Diderot-Jacques Le Fataliste Et Son Maitre

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  • Jacques le fataliste et son matreDiderot, Denis

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    Comment s'taientils rencontrs ? Par hasard, commetout le monde.

    Comment s'appelaientils ? Que vous importe ? D'ovenaientils ? Du

    lieu le plus prochain. O allaientils ? Estce que l'onsait o

    l'on va ? Que disaientils ? Le matre ne disait rien;et Jacques

    disait que son capitaine disait que tout ce qui nousarrive de

    bien et de mal icibas tait crit lhaut.

    LE MATRE: C'est un grand mot que cela.

    JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque ballequi partait d'un

    fusil avait son billet.

    LE MATRE: Et il avait raison...

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Aprs une courte pause, Jacques s'cria: "Que le diableemporte le

    cabaretier et son cabaret !

    LE MATRE: Pourquoi donner au d iable sonprochain ? Cela n'est pas

    chrtien.

    JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de sonmauvais vin,

    j'oublie de mener nos chevaux l'abreuvoir. Mon pres'en

    aperoit; il se fche. Je hoche de la tte; il prend unbton et

    m'en frotte un peu durement les paules. Un rgimentpassait pour

    aller au camp devant Fontenoy; de dpit je m'enrle.Nous

    arrivons; la bataille se donne.

    LE MATRE: Et tu reois la balle ton adresse.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • JACQUES: Vous l'avez devin; un coup de feu augenou; et Dieu sait

    les bonnes et mauvaises aventures amenes par ce coupde feu.

    Elles se tiennent ni plus ni moins que les chanonsd'une

    gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je croisque je

    n'aurais t amoureux de ma vie, ni boiteux.

    LE MATRE: Tu as donc t amoureux ?

    JACQUES: Si je l'ai t !

    LE MATRE: Et cela par un coup de feu ?

    JACQUES: Par un coup de feu.

    LE MATRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.

    JACQUES: Je le crois bien.

    LE MATRE: Et pourquoi cela ?

    Jacques le fataliste et son matre

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  • JACQUES: C'est que cela ne pouvait tre dit ni plustt ni plus

    tard.

    LE MATRE: Et le moment d'apprendre ces amoursestil venu ?

    JACQUES: Qui le sait ?

    LE MATRE: A tout hasard, commence toujours..."

    Jacques commena l'histoire de ses amours. C'taitl'aprsdner:

    il faisait un temps lourd; son matre s'endormit. La nuitles

    surprit au milieu des champs; les voil fourvoys.Voil le matre

    dans une colre terrible et tombant grands coups defouet sur

    son valet, et le pauvre diable disant chaque coup:"Celuil

    tait apparemment encore crit lhaut..."

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, etqu'il ne

    tiendrait qu' moi de vous faire attendre un an, deuxans, trois

    ans, le rcit des amours de Jacques, en le sparant deson matre

    et en leur faisant courir chacun tous les hasards qu'ilme

    plairait. Qu'estce qui m'empcherait de marier lematre et de le

    faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les les ? d'yconduire son

    matre ? de les ramener tous les deux en France sur lemme

    vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Maisils en seront

    quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vouspour ce

    dlai.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • L'aube du jour parut. Les voil remonts sur leurs bteset

    poursuivant leur chemin. Et o allaientils ? Voil laseconde fois

    que vous me faites cette question, et la seconde foisque je vous

    rponds: Qu'estce que cela vous fait ? Si j'entame lesujet de

    leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allrentquelque

    temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis deson chagrin,

    le matre dit son valet: "Eh bien, Jacques, o entionsnous de

    tes amours ?

    JACQUES: Nous en tions, je crois, la droute del'arme

    ennemie. On se sauve, on est poursuivi, chacun pense soi. Je

    Jacques le fataliste et son matre

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  • reste sur le champ de bataille, enseveli sous le nombredes morts

    et des blesss, qui fut prodigieux. Le lendemain on mejeta, avec

    une douzaine d'autres, sur une charrette, pour treconduit un

    de nos hpitaux. Ah ! Monsieur, je ne crois pas qu'il yait de

    blessures plus cruelles que celle du genou.

    LE MATRE: Allons donc, Jacques, tu te moques.

    JACQUES: Non, pardieu, monsieur, je ne me moquepas ! Il y a l je

    ne sais combien d'os, de tendons, et bien d'autreschoses qu'ils

    appellent je ne sais comment..."

    Une espce de paysan qui les suivait avec une fille qu'ilportait

    en croupe et qui les avait couts, prit la parole et dit:

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Monsieur a raison...

    On ne savait qui ce monsieur tait adress, mais il futmal pris

    par Jacques et par son matre; et Jacques dit cetinterlocuteur

    indiscret: "De quoi te mlestu ?

    Je me mle de mon mtier; je suis chirurgien votreservice, et

    je vais vous dmontrer..."

    La femme qu'il portait en croupe lui disait: "Monsieurle docteur,

    passons notre chemin et laissons ces messieurs quin'aiment pas

    qu'on leur dmontre.

    Non, lui rpondit le chirurgien, je veux leurdmontrer, et je

    leur dmontrerai..."

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Et, tout en se retournant pour dmontrer, il pousse sacompagne,

    lui fait perdre l'quilibre et la jette terre, un pied prisdans

    la basque de son habit et les cotillons renverss sur satte.

    Jacques descend, dgage le pied de cette pauvrecrature et lui

    rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il commena parrabaisser les

    jupons ou par dgager le pied; mais juger de l'tat decette

    femme par ses cris, elle s'tait grivement blesse. Et lematre

    de Jacques disait au chirurgien: "Voil ce que c'est quede

    dmontrer."

    Et le chirurgien: "Voil ce que c'est de ne vouloir pasqu'on

    Jacques le fataliste et son matre

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  • dmontre!..."

    E t Jacques l a f emme tombe ou ramasse :"Consolezvous, ma

    bonne, il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le

    docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon matre:c'est qu'il

    tait crit lhaut qu'aujourd'hui, sur ce chemin, l'heure qu'il

    est, M. le docteur serait un bavard, que mon matre etmoi nous

    serions deux bourrus, que vous auriez une contusion la tte et

    qu'on vous verrait le cul..."

    Que cette aventure ne deviendraitelle pas entre mesmains, s'il

    me prenait en fantaisie de vous dsesprer ! Jedonnerais de

    Jacques le fataliste et son matre

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  • l'importance cette femme; j'en ferais la nice d'uncur du

    village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; jeme

    prparerais des combats et des amours; car enfin cettepaysanne

    tait belle sous le linge. Jacques et son matre s'entaient

    aperus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasionaussi

    sduisante. Pourquoi Jacques ne deviendraitil pasamoureux une

    seconde fois ? Pourquoi ne seraitil pas une secondefois le rival

    et mme le rival prfr de son matre ? Estce quele cas lui

    tait dj arriv ? Toujours des questions.

    Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le rcitde ses

    Jacques le fataliste et son matre

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  • amours ? Une bonne fois pour toutes, expliquezvous;cela vous

    feratil, cela ne vous feratil pas plaisir ? Si celavous fera

    plaisir, remettons la paysanne en croupe derrire sonconducteur,

    laissonsles aller et revenons nos deux voyageurs.Cette foisci

    ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit son matre:

    "Voil le train du monde; vous qui n'avez t bless devotre vie

    et qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou,vous me

    soutenez, moi qui ai eu le genou fracass et qui boitedepuis

    vingt ans...

    LE MATRE: Tu pourrais avoir raison. Mais cechirurgien

    Jacques le fataliste et son matre

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  • impertinent est cause que te voil encore sur unecharrette avec

    tes camarades, loin de l'hpital, loin de ta gurison etloin de

    devenir amoureux.

    JACQUES: Quoi qu'il vous plaise d'en penser, ladouleur de mon

    genou tait excessive; elle s'accroissait encore par laduret de

    la voiture, par l'ingalit des chemins, et chaquecahot je

    poussais un cri aigu.

    LE MATRE: Parce qu'il tait crit lhaut que tucrierais ?

    JACQUES: Assurment ! Je perdais tout mon sang,et j'tais un homme

    mort si notre charrette, la dernire de la ligne, ne se ft

    Jacques le fataliste et son matre

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  • arrte devant une chaumire. L, je demande descendre; on me

    met terre. Une jeune femme, qui tait debout laporte de la

    chaumire, rentra chez elle et en sortit presque aussittavec un

    verre et une bouteille de vin. J'en bus un ou deux coups la

    hte. Les charrettes qui prcdaient la ntre dfilrent.On se

    disposait me rejeter parmi mes camarades, lorsque,m'attachant

    fortement aux vtements de cette femme et tout cequi tait

    autour de moi, je protestai que je ne remonterais pas etque,

    mourir pour mourir, j 'aimais mieux que ce ft l'endroit o

    Jacques le fataliste et son matre

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  • j'tais qu' deux lieues plus loin. En achevant ces mots,je

    tombai en dfaillance. Au sortir de cet tat, je metrouvai

    dshabill et couch dans un lit qui occupait un descoins de la

    chaumire, ayant autour de moi un paysan, le matre dulieu, sa

    femme, la mme qui m'avait secouru, et quelques petitsenfants. La

    femme avait tremp le coin de son tablier dans duvinaigre et m'en

    frottait le nez et les tempes.

    LE MATRE: Ah ! malheureux ! ah ! coquin...Infme, je te vois

    arriver.

    JACQUES: Mon matre, je crois que vous ne voyezrien.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • LE MATRE: N'estce pas de cette femme que tu vasdevenir

    amoureux ?

    JACQUES: Et quand je serais devenu amoureuxd'elle, qu'estce

    qu'il y aurait dire ? Estce qu'on est matre dedevenir ou de ne

    pas devenir amoureux ? Et quand on l'est, estonmatre d'agir

    comme si on ne l'tait pas ? Si cela et t critlhaut, tout ce

    que vous vous disposez me dire, je me le serais dit; jeme

    serais soufflet; je me serais cogn la tte contre lemur; je me

    serais arrach les cheveux: il n'en aurait t ni plus nimoins,

    et mon bienfaiteur et t cocu.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • LE MATRE: Mais en raisonnant ta faon, il n'y apoint de crime

    qu'on ne commt sans remords.

