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Charles Diehl 1859 – 1944 L’ART RUSSE AVANT PIERRE LE GRAND Compte-rendu de l’ouvrage de Louis Réau 1923 Article paru dans le Journal des savants, année 21, 1923. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Diehl - LArt Russe Avant Pierre Le Grand

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Les maux byzantins de la Russie caucasienne

Charles Diehl1859 1944

LART RUSSE AVANT PIERRE LE GRAND

Compte-rendu de louvrage de Louis Rau

1923

Article paru dans le Journal des savants, anne 21, 1923.

Rau, LArt russe, des origines Pierre le Grand. Un vol. in-8, 387 p., 104 planches hors texte. Paris, Laurens, 1921.

Lhistoire de lart russe est peu connue en France. Le seul ouvrage densemble qui, avant le rcent livre de M. Rau, ait t crit en franais sur ce sujet, celui de Viollet-le-Duc, est assez ancien dj il date de 1877 et, malgr lintrt quil offre, il est gt par un dfaut grave: cest un livre thse, o le dsir de ramener la Russie aux traditions antiques de son art national, a amen lauteur fausser, plus ou moins inconsciemment, le caractre vritable de cet art. Par ailleurs, les dcouvertes nombreuses de monuments faites en Russie depuis quelque vingt ans, les travaux importants et souvent remarquables que, durant la mme priode, les savants russes ont consacrs aux antiquits de leur pays, la cration de muses dart russe, tels que la galerie Tretiakov, Moscou, ou le muse Alexandre-III, Ptrograd, la formation de riches collections prives, particulirement consacres lart russe, telles que la collection Ostrooukhov, Moscou, ont en quelque manire renouvel, par lapport ltude de matriaux jusqualors inconnus, lhistoire de lart russe. Il suffira de rappeler ici, titre dexemple, comment la remise au jour de vastes ensembles de fresques novgorodiennes ou moscovites a modifi radicalement les ides jusque-l admises sur lancienne peinture russe, comment la dcouverte et ltude si longtemps nglige des icones a t, comme la dit justement M. Rau, un des vnements les plus importants que lhistoire de lart ait enregistrs dans ces dernires annes (p. 8).Le livre de M. Rau, LArt russe, des origines Pierre le Grand, vient donc tout fait propos pour nous rvler lhistoire dun art peu prs inconnu en Occident. Plus que personne, M. Rau tait qualifi pour crire ce livre. Un long sjour en Russie, o il fut le premier directeur de lInstitut franais de Ptrograd, lui a permis dtudier sur place la plupart des monuments quil avait nous prsenter. Grce sa connaissance de la langue russe, il a pu, pour la premire fois, utiliser et faire connatre au lecteur franais les travaux nombreux que les savants russes ont consacrs ltude de leur art national. Par la sret et la nouveaut de linformation, louvrage de M. Rau est donc tout fait digne dattention; il ne lest pas moins par les qualits de la mthode, par lintrt de la prsentation, par la richesse et le choix heureux de lillustration. M. Rau a su faire sentir, fort heureusement, la pittoresque varit des uvres de lart russe: il a su, par une attentive et minutieuse enqute, en dgager les caractres significatifs, et, entre tant dinfluences diverses qui ont contribu le former, dmler ce quil y a en lui doriginal et de spcifiquement national. Sur plus dun point, on le verra, les conclusions de M. Rau diffrent des ides gnralement admises: et ce nest pas le moindre intrt de son livre, que la faon trs personnelle dont il a su rsoudre les problmes dlicats quil rencontrait sur sa route. Par tout cela, louvrage de M. Rau, est fort intressant, et prcieux davantage encore par tout ce quil nous apprend. Lauteur vient de le complter par un second volume consacr lhistoire de LArt russe, de Pierre le Grand nos jours. On se bornera, dans le prsent article, lanalyse du premier de ces deux ouvrages.IOn sest demand souvent sil y a vraiment un art russe, et si cet art nest pas plutt, dans sa priode ancienne, un reflet de lart byzantin, et dans sa priode moderne, un reflet de lart franais. Il est certain que, dans peu de pays, on constate une aussi grande proportion de matres trangers, que peu darts ont subi plus fortement linfluence des civilisations trangres. Cest Byzance qui, la fin du ve sicle, a apport la Russie, avec la foi chrtienne, les premiers lments dducation artistique: des architectes grecs ont bti, des peintres grecs ont dcor, depuis la fin du xe sicle jusquau dbut du xve sicle, les glises de Kief, de Vladimir, de Novgorod, et au-dessus des remparts du Kreml de Moscou se dressent encore, la fin du xve sicle et laube du xvie, les coupoles dor