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Jacques le fataliste et son matreDiderot, Denis
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Comment s'taientils rencontrs ? Par hasard, commetout le monde.
Comment s'appelaientils ? Que vous importe ? D'ovenaientils ? Du
lieu le plus prochain. O allaientils ? Estce que l'onsait o
l'on va ? Que disaientils ? Le matre ne disait rien;et Jacques
disait que son capitaine disait que tout ce qui nousarrive de
bien et de mal icibas tait crit lhaut.
LE MATRE: C'est un grand mot que cela.
JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque ballequi partait d'un
fusil avait son billet.
LE MATRE: Et il avait raison...
Jacques le fataliste et son matre
1
Aprs une courte pause, Jacques s'cria: "Que le diableemporte le
cabaretier et son cabaret !
LE MATRE: Pourquoi donner au d iable sonprochain ? Cela n'est pas
chrtien.
JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de sonmauvais vin,
j'oublie de mener nos chevaux l'abreuvoir. Mon pres'en
aperoit; il se fche. Je hoche de la tte; il prend unbton et
m'en frotte un peu durement les paules. Un rgimentpassait pour
aller au camp devant Fontenoy; de dpit je m'enrle.Nous
arrivons; la bataille se donne.
LE MATRE: Et tu reois la balle ton adresse.
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: Vous l'avez devin; un coup de feu augenou; et Dieu sait
les bonnes et mauvaises aventures amenes par ce coupde feu.
Elles se tiennent ni plus ni moins que les chanonsd'une
gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je croisque je
n'aurais t amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MATRE: Tu as donc t amoureux ?
JACQUES: Si je l'ai t !
LE MATRE: Et cela par un coup de feu ?
JACQUES: Par un coup de feu.
LE MATRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES: Je le crois bien.
LE MATRE: Et pourquoi cela ?
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: C'est que cela ne pouvait tre dit ni plustt ni plus
tard.
LE MATRE: Et le moment d'apprendre ces amoursestil venu ?
JACQUES: Qui le sait ?
LE MATRE: A tout hasard, commence toujours..."
Jacques commena l'histoire de ses amours. C'taitl'aprsdner:
il faisait un temps lourd; son matre s'endormit. La nuitles
surprit au milieu des champs; les voil fourvoys.Voil le matre
dans une colre terrible et tombant grands coups defouet sur
son valet, et le pauvre diable disant chaque coup:"Celuil
tait apparemment encore crit lhaut..."
Jacques le fataliste et son matre
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Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, etqu'il ne
tiendrait qu' moi de vous faire attendre un an, deuxans, trois
ans, le rcit des amours de Jacques, en le sparant deson matre
et en leur faisant courir chacun tous les hasards qu'ilme
plairait. Qu'estce qui m'empcherait de marier lematre et de le
faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les les ? d'yconduire son
matre ? de les ramener tous les deux en France sur lemme
vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Maisils en seront
quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vouspour ce
dlai.
Jacques le fataliste et son matre
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L'aube du jour parut. Les voil remonts sur leurs bteset
poursuivant leur chemin. Et o allaientils ? Voil laseconde fois
que vous me faites cette question, et la seconde foisque je vous
rponds: Qu'estce que cela vous fait ? Si j'entame lesujet de
leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allrentquelque
temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis deson chagrin,
le matre dit son valet: "Eh bien, Jacques, o entionsnous de
tes amours ?
JACQUES: Nous en tions, je crois, la droute del'arme
ennemie. On se sauve, on est poursuivi, chacun pense soi. Je
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reste sur le champ de bataille, enseveli sous le nombredes morts
et des blesss, qui fut prodigieux. Le lendemain on mejeta, avec
une douzaine d'autres, sur une charrette, pour treconduit un
de nos hpitaux. Ah ! Monsieur, je ne crois pas qu'il yait de
blessures plus cruelles que celle du genou.
LE MATRE: Allons donc, Jacques, tu te moques.
JACQUES: Non, pardieu, monsieur, je ne me moquepas ! Il y a l je
ne sais combien d'os, de tendons, et bien d'autreschoses qu'ils
appellent je ne sais comment..."
Une espce de paysan qui les suivait avec une fille qu'ilportait
en croupe et qui les avait couts, prit la parole et dit:
Jacques le fataliste et son matre
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Monsieur a raison...
On ne savait qui ce monsieur tait adress, mais il futmal pris
par Jacques et par son matre; et Jacques dit cetinterlocuteur
indiscret: "De quoi te mlestu ?
Je me mle de mon mtier; je suis chirurgien votreservice, et
je vais vous dmontrer..."
La femme qu'il portait en croupe lui disait: "Monsieurle docteur,
passons notre chemin et laissons ces messieurs quin'aiment pas
qu'on leur dmontre.
Non, lui rpondit le chirurgien, je veux leurdmontrer, et je
leur dmontrerai..."
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Et, tout en se retournant pour dmontrer, il pousse sacompagne,
lui fait perdre l'quilibre et la jette terre, un pied prisdans
la basque de son habit et les cotillons renverss sur satte.
Jacques descend, dgage le pied de cette pauvrecrature et lui
rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il commena parrabaisser les
jupons ou par dgager le pied; mais juger de l'tat decette
femme par ses cris, elle s'tait grivement blesse. Et lematre
de Jacques disait au chirurgien: "Voil ce que c'est quede
dmontrer."
Et le chirurgien: "Voil ce que c'est de ne vouloir pasqu'on
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dmontre!..."
E t Jacques l a f emme tombe ou ramasse :"Consolezvous, ma
bonne, il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le
docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon matre:c'est qu'il
tait crit lhaut qu'aujourd'hui, sur ce chemin, l'heure qu'il
est, M. le docteur serait un bavard, que mon matre etmoi nous
serions deux bourrus, que vous auriez une contusion la tte et
qu'on vous verrait le cul..."
Que cette aventure ne deviendraitelle pas entre mesmains, s'il
me prenait en fantaisie de vous dsesprer ! Jedonnerais de
Jacques le fataliste et son matre
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l'importance cette femme; j'en ferais la nice d'uncur du
village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; jeme
prparerais des combats et des amours; car enfin cettepaysanne
tait belle sous le linge. Jacques et son matre s'entaient
aperus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasionaussi
sduisante. Pourquoi Jacques ne deviendraitil pasamoureux une
seconde fois ? Pourquoi ne seraitil pas une secondefois le rival
et mme le rival prfr de son matre ? Estce quele cas lui
tait dj arriv ? Toujours des questions.
Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le rcitde ses
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amours ? Une bonne fois pour toutes, expliquezvous;cela vous
feratil, cela ne vous feratil pas plaisir ? Si celavous fera
plaisir, remettons la paysanne en croupe derrire sonconducteur,
laissonsles aller et revenons nos deux voyageurs.Cette foisci
ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit son matre:
"Voil le train du monde; vous qui n'avez t bless devotre vie
et qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou,vous me
soutenez, moi qui ai eu le genou fracass et qui boitedepuis
vingt ans...
LE MATRE: Tu pourrais avoir raison. Mais cechirurgien
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impertinent est cause que te voil encore sur unecharrette avec
tes camarades, loin de l'hpital, loin de ta gurison etloin de
devenir amoureux.
JACQUES: Quoi qu'il vous plaise d'en penser, ladouleur de mon
genou tait excessive; elle s'accroissait encore par laduret de
la voiture, par l'ingalit des chemins, et chaquecahot je
poussais un cri aigu.
LE MATRE: Parce qu'il tait crit lhaut que tucrierais ?
JACQUES: Assurment ! Je perdais tout mon sang,et j'tais un homme
mort si notre charrette, la dernire de la ligne, ne se ft
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arrte devant une chaumire. L, je demande descendre; on me
met terre. Une jeune femme, qui tait debout laporte de la
chaumire, rentra chez elle et en sortit presque aussittavec un
verre et une bouteille de vin. J'en bus un ou deux coups la
hte. Les charrettes qui prcdaient la ntre dfilrent.On se
disposait me rejeter parmi mes camarades, lorsque,m'attachant
fortement aux vtements de cette femme et tout cequi tait
autour de moi, je protestai que je ne remonterais pas etque,
mourir pour mourir, j 'aimais mieux que ce ft l'endroit o
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j'tais qu' deux lieues plus loin. En achevant ces mots,je
tombai en dfaillance. Au sortir de cet tat, je metrouvai
dshabill et couch dans un lit qui occupait un descoins de la
chaumire, ayant autour de moi un paysan, le matre dulieu, sa
femme, la mme qui m'avait secouru, et quelques petitsenfants. La
femme avait tremp le coin de son tablier dans duvinaigre et m'en
frottait le nez et les tempes.
LE MATRE: Ah ! malheureux ! ah ! coquin...Infme, je te vois
arriver.
JACQUES: Mon matre, je crois que vous ne voyezrien.
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LE MATRE: N'estce pas de cette femme que tu vasdevenir
amoureux ?
JACQUES: Et quand je serais devenu amoureuxd'elle, qu'estce
qu'il y aurait dire ? Estce qu'on est matre dedevenir ou de ne
pas devenir amoureux ? Et quand on l'est, estonmatre d'agir
comme si on ne l'tait pas ? Si cela et t critlhaut, tout ce
que vous vous disposez me dire, je me le serais dit; jeme
serais soufflet; je me serais cogn la tte contre lemur; je me
serais arrach les cheveux: il n'en aurait t ni plus nimoins,
et mon bienfaiteur et t cocu.
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LE MATRE: Mais en raisonnant ta faon, il n'y apoint de crime
qu'on ne commt sans remords.
