9
REVUE DE M étaphysiqu E ET DE M oral E Fondée en 1893 par Xavier Léon et Élie Halévy Directeur de Ia publication Rédactrice en chef Secrétaire de rédaciion Bureau Comitê de rédaction Comitê de lecture Rédaction Ventes et abonnements Bernard Bourgeois Isabelle Thomas-Fogiel Alain de Seze Renaud Barbaras, Bernard Bourgeois, André Charrak, Didier Deleule, Catherine Kintzler, Isabelle Thomas-Fogiel Anne Baudart, Christian Berner, André Charrak, Pascal David, Denis Kambouchner, Sandra Laugier, Christiane Menasseyre, Pierre-Marie Morei, Pierre Osmo, Emmanuel Picavet Hugues Choplin, Michel Fichant, Simone Goyard-Fabre, Francis Jacques, Béatrice Longuenesse, Pierre-François Moreau, Alexis Philonenko, Alain Renaut, Elisabeth Schwartz, André Tosei, Anne Gabrielle Wersinger PUF - Revue de Métaphysique et de Morale, 6, avenue Reille, 75014 Paris E-mail: [email protected] Presses Universitaires de France, Dépanement des Revues, 6, avenue Reille, 75014 Paris, France Tél. +33 1 58 10 31 00-Télécopie +33 1 58 10 31 82 IBAN : FR40 2004 1000 0100 3923 3A02 062 BIC-PSSTFRPPPAR Particulier Institution Abonnement annuel (2009) France: 52,00 €TTC 61,00 €TTC TVA; 2,10 % Éíranger: 66,37 €TTC 76,58 €TTC Revue de Métaphysique et de Morale OCTOBRE-DÉGEMBRE 2008 — N° 4 PUBLIÉE AVEC L’A.1DE DU CENTRE NATIONAL DE L,A RKCHERCHE SCIENTIFIQUE ET DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES AU-DELÀ DU POUVOIR ? À PARTIR DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE NUMÉRO DIRIGÉ PAR HUGUES CHOPLIN SOMMAIRE A rticles Hugues Choplin, Présentation ................................................................ 435 Jean-Luc Marion, L’impouvoir ............................................................. 439 Didier Debaise, Une métaphysique des possessions. Puissances et sociétés chez G. Tarde .............. .. .......................................................... 447 Hugues Choplin, De la force à la confiance .............. .......................... 461 François Laruelle, Pour une science non-politique du pouvoir . . . 473 Mériam Korichi, La défmition des « bons sentiments » en question . 489 Jean-Baptiste JEANGÈNE V i l m e r , La véritable nature de 1’indéfini car- tcsién ...............' ............ ................................................ 503 Victor Lopez, La création du Monde : La philosophie entre art et science 517 Rcné Lbfebvre, Aristotc, le syllogisme pratique et les animaux . . . 535 Goufrane Mansour, Boi/ano : objectivité sémantique et subjectivité de la perceplior .............................................................................................. 551

DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Gabriel Tarde

Citation preview

Page 1: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

REVUE DEM étaph ysiq uEET DEM o ralE

Fondée en 1893 par Xavier Léon et Élie Halévy

Directeur de Ia publicationRédactrice en chefSecrétaire de rédaciionBureau

Comitê de rédaction

Comitê de lecture

Rédaction

Ventes et abonnements

Bernard Bourgeois Isabelle Thomas-Fogiel Alain de SezeRenaud Barbaras, Bernard Bourgeois, André Charrak, Didier Deleule, Catherine Kintzler, Isabelle Thomas-FogielAnne Baudart, Christian Berner, André Charrak, Pascal David, Denis Kambouchner, Sandra Laugier, Christiane Menasseyre, Pierre-Marie Morei, Pierre Osmo, Emmanuel PicavetHugues Choplin, Michel Fichant, Simone Goyard-Fabre, Francis Jacques, Béatrice Longuenesse, Pierre-François Moreau, Alexis Philonenko, Alain Renaut, Elisabeth Schwartz, André Tosei, Anne Gabrielle WersingerPUF - Revue de Métaphysique et de Morale, 6, avenue Reille, 75014 Paris

E-mail: [email protected] Presses Universitaires de France, Dépanement des Revues, 6, avenue Reille, 75014 Paris, France Tél. +33 1 58 10 31 00 -Té lécop ie +33 1 58 10 31 82 IBAN : FR40 2004 1000 0100 3923 3A02 062 BIC-PSSTFRPPPAR

Particulier Institution Abonnement annuel (2009) France: 52,00 €TTC 61,00 €TTCTVA; 2,10 % Éíranger: 66,37 €TTC 76,58 €TTC

Revue de Métaphysique et de Morale

OCTOBRE-DÉGEMBRE 2008 — N° 4PUBLIÉE AVEC L’ A.1DE DU CENTRE NATIONAL DE L,A RKCHERCHE SCIENTIFIQUE

ET DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES

AU-DELÀ DU POUVOIR ? À PARTIR DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE

CONTEMPORAINE

NUMÉRO DIRIGÉ PAR HUGUES CHOPLIN

SOMMAIRE

A r ticles

Hugues C h o p l in , Présentation ................................................................ 435Jean-Luc M a r io n , L’impouvoir ............................................................. 439Didier D e b a is e , Une métaphysique des possessions. Puissances et

sociétés chez G. Tarde.............. .. .......................................................... 447Hugues C h o p l in , De la force à la confiance.............. .......................... 461François L a r u e l l e , Pour une science non-politique du pouvoir . . . 473

Mériam K o r ic h i , La défmition des « bons sentiments » en question . 489Jean-Baptiste JEANGÈNE V i lm e r , La véritable nature de 1’indéfini car-

tcsién ...............' ............ ‘ ................................................ 503Victor L o p e z , La création du Monde : La philosophie entre art et science 517Rcné L b f e b v r e , Aristotc, le syllogisme pratique et les animaux . . . 535Goufrane M a n s o u r , Boi/ano : objectivité sémantique et subjectivité de

la perceplior.............................................................................................. 551