empruntes aux modles byzantins. LOccident, dautre part, a de bonne heure fait sentir son action dans la Russie lointaine. Ds le xiie sicle, les marchands de Novgorod entretenaient des relations de commerce aussi bien avec Constantinople quavec les villes de la Ligue hansatique, et les influences germaniques se mlaient, dans lart novgorodien, linfluence puissante de Byzance. Plus tard, les matres italiens levrent les cathdrales, les palais et les tours de ce Kreml de Moscou, o tant de voyageurs mal informs se plaisent admirer le chef-duvre de lart russo-asiatique. Cest par lUkraine, qui lavait reu de la Pologne, que le style baroque italien sest introduit dans les glises moscovites de la fin du xviie sicle, et partir de Pierre le Grand enfin, les influences trangres semblent devenir absolument prpondrantes. Cest des architectes italiens et franais que Saint-Ptersbourg doit les plus beaux de ses monuments: le Palais dhiver et le Palais de marbre, lAcadmie des Beaux-Arts et la cathdrale Saint-Isaac; et la plus remarquable des uvres de sculpture que renferme la capitale russe, la statue questre de Pierre le Grand, est due au ciseau de Falconet. Au xviiie sicle, les peintres trangers affluent aux bords de la Nva: Tocqu, Le Prince, Roslin, Madasne, Vige-Lebrun, bien dautres; beaucoup de peintres russes du xixe sicle sont dorigine incontestablement trangre, et vers le mme temps, Moscou comme Ptersbourg, des architectes allemands btissent le Grand Palais du Kreml et le muse de lErmitage.Il semble donc quil reste bien peu de chose inscrire lactif de lart russe proprement dit. Et pareillement M. Rau ne fait nulle difficult le reconnatre cet art russe, si on le compare lart italien ou lart franais, apparat nettement infrieur. Cest un art incomplet: jusquau xviiie sicle la Russie a compltement ignor la sculpture. Cest un art sans continuit, o de brusques et normes lacunes sparent quelques brillantes priodes dpanouissement, o il est rare quon rencontre plus dun centre artistique une mme poque, o un flambeau steint quand lautre sallume (p. 16). Cest un art sans rayonnement, qui jamais na fait sentir son action au dehors. Et cest un art enfin toujours en retard sur le reste de lEurope, et qui, domin par ses antiques traditions byzantines, sest, depuis le xiiie sicle, toujours laiss distancer. Le moyen ge, crit M. Rau, se prolonge en Russie jusquau xviiie sicle. lpoque o Rubens et Rembrandt portent la peinture moderne son apoge, les peintres dicones en sont encore copier la dtrempe des poncis byzantins (p. 17).Tout cela est vrai, et M. Rau lanalyse trs finement. Et malgr tout cela, cet art russe a su donner sa note originale et personnelle. De bonne heure, ses architectes cest, dit M. Rau, dans le domaine de larchitecture et de lart dcoratif que la Russie a donn toute la mesure de son gnie (p. 22) ont transform les formes byzantines pour les adapter aux exigences dun climat plus rude. Plus tard, ces formes byzantines, ils ont su en substituer dautres, et sinspirant des modles que leur offrait larchitecture nationale en bois, ils ont, partir du dbut du xvie sicle, imit ces formes dans larchitecture en pierre, et bti ces glises en pyramide, qui marquent laffranchissement de larchitecture russe et lui ont donn, pour un sicle, un caractre vraiment national. Ce sont, dans le livre de M. Rau, quelques-uns des chapitres les plus neufs et les plus intressants que ceux o il raconte cette grande rvolution, o lart russe, une fois au moins, a su puiser ses inspirations au riche trsor du fonds national. Cette architecture nouvelle, dit M. Rau, qui a produit Moscou les admirables glises de Kolomenskoe, dOstrovo, de Vasili Blajenno, aurait cr encore bien dautres merveilles sans le dsastreux veto prononc au milieu du xviiie sicle, par un clerg aveuglment traditionaliste, contre les glises en pyramide (p. 362). Il nimporte. Si accessible quil ait t aux influences trangres, lart russe a su, dans certains de ses monuments, crer des aspects originaux et, des lments htrognes mme quil a reus dAsie et dEurope, il a su tirer des harmonies imprvues. Il slve trs haut dans larchitecture et dans lart dcoratif, o les insuffisances de la forme et de la pauvret de lexcution sont rachetes par un sens exquis des proportions et de la couleur. Un pays qui a donn au monde des chefs-duvre darchitecture tels que Saint-Dmitri, de Vladimir, Vasili Blajenno, de Moscou, le couvent Smolny et lAmiraut de Ptrograd, des chefs-duvre de peinture comme les fresques et les icones de Novgorod, mrite assurment une place dans lhistoire de lart europen (p. 24-35).

