.

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La lecture de quelques éditoriaux de quotidiens algériensde grande diffusion, Le quotidien d’Oran, la Tribune et LeMatin, révèle la représentation de l’opinion algérienne àpropos de la puissance américaine. Celle-ci a été très sen-sibilisée aux événements irakiens, à cause de la proximitécivilisationnelle entre les deux pays, et du passé de l’Algé-rie marqué par une colonisation des plus sanglantes.

La presse algérienne s’est clairement opposée à une inter-vention armée en Irak. Celle-ci est décrite comme illégitimeet injuste, puisqu’elle s’attaque à un peuple affaibli par unedictature de plus d’un quart de siècle, dix années de guer-re contre l’Iran, une guerre contre les USA en 91, unembargo de plus de 10 ans. Les USA sont ainsi présentésdans les médias algériens comme n’obéissant qu’à unelogique ultra-libérale, qu’ils tentent de justifier par la lutteanti-terroriste.

En outre, il semblerait que cette guerre n’a d’autre finalitéque d’asseoir la domination américaine par rapport àd’autres puissances menaçantes : « Les États-Unis sont surle pied de guerre non pas pour défendre la démocratie —cette dernière est écrasée, bafouée quotidiennement à tra-vers le monde—, mais pour mieux dominer le monde alorsque l’initiative économique et géopolitique commencesérieusement à lui échapper au profit d’une Europe nais-sante qui se cherche maladroitement mais sûrement auprofit d’un Japon qui s’étend sournoisement en Asie etailleurs au profit d’une Chine qui deviendra la premièrepuissance économique dans une dizaine d’années » (LaTribune, 15 février 2003).

Les États-Unis ont refusé de croire aux affirmations des Ira-kiens à propos de leur désarmement, car, en fait, la guer-re se préparait depuis longtemps, et l’ONU était le dernierobstacle pour passer à l’action. Cela explique leur entête-ment à vouloir aller coûte que coûte en guerre contre unpeuple affamé, même en piétinant les principes de fonc-tionnement de l’ONU : « Le rapport de Bagdad sur sesefforts de désarmement, transmis le 7 décembre dernier àl’ONU, comporterait, selon les experts américains, desomissions, beaucoup d’omissions sur son programme d’ar-mement nucléaire. Autant de motifs d’inquiétude pour lacommunauté internationale et les Irakiens quant à uneautre guerre imposée par les Américains à un pays meur-tri et affaibli par onze années d’embargo économique, etautant de motifs indiscutables pour le président américain,pressé d’en découdre, par les lobbies pétroliers améri-cains, avec Saddam Hussein, un président assis sur unemanne pétrolière presque inépuisable » (Le Quotidiend’Oran, 22 décembre 2002).

Le pétrole et le choc des civilisations

Sans aucun doute, la principale motivation guerrièreaméricaine est la mainmise sur les ressources pétrolières,comme les souligne Le Quotidien d’Oran : « Tous les paysarabes savent, plus que tout, que les Américains veulentle pétrole irakien et tant que Saddam est là, les compa-gnies américaines et britanniques ne pourront pas exploi-

PRESSE ALGÉRIENNEL’ARME DE LA RELIGION

OMAR BELKHEIR

La représentation dominante de l’Amérique dessinée par les journaux algériens est celled’une puissance économique et politique. Cette image, quelque peu caricaturale, met en scèneun “gendarme de la planète” qui veut mettre sous sa coupe le monde entier, y compris et sur-tout les pays européens, ses alliés traditionnels.

D O S S I E R

Omar Belkheir est enseignant chercheur à l’Université de Tizi-Ouzou.

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ter les plus grands gisements pétroliers du monde » (11novembre 2002).

Par ailleurs, les journaux algériens, essentiellement arabo-phones, soulignent que l’argumentation américaine s’ap-puie sur le « choc des civilisations » de S. Huntington. Touscritiquent les hommes publics arabes et les médias arabesqui adhèrent à une telle grille de lecture du monde. LeQuotidien d’Oran évoque cette question à différentesreprises : « Préoccupé par les “prévisions alarmistes” d’unefuture confrontation entre le monde occidental et le mondemusulman, d’un retour à la case départ d’un conflit vieuxde plusieurs siècles, le président algérien a cru devoirconjurer le principe “hutingtonien” du choc entre civilisa-tions à la tribune même de l’ONU..Il n’a fait que traduirela crainte du monde musulman, ce dont sont conscients lesdirigeants américains qui cherchent, malgré leur détermi-nation déclarée (peut-être s’agit-il d’une pure tactique) àopter, si nécessaire, pour une action unilatérale, à agirdans le cadre d’une coalition. Pour conjurer cette fameuseguerre civilisationnelle, il y a, il est vrai, le dialogue à ins-taurer entre les cultures, entre les religions. Mais à quelsniveaux l’instaurer ? Pas seulement dans le domaine dufolklore, ni au sein des organisations de l’ONU si on exclutla structure décisionnelle du Conseil de sécurité restreint quipeut, de toute façon, être court-circuitée si est validé leprincipe de la “guerre préventive” » (11février 2003).

D’ailleurs la chaîne qatarie Al-Jazira est accusée de jouerle jeu des promoteurs de la thèse huntingtonienne, en dif-fusant un enregistrement d’Oussama Ben Laden appelantà la guerre sainte contre « l’ennemi apostat ». Le Matin vadans ce sens, en titrant un article « L’Amérique possède enSaddam et Ben Laden des alliés précieux et objectifs ». Lejournaliste affirme : « Aujourd'hui, habillant ses velléitésguerrières d'une lutte contre le terrorisme et l'islamisme,Washington n'a d'autre objectif que de s'installer durable-ment en Irak afin de faire main basse sur les gisementspétroliers… Une fois le régime de Saddam abattu, le payssera administré, comme l'a été le Japon au lendemain de1945, au plus grand profit de l'Amérique. Et ce, avant quecette même Amérique ne se retourne contre le prochainennemi, l'Iran. Au nom, bien sûr, de la lutte entre le bien etle mal. Pour ce faire, les États-Unis et leurs alliés préparentleurs opinions publiques à la guerre contre l'Irak. Lesmenaces prétendues ou supposées d'Oussama Ben Ladenet de ses réseaux sont instrumentalisées à satiété parmédias interposés » (16 novembre 2002).

« La “voix” d’Oussama Ben Laden est quasiment uneperche tendue à l’Amérique pour lui donner l’argumentdont elle ne dispose pas pour la guerre… », écrit Le Quo-tidien d’Oran (12 mars 2003). Et d’ajouter dans un articleparu au même numéro : « Le message audio d’OussamaBen Laden, diffusé mardi dernier par Al-Jazira, constitueune nouvelle manœuvre médiatique, peut-être le prélude à

une invasion de l’Irak. Colin Powell l’a annoncé en premier.Al-Jazira a d’abord démenti, avant de se résoudre àadmettre qu’elle était en possession d’un enregistrement duchef d’Al-Qaïda dont, une fois n’est pas coutume,Washington souhaitait ardemment la diffusion. Appelantau djihad contre “les alliés du démon”, ce document sortide nulle part vaut presque une résolution onusienne hostileà l’Irak ».

Faucons et gardiens du temple

Selon la presse analysée, la politique des Américainsenvers l’État d’Israël explique également cet acharnementdes « faucons de la Maison-Blanche » à faire la guerre àl’Irak. En détruisant ce dernier, Israël serait sans conteste lapremière puissance militaire et économique de la région.Les Américains auraient rendu caduques les organisationssensées jouer un rôle d’équilibre dans la région (Liguearabe, Union du Maghreb Arabe, Organisation de laConférence Islamique) et corrompu tous les États arabes.

D’ailleurs Le Matin nomme ces derniers « La grande puis-sance favorable à Israël », et La Tribune les traite de « gar-diens du temple » : « Pourquoi un soupçon a provoqué unemobilisation contre l’Irak, alors qu’Israël, qui fait des essaisnucléaires dans le Néguev et refuse de ratifier le TNP, n’estpas inquiété par “les gardiens du temple” » (23 janvier2003) ?

Pour conclure, nous dirons que l’opinion algérienne,relayée par la presse, était convaincue par l’imminence dela guerre des États Unis en Irak. Cela à cause de leursentiment de superpuissance qui les incite à intervenir làoù ils jugent nécessaire d’intervenir. Ils sont prêts à aller enguerre en utilisant tout l’arsenal dont ils disposent pourmettre à genou un pays meurtri par des années de guerreet d’embargo économique, ceci afin d’assurer la pérenni-té à l’État d’Israël, de s’accaparer les richesses pétrolièresde la région et d’arriver à contrôler l’économie mondiale,même s’ils doivent passer outre l’ONU et narguer enmême temps leurs alliés traditionnels européens (la Franceet l’Allemagne ). En utilisant l’arme de la religion, l’Amé-rique tente de justifier « à sa propre opinion de la néces-sité de son intervention en Irak ».

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La couverture de la guerre contre l’Afghanistan est impor-tante dans l’avènement d’Al-Jazira sur la scène médiatiquemondiale pour au moins deux raisons. D’abord parce qu’el-le permet au médium de provoquer une rupture en défiantdirectement CNN, le symbole de la domination étatsunien-ne sur cette scène. Ensuite parce qu’elle achève de forgerson identité de chaîne panarabe contestant l’ordre impérialdans l’espace arabo-musulman, à l’aide de ce que l’admi-nistration des États-Unis a considéré comme une « rhéto-rique incendiaire »2. D’ailleurs, Al-Jazira paIera le prix fortde son « manque de subtilité »3. L’armée des États-Unisbombardera le 12 novembre 2001 ses locaux à Kaboul,manquant de très peu de toucher son personnel et son jour-naliste vedette5. Dans ses grandes lignes, pour Al-Jazira,l’épreuve afghane sera une répétition générale de l’épreu-ve irakienne, comme l’illustre de façon tragique l’assassinatde Tarik Ayoub, l’un de ses correspondants à Bagdad, parun missile américain le 8 avril 2003.

Mais avant la guerre contre l’Irak, il y a eu l’avant-guerre—ou la chronique d’une guerre annoncée— durant laquel-le la chaîne a joué son rôle de médium panarabe, c’est-à-dire de lieu de reproduction de l’imaginaire collectif et del’identité du groupe auquel il s’adresse dans l’espacearabe. Le traitement de la politique des États-Unis durantcette période en découlait. L’intérêt croissant accordé à lacouverture par la chaîne de la conflictualité dans l’espacearabe renvoie à sa capacité à refléter les différents pointsde vue qui agitent le champ politique panarabe.

Un indicateur est utile à signaler : le site Internet d’Al-Jazi-ra a organisé un sondage d’opinion couvrant la périodedu 8 septembre au 15 septembre 2002. À la question « Unan après les événements du 11 septembre, vers où l’admi-nistration américaine dirige-t-elle le monde ? », l’internau-te arabophone est invité à cliquer sur l’une des quatre

réponses proposées : « a) plus de guerre ; b) un change-ment des référentiels organisant le monde afin de garantirles intérêts de l’Amérique, c) une redéfinition de la cartepolitique, d) une refonte de la sécurité et de la paix ». Surun total de 54 058 participants, 58,4 % ont voté pour lapremière réponse, 23,7 % pour la deuxième, 14,4 % pourla troisième et seulement 3,6 % pour la dernière. C’est direque le public de la chaîne n’accorde aucun crédit au dis-cours officiel de l’administration des États-Unis (EU).

Pour saisir l’arrière plan de l’impertinence de la chaîneqatarie vis-à-vis de la politique des EU, il faut replacer Al-Jazira dans son cadre géopolitique régional. Sa consécra-tion a été le signal le plus visible d’une évolution qui marquele champ médiatique arabe dans les années 905, débou-chant sur une autonomisation progressive du récit journalis-tique. La genèse d’Al-Jazira est le résultat de la concordan-ce de deux temps : celui de la recherche de l’affirmationd’une big voice et celui de l’enracinement d’un tiny coun-try6, c’est-à-dire la recherche d’une chaîne panarabe indé-pendante et la volonté du Qatar de jouer un rôle régional.Le noyau fondateur de journalistes qui s’était trouvé au chô-mage au lendemain du retrait du capital saoudien du pro-jet d’un canal BBC en arabe avait besoin d’une nouvellesource de soutien financier pour donner corps à son projetde chaîne panarabe non-inféodé aux régimes en place.C’est le Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani, l’émir duQatar, qui l’offrit. Il venait de destituer son père, et avaitobservé la fragilité structurelle des micro-états pétroliers,dont l’invasion du Koweït et la fuite des Al-Subah avaientété les plus alarmantes illustrations. Il cherchait donc unenouvelle stratégie de déploiement hégémonique intérieur etrégional. Al-Jazira en deviendra l’outil principal.

UNE GUERRE ANNONCÉE PAR AL-JAZIRA

OLFA LAMLOUM

La première guerre « contre le terrorisme » menée par les États-Unis en octobre 2001 enAfghanistan a été l’épreuve de consécration d’Al-Jazira sur la scène internationale. Rien de sur-prenant puisque la chaîne qatarie lancée en 1996 a inversé le flux d’information, naguère àsens unique du Nord vers le Sud, en étant l’unique chaîne présente à Kaboul et à Kandaharencore sous contrôle des Talibans1. Mais surtout elle s’est obstinée, malgré les pressions, à don-ner une visibilité à l’ennemi numéro un des États-Unis, Oussama Ben Laden.

D O S S I E R

Olfa Lamloum, politologue tunisienne, est collaboratrice de Courrier Inter-national et membre du comité de rédaction deConfluences Méditerranée.

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Lancée quatre ans après la guerre du Golfe, la chaîneillustre l’érosion de l’ordre arabe qui prévaut depuis 1979(date de la chute de la monarchie des pahlavi en Iran) etdont la pierre angulaire a été la monarchie saoudienne. Lanaissance d’une chaîne complètement affranchie de latutelle des pétrodollars saoudiens et des Al-Saoud, princi-paux alliés des États-Unis dans la région, a provoqué unerupture considérable dans le champ médiatique arabe7.Désormais le contrôle saoudien sur les médias panarabesest brisé. De surcroît, le monopole du sens donné par lesrégimes en place à la conflictualité dans l’espace arabe estcontesté. Pis encore, pour la première fois, la critique de lamonarchie des Al-Saoud est banalisée et la demandedémocratique sous tous les cieux des États arabes est expri-mée devant un large public. La chaîne qatarie propose uneintelligibilité alternative dans l’espace arabe, où les visagesde la vérité sont désormais pluriels8.

Al-Jazira gagnera ses lettres de noblesse auprès de sesauditeurs arabes en couvrant la deuxième Intifada palesti-nienne et en renforçant le sentiment de proximité avec lasouffrance des Palestiniens face à l’entreprise de colonisa-tion israélienne. Fondée par un groupe de journalistes unisà la fois par sa conscience de son identité arabe communeainsi que par son aspiration à une information libre et non-inféodée, Al-Jazira va rapidement susciter l’animosité dequasiment tous les gouvernements arabes. Du Maroc auKoweït en passant par la Tunisie et l’Égypte, la chaîneqatarie troublera la bonne vieille école de la pensée uniqueet rendra visibles les oppositions politiques réprimées. Ellene se contentera pas de pointer l’appui des EU à l’État d’Is-raël —pratique de défoulement encouragée par tous lesrégimes en place—, mais surtout explicitera les dessous deleur soutien aux régimes arabes impopulaires et de l’arriè-re-scène arabe officielle. L’exercice est d’autant plus incisifque la composition humaine réellement panarabe de lachaîne et la pluralité des sensibilités politiques9 des journa-listes permettent de multiplier les regards et d’échapper enlarge part au conditionnement chauvin spontané du jour-naliste exerçant dans le cadre d’un État-nation.

Pour observer de plus prêt le traitement de l’avant-guerrecontre l’Irak10 par une chaîne d’information en continu11, ilest nécessaire d’opérer un choix au sein de son matériautrès dense. Car en plus des journaux télévisés, Al-Jazirapropose des documentaires et plusieurs émissions dedébat. À partir du mois de septembre 2002, le dossier ira-kien est quasi quotidiennement abordé par la chaîne dansses journaux télévisés et ses programmes. Au fur et à mesu-re de l’approche de la guerre, Al-Jazira va de plus en plusfocaliser son récit sur le conflit et finit par suspendre sa pro-grammation habituelle le 22 mars 2003 pour suivre encontinu la guerre contre l’Irak. La chaîne installe dès sep-tembre 2002 une équipe de trois correspondants à Bagdadet ne cesse de renforcer sa présence et de l’ajuster. En plusde la couverture quotidienne du dossier irakien à travers

plusieurs scènes (EU, Grande-Bratagne, Europe, ONU, lesÉtats arabes…), Al-Jazira multiplie les angles d’appréhen-sion de la question. Sont traitées les questions des basesmilitaires dans les États de la région, la gestion du dossierirakien par les États arabes, le conflit israélo-palestinien etla crise irakienne…

Fidèle à son éthique journalistique « l’opinion et soncontraire », Al-Jazira donne la parole à tous les acteurs duconflit et n’exclut ni les responsables irakiens ni les Améri-cains. Elle couvre toutes les conférences de presse de cesacteurs au point d’en faire un exercice quasi-systématiqueavec le déclenchement de la guerre. Aussi l’appréhensiondes EU par Al-Jazira ne passe pas par l’occultation visuellede l’Autre ni par une vision fantasmatique du mal absolu.Les EU ont droit de cité sur les ondes de la chaîne. Leur visa-ge ne se réduit pas à Bush et à son administration ni mêmeaux think tanks conservateurs qui ont pignon sur rue enmatière de stratégie dans l’espace moyen oriental. L’Amé-rique a aussi sur Al-Jazira le visage de ceux qui résistent àla guerre et manifestent contre une nouvelle aventure impé-riale. Elle a le visage de citoyens qui sont allés en Irak expri-mer leur solidarité avec le peuple à l’instar de l’acteur SeanPenn ou de pasteurs noirs qui ont prié pour la paix.

Quatre séquences illustratives

Pour mieux saisir l’image des EU esquissée par Al-Jazira àpartir de l’adoption de la résolution qui prépara l’interven-tion armée, quatre séquences semblent fournir une bonneillustration. La première est celle du programme hebdoma-daire « Plus d’une opinion », proposé en direct par lebureau de la chaîne en Grande-Bretagne et animé par lejournaliste jordano-palestinien d’origine chrétienne SamiHaddad. « Plus d’une opinion » du 19 novembre 2002porte sur le thème : « L’Irak et la résolution du conseil desécurité de l’ONU ». L’émission intervient à la suite de l’ac-ceptation officielle sans conditions par le régime de Sad-dam de la résolution 1441. Trois invités sont sollicités pourtraiter de la question : Majid Assamâraî (opposant irakienet ancien ambassadeur) ; Abdel Bari Atwan (le célèbrerédacteur en chef du quotidien londonien Al-Quds al-arabi) et Imed Shaabi (analyste syrien).

En guise d’introduction, le présentateur précise les termesdu débat et révèle par là-même l’appréciation de l’événe-ment par la chaîne. Il demande à ses invités : « La voie dela résolution 1441 est-elle un champ de mines ou juste lereport d’une guerre britannico-américaine dans l’attented’une couverture internationale ? ». C’est Atwan qui donne,en quelque sorte, le la. La résolution 1441 n’est qu’une légi-timation de la colonisation de l’Irak, dira-t-il. Elle ne vientpas chasser la perspective de la guerre. Cette dernière estprogrammée et aura lieu au plus tard en mars. Et ce n’estpas l’invité irakien qui infirmera cette analyse.

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La deuxième séquence se rapporte au programme endirect « Sans frontières » présenté par Ahmad Mansour, unjournaliste égyptien considéré comme le représentant ducourant islamiste modéré au sein de la chaîne. « Sans fron-tières » du 16 février 2003 aborde la question des « objec-tifs stratégiques de la guerre étatsunienne prévue contrel’Irak ». Le journaliste rappelle que « le conflit en cours aune facette apparente propagée par les EU et ses alliés àsavoir le désarmement de l’Irak, et une autre cachée ». Ilpropose à son invité, un professeur de sciences politiques,le Dr. Abdallah An-Naffisi, de l’expliciter. Aussi, dès débutfévrier, Al-Jazira va considérer que « le compte à reboursde la guerre a commencé »12. L’invité de « Sans frontières »réfute la criminalisation de l’Irak sur la base de sa déten-tion supposée d’armes de destruction massive puisqu’unÉtat comme Israël détient les mêmes types d’armes sansque cela ne pose problème à la communauté internationa-le. Selon lui, les causes de la détermination des EU d’endécoudre avec le régime de Saddam ne sont pas uni-voques. Plusieurs raisons d’ordre interne sont avancéesparmi lesquelles la perspective des élections présidentielleset l’enlisement des EU en Afghanistan. La politique impé-riale des EU dans la région et le contrôle des richesses ira-kiennes sont aussi évoqués.

On l’aura compris, ces deux exemples sont très représen-tatifs du récit de l’avant-guerre. Al-Jazira conteste lescauses officielles de l’intervention armée et y voit une entre-prise néo-coloniale dans la région. Elle désavoue la légiti-mité de l’intervention des EU et de la Grande-Bretagnesous couvert de la résolution 1441 qui viole la souveraine-té de l’Irak. Dès le mois de novembre 2002, la guerre estperçue dans le récit comme une perspective quasi certaine.

La troisième séquence ne touche pas directement à la guer-re, mais témoigne de la réprésentation des EU par Al-Jazi-ra. Il s’agit du programme en direct « De Washington »(Min Waâshinton) proposé hebdomadairement par lebureau de la chaîne aux États-Unis et animé par Hafiz Al-Mirazi, un ancien de Voice of America. Diffusé le 10 jan-vier 2003, le programme est consacré en grande partie àla nouvelle loi obligeant les ressortissants étrangers de cer-tains pays à s’enregistrer auprès des services de l’immigra-tion. Des témoignages et des reportages abordent les condi-tions humiliantes dans lesquelles l’enregistrement est prati-qué. Ils font ressortir la discrimination que recèle la nouvel-le mesure. Fidèle à son éthique journalistique, Al-Jaziradonne la parole aux ressortissants arabes de pays étran-gers, à des responsables américains d’ONG de défense desdroits civils, à un porte-parole du service administratifconcerné et à des juristes qui suivent l’affaire. Mais le mes-sage de la chaîne est clair : le raidissement de la gestion del’immigration envers des ressortissants de pays musulmanset arabes sur le sol des EU les stigmatise et fragilise les liber-tés civiques dans le pays.

La dernière séquence est de loin la plus controversée. Le11février 2003, Al-Jazira diffuse l’enregistrement sonorede Oussama Bin Laden dans lequel celui-ci s’adresse aupeuple irakien, l’appelant à la résistance face à l’offensivemilitaire des EU. Certes, la diffusion de l’enregistrement asuscité un grand débat dans la rédaction13, d’autant plusque les EU ont tenté de s’en servir pour prouver la duplici-té du régime de Saddam avec le terrorisme. Toutefois, Al-Jazira, malgré les critiques et les pressions, a choisi de neprocéder à aucune sorte de rétention de l’information, quit-te à défier à nouveau les EU en contestant leur interpréta-tion instrumentale du message de leur ennemi numéro un.

Un acteur politique

En guise de conclusion, on peut affirmer que la puissancede diffusion d’Al-Jazira en fait un acteur politique au sensde soft power. À l’instar d’autres médias, la chaîne qatariea été partie prenante de la guerre et a participé activementà la bataille des images, des mots et des intelligibilitésavant, pendant et après l’occupation de l’Irak. Son poids semesure à l’aune de son importance dans la stratégie decommunication des EU dans l’espace arabe. Certes, la ges-tion du problème Al-Jazira par l’administration américaineest un mélange de pression, de tentative de censure, derecours à la force, voir de tentative d’utilisation. Mais Al-Jazira demeure un canal essentiel pour les EU pour fairepasser ses messages et paradoxalement créditer la véracitéde ses propos. Le dernier exemple en date a été la mort desdeux fils de Saddam. Devant le scepticisme de la rue ira-kienne, la chaîne qatarie a été conviée à filmer leurcadavre. Comme si la vérité américaine avait besoin de labouche d’Al-Jazira pour exister dans la région.

1 À travers notamment son journaliste vedette Tayssir Allouni.2 Selon la déclaration du secrétaire d’État, Colin Powell, tenue sur la chaîne

de télévision CBS début octobre 2001.3 Le 18 novembre 2001, le New York Time Magazine publie un article fort

critique de la chaîne signé par un professeur du Middle Eastern studies atthe School of Advanced International Studies de l’université Johns Hopkinssous le titre « What the Muslim World is Watching ».

4 Entretien avec Tayssir Allouni, Doha février 2003.5 Kai Hakez (dir.), Mass Media, politics and society in the Middle East,

Hampton Press, New Jersey, 2001.6 Pour reprendre la formule de Mohammed ElNawawy et Adel Iskadar. Cfr

Al-Jazeera. How the free Arab News Network Scooped the World andchanged the Middle east.

7 En 1996, mis à part pratiquement le quotidien londonien Al-Quds al arabidirigé par le palestinien Abdel Bari Attwan, les médias panarabes tour-nent dans l’orbite saoudienne.

8 Le slogan de la chaîne est : « L’opinion et son contraire ».9 Dans Al-Jazira coexistent plusieurs sensibilités politiques, dont l’islamisme

modéré et le nationalisme arabe laïc.10 Il s’agit de la période qui s’étale du 8 novembre 2002 au 14 février 2003.

Soit de la nouvelle résolution 1441 voté par le Conseil de sécurité ordon-nant à Saddam Hussein de détruire tous ses programmes d'armes de des-truction massive à la date de présentation du bilan intermédiaire des ins-pections en Irak par Hans Blix et Mohamed El Baradei.

11 Al-Jazira présente un journal télévisé toutes les heures, et un court journaltoutes les demis heures. Trois grandes éditions sont présentées par jour,une au milieu de la journée, une en soirée et une le matin très tôt (pourl’autre moitié de l’hémisphère).

12 Ahmed Mansour, 16 février 2003.13 Présente au siège de la chaîne au moment de l’arrivée de l’enregistrement

et de la prise de la décision de la diffusion, j’ai pu constater le débat libreet animé qui a traversé la rédaction.