    JACQUES: Ce que vous m'objectez l m'a plus d'unefois chiffonn

    la cervelle; mais avec tout cela, malgr que j'en aie, j'en

    reviens toujours au mot de mon capitaine: Tout ce quinous arrive

    de bien et de mal icibas est crit lhaut. Savezvous,monsieur,

    quelque moyen d'effacer cette criture ? Puisje n'trepas moi ? Et

    tant moi, puisje faire autrement que moi ? Puisjetre moi en un

    autre ? Et depuis que je suis au monde, y atil eu unseul instant

    o cela n'ait t vrai ? Prchez tant qu'il vous plaira,vos

    Jacques le fataliste et son matre

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  • raisons seront peuttre bonnes; mais s'il est crit enmoi ou

    l hau t que j e l e s t rouvera i mauva i ses , quevoulezvous que j'y

    fasse ?

    LE MATRE: Je rve une chose: c 'est s i tonbienfaiteur et t

    cocu parce qu'il tait crit lhaut; ou si cela tait crit

    lhaut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur ?

    JACQUES: Tous les deux taient crits l'un ct del'autre. Tout

    a t crit la fois. C'est comme un grand rouleauqu'on dploie

    petit petit."

    Vous concevez, lecteur, jusqu'o je pourrais poussercette

    conversation sur un sujet dont on a tant parl, tant critdepuis

    Jacques le fataliste et son matre

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  • deux mille ans, sans en tre d'un pas plus avanc. Sivous me

    savez peu de gr de ce que je vous dis, sachez m'enbeaucoup de ce

    que je ne vous dis pas.

    Tandis que nos deux thologiens disputaient sanss'entendre, comme

    il peut arriver en thologie, la nuit s'approchait. Ils

    traversaient une contre peu sre en tout temps, et quil'tait

    bien moins encore alors que la mauvaise administrationet la

    misre avaient multipli sans fin le nombre desmalfaiteurs. Ils

    s'arrtrent dans la plus misrable des auberges. Onleur dressa

    deux lits de sangle dans une chambre ferme decloisons

    Jacques le fataliste et son matre

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  • entrouvertes de tous les cts. Ils demandrent souper. On leur

    apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourn.L'hte,

    l'htesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre.Ils

    entendaient ct d'eux les ris immodrs et la joietumultueuse

    d'une douzaine de brigands qui les avaient prcds etqui

    s'taient empars de toutes les provisions. Jacques taitassez

    tranquille; il s'en fallait beaucoup que son matre le ftautant.

    Celuici promenait son souci de long en large, tandisque son

    valet dvorait quelques morceaux de pain noir, etavalait en

    Jacques le fataliste et son matre

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  • grimaant quelques verres de mauvais vin. Ils entaient l,

    lorsqu'ils entendirent frapper leur porte; c'tait unvalet que

    ces insolents et dangereux voisins avaient contraintd'apporter

    nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous lesos d'une

    volaille qu'ils avaient mange. Jacques, indign, prendles

    pistolets de son matre.

    "O vastu ?

    Laissezmoi faire.

    O vastu ? te disje.

    Mettre la raison cette canaille.

    Saistu qu'ils sont une douzaine ?

    Fussentils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est crit

    Jacques le fataliste et son matre

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  • lhaut qu'ils ne sont pas assez.

    Que le diable t 'emporte avec ton impertinentdicton ?..."

    Jacques s'chappe des mains de son matre, entre dansla chambre

    de ces coupejarrets, un pistolet arm dans chaquemain. "Vite,

    qu'on se couche, leur ditil, le premier qui remue je luibrle la

    cervelle..." Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces

    coquins, qui prisaient autant la vie que d'honntes gens,se

    lvent de table sans souffler mot, se dshabillent et secouchent.

    Son matre, incertain sur la manire dont cette aventurefinirait,

    l'attendait en tremblant. Jacques rentra charg desdpouilles de

    Jacques le fataliste et son matre

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  • ces gens; il s'en tait empar pour qu'ils ne fussent pastents

    de se relever; il avait teint leur lumire et ferm double tour

    leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets."A

    prsent, monsieur, ditil son matre, nous n'avonsplus qu'

    nous barricader en poussant nos lits contre cette porte,et

    dormir paisiblement..." Et il se mit en devoir depousser les

    lits, racontant froidement et succinctement son matrele dtail

    de cette expdition.

    LE MATRE: Jacques, quel diable d'homme estu !Tu crois donc...

    JACQUES: Je ne crois ni ne dcrois.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • LE MATRE: S'ils avaient refus de se coucher ?

    JACQUES: Cela tait impossible.

    LE MATRE: Pourquoi ?

    JACQUES: Parce qu'ils ne l'ont pas fait.

    LE MATRE: S'ils se relevaient ?

    JACQUES.: Tant pis ou tant mieux.

    LE MATRE: Si... si... si... et...

    JACQUES: Si, si la mer bouillait, il y aurait, commeon dit, bien

    des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout l'heure vous

    avez cru que je courais un grand danger et rien n'taitplus faux;

    prsent vous vous croyez en grand danger, et rienpeuttre

    n'est encore plus faux. Tous, dans cette maison, nousavons peur

    Jacques le fataliste et son matre

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  • les uns des autres; ce qui prouve que nous sommes tousdes sots...

    Et, tout en discourant ainsi, le voil dshabill, couchet

    endormi. Son matre, en mangeant son tour unmorceau de pain

    noir, et buvant un coup de mauvais vin, prtait l'oreilleautour

    de lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: "Queldiable

    d'homme estce l!..." A l'exemple de son valet, lematre

    s'tendit aussi sur son grabat, mais n'y dormit pas demme. Ds

    la pointe du jour, Jacques sentit une main qui lepoussait;

    c'tait celle de son matre qui l'appelait voix basse:"Jacques !

    Jacques !

    Jacques le fataliste et son matre

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  • JACQUES: Qu'estce ?

    LE MATRE: Il fait jour.

    JACQUES: Cela se peut.

    LE MATRE: Lvetoi donc.

    JACQUES: Pourquoi ?

    LE MATRE: Pour sortir d'ici au plus vite.

    JACQUES: Pourquoi ?

    LE MATRE: Parce que nous y sommes mal.

    JACQUES: Qui le sait, et si nous serons mieuxailleurs ?

    LE MATRE: Jacques !

    JACQUES: Eh bien, Jacques ! Jacques ! quel diabled'homme tesvous ?

    LE MATRE: Quel diable d'homme estu ? Jacques,mon ami, je t'en

    prie."

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Jacques se frotta les yeux, billa plusieurs reprises,tendit

    les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa leslits,

    sortit de la chambre, descendit, alla l'curie, sella etbrida

    les chevaux, veilla l'hte qui dormait encore, paya ladpense,

    garda les clefs des deux chambres; et voil nos genspartis.

    Le matre voulait s'loigner au grand trot; Jacquesvoulait aller

    le pas, et toujours d'aprs son systme. Lorsqu'ilsfurent une

    assez grande distance de leur triste gte, le matre,entendant

    quelque chose qui rsonnait dans la poche de Jacques,lui demanda

    Jacques le fataliste et son matre

    27

  • ce que c'tait: Jacques lui dit que c'taient les deuxclefs des

    chambres.

    LE MATRE: Et pourquoi ne les avoir pas rendues ?

    JACQUES: C'est qu'il faudra enfoncer deux portes;celle de nos

    voisins pour les tirer de leur prison, la ntre pour leurdlivrer

    leurs vtements; et que cela nous donnera du temps.

    LE MATRE: Fort bien, Jacques ! mais pourquoigagner du temps ?

    JACQUES: Pourquoi ? Ma foi, je n'en sais rien.

    LE MATRE: Et si tu veux gagner du temps, pourquoialler au petit

    pas comme tu fais ?

    JACQUES: C'est que, faute de savoir ce qui est critlhaut, on

    Jacques le fataliste et son matre

    28

  • ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa

    fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'estsouvent

    qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantt bien,tantt mal.

    LE MATRE: Pourraistu me dire ce que c'est qu'unfou, ce que

    c'est qu'un sage ?

    JACQUES: Pourquoi pas ?... un fou... attendez... c'estun homme

    malheureux; et par consquent un homme heureux estsage.

    LE MATRE: Et qu'estce qu'un homme heureux oumalheureux ?

    JACQUES: Pour celuici, il est ais. Un hommeheureux est celui

    dont le bonheur est crit lhaut; et par consquentcelui dont le

    Jacques le fataliste et son matre

    29

  • malheur est crit lhaut, est un homme malheureux.

    LE MATRE: Et qui estce qui a crit lhaut lebonheur et le

    malheur ?

    JACQUES: Et qui estce qui a fait le grand rouleau otout est

    crit ? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait biendonn un

    petit cu pour le savoir; lui, n'aurait pas donn uneobole, ni

    moi non plus; car quoi cela me serviraitil ? Enviteraisje

    pour cela le trou o je dois m'aller casser le cou ?

    LE MATRE: Je crois que oui.

    JACQUES: Moi, je crois que non; car il faudrait qu'ily et une

    ligne fausse sur le grand rouleau qui contient vrit, quine

    Jacques le fataliste et son matre

    30

  • contient que vrit, et qui contient toute vrit. Il seraitcrit

    sur le grand rouleau: Jacques se cassera le cou teljour, et

    Jacques ne se casserait pas le cou ? Concevezvousque cela se

    puisse, quel que soit l'auteur du grand rouleau ?

    LE MATRE: Il y a beaucoup de choses direldessus...

    JACQUES: Mon capitaine croyait que la prudence estune

    supposition, dans laquelle l'exprience nous autorise regarder

    les circonstances o nous nous trouvons comme causede certains

    effets esprer ou craindre pour l'avenir.

    LE MATRE: Et tu entendais quelque chose cela ?

    Jacques le fataliste et son matre

    31

  • JACQUES: Assurment, peu peu je m'tais fait salangue. Mais,

    d i s a i t i l , q u i p e u t s e v a n t e r d ' a v o i r a s s e zd'exprience ? Celui

    qui s'est flatt d'en tre le mieux pourvu, n'atiljamais t

    dupe ? Et puis, y atil un homme capable d'apprcierjuste les

    circonstances o il se trouve ? Le calcul qui se faitdans nos

    ttes, et celui qui est arrt sur le registre d'en haut,sont

    deux calculs bien diffrents. Estce nous qui menons ledestin, ou

    bien estce le destin qui nous mne ? Combien deprojets sagement

    concerts ont manqu, et combien manqueront !Combien de projets

    Jacques le fataliste et son matre

    32

  • insenss ont russi, et combien russiront ! C'est ceque mon

    capitaine me rptait, aprs la prise de BergopZoomet celle du

    PortMahon; et il ajoutait que la prudence ne nousassurait point

    un bon succs, mais qu'elle nous consolait et nousexcusait d'un

    mauvais: aussi dormaitil la veille d'une action sous satente

    comme dans sa garnison et allaitil au feu comme aubal. C'est

    bien de lui que vous vous seriez cri: Quel diabled'homme!...