IISi lon essaie de dterminer, entre les origines et le temps de Pierre le Grand, les poques principales de lart russe, on constate aisment que, au cours de cette longue priode historique, quatre centres artistiques, quatre foyers successifs apparaissent dans limmensit de la plaine russe. Cest dabord le littoral de la Crime, o, sous linfluence des colonies grecques du Pont-Euxin et grce aux importations hellniques, nat cet art grco-scythe, dont les chefs- duvre, retrouvs dans les tombeaux de la Russie mridionale, sont lune des plus merveilleuses richesses du muse de lErmitage. Plus tard, partir du xie sicle, le long de la grande voie de commerce et de civilisation quon appelait la route du pays des Variagues au pays des Grecs et qui menait de la Baltique, par la Neva, le lac Ladoga, le Volkhov, le lac Ilmen, le Dniepr, jusquaux rives de la Mer Noire, lart byzantin cra, Kief et Novgorod, des monuments o la Russie apparat, bien des gards, comme une simple province artistique de Byzance. Mais, ds le xie sicle, dans la rgion qui stend entre le cours suprieur de la Volga et lOka, dautres capitales naissent, plus ouvertes aux influences asiatiques: cest Souzdal, cest Vladimir, et cest Moscou enfin, qui devient au milieu du xve sicle, aprs la prise de Constantinople par les Turcs, la mtropole de lorthodoxie, et apparat, pour deux sicles, comme le centre politique et artistique de la Russie. Et enfin, avec Pierre le Grand, Saint-Ptersbourg prend la direction de la vie artistique. De cet art ptersbourgeois il ny a point parler ici, et pareillement on laissera de ct lart grco-scythe de la Russie mridionale, qui, si intressant quil soit, se rattache lart grec antique plutt qu celui de la Russie. Cest la conversion au christianisme de Vladimir, grand prince de Kief, en 988, qui marque, dit M. Rau lui-mme, le vritable point de dpart de lart russe (p. 27). Cest l un point de vue plus juste que celui qui, pour des raisons plus spcieuses que solides, veut rattacher lart russe les bijoux et les vases grecs retrouvs dans les Kourganes de la Crime. Il ne suffit point que des objets dart aient t dcouverts sur le territoire dun pays, pour quils prennent lgitimement place dans lhistoire de lart de ce pays, et je doute que personne ait jamais lide, dans une histoire de lart franais, dadmettre les alignements de Carnac, les bas-reliefs de larc de Saint-Remy ou les vases du trsor de Bernay. Franchissons donc sans scrupule la priode pleine dombre qui spare la fin de la civilisation grco-scythe du commencement de la civilisation byzantine en Russie. Cest alors, Kief dabord, puis Novgorod, que vraiment lart russe apparat.M. Rau a expos un peu trop longuement mon gr, car ces choses sont trs connues et peut-tre pas indispensables rappeler lvolution de lart byzantin, depuis les origines jusquau xve sicle et lexpansion de cet art aussi bien en Occident qu travers tout lOrient. Il et suffi peut-tre de sen tenir la Russie, dont M. Rau raconte, avec un dtail assez inutile, les plus anciennes relations avec Byzance, avant de nous prsenter les monuments o satteste la splendeur de Kief au xie sicle. On connat ces monuments, Sainte-Sophie, ses mosaques et les fresques si curieuses qui dcorent les escaliers des tribunes, Saint-Michel au toit dor, Saint-Cyrille, et lon sait tout ce quils doivent, dans larchitecture comme dans la dcoration, aux modles byzantins, ce point quun savant russe, Kondakof, a pu crire que la cathdrale de Kief est moins un monument de lart russe quun monument de lart byzantin en Russie. On a pourtant, en ces derniers temps, contest cette dpendance o lart russe naissant se trouverait lgard de Byzance. Dans son livre sur LArt de la vieille Russie ukrainienne (Kharkov, 1919), Schmidt sest efforc de dmontrer que, par le plan et la dcoration, les glises de Kief et de Tchernigov sont troitement apparentes celles du Caucase, de la Gorgie et de lArmnie. Je ne conteste pas que le plan de Sainte-Sophie de Kief, semble rappeler davantage celui de lglise de Mokvi, en Abkhazie, que celui de Sainte-Sophie de Constantinople, et je nignore pas quil est fort la mode aujourdhui de refuser, avec Strzygowski, toute influence la grande ville impriale pour faire honneur lArmnie de toutes les nouveauts et de toutes les crations. Mais il me parat, comme M. Rau, que toute cette argumentation sappuie sur des faits assez mal contrls et sur des hypothses fort discutables, et jestime, au moins en ce qui touche les mosaques et les fresques de Sainte-Sophie de Kief, quelles sont incontestablement luvre dartistes grecs, venus selon toute vraisemblance de la capitale byzantine mme.