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Depuis bien avant l’arrivée de CNN, les conflits interna-tionaux ont été des occasions privilégiées pour la mise enrécit des figures du bien et du mal et pour le renouvelle-ment des stéréotypes culturels qui existent à ce sujet. Cesrécits transforment des communautés nationales complètesen héros ou en vilains, et leurs chefs en rédempteurs ou endémons. La satanisation de l’autre, l’exaltation de l’hé-roïsme et des idéaux nationaux sont deux ressources, dansl’énorme batterie des possibilités narratives, qui sontdévoilées dans ces conjonctures politiques et historiques.Elles permettent de construire un argument justifiant lesactions propres et cherchant à attirer l’appui national etinternational.

Dans un monde chaque fois plus interconnecté, dépendantet médiatisé, il paraît impossible de se soustraire à l’in-fluence et la prégnance de ces histoires. Elles proposentd’organiser ce qui est imaginaire à travers la définition descôtés du bien et du mal et la construction des figures del’ami et de l’ennemi, surtout si un des protagonistes est lesUSA, la principale puissance politique, économique, mili-taire et culturelle de nos jours. Pour cette raison, il s’avèreparadoxal, à première vue, que cette logique puisse êtremise en question dans un cadre régional qui, de toute évi-dence, est placé sous la sphère d’influence du “géant dunord”, comme c’est le cas de l’Amérique Latine.

C’est encore plus vrai si les discours qui nuancent l’imagemédiatique proposée n’ont pas leur origine dans des sec-teurs contestataires, radicaux ou “anti-américains”, mais,

au contraire, s’ils proviennent des médias historiquementliés à des secteurs institutionnels et au pouvoir politique etéconomique.

En d’autres termes, et au-delà de son existence affaiblieaprès l’effondrement du rideau de fer, la représentation del’Oncle Sam comme le gendarme du monde, agressif,oppresseur et colonialiste, quand elle est médiatisée etracontée par la presse de gauche, ne constitue pas unenouveauté. Ce qui est surprenant, c’est quand ce stéréoty-pe tend à être répété dans des espaces médiatiques d’ori-gine idéologique opposée. Surtout dans un pays comme leChili où plus de 90 % de la propriété des moyens de com-munication sont entre les mains de seulement deux grandsgroupes économiques (COPESA et El Mercurio), tous deuxétroitement liés à des intérêts nord-américains et à des sec-teurs politiques et économiques conservateurs1

Une identité en conflit

Puisque l’impact et l’influence de la superpuissance dansnotre pays ne sont absolument pas négligeables, il s’avè-re infructueux de tenter de saisir l’image médiatique desUSA au Chili, pendant la période de la pré-guerre d’Irak,sans prendre en considération ces variables importantesqui ont défini avant, et qui définissent aujourd’hui, la rela-

PRESSE CHILIENNEUN PETIT CAILLOU

DANS LA CHAUSSURE DE GOLIATH

BERNARDO AMIGO LATORRE

CComme un indice du paradoxe que peuvent provoquer les récits qui proposent de diviserl’imaginaire entre amis et ennemis, la résurgence au Chili des discours contestataires pourraitproposer des clés pour comprendre la difficile relation entre regard global et regard local, entrediversité et homogénéité, entre centre et périphérie. Surtout que ces discours ne sont pas seu-lement issus des secteurs traditionnellement “anti nord-américains”, mais aussi de ceux quisont historiquement proches de la grande puissance.

D O S S I E R

Bernardo Amigo Latorre est professeur au département de Communica-tion à l’Université Diego Portales, Santiago du Chili.

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tion complexe entre le “géant du nord” et le pays le plusaustral du continent américain.

Depuis plus de cent ans, l’Amérique latine en général, et leChili en particulier, ont établi une relation complexe avecles USA, marquée par une longue histoire de compromis,de dépendance et de tensions. En évitant d’entrer dans desdétails historiques, on peut dire que, d’une certaine maniè-re, la représentation de l’image des USA au Chili a été enelle-même, et pour des décennies, un espace de confronta-tion permanente, non seulement dans le cadre du propospolitique, mais aussi dans ce qui est culturel et identitaire.

Cette image s’est constituée autour de deux pôles appa-rentement irréconciliables. D’une part, un modèle de repré-sentation “positif”, associé à la valorisation de l’americanway of life, où la figure de ce qui est entreprenant et du selfmade man sont les icônes principales. D’autre part, unmodèle de représentation “négatif”, qui souligne le profilinterventionniste et colonialiste, où l’image resémantiséed’un Rambo qui manie à son caprice les destins des payspauvres du continent, est constitué comme le référent prin-cipal. Le début du XXIe siècle voyait le modèle “positif”l’emporter, au point de reléguer à une place réduite lareprésentation “négative” des USA qui avait longuementdominé pendant les années septante et quatre-vingt. Aupoint aussi, du coup, de rendre les discours de la gauchesurvivante assez difficiles idéologiquement.

L’image médiatique d’un pays peut être comprise comme lareprésentation d’une personnalité qui agit sur le monde,c’est-à-dire comme l’attribution, à travers le récit, des traitsde la personnalité humaine à une entité transindividuelle etsymbolique. De ce point de vue, les pôles de représentationdes USA au Chili présentent des caractéristiques situées àdeux niveaux différents

La première, à un niveau que nous pourrions définircomme opérationnel ou fonctionnel, souligne les caracté-ristiques qui supposent une attitude vitale, une position faceaux défis de la vie, une sorte de proactivité pour assumerl’avenir. La deuxième, par contre, est posée plutôt à unniveau de valeur normatif, où on souligne la transgressiondu bien collectif et du devoir-être communautaire.

Par conséquent, au-delà de la polarité qui constitue lacaractérisation de l’identité des USA au Chili, le fait queces caractérisations soient posées à des niveaux différentsempêche qu’elles soient totalement contradictoires. Dans lamesure où elles soulignent des caractéristiques de person-nalité différentes et non nécessairement incompatibles, lesreprésentations médiatiques des USA au Chili ne s’annu-lent pas nécessairement. Cela permet, éventuellement et àcondition que la discussion soit ancrée dans l’un ou l’autreniveau, un dialogue entre les deux points de vue. Questionqui jusqu’à ce moment ne s’était jamais présentée.

Le jaguar de l’Amérique latine

Un élément commun des représentations des USA au Chiliest que les deux options sont proposées comme desmodèles identitaires à suivre ou à rejeter. En d’autrestermes, elles sont posées comme étant ce que les Chiliensdevraient être ou ne veulent pas être. L’image médiatiquedes USA renvoie inévitablement au problème de l’identiténationale, question qui constitue un indice supplémentairedu poids des États-Unis dans l’espace national. De cettemanière, une autre variable qui peut expliquer la définitionde l’image médiatique des USA au Chili pendant le conflitde l’Irak est la représentation même que proposent lesmédias en ce qui concerne le Chili et “les Chiliens”.

La représentation médiatique du Chili, en tant que sujet quiagit dans le monde, se caractérise principalement par deuxéléments : l’attribution d’une personnalité moderne et àsuccès, l’image d’un pays différent du reste des pays de larégion2. Ces deux traits sont la matrice à partir de laquel-le se construisent les discours qui tendent à la dés-insertionidentitaire du Chili par rapport à la région, en le plaçantcomme un pays à “vocation occidentale”. Cette auto-imagede pays développé qui règne dans les discours média-tiques, bien que la réalité se charge fréquemment de laréfuter, implique une certaine distance avec les probléma-tiques caractéristiques des pays pauvres de la région. Ils’agit d’une variable culturelle qui éloigne le Chili et le Chi-lien de l’Amérique latine, en l’identifiant plus avec lesvaleurs “occidentales” et “modernes” et, par conséquent,en prenant distance avec ce qui est non occidental.

Dans ce contexte, le conflit Irak/EU apparaissait commeéloigné et de moindre intérêt, puisqu’il était développédans une sphère culturelle éloignée et inconnue. Cela nepermettait pas de construire avec clarté la figure du hérosni celle de l’antihéros. Les actions des actants ne s’avé-raient pas suffisantes pour arriver à développer uneintrigue. La figure des USA construite par les médias ne sedistinguait pas de celle que les agences internationalesavaient diffusée à travers tout le globe. Toutefois, cela agrandement changé à partir du moment où le Chili a par-ticipé au Conseil de Sécurité de l’ONU.

David, Goliath ou le bon samaritain

La mise en récit de l’image des USA dans le conflit avecl’Irak peut être décrite à partir de deux moments différents.Le premier correspond à la période qui va de la premièrerésolution de l’ONU à propos du désarmement de l’Irakjusqu’au début février, moment à partir duquel l’intentionde vote des pays du Conseil de Sécurité de l’ONU com-mence à être examinée. À ce moment-là, le Chili estmembre du Conseil de Sécurité. Le deuxième moment cor-respond à la période où le gouvernement du Chili doit

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décider s’il soutient, rejette ou s’abstient en ce qui concer-ne la proposition des USA d’entrer en conflit avec l’Irak.

Pendant la première étape, le conflit est apparu comme unphénomène éloigné et étrange. Un indice du peu de valeuraccordée à la guerre en Irak dans la presse chilienne —enrappelant aussi le peu de présence de ce sujet dans lesnouvelles de la presse écrite et télévisuelle—, est le traite-ment presque exclusivement effectué à partir de dépêchesd’agences internationales ou étrangères, en n’intervenantpas dans les histoires qui véhiculaient une représentationdes USA et de l’Irak. Durant cette étape, on n’a pas mis enjeu d’images différentes de celles qui ont été historiquementutilisées pour représenter les USA. Il n’y a pas eu non plusune prise de parti spécifique des médias, en faveur oucontre l’intervention des USA en Irak. Bref, dans un mondeglobalisé comme le nôtre, un conflit de l’envergure et avecdes conséquences comme celui qui a confronté les USA àl’Irak, a été tellement loin des préoccupations principalesde la presse chilienne qu’il a été relégué en cinquième ousixième place après les nouvelles du spectacle, des faitsdivers ou de corruption au sein de l’État.

Une intrigue, un scénario

Tout a changé à partir du moment où ce conflit éloigné aété placé au centre de la politique nationale, en touchantla sensibilité identitaire et l’image du Chili. Ce rôle assumépar le gouvernement du Chili, en tant que membre duConseil de Sécurité, a mené à une impasse importanteavec les USA. Mais cette situation a rapproché le conflit duChili. Elle constitue du coup un moment de l’importanterupture dans l’imaginaire national à partir duquel se for-ment les discours médiatiques qui redéfinissent l’image desUSA par rapport à l’image du Chili.

Le carrefour politique et diplomatique qu’a dû éviter legouvernement du Chili, en tant qu’instance clef pour l’ap-pui ou le rejet de la résolution promuée par les USA en cequi concerne l’invasion de l’Irak, a attiré, par brefs (maisintenses) moments, l’attention du monde sur le Chili. La sen-tence était claire et ne laissait pas plus de deux chemins :« avec moi ou contre moi ».

L’intrigue était dès lors définie. L’espoir d’entrer dans « desalliance plus grandes » à travers un accord commercialavec les USA et la perspective d’être un allié privilégié dela plus grande superpuissance du monde coïncidaient avecl’image de succès et de distinction qui, depuis la fin de ladictature, constituait la matrice des discours d’autodéfini-tion. Cela semblait facile, il fallait seulement agir comme lebon samaritain et voter pour la résolution présentée par lesUSA. Le Chili était en position de tendre la main au géant.Cependant le Chili ne pouvait pas avaliser la guerre. Savocation occidentale et son profil libre-penseur, image qui

ne pouvait pas être trahie, le rendaient plus proche desidéaux de paix et de liberté que de ceux de la soumissionface au géant. Le pari était donc catégorique : tout le Chilicontre Goliath

À partir de là, le scénario s’est formé. Les rôles ont com-mencé à être assignés. D’une part, le petit David, armé deson seul vote, s’apprêtait à faire face à un Goliath plus fortet plus grand que jamais, qui le menaçait avec la suspen-sion du traité de libre commerce avec le Chili, dont lesadministrations démocratiques avaient rêvé depuis tantd’années. Tout perdre, sauf la dignité. Un momenthéroïque, sans récompenses matérielles, mais qui pouvaitinscrire à nouveau le nom du Chili dans la mémoire mon-diale, sans le stigmate de la figure de Pinochet.

Bien que le gouvernement n’ait pas défini sa position avecune telle hauteur de vue, le discours médiatique a été renduchaque fois plus homogène. Juste à ce moment d’hésitationdu gouvernement et de constitution d’un consensus discur-sif national contre la guerre, le gouvernement des USA amené une attaque diplomatique décidée envers le Chili,laquelle a été sémantisé par les médias comme une pres-sion illégitime. « L’envoyé polémique du président Busharrive aujourd’hui à la Moneda. Reich, l’homme qui arrivepour faire pression pour que le Chili vote pour la guerre »(La Tercera, 28/02/ 03). Ceci, associé à la dénonciationd’espionnage téléphonique envers la mission du Chili àl’ONU, finit par aligner les discours de tous les secteurscontre les USA et la guerre. « Un rapport envoyé depuisLondres confirmerait une intervention de mails et télé-phones chiliens. Le vice-chancelier Barros découvre la véri-té sur l’espionnage des USA au Chili des sénateurs de tousles partis politiques ont exigé d’envoyer une réponse for-melle à Washington. “Les pays ne doivent pas être épiés ets’ils le font ne doivent pas être découverts”, a fait valoirViera-Gallo. » (Las Últimas Noticias, 06/03/03).

Digne jusqu’au martyre

Il n’y avait plus de doute, au moins dans le discours média-tique. Le topique narratif était clair : “petits mais dignes jus-qu’au martyre”. Depuis lors, et en dépit de l’avis contrairede politologues et de chefs d’entreprise qui essayaient dechanger le ton et le message anti-américain des médias,commencent à resurgir les anciens et poussiéreux stéréo-types : “l’oncle caïmán” (variation ironique de l’OncleSam) qui essaye d’avaler les poissons plus petits, ouRambo le belliqueux, programmé pour détruire tout quis’interpose. Sans la virulence idéologique d’avant, lesicônes et les discours propres de la gauche en ce quiconcerne les USA sont à nouveau installés dans l’imagi-naire national, paraissant nier les changements radicauxdont a souffert la société chilienne dans les deux dernièresdécennies.

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Et voilà finalement le dénouement attendu par les médias :« Le Président en a terminé avec des mois de pressions etde doutes. Lagos a décidé de ne pas soutenir le plan deBush pour envahir l’Irak. Protégé par l’appui politique una-nime, le mandataire a décidé de ne pas voter pour l’ac-tuelle stratégie américaine, en accord avec le Mexique. “Siles idées ne sont pas bonnes, elles n’obtiennent pas d’ap-pui”, a soutenu depuis New York Juan Gabriel Valdés,représentant devant l’ONU. » (Las Últimas Noticias,14/03/03). Désormrais propriétaires d’une fierté nationa-le sans limite, les Chiliens devaient attendre les consé-quences de cette très grande décision.

Si loin, si proche

Cette renaissance de l’image “négative” des USA au Chilià l’occasion du conflit avec l’Irak pose la question, aumoins sur le plan discursif, de la complexe relation symbo-lique entre les discours et les images provenant du centre etceux qui sont produits par la périphérie. La distance duChili par rapport au conflit irakien peut aussi être compri-se comme la distance qui existe encore entre ce qui estlocal et ce qui est global, entre les discours qui soutiennentun imaginaire formellement relié avec la logique de lagrande ville, mais qui, dans la pratique, ne font qu’appli-quer cette matrice de lecture à ce qui nous affecte dans levoisinage.

On peut peut-être trouver là la raison des effets para-doxaux des discours qui véhiculent des logiques polairesde lecture et de compréhension de l’autre, qui dans ce casétaient synthétisées dans la déclaration « avec nous oucontre nous ». Un discours qui cherchait à aligner les amisse termine par l’affaiblissement de l’image de celui qui estl’énonciateur, à cause de l’impossibilité de rendre compa-tibles les aspirations locales avec la “tâche globale” demettre fin à l’axe du mal.

1 Pour des raisons pratiques, le corpus est limité aux journaux parlant de laposition des USA durant la guerre avec l'Irak dans les articles de larubrique « National », dans les colonnes « Opinion » et dans les édito-riaux des quatre principaux journaux d'audience nationale (La Tercera, LaCuarta, Laq Ultimas Noticias et El Mercurio), puisque la quasi-totalité desarticles de la section « International » reprennent des extraits de dépêchesd'agences internationales, repris textuellement ou arrangés par la rédac-tion des journaux.

2 Eugenio Ortega et al., Informe de desarrollo humano en Chile 2002, Pro-grama de Naciones Unidas para el Desarrollo, Santiago, 2002.

POÉTIQUE DE LA NOVELLISATIONMÉDIAS ET ADAPTATION

La « novellisation » désigne les procédés d’adaptationd’oeuvres cinématographiques ou télévisées sous la formed’oeuvres littéraires (au sens général du terme). La novellisa-tion est une pratique fort ancienne, mais peu étudiée. Le col-loque fera le point sur l’histoire de cette pratique et s’inté-ressera également à la manière dont la novellisation dépendfortement des traditions culturelles nationales ou régionales.Enfin, la novellisation sera également examinée dans sesrapports avec d’autres formes de transmédialisation dans laculture médiatique contemporaine.

Le premier objectif du colloque est de rassembler les basesd’une recherche systématique en la matière. Il veut jeter lesbases d’une histoire de la novellisation et faire le point surles variations géographiques et culturelles du genre. Lesecond objectif est d’utiliser la novellisation comme uneétude de cas privilégié pour réinterroger de manière critiqueles a priori théoriques et méthodologiques de la notion de «média » d’une part et d’« adaptation » d’autre part. Cesdeux notions sont en effet au cœur d’un nouveau débat théo-rique (la notion de « média » est redéfinie par les apports dela « medium theory », qui s’attache à décrire à nouveau laspécificité de chaque média ; la notion traditionnelle d’adap-tation est mise en question dans les « cultural studies » quiplaident pour une approche en réseau, multipolaire, desphénomènes d’adaptation). Ce second objectif est donc for-tement théorique et interdisciplinaire.

En pratique

Le colloque se déroulera du mercredi 26 (14h) au samedi 29novembre 2003 (12h30) ; les deux premières journées setiendront à Leuven, à la Faculté de Lettres de la KUL ; lesdeux suivantes à Louvain-la-Neuve, au Département deCommunication de l’UCL. La projection d’un film et desdébats clôtureront les différentes discussions. Les communi-cations seront pour partie en anglais, pour partie en fran-çais, puisqu’elles accueilleront des chercheurs et professeursallemands, belges, britanniques, français, hollandais, etquébécois.

Contacts et programme détaillé :

C O L L O Q U E

Marc LITS, UCL / COMUmail : [email protected]

Tél. : 00 32 10 47 27 67 Fax : 00 32 10 47 30 44Jan BAETENS, KUL, Culturele Studies

mail : [email protected]él. : 00 32 16 32 48 46 Fax : 00 32 16 32 50 68

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L’émergence de la presse écrite burkinabè intervient dansun contexte socioculturel particulier marqué par une tolé-rance religieuse entre chrétiens, musulmans et animistes,qui représentent respectivement 15 %, 40 % et 45 % de lapopulation. D’autre part, le taux élevé d’analphabétisme(70 % de la population) justifie en partie le caractère declasse de ce support de communication sociale. Malgré cehandicap majeur, le pluralisme médiatique est une réalitéau Burkina Faso. Il reste qualitativement dominé par lesstructures régies par l’État, malgré la vitalité croissante dusecteur privé de l’information. Dans ce contexte, il est inté-ressant de retenir les trois quotidiens les plus lus pourobserver le discours médiatique relatif aux événements duGolfe. Notre analyse portera sur un quotidien gouverne-mental, Sidwaya et deux quotidiens privés, L’ObservateurPaalga et Le Pays.

Le traitement de l’actualité internationale dans la presseburkinabè reste généralement pauvre : très peu de titres enune, très peu de développement sur les questions interna-tionales, très peu d’éditoriaux ou de commentaires nourrissur les grands événements qui rythment la vie du monde.La plupart du temps, la presse, dans sa diversité, se borneà des reprises de dépêches d’agences rarement accompa-gnées d’analyses proprement argumentées. Ainsi, l’espacerédactionnel consacré à la deuxième guerre du Golfe révè-le assez bien la place et la dimension accordée par l’opi-nion nationale aux motivations américaines. Afin d’obtenirun corpus suffisamment étoffé et de tenir compte de l’évo-lution temporelle du traitement journalistique de la crise duGolfe, la période retenue pour l’analyse s’étend du 1ernovembre 2002 (première résolution de l’ONU) au 20mars 2003 (début de la guerre en Irak).

Pour appréhender l’image des États-Unis diffusée par lapresse quotidienne burkinabè, nous avons dans un premiertemps répertorié toutes les occasions d’évocation de cetÉtat ou de toute personnalité ou événement directement liéà celui-ci, en vertu du principe selon lequel la perceptiondes USA déborde la seule question irakienne. Ont donc étéconsidérés comme articles traitant des USA toutes les enti-tés de texte, quelle que soit leur longueur, accompagnéesd’un titre et dont le contenu abordait les États-Unis ou unthème s’y rapportant directement.

L’image négative des USA

Au cours de la période étudiée, chacun des trois quotidiensburkinabè est paru 98 fois. Sur ces 98 parutions, Sidwayaa publié 31 articles évoquant les USA, tandis que Le Paysen a publié 54 et L’Observateur Paalga 33, soit unemoyenne de 2 articles traitant des USA par semaine, tousquotidiens réunis. Parmi les 118 articles recensés, lesarticles portant directement sur la crise du Golfe représen-tent 63 % du nombre total d’articles évoquant les USA (16pour Sidwaya, 37 pour Le Pays et 22 pour L’Observateur).

Avant de s’intéresser plus spécifiquement aux articlesconsacrés à la crise irakienne, une rapide analyse desthèmes abordés par les 37 % d’articles relatifs aux USA,mais non spécifiquement centrés sur la crise du Golfe, four-nit quelques indices quant au type de relations entretenuespar le Burkina Faso avec ce pays. Les thèmes abordés

PRESSE BURKINABÈLE REFLET DE LA FRANCE

SERGE THÉOPHILE BALIMA ET VÉRONIQUE DUCHENNE

Que l’on se penche sur le quotidien gouvernemental Sidwaya ou dans les quotidiens privésL’Observateur Paalga et Le Pays, le contenu de l’espace rédactionnel burkinabè reste le refletplus ou moins fidèle de la position française dans cette guerre du Golfe qui, à bien des égards,s’est située dans l’axe des intérêts africains. Au-delà des liens de dépendance politico-diplo-matique entre la France et ses anciennes colonies africaines, la position de celles-ci aurait étédifférente si les États-Unis entretenaient avec elles le même type de relation.

D O S S I E R

Serge Théophile Balima est professeuret Véronique Duchenne est coopérante-enseignante au Départementde Communication & Journalisme de l’Université de Ouagadougou.

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concernent ainsi principalement ;- la politique américaine (et européenne) de subvention desproducteurs de coton1 :- une affaire de commerce de viande de dinde qui a oppo-sé les USA et le Burkina Faso en février 20032 ;- l’explosion de la navette spatiale américaine Columbia enfévrier 20033 ;- les prises de position américaines dans le cadre de lacrise ivoirienne4 ;- les modalités d’obtention des visas pour se rendre auxUSA5 ;- l’accréditation du nouvel Ambassadeur des États-Unis auBurkina Faso et ses visites à des personnalités politiquesburkinabè :- l’élection de la Lybie à la tête de la Commission des Droitsde l’homme de l’ONU6 ;- le décès d’un Américain âgé de 119 ans ;- l’ouverture à Ouagadougou, d’un Centre de dépistage duSIDA financé par la coopération américaine ;- l’influence de la politique américaine sur les pays d’Amé-rique du Sud (Vénézuela, etc.) ;- les vœux de Georges Bush à l’occasion du Ramadan7.

Par la fréquence des thèmes et par le nombre d’articles quiy sont consacrés, il ressort tout d’abord que les États-Unissont avant tout évoqués en vertu de leur politique écono-mique et de ses retombées directes sur les économies despays pauvres (le Burkina en particulier, avec la crise ducoton, mais également les pays d’Amérique du Sud). Cesarticles donnent une image clairement négative des États-Unis, accusés de pratiques « déloyales », de politique« déraisonnable », de « violation impunie des accordsinternationaux », etc.

On remarquera ensuite la rareté des articles évoquant desactions de soutien ou de coopération financées par lesÉtats-Unis, alors que la presse quotidienne burkinabèconsacre une part essentielle de ses articles aux séminaireset activités organisés en lien avec les innombrables ONGou organismes de coopération bilatérale ou multilatéraleinstallés au Burkina Faso. À titre indicatif, les ONG, lesorganes de coopération belges, les faits et gestes de la mis-sion diplomatique française bénéficient d’une couverturemédiatique beaucoup plus soutenue. Cette rareté desarticles portant sur les activités américaines au BurkinaFaso s’explique par la faiblesse des liens économiques etpolitiques entre Washington et Ouagadougou.

Les articles consacrés à l’explosion de Columbia ou audécès d’un Américain particulièrement âgé relèvent pourleur part d’un traitement plus sensationnaliste de l’informa-tion. L’accréditation du nouvel ambassadeur américain auBurkina Faso, la mise au point sur les modalités d’obtentiondes visas et des green cards, ou même la condamnationpar les États-Unis des violences perpétrées en Côte d’Ivoirerelèvent davantage de l’information dite de “proximité”,

géographique avec ce pays voisin où vivent trois millionsde Burkinabè. Dans cette catégorie, l’image des États-Unisest plus neutre, voire positive8 : le parcours professionneldes nouveaux ambassadeurs est rapidement et “objective-ment” présentés tandis que les articles relatifs à la criseivoirienne ne sont que des retranscriptions de dépêches oude communiqués du Département d’État américain.