    Comme ils en taient l, ils entendirent quelquedistance

    derrire eux du bruit et des cris; ils retournrent la tte,et

    Jacques le fataliste et son matre

    33

  • virent une troupe d'hommes arms de gaules et defourches qui

    s'avanaient vers eux toutes jambes. Vous allez croireque

    c'taient les gens de l'auberge, leurs valets et lesbrigands dont

    nous avons parl. Vous allez croire que le matin onavait enfonc

    leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'taientimagin

    que nos deux voyageurs avaient dcamp avec leursdpouilles.

    Jacques le crut, et il disait entre ses dents: "Mauditessoient

    les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fitemporter !

    Maudite soit la prudence ! etc. etc."

    Vous allez croire que cette petite arme tombera surJacques et

    Jacques le fataliste et son matre

    34

  • son matre, qu'il y aura une action sanglante, des coupsde bton

    donns, des coups de pistolet tirs; et il ne tiendraitqu' moi

    que tout cela n'arrivt; mais adieu la vrit de l'histoire,adieu

    le rcit des amours de Jacques. Nos deux voyageursn'taient point

    suivis: j'ignore ce qui se passa dans l'auberge aprs leurdpart.

    Ils continurent leur route, allant toujours sans savoiro ils

    allaient, quoiqu'ils sussent peu prs o ils voulaientaller;

    trompant l'ennui et la fatigue par le silence et lebavardage,

    comme c 'es t l 'usage de ceux qui marchent , e tquelquefois de ceux

    qui sont assis.

    Jacques le fataliste et son matre

    35

  • Il est bien vident que je ne fais pas un roman, puisqueje

    nglige ce qu'un romancier ne manquerait pasd'employer. Celui qui

    prendrait ce que j'cris pour la vrit serait peuttremoins

    dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.

    Cette foisci ce fut le matre qui parla le premier et quidbuta

    par le refrain accoutum: "Eh bien ! Jacques, l'histoirede tes

    amours ?

    JACQUES: Je ne sais o j'en tais. J'ai t si souventinterrompu,

    que je ferais tout aussi bien de recommencer.

    LE MATRE: Non, non. Revenu de ta dtaillance laporte de la

    Jacques le fataliste et son matre

    36

  • chaumire, tu te trouvas dans un lit, entour des gensqui

    l'habitaient.

    JACQUES: Fort bien ! La chose la plus presse taitd'avoir un

    chirurgien, et il n'y en avait pas plus d'une lieue laronde.

    Le bonhomme fit monter cheval un de ses enfants, etl'envoya au

    lieu le moins loign. Cependant la bonne femme avaitfait

    chauffer du gros vin, dchir une vieille chemise deson mari; et

    mon genou fut tuv, couvert de compresses etenvelopp de linges.

    On mit quelques morceaux de sucre, enlevs auxfourmis, dans une

    portion du vin qui avait servi mon pansement, et jel'avalai;

    Jacques le fataliste et son matre

    37

  • ensuite on m'exhorta prendre patience. Il tait tard;ces gens

    se mirent table et souprent. Voil le souper fini.Cependant

    l'enfant ne revenait pas, et point de chirurgien. Le preprit de

    l'humeur. C'tait un homme naturellement chagrin; ilboudait sa

    femme, il ne trouvait rien son gr. Il envoyadurement coucher

    ses autres enfants. Sa femme s'assit sur un banc et pritsa

    quenouille. Lui, allait et venait; et en allant et venant illui

    cherchait querelle sur tout. "Si tu avais t au moulincomme je

    te l'avais dit..." et il achevait la phrase en hochant de latte

    du ct de mon lit.

    Jacques le fataliste et son matre

    38

  • On ira demain.

    C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je tel'avais

    dit... Et ces restes de paille qui sont encore sur lagrange,

    qu'attendstu pour les relever ?

    On les relvera demain.

    Ce que nous en avons tire sa fin et tu auraisbeaucoup mieux

    fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit...Et ce

    tas d'orge qui se gte sur le grenier, je gage que tu n'aspas

    song le remuer.

    Les enfants l'ont fait.

    Il fallait le faire toimme. Si tu avais t sur tongrenier,

    Jacques le fataliste et son matre

    39

  • tu n'aurais pas t la porte...

    Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puisun

    troisime, avec le petit garon de la chaumire.

    LE MATRE: Te voil en chirurgiens comme saintRoch en chapeaux.

    JACQUES: Le premier tait absent, lorsque le petitgaron tait

    arriv chez lui; mais sa femme avait fait avertir lesecond, et le

    troisime avait accompagn le petit garon. "Eh !bonsoir,

    compres; vous voil ?" dit le premier aux deuxautres... Ils

    avaient fait le plus de diligence possible, ils avaientchaud, ils

    taient altrs. Ils s'asseyent autour de la table dont lanappe

    Jacques le fataliste et son matre

    40

  • n'tait pas encore te. La femme descend la cave, eten remonte

    avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents:"Eh ! que

    diable faisaitelle sa porte ?" On boit on parle desmaladies du

    canton; on entame l'numration de ses pratiques. Jeme plains; on

    me dit: Dans un moment nous serons vous. Aprscette

    bouteille, on en demande une seconde, compte surmon traitement;

    puis une troisime, une quatrime, toujours comptesur mon

    traitement; et chaque bouteille, le mari revenait sapremire

    exclamation: Eh ! que diable faisaitelle saporte ?

    Jacques le fataliste et son matre

    41

  • Quel parti un autre n'auraitil pas tir de ces troischirurgiens,

    de leur conversation la quatrime bouteille, de lamultitude de

    leurs cures merveilleuses, de l'impatience de Jacques,de la

    mauvaise humeur de l 'hte, des propos de nosEsculapes de campagne

    autour du genou de Jacques, de leurs diffrents avis,l'un

    prtendant que Jacques tait mort si l'on ne se htait delui

    couper la jambe, l'autre qu'il fallait extraire la balle etla

    portion du vtement qui l'avait suivie, et conserver lajambe ce

    pauvre diable Cependant on aurait vu Jacques assis surson lit,

    Jacques le fataliste et son matre

    42

  • regardant sa jambe en piti, et lui faisant ces derniersadieux,

    comme on vit un de nos gnraux entre Dufouart etLouis. Le

    troisime chirurgien aurait gobemouch jusqu' ceque la querelle

    se ft leve entre eux, et que des invectives on en ftvenu aux

    gestes.

    Je vous fais grce de toutes ces choses, que voustrouverez dans

    les romans, dans la comdie ancienne et dans lasocit. Lorsque

    j'entendis l'hte s'crier de sa femme: "Que diablefaisaitelle

    sa porte!" je me rappelai l'Harpagon de Molire,lorsqu'il dit de

    son fils: Qu'allaitil faire dans cette galre ? Et jeconus qu'il

    Jacques le fataliste et son matre

    43

  • ne s'agissait pas seulement d'tre vrai, mais qu'il fallaitencore

    tre plaisant; et que c'tait la raison pour laquelle ondirait

    jamais: Qu'allaitil faire dans cette galre ? et que lemot de mon

    paysan Que faisaitelle sa porte ? ne passerait pas enproverbe.

    Jacques n'en usa pas envers son matre avec la mmerserve que je

    garde avec vous; il n'omit pas la moindre circonstance,au hasard

    de l'endormir une seconde fois. Si ce ne fut pas le plushabile,

    ce fut au moins le plus vigoureux des trois chirurgiensqui resta

    matre du patient.

    N'allezvous pas, me direzvous, tirer des bistouris nos yeux,

    Jacques le fataliste et son matre

    44

  • couper des chairs, faire couler du sang, et nous montrerune

    opration chirurgicale ? A votre avis, cela ne seratilpas de bon

    got ? . . . Al lons , passons encore l 'opra t ionchirurgicale; mais

    vous permettrez au moins Jacques de dire sonmatre, comme il

    le fit: "Ah ! Monsieur, c'est une terrible affaire que de

    r'arranger un genou fracass!" Et son matre de luirpondre

    comme auparavant: Allons donc, Jacques, tu temoques... Mais ce

    que je ne vous laisserais pas ignorer pour tout l'or dumonde,

    c'est qu' peine le matre de Jacques lui eutil fait cette

    impertinente rponse, que son cheval bronche et s'abat,que son

    Jacques le fataliste et son matre

    45

  • genou va s'appuyer rudement sur un caillou pointu, etque le voil

    criant tue tte: Je suis mort ! j'ai le genou cass!...

    Quoique Jacques, la meilleure pte d'homme qu'onpuisse imaginer,

    ft tendrement attach son matre, je voudrais biensavoir ce

    qui se passa au fond de son me, sinon dans le premiermoment, du

    moins lorsqu'il fut bien assur que cette chute n'auraitpoint de

    suite fcheuse, et s ' i l put se refuser un lgermouvement de

    joie secrte d'un accident qui apprendrait son matrece que

    c'tait qu'une blessure au genou. Une autre chose,lecteur, que je

    voudrais bien que vous me disiez, c'est si son matren'et pas

    Jacques le fataliste et son matre

    46

  • mieux aim tre bless, mme un peu plus grivement,ailleurs

    qu'au genou, ou s'il ne fut pas plus sensible la hontequ' la

    douleur.

    Lorsque le matre fut un peu revenu de sa chute et deson

    angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou sixcoups

    d'peron son cheval, qui partit comme un clair;autant en fit

    la monture de Jacques, car il y avait entre ces deuxanimaux la

    mme intimit qu'entre leurs cavaliers; c'taient deuxpaires

    d'amis.

    Lorsque les deux chevaux essouffls reprirent leur pasordinaire,

    Jacques le fataliste et son matre

    47

  • Jacques dit son matre: "Eh bien, monsieur, qu'enpensezvous ?

    LE MATRE: De quoi ?

    JACQUES: De la blessure au genou.

    LE MATRE: Je suis de ton avis; c'est une des pluscruelles.