* * *Ds le commencement du xiie sicle, aprs un sicle environ de splendeur, Kief tait en dcadence et une autre ville devenait la capitale de la civilisation russe. Ctait Novgorod, Sa Seigneurie Novgorod le Grand, comme lappelaient firement ses habitants; sa prosprit, dont le xive sicle marque lapoge, devait durer sans clipse du xie jusquau xvie sicle. On a observ dj que ses relations de commerce la mettaient en rapport aussi bien avec Constantinople, par la route des Variagues, quavec lOccident, par lintermdiaire des villes hansatiques de la Baltique. Dans cette puissante et riche cit, quun voyageur franais du xive sicle appelait une merveilleusement grant ville, et dont lorgueil clate dans ce dicton fameux: Qui pourrait rsister Dieu et Novgorod le Grand?, il tait invitable quun important mouvement dart dut se produire. Dassez nombreuses glises, construites au xie, au xiie et au xive sicle, subsistent en effet Novgorod et dans les environs, et, dans plusieurs dentre elles, on a, en ces dernires annes, vers 1910-1911, dcouvert de remarquables fresques du xive et du xve sicle, qui mritent une place importante dans lhistoire de lart byzantin.Assurment larchitecture novgorodienne na, en cinq sicles, produit aucun chef-duvre comparable telle glise clbre de Souzdal ou de Moscou; elle nest point cependant indigne dattention, par la libert plus grande quelle apporte imiter les modles byzantins, par lessai quelle fit de la coupole adapte aux conditions du climat. Mais la peinture a eu, Novgorod, un dveloppement plus remarquable, et dautant plus intressant quon y observe la mme volution qui, entre le xiie et le xve sicle, transforma lart byzantin. Il nest point ncessaire ici de sarrter longuement aux plus anciennes de ces fresques, celles qui dcorent Sainte-Sophie de Novgorod et le monastre Mirojski, prs de Pskof (milieu du xiie sicle), ou celles, plus importantes, qui couvrent les murailles de Staraa Ladoga et de Nereditsa (fin du xiie sicle): elles se bornent rpter, sans aucune prtention loriginalit, des modles invents Constantinople; elles constituent, selon le mot de M. Rau, une varit provinciale de lart byzantin, robuste, mais rustique (p. 172). Les peintures du xive et du xve sicle offrent un bien autre intrt. lglise de la Dormition, Volotovo (1363), Saint-Thodore Stratilate de Novgorod (vers 1370), lglise de la Transfiguration, Novgorod (1378), celle du Sauveur, de Kovalvo (1380), au monastre de Thraponte enfin (1500), de longues sries de fresques prcieuses ont t retrouves, qui prouvent avec une incomparable nettet, le grand rle et la prodigieuse expansion de lart byzantin lpoque des Palologues.Toutes ces fresques russes du xive sicle ont t en effet, sil en faut croire les chroniqueurs, luvre de matres byzantins, en particulier de ce Thophane le Grec, qui travailla vers 1380 Novgorod et Moscou et qui merveilla les contemporains par la sret de son talent et la libert de son art. Il est incontestable quon retrouve dans ces peintures les aspects divers que prsentent les ouvrages byzantins de ce temps; dans les plus anciennes, la manire pittoresque, presque impressionniste, quon observe la mtropole de Mistra ou dans les glises serbes, telles que Gracanica; dans les plus rcentes, lart savant des matres crtois de la fin du xive sicle, apportant de Byzance des interprtations nouvelles et des modles nouveaux. Cest aux leons de Thophane que se forma Andr Roublev, qui dcora, au dbut du xve sicle, la cathdrale de lAssomption, Moscou, lglise de la Dormition, Vladimir, et dont