Sous le titre « Un camouflet aux Américains », Sidwaya sefélicite de l’élection de la Libyenne Najat Al-Hadjaji à latête de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU.Derrière cette élection controversée, c’est la capacité desÉtats africains à faire bloc que Sidwaya salue. L’article sou-ligne ainsi « une solidarité régionale à visée exclusivementpolitique », et précise : « Quoi de plus normal quand onvoit que tout se fait sans [les États africains], sans considé-ration aucune de leur existence en tant qu’États au sujet dudroit international »9.

Sidwaya, créé en avril 1984 sous l’égide de la Révolution de Tho-mas Sankara, est un organe d’information de service public placésous la tutelle du ministère en charge de l’information. Établisse-ment public à caractère administratif, il jouit d’une autonomie degestion pour répondre plus efficacement à sa mission de servicepublic. Ce quotidien reste néanmoins, dans son contenu, essen-tiellement tourné vers l’action gouvernementale et est considérépar l’opinion publique comme inféodé au pouvoir en place.Cependant, il s’ouvre de plus en plus aux activités des partis poli-tiques d’opposition et des organisations de la société civile. Sontirage, qui atteignait quatre mille exemplaires en 2000, avoisineaujourd’hui les six mille, grâce à un réel effort de marketing et deredéfinition de son contenu.

L’Observateur Paalga est un grand quotidien privé de la place res-suscité en 1991 et dirigé par Edouard Ouédraogo, un libéralchrétien très combatif pour la liberté de la presse. Le journalconstitue toujours une entreprise individuelle quoique, dans la réa-lité, son statut se présente comme celui d’une société anonyme àresponsabilité limitée. C’est le doyen des quotidiens privés et iljouit d’un grand prestige grâce à sa trajectoire particulière. Cer-taines de ses rubriques constituent de véritables institutions pour lefidèle lecteur : ainsi, « La Lettre pour Laye » et le « Soliloque deNobila Cabaret », qui paraissent chaque vendredi. Son tiragequotidien oscille entre six et douze mille exemplaires selon lespériodes de l’actualité ou les jours de la semaine.

Le Pays est également un quotidien privé paraissant dans la capi-tale. Né en octobre 1991, il est également issu d’une entrepriseindividuelle, financée personnellement par son directeur, BoureimaJérémie Sigué. Son promoteur est un ancien journaliste de la pres-se d’État. À la faveur de l’ouverture démocratique amorcée parl’actuel chef de l’État, il regagne le Burkina Faso et lance son quo-tidien privé. Son tirage varie entre huit mille exemplaires en pério-de normale, et quinze mille en temps de crise politio-sociale oud’actualité croustillante.

C A R T E D ’ I D E N T I T É

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De manière générale, le nombre d’articles publiés dans lapresse écrite burkinabè au sujet de la crise du Golfedemeure relativement restreint. On notera cependant qu’ila progressivement augmenté au cours de la période trai-tée, de sorte que le mois de mars 03 —c’est-à-dire lessemaines précédant le début de la guerre— comprend à luiseul entre 30 et 50 % des articles répertoriés. On noteraque sur les 98 numéros examinés par titre de presse, lacrise du Golfe est mentionnée à la Une 3 fois par Sidwaya,9 fois par Le Pays et 6 fois par L’Observateur.

De l’importance des communiqués

L’autre caractéristique principale du traitement de la crisedu Golfe tient à la fréquence du recours à des communi-qués et à des dépêches d’agences, publiés sans interven-tion de la rédaction du journal (excepté dans le titrage). LePays et L’Observateur multiplient les retranscriptions dedépêches (un tiers des articles consacrés à la crise du Golfeémanent directement de l’AP ou de Reuters dans Le Pays ;près de la moitié émane de l’AFP et de Reuters dans L’Ob-servateur, tandis que Sidwaya, quotidien gouvernemental,se démarque de ses confrères en ne publiant aucunedépêche d’agence). Les articles attribuables à la rédaction(essentiellement des éditoriaux et des commentaires) sontau nombre de 10 pour Sidwaya, 22 pour Le Pays et 11pour L’Observateur, pour l’ensemble de la période couver-te par l’analyse.

Ces 43 articles consacrés à la crise du Golfe et signésconstituent le corpus sur lequel s’appuie la dernière étapede la présente analyse. Le traitement de l’information parles trois quotidiens burkinabè sur la guerre États-Unis/Irakest révélateur des prises de positions dominantes dans lecontexte national. Pour analyser qualitativement le contenuexplicite de ces productions journalistiques, trois axes ontété retenus :- les sphères dominantes dans les représentations des États-Unis et de l’Irak ;- la nature des registres et fondements utilisés pour contex-tualiser l’événement ;- les systèmes d’opposition Bush-Saddam.

Le premier constat qui saute aux yeux est l’importance del’espace rédactionnel consacré aux États-Unis par rapportà l’Irak. Ainsi, les USA absorbent à eux seuls cinq fois plusde surface rédactionnelle à travers les deux quotidiens pri-vés, L’Observateur Paalga et Le Pays. En revanche, le quo-tidien gouvernemental Sidwaya se montre plus équilibrédans la répartition de l’espace consacré aux deux pays.

Dans le fond, les États-Unis sont fortement caractérisés pardes termes à la hauteur de leur puissance. Ainsi, L’Obser-vateur10 parle de « l’obstination de la puissanteAmérique », de « première puissance militaire au

monde », de « seule superpuissance militaire ». Le Pays,sur ce registre militaire, parle également de la « puissanteAmérique » de « bunker nucléaire », « d’unique super-puissance , « d’élan belliciste ». Dans la même période, lequotidien gouvernemental parle de « l’Amérique toutepuissante », de « stratégie politico-guerrière élaborée parles esprits savants et guerriers de la Maison Blanche ».

Cependant, une autre image des États-Unis transparaîtdans les écrits de presse. Pour Le Pays11, l’Amérique est le« paradis des justes », « une Amérique puritaine, moralis-te, dispensatrice de bonne conduite », mais qui fait « preu-ve d’arbitraire et d’injustice », constituant ainsi « la vraiemenace pour la paix mondiale ». L’Observateur tout envoyant les USA comme « le pays où les Africains comptentfaire fortune », souligne que nombre d’entre eux « sontulcérés par l’insistance des Américains à livrer une guerrecontre l’Irak ». Et le quotidien gouvernemental12 d’affirmerque « les partisans de la guerre ne convainquent pas ».Enfin se dégage l’image d’une puissance américaine qui a« perdu le sens du compromis » d’où la question du jour-nal Le Pays : « jusqu’où iront les États-Unis ? ». Et L’Obser-vateur Paalga de préciser que les USA suscitent « de l’ad-miration chez certains et des craintes chez d’autres ».

Si le pays de Saddam Hussein a occupé cinq fois moinsd’espace que celui de Georges Bush, c’est probablementlié à des rapports de force objectifs :- les États-Unis avaient l’initiative de l’actualité ;- les Nations Unies qui tentaient de calmer le jeu ont placéles États-Unis au cœur des débats internationaux ;- le Tiers Monde qui soutenait effectivement le plus faibledans cette confrontation redoutait de heurter frontalementle pays de l’oncle Sam.

Registres et fondements de la guerre

De la guerre elle-même, les trois quotidiens font la mêmeanalyse et puisent dans les mêmes registres pour justifier leurposition. Ils sont tous hostiles à cette guerre « préventive » etles fondements invoqués sont plutôt convergents. Sidwayaparle de la « dimension psychosomatique d’un conflit » et de« règlement de compte entre la famille Bush et la famille Hus-sein ». Sur le même ton, L’Observateur Paalga souligne« l’obsession américaine » tandis que Le Pays écrit que « lescontours de l’axe du bien sont flous car grossièrement dessi-nés par les géographes myopes qui peuplent le Pentagone ».Sur un autre ton, la presse quotidienne burkinabè met l’ac-cent sur « la folie guerrière des États-Unis », la « logique dela pensée unique et de la barbarie » (Le Pays) de « démons-tration du leadership américain » (Sidwaya), de « premièreguerre du siècle » (L’Observateur).

Et l’Afrique dans ce contexte ? Comment-est-elle perçuepar rapport à la vox populi des autres continents ? Le quo-

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exorciser pour faire mieux que son père » (Sidwaya). Danscette comparaison peu élogieuse, le quotidien gouverne-mental écrit « après Bush père, Bush fils veut sa guerre ».

Dans l’ensemble, le ton utilisé par ce journal reste plutôtmodéré, craignant d’impliquer le gouvernement burkinabèaux yeux des diplomates américains. Si L’Observateurparle de « mouton britannique à bouffer du Saddam » enfaisant allusion à Tony Blair, il n’utilise pas de qualificatifdésobligeant pour Georges Bush. Il est juste décrit explici-tement comme un « va-t-en-guerre ». C’est Le Pays qui adavantage mis l’accent sur la personnalité du dirigeantaméricain considéré comme « insatiable jusqu’au bout ».Il s’est tracé un grand boulevard pour pousser ses rêvesplus loin ». Il est rangé, sans nuance, parmi les « fauconsdu Pentagone dans leur entêtement et leur acharnement àen découdre, contre vents et marées, avec le régime deSaddam Hussein » Le journal parle de la « Busherie deBush qui « reste sourd aux opinions américaines et inter-nationales » et qui « assume l’impertinente fonction degendarme du monde ».

En revanche sur le leader irakien, le quotidien Le Pays16 estavare de commentaire durant toute la période considérée.Juste pour dire qu’il « devient martyr à force de lui marchersur les pieds ». Il parle même de « la bonne foi de Sad-dam » qui donne la souveraineté de son pays « en offran-de à l’autel de l’acharnement de Washington ». L’Observa-teur Paalga17 est plus prolixe sur le maître de Bagdad etsemble développer un jugement mitigé sur l’homme, un« parfait despote à la tête d’un État classé sur l’axe dumal », mais qui, selon le journal, reste « préférable au régi-me de Staline ». Alors, il parle de la « victimisation, réussiede Saddam » qui « règne comme le pire des despotes ».L’Observateur Paalga va jusqu’à estimer que « la capacitéde nuisance et de résistance du raïs irakien n’est pas à sousestimer » pour conclure que « Dieu est Grand mais Saddamn’est pas petit » même si le journal considère l’Irak commeDavid face à Goliath l’Américain.

Dans le sillage de la France

Malgré la faiblesse numérique des articles burkinabèconsacrés à cette guerre du Golfe, l’analyse révèle desconsidérations sociopolitiques et culturelles évidentes. LeBurkina Faso n’entretient pas de relations privilégiées avecles États-Unis dont l’intérêt pour les pays pauvres de l’es-pace francophone est quasiment nul. Dans ce contexte, lapresse semble avoir suivi les critères de proximité politico-économique.

L’Irak de Saddam, ennemi des USA, n’entretient pas nonplus de relations privilégiées avec le Burkina Faso : pas demissions diplomatiques, pas de missions économiques. LeBurkina Faso, pays francophone, reste parmi les États

tidien gouvernemental passe sous silence la « passivité del’Afrique », dénoncée en revanche, par Le Pays qui saluela détermination des manifestants comme un « camoufletpour le président Bush. ». Dans le même ordre d’idées,L’Observateur écrit : « le sentiment anti-américain est trèsfort sur le continent africain», mais peu d’Africains mani-festent dans les rues de leurs villes. Et le journal de sedemander : est-ce parce que les opinions publiques sont enformation en Afrique ou est-ce parce que le problème ira-kien leur semble lointain ?

Une autre dimension de la guerre est apparue en filigra-ne : celle de la religion, à travers l’interprétation de l’axedu mal. Pour le Pays13 par exemple, cet axe du mal « seconjugue avec le monde arabo-musulman ». L’Observa-teur n’hésite pas à écrire « la religion américaine, c’est laguerre ». Quant au quotidien gouvernemental14, il prévientque « le monde musulman vivrait une guerre américainecomme une provocation, une humiliation supplémentaire,une injustice ». Et le journal de souligner que Saddam ena appelé au jihad pour vaincre l’ennemi : « Appelez Dieuqui est seul capable de guérir vos blessures ». Sidwayaconclut que « l’histoire a révélé que les guerres de religionsont les plus longues », et Le Pays rappelle avec force que« les croyants du Burkina Faso sont contre la guerre », que« toutes les confessions religieuses ont prié pour que lapaix triomphe en Irak ». Dans cette analyse politico-reli-gieuse, les quotidiens burkinabé adhèrent plus ou moins àl’idée d’une croisade judéo-chrétienne contre l’ordremusulman en Orient, mais le contexte national de coexis-tence pacifique entre chrétiens (15 %), musulmans (40 %)et animistes (45 %) explique la prudence des articles depresse. Dans l’ensemble, ce registre a été manipulé avecmodération par tous les quotidiens.

Les têtes d’affiche Bush/Saddam

Enfin l’argumentaire le plus développé concerne les motiva-tions économiques considérées par tous les quotidienscomme l’unique raison de cette guerre « préventive ». PourSidwaya, « les intérêts géostratégiques et économiques enjeu [sont] cardinaux pour l’oncle Sam ». Le Pays15 parle d’un« ordre politico-économique que les États-Unis veulent impo-ser à la planète », L’Observateur insiste sur « les intérêtspétroliers » et affirme, sans ambages, qu’il s’agit « de fairemain basse sur les réserves de pétrole et redessiner la cartede l’approvisionnement des USA en or noir ». Ce journal quititre « le sang des boys contre le pétrole irakien » écrit dansun élan lyrique que « bientôt le sang des GI’s et le pétrole semélangeront dans une odeur indescriptible ».

Les deux personnages sont décrits sous des jours différents,mais le Président américain est celui qui recueille le plusd’intérêt. Georges Bush est décrit comme celui qui « héritedes vieux démons de son père » et qui « se devait de les

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fidèles à la France. L’influence de celle-ci demeure déter-minante dans la vie politique, économique et culturelle dupays dont elle est le premier partenaire, le premier bailleuret l’inspirateur du modèle de gouvernance démocratique.

Autant de facteurs géopolitiques et culturels que la presseburkinabè a reflétés dans son espace rédactionnel à traversla fréquence des articles produits, et à travers leurs conte-nus manifestes et latents. Ainsi que l’écrit Louis Quéré18,« l’approche constructive est fondée sur l’idée que les évé-nements que nous présentent les médias ne sont pas lesimages pures et simples de ce qui arrive dans le monde,mais les résultats d’un processus socialement organisé etsocialement régulé, de mise en forme, et de mise en sensd’informations… ». Ce qui signifie que les événements telsqu’ils nous sont donnés à percevoir à travers les images etles discours des médias n’existeraient pas en tant que telshors du domaine de l’information mâchée par la presse.

Le contenu de l’espace rédactionnel reste le reflet plus oumoins fidèle de la position française dans cette guerre dugolfe qui, à bien des égards, s’est située dans l’axe desintérêts africains. Au-delà de ces liens de dépendance poli-tico-diplomatique entre la France et ses anciennes coloniesafricaines, la position de celles-ci aurait été différente si lesÉtats-Unis entretenaient avec elles le même type de rela-tion. Même la presse privée n’échappe pas à ce processusd’influence. Elle baigne donc dans la mouvance de la posi-tion française.

En fait, l’importance de la France dans la vie quotidiennede la presse burkinabé s’explique par le facteur de proxi-mité historique et linguistique dont la dimension culturellereste déterminante. L’Agence France Presse, TV5 Afrique,Canal France International sont des sources d’informationprivilégiées pour les journaux locaux devenus encore plusproches de Paris par l’usage de la langue française et parle biais du réseau satellite et des nouvelles technologies del’information et de la communication.

1 Le Pays, 27.02.03, « Coton burkinabè : le problème, c’est les Etats-Unis ».2 Le Pays, 20.02.03, « Commerce de viande de dinde. Les USA en désaccord

avec le Burkina ».3 L’Observateur Paalga, 03.02.03, « L’Amérique en deuil des astronautes ».4 Sidwaya, 17.03.03, « Les États-Unis condamnent les tueries et les escadrons

de la mort ».5 Le Pays, 16.01.03, « Togo. Les jeunes rêvent de l’Amérique ».6 Sidwaya, 22.01.03, « Droits de l’homme : un camouflet aux Américains ».7 L’Observateur Paalga, 10.11.02, « Les vœux de Bush à tous les Musul-

mans ».8 Sidwaya, 24.12.02 « De nouveaux amis pour le Burkina ».9 Sidwaya, 22.01.02, « Un camouflet aux Américains ».10 L’Observateur Paalga, 07.01.03 et 06.03.03.11 Le Pays, 10.12.02, 13.01.03, 26 et 27.02.03, 07 et 18.03.03.12 Sidwaya, 17.02.03, 04 et 11.03.03, 20.03.03.13 Le Pays, 13 et 20.01.03.14 Sidwaya, 01 et 20.03.03.15 Le Pays, 26.02.03.16 Le Pays 16.12.02 et 18.03.03.17 L’Observateur Paalga, 18.03.03 et 07.01.03.18 L. QUÉRÉ, L., « Sociologie de la communication », in Réseaux, CTS, CENT

Tours, 1997, p. 416.

LE GRAND MALENTENDUL’Église a-t-elle perdu la culture et les médias?

FRÉDÉRIC ANTOINE

Préface de Gabriel Ringlet

Paris, Desclée de Brouwer, 2003

Du même auteur : Les multinationales des médias (Aca-demia-Bruylandt, 2002) et Les radios et les télévisionsen Belgique (Kluwer, 2000).

MÉDIAMORPHOSESMédias people : du populaire au populisme

JEAN-MAX MÉJÉAN (Dir.)

N°8, Paris, INA, septembre 2003

L I V R E S

Ce dossier, coordonné par Jean-Max Méjéan, propose uninventaire de magazines à sensa-tion en France et en Grande-Bre-tagne, ainsi que plusieurs entre-tiens avec des journalistes ou desanalystes des médias. Des articlesanalysent aussi la fortune média-tique de Lady Diana, la publicisa-tion de la vie privée et la politiquede starisation de magazines detélévision...

L’Église croit parler le langage dutemps présent et participer à cequi consturit la culture d’aujour-d’hui. Grâce aux importantsefforts qu’elle a développés dansle domaine de la communication,elle s’imagine être au diapason dumonde contemporain. Or, il n’enest rien. L’Église proclame et pro-fesse. Mais elle est en passe deperdre toute communication avecune société où dominent de nou-velles valeurs, portées par lesmédias. Là réside “le grand mal-entendu”...

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Le scénario est désormais classique. Dès que les canons setaisent, la presse américaine entre en introspection. Enmai, les deux principales revues de critique journalistique,American Journalism Review et Columbia JournalismReview, ont consacré des dizaines de pages aux analyseset témoignages sur la couverture du conflit. Comparaisonentre les chaînes d’information en contenu, bilan du systè-me de l’“incrustation“ (embedding), évaluation de la poli-tique de communication de la Maison blanche et du Penta-gone, réflexions sur les risques de la correspondance deguerre : toutes les facettes du journalisme à l’américaineont été décortiquées. Avec, au centre des polémiques, despoints de vue diamétralement opposés sur un sujet essen-tiel : le degré d’indépendance ou de docilité des journa-listes américains à l’égard du Pouvoir.

Friands de post mortem, la plupart des grands médias sesont joints à l’exercice, mais dans cette avalanche depapiers et d’émissions, deux aspects ont été généralementignorés ou négligés : d’un côté, l’autisme international dela presse américaine ; de l’autre, le formatage des débatset de la couverture journalistique par un groupe très mino-ritaire mais très influent du nouvel Establishment de poli-tique étrangère, les néo-conservateurs, installés au cœurde l’administration Bush... et du nouveau système média-tique américain.

Adieu au monde

À l’exception de quelques grands titres de la presse quoti-dienne, comme le New York Times, le Washington Post, leLos Angeles Times ou le Boston Globe, et d’une poignée

d’hebdomadaires d’actualité, comme Time, Newsweek ouBusiness Week, la presse américaine a traditionnellementconsacré peu d’espace aux questions internationales et faitmontre de peu d’intérêt pour les idées et points de vue del’étranger1 . Cet « adieu au monde » s’est encore aggravédans les années 90 après que le Mur de Berlin s’est effon-dré et que les guerres civiles d’Amérique centrale se sontéteintes2.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un sursautdans la plupart des médias qui s’étaient laissés assoupir parl’ambiance frivole du boom de la Bourse et des secrets d’al-côve de Bill Clinton. Mais ce regain d’intérêt pour le mondeout there n’a guère duré. Quelques mois à peine après lechoc, les grandes chaînes de télévision qui déterminent l’étatde l’opinion étaient retombées dans les travers naguèredénoncés de l’information lite et décaféinée. Tout aussi gra-vement, l’information internationale était —davantage enco-re— traitée comme une extension du journalisme de proxi-mité. L’information ne passait que si elle touchait directementdes personnes ou des intérêts américains.

Seule la presse d’une super-puissance peut se permettred’être « provinciale » et la couverture de la guerre d’Irakn’a pas fait éclater ce cadre étriqué du journalisme. Alorsque la bataille diplomatique était globale et qu’elle révélaitune méfiance, voire une hostilité, à l’encontre des positionsaméricaines, les points de vue sceptiques ou franchementopposés à la guerre qui s’exprimaient à l’extérieur desÉtats-Unis ont été dans l’ensemble peu couverts et le plus

PRESSE AMÉRICAINEAUTISME ET NÉO-CONSERVATISME

JEAN-PAUL MARTHOZ

Dès les canons de la deuxième guerre d’Irak silencieux, la presse américaine a commencé sonauto-analyse. Dans cette avalanche de papiers et d’émissions introspectifs, deux aspects ontcependant été ignorés ou négligés : d’un côté, l’autisme international de la presse américaine ;de l’autre, le formatage des débats et de la couverture journalistique par les néo-conservateurs,installés au cœur de l’administration Bush... et du nouveau système médiatique américain.

D O S S I E R

Jean-Paul Marthoz est directeur éditorial d’Enjeux internationauxet conseiller du programme Médias et Conflits de l’Institut Panos à Paris.

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souvent critiqués. « Les journaux n’ont pas été particulière-ment vifs dans la présentation de toutes les dimensions del’info, constatait Orville Schell, doyen de la prestigieuseécole de journalisme de l’université de Berkeley. Où est ledébat, à l’exception d’un occasionnel texte d’opinion ? Onsent la crainte d’apparaître non patriotique. Il y a eu trèspeu de couverture des points de vue du reste du monde.Nous sommes restés scellés hermétiquement. Tout tournetrop autour de Washington comme s’il s’agissait dusoleil »3. Ainsi, les manifestations pacifistes organiséesdans le reste du monde ont été dans l’ensemble négligéespar la presse américaine. « Le New York Times et leWashington Post, se lamentait l’association de critiquemédia FAIR, donnent plus d’espace aux manifestationscontre la chasse au renard en Grande-Bretagne qu’à cellesdes adversaires de la guerre »4.

CNN a incarné jusqu’à la caricature ce nombrilisme amé-ricain en organisant une couverture presque schizophré-nique de la guerre, écartelée entre son édition destinéeaux États-Unis et celle diffusée sur son réseau international.« Avant d’arriver à Doha, constatait le journaliste améri-cain Michael Massing, j’avais passé des heures à regarderCNN et j’avais dû une nouvelle fois constater le déclincontinu de la chaîne au cours des dernières années. [L’en-voyée spéciale] Paula Zahn faisait la claque des forcesarmées américaines, [le correspondant diplomatique] WolfBlitzer interviewait poliment les puissants de Washington.Aucun d’entre eux n’apparaissait dans les émissions deCNN que je voyais au Qatar… Et pour cause, j’étais bran-ché sur CNN International, l’édition diffusée au niveaumondial et elle était bien plus sérieuse et bien mieux infor-mée que sa version américaine »5.

Les alignements partisans lors de la bataille diplomatiqueaux Nations Unies se sont largement reflétés dans les atti-tudes des médias américains. Vulgairement, lorsque leNew York Post, propriété du magnat américano-australienRupert Murdoch, a traité les représentants de la France etde l’Allemagne à l’Onu de weasels (fouines). Bassementlorsque, dans la page éditoriale du Wall Street Journal,l’ex-enfant terrible et gauchiste Christopher Hitchens aqualifié Jacques Chirac de « Pygmée » et l’a accusé« d’avoir transformé la France en abject proxénète de Sad-dam ». Avec tout autant de simplisme, mais un peu plus detenue, lorsque les titres de la presse néo-conservatrice ontconcentré leurs tirs sur les « Munichois » ou les « alliés deSaddam ». La page éditoriale du Washington Post a étéparticulièrement insistante. Robert Kagan, George Will,Charles Krauthammer s’y sont succédé pour ridiculiser lesprétentions de Paris d’offrir une alternative à Washingtonou pour dénoncer ses liens impies avec Saddam. Un deschroniqueurs les plus célèbres et généralement les pluspondérés du New York Times, Thomas Friedman, s’est luiaussi laissé emporter par la vague anti-française6. Quantau Weekly Standard, propriété de Rupert Murdoch, il a

même réécrit la Marseillaise : « Allons enfants de la Patrie,rendons-nous encore détestés ! Nous approchons chaquetyrannie avec la même servilité »

Cette campagne anti-européenne et surtout anti-françaisea entravé une véritable discussion des raisons de la guer-re. Elle a fonctionné comme un étouffoir du pluralisme et dela liberté d’opinion. En s’attaquant à la France, les com-mentateurs conservateurs visaient aussi ceux qui, aux Etats-Unis —et ils étaient assez nombreux— mettaient en doutela logique de guerre. Comme le veut un dicton américain,« le patriotisme est le dernier refuge des scélérats » et unepartie bruyante des columnists les plus influents s’y estengouffrée sans vergogne.

Toutefois, cette cabale avait commencé bien avant lesdébats sur la guerre en Irak. Depuis de longues années, letorchon brûle entre une partie des prescripteurs d’opinionaméricains et la « vieille Europe ». Sur de nombreux dos-siers internationaux, du traité de Kyoto aux OGM, de laCour pénale internationale au traité sur les mines anti-per-sonnel, le fossé atlantique s’est creusé. Cette croissanteincompréhension s’est emballée avec la deuxième Intifadalorsque les médias américains, très proches généralementdes thèses israéliennes, ont accusé plusieurs pays euro-péens, en premier lieu la France, de sombrer dans l’anti-sémitisme. « L’Europe est de nouveau malade, écrivait Mor-timer Zuckerman, l’éditeur de l’hebdomadaire U.S. Newsand World Report. La mémoire de six millions de juifs assas-sinés ne semble plus la prémunir contre le virus de l’anti-sémitisme »7. L’augmentation des attaques contre les juifseuropéens ont été très souvent attribuées aux critiques por-tées en Europe contre le premier ministre Ariel Sharon et àl’appui exprimé à la cause palestinienne. « Le fossé quisépare les Européens des Américains sur la question israé-lo-palestinienne, écrivait Tony Judt, dans la New YorkReview of Books, représente l’obstacle le plus important à lacompréhension transatlantique. 72% des Européens contre40% d’Américains sont en faveur d’un État palestinien »8.