    JACQUES: Au vtre ?

    LE MATRE: Non, non, au tien, au mien, tous lesgenoux du monde.

    JACQUES: Mon matre, mon matre, vous n'y avezpas bien regard;

    croyez que nous ne plaignons jamais que nous.

    LE MATRE: Quelle folie !

    JACQUES: Ah ! si je savais dire comme je saispenser ! Mais il tait

    crit lhaut que j'aurais les choses dans ma tte, et queles

    Jacques le fataliste et son matre

    48

  • mots ne me viendraient pas."

    Ici Jacques s'embarrassa dans une mtaphysique trssubtile et

    peuttre trs vraie. Il cherchait faire concevoir sonmatre

    que le mot douleur tai t sans ide, et qu ' i l necommenait

    signifier quelque chose qu'au moment o il rappelait notre

    mmoire une sensation que nous avions prouve. Sonmatre lui

    demanda s'il avait dj accouch.

    Non, lui rpondit Jacques.

    Et croistu que ce soit une grande douleur qued'accoucher ?

    Assurment !

    Plainstu les femmes en mal d'enfant ?

    Jacques le fataliste et son matre

    49

  • Beaucoup.

    Tu plains donc quelquefois un autre que toi ?

    Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui

    s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parceque je sais

    par exprience qu'on ne fait pas cela sans souffrir; maispour le

    mal propre la femme qui accouche, je ne le plainspas: je ne

    sais ce que c'est, Dieu merci ! Mais pour en revenir une peine

    que nous connaissons tous deux, l'histoire de mongenou, qui est

    devenu le vtre par votre chute...

    LE MATRE: Non, Jacques; l'histoire de tes amoursqui sont

    devenues miennes par mes chagrins passs.

    Jacques le fataliste et son matre

    50

  • JACQUES: Me voil pans, un peu soulag, lechirurgien parti, et

    mes htes retirs et couchs. Leur chambre n'taitspare de la

    mienne que par des planches clairevoie surlesquelles on avait

    coll du papier gris, et sur ce papier quelques imagesenlumines.

    Je ne dormais pas, et j'entendis la femme qui disait son mari:

    "Laissezmoi, je n'ai pas envie de rire. Un pauvremalheureux qui

    se meurt notre porte!...

    Femme, tu me diras tout cela aprs.

    Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lve.Cela ne

    me feratil pas bien aise, lorsque j'ai le coeur gros ?

    Oh ! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.

    Jacques le fataliste et son matre

    51

  • Ce n'est pas pour se faire prier, mais c'est que voustes

    quelquefois d'un dur!... c'est que... c'est que..."

    Aprs une assez courte pause, le mari prit la parole etdit: "L,

    femme, conviens donc prsent que, par unecompassion dplace,

    tu nous as mis dans un embarras dont il est presqueimpossible de

    se tirer. L'anne est mauvaise; peine pouvonsnoussuffire nos

    besoins et aux besoins de nos enfants. Le grain estd'une chert !

    Point de vin ! Encore si l'on trouvait travaiIler; maisles

    riches se retranchent; les pauvres gens ne font rien;pour une

    journe qu'on emploie, on en perd quatre. Personne nepaie ce

    Jacques le fataliste et son matre

    52

  • qu' i l doit ; les cranciers sont d 'une pret quidsespre: et

    voil le moment que tu prends pour retirer ici uninconnu, un

    tranger qui y restera tant qu'il plaira Dieu; et auchirurgien

    qui ne se pressera pas de le gurir; car ces chirurgiensfont

    durer les maladies le plus longtemps qu'ils peuvent; quin'a pas

    le sou, et qui doublera, triplera notre dpense. L,femme,

    comment te dferastu de cet homme ? Parle donc,femme, dismoi

    donc quelque raison.

    Estce qu'on peut parler avec vous.

    Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh ! quin'en aurait

    Jacques le fataliste et son matre

    53

  • pas ? qui ne gronderait pas ? Il y avait encore un peude vin la

    cave: Dieu sait le train dont il ira ! Les chirurgiens enburent

    hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions faitdans la

    semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien,comme tu

    peux penser, qui le paiera ?

    Oui, voil qui est fort bien dit et parce qu'on est dansla

    misre vous me faites un enfant comme si nous n'enavions pas dj

    assez.

    Oh ! que non !

    Oh ! que si; je suis sre que je vais tre grosse !

    Voil comme tu dis toutes les fois.

    Jacques le fataliste et son matre

    54

  • Et cela n'a jamais manqu quand l 'oreille medmange aprs, et

    j'y sens une dmangeaison comme jamais.

    Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.

    Ne me touche pas ! laisse l mon oreille ! laissedonc, l'homme;

    estce que tu es fou ? tu t'en trouveras mal.

    Non, non, cela ne m'est pas arriv depuis le soir de la

    SaintJean.

    Tu feras si bien que... et puis dans un mois d'ici tu me

    bouderas comme si c'tait de ma faute.

    Non, non.

    Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.

    Non, non.

    C'est toi qui l'auras voulu ?

    Jacques le fataliste et son matre

    55

  • Oui, oui.

    Tu t'en souviendras ? tu ne diras pas comme tu as dittoutes les

    autres fois ?

    Oui, oui..."

    Et puis voil que de non, non, en oui, oui, cet hommeenrag

    cont re sa femme d 'avoi r cd un sent imentd'humanit...

    LE MATRE: C'est la rflexion que je faisais.

    JACQUES: Il est certain que ce mari n'tait pas tropconsquent;

    mais il tait jeune et sa femme jolie. On ne fait jamaistant

    d'enfants que dans les temps de misre.

    LE MATRE: Rien ne peuple comme les gueux.

    Jacques le fataliste et son matre

    56

  • JACQUES: Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'estla charit

    qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coterien;

    on se console pendant la nuit, sans frais, des calamitsdu

    jour... Cependant les rflexions de cet homme n'entaient pas

    moins jus tes . Tandis que je me d isa i s ce la moimme, je

    ressentis une douleur violente au genou, et je m'criai:"Ah ! le

    genou! Et le mari s'cria: Ah ! ma femme!..." Et lafemme

    s'cria: "Ah ! mon homme ! Mais... cet homme quiest l !

    Eh bien ! cet homme ?

    Il nous aura peuttre entendus !

    Jacques le fataliste et son matre

    57

  • Qu'il ait entendu.

    Demain, je n'oserai le regarder.

    Et pourquoi ? Estce que tu n'es pas ma femme ?Estce que je ne

    suis pas ton mari ? Estce qu'un mari a une femme,estce qu'une

    femme a un mari pour rien ?

    Ah ! ah !

    Eh bien, qu'estce ?

    Mon oreille!...

    Eh bien, ton oreille ?

    C'est pis que jamais.

    Dors, cela se passera.

    Je ne saurais. Ah ! l'oreille ! ah ! l'oreille !

    L'oreille, l'oreille, cela est bien ais dire..."

    Jacques le fataliste et son matre

    58

  • Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; maisla femme,

    aprs avoir rpt l'oreille, l'oreille, plusieurs fois desuite

    voix basse et prcipite, finit par balbutier syllabes

    interrompues l'o... reil... le, et la suite de cette o...

    reil... le, je ne sais quoi, qui, joint au silence quisuccda, me

    fit imaginer que son mal d'oreille s'tait apais d'une oud'autre

    faon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et elle donc !

    LE MATRE: Jacques , met tez la main sur laconscience, et jurezmoi

    que ce n'est pas de cette femme que vous devntesamoureux.

    JACQUES: Je le jure.

    LE MATRE: Tant pis pour toi.

    Jacques le fataliste et son matre

    59

  • JACQUES: C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyezapparemment que

    les femmes qui ont une oreille comme la siennecoutent

    volontiers ?

    LE MATRE: Je crois que cela est crit lhaut.

    JACQUES: Je crois qu'il est crit la suite qu'ellesn'coutent

    pas longtemps le mme, et qu'elles sont tant soit peusujettes

    prter l'oreille un autre.

    LE MATRE: Cela se pourrait.

    Et les voil embarqus dans une querelle interminablesur les

    femmes; l'un prtendant qu'elles taient bonnes, l'autre

    mchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes,l'autre

    Jacques le fataliste et son matre

    60

  • pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'unfausses,

    l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison ; l'unavares,

    l'autre librales: et ils avaient tous deux raison; l'unbelles,

    l'autre laides: et ils avaient tous deux raison ; l'unbavardes,

    l'autre discrtes; l'un franches, l'autre dissimules; l'un

    ignorantes, l 'autre claires; l 'un sages, l 'autrelibertines;

    l'un folles, l'autre senses; l'un grandes, l'autre petites:et

    ils avaient tous deux raison.

    En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pufaire le

    tour du globe sans dparler un moment et sanss'accorder, ils

    Jacques le fataliste et son matre

    61

  • furent accueillis par un orage qui les contraignit de

    s'acheminer... O ? O ? lecteur, vous tes d'unecuriosit bien

    incommode ! Et que diable cela vous faitil ? Quandje vous aurai

    dit que c 'est Pontoise ou SaintGermain, NotreDame de

    Lorette ou SaintJacques de Compostelle, enserezvous plus

    avanc ? Si vous insistez, je vous dirai qu' i lss'acheminrent

    vers... oui; pourquoi pas ?... vers un chteau immense,au

    frontispice duquel on lisait: "Je n'appartiens personneet

    j'appartiens tout le monde. Vous y tiez avant que d'yentrer,

    et vous y serez encore quand vous en sortirez." Entrrentils

    Jacques le fataliste et son matre

    62

  • dans ce chteau ? Non, car l'inscription tait fausse,ou ils y

    taient avant que d'y entrer. Mais du moins ils ensortirent ?

    Non, car l'inscription tait fausse, ou ils y taientencore quand

    ils en furent sortis. Et que firentils l ? Jacquesdisait ce

    qui tait crit lhaut; son matre, ce qu'il voulut: et ils

    avaient tous deux raison. Quelle compagnie ytrouvrent ils ?