une icone clbre, conserve au monastre de la Trinit, prs de Moscou, atteste le talent plein de naturel, de vie, de souplesse et de grce. Et de cette mme cole, o lon retrouve le style de la Peribleptos de Mistra, un dernier chef-duvre se rencontre dans un coin perdu du gouvernement de Novgorod, dans lglise du monastre de Thraponte.Cest assurment lensemble de fresques le plus remarquable que nous ait lgu lancienne peinture russe. Il fut excut en lan 1500, par un artiste nomm matre Denis, que ses contemporains semblent avoir plac sur le mme rang quAndr Roublev. On a compar parfois, en Russie, le peintre novgorodien aux grands primitifs italiens, et voqu, propos de son uvre, le souvenir des fresques illustres de lArena de Padoue. Il y a l quelque exagration sans doute. Les peintures de matre Denis, malgr leur relle valeur, ont moins dexpression et de mouvement que les fresques byzantines mme du xive sicle. Mais la couleur en est charmante, fine, lgre, et rappelle le beau coloris nuanc et savant des matres de Mistra. Et aussi bien, liconographie est-elle toute byzantine, attestant la longue influence quexercrent sur lart russe les modles crs par les Grecs, et qui fit si longtemps de cet art comme un prolongement de lart byzantin.* * *Mais le trait le plus caractristique de lcole de Novgorod, cest la grande place quy tint, au xive et au xve sicle, la peinture dicones.Ltude des icones russes est une science toute neuve encore, o beaucoup de problmes nont point trouv leur solution dfinitive. Cest depuis vingt ans peine quon a repris intrt ces prcieux ouvrages, et on discute fort pour savoir o se forma lart exquis qui fleurit Novgorod, du xive au xvie sicle. Selon Kondakof et Likhatchev, les origines en seraient tout italiennes. Et il est certain en effet, que la conqute de lOrient par les Latins au commencement du xiiie sicle eut pour rsultat de mettre en contact plus troit le monde byzantin et lOccident. On sait quelle place tenaient les Vnitiens et les Gnois dans lempire des Palologues, et par ailleurs ltude de lart serbe du xive sicle suffit montrer quel point linfluence de lItalie sy mla celle de lart byzantin. LItalie semble de mme, au xiiie et au xive sicle, avoir fort attir les artistes grecs et en particulier les Crtois, ns dans un pays qui tait une possession vnitienne. Dans les ateliers vnitiens o ils frquentaient, les matres orientaux apportaient les thmes byzantins que les Italiens imitaient, et eux-mmes, au contact de lOccident, modifiaient leurs propres procds. Ainsi se serait constitue une cole italo-crtoise qui, vers la fin du xive sicle et au dbut du xve, aurait port jusquen Russie le secret de son art raffin, minutieux et prcis, de sa technique savante, aux couches menues, aux fines hachures parallles et minces, de son coloris intense et clatant. Si sduisante que soit cette hypothse, il faut regretter, avec Analof, quelle manque un peu des donnes historiques qui lui assureraient une base solide. Et sans nier que lart byzantin du xive sicle ait pu tre touch parfois par la grce italienne et surtout siennoise, on suivra plus volontiers lopinion des savants qui rattachent troitement Byzance la peinture dicones novgorodienne. Les traits nouveaux quon y constate, et quun examen un peu superficiel avait fait dabord reconnatre comme italiens, se rencontrent dans les monuments de la dernire renaissance byzantine: cest la mme iconographie, plus complexe et plus riche, cest la mme recherche du pathtique et du dramatique, cest le mme got du coloris impressionniste. Si lon veut comprendre, dit M. Rau. les fresques de Saint-Thodore Stratilate ou du monastre de Thraponte, ce nest pas lArena de Padoue quil faut se reporter, mais aux mosaques de Kahri-djami et aux fresques de Mistra (p. 193), et ltroite parent quon remarque entre les uvres byzantines et slaves du xive sicle et celles des primitifs italiens rsulte moins sans doute de lexpansion de lart italien Byzance que de lexpansion de lart byzantin en Italie.Quoi quil en soit, par leurs hautes qualits, simplicit limpide de la composition, idalisme