Une multipolarité médiatique

Ce “nombrilisme américain” détonne car il est allé àcontre-courant de la diversité des regards et des points devue qui a été l’un des aspects novateurs de la couverturejournalistique internationale de la guerre. « Les médiassont américains »9, s’était exclamé en 1977 Jeremy Tuns-tall, professeur de sociologie à la City University deLondres, dans un brillant essai sur l’américanisation média-tique du monde ; les médias étaient restés largement amé-ricains lors de la première guerre du Golfe, lorsque CNNmonopolisait les images et que l’ensemble de la grandepresse européenne suivait servilement l’extraordinairemachine de “mésinformation” du Pentagone10 ; ils le furentbeaucoup moins lors de la guerre d’Irak. Paradoxalement

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en effet, au moment où les États-Unis font figure de seulehyper-puissance et que de nombreux observateurs s’in-quiètent d’un monde unipolaire et d’une politique unilaté-rale voire impériale de la part de Washington, l’universmédiatique mondial s’est fortement pluralisé. L’illustrationla plus évidente et la plus commentée de cette diversifica-tion a été l’apparition des chaînes satellitaires arabes, et enpremier lieu Al-Jazira, qui a détrôné CNN et qui, surtout,a diffusé dans le monde arabo-musulman une vision trèsdifférente de la guerre américaine en Irak.

Plus fondamentalement encore, l’étude de la couverturemédiatique des grands événements qui ont jalonné cesdeux dernières années démontre que les médias non amé-ricains ont conquis un espace d’autonomie dans la couver-ture et l’interprétation du monde. Cette évolution apparaîttrès nettement dans les médias du Sud où le décodage del’information rompt très souvent avec le point de vue amé-ricain en introduisant un regard critique, voire hostile auxthèses venues de Washington11. Elle est tout aussi visibledans la manière dont la presse européenne, influencée parles positions française, allemande ou belge et attentive auxforts sentiments anti-guerre de leurs opinions, a traité leconflit. Les États-Unis et le reste du monde n’ont dès lorspas vu la même guerre.

Si la plus grande partie de la presse américaine a négligéou brocardé cette diversité, une partie de l’opinion a cher-ché à y être exposée. Aux États-Unis, un nombre croissantd’auditeurs, de téléspectateurs et d’internautes se sontreportés sur les médias internationaux pour obtenir unevision moins manichéenne, moins chauvine ou conformistedu conflit. Le phénomène avait déjà été observé lors desattentats du 11 septembre lorsque des masses d’Améri-cains, incapables de se connecter sur des sites d’informa-tion surchargés, s’étaient tournés vers la BBC12. Il s’étaitrépété lors de la guerre d’Afghanistan lorsque les critiquesmédias du Wall Street Journal et du New York Timesavaient conseillé à leurs lecteurs de quitter CNN pourregarder BBC World. La guerre d’Irak a confirmé cette ten-dance d’une partie du public américain de chercher sesinformations outre-Atlantique.

Sous influence

Contrairement à ce que l’on entend souvent en Europe, lascène politique américaine est dominée par un réel débatintellectuel. Derrière le marketing politique et le spectaclede présidents ignorants des choses les plus élémentaires dumonde, la bataille fait rage entre les centres d’étudesconservateurs et libéraux au sein desquels se forgent lesconcepts et les stratégies qui, demain, détermineront lapolitique américaine13. C’est dans ces think tanks souventinstallés à la lisière de la Maison Blanche que se côtoientles chercheurs universitaires, les stratèges du Pentagone,

les dirigeants des grands entreprises et les chroniqueursdes grands médias.

Sur la guerre d’Irak, le cadre de référence de la presseaméricaine a été en grande partie déterminé par les “der-niers venus” au sein de l’Establishment de politique étran-gère, les néo-conservateurs. Naguère encore considéréscomme des polémistes de basse plume, voire des extré-mistes, les néo-conservateurs sont aujourd’hui au cœur dupouvoir d’État. Et après des mois de controverses reflétantles divisions au sein des milieux dirigeants américains, ilsl’ont clairement emporté sur leurs rivaux qui contestaient lebien-fondé d’une intervention en Irak ou s’en méfiaient.

Leur longue marche au sein des institutions a commencédans les années 60, juste après la défaite du candidat répu-blicain Barry Goldwater face à Lyndon Johnson. Rompantavec les vieilleries d’une extrême droite américaine volon-tiers isolationniste et antisémite, cette nouvelle génération,qualifiée de « contre-establishment »14, a remis en cause laplupart des piliers philosophiques du consensus américain.Un nombre important de ses membres, à l’image de Nor-man Podhoretz et d’Irving Kristol, sortaient des milieux degauche anti-staliniens et de la communauté juive.

Au cours des dix dernières années, ces derniers et surtoutleurs héritiers, ont peu à peu conquis des positions-clés ausein des médias les plus influents. Appuyés par de richesfondations et entreprises, comme Scaife Mellon ou la bras-serie Coors, incrustés dans de puissants centres d’étudescomme l’American Enterprise Institute, boostés par de nou-velles “firmes idéologiques”, comme le Project for the NewAmerican Century, ils ont pu constituer au fil des années unréseau de plus en plus dense qui maille l’univers média-tique américain et international15.Ce réseau conservateurcomprend le Washington Times, lié à la secte Moon etproche du Pentagone et de la CIA, la page éditoriale duWall Street Journal, le quotidien populaire The New YorkPost et The Weekly Standard de Rupert Murdoch, le toutnouveau quotidien The New York Sun du magnat canadienColin Black, The American Spectator, The National Reviewet la revue de réflexion Commentary.

Les pages éditoriales de grands journaux traditionnelle-ment libéraux se sont elles aussi peuplées de chroniqueursconservateurs, comme George Will à Newsweek, WilliamSafire au New York Times, Charles Krauthammer auWashington Post ou encore Andrew Sullivan au NewRepublic, une brillante revue historiquement “libérale” qui,sur le conflit israélo-palestinien, s’est clairement rangéedans le camp de « Sharon right or wrong ». La nouvelledroite américaine a réussi en effet à mener une campagneefficace contre les « médias libéraux »16 qui se sont retrou-vés sur la défensive, accusés, sur un mode rappelant lachasse aux sorcières maccarthyste, de prises de positionanti-américaines, élitistes et antisémites. L’offensive a été

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menée sur de multiples fronts : à partir d’un réseau decentres de veille médiatique, comme AIM (Accuracy inMedia), dépiautant les médias “libéraux” pour mieuxdémontrer leurs parti pris ; à partir aussi des talk showsradiophoniques ultra-conservateurs, comme celui de RushLimbaugh, le brailleur populiste le plus célèbre et le plussuivi de la droite américaine.

Cette nouvelle droite est aussi très présente sur les plateauxde télévision qui, ces dernières années, pour des raisons decoûts et d’audimat, ont multiplié les émissions de débats-pugilats où le simplisme rivalise avec l’agressivité. Fox News,la chaîne d’information en continu de Rupert Murdoch, a,sans complexe, fondé son succès sur le chauvinisme vulgai-re et les idées courtes du néo-conservatisme américain.

Une certaine idée de l’Amérique

Le cœur du néo-conservatisme bat au numéro 1750 de la17e rue. C’est dans cet immeuble que siège l’AmericanEnterprise Institute (AEI), le think tank qui exerce la plusgrande influence sur l’administration Bush et, indirecte-ment, sur une bonne partie de la presse américaine. C’estlà qu’ont officié ou que se sont formés la plupart des per-sonnages clés de l’entourage présidentiel. Richard Perle,surnommé le « prince des ténèbres », jusqu’il y a peu pré-sident du Defense Policy Board du Pentagone et partisand’une politique unilatérale de puissance, le vice-présidentDick Cheney, le ministre de la Défense Donald Rumsfeld ouencore Joshua Muravchik et Michael Ledeen.

Dirigé par Gary Schmitt, qui, sous Reagan, travailla à lacommission présidentielle sur le renseignement, hébergédans l’immeuble de l’American Enterpise Institute, le Projectfor The New American Century (PNAC) a consacré le suc-cès de cette génération. Il rassemble les théoriciens d’unNouvel Empire Américain avec, en première ligne, BillKristol, directeur du Weekly Standard (et fils d’Irving Kris-tol) et Paul Wolfowitz, actuel sous-secrétaire à la Défense,ancien doyen de la Paul H. Nitze School of AdvancedInternational Studies de l’Université John Hopkins, et auteuren 1992 déjà d’un Defence Planning Guidance prônant lacréation d’un Empire américain.

Se réclamant de la fameuse phrase de Thomas Paine, pro-noncée à l’aube de la révolution américaine, « Nous avonsle pouvoir de réinventer le monde », ces néo-conservateurssont en fait des révolutionnaires. Méprisant l’école réalisteà la Nixon et Kissinger, trop soucieuse à leurs yeux de lapréservation des grands équilibres géopolitiques, ils plai-dent pour un messianisme absolu visant à exporter leuridée du modèle américain et à l’imposer s’il le faut à lapointe des baïonnettes. Si, à droite, les néo-conservateursont réussi à ravir le pouvoir aux réalistes favorables à unegestion prudente et metternichienne des intérêts améri-

cains, ils ont confondu, à gauche, les cercles “libéraux” etinternationalistes en reprenant à leur compte les grandsdesseins wilsoniens17 d’exportation de la démocratie.

La publication de La puissance et la faiblesse18, l’essai deRobert Kagan, politologue au Carnegie Endowment forInternational Peace, a illustré une dimension décisive de lastratégie de la droite américaine dans la bataille des idées.Au royaume du soundbite (la « petite phrase »), ce sont deslivres, paradoxalement, qui animent la scène politique. Àl’exemple des longs reportages de Robert Kaplan, talen-tueux chroniqueur du nouveau chaos mondial et théoriciensubliminal de la recolonisation sous la bannière étoilée19,des essais de Samuel Huntington sur le Choc des Civilisa-tions ou de Francis Fukuyama et sa Fin de l’Histoire. Ceslivres, qui bénéficient d’une promotion massive et très pro-fessionnelle, déterminent les prises de position des grandschroniqueurs et les références réflexes des journalistes. Ilscadrent le débat et fixent les limites du discours acceptable20.

Aux Etats-Unis comme en Europe, Robert Kagan a été lastar du divorce transatlantique car sa thèse, couchée entermes presque humoristiques (« Les Américains sont deMars et les Européens sont de Vénus »), a offert un déco-deur convivial à des journalistes que la fin du manichéismede la guerre froide avait rendus orphelins. Mais sa thèse amême séduit des adeptes de la pensée complexe : ainsi,parmi les personnes convaincues par l’argument de RobertKagan, on retrouve Thomas Friedman, l’un des plusinfluents chroniqueurs américains et prix Pulitzer 2002.« Plus on est confronté à cette réalité, plus on apprécie lajustesse des propos de l’historien Robert Kagan, écrivait-il.Car il existe désormais une faille structurelle entre l’Amé-rique et l’Europe, en raison du gouffre qui les sépare entermes de puissance… Ce que je trouve insupportable,c’est que l’Europe déguise en supériorité morale son cynis-me et son sentiment d’insécurité ».

Made in USA

Ce débat est important au sein des Etats-Unis, mais il l’estaussi pour le reste du monde car, bien plus que des infor-mations, l’Amérique exporte des idées et des cadres d’in-terprétation du monde. Que ce soit dans le domaine de lathéorie économique, comme l’a démontré l’offensive ultra-libérale à partir des années Reagan, ou celui de la géopo-litique, comme l’exprime le succès de la cosmovision néo-conservatrice dans les cercles atlantistes européens. Lesdiverses écoles de pensée américaines disposent en effet, àl’étranger, de relais précieux dans les pages éditoriales desgrands médias et dans les revues d’opinion les plusinfluentes. L’article de Robert Kagan a ainsi été publié enune du Monde et a fait l’ouverture du trimestriel néo-conservateur français Commentaire et du mensuel britan-nique de centre-gauche Prospect. Il a été mentionné ou

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commenté dans des centaines de publications. Et approuvépar les plumes les plus fameuses, comme Joseph Joffe del’hebdomadaire Die Zeit ou William Shawcross dans TheSpectator. Sa thèse sur la faiblesse européenne et sur lanécessité impériale de la puissance américaine a ainsiservi de toile de fond au différend entre Paris et Washing-toN. Et elle a tellement convaincu certains dirigeants poli-tiques européens qu’ils en viennent à prôner aujourd’huiune politique de puissance et le renforcement des capaci-tés militaires autonomes européennes.

Cette fois-ci, toutefois, l’influence de ces gourous améri-cains a nettement moins bien fonctionné à l’égard de lapresse européenne, reflétant la multipolarité médiatiquecitée précédemment. Brusquement, en effet, en Francecomme en Allemagne, les partisans de la position améri-caine se sont retrouvés en porte-à-faux avec l’opinion, lescentres d’études de politique étrangère et le pouvoir.Contrairement à la guerre du Kosovo et à la premièreguerre du Golfe, le front des tenants du droit d’ingérencehumanitaire ou démocratique s’est rompu. Dans le concertdes faiseurs d’opinions, Pascal Bruckner ou André Glucks-man ont été cette fois des voix minoritaires et dissonantes.Aussi minoritaires en Europe que ne l’ont été, aux États-Unis, les médias libéraux opposés à la guerre, comme leNew York Times ou la New York Review of Books.

1 L. MILLER, « America the ignorant », Salon.com, 27 septembre 2001.2 Cl. MOISY, The Foreign News Flow in the Information Age, The Joan Sho-

renstein Center for Press and Politics, Harvard University, Discussion PaperD-23, novembre 1996.

3 Gr. MITCHELL, America’s Journalists Debate Pending War, Editor&Publisher,29 janvier 2003.

4 FAIR, « Fox Hunting Trumps Peace Activism at Washington Post & NewYork Times », 30 septembre 2002.

5 « The Unseen War », The New York Review of Books, 29 mai 2003.6 Thomas L. FRIEDMAN, « Vote France off the island », The New York Times,

9 février 2003.7 Cité dans R. LAMBERT, Misunderstanding Each Other, Foreign Affairs,

mars/avril 2003, p. 63.8 T. JUDT, « The Way We Live Now », The New York Review of Books, 27

mars 2003.9 J. TUNSTALL, The Media are American, Constable, Londres, 1977.10 Reporters sans frontières, Les Mensonges de la Guerre du Golfe, Paris,

1991.11 Lire à ce sujet les deux études de l’Institut Panos Paris (IPP) sur l’après 11

septembre, dont « Les attentats du 11 septembre et leurs suites : regardsdu Sud, analyse de la presse du monde arabe et de l’Afrique centrale »,avril 2002, Paris (sous la direction d’O. LAMLOUM et J.-P. MARTHOZ).

12 B. ZELIZER and S. ALLAN (Ed.), Journalism after September 11, Routledge,Londres, 2002.

13 Lire à ce sujet P. HASSNER et J. VAÏSSE, Washington et le monde, dilemmesd’une superpuissance, CERI/Autrement, Paris, 2003.

14 S. BLUMENTHAL, The Rise of the Counter Establishment, Harper & Row, NewYork, 1988.

15 M. AGUIRRE, Ph. BENNIS, La ideologia neoimperial, Ediciones Icaria, Barce-lone, 2003.

16 E. ALTERMAN, What Liberal Media ? The Truth About Bias and the News,Basic, 2003.

17 Woodrow WILSON, président américain, initiateur de la Société desNations et partisan de l’extension au monde entier du modèle démocra-tique occidental.

18 Ed. Plon, Paris, 2003.19 R. KAPLAN, The Coming Anarchy. Shattering the Dreams of the Post-Cold

War, Random House, New York, 2000 ; The Ends of The Earth. A Journeyat the Dawn of the 21st Century, Random House, New York, 1996.

20 « The charge of the think-tanks », The Economist, 15 février 2003, p.49.

Sommaires des numéros parus

N° 16 – LA SENSATION

N°17 – COMMÉMORATION ET TÉLÉVISION

N°18/19 – L’ANNÉE 1999

N°20 – LA PRESSE DE QUALITÉ

N°21 - LE DISCOURS POLITIQUE

N°22/23 - L’ANNÉE 2000

N°24 - ACCÈS À L’INFORMATION

N°25 - LA NOUVELLE GUERRE MÉDIATIQUE

N°26/27 - L’ANNÉE 2001

N°28 - L’INFORMATION ÉCONOMIQUEET FINANCIÈRE

N°29 - LES UNIVERS SONORES RADIOPHONIQUES

N°30/31 - LES ENJEUX DU JOURNALISME :MONDIALISATION ET NOUVELLES TECHNOLOGIES

N°32 - IRAK - ÉTATS-UNIS

HORS SÉRIE

N°7 - LES ARCHIVES DE LA TÉLÉVISION

A PARAÎTRE en 2004

N°33 - LES DÉBUTS DE LA TÉLÉVISION BELGE

N°34 - LA PRESSE ENFANTINE

Prix au numéro :

Le numéro « simple » : 6 euros + frais de port (1,25 euros)Le numéro « double » : 10 euros + frais de port (1,25 euros)

Condition d’abonnement pour deux ans:

Pour la Belgique : 4 numéros : 25 euros

Pour tous les pays hors Belgique : 4 numéros : 35 euros

Modes de paiement :

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MÉDIATIQUES

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L’enjeu de la couverture médiatique du conflit entre l’Irak etles USA ne réside pas tant dans le soutien ou l’opposition àune intervention armée ou encore dans ses modalités. Ce quisous-tend les écritures médiatiques, c’est le marquage defrontières, la constitution de groupes d’appartenance, brefl’affirmation d’identités collectives1. En effet, lorsque les USAlancent aux autres acteurs internationaux « avec ou contrenous », ils leur intiment non seulement l’ordre de choisir uncamp, mais ils imposent aussi une grille de lecture bipolairedu monde qui oppose, et non pas seulement distingue, un« nous » des « autres ». Aussi l’injonction « avec ou contrenous » est, avant même d’être une logique de guerre, unelogique identitaire. Deux communautés d’appartenance sefont face. Rappelons ici que, dans la rhétorique américaine2,cette confrontation s’appuie sur une confusion des caracté-ristiques de type moraliste et des appartenances culturelles :« nous, défenseurs de la démocratie, combattants contre leterrorisme contre vous, tyrans et terroristes ». Néanmoins, lecontenu de ce dualisme ne provoque pas seul la dynamiqueidentitaire. Celle-ci vient plutôt de l’opposition et de la réduc-tion des acteurs à deux camps.

Dynamique identitaire ?

En synthèse des études de ce dossier, il est pertinent de sai-sir d’abord si la logique identitaire, proposée par les USA, aété adoptée par chacun des médias étudiés, et ensuite decerner comment elle l’a été ou non, c'est-à-dire de se deman-der à partir de quelles frontières chaque communauté ima-ginée a été construite. Soulignons que nous avons extrait leprocessus identitaire majoritaire dominant chaque cas natio-nal, afin de nous placer dans une perspective comparative.

Qu’entendons-nous par dynamique identitaire ? Notre pro-jet initial était de cerner la représentation des USA et cellede la communauté à laquelle le journal dit appartenir, pourcomprendre comment celles-ci s’articulent l’une par rap-port à l’autre. Or, au vu des analyses menées, il est appa-

ru que ces images étaient loin d’être fixées. Il est clair quela prise de position des différents acteurs par rapport à lalogique américaine ne passait pas directement par cesimages, mais qu’elle se faisait ailleurs. Le processus identi-taire dans le discours médiatique se décèle en fait dans lechoix des termes du débat sur l’événement et dans la façonde se positionner par rapport à cet événement.

Plus précisément, deux manières de prendre position, pourchaque journal face au conflit, semblent émerger. Soit lejournal prend position plutôt en fonction de l’identité desacteurs principaux du conflit (les USA, l’Irak, Bush, Sad-dam), c’est-à-dire en fonction de la relation du groupeauquel il croit appartenir avec ces acteurs. Soit le journalse positionne plutôt en fonction de la question du bien-fondé de la guerre, c’est-à-dire en fonction des raisonsd’une guerre qu’il reconnaît légitime ou non. À travers cetteopinion (pour ou contre la guerre, ni l’un ni l’autre, solida-rité avec les USA, etc.), le journal se place dans une cer-taine communauté d’appartenance. Cette communautéd’appartenance est une communauté imaginée.

Au plan méthodologique, il est donc pertinent de repérer lafaçon dont le média s’est positionné face à la rhétoriqueaméricaine, puis d’observer dans quelle mesure cette com-munauté imaginée correspondait à un des deux campsdéfinis par les USA, ou si elle se définissait en dehors de lalogique américaine. Surtout, afin de ne pas en rester audescriptif, il est apparu essentiel de cerner quel type defrontières joue dans la constitution de cette communautéd’appartenance, pour chaque média.

Plus précisément, Smith3 distingue quatre formes de fron-tières. Chacune d’elles sépare des membres, des insiders,d’une communauté de non-membres, des outsiders.1. Les frontières géopolitiques, telle la ligne de séparationentre les pays communistes et les pays du monde « libre »durant la guerre froide ;2. les frontières institutionnelles font référence à une com-

LES USA, CET OUTSIDERGAËLLE RONY

La guerre contre l’Irak est inéluctable. C’est le point commun qui ressort des articles traitantdes USA sur la période novembre 2002-février 2003, au-delà des clivages éditoriaux, politiqueset nationaux. Aucun quotidien étudié n’a donc vraiment cherché à briser l’élan guerrier desUSA. Dans cette perspective, tout s’est passé selon la volonté de ces derniers.

D O S S I E R

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munauté de lois et à un certain modèle d’État nation ;3. les frontières culturelles sont déterminées à partir de laculture et des valeurs politiques qui fonctionnent commedes critères de reconnaissance à l’intérieur de l’espace dela communauté ;4. les frontières transactionnelles qui évoluent selon l’inten-sité des échanges des biens, des services, des personnes etdes capitaux, ce qui peut être apparenté à une certaineproximité géographique ou autre.

Saisir le poids de chacune de ces frontières dans la forma-tion de la communauté d’appartenance construite parchaque discours a permis de définir trois classes degroupes d’appartenance. Deux formes de frontières domi-nent l’ensemble des articles : les frontières géopolitiquesd’une part et les frontières culturelles d’autre part. On peutdonc dire que les communautés imaginées se sontconstruites selon deux grilles de lecture du monde dis-tinctes : l’une qu’on pourrait qualifier de politique et l’autredite culturelle4. Nous reviendrons sur cette dernière, car sasignification varie selon les médias. Remarquons qued’autres types de frontières discursives auraient pu êtrechoisies et, sans doute, révéler aussi des groupes d’appar-tenance. La prise de position des médias par rapport àcelle de leur gouvernement aurait été intéressante à étu-dier : les médias américains, par exemple, collent plus à laligne de la Maison-Blanche, comme si une opposition ris-quait de remettre en cause leur appartenance et leur fidé-lité à leur groupe. Les médias belges, eux, n’hésitent pas àcritiquer la position de leurs dirigeants politiques, peut-êtreparce que la construction de leur communauté imaginée sefait sans une référence à elle-même.

Plus ou moins adhérent

Trois communautés, en dehors de celle formée par les USA,émergent dans les discours médiatiques analysés. L’ordrede présentation va des groupes qui adhèrent le plus à lalogique d’appartenance des USA « avec ou contre nous »,à ceux qui s’en éloignent le plus. Notons déjà qu’une posi-tion d’éloignement n’est pas nécessairement synonymed’une opposition aux USA.

La première sorte de communauté d’appartenance com-prend le Royaume-Uni et Israël. En effet, leurs discoursmédiatiques sur les événements du Golfe se sont structurésen fonction de l’identité d’un acteur principal, les USA. Israëlest représenté dans certains médias par une quasi-fusionavec les USA : le soutien au camp américain est provoquépar la similitude entre le juif errant et l’État américain, aban-donné de ses traditionnels alliés. La frontière géopolitiquejoue aussi puisque les USA sont considérés comme les pro-tecteurs de la population et des territoires d’Israël. Mais cedernier type de frontière ne fédère pas totalement le groupe.Certains médias débattent en effet des conséquences de la

guerre et avancent que celles-ci pourraient être nuisibles àIsraël. C’est donc la logique culturelle qui domine, une cul-ture qu’on pourrait dire d’expérience affective collective. Il ya ici complète adhésion entre le découpage du monde pro-posé par les USA, et celui d’Israël.

Le Royaume-Uni est également fort proche de la dyna-mique identitaire américaine. En général, aucun média neremet en cause le principe même de la guerre. Dès lors, lesseules questions possibles concernent les modalités de laguerre (avec ou sans l’ONU, etc.), et surtout le choix d’uncamp. Or, entrer dans la logique de choisir un camp, c’estdéjà se placer en fonction de la frontière énoncée par lesUSA. On peut supposer que la frontière culturelle, la recon-naissance du monde anglo-saxon, a fort influencé laconstruction de la communauté d’appartenance par le dis-cours médiatique anglais.

Le second type de groupe d’appartenance qui ressort desanalyses est constitué par l’exemple de la France, du Chili,et du groupe panarabe construit par la chaîne Al-Jazira.Ces médias se caractérisent par un certain détachementface à la logique bipolaire américaine, sans pour autants’en défaire. En effet, ces médias semblent prendre positionpar rapport à la question de la légitimité d’une possibleguerre. Ceci est la première marque d’un éloignementpuisque le premier groupe, lui, se positionnait en fonctionde l’identité des USA. De plus, les critères d’appartenanceaux communautés présentés dans ces discours relèventmoins d’une logique culturelle essentialiste que d’unelogique géopolitique. Le groupe auquel Al-Jazira penseappartenir est défini par l’adjectif “arabe”, c’est-à-dire parl’utilisation d’une langue commune et par une consciencecommune. Mais ce qui le cimente semble aussi la remise encause d’un certain ordre politique, qui va des régimesarabes autoritaires à la politique impérialiste des USA.