Page 2: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

Une métaphysique des possessions. Puissances et sociétés

chez Gabriel Tarde

RÉSUMÉ. — Cet article a pour principal objet de suivre la m ise en p lace d ’une « métaphysique desypossessions » qui trouve son origine dans 1’ceuvre de G abriel Tarde. Elle se caractérise p a r une substitution ; à 1’analyse des fondem ents e t de 1’exercice du pouvoir, elle oppose des questions d'un tout autre ordre, à la fo is p lus im m atérielles et plus m icroscopiquès: comment s ’opère la possession d[un ê t̂re !qu’il so it physique, biologique ou technique) p a r un autre ? Que signifie être possédé p a r une croyance ou m désir ? Par quelles voies se transm ettent les idées et les inventions dans une société donnée ? Sous Vapparente diversité de ces questions, il est possib le de repérer des dynamiques communes. C 'est la fonction de la « métaphysique » selon Tarde : rendre compte de príncipes génériques engagés tout au long de la chaíne des organisations sociales, des form es les p lus prim a ires de Vassociation biologique aux form es les plus élaborées des sociétés. Notre hypothèse est que se m et en place, à p a rtir de Tarde, une « m étaphysique empirique » qui définit un axe de pensée, resté longtem ps minoritaire dans la philosophie française, dont ont hérité des philosophes aussi différents que H. Bergson, G. Simòndon, R. Ruyer ou encare G. Deleuze et F. Guattari, e t qui trouve aujourd’hui une nouvelle actualité.

A h s t r a c t . — Th is article aims a t follow ing the construcnon o f a " m etaphysics o f possession” whicfí finds its origin in G. Tarde's philosophy. This m etaphysics is cha- racterized by a substitution : to the analysis o f lhe foundations o f p ow er it opposes com pletely different kinds o f questions that are. more im m aterial and more m icroscopic, such a s : how cari a being (physical, biological or technical) possess another one ? What does it mean to be pussessed by a be lie f or a desire ? By which ways do ideas and inventions diffuse. themselves within a given society ? Under the apparent d iversity o f these questions, however, it is possib le to identify comtnon dynamics. The function of "m etaphysics” according to Tarde is to express generic princip ies that are engaged in the chain o f social organizations, from prim ary biological assem blages up to the most elaborate social 'üssociations. Our hypothesis is that taking Tarde as a starting point, an "em piricist m etaphysic” emerged in the context o f French philosophy, whose inhe- ritors are philosophers as different as H. Bergson, G. Simondon, R. Ruyer, G. Deleuze and F. Guattari, and which is the object o f a new rediscovery today.

Revufi de M étaphytique <v âc Morate. 4/2008

Page 3: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

Cel article a pour principal objet de suivre la rnisc en place et les effets de ce que nous proposors d’appeler une «^métaphysique des possessions », en prenant comme point de dépari l’oeuvre de Gabriel Tarde. On pourrait lcgitimement s étonner de 1 utilisation du mot « métaphysique » pour désigner 1’oeuvre de larde. Celle-ci ne relève-t-elle pas, comme 1’attestent la plupart des titres de ses ceuvres - L a lo g iq u e sociule, I-es tra n sfo rm a tio n s du p o u v o ir , U o p in io r i e t la fo u le d’une approche essentiellement sociologique qui s’accorde a p r io r i très mal avec Pidée même d’une relation à la métaphysique par rapport à laquelle elle était censée rompre ? Plus grave encore : ne risquons-nous pas de réduire la spécificité desjmodes d’existence', physiques, biologiques, techniques et sociaux, à l’intérieur d’un ensemble de príncipes premiers, censés dcterminer une théorie généralc que la métaphysique a trop longtemps désignée ? Quelles cn seraient d’ailleurs la fonction et 1’utilité ?

Si nous proposons de caractériser cette approche de « métaphysique », c ’est que le concept de possession désigne bien ce que Tarde appelle, dès 1898, dans sou livreMonadologie etsociologie : un « fait universel ». Ce « fait » ne désigne nullement une catégorie première de l’être à partir de laquelle, par un processus de complexification croissante, il serait possible de déduire 1’ensemble des formes plus complexes de l’expérience. II signifie au contraire, selon nous, qu’en donnant une extension maximale au concept de possession, il deviendrait possible de suivre à la fois les lignes communes qui caractérisent les formes d’existence physiques, biologiques et humaines, et de se rendre sensible à la spéJficilé de chacune de ces trajectoires. Aux questions qui traversaient la sociologie, relatives aux processus de pouvoir, de domination et de coercition, à 1’analyse des modes d’institution et d’organisation des groupes, à la recherche des fondements individuels ou collectifs des sociétés, elle devrait permettre de substituer des questions d un tout autre ordre: dans une situation donnée, les possessions sont-elles unilatérales ou symétriques ? Ont-elles tendance à s’araplifier et à s ’intensifier ou au contraire à se détendre et à se disloquer ? Par quels modes se propagent-elles et jusqu’oú s’établit leur emprise ? Ce que nous voudrions montrer ici, c’est que les sociétés, quel qu’en soit le statut. émergent et se consoUdent par des dynamiques de possession dont Panalvse

Nous reprenons 1'expression « modes d ’existence » à É. S ouriau (Les üifférents Modes d ’exis- tence, Pans, Presses Universitaires de Francc, 1943). Ceue enquête, initiée par É. Souriau, sur la mtlUipllcité des modes d ’existence sera reprise par des auteurs aussi différents que M. D ufrenne {Phénomenologie de Vexpérience esthérique, Paris, Presses Universitaires de France, 1953) G. Simondon, G. M o u r l l o s {Bergson et les niveaux de réalité. Paris. Presses Universitaires dé rrance, 1964), G . Deleuze et B. L atoijr (« Sur un livre d Élienne Souriau : “Les différents modes d existente » in L'Agenda de la pensée contemporaine, Printemps 2007).

requiert une véritable métaphysique à laquelle larde a íoumi les premières impulsions et qui trouve aujourd’hui une nouvelle actuaiité2.