des expressions, sens du rythme, noblesse du style, clat du coloris frais et joyeux, les uvres qua produites au xive et au xve sicle lcole des peintres dicones de Novgorod mritent le plus grand intrt. La plus remarquable, dentre elles, la seule aussi qui ne soit point anonyme, est cette icone dj cite quAndr Roublev peignit en 1408 pour le monastre de la Trinit. On a justement vant cette vision de beaut idale, la grce et labandon des poses, la souplesse des lignes. En fait on y retrouve le style de la Peribleptos de Mistra; Roublev, si fort quil dpasse les peintres grecs du xve et du xvie sicle, imite visiblement les fresques byzantines du xive. ct de ce chef-duvre, si fameux que, un sicle et demi plus tard, un concile proposait encore Roublev comme modle aux artistes de lpoque, on pourrait citer bien dautres icones de qualit rare, o la beaut des proportions et leurythmie des lignes sallient au pathtique le plus mouvant. Pourtant, ds le dbut du xvie sicle, des germes de dcadence apparaissent: les proportions sallongent, le style se fait plus manir, la recherche du pittoresque rserve une place plus grandissante au dcor et au paysage. Ces tendances se remarquent surtout dans lcole Stroganof, dont les peintres continurent, entre 1550 et 1620, les traditions de lcole de Novgorod et dont les uvres ont t longtemps clbres avec excs. Lcole ancienne de Novgorod, celle du xive et du xve sicle, mrite une bien autre attention. Le hasard a voulu, crit M. Rau, que les deux plus grands peintres de cette cole, Roublev et Denis, ne soient plus reprsents, lun que par une icone, lautre que par une dcoration murale (p. 183). Mais dans les uvres de cette cole, dans cette peinture dicones surtout qui est un des plus beaux fleurons de lart russe (p. 136), une chose surtout est intressante: cest quon y retrouve comme un dernier et magnifique reflet de lart byzantin qui linspira.IIIPendant que se dveloppait la Russie de Kief et de Novgorod, une autre Russie plus orientale naissait au cours du xiie sicle. Dans la rgion forestire de la haute Volga, des princes issus de la famille souveraine kivienne colonisaient le pays qui a pris le nom de Grande Russie. Des villes sy fondaient par leurs soins, Souzdal, Iaroslavl, Vladimir, et dans ces cits nouvelles slevaient des glises et des palais. Mais tandis que la Russie de Kief et de Novgorod subissait profondment linfluence de Byzance, la Russie de la Volga, spare des Balkans par des forts presque impntrables, regardait vers lAsie; par lintermdiaire des Bulgares de la moyenne Volga, elle tait en relations avec lArmnie, avec la Perse; des alliances de famille la rapprochaient de la Gorgie. De cette orientation nouvelle lart devait porter la marque. Les princes souzdaliens du xiie et du xiiie sicle ont t de grands btisseurs. Mais les glises quils ont fait construire, lglise de lIntercession de la Vierge sur la Nerl (1165), dont M. Rau crit que cest une des crations les plus parfaites du gnie russe (p. 219), lglise Saint-Georges dIouriev-Polski (1230), dautres encore, telles que llgante glise de Saint-Dmitri de Vladimir (1198) diffrent profondment des glises kiviennes. De proportions beaucoup plus petites, elles sont bties en pierre; et surtout leurs faades extrieures sont recouvertes dune magnifique broderie de bas-reliefs, o se mlent, dans le plus pittoresque dsordre, les entrelacs gomtriques et les animaux fantastiques, les sujets religieux et les thmes profanes. Par le choix des motifs comme par la technique, qui. au lieu de modeler les formes en haut relief, les grave sur la pierre et semble les poser sur elle comme une dentelle, toute cette dcoration est troitement apparente lOrient. Il ne faut point se laisser abuser par certaines ressemblances assez frappantes quoffrent les glises souzdaliennes avec les glises romanes: elles sexpliquent plus vraisemblablement par limitation des mmes modles. Si lon cherche le prototype des glises de Vladimir et de Souzdal. il faut regarder surtout vers ces glises en pierre, toutes dcores de sculptures, que cra lart de la Gorgie et de lArmnie.