La frontière de type géopolitique joue nettement dans lediscours médiatique français : sa qualité de membre del’ONU et de l’OTAN est mise en avant. Cette communautéimaginée se revendiquent de ceux qui s’opposent à laguerre au nom des principes du droit international. La fron-tière de type culturel (« nous, appartenant au monde de lapaix, de la démocratie ») agit donc en filigrane. On retrou-ve ceci dans les discours médiatiques chiliens où “la voca-tion occidentale” du Chili correspond au camp de la paix.Néanmoins, ce groupe des “anti-guerre” est encore définieselon la logique « avec ou contre nous » des USA. En effet,être “anti”, c’est encore être dans une grille de lecture bipo-laire qui trace une ligne de front entre deux camps. Se défi-nir contre la guerre, et donc contre ceux qui veulent lamener, c’est faire ici fonctionner la logique qu’on dit com-battre. Ainsi en est-il du Chili : au moment où le grouped’appartenance ne peut soutenir la guerre, à moins d’yperdre son identité, il diffuse une image négative des USA(Goliath ou Oncle Caïman).

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En comparaison, la Belgique et le Burkina Faso sortent decette fausse alternative identitaire « avec ou contre nous ».Mais ils le font différemment et pas pour les mêmes raisons.Le discours médiatique belge définit une communauté d’ap-partenance par rapport à la question des raisons de la guer-re. Cette communauté est délimitée par des frontières detype culturel : ce sont les valeurs politiques, au sens large,qui en unissent les membres, telles que la paix, le respect dudroit. Ce qui est remarquable, c’est que ni dans les discoursmédiatiques belges, ni burkinabè, les identités des USA etde l’Irak ne sont pas des critères pour construire cette com-munauté. La Belgique et le Burkina sont de ceux qui sontcontre la guerre sans être pour autant contre les USA.

Le clash des civilisations

Les USA ont finalement échoué à imposer leur ordre rhéto-rique et à faire de leur frontière “culturelle” (le clash descivilisations) la référence dans la constitution de commu-nautés d’appartenance. Cette frontière encercle des insi-ders, des croisés pour la démocratie et la liberté, prêts àtout, y compris la violence, pour imposer ces valeurs à desoutsiders. Cette grille de lecture du monde et des autres n’apas tout à fait pris dans les mentalités, en tous cas au vudes discours médiatiques dominants.

Rappelons quelques-uns uns des signes de cet échec :d’abord, le camp “occidental” n’a pas pris consistanceautour des USA. Contrairement à 1991 lorsque les payseuropéens avaient suivi les USA, le réflexe des alliancesgéopolitiques semble avoir été mis à mal. Ni l’appartenanceà l’OTAN, ni l’invocation d’une solidarité tissée par deuxguerres mondiales n’ont pu enclencher ce mécanisme.

Ensuite, il n’y a pas eu identification entre une cause et unacteur. Ainsi, la rhétorique des USA qui visait à assimiler lesUSA au camp des droits de l’homme, de la lutte contre le ter-rorisme aux USA, n’a pas eu l’effet escompté. Le camp amé-ricain brandit ces valeurs comme on brandit des armes ouun drapeau. En quelque sorte, il se les approprie, en faitpresque les signes distinctifs de son groupe, de sa commu-nauté. Les outsiders sont alors stigmatisés comme ceux quine croient pas à ces valeurs, voire qui sont une menace pourelles, en l’occurrence l’Irak5. L’attitude la plus emblématiquede cet échec est celle de la Belgique qui, précisément aunom du droit, refuse de s’allier aux USA comme à l’Irak.

Ceci nous amène à la dernière raison pour laquelle on peutdire que la volonté américaine de construire deux commu-nautés ennemies n’a pas pris. Les pays historiquement alliésdes USA ou les pays plus vulnérables à leur pouvoir, commele Chili, ont ici pris leur distance. Leurs sources et traitementsde l’information tendent à se diversifier. Alors que jus-qu’alors ils constituaient leur référence principale. Ainsi,plus le monde “craque”, plus les médias américains sem-

blent au contraire se crisper sur leur position identitaire,vouloir annuler le reste du monde, comme pour l’effacer.

Ceci est visible dans la manière dont les médias ont parlédu conflit du Golfe. Les médias américains, en général, sesont enfermés dans un autisme, montrant par là mêmequ’ils ne voulaient pas communiquer avec le reste dumonde. Leur groupe d’appartenance était un groupe cen-tré sur lui-même, fermé à toute différenciation. Au contrai-re, certains médias des Suds6, qui auparavant tendaient àreprendre tel quel le dire des USA, se sont ouverts àd’autres voix d’information et ont exprimé une positionpropre. Comme le dit Bernardo Amigo, « ...la représenta-tion de l’Oncle Sam comme le gendarme du monde, agres-sif, oppresseur et colonialiste, quand elle est médiatisée etracontée par la presse de gauche ne consitue pas une nou-veauté. Ce qui est surprenant, c’est quand ce stéréotypetend à être répété dans des espaces médiatiques d’origineidéologique opposée ». Cette ouverture s’est accompagnéed’un ton relativement modéré, là où on aurait pu s’attendreà un ton pamphlétaire ou polémique. Par exemple, la chaî-ne Al-Jazira a traité de l’avant-guerre en multipliant lespoints de vue présents dans le monde arabe.

On se retrouve donc dans une situation inverse à celleénoncée par les USA. En lançant l’injonction « avec oucontre nous », ils se plaçaient de facto comme le pivotautour duquel les différentes communautés d’appartenan-ce allaient s’organiser. Les différents discours médiatiquesles placent au contraire en périphérie. Autrement dit, ceuxqui ne se placent pas dans le camp des USA ne se consi-dèrent pas en marge de la communauté de référence. Aucontraire, les discours médiatiques font des USA cette alté-rité contre laquelle des communautés d’appartenance seconstruisent. Cette impossibilité d’articuler des identitéslocales à une autre, plus globale, voire de soumettre lespremières à la seconde, accrédite l’idée d’un affaiblisse-ment d’un pouvoir politique et symbolique. Des motsd’ordre s’effritent et un empire tombe.

1 S.N. Eisenstadt et B. Giesen rappellent quelques principes généraux de laconstitution d’une identité collective : elle est socialement construite et pro-duite par la construction sociale de frontières. « The construction of col-lective identity », Archives européennes sociologiques, XXXVI, 1995, pp.72-102. Notons que ces identités ne sont pas en compétition avec les iden-tités nationales. Elles peuvent en être distinctes ou s’y assimiler. Elles relè-vent en fait d’un autre ordre car construites à partir de frontières plusflexibles et poreuses.

2 Nous appelons “rhétorique américaine” le discours officiel américain.3 SMITH cité par L. FRIIS, A. MURPHY, « The European Union and Central and

Eastern Europe : governance and boundaries », in Journal Common Mar-ket Studies, juin 1999,vol. 37, n° 2, 211-232, p. 216.

4 Nous entendons ici le terme “culture”, éminement idéologique, non pascomme un résumé de traits caractéristiques, figés d’un groupe, mais dansles sens que ce sont plus des valeurs, des principes dans lesquels le grou-pe se reconnaît. La logique idéologique est plus politique, faite d’intérêts,de calculs stratégiques ou d’alliances politiques.

5 Nous rejoignons ici l’analyse faite par S. Bessis de la politique des droits del’homme menée par les États occidentaux : « ...la défense à géométrievariable des principes dessine la ligne de démarcation séparant le même del’autre. On peut, en la suivant, tracer une sorte de portrait-robot des peuplesou des individus dignes de faire partie de cet universel circonscrit ». S. BES-SIS, L’Occident et les autres, P., La découverte/Poche & Syros, 2001, p. 243.

6 L’expression “les Suds” est plus pertinente car “le Sud est désormais compo-sé d’éléments disparates que personne ne songerait plus à placer dans lemême groupe. “, S. BESSIS, op. cit., p. 119.

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La guerre du Golfe de 1991 fut analysée par beaucoup despécialistes comme la première guerre médiatisée endirect, mais sous le contrôle strict de l’armée américaine.Dès lors, les journalistes, à l’époque, privilégièrent le récitdes événements, en mettant en avant cette immédiateté dela couverture, sans trop insister sur les conditions dans les-quelles ils opéraient. Cela les aurait en effet obligés à sou-ligner leur manque d’indépendance par rapport à leurssources, les limites déontologiques dans lesquelles ils exer-caient, les contraintes et restrictions d’accès à l’information.Depuis lors, et dans d’autres occasions, la profession a tiréles leçons de ce travail opéré en situation de conflit, l’ame-nant à gérer deux nouveaux paramètres parfois contradic-toires : la nécessité de fournir de l’information en direct eten continu, et la négociation pour l’accès au terrain face àdes militaires qui ont préparé une stratégie de communica-tion très élaborée, maîtrisée et cadenassée.

Cette fois, ces deux logiques concurrentes vont s’afficherdans les médias, dans une tension parfois paradoxale. Lorsde cette deuxième guerre d’Irak, les journalistes vont exhiberles règles du jeu, en explicitant les conditions dans lesquellesils opèrent, en faisant du traitement de l’information uneinformation en soi. Mais en même temps, cette guerreannoncée et médiatisée sera aussi l’occasion d’une auto-promotion par les médias, comme si cet événement étaitaussi un spectacle prometteur d’audiences et de recettespublicitaires. Dans la presse belge et française, parexemple, les radios RTL et Bel RTL ont occupé des pleinespages de publicité pour promouvoir leur future couverture

de la guerre annoncée. « Les instantanés RTL. L’informationprend l’antenne sur le champ. Dispositif spécial Irak. RTL »lit-on dans Le Figaro du 20 mars, sur une pleine page rougevif. Et dans une demi-page du Soir du 21 mars, cette annon-ce similaire : « Dès que le monde bouge, Bel RTL vous infor-me, et si l’actualité l’impose, Bel RTL modifie son program-me. À tout instant nos journalistes se mobilisent pour vousapporter l’information que vous attendez, pour répondreaux questions que vous vous posez et pour vous donner laparole. » Au même moment, les chaînes de télévision fran-çaise, mais surtout américaines, faisaient défiler des bandesde lancement de la couverture de la guerre, présentant sou-vent les visages des différents correspondants que leschaînes avaient envoyés aux quatre coins du monde.

L’exhibition du dispositif

Dès avant le début de la guerre, avant même qu’on nesache quand elle commencerait, le dispositif de couverturede l’information est exhibé, à des fins promotionnelles,mais aussi pour faire prendre conscience aux usagers desmédias des modalités concrètes de cette couverture, de sesrisques professionnels, de ses enjeux éthiques et déontolo-giques aussi. C’était sans doute d’autant plus nécessaireque la profession, à ce moment même, était de nouveausoumise à une suspicion généralisée, du moins dans lemonde francophone, avec les sorties successives d’ou-vrages sur les connivences entre journalistes et hommespolitiques (Bien entendu c’est off, de D. Carton), sur la

IRAK : UNE GUERREDE JOURNALISTES

MARC LITS

Une fois de plus, une guerre fut annoncée et programmée sous les yeux du public et desmédias. Dès lors, les journalistes eurent tout le temps de préparer leurs modalités de couver-ture et de réfléchir à la manière dont ils éviteraient les pièges dans lesquels ils étaient tombésauparavant. Résultat : les médias se trouvèrent au centre de leur propre dispositif, pour l’ex-pliquer au spectateur, rappeler les enjeux déontologiques du journalisme de guerre, afficher levisage de leurs correspondants, voire faire la promotion du spectacle.

G R A N D R É C I T

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médiocrité des écoles de formation (Les petits soldats dujournalisme, de F. Ruffin) et sur la gestion du Monde ainsique ses options rédactionnelles discutables (La face cachéedu Monde, de P. Péan et Ph. Cohen).

Le 18 mars, c’est-à-dire deux jours avant le début de laguerre, la RTBF choisit déjà de proposer des émissions sur letraitement médiatique de cette guerre à venir. Les invités del’interview politique de 7h45, sur la Première, ne sont pasdes acteurs du conflit, mais deux journalistes qui suiventl’événement sur place. En tout cas qui tentent de le suivre,puisqu’à la question « Quelle est l’ambiance sur place ? »,le journaliste a l’honnêteté de répondre : « Pour moi, je vaisvous dire franchement, c’est impossible de juger étant donnéque je me trouve à Koweit City et que les seuls Américainsauxquels j’ai réellement pu parler, sont les porte-parole ouencore des gens qui s’assurent du trafic routier ». Ce quil’amène d’ailleurs à préciser « il est grand temps de me faireincorporer ». Le journaliste en studio lui demande d’expli-quer ce terme, ce qu’il fait.« – Un journaliste incorporé est un journaliste qui passe toutson temps avec une unité, qui n’a pas son véhicule, quidevient si vous voulez un soldat de l’information au seind’une unité bien précise.– Mais avec la possibilité pour l’armée américaine decontrôler, de vérifier, éventuellement de censurer votre tra-vail ?– Oui, d’une certaine façon, en ce sens que tous ces jour-nalistes pourront utiliser leurs téléphones satellites, leurscaméras et leur matériel, non pas quand ils le veulent,quand les officiers américains leur diront : maintenant, vouspouvez filmer, maintenant, vous pouvez envoyer, etc., etc.Pour des raisons de sécurité bien sûr, ils seront obligés defaire ainsi. Quant au résultat, on verra si c’est bien ou pas ».

Tous les ingrédients d’un récit en gestation sont déjà là.Celui qui est interviewé n’est pas un acteur de l’événement,mais un journaliste, comme si c’était lui qui faisait l’événe-ment. Il décrit et met en avant ses conditions de travail, ilévoque les enjeux déontologiques d’une information souscontrôle, il avoue ses incertitudes et son manque d’infor-mation plutôt que de faire “comme si” et de raconter uneguerre qu’il ne voit qu’à distance. Le soir même, la RTBFreviendra sur cette couverture de la guerre puisque l’émis-sion d’analyse “Face à l’info” de 18h15 a invité plusieursexperts en analyse des médias pour commenter ce quesera ce traitement de l’information, alors que la guerre n’atoujours pas commencé.

L’un des traits les plus originaux de cette guerre, comparéeà la précédente guerre du Golfe ou à celle en ex-Yougo-slavie, réside sûrement dans cette exhibition du travail jour-nalistique. Il est assez naturel que des magazines qui por-tent un regard analytique sur les médias aient réalisé plu-sieurs papiers d’éclairage sur les conditions de la produc-tion de l’information en temps de guerre. Il n’est donc pas

surprenant que Télérama consacre sa couverture dun° 2776 (29 mars-4 avril) à « L’info embarquée. Guerre enIrak : la mobilisation mondiale des télés », développéedans un dossier de dix pages. Ce dossier soulève lesrisques de l’information en direct, les questions de crédibi-lité, le traitement par les télévisions du monde entier, le rôleparticulier des télévisions arabes. Il est normal aussi que lesupplément « Radio Télévision » du Monde propose le 22mars un dossier sur les correspondants en poste à Bagdad(« Bagdad, envoyés spéciaux »), le 29 mars un autre dos-sier sur la guerre des images (« Quelle réalité derrière lesimages de guerre ? »), et le 5 avril un dossier intitulé« Quel est le poids des télés arabes ? ».

Ces journaux remplissent là leur fonction de regard cri-tique, de méta-discours d’analyse du travail de leurs col-lègues. Mais dans ce conflit, ce qu’il est important de noter,c’est que l’ensemble de la presse généraliste aussi, écrite etaudiovisuelle, a voulu en permanence remplir deux fonc-tions : fournir de l’information en direct sur les événements,contextualiser et commenter les conditions du traitement deces informations dans le même mouvement.

Une analyse médiatique à chaud

Si l’on prend l’exemple des deux quotidiens belges de réfé-rence, Le Soir et La Libre Belgique, leur approche a étéreprésentative de cette option explicative durant les deuxpremières semaines de guerre, et dans les jours qui précé-dèrent. Bon nombre d’autres quotidiens européens, et c’estvrai également pour les radios et télévisions, ont participéà cette intégration de leurs journalistes dans le récit mêmede la guerre, les transformant en véritables protagonistesde la narration, au-delà du rôle d’anchorman qu’ilsjouaient auparavant pour faire participer les spectateursaux conflits représentés. Dans la période d’attente, plu-sieurs articles du Soir avaient déjà fait l’état des forcesjournalistiques en présence.

Ainsi, le 21 février, Alain Lallemand sous-titre son article« La perspective d’une guerre mobilise les rédactions. Bud-gets imposants, dispositifs d’urgence et nouveaux maté-riels. Compte à rebours », tandis que la correspondante duquotidien aux États-Unis titre, le 25, « Les médias en guer-re... d’audience ». Dès le19 mars, sous le titre « Au rallyede l’info, les “unilatéraux” et les “incorporés” », un jour-naliste explique longuement le dispositif d’incorporation,ce qui est complété le lendemain par la liste des corres-pondants belges encore en poste dans la région (sous letitre quelque peu autopromotionnel « Le Soir, seul médiabelge à Bagdad » !), et un « Petit lexique des temps deguerre » où sont démontés les termes ambigus comme« dommages collatéraux », « vertical envelopment » ou« embedding ». Le même jour, la rubrique « Télévision »accorde une demi-page à une interview croisée des res-

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ponsables de l’information télévisée des chaînes publiqueset privées sur les dispositifs mis en place, les leçons tiréesde la guerre du Golfe, les risques de censure, les lignesrédactionnelles fixées.

De la même manière, dès le 19 mars dans La Libre Bel-gique, Laurent Raphaël propose sous le titre « Les médiastributaires de l’armée » une analyse des conditions de tra-vail des journalistes embedded, qu’il fait suivre d’une pré-sentation du dispositif adopté par les deux chaînes de télé-vision belges. Un même type d’article revient aussi sur lamanière dont la télévision irakienne et les autres télévisionsarabes rendent compte de la guerre, ainsi que sur la cou-verture de la presse étrangère (« La presse mondiale rési-gnée à une guerre qu’elle condamne », le 22, ou « Regardsur la presse U.S. » repris de l’AFP). Les diffusions par lesIrakiens des images des prisonniers américains amenèrentaussi sur plusieurs pages, les 24 et 25 mars, un flot decommentaires, des journalistes et de divers experts. Y com-pris un éditorial du rédacteur en chef qui, sous le titre« Droit à la dignité et devoir d’informer », réaffirme que« l’information n’a pas grand-chose à voir avec les imagesfiltrées, délayées, montées, que nous transmettent des jour-nalistes “incrustés” au sein d’unités combattantes ou tapis àBagdad. L’information de guerre, c’est la violence, la peur,le chaos, la détresse ». Enfin, cartes blanches, interviewsd’experts ès médias et autres courriers de lecteurs viennentencore compléter ce regard réflexif, à l’image de ce qui futeffectué dans l’ensemble de la presse.

De la même façon, dès le lendemain de la premièreattaque, la page 2 du Soir, qui dresse quotidiennement leportrait de la personnalité du jour, choisit de retenir « Lapresse ». À côté d’une photo de journalistes courant avecdes masques à gaz sur le visage, Agnès Gorissen rappellela couverture de la guerre du Vietnam, de celle du Golfe,pour évoquer enfin le travail difficile du correspondant deguerre soumis au contrôle des forces américaines. Lesmédias sont au cœur du dispositif, ce qui est encore ren-forcé par le choix des images. La seule photo de GeorgeBush, en page 5, le montre dans un écran de télévision, aumoment où il annonce le début des opérations, et SaddamHussein lui répond en page 6, sur un autre écran pour sadénonciation de l’attaque. La guerre des communiqués lusà la télévision comme seule image des protagonistes ! Iln’est dès lors pas étonnant que la page spéciale de ce 21mars destinée aux enfants soit titrée « Le feuilleton adémarré » et s’ouvre sur ces mots : « Mieux qu’un jeuvidéo, c’est la guerre “en vrai” ! Hier matin, ils étaient nom-breux devant leurs télévisions pour découvrir les premièresexplosions de missiles en Irak ». Le 24 mars, les journauxdonneront d’ailleurs un écho important à une prétendue« chasse à l’homme sous l’œil des caméras », parce qu’unerumeur faisait état de la chute d’un avion au-dessus deBagdad, précisément « à proximité du centre de presseofficiel irakien, où travaillent des centaines de journa-

listes ». La photo illustrant cette non-information montraitessentiellement cameramen et photographes s’agglutinantautour de quelques soldats irakiens.

Cette exhibition du dispositif, cette omniprésence média-tique n’empêchent pas les journalistes de rappeler la pré-carité de leur information. Le Soir, dès le 21, avertit seslecteurs : « La guerre qui vient de débuter en Irak a d’im-portantes conséquences sur le travail des médias. Desdeux côtés du front, certaines informations ne peuvent êtrediffusées qu’avec l’aval des autorités militaires ou sousleur contrôle. Dans ce contexte, Le Soir redouble de pru-dence à l’égard des informations qu’il diffuse. Notre tra-vail impose un recoupement minutieux. Et dans tous lescas, la source dont émanent les informations est clairementspécifiée. De la sorte, nos lecteurs pourront mieux en éva-luer le degré de fiabilité ».

En effet, dès ce moment, les infographies qui permettent devisualiser les combats indiquent à chaque fois l’origine del’information (Source : AFP, Source irakienne, Source bri-tannique, Source U.S., Source kurde, Source turque...) etn’hésitent pas à juxtaposer différentes données (sur lenombre de tués et disparus, entre autres) quand elles sontcontradictoires. Dans le même registre, une rubrique« Repères. Info ou intox ? » répercute diverses affirmationsou rumeurs, parfois pour rapporter les démentis de l’uneou l’autre partie, parfois pour reconnaître l’impossibilité devérifier ces déclarations.

Si les médias se mettent eux-mêmes en scène dans leur tra-vail, ils font bien sûr aussi écho à la manière dont lespresses des deux principaux protagonistes couvrent l’évé-nement. Le 22 mars, la correspondante du Soir à New Yorkdistribue les points aux différentes chaînes, en évoquant lamontée en puissance de Fox News, tandis qu’une corres-pondance de Beyrouth raconte « La “guerre” des chaînesd’info arabes ».

Déontologie et expertise

La deuxième semaine, la spécularité médiatique vaquelque peu se déplacer. La mise en scène du dispositif aété efficace, il s’agit maintenant d’aider à le comprendre,et de poser les questions éthiques et déontologiques liées àl’information de guerre. Un événement va cristalliser cesenjeux, c’est l’exhibition de prisonniers américains par l’ar-mée irakienne. Deux types de commentaires apparaissentdans Le Soir, l’un sur la réalité crue d’une guerre qui appa-raît dans toute son horreur (trois titres en attestent :« L’Amérique est surprise : la guerre tue », « Vu à la télé.Et soudain, le jeu devient réalité », « La guerre découvreson vrai visage »), l’autre sur la légitimité déontologique dela monstration d’images de prisonniers, parfois dans dessituations humiliantes.

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Le propos de cette analyse ne porte pas sur les justificationsdes rédactions à montrer ou non ces images, mais l’intérêtest de voir combien, à nouveau, ce qui relève de choixinternes des rédactions, a été débattu publiquement danstous les médias. De même, le médiateur du Soir revient, le25 mars, sur l’opportunité d’avoir maintenu un envoyé spé-cial à Bagdad lorsque la guerre avait commencé, alors queles autres journalistes belges s’étaient repliés. Il interviewesa rédactrice en chef qui justifie ce choix par la qualité desinformations rapportées, dans la mesure où ce journalistea pu « décoder l’information officielle fournie par les Ira-kiens ». Ce dernier revient d’ailleurs le 28 mars aux condi-tions d’exercice de son activité journalistique sous contrôleirakien dans un long papier titré « Libre d’écrire dans lesrues de Bagdad ».

Progressivement apparaissent aussi les analyses desexperts en propagande, en critique des médias, en histoi-re de l’image. À côté de la rubrique « Vu à la télé » du 25mars, où le journaliste revient sur les images des prison-niers américains et la présence d’Al Jazeera en Irak, à côtéd’une interview d’un spécialiste de droit internationalhumanitaire sur le respect des prisonniers de guerre et ledroit à l’image, Pascal Martin interviewe Anne Morelli, del’ULB, sur les logiques de propagande en temps de guerre.Le lendemain, c’est un autre professeur de l’ULB qui revientsur ces images de prisonniers, dans une « Carte blanche »,et le surlendemain, c’est au tour d’un analyste des médiasde l’UCL de livrer sa « Carte blanche » sur les « Écrans deguerre ». Le 29 mars, l’invité de la page « Médias » estAlbert du Roy, à qui on demande bien sûr d’analyser, à sontour, la manière dont les rédactions ont couvert la guerre.

De la difficulté d’informer

Au temps de la présentation succède donc celui de l’analy-se et de l’explication. Y compris pour les journalistes duquotidien. Le 27 mars, par exemple, Agnès Gorissendétaille longuement en p. 5, sous le titre « Bassora, ou ladifficulté d’informer », non pas un événement du conflit,mais sa difficulté à vérifier une information relatée demanière contradictoire par différentes sources. Et toute lapage 6 est réservée à cette même question de la couvertu-re médiatique et de ses limites.

Comment la télévision irakienne parvient à encore trans-mettre des images, comment le public américain ne sup-porte pas les confusions dans des informations surabon-dantes et permanentes (« Tout montrer... pour ne riendire »), comment les journalistes s’emballent sur desdépêches non recoupées (« Avez-vous vérifié l’informa-tion ? ») ? Et quand il s’agit de revenir à l’événement lui-même, les experts qu’on sollicite pour le commenter et don-ner un point de vue arabe sont les journalistes arabes enposte à Bruxelles (28/03, p. 6).

Tous les journaux feront par ailleurs largement écho auxtrois émissions que Jean-François Bastin monta dans l’ur-gence pour la RTBF, « Regards sur guerre », diffusées demanière hebdomadaire dès la fin de la première semainede conflit, et ramassées dans une compilation pour lemagazine « L’Hebdo » du 11 avril. Il montrait là, images àl’appui, comment les médias couvrirent l’événement, dansdes logiques de flux continu charriant l’émotion, mais enmême temps, il proposait à son tour une réflexion, en tantque journaliste, sur le travail de ses collègues, mettant ainsien scène les médias en action, y compris au sein de la chaî-ne pour laquelle il réalisa ces émissions.