    Mle. Qu'y disaiton ? Quelques vrits, etbeaucoup de

    mensonges. Y avaitil des gens d'esprit ? O n'yen avaitil

    pas ? et de maudits questionneurs qu'on fuyait commela peste. Ce

    qui choqua le plus Jacques et son matre pendant tout letemps

    Jacques le fataliste et son matre

    63

  • qu'ils s'y promenrent. On s'y promenait donc ? On ne faisait

    que cela, quand on n'tait pas assis ou couch... Ce quichoqua le

    plus Jacques et son matre, ce fut d'y trouver unevingtaine

    d'audacieux, qui s'taient empars des plus superbesappartements,

    o ils se trouvaient presque toujours l'endroit; qui

    prtendaient, contre le droit commun et le vrai sens de

    l'inscription, que le chteau leur avait t lgu en toute

    proprit; et qui, l'aide d'un certain nombre decoglions

    leurs gages, l'avaient persuad un grand nombred'autres

    coglions leurs gages, tout prts pour une petite picede

    Jacques le fataliste et son matre

    64

  • monnaie prendre ou assassiner le premier qui auraitos les

    contredire: cependant au temps de Jacques et de sonmatre, on

    l'osait quelquefois. Impunment ? C'est selon.

    Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plusque faire

    de mes voyageurs, je me jette dans l'allgorie, laressource

    ordinaire des esprits striles. Je vous sacrifierai monallgorie

    et toutes les richesses que j 'en pouvais tirer; jeconviendrai de

    tout ce qu'il vous plaira, mais condition que vous neme

    tracasserez point sur ce dernier gte de Jacques et deson matre;

    soit qu'ils aient atteint une ville et qu'ils aient couchchez

    Jacques le fataliste et son matre

    65

  • des filles; qu'ils aient pass la nuit chez un vieil ami quiles

    fta de son mieux; qu'ils se soient rfugis chez desmoines

    mendiants, o ils furent mal logs et mal repus pourl'amour de

    Dieu; qu'ils aient t accueillis dans la maison d'ungrand, o

    ils manqurent de tout ce qui est ncessaire, au milieude tout ce

    qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'unegrande

    auberge, o on leur fit payer trs chrement un mauvaissouper

    servi dans des plats d'argent, et une nuit passe entredes

    rideaux de damas et des draps humides et replis; qu'ilsaient

    Jacques le fataliste et son matre

    66

  • reu l'hospitalit chez un cur de village portioncongrue, qui

    courut mettre contribution les bassescours de sesparoissiens,

    pour avoir une omelette et une fricasse de poulets; oqu'ils se

    soient enivrs d'excellents vins, aient fait grande chreet pris

    une indigestion bien conditionne dans une richeabbaye de

    Bernardins; car quoique tout cela vous paraissegalement

    possible, Jacques n'tait pas de cet avis: il n'y avaitrellement

    de possible que la chose qui tait crite en haut. Cequ'il y a de

    vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise deles

    Jacques le fataliste et son matre

    67

  • mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que lematre dit

    Jacques, aprs avoir toutefois, selon son usage, prissa prise

    de tabac: Eh bien ! Jacques, l 'histoire de tesamours ?

    Au lieu de rpondre, Jacques s'cria: "Au diablel'histoire de mes

    amours ! Ne voiltil pas que j'ai laiss...

    LE MATRE: Qu'astu laiss ?"

    Au lieu de lui rpondre, Jacques retournait toutes sespoches, et

    se fouillait partout inutilement. Il avait laiss la boursede

    voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plustt fait

    l'aveu son matre, que celuici s'cria: "Au diablel'histoire

    Jacques le fataliste et son matre

    68

  • de tes amours ! Ne voiltil pas que ma montre estreste

    accroche la chemine!"

    Jacques ne se fit pas prier; aussitt il tourne bride, etregagne

    au petit pas, car il n'tait jamais press... Le chteau

    immense ? Non, non. Entre les diffrents gitespossibles ou non

    possibles, dont je vous ai fait l 'numration quiprcde,

    choisissez celui qui convient le mieux la circonstanceprsente.

    Cependant son matre allait toujours en avant: maisvoil le

    matre et le valet spars, et je ne sais auquel des deux

    m'attacher de prfrence. Si vous voulez suivreJacques, prenezy

    Jacques le fataliste et son matre

    69

  • garde; la recherche de la bourse et de la montre pourradevenir si

    longue et si complique, que de longtemps il nerejoindra son

    matre, le seul confident de ses amours, et adieu lesamours de

    Jacques. Si, l'abandonnant seul la qute de la bourseet de la

    montre, vous prenez le parti de faire compagnie sonmatre, vous

    serez poli, mais trs ennuy; vous ne connaissez pasencore cette

    espcel. Il a peu d'ides dans la tte; s'il lui arrive dedire

    quelque chose de sens, c'est de rminiscence oud'inspiration. Il

    a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait laplupart du temps

    s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se

    Jacques le fataliste et son matre

    70

  • laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automateallait

    devant lui, se retournant de temps en temps pour voir siJacques

    ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait pied; il

    remontait sur sa bte, faisait un quart de lieue,redescendait et

    s'asseyait terre, la bride de son cheval passe dans sesbras,

    et la tte appuye sur ses deux mains. Quand il tait lasde cette

    posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevaitpoint

    Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, etsans trop

    savoir s'il parlait ou non, il disait: "Le bourreau ! lechien ! le

    Jacques le fataliste et son matre

    71

  • coquin ! o estil ? que faitil ? Fautil tant detemps pour

    reprendre une bourse et une montre ? Je le rouerai decoups; oh !

    cela est certain; je le rouerai de coups." Puis ilcherchait sa

    montre, son gousset, o elle n'tait pas, et il achevaitde se

    dsoler, car il ne savait que devenir sans sa montre,sans sa

    tabatire et sans Jacques: c'taient les trois grandesressources

    de sa vie, qui se passait prendre du tabac, regarderl'heure

    qu'il tait, questionner Jacques, et cela dans toutes les

    combinaisons. Priv de sa montre, il en tait doncrduit sa

    tabatire, qu'il ouvrait et fermait chaque minute,comme je

    Jacques le fataliste et son matre

    72

  • fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac lesoir dans

    ma tabatire est en raison directe de l'amusement, oul'inverse de

    l'ennui de ma journe. Je vous supplie, lecteur, de vous

    familiariser avec cette manire de dire emprunte de lagomtrie,

    parce que je la trouve prcise et que je m'en serviraisouvent.

    Eh bien ! en avezvous assez du matre; et son valetne venant

    point vous, voulezvous que nous allions lui ? Lepauvre

    Jacques ! au moment o nous en parlons, il s'criait

    douloureusement: "Il tait donc crit lhaut qu'en unmme jour

    je serais apprhend comme voleur de grand chemin,sur le point

    Jacques le fataliste et son matre

    73

  • d'tre conduit dans une prison, et accus d'avoir sduitune

    fille!"

    Comme il approchait, au petit pas, du chteau, non...du lieu de

    leur dernire couche, il passe ct de lui un de cesmerciers

    ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie:"Monsieur le

    chevalier, jarretires, ceintures, cordons de montre,tabatires

    du dernier got, vraies jaback, bagues, cachets demontre. Montre,

    monsieur, une montre, une belle montre d'or, cisele, double

    bote, comme neuve... Jacques lui rpond: J'encherche bien une,

    mais ce n'est pas la tienne..." et continue sa route,toujours au

    Jacques le fataliste et son matre

    74

  • petit pas. En allant, il crut voir crit en haut que lamontre que

    cet homme lui avait propose tait celle de son matre.Il revient

    sur ses pas, et dit au porteballe: "L'ami, voyons votremontre

    bote d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait meconvenir.

    Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris;elle est

    belle, trs belle, de Julien Le Roi. Il n'y a qu'unmoment qu'elle

    m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain,j'en ferai

    bon march. J'aime les petits gains rpts; mais on estbien

    malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici jen'aurai

    Jacques le fataliste et son matre

    75

  • pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galanthomme, et

    j 'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'unautre..."

    Tout en causant, le mercier avait mis sa balle terre,l'avait

    ouverte, et en avait tir la montre que Jacques reconnutsur le

    champ, sans en tre tonn; car s'il ne se pressaitjamais, il

    s'tonnait rarement. Il regarde bien la montre: "Oui, seditil en

    luimme, c'est elle... Au porteballe: Vous avezraison, elle

    est belle, trs belle, et je sais qu'elle est bonne..." Puisla

    mettant dans son gousset il dit au porteballe: "L'ami,grand

    merci !

    Jacques le fataliste et son matre

    76

  • Comment grand merci !

    Oui, c'est la montre de mon matre.

    Je ne connais point votre matre, cette montre est moi, je

    l'ai achete et bien paye..."

    Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui

    reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval,prend un de

    ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe:

    Retiretoi, lui ditil, ou tu es mort. Le porteballeeffray

    lche prise. Jacques remonte sur son cheval ets'achemine au petit

    pas vers la ville, en disant en luimme: "Voil lamontre

    recouvre, prsent voyons notre bourse..." Leporteballe se

    Jacques le fataliste et son matre

    77

  • hte de refermer sa malle, la remet sur ses paules, etsuit

    Jacques en criant: "Au voleur ! au voleur ! l'assassin ! au

    secours ! moi ! moi!..." C'tait dans la saison desrcoltes:

    les champs taient couverts de travailleurs. Touslaissent leurs

    faucilles, s'attroupent autour de cet homme, et luidemandent o

    est le voleur, o est l'assassin.

    "Le voil, le voil lbas.

    Quoi ! celui qui s'achemine au petit pas vers la portede la

    ville ?

    Luimme.

    Allez, vous tes fou, ce n'est point l l'allure d'unvoleur.

    Jacques le fataliste et son matre

    78

  • C'en est un, c'en est un, vous disje, il m'a pris deforce une

    montre d'or..."

    Ces gens ne savaient quoi s'en rapporter, des cris duporteballe

    ou de la marche tranquille de Jacques. "Cependant,ajoutait le

    porteballe, mes enfants, je suis ruin si vous ne mesecourez;

    elle vaut trente louis comme un liard. Secourezmoi, ilemporte ma

    montre, et s'il vient piquer des deux, ma montre estperdue..."

    Si Jacques n'tait gure porte d'entendre ces cris, ilpouvait

    aisment voir l'attroupement, et n'en allait pas plus vite.Le

    porteballe dtermina, par l'espoir d'une rcompense, lespaysans

    Jacques le fataliste et son matre

    79

  • courir aprs Jacques. Voil donc une multituded'hommes, de femmes

    et d'enfants allant et criant: "Au voleur ! au voleur !

    l'assassin!" et le porteballe les suivant d'aussi prs quele

    fardeau dont il tait charg le lui permettait, et criant:"Au

    voleur ! au voleur ! l'assassin!..."