Linvasion tatare, au commencement du xiiie sicle, ruina pour prs de trois cents ans la prosprit de la Russie de la Volga. Ce nest qu la fin du xve sicle que, sous Ivan le Grand, elle secoua dfinitivement le joug tranger. Moscou tait alors devenue la capitale des princes russes. Mais, pendant ce long sommeil qui avait accompagn la domination tatare, lart russe avait tout dsappris. Quand les souverains de la Moscovie voulurent parer leur ville ddifices nouveaux, ils durent ncessairement sadresser des trangers. Or, en cette fin du xve sicle, la Renaissance italienne tait lapoge de sa splendeur: linfluence de lart italien se faisait sentir puissamment dans toute lEurope orientale, en Hongrie, en Bohme, en Pologne: cest des architectes italiens que sadressa tout naturellement le grand prince moscovite, quand il voulut reconstruire magnifiquement les glises et les palais du Kreml. De Bologne, lui vint Ridolfo Fioravanti, surnomm Aristote, cause de luniversalit de ses connaissances; de Milan, il appela Pietro Antonio Solario. Ce sont eux qui difirent les trois cathdrales du Kreml, le palais facettes (Granovitaia Palata) et lenceinte fortifie qui entoure la rsidence des tsars. Assurment, dans le milieu o ils travaillaient, ces trangers ne purent compltement abandonner les traditions de larchitecture russe: les cathdrales du Kreml, avec leurs coupoles dor, rappellent la silhouette des glises byzantines et drivent visiblement de la cathdrale de Vladimir. Mais, pour les constructions civiles, o ne les enchanait pas le canon byzantin, les architectes italiens retrouvrent toute leur libert. La faade bossages du palais facettes rappelle les palais de lItalie septentrionale, comme les courtines crneles du Kreml rappellent le chteau des Sforza Milan. Ainsi, aux bords lointains de la Moskva, sintroduisaient la technique et le style de larchitecture lombarde au temps de Ludovic le More.

* * *Moscou allait tre dsormais, pour deux sicles, le centre politique et artistique de la Russie. lcole des matres trangers, les constructeurs russes avaient refait leur ducation technique; ils pouvaient tenter maintenant de voler de leurs propres ailes. De 1530 1650, larchitecture moscovite essaya rsolument de saffranchir des influences trangres et de trouver dans les monuments de lart indigne et populaire les lments dun art national. Le xvie sicle et la premire moiti du xviie marquent ainsi peut-tre la priode la plus originale de lhistoire de lart russe, et ce nest pas le moindre intrt du livre de M. Rau davoir bien fait comprendre la rvolution qui rendit alors cet art vraiment crateur.Dans la primitive Russie, comme dans la Scandinavie ancienne, les difices, glises, maisons, palais, taient tous construits en bois; et durant des sicles, lesprit conservateur des paysans et le traditionalisme de larchitecture religieuse ont fidlement maintenu les formes de cette architecture en bois. Les monuments les plus anciens en ont naturellement disparu; mais les glises en bois du xviie et du xviiie sicle qui subsistent dans la Russie du Nord nous ont gard lexacte image de cet art vraiment national, de mme que le modle du palais de Kolomenskoe, reconstruit au xviie sicle et dtruit sous Catherine II, nous permet dentrevoir ce qutait larchitecture civile en bois. Il stait donc, au cours des sicles, lentement cr un art populaire, qui ne devait rien aux influences trangres, un art russe, pittoresque et logique tout ensemble, dont les formes sadaptaient admirablement aux ncessits des matriaux et du climat. Le trait le plus caractristique en tait le couronnement en pyramide. Cest ce parti que larchitecture moscovite adopta au commencement du xvie sicle pour le substituer la coupole byzantine; et en transportant dans la construction en pierre les formes de larchitecture en bois, elle sut tre la fois originale et cratrice. On sest longtemps obstin, crit M. Rau, expliquer le bulbe des coupoles par limitation des mosques persanes, les clochers en pyramide, par la forme des tentes mongoles, et les glises tages par lexemple des pagodes hindoues (p. 254): en ralit, toutes ces formes procdent de larchitecture en bois, de cet art populaire, sorti du fond mme de la race, et auquel la Russie moscovite doit quelques-uns de ses plus curieux monuments.