JACQUES: Ce que vous m'objectez l m'a plus d'unefois chiffonn
la cervelle; mais avec tout cela, malgr que j'en aie, j'en
reviens toujours au mot de mon capitaine: Tout ce quinous arrive
de bien et de mal icibas est crit lhaut. Savezvous,monsieur,
quelque moyen d'effacer cette criture ? Puisje n'trepas moi ? Et
tant moi, puisje faire autrement que moi ? Puisjetre moi en un
autre ? Et depuis que je suis au monde, y atil eu unseul instant
o cela n'ait t vrai ? Prchez tant qu'il vous plaira,vos
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raisons seront peuttre bonnes; mais s'il est crit enmoi ou
l hau t que j e l e s t rouvera i mauva i ses , quevoulezvous que j'y
fasse ?
LE MATRE: Je rve une chose: c 'est s i tonbienfaiteur et t
cocu parce qu'il tait crit lhaut; ou si cela tait crit
lhaut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur ?
JACQUES: Tous les deux taient crits l'un ct del'autre. Tout
a t crit la fois. C'est comme un grand rouleauqu'on dploie
petit petit."
Vous concevez, lecteur, jusqu'o je pourrais poussercette
conversation sur un sujet dont on a tant parl, tant critdepuis
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deux mille ans, sans en tre d'un pas plus avanc. Sivous me
savez peu de gr de ce que je vous dis, sachez m'enbeaucoup de ce
que je ne vous dis pas.
Tandis que nos deux thologiens disputaient sanss'entendre, comme
il peut arriver en thologie, la nuit s'approchait. Ils
traversaient une contre peu sre en tout temps, et quil'tait
bien moins encore alors que la mauvaise administrationet la
misre avaient multipli sans fin le nombre desmalfaiteurs. Ils
s'arrtrent dans la plus misrable des auberges. Onleur dressa
deux lits de sangle dans une chambre ferme decloisons
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entrouvertes de tous les cts. Ils demandrent souper. On leur
apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourn.L'hte,
l'htesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre.Ils
entendaient ct d'eux les ris immodrs et la joietumultueuse
d'une douzaine de brigands qui les avaient prcds etqui
s'taient empars de toutes les provisions. Jacques taitassez
tranquille; il s'en fallait beaucoup que son matre le ftautant.
Celuici promenait son souci de long en large, tandisque son
valet dvorait quelques morceaux de pain noir, etavalait en
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grimaant quelques verres de mauvais vin. Ils entaient l,
lorsqu'ils entendirent frapper leur porte; c'tait unvalet que
ces insolents et dangereux voisins avaient contraintd'apporter
nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous lesos d'une
volaille qu'ils avaient mange. Jacques, indign, prendles
pistolets de son matre.
"O vastu ?
Laissezmoi faire.
O vastu ? te disje.
Mettre la raison cette canaille.
Saistu qu'ils sont une douzaine ?
Fussentils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est crit
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lhaut qu'ils ne sont pas assez.
Que le diable t 'emporte avec ton impertinentdicton ?..."
Jacques s'chappe des mains de son matre, entre dansla chambre
de ces coupejarrets, un pistolet arm dans chaquemain. "Vite,
qu'on se couche, leur ditil, le premier qui remue je luibrle la
cervelle..." Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces
coquins, qui prisaient autant la vie que d'honntes gens,se
lvent de table sans souffler mot, se dshabillent et secouchent.
Son matre, incertain sur la manire dont cette aventurefinirait,
l'attendait en tremblant. Jacques rentra charg desdpouilles de
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ces gens; il s'en tait empar pour qu'ils ne fussent pastents
de se relever; il avait teint leur lumire et ferm double tour
leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets."A
prsent, monsieur, ditil son matre, nous n'avonsplus qu'
nous barricader en poussant nos lits contre cette porte,et
dormir paisiblement..." Et il se mit en devoir depousser les
lits, racontant froidement et succinctement son matrele dtail
de cette expdition.
LE MATRE: Jacques, quel diable d'homme estu !Tu crois donc...
JACQUES: Je ne crois ni ne dcrois.
Jacques le fataliste et son matre
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LE MATRE: S'ils avaient refus de se coucher ?
JACQUES: Cela tait impossible.
LE MATRE: Pourquoi ?
JACQUES: Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MATRE: S'ils se relevaient ?
JACQUES.: Tant pis ou tant mieux.
LE MATRE: Si... si... si... et...
JACQUES: Si, si la mer bouillait, il y aurait, commeon dit, bien
des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout l'heure vous
avez cru que je courais un grand danger et rien n'taitplus faux;
prsent vous vous croyez en grand danger, et rienpeuttre
n'est encore plus faux. Tous, dans cette maison, nousavons peur
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les uns des autres; ce qui prouve que nous sommes tousdes sots...
Et, tout en discourant ainsi, le voil dshabill, couchet
endormi. Son matre, en mangeant son tour unmorceau de pain
noir, et buvant un coup de mauvais vin, prtait l'oreilleautour
de lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: "Queldiable
d'homme estce l!..." A l'exemple de son valet, lematre
s'tendit aussi sur son grabat, mais n'y dormit pas demme. Ds
la pointe du jour, Jacques sentit une main qui lepoussait;
c'tait celle de son matre qui l'appelait voix basse:"Jacques !
Jacques !
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: Qu'estce ?
LE MATRE: Il fait jour.
JACQUES: Cela se peut.
LE MATRE: Lvetoi donc.
JACQUES: Pourquoi ?
LE MATRE: Pour sortir d'ici au plus vite.
JACQUES: Pourquoi ?
LE MATRE: Parce que nous y sommes mal.
JACQUES: Qui le sait, et si nous serons mieuxailleurs ?
LE MATRE: Jacques !
JACQUES: Eh bien, Jacques ! Jacques ! quel diabled'homme tesvous ?
LE MATRE: Quel diable d'homme estu ? Jacques,mon ami, je t'en
prie."
Jacques le fataliste et son matre
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Jacques se frotta les yeux, billa plusieurs reprises,tendit
les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa leslits,
sortit de la chambre, descendit, alla l'curie, sella etbrida
les chevaux, veilla l'hte qui dormait encore, paya ladpense,
garda les clefs des deux chambres; et voil nos genspartis.
Le matre voulait s'loigner au grand trot; Jacquesvoulait aller
le pas, et toujours d'aprs son systme. Lorsqu'ilsfurent une
assez grande distance de leur triste gte, le matre,entendant
quelque chose qui rsonnait dans la poche de Jacques,lui demanda
Jacques le fataliste et son matre
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ce que c'tait: Jacques lui dit que c'taient les deuxclefs des
chambres.
LE MATRE: Et pourquoi ne les avoir pas rendues ?
JACQUES: C'est qu'il faudra enfoncer deux portes;celle de nos
voisins pour les tirer de leur prison, la ntre pour leurdlivrer
leurs vtements; et que cela nous donnera du temps.
LE MATRE: Fort bien, Jacques ! mais pourquoigagner du temps ?
JACQUES: Pourquoi ? Ma foi, je n'en sais rien.
LE MATRE: Et si tu veux gagner du temps, pourquoialler au petit
pas comme tu fais ?
JACQUES: C'est que, faute de savoir ce qui est critlhaut, on
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ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa
fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'estsouvent
qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantt bien,tantt mal.
LE MATRE: Pourraistu me dire ce que c'est qu'unfou, ce que
c'est qu'un sage ?
JACQUES: Pourquoi pas ?... un fou... attendez... c'estun homme
malheureux; et par consquent un homme heureux estsage.
LE MATRE: Et qu'estce qu'un homme heureux oumalheureux ?
JACQUES: Pour celuici, il est ais. Un hommeheureux est celui
dont le bonheur est crit lhaut; et par consquentcelui dont le
Jacques le fataliste et son matre
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malheur est crit lhaut, est un homme malheureux.
LE MATRE: Et qui estce qui a crit lhaut lebonheur et le
malheur ?
JACQUES: Et qui estce qui a fait le grand rouleau otout est
crit ? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait biendonn un
petit cu pour le savoir; lui, n'aurait pas donn uneobole, ni
moi non plus; car quoi cela me serviraitil ? Enviteraisje
pour cela le trou o je dois m'aller casser le cou ?
LE MATRE: Je crois que oui.
JACQUES: Moi, je crois que non; car il faudrait qu'ily et une
ligne fausse sur le grand rouleau qui contient vrit, quine
Jacques le fataliste et son matre
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contient que vrit, et qui contient toute vrit. Il seraitcrit
sur le grand rouleau: Jacques se cassera le cou teljour, et
Jacques ne se casserait pas le cou ? Concevezvousque cela se
puisse, quel que soit l'auteur du grand rouleau ?
LE MATRE: Il y a beaucoup de choses direldessus...
JACQUES: Mon capitaine croyait que la prudence estune
supposition, dans laquelle l'exprience nous autorise regarder
les circonstances o nous nous trouvons comme causede certains
effets esprer ou craindre pour l'avenir.
LE MATRE: Et tu entendais quelque chose cela ?
Jacques le fataliste et son matre
31
JACQUES: Assurment, peu peu je m'tais fait salangue. Mais,
d i s a i t i l , q u i p e u t s e v a n t e r d ' a v o i r a s s e zd'exprience ? Celui
qui s'est flatt d'en tre le mieux pourvu, n'atiljamais t
dupe ? Et puis, y atil un homme capable d'apprcierjuste les
circonstances o il se trouve ? Le calcul qui se faitdans nos
ttes, et celui qui est arrt sur le registre d'en haut,sont
deux calculs bien diffrents. Estce nous qui menons ledestin, ou
bien estce le destin qui nous mne ? Combien deprojets sagement
concerts ont manqu, et combien manqueront !Combien de projets
Jacques le fataliste et son matre
32
insenss ont russi, et combien russiront ! C'est ceque mon
capitaine me rptait, aprs la prise de BergopZoomet celle du
PortMahon; et il ajoutait que la prudence ne nousassurait point
un bon succs, mais qu'elle nous consolait et nousexcusait d'un
mauvais: aussi dormaitil la veille d'une action sous satente
comme dans sa garnison et allaitil au feu comme aubal. C'est
bien de lui que vous vous seriez cri: Quel diabled'homme!...