U N E N O U V E L L E M O N A D O L O G IE

En introduisant des phénomènes de « possession » tels que le_somnambu- lisnie, les pratiques hypnotiques, íe rayonnement imitatit, le magnétisme social, quTseraient les príncipes constitutifs, bien qu’immatériels, des sociétés, Tarde est confronté àun problème majeur. La notion de possession semble enveloppée d’un ensemble de connotations anthropologiques, sociales et religieuses qui en surdéterminent le sens. Ne renvoie-t-elle pas inéluctablement soit, dans un sens actif, à la jouissance d’ une propriétc, qu’elle soit matériclle ou spirituelle, soit, dans un sens passif, à l ’idée qu’une chose ou un individu serait capturé ou envouté par d’autres ? Ne présuppose-t-elle pas quelque chose d’autre - sujet ou objet - , antérieur à son existence, et qui en serait le support ? En un m ot: est-ce que la possession n’est pas, par définition, secondaire par rapport à un être, quel qu’en soit par ailleurs le statut ?

C’est, selon nous, la raison principale pour laquelle une métaphysique des possessions est nécessáire. Elle doit permettre : 1. de soustraire les enquêtes sociales à une ontologie implicite, d'autant plus efficace qu’elle reste à 1’arrière- plan, selon laquelle il devrait exister des supports - individus, groupes ou objets - clairement identifiables aux dynamiques sociales; 2. de construire une définition minimale de la possession qui vaudrait (réquisits) pour toutes les formes d’existence, aussi bien physiques que biologiques ou sociales.

C’est chez Leibniz que Tarde en trouve les conditions principales. II voit dans La monadologie le début d’un mouvement de dissolution de 1’ontologie clasjji- que, notamment 1’identité de l’« être » et de la « simplicité », qui trouverait dans les sciences contemporaines, sous une forme encore implicite et toute incons­ciente, sa confirmation la plus évidente.

Les monades, filies de Leibniz, écrit Tarde, ont fait du chemin depuis leur père. Pardiverses voies indépendantes elles se glissent, à l ’insu des savants eux-m êm es, dansle coeur de la Science contemporaine3.

2. Nous pensons ici principalement à la redécouverte recente de la pensée de Tarde aussi bien en philosophie (notam m ent grâce aux travaux d’E. A ll ie z et de P. M ontebello) que dans les « Sciences Studies » (Cf. B. LaTOi;r, « Gabriel Tarde and the End of the Social ». in P. Joyce (ed.) The Social in Question : New Bearings in lhe History and the Social Sciences, London, Routledge, 1992., et B. LaTOUR. Ckanger de sociéíé - Refaire. de la sociologie, trad. fr. N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2006).

3 ."G. T arde, Monadologie et sociologie. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 33.

Page 4: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

450 Didier Debaise

Une nouvelle alliance entre la philosophie et les sciences deviendrait nécessaire qui tenterait simultancment de clarifier l’idée d’un « iníiniment petit» et de la déployer à 1 intérieur de domaines plus vastes que ceux que peuvent lui accorder des sciences spécialisées 1 activant à l’intérieur d’un domaine déterminé. Car « ce n’est pas seulement la chixnie qui en progressant semble nous acheminer vers les monades. C est cncore la physique, ce sont les sciences.naturelles, c’est 1’histoire, ce sont les mathématiques elles-mêmes » 4. Ce dont leslcíences héri- tent, c est de ce processus de dissolution de toute ontologie qui se présenterait comme le terme ultime d’une ínvestigation sur les formes d’être. Même les termes ultimes d’une science particulière ne le sont que relativement à la pers­pective provisoire qui est la sienne : « Ces éléments demiers auxquels aboutit toute Science, 1 individu social, la cellule vivante, l ’atome chimique, ne sont demiers qu’au regard de leur science particulière » 5.

Dès lors la question est de savoir jusqu’oü peut s’opérer cettc dissolution :« D élimination en élinunation, oü aboutirons-nous ? » 6. La réponse de Tarde est sans équivoque : « Nul moyen de s’arrêter sur cette pente jusqu!à 1’inflni- tésimal, qui devient, chose bien inattcndue assurément, la clé de l ’univers entier » . L infiniment petit dilfère qualitativement du fini sur lequel se forgeait 1 ontologie, car les êtres qui le composent vont à 1’infini, sous un mode de plus en plus imperceptible, formant un faisceau continu dans lequel nous ne pouvons distinguer ni parties, ni limites, ni distance, ni position.

/ / Ainsi, aucune raison ne nous oblige plus à parler d’être mais à'activités infinitésimales, á'actions remarquables à 1’intérieur d’un inouvement infmi":« Ce scraient donc les vrais agents, ces petits êtres dont nous disons qu’ils sont infinitésimaux, ce seraient les vraies actions, ces petites variations dont nous disons qu’elles sont infinitésimales»8. Le concept de monade devient chez Tarde purement fonctionnel: produire une variation ou une différence à 1’inté- J rieur d’un mouvement continu. C’est une action de variation qui va « diffé- ̂rant » 9, c ’est-à-dire qui se répercute de proche en proche à tout PuniverlTbièn que selon des degrés d’intensité variable. C’est ainsi qu’on peut comprendrc le . principe que nous devons placer au centre de cette métaphysique : « Exister,"] c est différer, la différence, à vrai dire, est en un sens le côté substantiel des choses, ce qu elles ont à la fois de plus propre et dc plus commun » !0.

4. lbid.. p. 34.5. lbid., p. 36.6. lbid., p. 37.7. Idcm.8. Tarde, Monadologie et Socioloeie, d 409. lbid., p. 69.10. lbid., p. 72-73.