    Ils sont entrs dans la viIle, car c'est dans une viIle que

    Jacques et son matre avaient sjourn la veiIle; je mele

    rappeIle l 'instant. Les habitants quittent leursmaisons, se

    joignent aux paysans et au portebaIle, tous vont criant

    l'unisson: Au voleur ! au voleur ! l'assassin!...Tous

    atteignent Jacques en mme temps. Le portebaIles'lanant sur

    Jacques le fataliste et son matre

    80

  • lui, Jacques lui dtache un coup de botte, dont il estrenvers

    par terre, mais n'en criant pas moins: "Coquin, fripon,sclrat,

    rendsmoi ma montre; tu me la rendras, et tu n'en seraspas moins

    pendu..." Jacques, gardant son sangfroid, s'adressait la foule

    qui grossissait chaque instant, et disait: "Il y a unmagistrat

    de police ici, qu'on me mne chez lui: l, je ferai voirque je ne

    suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bientre un.

    Je lui ai pris une montre, il est vrai; mais cette montreest

    celle de mon matre. Je ne suis point inconnu dans cetteville:

    Jacques le fataliste et son matre

    81

  • avanthier au soir nous y arrivmes mon matre et moi,et nous

    avons sjourn chez M. le lieutenant gnral, sonancien ami." Si

    je ne vous ai pas dit plus tt que Jacques et son matreavaient

    pass par Conches, et qu'ils avaient log chez M. lelieutenant

    gnral de ce lieu, c'est que cela ne m'est pas revenuplus tt.

    Qu'on me conduise chez M. le lieutenant gnral,disait Jacques,

    et en mme temps il mit pied terre. On le voyait aucentre du

    cortge, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent,ils

    arrivent la porte du lieutenant gnral. Jacques, soncheval et

    Jacques le fataliste et son matre

    82

  • le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenantl'un

    l'autre la boutonnire. La foule reste en dehors.

    Cependant, que faisait le matre de Jacques. Il s'taitassoupi au

    bord du grand chemin, la bride de son cheval passedans son bras,

    et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autantque la

    longueur de la bride le lui permettait.

    Aussitt que le lieutenant gnral aperut Jacques, ils'cria:

    "Eh ! c'est toi, mon pauvre Jacques ! Qu'estce qui teramne seul

    ici ?

    La montre de mon matre: il l'avait laisse pendue aucoin de la

    Jacques le fataliste et son matre

    83

  • chemine, et je l'ai retrouve dans la balle de cethomme; notre

    bourse, que j'ai oublie sous mon chevet, et qui seretrouvera si

    vous l'ordonnez.

    Et que cela soit crit lhaut...", ajouta le magistrat.

    A l ' instant il fit appeler ses gens: l ' instant leporteballe

    montrant un grand drle de mauvaise mine, etnouvellement install

    dans la maison, dit: Voil celui qui m'a vendu lamontre.

    Le magistrat, prenant un air svre, dit au porteballe et son

    valet: "Vous mriteriez tous deux les galres, toi pouravoir

    vendu la montre, toi pour l'avoir achete... A sonvalet: Rends

    Jacques le fataliste et son matre

    84

  • cet homme son argent, et mets bas ton habit sur lechamp..." Au

    porteballe: "Dpchetoi de vider le pays, si tu ne veuxpas y

    rester accroch pour toujours. Vous faites tous deux unmtier qui

    porte malheur... Jacques, prsent il s'agit de tabourse." Celle

    qui se l'tait approprie comparut sans se faire appeler;c'tait

    une grande fille faite au tour. "C'est moi, monsieur, quiai la

    bourse, ditelle son matre; mais je ne l'ai pointvole: c'est

    lui qui me l'a donne.

    Je vous ai donn ma bourse ?

    Oui.

    Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en

    Jacques le fataliste et son matre

    85

  • souviens..."

    Le magist rat di t Jacques: "Allons, Jacques,n'claircissons pas

    cela davantage.

    Monsieur...

    Elle est jolie et complaisante ce que je vois.

    Monsieur, je vous jure...

    Combien y avait il dans la bourse ? Environ neuf centdixsept

    livres.

    Ah ! Javotte ! neuf cent dixsept livres pour unenuit, c'est

    beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnezmoi labourse..."

    La grande fille donna la bourse son matre qui en tiraun cu de

    Jacques le fataliste et son matre

    86

  • six francs: "Tenez, lui ditil, en lui jetant l'cu, voil leprix

    de vos services; vous valez mieux, mais pour un autreque Jacques.

    Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours,mais hors de

    chez moi , en tendezvous ? E t to i , Jacques ,dpchetoi de remonter

    sur ton cheval et de retourner ton matre."

    Jacques salua le magistrat et s'loigna sans rpondre,mais il

    disait en luimme: "L'effronte, la coquine ! il taitdonc crit

    lhaut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques

    paierait!... Allons, Jacques, consoletoi; n'estu pastrop

    heureux d'avoir rattrap ta bourse et la montre de tonmatre, et

    Jacques le fataliste et son matre

    87

  • qu'il t'en ait si peu cot ?"

    Jacques remonte sur son cheval et fend la presse quis'tait faite

    l'entre de la maison du magistrat; mais comme ilsouffrait avec

    peine que tant de gens le prissent pour un fripon, ilaffecta de

    tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'iltait;

    puis il piqua des deux son cheval, qui n'y tait pas fait,et qui

    n'en partit qu'avec plus de clrit. Son usage tait de le

    laisser aller sa fantaisie; car il trouvait autant

    d'inconvnient l'arrter quand il galopait, qu' lepresser

    quand il marchait lentement. Nous croyons conduire ledestin, mais

    Jacques le fataliste et son matre

    88

  • c'est toujours lui qui nous mne: et le destin, pourJacques,

    tait tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval,son

    matre, un moine, un chien, une femme, un mulet, unecorneille.

    Son cheval le conduisait donc toutes jambes vers sonmatre, qui

    s'tait assoupi sur le bord du chemin, la bride de soncheval

    passe dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors lecheval

    tenait la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bridetait

    reste sa place, et le cheval n'y tenait plus. Un fripons'tait

    apparemment approch du dormeur, avait doucementcoup la bride et

    Jacques le fataliste et son matre

    89

  • emmen l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, sonmatre se

    rveilla, et son premier mot fut: "Arrive, arrive,maroufle ! je te

    vais..." L, il se mit biller d'une aune.

    "Billez, billez, monsieur, tout votre aise, lui ditJacques,

    mais o est votre cheval ?

    Mon cheval ?

    Oui, votre cheval..."

    Le matre s'apercevant aussitt qu'on lui avait vol soncheval,

    se disposait tomber sur Jacques grands coups debride, lorsque

    Jacques lui dit: "Tout doux, monsieur, je ne suis pasd'humeur

    aujourd'hui me laisser assommer; je recevrai lepremier coup,

    Jacques le fataliste et son matre

    90

  • mais je jure qu'au second je pique des deux et vouslaisse l..."

    Cette menace de Jacques fit tomber subitement lafureur de son

    matre, qui lui dit d'un ton radouci: "Et ma montre ?

    La voil.

    Et ta bourse ?

    La voil.

    Tu as t bien longtemps.

    Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Ecoutez bien. Jesuis all,

    je me suis battu, j'ai ameut tous les paysans de lacampagne,

    j'ai ameut tous les habitants de la ville, j'ai t prispour

    voleur de grand chemin, j'ai t conduit chez le juge,j'ai subi

    Jacques le fataliste et son matre

    91

  • deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deuxhommes, j'ai

    fait mettre la porte un valet, j'ai fait chasser uneservante,

    j'ai t convaincu d'avoir couch avec une crature queje n'ai

    jamais vue et que j'ai pourtant paye; et je suis revenu.

    Et moi, en t'attendant...

    En m'attendant il tait crit lhaut que vous vousendormiriez,

    et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien !monsieur, n'y

    pensons plus ! c'est un cheval perdu et peuttre estilcrit

    lhaut qu'il se retrouvera.

    Mon cheval ! mon pauvre cheval !

    Quand vous continuerez vos lamentations jusqu'demain, il n'en

    Jacques le fataliste et son matre

    92

  • sera ni plus ni moins.

    Qu'allonsnous faire ?

    Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimezmieux, nous

    quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la sellede mon

    cheval, et nous poursuivrons notre route pied.

    Mon cheval ! mon pauvre cheval!"

    Ils prirent le parti d'aller pied, le matre s'criant detemps

    en temps: Mon cheval ! mon pauvre cheval! etJacques paraphrasant

    l'abrg de ses aventures. Lorsqu'il en fut l'accusationde la

    fille, son matre lui dit:

    "Vrai, Jacques, tu n'avais pas couch avec cette fille ?

    JACQUES: Non, monsieur.

    Jacques le fataliste et son matre

    93

  • LE MATRE: Et tu l'as paye ?

    JACQUES: Assurment !

    LE MATRE: Je fus une fo i s en ma v ie p lusmalheureux que toi.

    JACQUES: Vous paytes aprs avoir couch ?

    LE MATRE: Tu l'as dit.

    JACQUES: Estce que vous ne me raconterez pascela ?

    LE MATRE: Avant que d'entrer dans l'histoire de mesamours, il

    faut tre sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien !Jacques, et

    tes amours, que je prendrai pour les premires et lesseules de ta

    vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenantgnral de

    Conches; car, quand tu aurais couch avec elle, tu n'enaurais pas

    Jacques le fataliste et son matre

    94

  • t l'amoureux pour cela. Tous les jours on coucheavec des femmes

    qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec desfemmes qu'on

    aime. Mais...

    JACQUES: Eh bien ! mais!... qu'estce ?

    LE MATRE: Mon cheval!... Jacques, mon ami, ne tefche pas;

    metstoi la place de mon cheval, suppose que je t'aieperdu, et

    dismoi si tu ne m'estimerais pas davantage si tum'entendais

    m'crier: Mon Jacques ! mon pauvre Jacques!

    Jacques sourit et dit: "J'en tais, je crois, au discours demon

    hte avec sa femme pendant la nuit qui suivit monpremier

    Jacques le fataliste et son matre

    95

  • pansement. Je reposai un peu. Mon hte et sa femme selevrent

    plus tard que de coutume.

    LE MATRE: Je le crois.