Comme ils en taient l, ils entendirent quelquedistance
derrire eux du bruit et des cris; ils retournrent la tte,et
Jacques le fataliste et son matre
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virent une troupe d'hommes arms de gaules et defourches qui
s'avanaient vers eux toutes jambes. Vous allez croireque
c'taient les gens de l'auberge, leurs valets et lesbrigands dont
nous avons parl. Vous allez croire que le matin onavait enfonc
leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'taientimagin
que nos deux voyageurs avaient dcamp avec leursdpouilles.
Jacques le crut, et il disait entre ses dents: "Mauditessoient
les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fitemporter !
Maudite soit la prudence ! etc. etc."
Vous allez croire que cette petite arme tombera surJacques et
Jacques le fataliste et son matre
34
son matre, qu'il y aura une action sanglante, des coupsde bton
donns, des coups de pistolet tirs; et il ne tiendraitqu' moi
que tout cela n'arrivt; mais adieu la vrit de l'histoire,adieu
le rcit des amours de Jacques. Nos deux voyageursn'taient point
suivis: j'ignore ce qui se passa dans l'auberge aprs leurdpart.
Ils continurent leur route, allant toujours sans savoiro ils
allaient, quoiqu'ils sussent peu prs o ils voulaientaller;
trompant l'ennui et la fatigue par le silence et lebavardage,
comme c 'es t l 'usage de ceux qui marchent , e tquelquefois de ceux
qui sont assis.
Jacques le fataliste et son matre
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Il est bien vident que je ne fais pas un roman, puisqueje
nglige ce qu'un romancier ne manquerait pasd'employer. Celui qui
prendrait ce que j'cris pour la vrit serait peuttremoins
dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.
Cette foisci ce fut le matre qui parla le premier et quidbuta
par le refrain accoutum: "Eh bien ! Jacques, l'histoirede tes
amours ?
JACQUES: Je ne sais o j'en tais. J'ai t si souventinterrompu,
que je ferais tout aussi bien de recommencer.
LE MATRE: Non, non. Revenu de ta dtaillance laporte de la
Jacques le fataliste et son matre
36
chaumire, tu te trouvas dans un lit, entour des gensqui
l'habitaient.
JACQUES: Fort bien ! La chose la plus presse taitd'avoir un
chirurgien, et il n'y en avait pas plus d'une lieue laronde.
Le bonhomme fit monter cheval un de ses enfants, etl'envoya au
lieu le moins loign. Cependant la bonne femme avaitfait
chauffer du gros vin, dchir une vieille chemise deson mari; et
mon genou fut tuv, couvert de compresses etenvelopp de linges.
On mit quelques morceaux de sucre, enlevs auxfourmis, dans une
portion du vin qui avait servi mon pansement, et jel'avalai;
Jacques le fataliste et son matre
37
ensuite on m'exhorta prendre patience. Il tait tard;ces gens
se mirent table et souprent. Voil le souper fini.Cependant
l'enfant ne revenait pas, et point de chirurgien. Le preprit de
l'humeur. C'tait un homme naturellement chagrin; ilboudait sa
femme, il ne trouvait rien son gr. Il envoyadurement coucher
ses autres enfants. Sa femme s'assit sur un banc et pritsa
quenouille. Lui, allait et venait; et en allant et venant illui
cherchait querelle sur tout. "Si tu avais t au moulincomme je
te l'avais dit..." et il achevait la phrase en hochant de latte
du ct de mon lit.
Jacques le fataliste et son matre
38
On ira demain.
C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je tel'avais
dit... Et ces restes de paille qui sont encore sur lagrange,
qu'attendstu pour les relever ?
On les relvera demain.
Ce que nous en avons tire sa fin et tu auraisbeaucoup mieux
fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit...Et ce
tas d'orge qui se gte sur le grenier, je gage que tu n'aspas
song le remuer.
Les enfants l'ont fait.
Il fallait le faire toimme. Si tu avais t sur tongrenier,
Jacques le fataliste et son matre
39
tu n'aurais pas t la porte...
Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puisun
troisime, avec le petit garon de la chaumire.
LE MATRE: Te voil en chirurgiens comme saintRoch en chapeaux.
JACQUES: Le premier tait absent, lorsque le petitgaron tait
arriv chez lui; mais sa femme avait fait avertir lesecond, et le
troisime avait accompagn le petit garon. "Eh !bonsoir,
compres; vous voil ?" dit le premier aux deuxautres... Ils
avaient fait le plus de diligence possible, ils avaientchaud, ils
taient altrs. Ils s'asseyent autour de la table dont lanappe
Jacques le fataliste et son matre
40
n'tait pas encore te. La femme descend la cave, eten remonte
avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents:"Eh ! que
diable faisaitelle sa porte ?" On boit on parle desmaladies du
canton; on entame l'numration de ses pratiques. Jeme plains; on
me dit: Dans un moment nous serons vous. Aprscette
bouteille, on en demande une seconde, compte surmon traitement;
puis une troisime, une quatrime, toujours comptesur mon
traitement; et chaque bouteille, le mari revenait sapremire
exclamation: Eh ! que diable faisaitelle saporte ?
Jacques le fataliste et son matre
41
Quel parti un autre n'auraitil pas tir de ces troischirurgiens,
de leur conversation la quatrime bouteille, de lamultitude de
leurs cures merveilleuses, de l'impatience de Jacques,de la
mauvaise humeur de l 'hte, des propos de nosEsculapes de campagne
autour du genou de Jacques, de leurs diffrents avis,l'un
prtendant que Jacques tait mort si l'on ne se htait delui
couper la jambe, l'autre qu'il fallait extraire la balle etla
portion du vtement qui l'avait suivie, et conserver lajambe ce
pauvre diable Cependant on aurait vu Jacques assis surson lit,
Jacques le fataliste et son matre
42
regardant sa jambe en piti, et lui faisant ces derniersadieux,
comme on vit un de nos gnraux entre Dufouart etLouis. Le
troisime chirurgien aurait gobemouch jusqu' ceque la querelle
se ft leve entre eux, et que des invectives on en ftvenu aux
gestes.
Je vous fais grce de toutes ces choses, que voustrouverez dans
les romans, dans la comdie ancienne et dans lasocit. Lorsque
j'entendis l'hte s'crier de sa femme: "Que diablefaisaitelle
sa porte!" je me rappelai l'Harpagon de Molire,lorsqu'il dit de
son fils: Qu'allaitil faire dans cette galre ? Et jeconus qu'il
Jacques le fataliste et son matre
43
ne s'agissait pas seulement d'tre vrai, mais qu'il fallaitencore
tre plaisant; et que c'tait la raison pour laquelle ondirait
jamais: Qu'allaitil faire dans cette galre ? et que lemot de mon
paysan Que faisaitelle sa porte ? ne passerait pas enproverbe.
Jacques n'en usa pas envers son matre avec la mmerserve que je
garde avec vous; il n'omit pas la moindre circonstance,au hasard
de l'endormir une seconde fois. Si ce ne fut pas le plushabile,
ce fut au moins le plus vigoureux des trois chirurgiensqui resta
matre du patient.
N'allezvous pas, me direzvous, tirer des bistouris nos yeux,
Jacques le fataliste et son matre
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couper des chairs, faire couler du sang, et nous montrerune
opration chirurgicale ? A votre avis, cela ne seratilpas de bon
got ? . . . Al lons , passons encore l 'opra t ionchirurgicale; mais
vous permettrez au moins Jacques de dire sonmatre, comme il
le fit: "Ah ! Monsieur, c'est une terrible affaire que de
r'arranger un genou fracass!" Et son matre de luirpondre
comme auparavant: Allons donc, Jacques, tu temoques... Mais ce
que je ne vous laisserais pas ignorer pour tout l'or dumonde,
c'est qu' peine le matre de Jacques lui eutil fait cette
impertinente rponse, que son cheval bronche et s'abat,que son
Jacques le fataliste et son matre
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genou va s'appuyer rudement sur un caillou pointu, etque le voil
criant tue tte: Je suis mort ! j'ai le genou cass!...
Quoique Jacques, la meilleure pte d'homme qu'onpuisse imaginer,
ft tendrement attach son matre, je voudrais biensavoir ce
qui se passa au fond de son me, sinon dans le premiermoment, du
moins lorsqu'il fut bien assur que cette chute n'auraitpoint de
suite fcheuse, et s ' i l put se refuser un lgermouvement de
joie secrte d'un accident qui apprendrait son matrece que
c'tait qu'une blessure au genou. Une autre chose,lecteur, que je
voudrais bien que vous me disiez, c'est si son matren'et pas
Jacques le fataliste et son matre
46
mieux aim tre bless, mme un peu plus grivement,ailleurs
qu'au genou, ou s'il ne fut pas plus sensible la hontequ' la
douleur.
Lorsque le matre fut un peu revenu de sa chute et deson
angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou sixcoups
d'peron son cheval, qui partit comme un clair;autant en fit
la monture de Jacques, car il y avait entre ces deuxanimaux la
mme intimit qu'entre leurs cavaliers; c'taient deuxpaires
d'amis.
Lorsque les deux chevaux essouffls reprirent leur pasordinaire,
Jacques le fataliste et son matre
47
Jacques dit son matre: "Eh bien, monsieur, qu'enpensezvous ?
LE MATRE: De quoi ?
JACQUES: De la blessure au genou.
LE MATRE: Je suis de ton avis; c'est une des pluscruelles.
JACQUES: Au vtre ?
LE MATRE: Non, non, au tien, au mien, tous lesgenoux du monde.
JACQUES: Mon matre, mon matre, vous n'y avezpas bien regard;
croyez que nous ne plaignons jamais que nous.