Une métaphysique des possessions 451

L E S Â M E S D U M O N D E

En affirmant que 1’activité de différenciation est à la fois ce qu’il y a de plus propre et de plus commun aux monades, Tarde reprend une autre exigence de la monadologie, 1’exigence moniste. On oppose trop souvent le monisme, qu’on confond avec une forme de platonisme, et le pluralisme u. Lorsque Tarde aftirme qu’il n’y a pas deux monades identiques (reprise du principe des indiscemables), que le réel est composé d’un « fourmillement d’individualités novatrices, cha- cune sui gene ris, marquée à son propre sceau distinct, reconnaissable entre mille » l2, que celles-ci vont même différant, il est sans conteste 1’héritier d une forme de pluralisme, comme l’est Leibniz lui-même lorsqu’il afíirme qu’« il n’y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement l’un comme 1’autre et oü il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque » 13. La différence ne relève pas de la forme ou de 1’individualité de la monade, qui permettraient de la comparer, et donc de la distinguer des autres, mais de son mouvement (ou appétition) propre. C est ici que le monisme prend tout son sens. Nous pouvons tenter de le définir dc la manière suivante : les principes dynamiques sont valables pour toutes les formes de 1’existence monadique, mais la manière par laquelle ils sont cngagés à 1’intérieur dc telle monade particulière relève dc sa singularité. ü y a donc une homogénéité des principes et une pluralité des manières d exister, ou encore. les monades présupposent « la discontinuité des éléments et 1 homogénéité de

| leur être » 14.Tarde n’est pas le seul au xx= siècle à tenter de relier un pluralisme des

existences à une forme de monisme ontologique ou d’univocité de Têtre. On retrouve une même tendance chez des philosophes qui vont à leur manière définir les formes contemporaines de la monadologie, tels qu’A. N. Whitehead, E. Souriau, GfSimondon et G. Deleuzel5. Tous reprennent 1’idée leibnizienne

11.Voir à c e sujet les distinctioristrès importantes entre «pluralism e ontique» , «pluralism e cxistenciel », « monisme ontique » .et « monisme existenticl » qu’opère E. Souriau dans Les Diffé- rents M odei d ’exislence. Paris, Presses Üniversitaires de-France. 1943, p. 4-5.

12. T arde, Monadologie et snciologie, p. 65.13. G. W. L eibniz, La Monadologie, Paris, Le livre de puche, 1991, p. 128.14. T ardl , Monadologie et sociologie, p. 33.15. L ’interprétâtion que propose'A . B adiou dans D eleuze: « L a clameur de l ’Etre », Pans,

Hachette, 1997, de la philosophie de Deleuze, à savoir que 1’univocité que réclame Deleuze renverrait à une forme d unité sous-jacente de l ’être, nous semble reposer sur un quiproquo. En effet, elle implique de faire abstraction de cette tradition monadologique selon laquelle le m onism e ontolo- giquc devient un réquisit (el non pas un fondement) d*une forme de pluralisme ontique. C est toute la question d’une nouvelle approche de rindividuation qui maintiendrait simultanément 1 exigence moniste. selon laquelle les principes dynamiques à 1’oeuvre dans le réel sont valables pour toutes les formes d ’êtrc, et le principe des indiscernables, qui est ici en question.

Page 5: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

452 Didier Debaise

selon laquelle les príncipes dynamiques à 1’ceuvre dans Tindividuation des êtres sont les mêmes pour tous, mais s ’actualisent de différentes manières. Ainsi, par exemple, dans Procès ei réalité, lorsque Whitehead définit les entités actuelles (qui correspondent aux monades), il écrit: « Elles diffèrent entre elles : Dieu est une entité actuelle, et le soufflé d’existence le plus insignifiant dans les profondeurs de 1’espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu’il y ait entre elles hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les príncipes que manifeste leur actualisation, toutes sont au même niveau » l6.

Le monisme, selon Tarde, peut se comprendre de trois manières différentes lorsqu il estquestiondecettedistinction ;so itils’agitd’envisager« lemouvement et la conscience, la vibration d’ une cellule cérébrale, par exemple, et 1 ’état d’esprit conespondant, comme deux faces d un iiicine ifa.it, et J’on se leune soi-mênic par cette réminiscence du Janus antique » 17; soit il signifie qu!une réalité plus fon- damentale cn serait la « source commune », mais alors on n’y gagne « qu’une trinité au lieu et placed’une dualité » 18 ;soitenfm ,etc’estlapositiondans laquelle s’engage Tarde : on pose « que la matière est de 1’esprit, rien de plus » ,9. En quoi ce monisme de 1’esprit se distingue-t-il par exemple d’une forme d’idéalisme subjectif qui affirmerait que la matière n’est que de la représentation ? C'est que Tarde ne dit pas que la matière est une production de 1’esprit, mais qu’ elle est déjà, intérieurement pourrions-nous dire, de l’esprit. La monadologie, selon lui, après « avoir pulvérisé í’univers en arrive à spiritualiser sa poussière » 20.'!Le processus de dissolution, décrit précédemment, ne laisse d’autre possibílité que de « spiri­tualiser » ces centres d actions, ou points remarquables, dont secomposel’univers. Ainsi, Tarde ne dit bien entendu pas que 1’univers est une représentation mais qu’il « est composé d’âmes autres que la mienne, au fond semblables à la mienne » 21. Ce psychomorphisnie universel22 n’est donc pas une négation de la matière, laquelle devient un effet parmi d’autres des actions de l’âme ; il s’oppose simple- ment à toute forme de matérialisme qui affirmerait que les príncipes dynamiques seraient à 1’image de la matière et en dériveraient. La matière y apparaít comme un effet, une phase, ou encore un mode de regroupement à 1’intérieur de la mul- tiplicité des actions spirituelles qui agissent les unes sur les autres.