Dans les semaines de l’après-guerre, les commentaires etanalyses continueront encore quelque temps. Le Soir Junior(8-14 avril) y consacre un dossier sous le titre « Les soldatsde l’info », avec l’interview de plusieurs envoyés spéciauxdans des pays en conflit. Des analyses reviennent sur laguerre des télévisions arabes et la transformation tempo-raire de TV5 en chaîne « tout info » (11/04), alors que desphilosophes et anthropologues commentent le poids del’image dans la réception de l’information (les 9 et 22avril). D’autres sont invités à commenter la pertinence, lasignification et la qualité esthétique des principales imagesprésentées dans le journal ou non retenues pour diversesraisons (esthétisme inapproprié, dureté excessive, non-représentativité...). Ainsi, ce qui commença dans une gran-de explication du fonctionnement médiatique se continua,durant la guerre, dans une volonté permanente d’expliciterles conditions de la collecte de l’information, pour se pro-longer en auto-évaluation et analyse à la fois du travailréalisé et des enjeux déontologiques.

Ce regard réflexif reste donc la caractéristique majeured’un récit de guerre en train de faire tout en s’exhibant.Alors que d’autres conflits avaient valorisé le correspon-dant de guerre, comme icône de la profession (ainsi que cefut encore le cas avec les journalistes tués lors d’affronte-ments en Afghanistan), ici cette figure du héros de l’infor-mation apparut moins sur le devant de la scène. Même siTF1 évoqua à plusieurs reprises le décès de son envoyéspécial Patrick Bourrat, mortellement blessé au Koweil le22 décembre précédent lors d’un reportage sur les prépa-ratifs de l’intervention militaire, ces baroudeurs laissèrentla place au dispositif lui-même.

Le sommet de cette forme d’auto-réflexivité fut peut-êtrel’accès à des blogues de journalistes qui, à côté de leursarticles publiés, offraient au public leurs réflexions per-sonnelles d’acteurs, d’êtres humains, avec leurs doutes etleurs questions. Le lecteur-spectateur avait ainsi, pour lapremière fois, accès à l’envers du décor, à la cuisine inter-ne du métier, comme s’il participait aux séances de rédac-tion, comme s’il suivait le correspondant dans sa quêtehésitante d’une information toujours sujette à caution.Cependant, ce regard sur soi n’empêcha pas la surabon-

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dance informative, ni les contradictions, ni la coursecontre le temps et à l’exclusivité.

Si la première guerre du Golfe nous fut vendue comme lapremière guerre en direct et en temps réel, nous savonsaujourd’hui qu’il n’en fut rien, que jamais guerre ne futplus contrôlée, que sa mise en scène n’était qu’un des élé-ments d’un dispositif militaire totalement maîtrisé. Lesjournalistes en ont tiré des conclusions, pour la gestion del’information, toujours délicate, en temps de guerre, etpour le respect de règles déontologiques strictes. Jamaisla presse n’a été aussi prudente, jamais les envoyés spé-ciaux n’ont été aussi hésitants, avouant leur impuissance,leur incapacité à recouper une information, le contrôleopéré par leurs hôtes, qu’ils soient américains ou ira-kiens. Et ils nous ont dit: « Regardez cette guerre avecnous, mais soyez prudents, ne croyez pas ce qu’on vousdit, méfiez-vous ».

« C’est génial, c’est la guerre »

Plus personne n’ose dire que la guerre est jolie, qu’elle estpropre et chirurgicale, qu’il y a des bons et des mauvais,comme dans un western de série B. Et c’est là que le piègemédiatique se referme probablement à nouveau sur nous,parce que personne ne peut maîtriser la machine électro-nique, qui dévore jusqu’à ses contempteurs les plus viru-lents. Au soir du premier jour du conflit, la marionnette dePoivre d’Arvor, dans « Les Guignols de l’info » apparais-sait surexcitée en s’écriant « C’est génial, c’est la guerre »,pour aussitôt retenir sa joie qu’elle devinait indécente.

Pour les journalistes, comme pour le public, la gravité del’événement, son caractère exceptionnel, sa force tra-

gique le rendent fascinant. La fascination de la mort sui-vie en direct, et en continu, grâce à l’usage de rubansdéfilants, sur TV5 ou France 2, par les renvois explicitesaux sites web d’information, comme dans La Libre quiaffichait tous les jours un encadré « L’Irak 24/24 h.Lalibre.be ». Les premiers jours, si le discours journalis-tique fut très critique, il n’en fut pas moins accompagnéd’heures d’images, souvent accessoires. Et les commen-taires élogieux sur la miniaturisation des caméras, sur lesbienfaits du vidéo-téléphone ne manquèrent pas.

Comment dès lors trouver l’équilibre, comment regarderces images, qui nous disent bien l’horreur de toute guer-re, tout en construisant une position critique fondée etargumentée ? C’est le dilemme contemporain (voirel’aporie) d’un public toujours plus exposé à des médiasvéhiculant des images fortes, dans une immédiateté char-gée d’émotion. Et quand les journalistes nous mettent engarde, ils ne font peut-être que diminuer notre vigilanceet apporter des justifications à une consommation moinscritique que voyeuriste. À leur corps défendant.

Cela est bien explicité dans un courrier de lecteur de LaLibre Belgique, du 25 mars : « Après des semaines depub et de bandes annonces, “War Academy” a démarréavec un premier épisode qui nous rappelait la série d’il ya douze ans. (...) Mais quelque part, l’au-delà du vide estatteint au cours des interminables plans fixes des carre-fours de Bagdad. C’est à l’intérieur de ces trous noirs del’info que nous éprouvons le mieux le vertige de notreréalité intérieure. Nous sommes au cœur de rien. (...)nous nous laissons bercer, en frissonnant, par la doucesymphonie des faux événements, des faux discours, (...)nous sommes devenus des caricatures de la société duspectacle révélée il y a 40 ans par Guy Debord ».

POUR UNE ANTHROPOLOGIE DES MÉDIASMihai COMAN

Coll. “Communication, médias et société”Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003, 210 p.

Note de lecture

Sous un titre ambitieux, ce chercheur rou-main veut redéfinir des concepts (et leursimplications méthodologiques) souventemployés avec trop de légèreté, afin de poserles bases d'une analyse des médias « à l'aidedes concepts de l'anthropologie culturelle—ou, pour être plus précis, de l'anthropolo-gie des formes symboliques— et desméthodes de recherche de l'ethnographie ».

Dans une première partie, il rediscute laplace des médias dans les cérémoniespubliques et la consommation ritualiséedes médias, à la suite des travaux de Dayan

et Katz, entre autres, en proposant de res-serrer le concept de “media event”. Il s'in-terroge aussi sur les fondements mytholo-giques de la fonction journalistique, qu'ilrepère particulièrement dans la couverturemédiatique des manifestations religieuses.

Cette discussion théorique lui permet, dansun second temps, de définir les trois unitésde base de son système : le mythe, la céré-monie et l'événement. Il met particulière-ment en avant la notion de crise, qui faitsortir le journaliste de la routine habituelleet qui l'oblige à recourir à des mécanismes

de mythification pour faire accéder sonpublic à un espace public symbolique oùcet événement, ainsi ressaisi, pourraprendre sens.

Ces mécanismes, ainsi que les processus deritualisation qui sont à l'œuvre dans la sai-sie des événements répétitifs (cérémonies,activités sportives…) sont ici particulière-ment bien appréhendés, dans une réflexionqui peut ouvrir la voie à des analyses perti-nentes du discours d'information.

Marc Lits

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43V I E D E S M É D I A S

FIN DE BRUXELLES-CAPITALEAUTOPSIE D’UN MEURTRE PRÉMÉDITÉ

FRÉDÉRIC ANTOINE

L’avènement de la saison hivernale de la RTBF devait coïncider pour les radios de servicepublic avec la mise en œuvre du « plan Magellan », initié il y a près d’un an par l’administra-teur général de la RTBF. Une des ambitions de ce plan est de restructurer l’offre radio de l’en-treprise publique afin de lui permettre, dit-elle, de devenir leader sur le marché belge franco-phone à l’horizon 2007. Cette restructuration entraînera une disparition : celle de Bruxelles-Capitale FM 99.3.

Si l’on peut s’interroger sur les éléments objectifs qui per-mettent de bâtir pareille ambition a priori quelque peu sur-réaliste, on sait que, dans le cadre de ce plan, l’entreprisepublique procédera au reprofilage de certaines de seschaînes et au lancement de nouvelles stations de radio.Mais l’événement entraînera aussi une disparition : celle deBruxelles-Capitale FM 99.3, antenne bruxelloise qui seraphagocytée par la nouvelle radio d’affiliation (c’est-à-dire« d’adhésion populaire ») qui verra le jour à Mons.

Au-delà de l’événement médiatique que constitue cette miseà mort, la suppression d’un trait de plume —et sans coupférir— de cet émetteur bruxellois de service public met enlumière le tournant irréversible amorcé par les rapports entreaudiovisuel public et politique. La suppression définitive deprogrammes représente en effet un fait rare dans le mondede l’audiovisuel, et de l’audiovisuel public en particulier, oùle “suicide programmé” de chaînes de radio n’appartientpas aux éléments traditionnels de la culture.

Impensable il y a dix ans encore, la disparition de cette radioéminemment stratégique et symbolique confirme le divorced’un couple longtemps intimement lié et met en lumière ledésintérêt désormais manifesté par le politique pour le typede représentation de son pouvoir que lui offrent les antennesde la RTBF. Cela ne signifie évidemment pas que le politiquese désintéresse du contrôle du fonctionnement de la RTB,comme cela était souligné dans le précédent numéro de cetterevue. D’ordinaire, tout était simple. Et même si simple que,dans une optique de lecture socio-politique du fonctionne-ment des institutions de nos États, on en avait presque faitune loi : dans la plupart des pays du monde, il était acquis

que la configuration du paysage audiovisuel reproduisait,presque à l’image d’un fidèle reflet, les modes de fonction-nement du pouvoir politique et de la configuration dechaque État-Nation.

L’audiovisuel, et en particulier l’audiovisuel public, remplis-sait ainsi parfaitement sa fonction d’appareil idéologiqued’État, au sens althussérien du terme, cet état de “reflet”d’une autre réalité correspondant à s’y méprendre au rôleassigné par la théorie marxiste traditionnelle à tout élémentrelevant de la manifestation de l’idéologie dominanted’une quelconque société.

Aux démocraties monoblocs des grands pays d’Europeoccidentale correspondaient ainsi souvent des modèlesaudiovisuels de même type, dont tous les dominos étaientradicalement modifiés chaque fois que surgissait une rota-tion du pouvoir entre les blocs. Tous ceux qui avaient étéplacés par l’ancien pouvoir et tout ce qui avait été créé parlui était alors remercié et la nouvelle majorité remettait surle métier l’ensemble du système. Quitte à voir son œuvre ànouveau totalement remise à plat le jour de l’alternance.

Dans certains pays fédéraux, et dans les démocraties deslow countries d’Europe occidentale1, le mode de fonction-nement du système politique, reposant sur la logique duconsensus, se retrouvait de même manière dans l’organi-sation de l’audiovisuel public. Y a-t-il ainsi plus belexemple de reflet structurellement médiatique des subtilitéssans limites du système politique belge que l’organisationet le fonctionnement du conseil d’administration, du comitépermanent et des commissions régionales permanentes de

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la RTBF (et, jadis, de la BRTN) ? Et ceci ne constitue qu’unexemple. Sans entrer dans les détails, bon nombre d’étudesont démontré que toute l’histoire de la radio et de la télévi-sion d’État dans notre pays attestait du lien étroit entrel’évolution du système politique et la manière dont, enconséquence, le système médiatique était contraint de s’yadapter2. Le politique façonnait l’audiovisuel à son imageet s’efforçait qu’il n’en soit pas autrement. Autant miroirque courroie de transmission de sa conception d’une orga-nisation de la Cité, le système des médias se devait d’êtrela fidèle reproduction de son géniteur idéologique.

Posséder le miroir

Le lecteur nous permettra à ce propos de nous attarderquelques instants sur les relations intimes entretenues entrele politique et le médiatique en Belgique de 1960 à 1980,période au cours de laquelle cette liaison fut particulière-ment étroite. Au lendemain de l’adoption de la loi de 1960instaurant la RTB et la BRT, il devint clair que l’audiovisuelpublic évoluerait dorénavant en étroite relation avec lesmutations d’un paysage politique où l’on pressentait l’avè-nement de la communautarisation du pays. Ne dit-ond’ailleurs pas alors que la scission de l’INR en deux orga-nismes indépendants constituait le premier signe avant-coureur de la séparation de l’État unitaire, signe encoura-gé par les conflits linguistico-communautaires qui émaillè-rent la vie politique (et universitaire) belge toute au long dela décennie 60 ?

Ainsi, depuis les années 1960, cette liaison entre médias etpolitique conduisit naturellement, côté flamand, à la sédi-mentation d’un pôle audiovisuel public fort dans la régionde Bruxelles, dont la Communauté flamande choisit alorsde faire sa capitale. Et ce tandis que, du côté francophone,l’essaimage sous-régional vécu par la RTB au cours de lamême période coïncidait exactement avec l’avènement dumouvement régionaliste wallon issu des grèves de l’hiver1960 et la prise de conscience identitaire qui s’en suivit.Tout comme le politique flamand rêvait d’une centralisationbruxelloise permettant de pallier par l’occupation d’un solla carence démographique que sa population manifestaitdans la capitale, le politique wallon rêvait de se faire édi-fier, aux quatre coins du territoire francophone, de petitesentités audiovisuelles publiques disposant du plus d’auto-nomie possible et, de la sorte, soumises autant que faire sepouvait aux diktats des chefs politiques locaux.

On parla à ce propos de “baronnies”, de “suzerains” et de“vassaux”, voire de “potentats”. Certains de ces mots,sinon l’ensemble, n’étaient sans doute pas trop forts. Mor-celée, écartelée entre les grandes villes wallonnes, devantdirectement répondre aux interpellations et attentes d’unpersonnel politique pour qui elle constituait d’abord uneimage-reflet (c’est-à-dire un producteur d’identité, et donc

d’existentialité), la RTB puis la RTBF furent contraintes dedévelopper des centres de production régionaux coûteux,mais satisfaisant des attentes idéologiques.

Grâce à eux, et au moins sur le plan symbolique, la Wal-lonie finissait enfin par exister… puisqu’elle “émettait”. Et,qui plus est, il en était de même dans chacune des sous-régions où les principales forces en présence étaient tradi-tionnellement puissantes. Ce qui explique que, indépen-damment de raisons historiques liées au passé du servicepublic de la radio en Wallonie3, les lieux-clés d’installationdes centres de production du médium lourd et prometteurqu’était la télévision furent Liège et Charleroi, cœurs debassins industriels à syndicalisation forte et pourvoyeurs devoix en grand nombre pour le premier parti du sud dupays. Tout comme la même logique explique la modestied’une compétence “radio” concédée alors à une cité demoindre importance comme Namur, moins marquée àgauche politiquement. Dans l’ensemble du tableau, le Hai-naut, terre ouvrière, se voyait doté de deux centres de pro-duction tandis que le Brabant wallon, qui n’avait alorsaucune existence politique réelle, ne disposait d’aucuneidentité médiatique politiquement reconnue.

Bruxelles, parent toujours pauvre

La naissance de la chaîne de radio Bruxelles-Capitale est àinscrire dans une perspective identique à celle décrite ci-dessus. Mais dans le cadre du décalage chronologique etdu sous-investissement symbolique chronique dont souffrit(et pâtit toujours) la région-capitale. La régionalisation dela RTBF avait contribué à créer des identités sous-régio-nales wallonnes fortes. À Bruxelles, l’image de l’audiovi-suel public resta par contre longtemps associée à celle desservices généraux, de la production globale, de l’informa-tion et de la régie finale de l’audiovisuel public. Ce n’estqu’au terme d’un long processus que la “balkanisation” dela RTBF finit par conduire à la création de programmesbruxellois autonomes et que naquit le CPB, le Centre deproduction de Bruxelles, qui vit le jour bien plus tard queses confrères wallons.

Mettant en œuvre une ligne politique définie dès le débutde la décennie, la décision officielle de création des centresde production de Charleroi et de Liège remonte à 1968.Mais, à cette époque, cela faisait déjà trois ans que les stu-dios de télévision de la cité ardente avaient été officielle-ment inaugurés, les quatre studios radio de Liège ayantpour leur part été créés dès 1963. En comparaison, lacréation du CPB date de 1971.

Comme l’attestent les étapes marquantes du processus defédéralisation de l’État, la Belgique fut communautaireavant d’être régionale. L’attribution d’un statut régionalpropre au territoire de Bruxelles-capitale n’apparut que

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bien après celui des autres régions, une institution politiquebruxelloise autonome ne voyant finalement le jour que le18 juin 1989 seulement. Et, encore aujourd’hui, la recon-naissance politique du fait bruxellois est tellement peuacquise que les lois édictées par le Parlement de cetterégion ne portent pas la même dénomination que cellesvotées par ses homologues wallons et flamands. En vertudu principe énoncé en début de ce texte, on ne s’étonnerapas que l’audiovisuel y ait toujours souffert d’un handicapde même nature…

Du Canal au naufrage

C’est un an après la création du CPB que la RTB manifestesa reconnaissance d’un “fait régional” bruxellois propre eninaugurant « Canal 21 », le premier émetteur régionalbruxellois. Cette radio, dont la programmation occupait lescases de début de matinée et de fin d’après-midi, constituela première matérialisation radiophonique originale d’uneautonomie politique propre à la région-capitale. Elle cor-respond, non sans raison, au surgissement d’un fermentd’identité politique bruxelloise au tournant des années1970. À cette époque, le monde politique traditionnel esten effet sous le coup du séisme causé par l’émergence duFDF. Cette décennie 1970 est celle de l’apparition d’uneconscience politique (et identitaire) bruxelloise. Qu’uneradio régionale ait vu le jour dans ce cadre s’inscrit par-faitement dans le cadre du rapport obligé entre politique etaudiovisuel public.

Les nostalgiques diront de Canal 21 qu’il s’agissait d’unémetteur à nul autre pareil, qui se permit d’innover dans lemédia radio là où seul régnaient la tradition et le classicis-me. Et ils auront sans doute raison. Faut-il en effet rappe-ler que, au détour des années 1970, le monopole public esttoujours de mise dans l’audiovisuel, et que seules les radiospubliques (ainsi que les périphériques françaises) sontécoutables en Belgique.

Sous la houlette de Francine Arnaud, les après-midi deCanal 21 mélangeaient la découverte de genres musicauxrares sur les antennes nationales, quelques parcimonieuxconseils de radioguidage et de brèves plages d’informa-tion. Le matin, on se souviendra de l’omniprésence deRené-Philippe Dawant, à la fois programmateur musicaljazzy, animateur et journaliste au ton persifleur. Pour êtrecomplet, il faudrait aussi rappeler la myriade de noms,célèbres ou non, qui donnèrent le ton à cet émetteur. Quise souvient encore que René Campé, Henri Sonet, HenriCoenjaerts, notamment, mais aussi par exemple Domi-nique Lameere, participèrent aux premières années del’aventure de Canal 21 ? Cette antenne était la seule, dansun pays en monopole, à distiller un son radio réduisant ànéant cette recommandation classique qu’adressait jadis àses troupes Jean Mogin lorsqu’il était directeur de la RTB

radio, leur conseillant de développer davantage une radiode reproduction que de production car, au travers du Pre-mier Programme, il s’adressait essentiellement à de « vieuxbourgeois Bruxellois ».

Les riches heures de Canal 21 ne durèrent qu’un temps. Lamutation de la station en Bruxelles 21, en 1979, confirme-ra que les temps de la jeunesse étaient révolus. Le pro-gramme fut alors plus formaté, moins original, mais sansdoute plus populaire et plus régional. La mue suivante eutlieu quatre ans plus tard, quand la station de music andnews Radio 21 fut fondée sur la même fréquence, et en lieuet place de Canal 21, dans le cadre de la mise en œuvred’un concept qui n’avait plus rien de bruxellois.

Un temps, on fit alors —mais avec moins de panache— ceque réalisera aussi le plan Magellan : ramener le pro-gramme bruxellois à l’état de décrochage régional mati-nal, le reste de la journée étant assuré par la diffusion desémissions de ce qui était en ce temps-là Radio 2, et quideviendra par la suite Fréquence Wallonie. Même si laprogrammation de Bruxelles 21 avait été reformatée, faireglisser ses auditeurs sur le coup de 9h vers la Wallonieparut rapidement une hérésie tant sur le fond que dans laforme. L’auditeur de Bruxelles 21 n’avait que faire des évo-cations de Wallonie profonde qui émaillaient la productiond’une antenne politiquement chargée de conforter les ter-roirs et de valoriser l’image de sous-régions wallonnes.Ayant par ailleurs l’ambition de se présenter comme unprogramme populaire dans le ton, le contenu et lamusique, la couleur d’antenne de la chaîne wallonne necorrespondait pas à celle du décrochage bruxellois. Quelauditeur de la capitale aurait, par exemple, voulu se mettreà l’écoute de cette radio wallonne au volant de son véhi-cule, coincé dans les embouteillages de la capitale de l’Eu-rope ? Il y avait là une contradiction dans le sens et dansl’être. Mais, pour le service public, les temps étaient durs etla concurrence du privé frontale, encouragée par les partisau pouvoir, trop heureux de faire peiner une RTBF qui, esti-maient-ils, ne les avait jamais portés dans leur cœur.

À ce propos, justement, le « retour du cœur » prôné par lessocialistes lors des élections de 1988 déboucha ensuitetous azimuts sur une remise à plat des rapports entremédias privés et publics4. L’avènement de Bruxelles-Capi-tale FM 99.3, en 1991, constitue un des aboutissements dece processus. Pour la première fois, la capitale disposait desa radio propre, d’un programme en continu, ne concé-dant des associations avec Fréquence Wallonie qu’en soi-rée et le week-end. Que cet émetteur naisse quelques moisaprès l’installation officielle de la région de Bruxelles entant qu’entité politique confirme évidemment notre thèse :tout comme les radios wallonnes, dédiées à la célébrationde politiciens locaux, avaient contribué à façonner une (oudes) identité(s) wallonne(s), le politique souhaitait que leservice public de radio contribue à la constitution d’un sen-

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timent identitaire bruxellois. Ou, à tout le moins, qu’uneradio confirme, par son être-là et sa capacité d’émission,le fait qu’il existait bel et bien une identité (politique) propreà la région de Bruxelles.

Dans ce sens, et du point de vue de son géniteur politique,Bruxelles-Capitale n’avait pas d’autre rôle que celui d’at-tester l’existence de la région. Aux yeux de la RTBF, cetteseule fonction ne pouvait toutefois justifier l’investissement. Ilse fit que Bruxelles-Capitale permettait aussi à la régie com-merciale de l’entreprise de placer un pion utile sur le mar-ché régional de la publicité radiophonique, jusqu’alorspresque entièrement squatté par les régies de réseaux pri-vés (par ailleurs non reconnus officiellement par la loi). Cetobjectif pouvait bien valoir une radio. Afin de marier l’en-semble, la RTBF veilla enfin à inscrire cet émetteur dans unformat musical déterminé, à mi-chemin entre la radio“jeunes” du style de Radio 21 (qui avait entretemps aban-donné le news au profit de la musique) et la radio “popu-laire” du style de Fréquence Wallonie. Selon les classifica-tions habituelles de la programmation radio, on pouvaitainsi situer la couleur musicale de Bruxelles-Capitale dans lecréneau du Middle of the road, plus vraiment hits mais pasencore oldies. De quoi quasiment en revenir, plus de vingtans plus tard, aux perceptions du public bruxellois qu’ex-primait jadis Jean Mogin.

Radioscopie d’un projet raté

Cet amalgame d’ambitions hétéroclites explique, au moinsen partie, les difficultés identitaires rencontrées parBruxelles-Capitale. Même si un vernis d’actualité régionalerecouvrait les programmes de la station, on ne peut pasconsidérer que la station correspondit un jour —sans doutepar manque de moyens— à ce que l’on pouvait attendred’une véritable radio régionale, génératrice d’identité, ani-matrice du terrain, ambassadrice de sa région et mobilisa-trice de son auditorat.

Il suffit de consulter la grille des programmes proposés pours’apercevoir que les plages musicales et de pure animationoccupent quasiment à elles seules la plupart des espacesdisponibles. En témoigne notamment le fait que, dans lagrille, la plupart des tranches de programmes sont asso-ciées au nom d’un animateur et qu’aucune référence bruxel-loise ne figure dans la majeure partie des titres des émis-sions. Bref, hormis dans sa tranche matinale, la station rem-plit plutôt un rôle de radio d’accompagnement, où le formatmusical prime largement sur les contenus diffusés.

L’objectif de stratégie publicitaire fut lui, semble-t-il, assezbien rempli. Il peinait cependant face à des radios privéesimplantées non seulement à Bruxelles, mais couvrant enréseau toute la francophonie belge. Quant à la cible, si sacoloration musicale pouvait la satisfaire, on peut estimer

qu’il doit y avoir autant (sinon plus) d’amateurs du format« Middle of the road » en Wallonie que dans le seul terri-toire de la capitale .

En termes stratégiques, ces éléments justifient que, restructu-rant son offre radio dans une optique économiciste, la RTBFdécide d’étendre les objectifs “utilitaires” de l’émetteur(espace publicitaire, format radiophonique)… tout en ledésossant de son implantation géographique. Une logiquequi explique pourquoi cette solution a été choisie au détri-ment de la création d’une véritable radio régionale bruxel-loise, productrice et amplificatrice de la vie culturelle de lacapitale ainsi qu’agent de mobilisation de l’urbanité.