LE MATRE: Quelle folie !
JACQUES: Ah ! si je savais dire comme je saispenser ! Mais il tait
crit lhaut que j'aurais les choses dans ma tte, et queles
Jacques le fataliste et son matre
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mots ne me viendraient pas."
Ici Jacques s'embarrassa dans une mtaphysique trssubtile et
peuttre trs vraie. Il cherchait faire concevoir sonmatre
que le mot douleur tai t sans ide, et qu ' i l necommenait
signifier quelque chose qu'au moment o il rappelait notre
mmoire une sensation que nous avions prouve. Sonmatre lui
demanda s'il avait dj accouch.
Non, lui rpondit Jacques.
Et croistu que ce soit une grande douleur qued'accoucher ?
Assurment !
Plainstu les femmes en mal d'enfant ?
Jacques le fataliste et son matre
49
Beaucoup.
Tu plains donc quelquefois un autre que toi ?
Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui
s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parceque je sais
par exprience qu'on ne fait pas cela sans souffrir; maispour le
mal propre la femme qui accouche, je ne le plainspas: je ne
sais ce que c'est, Dieu merci ! Mais pour en revenir une peine
que nous connaissons tous deux, l'histoire de mongenou, qui est
devenu le vtre par votre chute...
LE MATRE: Non, Jacques; l'histoire de tes amoursqui sont
devenues miennes par mes chagrins passs.
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: Me voil pans, un peu soulag, lechirurgien parti, et
mes htes retirs et couchs. Leur chambre n'taitspare de la
mienne que par des planches clairevoie surlesquelles on avait
coll du papier gris, et sur ce papier quelques imagesenlumines.
Je ne dormais pas, et j'entendis la femme qui disait son mari:
"Laissezmoi, je n'ai pas envie de rire. Un pauvremalheureux qui
se meurt notre porte!...
Femme, tu me diras tout cela aprs.
Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lve.Cela ne
me feratil pas bien aise, lorsque j'ai le coeur gros ?
Oh ! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.
Jacques le fataliste et son matre
51
Ce n'est pas pour se faire prier, mais c'est que voustes
quelquefois d'un dur!... c'est que... c'est que..."
Aprs une assez courte pause, le mari prit la parole etdit: "L,
femme, conviens donc prsent que, par unecompassion dplace,
tu nous as mis dans un embarras dont il est presqueimpossible de
se tirer. L'anne est mauvaise; peine pouvonsnoussuffire nos
besoins et aux besoins de nos enfants. Le grain estd'une chert !
Point de vin ! Encore si l'on trouvait travaiIler; maisles
riches se retranchent; les pauvres gens ne font rien;pour une
journe qu'on emploie, on en perd quatre. Personne nepaie ce
Jacques le fataliste et son matre
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qu' i l doit ; les cranciers sont d 'une pret quidsespre: et
voil le moment que tu prends pour retirer ici uninconnu, un
tranger qui y restera tant qu'il plaira Dieu; et auchirurgien
qui ne se pressera pas de le gurir; car ces chirurgiensfont
durer les maladies le plus longtemps qu'ils peuvent; quin'a pas
le sou, et qui doublera, triplera notre dpense. L,femme,
comment te dferastu de cet homme ? Parle donc,femme, dismoi
donc quelque raison.
Estce qu'on peut parler avec vous.
Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh ! quin'en aurait
Jacques le fataliste et son matre
53
pas ? qui ne gronderait pas ? Il y avait encore un peude vin la
cave: Dieu sait le train dont il ira ! Les chirurgiens enburent
hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions faitdans la
semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien,comme tu
peux penser, qui le paiera ?
Oui, voil qui est fort bien dit et parce qu'on est dansla
misre vous me faites un enfant comme si nous n'enavions pas dj
assez.
Oh ! que non !
Oh ! que si; je suis sre que je vais tre grosse !
Voil comme tu dis toutes les fois.
Jacques le fataliste et son matre
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Et cela n'a jamais manqu quand l 'oreille medmange aprs, et
j'y sens une dmangeaison comme jamais.
Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.
Ne me touche pas ! laisse l mon oreille ! laissedonc, l'homme;
estce que tu es fou ? tu t'en trouveras mal.
Non, non, cela ne m'est pas arriv depuis le soir de la
SaintJean.
Tu feras si bien que... et puis dans un mois d'ici tu me
bouderas comme si c'tait de ma faute.
Non, non.
Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.
Non, non.
C'est toi qui l'auras voulu ?
Jacques le fataliste et son matre
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Oui, oui.
Tu t'en souviendras ? tu ne diras pas comme tu as dittoutes les
autres fois ?
Oui, oui..."
Et puis voil que de non, non, en oui, oui, cet hommeenrag
cont re sa femme d 'avoi r cd un sent imentd'humanit...
LE MATRE: C'est la rflexion que je faisais.
JACQUES: Il est certain que ce mari n'tait pas tropconsquent;
mais il tait jeune et sa femme jolie. On ne fait jamaistant
d'enfants que dans les temps de misre.
LE MATRE: Rien ne peuple comme les gueux.
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'estla charit
qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coterien;
on se console pendant la nuit, sans frais, des calamitsdu
jour... Cependant les rflexions de cet homme n'entaient pas
moins jus tes . Tandis que je me d isa i s ce la moimme, je
ressentis une douleur violente au genou, et je m'criai:"Ah ! le
genou! Et le mari s'cria: Ah ! ma femme!..." Et lafemme
s'cria: "Ah ! mon homme ! Mais... cet homme quiest l !
Eh bien ! cet homme ?
Il nous aura peuttre entendus !
Jacques le fataliste et son matre
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Qu'il ait entendu.
Demain, je n'oserai le regarder.
Et pourquoi ? Estce que tu n'es pas ma femme ?Estce que je ne
suis pas ton mari ? Estce qu'un mari a une femme,estce qu'une
femme a un mari pour rien ?
Ah ! ah !
Eh bien, qu'estce ?
Mon oreille!...
Eh bien, ton oreille ?
C'est pis que jamais.
Dors, cela se passera.
Je ne saurais. Ah ! l'oreille ! ah ! l'oreille !
L'oreille, l'oreille, cela est bien ais dire..."
Jacques le fataliste et son matre
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Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; maisla femme,
aprs avoir rpt l'oreille, l'oreille, plusieurs fois desuite
voix basse et prcipite, finit par balbutier syllabes
interrompues l'o... reil... le, et la suite de cette o...
reil... le, je ne sais quoi, qui, joint au silence quisuccda, me
fit imaginer que son mal d'oreille s'tait apais d'une oud'autre
faon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et elle donc !
LE MATRE: Jacques , met tez la main sur laconscience, et jurezmoi
que ce n'est pas de cette femme que vous devntesamoureux.
JACQUES: Je le jure.
LE MATRE: Tant pis pour toi.
Jacques le fataliste et son matre
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JACQUES: C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyezapparemment que
les femmes qui ont une oreille comme la siennecoutent
volontiers ?
LE MATRE: Je crois que cela est crit lhaut.
JACQUES: Je crois qu'il est crit la suite qu'ellesn'coutent
pas longtemps le mme, et qu'elles sont tant soit peusujettes
prter l'oreille un autre.
LE MATRE: Cela se pourrait.
Et les voil embarqus dans une querelle interminablesur les
femmes; l'un prtendant qu'elles taient bonnes, l'autre
mchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes,l'autre
Jacques le fataliste et son matre
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pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'unfausses,
l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison ; l'unavares,
l'autre librales: et ils avaient tous deux raison; l'unbelles,
l'autre laides: et ils avaient tous deux raison ; l'unbavardes,
l'autre discrtes; l'un franches, l'autre dissimules; l'un
ignorantes, l 'autre claires; l 'un sages, l 'autrelibertines;
l'un folles, l'autre senses; l'un grandes, l'autre petites:et
ils avaient tous deux raison.
En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pufaire le
tour du globe sans dparler un moment et sanss'accorder, ils
Jacques le fataliste et son matre
61
furent accueillis par un orage qui les contraignit de
s'acheminer... O ? O ? lecteur, vous tes d'unecuriosit bien
incommode ! Et que diable cela vous faitil ? Quandje vous aurai
dit que c 'est Pontoise ou SaintGermain, NotreDame de
Lorette ou SaintJacques de Compostelle, enserezvous plus
avanc ? Si vous insistez, je vous dirai qu' i lss'acheminrent
vers... oui; pourquoi pas ?... vers un chteau immense,au
frontispice duquel on lisait: "Je n'appartiens personneet
j'appartiens tout le monde. Vous y tiez avant que d'yentrer,
et vous y serez encore quand vous en sortirez." Entrrentils
Jacques le fataliste et son matre
62
dans ce chteau ? Non, car l'inscription tait fausse,ou ils y
taient avant que d'y entrer. Mais du moins ils ensortirent ?
Non, car l'inscription tait fausse, ou ils y taientencore quand
ils en furent sortis. Et que firentils l ? Jacquesdisait ce
qui tait crit lhaut; son matre, ce qu'il voulut: et ils
avaient tous deux raison. Quelle compagnie ytrouvrent ils ?
Mle. Qu'y disaiton ? Quelques vrits, etbeaucoup de
mensonges. Y avaitil des gens d'esprit ? O n'yen avaitil
pas ? et de maudits questionneurs qu'on fuyait commela peste. Ce
qui choqua le plus Jacques et son matre pendant tout letemps
Jacques le fataliste et son matre
63
qu'ils s'y promenrent. On s'y promenait donc ? On ne faisait
que cela, quand on n'tait pas assis ou couch... Ce quichoqua le
plus Jacques et son matre, ce fut d'y trouver unevingtaine
d'audacieux, qui s'taient empars des plus superbesappartements,
o ils se trouvaient presque toujours l'endroit; qui
prtendaient, contre le droit commun et le vrai sens de
l'inscription, que le chteau leur avait t lgu en toute
proprit; et qui, l'aide d'un certain nombre decoglions
leurs gages, l'avaient persuad un grand nombred'autres
coglions leurs gages, tout prts pour une petite picede
Jacques le fataliste et son matre
64
monnaie prendre ou assassiner le premier qui auraitos les
contredire: cependant au temps de Jacques et de sonmatre, on
l'osait quelquefois. Impunment ? C'est selon.
Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plusque faire
de mes voyageurs, je me jette dans l'allgorie, laressource
ordinaire des esprits striles. Je vous sacrifierai monallgorie
et toutes les richesses que j 'en pouvais tirer; jeconviendrai de
tout ce qu'il vous plaira, mais condition que vous neme
tracasserez point sur ce dernier gte de Jacques et deson matre;
soit qu'ils aient atteint une ville et qu'ils aient couchchez
Jacques le fataliste et son matre
65
des filles; qu'ils aient pass la nuit chez un vieil ami quiles
fta de son mieux; qu'ils se soient rfugis chez desmoines
mendiants, o ils furent mal logs et mal repus pourl'amour de
Dieu; qu'ils aient t accueillis dans la maison d'ungrand, o
ils manqurent de tout ce qui est ncessaire, au milieude tout ce
qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'unegrande
auberge, o on leur fit payer trs chrement un mauvaissouper
servi dans des plats d'argent, et une nuit passe entredes
rideaux de damas et des draps humides et replis; qu'ilsaient
Jacques le fataliste et son matre
66
reu l'hospitalit chez un cur de village portioncongrue, qui
courut mettre contribution les bassescours de sesparoissiens,
pour avoir une omelette et une fricasse de poulets; oqu'ils se
soient enivrs d'excellents vins, aient fait grande chreet pris
une indigestion bien conditionne dans une richeabbaye de
Bernardins; car quoique tout cela vous paraissegalement
possible, Jacques n'tait pas de cet avis: il n'y avaitrellement
de possible que la chose qui tait crite en haut. Cequ'il y a de
vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise deles
Jacques le fataliste et son matre
67
mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que lematre dit
Jacques, aprs avoir toutefois, selon son usage, prissa prise
de tabac: Eh bien ! Jacques, l 'histoire de tesamours ?
Au lieu de rpondre, Jacques s'cria: "Au diablel'histoire de mes
amours ! Ne voiltil pas que j'ai laiss...
LE MATRE: Qu'astu laiss ?"
Au lieu de lui rpondre, Jacques retournait toutes sespoches, et
se fouillait partout inutilement. Il avait laiss la boursede
voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plustt fait
l'aveu son matre, que celuici s'cria: "Au diablel'histoire
Jacques le fataliste et son matre
68
de tes amours ! Ne voiltil pas que ma montre estreste
accroche la chemine!"
Jacques ne se fit pas prier; aussitt il tourne bride, etregagne
au petit pas, car il n'tait jamais press... Le chteau
immense ? Non, non. Entre les diffrents gitespossibles ou non
possibles, dont je vous ai fait l 'numration quiprcde,
choisissez celui qui convient le mieux la circonstanceprsente.
Cependant son matre allait toujours en avant: maisvoil le
matre et le valet spars, et je ne sais auquel des deux
m'attacher de prfrence. Si vous voulez suivreJacques, prenezy
Jacques le fataliste et son matre
69
garde; la recherche de la bourse et de la montre pourradevenir si
longue et si complique, que de longtemps il nerejoindra son
matre, le seul confident de ses amours, et adieu lesamours de
Jacques. Si, l'abandonnant seul la qute de la bourseet de la
montre, vous prenez le parti de faire compagnie sonmatre, vous
serez poli, mais trs ennuy; vous ne connaissez pasencore cette
espcel. Il a peu d'ides dans la tte; s'il lui arrive dedire
quelque chose de sens, c'est de rminiscence oud'inspiration. Il
a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait laplupart du temps
s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se
Jacques le fataliste et son matre
70
laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automateallait
devant lui, se retournant de temps en temps pour voir siJacques
ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait pied; il
remontait sur sa bte, faisait un quart de lieue,redescendait et
s'asseyait terre, la bride de son cheval passe dans sesbras,
et la tte appuye sur ses deux mains. Quand il tait lasde cette
posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevaitpoint
Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, etsans trop
savoir s'il parlait ou non, il disait: "Le bourreau ! lechien ! le
Jacques le fataliste et son matre
71
coquin ! o estil ? que faitil ? Fautil tant detemps pour
reprendre une bourse et une montre ? Je le rouerai decoups; oh !
cela est certain; je le rouerai de coups." Puis ilcherchait sa
montre, son gousset, o elle n'tait pas, et il achevaitde se
dsoler, car il ne savait que devenir sans sa montre,sans sa
tabatire et sans Jacques: c'taient les trois grandesressources
de sa vie, qui se passait prendre du tabac, regarderl'heure
qu'il tait, questionner Jacques, et cela dans toutes les
combinaisons. Priv de sa montre, il en tait doncrduit sa
tabatire, qu'il ouvrait et fermait chaque minute,comme je
Jacques le fataliste et son matre
72
fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac lesoir dans
ma tabatire est en raison directe de l'amusement, oul'inverse de
l'ennui de ma journe. Je vous supplie, lecteur, de vous
familiariser avec cette manire de dire emprunte de lagomtrie,
parce que je la trouve prcise et que je m'en serviraisouvent.
Eh bien ! en avezvous assez du matre; et son valetne venant
point vous, voulezvous que nous allions lui ? Lepauvre
Jacques ! au moment o nous en parlons, il s'criait
douloureusement: "Il tait donc crit lhaut qu'en unmme jour
je serais apprhend comme voleur de grand chemin,sur le point
Jacques le fataliste et son matre
73
d'tre conduit dans une prison, et accus d'avoir sduitune
fille!"
Comme il approchait, au petit pas, du chteau, non...du lieu de
leur dernire couche, il passe ct de lui un de cesmerciers
ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie:"Monsieur le
chevalier, jarretires, ceintures, cordons de montre,tabatires
du dernier got, vraies jaback, bagues, cachets demontre. Montre,
monsieur, une montre, une belle montre d'or, cisele, double
bote, comme neuve... Jacques lui rpond: J'encherche bien une,
mais ce n'est pas la tienne..." et continue sa route,toujours au
Jacques le fataliste et son matre
74
petit pas. En allant, il crut voir crit en haut que lamontre que
cet homme lui avait propose tait celle de son matre.Il revient
sur ses pas, et dit au porteballe: "L'ami, voyons votremontre
bote d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait meconvenir.
Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris;elle est
belle, trs belle, de Julien Le Roi. Il n'y a qu'unmoment qu'elle
m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain,j'en ferai
bon march. J'aime les petits gains rpts; mais on estbien
malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici jen'aurai
Jacques le fataliste et son matre
75
pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galanthomme, et
j 'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'unautre..."
Tout en causant, le mercier avait mis sa balle terre,l'avait
ouverte, et en avait tir la montre que Jacques reconnutsur le
champ, sans en tre tonn; car s'il ne se pressaitjamais, il
s'tonnait rarement. Il regarde bien la montre: "Oui, seditil en
luimme, c'est elle... Au porteballe: Vous avezraison, elle
est belle, trs belle, et je sais qu'elle est bonne..." Puisla
mettant dans son gousset il dit au porteballe: "L'ami,grand
merci !
Jacques le fataliste et son matre
76
Comment grand merci !
Oui, c'est la montre de mon matre.
Je ne connais point votre matre, cette montre est moi, je
l'ai achete et bien paye..."
Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui
reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval,prend un de
ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe:
Retiretoi, lui ditil, ou tu es mort. Le porteballeeffray
lche prise. Jacques remonte sur son cheval ets'achemine au petit
pas vers la ville, en disant en luimme: "Voil lamontre
recouvre, prsent voyons notre bourse..." Leporteballe se
Jacques le fataliste et son matre
77
hte de refermer sa malle, la remet sur ses paules, etsuit
Jacques en criant: "Au voleur ! au voleur ! l'assassin ! au
secours ! moi ! moi!..." C'tait dans la saison desrcoltes:
les champs taient couverts de travailleurs. Touslaissent leurs
faucilles, s'attroupent autour de cet homme, et luidemandent o
est le voleur, o est l'assassin.
"Le voil, le voil lbas.
Quoi ! celui qui s'achemine au petit pas vers la portede la
ville ?
Luimme.
Allez, vous tes fou, ce n'est point l l'allure d'unvoleur.
Jacques le fataliste et son matre
78
C'en est un, c'en est un, vous disje, il m'a pris deforce une
montre d'or..."
Ces gens ne savaient quoi s'en rapporter, des cris duporteballe
ou de la marche tranquille de Jacques. "Cependant,ajoutait le
porteballe, mes enfants, je suis ruin si vous ne mesecourez;
elle vaut trente louis comme un liard. Secourezmoi, ilemporte ma
montre, et s'il vient piquer des deux, ma montre estperdue..."
Si Jacques n'tait gure porte d'entendre ces cris, ilpouvait
aisment voir l'attroupement, et n'en allait pas plus vite.Le
porteballe dtermina, par l'espoir d'une rcompense, lespaysans
Jacques le fataliste et son matre
79
courir aprs Jacques. Voil donc une multituded'hommes, de femmes
et d'enfants allant et criant: "Au voleur ! au voleur !
l'assassin!" et le porteballe les suivant d'aussi prs quele
fardeau dont il tait charg le lui permettait, et criant:"Au
voleur ! au voleur ! l'assassin!..."