16. A. N. W hitehead , Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie Paris, Gallimard, 1995, p. 69.

17. G. T a rd e , Monadologie e t sociologíe, p. 43-44,18. Ibid., p. 44.19. Ibid.t p. 44.20. Ibid., p. 55.21. Ibid.y p. 44.22. Le panpsychisme_de Tarde n ’est pas sans relation avec le spirituaüsme de: Bergson. Voir à

cc sujet 1’excellent ouvrage de P. Mo.vrEBEl.LO, I .’Autre métaphysique. E ssa i^ur la philo.mphie dela n a ture: Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson , Paris. Desclée de Brouwcr. 2003

Une métaphysique des possessions 453

Bien que Tarde ne s’engage pas dans la mise en cohérence de ces éléments, nous pouvons cependant tenter d’en dégager trois príncipes fondamentaux pour cette; métaphysique des possessions qui nous intéresse: l._Le processus de dissolution, dont nous avons retracé le mouvement, permet de soustraire la possession à toute réalité qui lui serait antérieure et dont elle dépendrait, c ’est- à-dire à toute ontologie première. Au-delà de 1’activité possessive, il n’y a rien qu’un «pur néant» ; 2. Cette activité possessive est un príncipe d' individua- tion23 qui vaut pour tous les êtres; elle signifie que cette action est à la fois ce qu’il y a de plus commun aux êtres (fait universel) et ce qui définit leur différence (les rrwdes de la possession); 3. L’activité possessive ne doit pas être confondue avec T activité de prise de possession d’un objet par un sujet, ce qui entraínerait une réduction des dynamiques de possession à des rapports uniquement de pouvoir. Cê qui distingue ici la possession du pouvoir, c ’est le caractère géné- tique et individuant de la possession : le sujet s’individue parallèlement à 1’objet à Tintérieur d’un espace dynamique plus large et plus microscopique qu’ils viendront provisoirement occuper. Au_<< pouvoir sur » qui implique le plus souvent des entités préexistantes, dont la genèse est déplacée en amont, et un rapport de domination, iJ_s’agit_d’opposer des dynamiques d’activités imper- ceptibles qui portent sur d’autres activités et qui par leurs relations et leurs^ tensions donnent naissance à des individus. Là oü la question du pouvoir pré- suppose une réalité donnée en droit, la possession est ínséparable de processus d’individuation, ;de 1’émergence d’individus à partir d’une réalité littéralement « pré-individuelle » 24.

L E S P U I S S A N C E S D E L A P O S S E S S I O N

Ces príncipes étant dégagés, nous pouvons approfondir la question et deman- der ; qu’est-ce qu’une activité possessive ? Le monisme de Tarde nous oblige à poser la question au niveau des seules réalités « existantes », c’est-à-dire les âmes) Ce sont des « âmes » qui possèdent et qui sont « possédéesj>; ce sont elles qui forment ces dynamiques de la possession à 1’origine des sociétés. Mais on comprendrait très mal ce panpsychisme de Tarde si on Tinterprétait comme la résurgence d’une forme de substantialisme spiritualiste ou religieux. Le terme « âme » a chez lui un sens exclusivement technique ; il définit, selon 1’interpré-

23. La pensée de Tarde partage avec celle de Simondon un ccrtain nombre de caractéristiques remarquables. Voir à ce sujet, M. COMBES, Simondon : individu et coüectivité. Paris, Presses Uni- versitaires de France, 1999.

24. Nous réprenonsT’expression à G . S im o n d o n , Ulndividuation à la lumière des notions de forme et d'information. Paris, Jérôme Millon. 2005.

Page 6: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

454 Didier Debaise

tation que nous voudrions cn donner ici, le point d’intersection entre deux forces possessives : la croyance et le désir.

Tarde s’est très tôt intéressé à ces deux « forces de l’âme » dans lesquelles il voyait la source de tous les phénomènes psychologiques et sociaux. Dans son premier article philosophique, « La croyance et le désir», publié en 1880, il écrit déjà: « Au fond des phénomènes internes, quels qu’ils soient, 1'analyse poussée à bout ne découvre jamais que trois termes irrcductibles, la croyance, le désir, et leur point d’application, le sentir pur»25, et il ajoute: «Les deux premiers termes sont les formes ou forces innées et constitutives du sujet» 26. Ainsi, elles apparaissent comme les forces originaires dc toutes les facultés - mémoire, percepiion, imaginatiòn - et qui, par leurs eompositions et relations, produisent les formes plus complexes de l’expérience du sujet. Elles ne se limitent d’ailleurs pas à la eonstitution du sujet mais se déploient à Pextérieur, dans les relations entre les sujeis, et devjennent, par complexification croissanteJ le « ciment» des sociétés :

Peut-on nier que le désir et la croyance soient des forces ? Ne voit-on pas qu’avec leurs combinaisons reciproques, les passions et les desseins, ils sont les vents perpé- tuels des tenipêtes de 1’histoirc, les chutes d ’eau qui font tounier Ics moulins des politiques ? 27

Mais ces rapports de croyance et dc désir, posés prioritairement au niveau psy- chosocial dans les premiers textes de Tarde, ne peuvent être le paradigme des formes de la possession car ils présupposent, comme nous 1’avons dit précédem- ment, des rapports de croyance et de désir d’une tout autre dimension, microsco- piques ou infinitésimales, plus constitutifs, dont ils ne sont le plus souvent que les manifestations apparentes. Tarde les posait à l’échelle « macroscopique », dans son texle « La croyance et le désir », parce que son enquête concemait les facultés et la eonstitution du sujet, mais le passage à la monadologie, qui sera requise pour une analyse technique de 1’émergence du sujet et des phénomènes sociaux, 1 oblige à une transformation des concepts de croyance et de désir. Ce qui 1 intéresse, à partir de Monadologie et sociologie, et qui nous concerne donc principalement, c est_la recherche d’une activité ininirnale\ microscopique, de connexion entre^une croyance et unjdésir. La différence, comme 1’écrivent Deleuze et Guattãn au sujet de Tarde, « n’est nullement entre le social et 1’indi- viduel (ou 1 inter-individuel), mais entre le domaine molaire des représentations,

25. G. T arde, Essais et mélanges sociotogiques, Paris. G. Masson, 1900 p 24026. Ibid.. p. 240.27. G. T a rd e , Monadologie et sociologie, p. 50.