Hormis dans cette visée stratégique, on comprend a priorimal, par contre, l’aisance avec laquelle ce sabordage s’estproduit sans susciter de vagues visibles. Que Bruxelles-Capitale n’ait pas un ancrage régional fort, nous nous ensommes déjà expliqué. Et, preuve de la faiblesse du senti-ment d’adhésion à la radio, même si elle annonçait avoirréuni plusieurs milliers de signatures5, une pétition lancéeen faveur du maintien de la station n’a pas mobilisé lesfoules. Incontestablement, l’émetteur n’a jamais réussi àêtre la radio des habitants de Bruxelles, quels qu’ils soient.

Mais, dans notre perspective, l’absence d’opposition dupolitique à cette disparition aurait, elle, de quoi surprendresi les rapports entre le politique et l’audiovisuel publicn’étaient pas en train de subir de profondes mutations. Faceà l’annonce de suppression de l’antenne, tout au plus enten-dit-on quelques voix s’élever au parlement régional, notam-ment en provenance de l’opposition CDH. Et, souvent à l’ini-tiative de ce même CDH, on vit quelques conseils commu-naux voter une motion souhaitant au moins le maintiend’une couverture radiophonique de l’actualité bruxelloise.

Il nous est impossible de déterminer si des contacts poli-tiques préalables à la décision eurent lieu entre les respon-sables de la RTBF et le monde politique afin d’obtenir unfeu vert à propos de la suppression de cette antenne. Maisla presse ayant notamment fait l’écho d’une convocation —non suivie d’effet— de l’administrateur général de la RTBFdevant le Parlement bruxellois afin d’obtenir des explica-tions à ce propos, on peut estimer qu’une partie au moinsde la gent politique n’était pas dans la confidence. Ce qu’aconfirmé une intervention de la ministre Françoise Dupuis(PS) au Conseil communal d’Uccle. Tout en regrettant ladisparition de Bruxelles-Capitale, elle dit en substance quece qui lui paraîtrait insupportable serait de ne plusentendre les informations régionales bruxelloises, lorsqu’el-le se déplace en ville le matin, sur le coup de 7h30. Pourcette raison, elle était prête à soutenir une motion. En ce quiconcerne le reste, l’avis du ministre était plus mitigé. Lamollesse des réactions politiques face à la suppressioncomme tels des centres régionaux de la RTBF constitue unindice général de confirmation de cette attitude.

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Ainsi, la classe politique dans son ensemble, et le mondepolitique bruxellois en particulier, n’ont pas soutenu le main-tien de Bruxelles-Capitale en tant que programme radioautonome parce que leur souci, qu’illustrent les propos deFrançoise Dupuis, est avant tout qu’il subsiste (à Bruxelles ouailleurs) une antenne pouvant relayer des informationsrégionales à l’heure d’écoute maximale (le matin). Le terme« informations » recouvre davantage un écho à la vie de la« Polis », au sens noble du terme, que la couverture des faitsdivers locaux. On peut donc considérer que les attentes dela classe politique bruxelloise à l’égard de Bruxelles-Capi-tale ne diffèrent pas, en 2003, de celles du monde politiquewallon à l’égard de la RTB depuis quarante ans : fourniraux politiques une image-reflet de leur dire et de leur agiret, consécutivement, la relayer auprès du public. Quant àsavoir à quels besoins une radio régionale pourraitrépondre pour le peuple des “usagers”, le monde politiquene semble plus aujourd’hui inscrire ce genre de question aucœur de ses préoccupations.

Aussi soutient-il une logique de simple décrochage matinaldans lequel il retrouvera l’écho de son action et l’image deses paroles, mais a-t-il abandonné l’ambition de doter larégion de Bruxelles d’un véritable outil de communicationradiophonique au sens noble du terme, à la fois capabled’informer, de former et de divertir. Radio qui n’existe pasà Bruxelles et que seul le service public pourrait avoir lesmoyens (le devoir ?) de mettre en place. Il y a une dizained’années, le projet « Stella Vox », déposé par GérardValet, alors jeune pré-retraité de la RTBF, entendait allerdans ce sens. Malgré une aide pour une étude de faisabi-lité, le projet n’a jamais abouti. Et, depuis lors, GérardValet est devenu le shadow-présentateur permanent del’émission « Boulevard du Temps »… sur la RTBF.

Fin de la symbolique communautaire ?

La disparition de Bruxelles-Capitale n’est pas qu’un signede l’évolution des rapports entre politique et médias. Ellesigne aussi la fin d’une certaine sensibilité communautairefrancophone qui se manifestait, par ricochet et spécularité,dans l’audiovisuel. Une sensibilité qui remonte à l’époqueoù la RTB se voyait affublée d’un F pour affirmer sonappartenance culturelle. L’implantation d’un émetteur fran-cophone autonome destiné à la région de Bruxelles consti-tua un indice de la même tendance. Il s’agissait de marquerculturellement l’occupation du terrain médiatique dans unerégion bilingue où la langue était objet de convoitises. SansBruxelles-Capitale, la symbolique de l’expression média-tique bruxelloise disparaît du paysage audiovisuel. Commesi pareil appareil idéologique ne revêtait aujourd’hui plusaucune importance.

En comparaison avec l’époque de création du CPB, il estincontestable que le poids politique spécifique de l’identité

bruxelloise s’est amenuisé. Le FDF ne constitue plus aujour-d’hui qu’une des composantes d’un grand rassemblementde centre-droit dont il n’est pas le moteur. Alors que, dansles années 1970, c’est ce parti communautaire qui permitaux libéraux bruxellois de ne pas disparaître de la scènepolitique en constituant avec lui un cartel électoral dont leFDF était alors l’opérateur.

La disparition du FDF en tant qu’acteur politique et labanalisation de la notion de « Région bruxelloise » expli-quent-ils le désintérêt manifesté par la classe dirigeanteenvers Bruxelles-Capitale ? On peut en tout cas se deman-der si le monde politique bruxellois a mesuré l’ensembledes conséquences symboliques d’un sabordage auquel il atacitement contribué. Et ce d’autant que, au même moment,on apprenait que les autorités flamandes prévoyaient decréer une « stadsradio » émettant sur l'ensemble du terri-toire bruxellois, en néerlandais.

Désinvestissant le terrain du média, le monde politiquefrancophone se retire de l’univers des symboles. Est-ceparce que la « guerre pour Bruxelles » est finie, gagnée, etque la cause n’a plus besoin d’étendard ? Ou, au contrai-re, que celle-ci étant perdue, le monde politique préfèreabandonner la place et se retirer sur des positions média-tiques prévues à l’avance ? Quelle qu’en soit la raison,cette mutation, elle aussi, constitue un intéressant signe destemps. À supposer que, à l’aune de l’histoire, on pourratoujours l’interpréter ainsi, et ne pas la comparer, a poste-riori, à une capitulation en rase campagne.

1 Voir notamment les travaux devenus célèbres d’A. LIJPARDT (notamment :« Consociational Democracy », in : World Politics 2, 1969, pp. 207-225)et ceux du politologue V. LORWIN (dont son célèbre texte : « Segmented Plu-ralism : Ideological Cleavages and Political Cohesion in the Smaller Euro-pean Democracies », in : Comparative Politics 3, 1982, pp. 141-175).

2 Voir : F. ANTOINE, Les radios et les télévisions de Belgique, Bruxelles, Klu-wer, 2000. On se référera aussi notamment à : M. LITS « Les chaînes detélévision belges entre identité nationale et reconnaissance des entitésrégionales », Forum international d’été de l’INA, 3 juillet 2002, organisésur le thème « Télévision, mémoire et identités nationales » ; F. ANTOINE, L.d’HAENENS, F. SAYES, « Belgium », in : L. d’HAENENS, F. SAYES, WesternBroadcasting at the Dawn of the 21st Century, Berlin-New York, Moutonde Gruyter, 2001 ; F. ANTOINE, « De mediamarkt in Wallonië », Gids infor-matiesector, Rotterdam, NBLC Uitgeverij, 1999, pp. 117-127 ; F. AANTOI-NE, « Media Politics in French speaking Belgium », in : L. d’HAENENS, F.SAYES (eds), Media dynamics & regulatory concerns in digital age, Berlin,Quintessenz Verlag GmbH, 1998, pp. 125-145 ; F. ANTOINE, « Resisten-cias à Implantaçao de nova revoluçào televisa », Salamanca, Tendencias,n°5, 1997, pp. 104-110.

3 Les implantations des émetteurs régionaux de l’INR furent déterminées parla réussite de la mission de la résistance Samoyède, qui fournit à diversendroits de Wallonie du matériel de radio qui permit au service public dereprendre fonction dès septembre 44.

4 Voir notamment : P. STEPHANY et François JONGEN, Les révolutions de l’au-diovisuel, Bruxelles, POL-HIS, 1989, et M. HERMANUS, Tempêtes sur l’au-diovisuel, Liège, Editions du Perron, 1990.

5 Le 20 novembre 2002, Jean-Claude Vitoux prenait l'initiative de fédérertous les mécontents de la disparition future de la chaîne radio bruxelloisede la RTBF. Une perspective inconcevable pour ce citoyen (et conseillercommunal à Auderghem) soucieux de disposer d'une radio `qui parle denotre ville, de nos quartiers et de nous´. Une pétition électronique était lan-cée. Après un démarrage laborieux, le mouvement s'est accéléré avecnotamment de nombreuses signatures émanant du sérail politique bruxel-lois. `(…) nous avons récolté 1730 signatures. Mais elles recouvrent aussides signatures collectives. Potentiellement, on peut estimer que 50000individus ont soutenu la démarche’ (www.eurobru.com/fm993.htm).

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Pour qui cherche à définir journaux et périodiques, la« Recommandation révisée concernant la normalisationinternationale des statistiques relatives à la production et àla distribution de livres, de journaux et de périodiques »1

de l’Unesco est un outil institutionnel à vocation internatio-nale qui permet de poser les premières pierres d’uneréflexion. Son objectif n’est rien moins que fournir auxÉtats membres une série de normes en matière de défini-tions, de classification et de présentation des publicationsimprimées de façon à harmoniser la collecte, l’analyse etla communication de données statistiques. Publiée unepremière fois en 1964, elle a été révisée en 1985, afin des’« adapter aux besoins actuels et aux pratiquesmodernes »2.

La Recommandation de l’Unesco hiérarchise l’ensembledes publications imprimées sur trois niveaux. À la base,elle place sur le même pied livres, journaux et périodiques,qu’elle considère tous trois comme des publications impri-mées. À un second niveau, s’opère une distinction entre lespublications « non périodiques » (les livres, publiés uneseule fois) et les publications « périodiques ».

Cette distinction périodique/non périodique a une originehistorique. En effet, une partie de ce qui s’appelait audépart « la presse » (livre brochure, pamphlet, feuilles…),c’est-à-dire tout ce qui ressortait de l’industrie de l’impriméen général, se spécialisa dans la diffusion de nouvelles. Àcause du caractère récurent (mais pas forcément régulier)de la publication de ces feuilles d’information, on se mitalors à parler de « presse périodique », pour la distinguerde la presse non périodique qu’étaient les livres et autresbrochures, publiés une seule fois.

À un troisième niveau enfin, la Recommandation del’Unesco découpe la section « périodique » en deux nou-velles catégories de produits qu’elle appelle journal d’unepart, et… périodique de l’autre. C’est sans doute l’utilisa-tion d’un terme identique pour désigner à la fois un tout etsa partie qui entraîne, depuis toujours, une difficulté à cla-rifier le sens de l’un et l’autre terme (schéma 1).

Comment sont-ils définis l’un et l’autre ? Autrement dit, quelcritère fonde la différence entre journal et périodique ? L’hy-pothèse la plus plausible serait celle du critère de périodici-té, autrement dit, de la fréquence de publication (schéma2).

Selon l’Unesco, le journal « est une publication périodiquedestinée au grand public qui a essentiellement pour objetde constituer une source primaire d’information écrite surles événements d’actualité (…). Cela concerne donc : lesquotidiens, un journal qui rapporte principalement les évé-nements survenus dans les 24h précédant la mise souspresse, et les organes d’informations non quotidiens dontles nouvelles portent sur une période plus longue mais qui,en raison de leur caractère local ou pour d’autres raisonsconstituent pour leurs lecteurs une source primaire d’infor-mation générale ».

QUELLES FRONTIÈRES ENTRE

JOURNAL ET PÉRIODIQUE ?LAURENCE MUNDSCHAU

Quels critères fondent la différence entre journal et périodique ? Une Recommandation del’Unesco (1985) permet d’établir une série de traits distinctifs entre ces deux types de publica-tion. L’examen des caractéristiques propres au magazine, qui “colonise” l’ensemble de la pres-se européenne depuis les années 70, complète et nuance un tableau aux cloisons non radica-lement étanches.

M É T H O D O L O G I E

Schéma 1 : qu’est-ce qu’un imprimé ?

IMPRIMÉ

NON-PÉRIODIQUE PÉRIODIQUE

LIVRE JOURNAL PÉRIODIQUE

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D’après cette définition, le mot journal est d’abord unterme générique —le krant des néerlandophones. Ilrecouvre deux réalités distinctes en termes de périodicité. Ilest à la fois synonyme de quotidien (le dagblad des néer-landophones), défini plus loin par le texte de l’Unescocomme un journal qui paraît « au moins quatre fois parsemaine ».

Mais —et c’est tout à fait particulier— il désigne aussi lesnon-quotidiens (« les journaux paraissant deux ou trois foispar semaine, une fois par semaine, et moinsfréquemment »). Selon l’Unesco, la différence entre unjournal et un périodique ne se fonde donc pas sur un critè-re de… périodicité.

On aurait pourtant pu croire l’inverse, ne serait-ce quepour des raisons étymologiques et historiques. Ainsi, le mot« journal » est un adjectif datant du XIIe siècle « qui signi-fie “relatif à la journée, à chaque jour, journalier” »3. Leterme, substantifié, acquiert le sens synonyme de « quoti-dien » au 19e siècle à cause de l’extraordinaire dévelop-pement des périodiques à périodicités… quotidiennes.« Au 19e siècle, avec le développement rapide de la pres-se quotidienne, s’opérera une transposition curieuse ; à larevue, publication sérieuse à périodicité mensuelle ou plusespacée encore, et au magazine, publication récréative, engénéral hebdomadaire, s’opposera désormais le journal,qui procure, en principe, les nouvelles du jour »4.

L’Unesco privilégie bien sûr cette proximité des informa-tions rapportées en précisant qu’un journal rapporte« principalement les nouvelles survenues dans les 24h pré-cédant la mise sous presse ». Mais il ajoute que le journaltraite aussi d’informations survenues sur une période « pluslongue », ce que confirme d’ailleurs la nomenclature deréférencement proposée suite aux définitions. On y consta-te en effet qu’un journal non quotidien peut, nous l’avonscité plus haut, Êêtre publié « deux à trois fois par semaine,une fois par semaine, et moins fréquemment ».

Des éclaircissements sur la différence entre journaux etpériodiques ne peuvent non plus venir des fréquences deparution des périodiques. En effet, selon l’Unesco, les« périodiques sont des publications périodiques » (sic). Et,de la même façon que les journaux, la fréquence de paru-tion peut être, ou non, quotidienne. Seule différence entre

les deux catégories, que marque la nomenclature de réfé-rencement proposée : dans le cas des périodiques, la fré-quence de parution est beaucoup plus variée que du côtédes journaux. On trouve en effet une proposition de classe-ment plus détaillée, où huit niveaux s’étagent entre « deuxà trois fois par semaine » et «au moins une fois par an »

D’intérêt général

Si, selon l’Unesco, ce n’est pas la fréquence de parution quijoue au moment de distinguer journaux et périodiques,quel est le critère qui lui est hiérarchiquement supérieur ?Est-ce un critère se fondant sur le contenu (schéma 3) ?

À nouveau, une première lecture de la définition des jour-naux pourrait le laisser croire. La définition ci-dessus pré-cise en effet que les journaux, qu’ils soient quotidiens ounon, traitent « des événements d’actualité », que l’on asso-cie, par synonymie, aux « informations générales ». Onpourrait dès lors en déduire que les périodiques ne traitentpas d’actualité ou d’information générale. Par défaut, lespériodiques seraient donc ce que les journaux ne sont pas :ils seraient spécialisés, là où les journaux sont généralistes.

La définition de périodiques que propose l’UNESCO nepermet cependant pas de conclure aussi radicalement.« Les périodiques, écrit-elle, sont des publications pério-diques qui, soit traitent de sujets d’intérêt général, soit sontprincipalement consacrées à des études et informationsdocumentaires relatives à des questions particulières :législation, finances, commerce, médecine, mode, sports,etc. Cette définition englobe les journaux spécialisés, lesrevues, y compris les revues qui traitent d’événements del’actualité et ont pour objet de sélectionner, résumer oucommenter les faits déjà rapportés dans les journaux, lesmagazines et d’autres périodiques ». Ainsi, l’actualité et les« sujets d’intérêt général » ne sont pas exclus des pério-diques. Ce n’est donc pas le critère de contenu qui fondela distinction entre les deux paradigmes. Pour s’enconvaincre, il suffit de consulter la nomenclature de réfé-rencement des périodiques que propose l’Unesco et où elleenvisage une section « Magazines illustrés d’information etde reportage, ayant pour vocation principale d’apportersur l’actualité une information et un commentaire, et faisantune large part à l’illustration ».

JOURNAUX

QUOTIDIENS NON-QUOTIDIENS

4 OU +/SEM 2-3/SEM 1/SEM - D’1/SEM

PÉRIODIQUES

QUOTIDIENS NON-QUOTIDIENS

4 OU +/SEM DE 2-3/SEM À 1/AN

Schéma 2 : journaux et périodiques du point de vue de la fréquence de publication

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Donc, si l’on suit l’Unesco, ce qui fonde la différence entrejournaux et périodiques, c’est davantage une notion quel’on pourrait appeler le niveau de médiation (schéma 5).Cela suite à la distinction que la Recommandation opèreentre les « sources primaires » et les autres. En effet, préci-se celle-ci, le journal est une « source primaire d’informa-tion », tandis que les périodiques « ont pour objet de sélec-tionner, résumer ou commenter les faits déjà rapportés dansles journaux, magazines et autres périodiques ». Les pério-diques viennent donc en second, voire en troisième rang ; ilsretraitent une matière première fournie par les journaux, ouune matière « seconde » fournie par d’autres périodiques.

La Recommandation de l’Unesco permet finalement uneorganisation des publications médiatiques en deux para-digmes à faisceaux convergents (schéma 5). D’une part,nous avons les journaux qui ont un rythme de publicationquotidien ou non, mais de toute façon assez serré. Côtécontenu, ces journaux ne traitent jamais d’informationsspécialisés, mais bien d’information générale et d’actuali-té. Dans tous les cas, ils sont considérés comme des publi-cations « de première ligne » : ils sont la première —c’est-à-dire aussi la plus rapide— source d’information.

D’autre part (sans que l’on puisse dire « à l’opposé »), ontrouve les périodiques qui adoptent en général un rythme depublication moins serré, même si l’on peut, théoriquement, ytrouver des quotidiens. Du point de vue du contenu, cespériodiques sont tantôt spécialisés, tantôt généralistes, maisdans tous les cas considérés comme une publication réaliséeà partir de faits déjà rapportés par d’autres sources.

La colonisation par le magazine

Pour compléter cette organisation duale, mais aux cloisonsnon radicalement étanches entre journaux et périodiques,il faut également tenir compte de l’extraordinaire succèsd’un produit médiatique spécifique : le magazine. En effet,le magazine est une publication périodique dont les carac-téristiques propres —notamment visuelles— « colonisent »véritablement l’ensemble des publications, quel que soitleur rythme de publication, dès les années 70 en Europe.C’est en tout cas ce que montre le numéro de la revueRéseaux5 où Jean-Marie Charon se propose de définir lemagazine « par opposition au quotidien et à d’autresformes de périodiques » et selon cinq critères.

Voyons tout d’abord s’il existe une convergence entre lescaractéristiques évoquées précédemment comme propresaux périodiques, et les cinq critères qui participent à ladéfinition du magazine selon Charon. Cela même si, pré-cise ce dernier, « tous les magazines ne possèdent pas cescinq caractéristiques, mais l’ensemble de la presse maga-zine se retrouve à la convergence de celles-ci »6.

Une périodicité plus lâche. Le magazine possède bien lapériodicité relativement lâche des périodiques, à tout lemoins plus souvent lente que quotidienne : « hebdoma-daires, bimensuels, bimestriels, trimestriels et de plus enplus, en fait, mensuels »7.

Une segmentation du contenu et du public. Comme unebonne part des périodiques, le magazine diffuse un conte-nu plus souvent spécialisé que généraliste. En conséquen-ce, « il ne s’adresse pas au public, mais à des publics »8

ajoute Charon qui précise: « Dès son origine, la démarchedu magazine a été celle de la segmentation du public et dela thématisation de son contenu, là où le quotidien enten-dait s’adresser à l’ensemble du public sur tous les sujetspossibles »9. Malgré les difficultés que pose ce genre detypologie, l’on s’accorde actuellement à rassembler lespublications magazines autour de cinq grandes famillesthématiques « relativement homogènes »10 : la pressemagazine féminine (l’une des plus segmentée), la presse detélévision (la plus diffusée), la presse économique, la pres-se d’actualité répartie en deux sous-catégories, les maga-zines d’information et les magazines people, et enfin lapresse à centre d’intérêt ou de loisirs (sport, cinéma, pourjeunes…), elle aussi très fragmentée.

Schéma 3 : journaux et périodiques du point de vue ducontenu

JOURNAUX PÉRIODIQUES

GÉNÉRALISTE SPÉCIALISÉ > GÉNÉRALISTE

Schéma 4 : journaux et périodiques du point de vue duniveau de médiation

JOURNAUX PÉRIODIQUES

SOURCE PRIMAIRE SOURCE SECONDAIRE

ACTUALITÉ DE 1° LIGNE ACTUALITÉ DE 2°, 3° LIGNE

IMMÉDIATETÉ DISTANCIATION

Schéma 5 : les traits dominants des journaux et pério-diques selon la Recommandation de l’Unesco

CRITÈRES JOURNAUX PÉRIODIQUES

PÉRIODICITÉ PLUTÔT SERRÉE PLUTÔT LÂCHE

QUOT. > NON QUOT. NON QUOT. > QUOT.

CONTENU ET PUBLIC SOUVENT GÉNÉRALISTE SOUVENT SPÉCIALISÉ

NIVEAU DE MÉDIATION 1ÈRE LIGNE 2È LIGNE ET PLUS

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Cette segmentation a deux corollaires. Le premier, c’est qu’ils’établit un « contrat de lecture » entre chaque titre et sonlecteur. « Le magazine choisit son public et chaque lecteur achoisi son titre »11. Le quotidien généraliste actuel établitégalement un contrat de lecture avec son public, nuanceCharon. Mais dans ce cas, « il s’agit d’une acception trèsdifférente, faite de recherche d’éléments consensuels, sup-port de confort dans une relation qui se veut dans la durée,en fait pour la vie. Le contrat de lecture du magazine estplus précis, plus impliquant, plus actif »12, ajoute-t-il.

Le second corollaire est l’internationalisation du contenu(et, partant, du marché). « Une approche basée sur la seg-mentation et la définition (…) peut s’affranchir du lot com-mun de tous les médias de masse, les spécificités culturelles,institutionnelles, sociopolitiques de chaque marché natio-nal. Les quotidiens (…) n’ont de réalité que nationales,mêmes s’ils sont la propriété de groupes multinatio-naux »13. Dit autrement, « les news ne sont pas expor-tables », les contenus spécialisés, oui.

Une médiation de 2e ou 3e rang. Examinant tour à tour lerythme de publication et le contenu/public des magazines,Charon apporte un éclairage indirect sur la notion de« publication de 1ère, 2e ou 3e ligne » avancée lors del’analyse de la nomenclature de l’Unesco. En effet,explique-t-il, le fait qu’un magazine obéisse à un rythmede publication plus lent lui impose de concevoir son conte-nu « en décrochant du fil conducteur, du guide ou du gardefou de l’actualité (…). L’ensemble des médias d’information“chaude” partage en fait la même posture, celle du tri, del’analyse, du commentaire et de la hiérarchisation d’uneréalité —l’actualité— qui s’impose à eux. Les magazinesoccupent de ce point de vue une place à part, car ils doi-vent produire eux-mêmes, en quelque sorte, la réalité surlaquelle ils vont travailler »14. Les premiers, selon cettevision, sont en quelque sorte passifs face à la déferlanteactualité, leur action se situant dans la structuration de lavague d’information ; les seconds se doivent d’être créatifs.

Les magazines se savent mortels

Cette dualité « actualité qui s’impose/réalité que l’onconstruit » est à rapprocher, selon Charon, de la fameuseopposition « généraliste/spécialisé ». Du côté des médiasde masse —généralistes—, l’on a une vision « totalitaire » :« ils entendent traiter de tout pour tout le public »15. Certes,précise-t-il, « chaque titre (…) sait très bien qu’il ne captepas tout le public, mais il conçoit son contenu comme si lepublic auquel il s’adresse ne recourait qu’à lui »16. Lesmagazines au contraire « se pensent s’intégrant à un uni-vers de communication diversifié, dans lequel les médiaschauds ont eu la primeur du traitement du nombre des ques-tions qu’ils vont aborder »17. De ce point de vue, le maga-zine est donc une publication de second rang par rapport

aux journaux de première ligne. C’est une des raisons pourlesquelles, selon Charon, il naît —mais aussi, il meurt—beaucoup plus de magazines que de quotidiens : les pre-miers ne peuvent exister sans les seconds, l’inverse n’est pasvrai. Du côté des quotidiens « l’acharnement thérapeutiqueest la règle. Les magazines eux se savent mortels »18.

À ces trois caractéristiques définitoires du magazine, quiconfortent l’idée selon laquelle le magazine entre dans leparadigme des périodiques, Charon en ajoute deux, quidistinguent le magazine des autres types de périodiques.Surtout à ses débuts.

L’importance du visuel. Il semble que ce soit dans le choixdu support que le magazine innove fondamentalement parrapport aux autres formes de périodiques. Le magazineaccorde énormément d’importance au support et à sonaspect visuel. Il naît d’ailleurs de la disponibilité de papiersde belle qualité et du développement de techniques nou-velles qui permettent un meilleur usage de l’illustration puisde la photo et un mode d’impression au rendu beaucoupplus esthétique (couleur, mise en page). Du coup, note Cha-ron, « des démarches éditoriales donnant une place privilé-giée au visuel vont pouvoir s’épanouir. La photo, le dessinou l’illustration ne joueront plus alors un simple rôle d’ac-compagnement, du récit centré sur le texte, elles constituentun récit spécifique, parfois même le récit principal »19.