Ils sont entrs dans la viIle, car c'est dans une viIle que
Jacques et son matre avaient sjourn la veiIle; je mele
rappeIle l 'instant. Les habitants quittent leursmaisons, se
joignent aux paysans et au portebaIle, tous vont criant
l'unisson: Au voleur ! au voleur ! l'assassin!...Tous
atteignent Jacques en mme temps. Le portebaIles'lanant sur
Jacques le fataliste et son matre
80
lui, Jacques lui dtache un coup de botte, dont il estrenvers
par terre, mais n'en criant pas moins: "Coquin, fripon,sclrat,
rendsmoi ma montre; tu me la rendras, et tu n'en seraspas moins
pendu..." Jacques, gardant son sangfroid, s'adressait la foule
qui grossissait chaque instant, et disait: "Il y a unmagistrat
de police ici, qu'on me mne chez lui: l, je ferai voirque je ne
suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bientre un.
Je lui ai pris une montre, il est vrai; mais cette montreest
celle de mon matre. Je ne suis point inconnu dans cetteville:
Jacques le fataliste et son matre
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avanthier au soir nous y arrivmes mon matre et moi,et nous
avons sjourn chez M. le lieutenant gnral, sonancien ami." Si
je ne vous ai pas dit plus tt que Jacques et son matreavaient
pass par Conches, et qu'ils avaient log chez M. lelieutenant
gnral de ce lieu, c'est que cela ne m'est pas revenuplus tt.
Qu'on me conduise chez M. le lieutenant gnral,disait Jacques,
et en mme temps il mit pied terre. On le voyait aucentre du
cortge, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent,ils
arrivent la porte du lieutenant gnral. Jacques, soncheval et
Jacques le fataliste et son matre
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le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenantl'un
l'autre la boutonnire. La foule reste en dehors.
Cependant, que faisait le matre de Jacques. Il s'taitassoupi au
bord du grand chemin, la bride de son cheval passedans son bras,
et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autantque la
longueur de la bride le lui permettait.
Aussitt que le lieutenant gnral aperut Jacques, ils'cria:
"Eh ! c'est toi, mon pauvre Jacques ! Qu'estce qui teramne seul
ici ?
La montre de mon matre: il l'avait laisse pendue aucoin de la
Jacques le fataliste et son matre
83
chemine, et je l'ai retrouve dans la balle de cethomme; notre
bourse, que j'ai oublie sous mon chevet, et qui seretrouvera si
vous l'ordonnez.
Et que cela soit crit lhaut...", ajouta le magistrat.
A l ' instant il fit appeler ses gens: l ' instant leporteballe
montrant un grand drle de mauvaise mine, etnouvellement install
dans la maison, dit: Voil celui qui m'a vendu lamontre.
Le magistrat, prenant un air svre, dit au porteballe et son
valet: "Vous mriteriez tous deux les galres, toi pouravoir
vendu la montre, toi pour l'avoir achete... A sonvalet: Rends
Jacques le fataliste et son matre
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cet homme son argent, et mets bas ton habit sur lechamp..." Au
porteballe: "Dpchetoi de vider le pays, si tu ne veuxpas y
rester accroch pour toujours. Vous faites tous deux unmtier qui
porte malheur... Jacques, prsent il s'agit de tabourse." Celle
qui se l'tait approprie comparut sans se faire appeler;c'tait
une grande fille faite au tour. "C'est moi, monsieur, quiai la
bourse, ditelle son matre; mais je ne l'ai pointvole: c'est
lui qui me l'a donne.
Je vous ai donn ma bourse ?
Oui.
Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en
Jacques le fataliste et son matre
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souviens..."
Le magist rat di t Jacques: "Allons, Jacques,n'claircissons pas
cela davantage.
Monsieur...
Elle est jolie et complaisante ce que je vois.
Monsieur, je vous jure...
Combien y avait il dans la bourse ? Environ neuf centdixsept
livres.
Ah ! Javotte ! neuf cent dixsept livres pour unenuit, c'est
beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnezmoi labourse..."
La grande fille donna la bourse son matre qui en tiraun cu de
Jacques le fataliste et son matre
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six francs: "Tenez, lui ditil, en lui jetant l'cu, voil leprix
de vos services; vous valez mieux, mais pour un autreque Jacques.
Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours,mais hors de
chez moi , en tendezvous ? E t to i , Jacques ,dpchetoi de remonter
sur ton cheval et de retourner ton matre."
Jacques salua le magistrat et s'loigna sans rpondre,mais il
disait en luimme: "L'effronte, la coquine ! il taitdonc crit
lhaut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques
paierait!... Allons, Jacques, consoletoi; n'estu pastrop
heureux d'avoir rattrap ta bourse et la montre de tonmatre, et
Jacques le fataliste et son matre
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qu'il t'en ait si peu cot ?"
Jacques remonte sur son cheval et fend la presse quis'tait faite
l'entre de la maison du magistrat; mais comme ilsouffrait avec
peine que tant de gens le prissent pour un fripon, ilaffecta de
tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'iltait;
puis il piqua des deux son cheval, qui n'y tait pas fait,et qui
n'en partit qu'avec plus de clrit. Son usage tait de le
laisser aller sa fantaisie; car il trouvait autant
d'inconvnient l'arrter quand il galopait, qu' lepresser
quand il marchait lentement. Nous croyons conduire ledestin, mais
Jacques le fataliste et son matre
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c'est toujours lui qui nous mne: et le destin, pourJacques,
tait tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval,son
matre, un moine, un chien, une femme, un mulet, unecorneille.
Son cheval le conduisait donc toutes jambes vers sonmatre, qui
s'tait assoupi sur le bord du chemin, la bride de soncheval
passe dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors lecheval
tenait la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bridetait
reste sa place, et le cheval n'y tenait plus. Un fripons'tait
apparemment approch du dormeur, avait doucementcoup la bride et
Jacques le fataliste et son matre
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emmen l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, sonmatre se
rveilla, et son premier mot fut: "Arrive, arrive,maroufle ! je te
vais..." L, il se mit biller d'une aune.
"Billez, billez, monsieur, tout votre aise, lui ditJacques,
mais o est votre cheval ?
Mon cheval ?
Oui, votre cheval..."
Le matre s'apercevant aussitt qu'on lui avait vol soncheval,
se disposait tomber sur Jacques grands coups debride, lorsque
Jacques lui dit: "Tout doux, monsieur, je ne suis pasd'humeur
aujourd'hui me laisser assommer; je recevrai lepremier coup,
Jacques le fataliste et son matre
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mais je jure qu'au second je pique des deux et vouslaisse l..."
Cette menace de Jacques fit tomber subitement lafureur de son
matre, qui lui dit d'un ton radouci: "Et ma montre ?
La voil.
Et ta bourse ?
La voil.
Tu as t bien longtemps.
Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Ecoutez bien. Jesuis all,
je me suis battu, j'ai ameut tous les paysans de lacampagne,
j'ai ameut tous les habitants de la ville, j'ai t prispour
voleur de grand chemin, j'ai t conduit chez le juge,j'ai subi
Jacques le fataliste et son matre
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deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deuxhommes, j'ai
fait mettre la porte un valet, j'ai fait chasser uneservante,
j'ai t convaincu d'avoir couch avec une crature queje n'ai
jamais vue et que j'ai pourtant paye; et je suis revenu.
Et moi, en t'attendant...
En m'attendant il tait crit lhaut que vous vousendormiriez,
et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien !monsieur, n'y
pensons plus ! c'est un cheval perdu et peuttre estilcrit
lhaut qu'il se retrouvera.
Mon cheval ! mon pauvre cheval !
Quand vous continuerez vos lamentations jusqu'demain, il n'en
Jacques le fataliste et son matre
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sera ni plus ni moins.
Qu'allonsnous faire ?
Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimezmieux, nous
quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la sellede mon
cheval, et nous poursuivrons notre route pied.
Mon cheval ! mon pauvre cheval!"
Ils prirent le parti d'aller pied, le matre s'criant detemps
en temps: Mon cheval ! mon pauvre cheval! etJacques paraphrasant
l'abrg de ses aventures. Lorsqu'il en fut l'accusationde la
fille, son matre lui dit:
"Vrai, Jacques, tu n'avais pas couch avec cette fille ?
JACQUES: Non, monsieur.
Jacques le fataliste et son matre
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LE MATRE: Et tu l'as paye ?
JACQUES: Assurment !
LE MATRE: Je fus une fo i s en ma v ie p lusmalheureux que toi.
JACQUES: Vous paytes aprs avoir couch ?
LE MATRE: Tu l'as dit.
JACQUES: Estce que vous ne me raconterez pascela ?
LE MATRE: Avant que d'entrer dans l'histoire de mesamours, il
faut tre sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien !Jacques, et
tes amours, que je prendrai pour les premires et lesseules de ta
vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenantgnral de
Conches; car, quand tu aurais couch avec elle, tu n'enaurais pas
Jacques le fataliste et son matre
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t l'amoureux pour cela. Tous les jours on coucheavec des femmes
qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec desfemmes qu'on
aime. Mais...
JACQUES: Eh bien ! mais!... qu'estce ?
LE MATRE: Mon cheval!... Jacques, mon ami, ne tefche pas;
metstoi la place de mon cheval, suppose que je t'aieperdu, et
dismoi si tu ne m'estimerais pas davantage si tum'entendais
m'crier: Mon Jacques ! mon pauvre Jacques!
Jacques sourit et dit: "J'en tais, je crois, au discours demon
hte avec sa femme pendant la nuit qui suivit monpremier
Jacques le fataliste et son matre
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pansement. Je reposai un peu. Mon hte et sa femme selevrent
plus tard que de coutume.
LE MATRE: Je le crois.
JACQUES: A mon rveil, j'entrouvris doucement mesrideaux, et je
vis mon hte, sa femme et le chirurgien en confrencesecrte vers
la fentre. Aprs ce que j'avais entendu pendant la nuit,il ne me
fut pas difficile de deviner ce qui se traitait l. Jetoussai. Le
chirurgien dit au mari: "Il est veill; compre,descendez la
cave, nous boirons un coup, cela rend la main sre; jelverai
ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste."