    JACQUES: A mon rveil, j'entrouvris doucement mesrideaux, et je

    vis mon hte, sa femme et le chirurgien en confrencesecrte vers

    la fentre. Aprs ce que j'avais entendu pendant la nuit,il ne me

    fut pas difficile de deviner ce qui se traitait l. Jetoussai. Le

    chirurgien dit au mari: "Il est veill; compre,descendez la

    cave, nous boirons un coup, cela rend la main sre; jelverai

    ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste."

    Jacques le fataliste et son matre

    96

  • La bouteille arrive et vide, car, en terme de l'art,boire un

    coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgiens'approcha

    de mon lit, et me dit: "Comment la nuit atelle t ?

    Pas mal.

    Votre bras... Bon, bon... le pouls n'est pas mauvais, iln'y a

    presque plus de fivre. Il faut voir ce genou... Allons,

    commre, ditil l'htesse qui tait debout au pied demon lit

    derrire le rideau, aideznous..." L'htesse appela unde ses

    enfants... "Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici,c'est

    vous, un faux mouvement nous apprterait de labesogne pour un

    Jacques le fataliste et son matre

    97

  • mois. Approchez. L'htesse approcha, les yeuxbaisss... Prenez

    cette jambe, la bonne, je me charge de l 'autre.Doucement,

    doucement... A moi, encore un peu moi... L'ami, unpetit tour de

    corps droite... droite vous disje, et nous y voil..."

    Je tenais le matelas des deux mains, je grinais lesdents, la

    sueur me coulait le long du visage. "L'ami, cela n'estpas doux.

    Je le sens.

    Vous y voil. Commre, lchez la jambe, prenezl'oreiller;

    approchez la chaise et mettez l'oreiller dessus... Tropprs... Un

    peu plus loin... L'ami, donnezmoi la main, serrezmoiferme.

    Jacques le fataliste et son matre

    98

  • Commre , passez dans la rue l le , e t t enezlepardessous le bras...

    A merveille... Compre, ne restetil rien dans labouteille ?

    Non.

    Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle enaille

    chercher une autre... Bon, bon, versez plein... Femme,laissez

    votre homme o il est, et venez ct de moi..."L'htesse appela

    encore une fois un de ses enfants. Eh ! mort diable, jevous l'ai

    dj dit , un enfant n'est pas ce qu'il nous faut.Mettezvous

    genoux, passez la main sous le mollet... Commre,vous tremblez

    comme si vous aviez fait un mauvais coup; allonsdonc, du

    Jacques le fataliste et son matre

    99

  • courage... La gauche sous le bas de la cuisse, l,audessus du

    bandage... Fort bien!..." Voil les coutures coupes, lesbandes

    droules, l'appareil lev et ma blessure dcouvert.Le

    chirurgien tte en dessus, en dessous, par les cts, et chaque

    fois qu'il me touche, il dit: "L'ignorant ! l'ne ! lebutor ! et

    cela se mle de chirurgie ! Cette jambe, une jambe couper ? Elle

    durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en rponds.

    Je gurirai ?

    J'en ai bien guri d'autres.

    Je marcherai ?

    Vous marcherez.

    Jacques le fataliste et son matre

    100

  • Sans boiter ?

    C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous yallez ? N'estce

    pas assez que je vous aie sauv votre jambe ? Audemeurant, si vous

    boitez, ce sera peu de chose. Aimezvous la danse ?

    Beaucoup.

    Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'endanserez que

    mieux... Commre, le vin chaud... Non, l'autre d'abord:encore un

    petit verre, et notre pansement n'en ira pas plus mal."

    Il boit: on apporte le vin chaud, on m'tuve, on remetl'appareil,

    on m'tend dans mon lit, on m'exhorte dormir, si jepuis, on

    ferme les rideaux, on finit la bouteille entame, on enremonte

    Jacques le fataliste et son matre

    101

  • une autre, et la confrence reprend entre le chirurgien,l'hte et

    l'htesse.

    L'HTE: Compre, cela seratil long ?

    LE CHIRURGIEN: Trs long... A vous, compre.

    L'HTE: Mais combien ? Un mois ?

    LE CHIRURGIEN: Un mois ! Mettezen deux trois,quatre, qui sait

    cela ? La rotule est entame le fmur, le tibia... Avous, commre.

    L'HTE: Quatre mois ! Misricorde ! Pourquoi lerecevoir ici ? Que

    diable faisaitelle sa porte ?

    LE CHIRURGIEN: A moi; car j'ai bien travaill.

    L'HTESSE: Mon ami, voil que tu recommences . Cen'est pas l ce

    Jacques le fataliste et son matre

    102

  • que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu yreviendras.

    L'HTE: Mais, dismoi, que faire de cet homme ?Encore si l'anne

    n'tait pas si mauvaise!...

    L'HTE: Si tu voulais, j'irais chez le cur.

    L'HTE: Si tu y mets le pied, je te roue de coups.

    LE CHIRURGIEN: Pourquoi donc, compre ? lamienne y va bien.

    L'HTE: C'est votre affaire.

    LE CHIRURGIEN: A ma filleule; comment seportetelle ?

    L'HTESSE: Fort bien.

    LE CHIRURGIEN: Allons, compre, votre femmeet la mienne; ce

    sont deux bonnes femmes.

    Jacques le fataliste et son matre

    103

  • L'HTE: La vtre est plus avise; et elle n'aurait pasfait la

    sottise...

    L'HTESSE: Mais, compre, il y a les soeurs grises.

    LE CHIRURGIEN: Ah ! commre ! un homme, unhomme chez les soeurs ! Et

    puis il y a une petite difficult un peu plus grande quele

    doigt... Buvons aux soeurs, ce sont de bonnes filles.

    L'HTESSE: Et quelle diffficult ?

    LE CHIRURGIEN: Votre homme ne veut pas quevous alliez chez le

    cur et ma femme ne veut pas que j'aille chez lessoeurs... Mais,

    compre, encore un coup, cela nous avisera peuttre.Avezvous

    questionn cet homme ? Il n'est peuttre pas sansressource.

    Jacques le fataliste et son matre

    104

  • L'HTE: Un soldat !

    LE CHIRURGIEN: Un soldat a pre, mre, frres,soeurs, des

    parents, des amis, quelqu'un sous le ciel... Buvonsencore un

    coup, loignezvous, et laissezmoi faire.

    Telle fut la lettre la conversation du chirurgien, del'hte et

    de l'htesse: mais quelle autre couleur n'auraisje past le

    matre de lui donner, en introduisant un sclrat parmices bonnes

    gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacquesau moment

    d'tre arrach de son lit, jet sur un grand chemin oudans une

    fondrire. Pourquoi pas tu ? Tu, non. J'auraisbien su appeler

    Jacques le fataliste et son matre

    105

  • quelqu'un son secours; ce quelqu'unl aurait t unsoldat de

    sa compagnie: mais cela aurait pu le Clveland infecter. La

    vrit, la vrit ! La vrit, me direzvous, estsouvent froide,

    commune et plate; par exemple, votre dernier rcit dupansement de

    Jacques est vrai, mais qu'y atil d'intressant ? Rien.

    D'accord. S'il faut tre vrai, c'est comme Molire,Regnard,

    Richardson, Sedaine; la vrit a ses cts piquants,qu'on saisit

    quand on a du gnie; mais quand on en manque ? Quand on en

    manque, il ne faut pas crire. Et si par malheur onressemblait

    Jacques le fataliste et son matre

    106

  • un certain pote que j'envoyai Pondichry ? Qu'estce que ce

    pote ? Ce pote... Mais si vous m'interrompez,lecteur, et si je

    m'interromps moimme tout coup, que deviendrontles amours de

    Jacques ? Croyezmoi, laissons l le pote... L'hte etl'htesse

    s'loignrent... Non, non, l'histoire du pote dePondichry.

    Le chirurgien s 'approcha du lit de Jacques.. . L'histoire du

    pote de Pondichry, l'histoire du pote de Pondichry. Un jour,

    il me vint un jeune pote, comme il m'en vient tous lesjours...

    Mais, lecteur, quel rapport cela atil avec le voyagede Jacques

    Jacques le fataliste et son matre

    107

  • le Fataliste et de son matre ?... L'histoire du potede

    Pondichry. Aprs les compliments ordinaires surmon esprit, mon

    gnie, mon got, ma bienfaisance, et autres proposdont je ne

    crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'onme les

    rpte et peuttre de bonne foi, le jeune pote tire unpapier de

    sa poche: ce sont des vers, me ditil. Des vers ! Oui,

    monsieur, et sur lesquels j'espre que vous aurez labont de me

    dire votre avis. Aimezvous la vrit ? Oui,monsieur; et je

    vous la demande. Vous allez la savoir. Quoi !vous tes assez

    Jacques le fataliste et son matre

    108

  • bte pour croire qu'un pote vient chercher la vritchez vous ?

    Oui. Et pour la lui dire ? Assurment ! Sansmnagement ?

    Sans doute: le mnagement le mieux apprt ne seraitqu'une

    offense grossire; fidlement interprt, il signifierait:vous

    tes un mauvais pote; et comme je ne vous crois pasassez robuste

    pour entendre la vrit, vous n'tes encore qu'un plathomme. Et

    la franchise vous a toujours russi ? Presquetoujours... Je lis

    les vers de mon jeune pote, et je lui dis: Nonseulement vos vers

    sont mauvais, mais il m'est dmontr que vous n'enferez jamais de

    Jacques le fataliste et son matre

    109

  • bons. Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car jene

    saurais m'empcher d'en faire. Voil une terriblemaldiction !

    Concevezvous, monsieur, dans quel avilissementvous allez tomber ?

    Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ontpardonn la

    mdiocrit aux potes: c'est Horace qui l'a dit. Je lesais.

    Etesvous riche ? Non. Etesvous pauvre ? Trs pauvre. Et

    vous allez joindre la pauvret le ridicule de mauvaispote;

    vous aurez perdu toute votre vie; vous serez vieux.Vieux, pauvre

    et mauvais pote, ah ! monsieur, quel rle ! Je leconois, mais

    Jacques le fataliste et son matre

    110

  • je suis entran malgr moi... (Ici Jacques aurait dit:Mais cela

    est crit lhaut.) Avezvous des parents ? J'en ai. Quel est

    leur tat ? Ils sont joailliers. Feraientils quelquechose

    pour vous ? Peuttre. Eh bien ! voyez vosparents,

    proposezleur de vous avancer une pacotille de bijoux.