Une métaphysique des possessions 455

qu’elles soient collectives oü individuelles, et le domaine moléculaire [...] oú la distinction du social et de 1’individu perd tout son sens »

Ce point minimal est justement ce que Tarde appelle une âme. On peut dire à la fois que partout oü il y a de l’âme, il y a une connexion entre un désir et une croyance, et, rcciproquement, que tout point de rencontre d’un désir et d’une croyance est une « âme », c ’est-à-dire une micro-variation?Si, dans un premier temps, lorsque ses enquêtes concernaient les modes de eonstitution du sujet, Tarde s’inspirait logiquement de 1’empirisme de Hume et de la psycho- physique dc Fechner, c’est plutôt, à nouveau, chez Leibniz qu’il nous faut chercher les termes techniques dont la croyance et le désir dérivent.

On ne peut qu’être frappé par la ressemblance avec laquelle Leibniz et Tarde défmissent Tâiiie. Ainsi* Leibniz^ dans La monadologie, écrit: « Si nous voulons appeler Âme tout ce qui a perceptions et appétits [ ...], toutes les substances simples oü monades créées pourraient être appelées Âmes » 29. L’âme se définit, pour Leibmz, essentiellement comme un rapport de perceptions et d’appétitions, et c ’est pourquoi elle peut être appliquée à toutes les réalités, et pas uniquement à la conscience. Or, ces concepts leibniziens sont en correspondance étroite avec la « croyance >> et le « désir » dê Tarde30.

Commençons par le premier terme de cette correspondance : qu’est-ce qu’une perception pour Leibniz ? C’est «Tétat passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple » 31. ^Percevoir, c’est « envelopper» une multitudejTautres monades. Le choix du terme « envelop- per » est ici fondamental pour la reprise qui peut en être faite par Tarde, car il indique bien que la monade ne fait que recouvrir une multiplicité ; elle se borne à lier lesjiutres monades à 1’intéríeur d’une perspective. Mais chaque terme maintiént par ailleurs son existence propre, étant animé de raisons et visant des fins qui lui appartiennent. En ce sens, très particulier, le concept de croyance chez Tarde est bien une perception ; c ’est la liaison, qui s’opcre à 1’intérieurj d’une monade, entre les réalités qu’elle recouvre, c ’est-à-dire sestpossessions^ 1 La croyance en ce sens n’est pas identifiable à un contenu quelconque ; elle est uniquement une force de liaison, immanente à la monade, de la multiplicité qui la compose à un moment déterminé.

Venons-en au second terme : qu’est-ce qu’unc appétition pour Leibniz ? C’est « 1’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une per-

28. G. D eleuze e; F. G uattarl, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris. Editions de Minuit, 1980, p. 267.

29. Leibniz, La Monadologie, p. 134.30. On lira aussi à ce sujet la présentalion qu’E. Alu ez a faite à l’occasion de la publication

des reuvres de Tarde, reprise dans le volume Monadologie et sociologie, sous le litre « Taide et le problème de la eonstitution ».

31. Leibmiz, La Monadologie, p. 129.

Page 7: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

456 Didier Dehaise

ception à une autre»32. L’objet de 1’appétition est donc la perception, une perception sans doute cncore virtuelle mais qui n’en est pas moins réelle en tant qu’insistante à 1’intérieur de la monade, sans laquelle elle n’aurait aucune exis- tence ; elle ne serait qu’une abstraction vide de sens. L’appétition n’est pas générale, elle ne détermine pas une fin commune qui vaudrait pour tous les êtres et qui définirait par là même une tendance uniforme de 1’univers, mais elle est située à 1’intérieur de telle perception en vue de tel changement d’inten- sité. Tout se passe donc comme si chaque perception était traversée d’une dimension supérieure, une visée qui lui était immanente mais qui la projetait au-delà d elle-même et 1’entrainait vers une nouvelle perception. Et certes cet « appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception oü il tcnd, mais il en obtient toujours quelque chose » 33.

(Le désir) qui correspond donc à 1’appétition, est 1’activité possessive d eja monade qui vise à s’en approprier d’autres : « L’action possessive'de monade à monade, d’élément à élément, est le seul rapport vraiment fécond » 34. Une monade n’existe, selon Tarde, qu’à ce prix ; son activité possessive se confond avec son être. On ne demandera donc pas les raisons de cette propension de la monade à s’en approprier d’autres car cela supposerait qu’il y ait des fins envisageables au-delà de celle que Tarde pose comme ultime : « Tout être veut, non pas s’approprier aux autres êtres, mais se les approprier » 35. Le désir exprime cette avidité, cette tendance à l ’expansion, usant d’innombrables moyens de captures36, d’alliances provisoires, de séductions, au recouvrement maximal des autres monades. Les limites de 1’expansion de la monade ne sont jamais internes; elles proviennent des résistances, limites, déplaccments, que lui imposcnt les autres monades déjà existantes, elles aussi affairées à étendre leur propre domination. Elles s’entre-limitent comme elles s’entre-capturent.

C’est donc tout un théâtre microscopique de guerres, de conquêtes, de trahi- sons et de pacifications qui se joue pour chaque monade et qui ainsi se démul-

Jiplie à rinllni. Et de ce point de vue sjjmpose une distinction radicale entre Tarde et Leibniz. Car on ne trouvera pas chez Leibniz cette vision de 1’avidité guerrière qui anime la métaphysique de Tarde. Les monades leibniziennes sont des centres d’expression qui présupposent Tunlvers, ou encore, comme Técrit Deleuze : « Le monde, comme exprimé commun de toutes les monades.