Jacques le fataliste et son matre
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La bouteille arrive et vide, car, en terme de l'art,boire un
coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgiens'approcha
de mon lit, et me dit: "Comment la nuit atelle t ?
Pas mal.
Votre bras... Bon, bon... le pouls n'est pas mauvais, iln'y a
presque plus de fivre. Il faut voir ce genou... Allons,
commre, ditil l'htesse qui tait debout au pied demon lit
derrire le rideau, aideznous..." L'htesse appela unde ses
enfants... "Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici,c'est
vous, un faux mouvement nous apprterait de labesogne pour un
Jacques le fataliste et son matre
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mois. Approchez. L'htesse approcha, les yeuxbaisss... Prenez
cette jambe, la bonne, je me charge de l 'autre.Doucement,
doucement... A moi, encore un peu moi... L'ami, unpetit tour de
corps droite... droite vous disje, et nous y voil..."
Je tenais le matelas des deux mains, je grinais lesdents, la
sueur me coulait le long du visage. "L'ami, cela n'estpas doux.
Je le sens.
Vous y voil. Commre, lchez la jambe, prenezl'oreiller;
approchez la chaise et mettez l'oreiller dessus... Tropprs... Un
peu plus loin... L'ami, donnezmoi la main, serrezmoiferme.
Jacques le fataliste et son matre
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Commre , passez dans la rue l le , e t t enezlepardessous le bras...
A merveille... Compre, ne restetil rien dans labouteille ?
Non.
Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle enaille
chercher une autre... Bon, bon, versez plein... Femme,laissez
votre homme o il est, et venez ct de moi..."L'htesse appela
encore une fois un de ses enfants. Eh ! mort diable, jevous l'ai
dj dit , un enfant n'est pas ce qu'il nous faut.Mettezvous
genoux, passez la main sous le mollet... Commre,vous tremblez
comme si vous aviez fait un mauvais coup; allonsdonc, du
Jacques le fataliste et son matre
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courage... La gauche sous le bas de la cuisse, l,audessus du
bandage... Fort bien!..." Voil les coutures coupes, lesbandes
droules, l'appareil lev et ma blessure dcouvert.Le
chirurgien tte en dessus, en dessous, par les cts, et chaque
fois qu'il me touche, il dit: "L'ignorant ! l'ne ! lebutor ! et
cela se mle de chirurgie ! Cette jambe, une jambe couper ? Elle
durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en rponds.
Je gurirai ?
J'en ai bien guri d'autres.
Je marcherai ?
Vous marcherez.
Jacques le fataliste et son matre
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Sans boiter ?
C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous yallez ? N'estce
pas assez que je vous aie sauv votre jambe ? Audemeurant, si vous
boitez, ce sera peu de chose. Aimezvous la danse ?
Beaucoup.
Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'endanserez que
mieux... Commre, le vin chaud... Non, l'autre d'abord:encore un
petit verre, et notre pansement n'en ira pas plus mal."
Il boit: on apporte le vin chaud, on m'tuve, on remetl'appareil,
on m'tend dans mon lit, on m'exhorte dormir, si jepuis, on
ferme les rideaux, on finit la bouteille entame, on enremonte
Jacques le fataliste et son matre
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une autre, et la confrence reprend entre le chirurgien,l'hte et
l'htesse.
L'HTE: Compre, cela seratil long ?
LE CHIRURGIEN: Trs long... A vous, compre.
L'HTE: Mais combien ? Un mois ?
LE CHIRURGIEN: Un mois ! Mettezen deux trois,quatre, qui sait
cela ? La rotule est entame le fmur, le tibia... Avous, commre.
L'HTE: Quatre mois ! Misricorde ! Pourquoi lerecevoir ici ? Que
diable faisaitelle sa porte ?
LE CHIRURGIEN: A moi; car j'ai bien travaill.
L'HTESSE: Mon ami, voil que tu recommences . Cen'est pas l ce
Jacques le fataliste et son matre
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que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu yreviendras.
L'HTE: Mais, dismoi, que faire de cet homme ?Encore si l'anne
n'tait pas si mauvaise!...
L'HTE: Si tu voulais, j'irais chez le cur.
L'HTE: Si tu y mets le pied, je te roue de coups.
LE CHIRURGIEN: Pourquoi donc, compre ? lamienne y va bien.
L'HTE: C'est votre affaire.
LE CHIRURGIEN: A ma filleule; comment seportetelle ?
L'HTESSE: Fort bien.
LE CHIRURGIEN: Allons, compre, votre femmeet la mienne; ce
sont deux bonnes femmes.
Jacques le fataliste et son matre
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L'HTE: La vtre est plus avise; et elle n'aurait pasfait la
sottise...
L'HTESSE: Mais, compre, il y a les soeurs grises.
LE CHIRURGIEN: Ah ! commre ! un homme, unhomme chez les soeurs ! Et
puis il y a une petite difficult un peu plus grande quele
doigt... Buvons aux soeurs, ce sont de bonnes filles.
L'HTESSE: Et quelle diffficult ?
LE CHIRURGIEN: Votre homme ne veut pas quevous alliez chez le
cur et ma femme ne veut pas que j'aille chez lessoeurs... Mais,
compre, encore un coup, cela nous avisera peuttre.Avezvous
questionn cet homme ? Il n'est peuttre pas sansressource.
Jacques le fataliste et son matre
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L'HTE: Un soldat !
LE CHIRURGIEN: Un soldat a pre, mre, frres,soeurs, des
parents, des amis, quelqu'un sous le ciel... Buvonsencore un
coup, loignezvous, et laissezmoi faire.
Telle fut la lettre la conversation du chirurgien, del'hte et
de l'htesse: mais quelle autre couleur n'auraisje past le
matre de lui donner, en introduisant un sclrat parmices bonnes
gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacquesau moment
d'tre arrach de son lit, jet sur un grand chemin oudans une
fondrire. Pourquoi pas tu ? Tu, non. J'auraisbien su appeler
Jacques le fataliste et son matre
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quelqu'un son secours; ce quelqu'unl aurait t unsoldat de
sa compagnie: mais cela aurait pu le Clveland infecter. La
vrit, la vrit ! La vrit, me direzvous, estsouvent froide,
commune et plate; par exemple, votre dernier rcit dupansement de
Jacques est vrai, mais qu'y atil d'intressant ? Rien.
D'accord. S'il faut tre vrai, c'est comme Molire,Regnard,
Richardson, Sedaine; la vrit a ses cts piquants,qu'on saisit
quand on a du gnie; mais quand on en manque ? Quand on en
manque, il ne faut pas crire. Et si par malheur onressemblait
Jacques le fataliste et son matre
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un certain pote que j'envoyai Pondichry ? Qu'estce que ce
pote ? Ce pote... Mais si vous m'interrompez,lecteur, et si je
m'interromps moimme tout coup, que deviendrontles amours de
Jacques ? Croyezmoi, laissons l le pote... L'hte etl'htesse
s'loignrent... Non, non, l'histoire du pote dePondichry.
Le chirurgien s 'approcha du lit de Jacques.. . L'histoire du
pote de Pondichry, l'histoire du pote de Pondichry. Un jour,
il me vint un jeune pote, comme il m'en vient tous lesjours...
Mais, lecteur, quel rapport cela atil avec le voyagede Jacques
Jacques le fataliste et son matre
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le Fataliste et de son matre ?... L'histoire du potede
Pondichry. Aprs les compliments ordinaires surmon esprit, mon
gnie, mon got, ma bienfaisance, et autres proposdont je ne
crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'onme les
rpte et peuttre de bonne foi, le jeune pote tire unpapier de
sa poche: ce sont des vers, me ditil. Des vers ! Oui,
monsieur, et sur lesquels j'espre que vous aurez labont de me
dire votre avis. Aimezvous la vrit ? Oui,monsieur; et je
vous la demande. Vous allez la savoir. Quoi !vous tes assez
Jacques le fataliste et son matre
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bte pour croire qu'un pote vient chercher la vritchez vous ?
Oui. Et pour la lui dire ? Assurment ! Sansmnagement ?
Sans doute: le mnagement le mieux apprt ne seraitqu'une
offense grossire; fidlement interprt, il signifierait:vous
tes un mauvais pote; et comme je ne vous crois pasassez robuste
pour entendre la vrit, vous n'tes encore qu'un plathomme. Et
la franchise vous a toujours russi ? Presquetoujours... Je lis
les vers de mon jeune pote, et je lui dis: Nonseulement vos vers
sont mauvais, mais il m'est dmontr que vous n'enferez jamais de
Jacques le fataliste et son matre
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bons. Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car jene
saurais m'empcher d'en faire. Voil une terriblemaldiction !
Concevezvous, monsieur, dans quel avilissementvous allez tomber ?
Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ontpardonn la
mdiocrit aux potes: c'est Horace qui l'a dit. Je lesais.
Etesvous riche ? Non. Etesvous pauvre ? Trs pauvre. Et
vous allez joindre la pauvret le ridicule de mauvaispote;
vous aurez perdu toute votre vie; vous serez vieux.Vieux, pauvre
et mauvais pote, ah ! monsieur, quel rle ! Je leconois, mais
Jacques le fataliste et son matre
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je suis entran malgr moi... (Ici Jacques aurait dit:Mais cela
est crit lhaut.) Avezvous des parents ? J'en ai. Quel est
leur tat ? Ils sont joailliers. Feraientils quelquechose
pour vous ? Peuttre. Eh bien ! voyez vosparents,
proposezleur de vous avancer une pacotille de bijoux.