    Embarquezvous pour Pondichry; vous ferez demauvais vers sur la

    route; arriv, vous ferez fortune. Votre fortune faite,vous

    reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vousplaira,

    pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il nefaut ruiner

    personne... Il y avait environ douze ans que j'avaisdonn ce

    Jacques le fataliste et son matre

    111

  • conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le

    reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me ditil, quevous avez

    envoy Pondichry. J'y ai t, j'ai amass l unecentaine de

    mille francs. Je suis revenu; je me suis remis faire desvers,

    et en voil que je vous apporte... Ils sont toujoursmauvais ?

    Toujours; mais votre sort est arrang, et je consens quevous

    continuiez faire de mauvais vers. C'est bien monprojet...

    Et le chirurgien s'tant approch du lit de Jacques,celuici ne

    lui laissa pas le temps de parler. J'ai tout entendu, lui

    ditil... Puis, s'adressant son matre, il ajouta... Ilallait

    Jacques le fataliste et son matre

    112

  • ajouter, lorsque son matre l'arrta. Il tait las demarcher; il

    s'assit sur le bord du chemin, la tte tourne vers unvoyageur

    qui s'avanait de leur ct, pied, la bride de soncheval, qui

    le suivait, passe dans son bras.

    Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'ona vol

    au matre de Jacques: et vous vous tromperez. C'estainsi que cela

    arriverait dans un roman, un peu plus tt ou un peuplus tard, de

    cette manire ou autrement; mais ceci n'est point unroman, je

    vous l'ai dj dit, je crois, et je vous le rpte encore.Le

    matre dit Jacques:

    Jacques le fataliste et son matre

    113

  • "Voistu cet homme qui vient nous ?

    JACQUES: Je le vois.

    LE MATRE: Son cheval me parat bon.

    JACQUES: J'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'yconnais pas.

    LE MATRE: Moi, j'ai command dans la cavalerie, etje m'y

    connais.

    JACQUES: Aprs ?

    LE MATRE: Aprs ? Je voudrais que tu allassesproposer cet homme

    de nous le cder, en payant s'entend.

    JACQUES: Cela est bien fou, mais j'y vais. Combieny voulezvous

    mettre ?

    LE MATRE: Jusqu' cent cus..."

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Jacques, aprs avoir recommand son matre de nepas s'endormir,

    va la rencontre du voyageur, lui propose l'achat deson cheval,

    le paie et l'emmne. "Eh bien ! Jacques, lui dit sonmatre, si

    vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussiles miens.

    Ce cheval est beau; le marchand t'aura jur qu'il taitsans

    dfaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sontmaquignons.

    JACQUES: Et en quoi ne le sontils pas ?

    LE MATRE: Tu le monteras et tu me cderas le tien.

    JACQUES: D'accord."

    Les voil tous les deux cheval, et Jacques ajoutant:

    "Lorsque je quittai la maison, mon pre, ma mre, monparrain,

    Jacques le fataliste et son matre

    115

  • m'avaient tous donn quelque chose, chacun selon leurspetits

    moyens; et j'avais en rserve cinq louis, dont Jean, monan,

    m'avait fait prsent lorsqu'il partit pour son malheureuxvoyage

    de Lisbonne... (Ici Jacques se mit pleurer, et sonmatre lui

    reprsenter que cela tait crit lhaut.) Il est vrai,monsieur,

    je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais

    m'empcher de pleurer..."

    Puis voil Jacques qui sanglote et qui pleure de plusbelle; et

    son matre qui prend sa prise de tabac, et qui regarde sa montre

    l'heure qu'il est. Aprs avoir mis la bride de son chevalentre

    Jacques le fataliste et son matre

    116

  • ses dents et essuy ses yeux avec ses deux mains,Jacques

    continua:

    "Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et desprsents de mes

    parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avaispas

    encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien point;

    qu'en ditesvous, mon matre ?

    LE MATRE: Il tait impossible que tu restasses pluslongtemps

    dans la chaumire.

    JACQUES: Mme en payant.

    LE MATRE: Mais qu'estce que ton frre Jean taitall chercher

    Lisbonne ?

    Jacques le fataliste et son matre

    117

  • JACQUES: Il me semble que vous prenez tche deme fourvoyer.

    Avec vos questions, nous aurons fait le tour du mondeavant que

    d'avoir atteint la fin de mes amours.

    LE MATRE: Qu'importe, pourvu que tu parles et quej'coute ? Ne

    sontce pas l les deux points importants ? Tu megrondes, lorsque

    tu devrais me remercier.

    JACQUES: Mon frre tait all chercher le repos Lisbonne. Jean,

    mon frre, tait un garon d'esprit: c'est ce qui lui aport

    malheur; il et t mieux pour lui qu'il et t un sotcomme moi;

    mais cela tait crit lhaut. Il tait crit que le frrequteur

    Jacques le fataliste et son matre

    118

  • des Carmes qui venait dans notre village demander desoeufs, de la

    laine, du chanvre, des fruits, du vin chaque saison,lograit

    chez mon pre, qu'il dbaucherait Jean, mon frre, etque Jean,

    mon frre, prendrait l'habit de moine.

    LE MATRE: Jean, ton frre, a t Carme ?

    JACQUES: Oui, monsieur, et Carme dchaux. Il taitactif,

    intelligent, chicaneur; c'tait l'avocat consultant duvillage. Il

    savait lire et crire, et ds sa jeunesse, il s'occupait

    dchiffrer et copier de vieux parchemins. Il passa partoutes

    les fonctions de l'ordre, successivement portier,sommelier,

    Jacques le fataliste et son matre

    119

  • jardinier, sacristain, adjoint procure et banquier; dutrain

    dont il y allait, il aurait fait notre fortune tous. Il amari

    et bien mari deux de nos soeurs et quelques autresfilles du

    village. Il ne passait pas dans les rues, que les pres, lesmres

    et les enfants n'allassent lui, et ne lui criassent:"Bonjour,

    frre Jean; comment vous portezvous, frre Jean ?" Ilest sr que

    quand il entrait dans une maison la bndiction du Ciely entrait

    avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois aprs savisite

    elle tait marie. Le pauvre frre Jean ! l'ambition leperdit. Le

    Jacques le fataliste et son matre

    120

  • procureur de la maison, auquel on l'avait donn pouradjoint,

    tait vieux. Les moines ont dit qu'il avait form leprojet de lui

    succder aprs sa mort, que pour cet effet il bouleversatout le

    chartrier, qu'il brla les anciens registres, et qu'il en fitde

    nouveaux, en sorte qu' la mort du vieux procureur, lediable

    n'aurait vu goutte dans les titres de la communaut.Avaiton

    besoin d'un papier, il fallait perdre un mois lechercher;

    encore souvent ne le trouvaiton pas. Les Presdmlrent la ruse

    du frre Jean, et son objet: ils prirent la chose au grave,et

    Jacques le fataliste et son matre

    121

  • frre Jean, au lieu d'tre procureur comme il s'en taitflatt,

    fut rduit au pain et l'eau, et disciplin jusqu' ce qu'ilet

    communiqu un autre la clef de ses registres. Lesmoines sont

    implacables. Quand on eut tir de frre Jean tous les

    claircissements dont on avait besoin, on le fit porteurde

    charbon dans le laboratoire o l'on distille l'eau desCarmes.

    Frre Jean, cidevant banquier de l'ordre et adjoint procure,

    maintenant charbonnier ! Frre Jean avait du coeur, ilne put

    supporter ce dchet d'importance et de splendeur, etn'attendit

    qu'une occasion de se soustraire cette humiliation.

    Jacques le fataliste et son matre

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  • Ce fut alors qu'il arriva dans la mme maison un jeunePre qui

    passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dansla

    chaire; il s'appelait le Pre Ange. Il avait de beauxyeux, un

    beau visage, un bras et des mains modeler. Le voilqui prche,

    qui prche, qui confesse, qui confesse; voil les vieuxdirecteurs

    quitts par leurs dvotes; voil ces dvotes attaches aujeune

    Pre Ange; voil que les veilles de dimanches et degrandes ftes

    la boutique du Pre Ange est environne de pnitents etde

    pni tentes , e t que les vieux Pres at tendaientinutilement

    Jacques le fataliste et son matre

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  • pratique dans leurs boutiques dsertes; ce qui leschagrinait

    beaucoup... Mais, monsieur, si je laissais l l'histoire defrre

    Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela seraitpeuttre

    plus gai.

    LE MATRE: Non non; prenons une prise de tabac,voyons l'heure

    qu'il est et poursuis.

    JACQUES: J'y consens, puisque vous le voulez..."

    Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilqui prend

    tout coup le mors aux dents et qui se prcipite dansune

    fondrire. Jacques a beau le serrer des genoux et luitenir la

    Jacques le fataliste et son matre

    124

  • bride courte, du plus bas de la fondrire, l'animal ttus'lance

    et se met grimper toutes jambes un monticule o ils'arrte

    tout court et o Jacques, tournant ses regards autour delui, se

    voit entre des fourches patibulaires.

    Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnirces

    fourches de leur gibier et de mnager Jacques unetriste

    reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriezpeuttre,

    car il y a des hasards singuliers, mais la chose n'enserait pas

    plus vraie; ces fourches taient vacantes.

    Jacques laissa reprendre haleine son cheval qui deluimme

    Jacques le fataliste et son matre

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  • redescendit la montagne remonta la fondrire et replaaJacques

    ct de son matre, qui lui dit: "Ah ! mon ami, quellefrayeur tu

    m'as cause ! je t'ai tenu pour mort... mais tu rves; quoi

    rvestu ?

    JACQUES: A ce que j'ai trouv lhaut.

    LE MATRE: Et qu'y astu donc trouv ?

    JACQUES: Des fourches patibulaires, un gibet.

    LE MATRE: Diable ! cela est de fcheux augure;mais rappelletoi

    ta doctrine. Si cela est crit lhaut, tu auras beau faire,tu

    seras pendu, cher ami; et si cela n'est pas crit lhaut,le

    cheval en aura menti. Si cet animal n'est pas inspir, ilest

    Jacques le fataliste et son matre

    126

  • sujet des lubies; il faut y prendre garde..."

    Aprs un moment de silence, Jacques se frotta le frontet secoua

    ses oreilles, comme on fait lorsqu'on cherche carterde soi une

    ide fcheuse, et reprit brusquement:

    "Ces vieux moines tinrent conseil entre e