L’entreprise éditrice décentralisée. Là où les quotidiensobéissent généralement à un schéma de gestion de type« une entreprise, un titre, une diffusion nationale (ou régio-nale…), le magazine s’organise plutôt selon la structure « ungroupe, des cellules-titres, une diffusion multinationales20.« L’optimisation de l’économie du magazine s’opère princi-palement au sein de groupes. L’activité de ceux-ci consiste àvaloriser un ensemble de titres. Pour chacun d’eux, le grou-pe se centre exclusivement sur la conception éditoriale et ledéveloppement d’une stratégie commerciale en direction deslecteurs et des annonceurs. Tout le reste tend à être sous-trai-té auprès d’opérateurs qui potentiellement peuvent travaillerpour l’ensemble de cette forme de presse »21.

Ce type d’organisation a des incidences sur le personnel.Un magazine s’organise souvent autour d’un petit nombrede statutaires (direction, rédaction en chef) secondés de bonnombre de pigistes dont ce n’est pas forcément l’activitéprincipale. Un quotidien par contre compte sur des nom-breux journalistes professionnels attachés statutairement àla rédaction. La structure en réseau a également des inci-dences sur le produit : il a plus de facilités à s’internationa-liser. Nous l’avions pointé lors de l’examen du contenu : laspécialité périodique s’exporte facilement ; la généralitéquotidienne reste dans son univers linguistique et culturel debase. Nous en découvrons ici les causes structurelles : lepériodique peut compter sur ses ramifications pour s’expa-trier, le journal possède peu de relais vers l’étranger.

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Périodicité plus grande, qualité d’impression sur beaupapier avec mise en page soignée, place importante duvisuel et principalement la photographie, contenu spéciali-sé à destination d’une catégorie particulière du public…Ce résumé des caractéristiques propres au magazine sontcelles qui fondent son succès, au début des années 70. Lemagazine est alors à ce point « universellement établi »que l’historien Gilles Feyel parle de « colonisation » : « legenre magazine colonise désormais ce qu’il est convenud’appeler la presse périodique spécialisée grandpublic »22. C’est-à-dire les publications féminines, de télé-vision, d’économie et de loisirs. Il contamine également lespériodiques techniques et professionnels (presse d’entrepri-se, presse syndicale…) désormais « pénétrés par les for-mules magazines »23. Même la presse quotidienne endéclin y puise des idées de relance : « le genre est siconquérant qu’il a pénétré la presse quotidienne sousforme de suppléments hebdomadaires »24 généralistes(Figaro Magazine, L’événement du jeudi, Le Monde2) ouspécialisés (Madame Figaro). Bref, vingt ans après sonapparition, les périodiques sont définitivement “marqués”des traits propres au magazine.

Cinq critères d’examen

Nous pouvons dès lors compléter le tableau (schéma 6) descaractéristiques des journaux et périodiques, en renforçantplus particulièrement le paradigme « périodique » auquelappartient le magazine qui le phagocite. Le premier para-digme, relativement précis, est celui du journal, quasi syno-nyme de quotidien, et en tout cas représenté par des publi-cations à périodicité serrée. L’entreprise éditrice du journal,souvent centrée sur un titre phare, s’attache les services denombreux journalistes professionnels. L’actualité s’impose àce média de première ligne, au contenu essentiellementgénéraliste. Il obéit à une structure linéaire où l’illustrationest généralement un complément au service du texte. Cetexte s’écrit à destination du grand public sur du papier dequalité “journal”. Toutefois, par contamination avec lemagazine, il arrive au journal de publier des suppléments—des périodiques— à thématiques spécialisés et à fortemise en valeur visuelle.

Le second paradigme, plus flou, ne peut se définir paropposition stricte au premier. Il est constitué de périodiqueset obéit à des rythmes de publication plus lâche (même sil’on peut, théoriquement, y trouver des quotidiens). Dupoint de vue du contenu, les informations y sont tantôtgénéralistes, tantôt et plus souvent rassemblées thémati-quement en fonction d’un public cible. Diverses nomencla-tures considèrent ces magazines comme des médias spé-cialisés, « l’actualité » étant l’un des segments spécialisés àcôté de la presse féminine, de télévision, économique et « àcentre d’intérêts » (sport, cinéma, sciences…). En consé-quence, ces publications de second rang construisent le

réel dont ils traitent au départ d’une actualité dont ils n’ontpas la primeur. Contaminées par le magazine, la pluparts’impriment sur un papier de qualité et, grâce à leur gran-de maîtrise de l’image, combinent deux modes de récit oùle visuel est au moins aussi important que le textuel. L’en-treprise éditrice, décentralisée, utilise peu de personnelprofessionnel et statutaire.

1 Adoptée lors de la Conférence générale de l’Organisation des NationsUnies pour l’éducation, la science et la culture, réunie à Sofia du 8/10 au9/11 1985(http://unesdoc.unesco.org/images/0006/000684/068427f.pdf).

2 Les « pratiques modernes » alors envisagées ne tiennent pas compte de lamontée en puissance de l’édition en ligne, à partir de laquelle la notiond’« imprimé » serait à revoir.

3 St. BRABANT, « La triple naissance de la presse périodique », Revue de lapresse périodique, n°19, octobre 1993, « Spécial AJPBE 1983-1993 », p.74.

4 Idem, p. 84.5 Réseaux, n°105, vol. 19, spécial « La presse magazine », 2001.6 J.-M. CHARON, « Le magazine, un média à part entière », Réseaux n°105,

vol. 19, spécial « La presse magazine », 2001, p. 58.7 Idem.8 Idem, p. 65.9 Idem.10 N. SONNAC, « L’économie des magazines », Réseaux n°105, vol. 19, spé-

cial « La presse magazine », 2001, pp.82-86.11 J.-M. CHARON, « Le magazine, un média »…, op.cit., p. 67.12 Idem.13 Idem, p. 68.14 Idem, p. 61.15 Idem, p. 66.16 Idem.17 Idem.18 Idem, p.68.19 Idem, p.58.20 Aujourd’hui, de concentration en concentration, la presse quotidienne

entre également dans un schéma de gestion en réseau. Mais cette structu-re est le fruit d’une évolution qui a duré près de cinquante ans, alors quedu côté des magazines, le groupe est la structure originelle.

21 J.-M. CHARON, La presse magazine, Paris, La Découverte, 1999, p. 5.22 G. FEYEL, « Naissance, constitution progressive et épanouissement d’un

genre de presse aux limites floues : le magazine », Réseaux, n°105...,p. 40.

23 Idem, p. 41.24 Idem, p. 46.

Schéma 6 : cinq critères pour distinguer journaux et pério-diques

CRITÈRES JOURNAUX PÉRIODIQUES

PÉRIODICITÉ PLUTÔT SERRÉE PLUTÔT LÂCHE

QUOT > NON QUOT NON QUOT > QUOT

CONTENU ET PUBLIC SOUVENT GÉNÉRALISTE SOUVENT SPÉCIALISÉ

- difficilement exportable - exportable- tout public - public segmenté

NIVEAU DE MÉDIATION 1ÈRE LIGNE 2È LIGNE ET PLUS

SUPPORT NON MAGAZINE MAGAZINE

TEXTE > VISUEL VISUEL = TEXTUEL

ENTREPRISE

STRUCTURE - une entreprise,un titre, - un groupe, des titres- diffusion nationale - diffusion internationale

PERSONNEL - en nombre - peu nombreux- salariés > pigistes - pigistes > salariès- pros > non-pros. - non-pros > pros

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Alors que les tours du World Trade Center viennent à peinede s’effondrer, les médias du monde entier s’attellent à com-menter l’événement tragique. L’une des phrases qui revientle plus souvent est sans doute : « c’est comme dans un filmhollywoodien ». L’analogie n’est pas gratuite. Hollywood atoujours mis en scène des attaques terroristes spectaculaires.Ces attaques fictionnelles sont l’œuvre de terroristes irlan-dais, allemands, russes, mais le plus souvent arabes. Cesderniers sont même devenus des habitués des écrans holly-woodiens durant les trente dernières années en menaçantsystématiquement des citoyens américains en particulier,des Occidentaux en général.

Grâce au personnage du terroriste arabe, le cinéma holly-woodien nourrit constamment le mythe de la nation améri-caine en péril. Dans ce mythe, les États-Unis sont présentéscomme un pays d’innocents assiégés ou pris en otage, sansraison apparente, par des terroristes arabes. Cependant, lefait que les Américains soient en péril implique directementle besoin et la nécessité de les sauver. Cette mission de sau-vetage est dès lors confiée aux Marines ou aux héros invin-cibles dont Hollywood regorge (Rambo, John Maclane,Jack Ryan, James Bond, etc.) Le cinéma hollywoodien metfictivement en danger la nation américaine pour ainsi créerle héros qui va la sauver et exterminer le terroriste arabe.

La place qu’occupe le terroriste arabe dans les films holly-woodiens est avant tout un prétexte pour susciter la réactiondu héros. Le premier force le second à évoluer tout au longdu récit filmique et à faire ainsi avancer le récit. L’oppositiondes deux personnages n’est pas symétrique. Le terroristearabe est cantonné à un rôle périphérique d’opposant auhéros et ses motivations sont exposées de façon sommaireet souvent simpliste. À l’inverse, le personnage du héros —

seul vrai “sujet” du récit— fait preuve d’une certaine pro-fondeur. La présence du terroriste arabe sert essentiellementde faire-valoir au héros hollywoodien. Elle permet égale-ment à ce dernier de proclamer dans un éternel happy endles vertus morales des États-Unis d’Amérique.

Héros et terroristes : entre récit et conflit

Le lien qui unit le terroriste arabe et le héros hollywoodiendans les films américains est avant tout déterminé par desraisons narratives. La narration repose en effet sur la figureessentielle du conflit, car comme dit Yves Reuter, « les récitsfictionnels les plus lus ou les plus regardés témoignent del’importance du conflit (…). L’opposition bien vs mal est le“moteur” du récit, la condition de son expansion et la sour-ce de son intérêt »1. Le terroriste arabe (le Mal) et le héroshollywoodien (le Bien) vont “devoir” s’affronter pour que lerécit puisse fonctionner et progresser. Ce type de construc-tion concorde avec les observations de Reuter et nous pou-vons dire avec lui que le conflit opposant le terroriste arabeet le héros américain est « essentiel pour le jeu des émo-tions, des identifications et des projections »2. Dans ce sens,le personnage du terroriste arabe est un catalyseur drama-tique qui provoque des émotions spectatorielles avant toutnégatives (l’antipathie) tandis que le héros hollywoodienbénéficie d’une identification positive.

De ce fait, les différences fondamentales qui existent entre lepersonnage du terroriste arabe et du héros hollywoodiensont accentuées par l’instance filmique. Ils viennent toutd’abord de deux univers géographiques différents (leMoyen-Orient/les États-Unis), ils ont un physique différent(type arabe ou méditerranéen/type white anglo-saxon pro-

TERRORISTE ARABE VS HÉROSHOLLYWOODIEN

RACHID NAÏM

Bien qu’inédits, les attentats du 11 septembre laissent aux (télé)spectateurs une étrangeimpression de déjà-vu… sur les écrans hollywoodiens. Depuis plus de trente ans, le cinémaaméricain utilise le terroriste arabe comme un méchant tout désigné pour affronter le hérosaméricain. Au fil des films du genre, Hollywood a créé le mythe d’une Amérique innocenteprise en otage par le terrorisme arabe et ce, bien avant l’utilisation d’une telle rhétorique dansles discours de la Maison Blanche.

Rachid Naïm est doctorand à la V.U.B.

V A R I A

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testant), leurs actions sont totalement différentes (l’un prenden otage l’Amérique/l’autre veut la sauver), etc. Les filmsmettant en scène des terroristes arabes —qui sont souventdes films populaires ou de série B— utilisent même une dif-férenciation manichéenne de ces deux personnages. AndréGardies remarque que « dans nombre de films affichant ungrand souci de lisibilité, le sujet, par exemple, sera nettementdistingué de son opposant par le costume (voir le trench-coatdu thriller américain ou la symbolique vestimentaire du wes-tern), par la gestuelle, par la maîtrise de la parole… »3.

Dans quelques-uns de ces films, la symbolique vestimentairepeut même prendre la forme d’un manichéisme des coloris :clairs pour le héros et obscurs pour le terroriste arabe. Toutconcourt à différencier ces deux personnages. Mais ces dif-férences apparentes convergent vers l’unité de “l’objet”poursuivi : le citoyen américain. L’un veut le prendre enotage, l’autre va essayer de le sauver. Mais souvent cet“objet” s’estompe ou perd de son importance pour laisser laplace au véritable moteur du récit : le conflit, « comme si,remarquent Greimas et Courtès, le pur conflit devenait dansleur relation l’élément dominant »4.

Figures génériques du héros hollywoodien

Le héros hollywoodien est une figure générique qui peutrevêtir plusieurs aspects. Elle peut être collective ou indivi-duelle, masculine ou féminine, etc. Le héros peut être alorsun homme de type WASP comme dans les films InvasionU.S.A., The Delta Force, Patriot Games, Navy SEALs, UnderSiege 2 : Dark Territory, True Lies, etc. Face aux terroristesarabes, une femme peut également s’investir dans ce rôled’héroïne : Hell Squad, G. I. Jane, Courage Under Fire,…

Hollywood crée même parfois au sein de cette figure géné-rique du héros un groupe multiracial comme dans ExecutiveDecision où un Latino-Américain, un Asiatique, un Afro-Américain et un Blanc constituent une force de frappe effi-cace qui va libérer les otages d’un avion de ligne détourné.Le héros peut également être un Afro-Américain qui est des-tiné à sauver l’Amérique dans des films comme Best Defen-se, Iron Eagle, Executive Decision, The Siege, Rules of Enga-gement. Dans cette dernière production, le héros (joué parl’acteur noir Samuel L. Jackson), dans un crescendo musicalet émotionnel, ordonne de tirer sur les civils qui manifestaientautour de l’ambassade américaine au Yémen. Le résultat dela tuerie sera de 83 morts, mais l’instance filmique va faireacquitter le soldat héroïque parce qu’il a « sauvé des Amé-ricains » (le personnel de l’ambassade).

Le cas de James Bond

Le héros hollywoodien s’investit de la noble mission de faireéchec aux plans diaboliques du terroriste arabe. D’ailleurs,les différents héros dont regorgent les productions hollywoo-

diennes réussissent systématiquement cette mission. Les filmsde la série des James Bond constituent d’excellents exemplesde cette réussite du héros. Cette quintessence du héros occi-dental figure dans pas moins de cinq films ayant un rapportavec des thématiques négatives liées à l’univers arabe. Dia-monds are Forever (1971), The Man with the Golden Gun(1974), The Spy Who Loved Me (1977), Never Say NeverAgain (1983) ou encore The Living Daylights (1987).

Dans The Man with the Golden Gun, l’agent 007 apprendqu’un collègue est mort au Liban dans les mains d’une dan-seuse. Il arrive à Beyrouth et dans un bar, il est attaqué pardes tueurs arabes… Finalement, il démontre que des richespotentats du pétrole essayent d’arrêter, par tous les moyens,les recherches sur l’énergie solaire et sauve le monde “libre”de cette menace. Dans The Spy Who Loved Me, aucun per-sonnage de terroriste arabe n’est présent, mais le décor estplanté en Égypte pour des besoins exotiques. La mêmeremarque peut s’appliquer à The Living Daylights, où leMaroc semble être une terre hostile pour Bond que la policemarocaine va pourchasser sur les toits de Tanger.

En analysant la série des James Bond de Ian Fleming,Umberto Eco signale que cet auteur ne définit pas ses per-sonnages de telle ou telle façon par suite d’une décisionidéologique mais par pure exigence rhétorique. « Rhéto-rique s’entend ici dans le sens originaire que lui a donnéAristote : un art de persuader qui doit s’appuyer, pour fon-der des raisonnements croyables […] c’est-à-dire sur leschoses que pense la majorité des gens »5. Ainsi, les person-nages d’agresseurs de la série des James Bond ont des nomspropres très significatifs répondant à des stéréotypes et desclichés impliquant des valeurs négatives (aux yeux de la cul-ture destinataire) : Red (communiste), Goldfinger (obsédé del’or), Grant (argent), Le chiffre (le jeu), Jaws (requins), « onpeut encore ajouter le docteur No avec la symbolique que lemot exprime »6.

Cette rhétorique, dont parle Eco, est applicable également àNever Say Never Again d’Irvin Kershner, le seul film de lasérie à présenter une terroriste arabe. Cette dernière prendle nom de Fatima Blush qui comporte la connotation symbo-lique de la couleur rouge (blush), couleur à la fois du com-munisme et de la honte. Le personnage de Fatima est en faitune assistante du méchant principal, le Spectre. Cette terro-riste est sur le point d’actionner deux bombes nucléaires etde tuer ainsi des millions d’innocents quand elle est arrêtéepar l’agent 007. Fatima est une femme brutale et impla-cable. Lorsque Bond la tue froidement, le spectateur n’a pasd’empathie pour la terroriste que l’instance filmique a affu-blée de multiples caractéristiques négatives et haïssables.Son meurtre devient finalement une sorte de punition mora-le où le Bien (Bond) triomphe sur le Mal (Fatima, Spectre.)

Never Say Never Again est le remake d’un autre film de lasérie des James Bond, Thunderball, réalisé par TerenceYoung en 1965. La trame narrative est restée plus ou moins

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identique, à la différence —notable— près que dans le filmoriginal, on ne trouve aucun personnage arabe. Dénuée depertinence narrative, l’introduction d’un rôle “ethnique” dansle remake de 1983 a peut-être une justification historique :entre 1965 et 1983, plusieurs événements (les guerres israé-lo-arabes, le choc pétrolier, etc.) se sont déroulés. Never SayNever Again sort dans les années 80 au milieu d’une sériede films américains dans lesquels le personnage de l’arabe,en l’occurrence le terroriste, tient la vedette. James Bond, unhéros idéologique par excellence, se devait de combattreFatima, la porte-parole du terrorisme arabe, pour ainsi reflé-ter le combat de « l’Occident contre le terrorisme ».

Les terroristes hollywoodiens sont pour la plupart palesti-niens, à moins qu’ils ne soient d’origine libanaise, syrienneou libyenne. Dans tous les cas, l’instance filmique multiplieles références génériques à leur appartenance arabe7 (TerrorSquad, Cast a Giant Shadow, Death Before Dishonor, Dead-line, la série des The Delta Force, Double Edge, True Lies,etc.). Parfois, le nom de l’espace géographique d’origine desterroristes est complètement fictif (El Ohtar dans Protocol8, larépublique imaginaire d’Ishtar dans Ishtar ou encore El Kha-rem dans Iron Eagle). Mais quoi qu’imaginaires, ces espacessont facilement assimilables au Moyen-Orient puisque lesfigurants parlent arabe et s’habillent de la même façon queles gens de cette région.

Portrait iconographique du terroriste arabe

Le personnage du terroriste arabe est généralement unhomme (à quatre exceptions féminines9 près) d’une trentained’années qui a une peau basanée, des yeux noirs ou mar-rons, un nez bien apparent, une dentition abîmée ou enphase de l’être. Il peut être de grande taille et affiche unebarbe noire ou un visage mal rasé. Parlant un anglais avecun accent arabe fort prononcé, le terroriste ne s’exprime quepour dire des banalités ou pour proférer des menacesbruyantes à l’égard des otages ou du héros hollywoodien. Ilne possède pas le moindre sens de l’humour. Il ne souritjamais ou alors il ricane très bruyamment et apprécie moinsque tout l’humour du héros américain. Le personnage du ter-roriste arabe porte souvent des tenues de militaires ou deshabits ethniques traditionnels. Quand il est habillé à l’occi-dentale, il n’est jamais élégant et ses vêtements sont souventsales. Exhibant souvent des lunettes noires, même pendant lanuit, le terroriste arabe habite des endroits obscurs et malfamés. L’un des détails vestimentaires qui revient le plus sou-vent est sans doute le keffieh. Ce détail a toute son impor-tance puisqu’il permet à l’instance filmique (notamment celledes films du studio israélo-américain Cannon Films) d’éviterde nommer les Palestiniens mais, en même temps, de mon-trer explicitement l’appartenance ethnique et géographiquede ceux qui portent cet artifice vestimentaire.

Cette iconographie (keffieh, lunettes noires, treillis…) va deve-nir une sorte de “kit” de terroriste arabe. Ce dernier ressortdans les films populaires (la série des The Delta Force ou

encore la série des Iron Eagle) pour éviter les longues expli-cations sur les éventuelles motivations des personnages. Pourbien fonctionner, ce kit requiert l’existence d’un savoir parta-gé entre l’instance filmique et le spectateur. Et quand ce der-nier pénètre dans le genre hollywoodien du film de terroristes,son background cinématographique personnel l’a déjà pré-paré à reconnaître ce kit. Ce type de films « fonctionnecomme un code commun à l’émetteur et au récepteur, qui res-treint et prédétermine l’attente de ce dernier en lui imposantdes lignes de moindre résistance (prévisibilité totale) »10.

Dans le cinéma hollywoodien, le personnage du terroristearabe n’est qu’un avatar de la représentation négative géné-rale qui touche l’Arabe. Il en est même la caricature suprême.Face au héros hollywoodien, le terroriste arabe n’a pas derevendication politique digne de ce nom. Sa violence est gra-tuite et n’a aucune visée diplomatique. De plus, celle-ci s’abatessentiellement sur des civils innocents. Le héros américain estla seule réponse possible face à ce personnage sinistrepuisque le premier arrive à mettre fin aux desseins maléfiquesdu second. Le courage et la bravoure de l’un contrastent avecla lâcheté et la perfidie de l’autre. Le héros hollywoodien estle garant de la stabilité de l’american way of life. Il est censéprotéger la sphère privée (la famille) et la sphère publique (lepays, les installations fédérales…) Son éternelle réussite faceau terroriste arabe est souvent mise en scène pour donner àsa victoire une dimension nationale et patriotique.

Et c’est peut-être là ce qui a tant choqué l’opinion publiqueaméricaine (et internationale) lors des attentats du 11 sep-tembre, au-delà de leur effroyable et spectaculaire violenceet du nombre élevé des victimes. Ce qui a frappé, c’est peut-être l’absence flagrante d’un héros hollywoodien providen-tiel. Maclane, Ryan ou encore Bond ne se sont pas présentésau dernier moment pour sauver les innocentes victimescomme ils l’ont déjà fait respectivement dans Die Hard,Patriot Games ou encore Never Say Never Again.

1 Y. REUTER, « Personnages et conflits dans le récit, éléments de réflexion »,in Cahiers de Recherche en didactique du Français, Université B. Pascal etCRDP de Clermont-Ferrand, p. 9.

2 Y. REUTER, Idem., p. 7.3 A. GARDIES, Le récit filmique, Hachette, Paris, 1993, p. 60.4 A. J. GREIMAS et J. COURTÈS, Dictionnaire raisonné de la théorie du langa-

ge, Hachette, Paris, 1979, p. 14.5 U. ECO, « James Bond : une combinatoire narrative » in Communications

8, Seuil, Paris, 1966, p. 91.6 Ibidem.7 C’est une constante dans les coproductions américano-israéliennes ou

dans les films hollywoodiens tournés en Israël. Le fait de les appeler« Palestiniens » implique une nationalité et donc un droit à un pays. Tan-dis que le terme « Arabes » les rattache forcément à un ensemble ethniquegénérique issu de plusieurs pays qui entourent Israël. Plusieurs auteursdont Édward Said et Jack G. Shaheen partagent cet avis en citant plu-sieurs films comme Cast a Giant Shadow, Exodus, Judith ou encore la plu-part des films du studio Cannon Films.

8 Protocol (1984) est un film du studio israélo-américain Cannon Films quia produit, à lui seul, presque la moitié des films de terroristes arabes. Lenom du pays imaginaire El Ohtar est un jeu de mot insidieux qui se lit àl’envers Rat Hole (trou de rat).

9 Nila, la terroriste égyptienne de Federal Agents vs Underwold, Inc.(1948),Dahlia, la terroriste germano-palestinienne de Black Sunday (1977), Shak-ka, la terroriste marocaine de Nighthawks (1981) ou encore Fatima Blush,la terroriste qui défie James Bond dans Never Say Never Again (1983).

10 Ph. HAMON, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétiquedu Récit, Paris, Seuil, p. 158.

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SOMMAIRE■ D O S S I E R : I rak – É ta t s -Unis , coordonné par Gaë l le Rony

“Avec ou contre nous” (p. 3)Gaëlle Rony

La petite Belgique contre l’empire américain (p. 5)Marc Lits

Dans la presse britannique : tabloïds contre grands formats (p. 7)Jerry Palmer et Giorgos Alimonosa

Presse française : la construction symbolique de la solidarité (p. 10)Bernard Lamizet

Presse israélienne : “un peuple qui demeure à l’écart” (p. 13)Ruth Bensmihan

Presse algérienne : l’arme de la religion (p. 16)Omar Belkheir

Une guerre annoncée par Al-Jazira (p. 18)Olfa Lamloum

Presse chilienne : un petit caillou dans la chaussure de Goliath (p.21)Bernardo Amigo Latorre

Presse burkinabè : le reflet de la France (p. 25)Serge Balima et Véronique Duchenne

Presse américaine : autisme et néo-conservatisme (p. 30)Jean-Paul Marthoz

Les USA, cet outsider (p. 35)Gaëlle Rony

■ G R A N D R É C I T

Une guerre de journalistes (p. 38)Marc Lits

■ R U B R I Q U E S

VIE DES MÉDIAS : la fin de Bruxelles-Capitale (p. 43)Frédéric Antoine

MÉTHODOLOGIE : quelles frontières entre journal et périodique ? (p. 48)Laurence Mundschau

■ V A R I A

Terroriste arabe vs héros hollywoodien (p. 53)Rachid Naïm

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