32. Ibid.. p. 131.33. Idem.34. G. T arde, M onadologie et sociologie, p. 91.35. Ibid., p. 89.

_ ̂ 36. Cette idée d une activité « intéressóe » et « avide » de la monade peut être rapprochéc de ladéfmition que W hitehead donne de la vie : « qu’elle contribue ou tion à Fintérêt général, la vie estun larcin » (A. N, W hitehead , Procès et réalité, op. cit. p. 190-191).

Une métaphysique des possessions 457

préexiste à ses expressions » 37. Certes, 1’uni vers « n’existe pas hors de ce qui 1’exprime, hors des monades elles-m êm es; mais ces expressions renvoient à 1’exprimé comme au réquisit de leur constitution » 38. Leibniz, en refusant toute influence des monades, a fait « de chacune d’elles une chambre obscure oü 1’univers entiers des autres monades vient se peindre en réduetion et sous un angle spécial » 39. Rien d’étonnant alors au fait que Leibniz soit revenu plus d’une fois sur la question de la communication des monades pour adopter finalement l’idée d’un « vinculum substantiale » 40.

Chez Tarde, au contraire, 1’univers n’existe qu’au prix de la multitude infinie de ces conflits au sein desquels les monades « aspirent au plus haut degré de possession ; de là leur concentration graduelle » 41. Elles composent les unes avec les autres, influent et se métamorphosent par leursjencontres. L’indivi-^ 1

duation des-êtres ne va pas d’un únivers à ses expressions (les monades), mais j d’activités possessives à des concentrations graduelles qui donnent naissancej aux formes de plus en plus complexes de 1’univers.

Les deux forces tardiennes, croyance et désir, seront susceptibles d’articuler le plus petit, le plus élémentaire, au plus grand, au plus inassif, parce qu’elles définissent des régimes de possession distincts, mais interdépendants, qu’on peut caractériser par deux mouvements : contraction, et expansionj En même temps que la monade s’étend, qu’elle iniègre les autres en vue de les dominer, elle se contracte, jouissant de son existence propre. À chaque désir correspon­dent de nouvelles croyances et chaque croyance tend à aequérir une plus grande intensite qui 1’entralne au-delà d’ellc-même. La singularité de la monade doit être située dans ce mouvement par lequel elle fait Texpérience d’elle-même à partir de 1’ensemble de ses possessions actuelles et virtuelles.

G E N B S E E T M O D E D ’ E X I S T E N C E D E S S O C IÉ T É S

Nous pouvons à présent revenir à notre question initiale : en quoi 1’introduc- tion de la monadologie, et des rapports de possession, permet-elle à Tarde de reconstruire un concept de société qui serait dégagé de ses limites anthropolo- giques et s’étendrait à toutes les formes d’association, qu’elles soient physiques,

37. G. D k le lze , Différence et répétition, Paris, Presses Unjversitaires de France, 1968, p. 68.38. Idem.39. G. T arde, Monadologie et sociologie, p. 56.40. Au sujet de la théorie du « vinculum substantiale », voir M. B lo n d b l, Une énigme liistorique.

Le « vinculum substantiale » et l'ébauche d 'un réalisme supérieur, Paris, Gabriel Beauchesne, 1930, A. Boehm, Le « yinvulum substantiale » chez Leibniz, Paris, Vrin, 1938, et enfin C. F rem on t. L'Ètre et Ia relation, Paris, Vrin, 1981.

41. G. TaRdh, Monadologie et sociologie, p. 93.

Page 8: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

458Didier Debaise

biologiques, techniques ou humaines ? Nous avons dit que les monades, par leurs désirs et leurs croyances reciproques, formaient des « concentrations gra- duelles » qui déterminaient des ordres d’appartenance qu’on peut lier à des dynamiques collectives de possession. Des monades, qui ne sont que des fais- ceaux d actionspossessives, avides d’en posséder d’autres, sont à leur tour objets de possession et, par cette réciprocité de la possession, eíles transforment des agrégats en sociétés. Elles sont simultanément actives et passives, puissance de se laisser approprier et de prendre42 L’émergence des sociétés est à ce prix ; elle suppose la collaboration active de toutes les monades qui s’engagent, même dans leurs répulsions et oppositions, à faire exister cet être-collectif qui n’est autre que la consolidation de leurs liens.

À la question << qu’est-ce qu’une société,? », la réponse de Tarde est d’une extraordinaire simplicitd: c ’est « la possession réciproque, sous des fonnes extrcmement variées, de. tous par chaçun»43. Le concept de société acquiert une extension inédite qui fait dixe à Tarde que «toute chose est une société tout phénomòne est un fait social » 44. De la matière inerte aux organisations sociales, nous relrouvons une même logique qui se déploie à des cchelles différentes, et donc à í'intérieur de nouvelles contraintes, dc rapports de pos­sessions réciproques :

Pui-sque ‘'^com plissem em de la plus Simple fonction sociale, la plus banale, la plus uniforme depuis des siècles, puisque, par exemple, le mouvement d ’ensemble un pcu regulier d une procession ou d ’un régiment exige, nous le savons, tant de leçons prealables, tant dc paroles, tant d ’effbrts, tant de forces mentales dépensées presque en purc perte - que ne faut-ii donc pas d ’énergie mentale, ou quasi mentale, répandue a tlots, pour produire ces m anauvrcs compliquées des fonctions vitales simulianémenl accom plies, non par des milliers, mais par des milliards d’acteurs divers, tous, nous avons des raisons de le penser, essentiellemcnt égoistes, tous aussi différents entre eux que les citoyens d’un vaste empire !45

Multiplicite des operations par lesquelles des êtres avides, désirant, produisent,par leur rencontre, sous forme de convergences, d’oppositions, d’alliances, leshens qui les maintiendront, aussi longtemps qu’ils le peüvent, dans une his-toire commune. La ressemblance entre les monades est d’ailleurs la formela plus pauvre de leur appartenancc à une même « concentration ». Elles com-mumquent et se relient plutôt par la disparité de leurs fins et deTeurs ten- ciances.