Embarquezvous pour Pondichry; vous ferez demauvais vers sur la
route; arriv, vous ferez fortune. Votre fortune faite,vous
reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vousplaira,
pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il nefaut ruiner
personne... Il y avait environ douze ans que j'avaisdonn ce
Jacques le fataliste et son matre
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conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le
reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me ditil, quevous avez
envoy Pondichry. J'y ai t, j'ai amass l unecentaine de
mille francs. Je suis revenu; je me suis remis faire desvers,
et en voil que je vous apporte... Ils sont toujoursmauvais ?
Toujours; mais votre sort est arrang, et je consens quevous
continuiez faire de mauvais vers. C'est bien monprojet...
Et le chirurgien s'tant approch du lit de Jacques,celuici ne
lui laissa pas le temps de parler. J'ai tout entendu, lui
ditil... Puis, s'adressant son matre, il ajouta... Ilallait
Jacques le fataliste et son matre
112
ajouter, lorsque son matre l'arrta. Il tait las demarcher; il
s'assit sur le bord du chemin, la tte tourne vers unvoyageur
qui s'avanait de leur ct, pied, la bride de soncheval, qui
le suivait, passe dans son bras.
Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'ona vol
au matre de Jacques: et vous vous tromperez. C'estainsi que cela
arriverait dans un roman, un peu plus tt ou un peuplus tard, de
cette manire ou autrement; mais ceci n'est point unroman, je
vous l'ai dj dit, je crois, et je vous le rpte encore.Le
matre dit Jacques:
Jacques le fataliste et son matre
113
"Voistu cet homme qui vient nous ?
JACQUES: Je le vois.
LE MATRE: Son cheval me parat bon.
JACQUES: J'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'yconnais pas.
LE MATRE: Moi, j'ai command dans la cavalerie, etje m'y
connais.
JACQUES: Aprs ?
LE MATRE: Aprs ? Je voudrais que tu allassesproposer cet homme
de nous le cder, en payant s'entend.
JACQUES: Cela est bien fou, mais j'y vais. Combieny voulezvous
mettre ?
LE MATRE: Jusqu' cent cus..."
Jacques le fataliste et son matre
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Jacques, aprs avoir recommand son matre de nepas s'endormir,
va la rencontre du voyageur, lui propose l'achat deson cheval,
le paie et l'emmne. "Eh bien ! Jacques, lui dit sonmatre, si
vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussiles miens.
Ce cheval est beau; le marchand t'aura jur qu'il taitsans
dfaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sontmaquignons.
JACQUES: Et en quoi ne le sontils pas ?
LE MATRE: Tu le monteras et tu me cderas le tien.
JACQUES: D'accord."
Les voil tous les deux cheval, et Jacques ajoutant:
"Lorsque je quittai la maison, mon pre, ma mre, monparrain,
Jacques le fataliste et son matre
115
m'avaient tous donn quelque chose, chacun selon leurspetits
moyens; et j'avais en rserve cinq louis, dont Jean, monan,
m'avait fait prsent lorsqu'il partit pour son malheureuxvoyage
de Lisbonne... (Ici Jacques se mit pleurer, et sonmatre lui
reprsenter que cela tait crit lhaut.) Il est vrai,monsieur,
je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais
m'empcher de pleurer..."
Puis voil Jacques qui sanglote et qui pleure de plusbelle; et
son matre qui prend sa prise de tabac, et qui regarde sa montre
l'heure qu'il est. Aprs avoir mis la bride de son chevalentre
Jacques le fataliste et son matre
116
ses dents et essuy ses yeux avec ses deux mains,Jacques
continua:
"Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et desprsents de mes
parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avaispas
encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien point;
qu'en ditesvous, mon matre ?
LE MATRE: Il tait impossible que tu restasses pluslongtemps
dans la chaumire.
JACQUES: Mme en payant.
LE MATRE: Mais qu'estce que ton frre Jean taitall chercher
Lisbonne ?
Jacques le fataliste et son matre
117
JACQUES: Il me semble que vous prenez tche deme fourvoyer.
Avec vos questions, nous aurons fait le tour du mondeavant que
d'avoir atteint la fin de mes amours.
LE MATRE: Qu'importe, pourvu que tu parles et quej'coute ? Ne
sontce pas l les deux points importants ? Tu megrondes, lorsque
tu devrais me remercier.
JACQUES: Mon frre tait all chercher le repos Lisbonne. Jean,
mon frre, tait un garon d'esprit: c'est ce qui lui aport
malheur; il et t mieux pour lui qu'il et t un sotcomme moi;
mais cela tait crit lhaut. Il tait crit que le frrequteur
Jacques le fataliste et son matre
118
des Carmes qui venait dans notre village demander desoeufs, de la
laine, du chanvre, des fruits, du vin chaque saison,lograit
chez mon pre, qu'il dbaucherait Jean, mon frre, etque Jean,
mon frre, prendrait l'habit de moine.
LE MATRE: Jean, ton frre, a t Carme ?
JACQUES: Oui, monsieur, et Carme dchaux. Il taitactif,
intelligent, chicaneur; c'tait l'avocat consultant duvillage. Il
savait lire et crire, et ds sa jeunesse, il s'occupait
dchiffrer et copier de vieux parchemins. Il passa partoutes
les fonctions de l'ordre, successivement portier,sommelier,
Jacques le fataliste et son matre
119
jardinier, sacristain, adjoint procure et banquier; dutrain
dont il y allait, il aurait fait notre fortune tous. Il amari
et bien mari deux de nos soeurs et quelques autresfilles du
village. Il ne passait pas dans les rues, que les pres, lesmres
et les enfants n'allassent lui, et ne lui criassent:"Bonjour,
frre Jean; comment vous portezvous, frre Jean ?" Ilest sr que
quand il entrait dans une maison la bndiction du Ciely entrait
avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois aprs savisite
elle tait marie. Le pauvre frre Jean ! l'ambition leperdit. Le
Jacques le fataliste et son matre
120
procureur de la maison, auquel on l'avait donn pouradjoint,
tait vieux. Les moines ont dit qu'il avait form leprojet de lui
succder aprs sa mort, que pour cet effet il bouleversatout le
chartrier, qu'il brla les anciens registres, et qu'il en fitde
nouveaux, en sorte qu' la mort du vieux procureur, lediable
n'aurait vu goutte dans les titres de la communaut.Avaiton
besoin d'un papier, il fallait perdre un mois lechercher;
encore souvent ne le trouvaiton pas. Les Presdmlrent la ruse
du frre Jean, et son objet: ils prirent la chose au grave,et
Jacques le fataliste et son matre
121
frre Jean, au lieu d'tre procureur comme il s'en taitflatt,
fut rduit au pain et l'eau, et disciplin jusqu' ce qu'ilet
communiqu un autre la clef de ses registres. Lesmoines sont
implacables. Quand on eut tir de frre Jean tous les
claircissements dont on avait besoin, on le fit porteurde
charbon dans le laboratoire o l'on distille l'eau desCarmes.
Frre Jean, cidevant banquier de l'ordre et adjoint procure,
maintenant charbonnier ! Frre Jean avait du coeur, ilne put
supporter ce dchet d'importance et de splendeur, etn'attendit
qu'une occasion de se soustraire cette humiliation.
Jacques le fataliste et son matre
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Ce fut alors qu'il arriva dans la mme maison un jeunePre qui
passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dansla
chaire; il s'appelait le Pre Ange. Il avait de beauxyeux, un
beau visage, un bras et des mains modeler. Le voilqui prche,
qui prche, qui confesse, qui confesse; voil les vieuxdirecteurs
quitts par leurs dvotes; voil ces dvotes attaches aujeune
Pre Ange; voil que les veilles de dimanches et degrandes ftes
la boutique du Pre Ange est environne de pnitents etde
pni tentes , e t que les vieux Pres at tendaientinutilement
Jacques le fataliste et son matre
123
pratique dans leurs boutiques dsertes; ce qui leschagrinait
beaucoup... Mais, monsieur, si je laissais l l'histoire defrre
Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela seraitpeuttre
plus gai.
LE MATRE: Non non; prenons une prise de tabac,voyons l'heure
qu'il est et poursuis.
JACQUES: J'y consens, puisque vous le voulez..."
Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilqui prend
tout coup le mors aux dents et qui se prcipite dansune
fondrire. Jacques a beau le serrer des genoux et luitenir la
Jacques le fataliste et son matre
124
bride courte, du plus bas de la fondrire, l'animal ttus'lance
et se met grimper toutes jambes un monticule o ils'arrte
tout court et o Jacques, tournant ses regards autour delui, se
voit entre des fourches patibulaires.
Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnirces
fourches de leur gibier et de mnager Jacques unetriste
reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriezpeuttre,
car il y a des hasards singuliers, mais la chose n'enserait pas
plus vraie; ces fourches taient vacantes.
Jacques laissa reprendre haleine son cheval qui deluimme
Jacques le fataliste et son matre
125
redescendit la montagne remonta la fondrire et replaaJacques
ct de son matre, qui lui dit: "Ah ! mon ami, quellefrayeur tu
m'as cause ! je t'ai tenu pour mort... mais tu rves; quoi
rvestu ?
JACQUES: A ce que j'ai trouv lhaut.
LE MATRE: Et qu'y astu donc trouv ?
JACQUES: Des fourches patibulaires, un gibet.
LE MATRE: Diable ! cela est de fcheux augure;mais rappelletoi
ta doctrine. Si cela est crit lhaut, tu auras beau faire,tu
seras pendu, cher ami; et si cela n'est pas crit lhaut,le
cheval en aura menti. Si cet animal n'est pas inspir, ilest
Jacques le fataliste et son matre
126
sujet des lubies; il faut y prendre garde..."
Aprs un moment de silence, Jacques se frotta le frontet secoua
ses oreilles, comme on fait lorsqu'on cherche carterde soi une
ide fcheuse, et reprit brusquement:
"Ces vieux moines tinrent conseil entre e