42. Cf. L e ib n iz , La Monadologie, op. c i t p. 153.43. G. T arde, Monadologie et socioiogie, p 8544. lbid., p. 58.45. lbid., p. 52.

Une métaphysique des possessions 459

Ces posséssions réciproques ne sont d’ailleurs pas uniquement spatiales, elles sont aussi, et simultanément; temporelles. On peut regretter que Tarde ne se soit pas plus expliqué sur ces dimensions temporelles de la possession tant elles paraissent d’une inestimable fécondité. Cependant, en reprenant ce que nous avons décrit au sujet du mode d’existence des monades dans leurs relations réciproques, il nous est possible de retracer ces relations temporelles des mona­des. Cela se justifie d’autant plus que Tarde semble faire correspondre directe- ment lés relations contemporaines des monades à leur passé à partir du concept d’imitation: «II n’y a de proprement social, à vrai dire, que 1 imitaúon des compatriotes et des ancêtres, dans le sens le plus large du m ot» ..Ainsi ]es dynamiques que nous décrivions s’appliquent telles quelles au passé,;: celui-ci est à la fois sujet et objet de possessions; il est ce qui insiste dans les luttes qui anímeflt les ̂monades et çe qui ne cesse de se transformer selon les dyna­m iq u e s contemporaines. Le théâtrc microscopique de guerres, d’alliances, de mobilisations que nous avons décrit précédemment, nous le trouvons aussi, sous des formes similaires, dans lês relations des monades au passé. Toute possession d’une monade actuelle par une autre résonne à 1’intérieur de tout le passe, mais selon des importances variables qui vont dc la plus simple indifférence à la transformation complète, non pas directement des événements passes eux- mêmes, mais de leur importance et de leur sens. En un mot, les désirs et les croyances des monades tendent à prolonger leur emprise directement dans ces deux directions - horizontales (les compatriotes) et verticales (les ancêtres) - et leurs luttes se jouent sur deux fronts simultanós, profondément imbriqués.^

Cette définition des^socictés(- 1’activité mutuelle de possessjo^i - est plutôt de 1’ordre d’une fiction métaphysique dans la mesure oü elle ne prend en considération que la relation minimale d’une monade individuelle à une autre. Une télle fiction se justifie dans la mesure oü ce qui doit être mis en evidence c’est le minimum requis pour que nous puissions parler d une société. Mais les sociétés telles que nous les connaissons, c ’est-à-dire, pour Tarde, les rochers, les cellules d’un organisme, le corps des individus, les institutions politiques et religieuses, sont des sociétés enchevêtrées, traversées d’une multiplicitc d’autre.s sociétés. Les rapports que nous connaissons ne sont pas ceux que décrit la scène monadique mais ceux qui s’établissent entre des monades déjà engagées à 1’intérieur de rapports collectifs, d’agencements complexes, qui en rencontrent

d’autres.Comment passe-t-on de ces possessions individuelles à ces gramls ensembles

mãssifs composés d’un nombre incalculable « d’acteurs divers » que sont une

46. lbid., p: 81.

Page 9: DIDIER DEBAISE - Une Métaphysique Des Possessions. Puissances Et Sociétés Chez Gabriel Tarde

460D id ie r D e b a ise

cellule, une procession ou un régiment ? Tarde 1’explique par des concentrations graduelles qui forment de véritables êtres substantiels:

Tout rapport harmonieux, profond et intime entre éléments naturels devient créateur d un element nouveau et supérieur, qui collabore à son tour à la création d’un élément autre et plus élevé ; ã chaque degré de 1’échelle des complications phénoménales de

atome au moi, en passant par la m olécule de plus en plus complexe, par la cellule ou la plastidule d'Hoeckel, par 1'organe et enfin par Torganisme, on compte autant d etres nouveaux créés que d ’unités nouvelles apparues47.

La possession mutuelle fait éinerger une « harmonie » qui, contrairement à Leibniz, n’est pas préétablie mais émergente et qui, comme tout être, se trouve engagée dans de nouveaux rapports de désir et de croyance à un niveau supéneuF Ce niveau n’est ni réductible à une fm qnelcor.que à laquelle tendraient les entites qui en font parties, ni à ses composantes. II a littéralement une subsistance propre et forme à présenl, par ses nouvelles interactions avec les autres sociétés, le rnilieu auquel les monades qui lui ont donné naissance seront attachées. Les objets techniques manifestent ces processus en toute clarté : « L’invention du fer, l invention de la force motrice de la vapeur, 1’invention du piston,

invention du ra il: autant d’inventions qui paraissent étrangères les unes aux autres et qui se sont solidarisées dans celle de la locomotive » 49. On peut appeler ces processus en reprenant une expression de G. Simondon, des processus de concretisation par lequel la locomotive devient une nouvelle harmonie qui maintient ensemble le fer, le piston, la machine à vapeur, elle-même enga^ce dans de nouvelles relations, au rail, au système de navigation, aux marchandises et aux passagers, qui formeront, selon des voies particulières, leur nouveau milieu d’existence. On retrouve au niveau des sociétés les mêmes forces que celles qui animent les monades : elles sont traversées de « croyance » (conso- lidation) et de désir (amplification de son mouvement), « tendance incessante des petites harmomes intérieures à s’extérioriser et à s’ampliííer progressive- m ent» .

D id ie r D e b a is e Vniversité Libre de B naelles

47. G. T ard e , Monadologie ei sociologie, p. 67-68.

49 ^ i J ' ApDl122<fI ! m S S O C Í a l e S ’ P aris ' Les erapêcheurs de penser en rond, 1999, p. 109. 1969°' C f' SlM0ND0N' ü u m 0 , k ' d'existence des objets techniques, P a is , Aubier-M ontaigne,

51. G. T ardk , f t s Lois sociales, p. 107.