Entre ces difices, dont les uns sont pyramide conique, dont les autres montrent la pyramide centrale cantonne de coupoles bulbeuses ou dautres pyramides, le plus remarquable sans doute et le plus caractristique est lglise de Vasili Blajenno Moscou. Elle fut construite en 1554, par le tsar Ivan le Terrible, en souvenir de la prise de Kazan (1552), et le monument qui commmora la dlivrance du joug tatar est en effet par excellence un monument national. Les architectes en furent des Russes; les formes essentielles drivent de larchitecture en bois, et si trange quen soit lensemble, il reste pittoresque et harmonieux. Quiconque a vu, lextrmit de la Place rouge, sous les hauts remparts du Kreml, monter dans le ciel les huit coupoles, ingales et diverses, que domine la pyramide centrale, et dont les formes singulires se rehaussent dune clatante dcoration polychrome, ne saurait oublier cette glise clbre qui, dans lhistoire de lart russe, mrite une place exceptionnelle; comme ses surs plus simples, les glises de Kolomensko ou dOstrovo (1532 et 1550), elle atteste clairement lindpendance que lart russe avait conquise aussi bien lgard de la tradition byzantine que de linfluence italienne. Viollet-le-Duc jadis, dautres savants aprs lui plus rcemment, ont fait honneur cependant de ces nouveauts limitation des monuments de lInde. Ce nest point lavis de M. Rau. Une connaissance plus approfondie de larchitecture en bois de la Russie du Nord aurait dispens, dit-il, du soin de rechercher des origines aussi lointaines. La source de la nouvelle architecture moscovite est en Russie mme (p. 279). Il semble que la dmonstration que M. Rau a faite de sa thse est aussi solide quelle est intressante. Assurment et lui-mme le reconnat il y a dans cette architecture moscovite des motifs emprunts lOrient, comme il y en a quelle doit la Renaissance italienne: mais ce nest l, selon lexpression de M. Rau, quune riche draperie jete sur des difices dont la structure est intimement russe (p. 280).

* * *Mais ds le milieu de xviie sicle, la Russie moscovite soccidentalisait: le rgne du tsar Alexis Mikhalovitch, le pre de Pierre le Grand, marque cet gard, au moins autant que celui de son fils, le dbut dune re nouvelle. Par la diplomatie autant que par le commerce, la Moscovie lointaine entre alors en rapport avec les tats dOccident. Les trangers, Anglais, Franais, Hollandais, pntrent en Russie par la route, nouvellement ouverte, dArkhangelsk et de la Dvina. Dautres trangers, Allemands et Hollandais, sinstallent Moscou mme, et ct de la capitale moscovite se fonde la Nmetskaa sloboda (le faubourg des trangers), qui bientt modlera la ville russe son image. Enfin la runion de lUkraine la Russie met Moscou en contact avec la Pologne, et par l, le style baroque polono-italien simpose aux architectes russes de la fin du xviie sicle. Cen est fait dsormais de linfluence byzantine; la peinture dicones en dcadence fait place la peinture de portrait malgr la rsistance de lglise orthodoxe; les artistes trangers sont bien accueillis par les tsars et installs par eux lOroujeinaa Palata de Moscou. Un art de transition apparat, o se heurtent encore des influences contradictoires, mais qui dj annonce lapproche des temps nouveaux. Et assurment on ny rencontre rien de comparable ni la peinture novgorodienne du xive sicle ni larchitecture moscovite du xvie: mais cest un fait important que dsormais lart russe se rattache directement lart europen.Toutefois le style baroque moscovite nest pas une simple copie du baroque allemand ou italien. Ici encore, sous linfluence de larchitecture en bois de lUkraine, il a su faire uvre cratrice: les glises tages, dont lglise de Fili (1693) offre le type le plus harmonieux, sont des monuments dont, dit M. Rau, on ne trouverait lquivalent dans aucun autre pays dEurope (p. 314). Et en face de ce style trop fleuri et trop riche, qui domine dans la capitale, la province construit des monuments o saffirme moins linfluence trangre. Les vastes et magnifiques glises de Iaroslavl, avec les cinq coupoles qui les couronnent et les clochers en pyramide qui les flanquent, avec les carreaux de faence qui encadrent leurs porches et leurs fentres et les cycles de fresques innombrables qui dcorent lintrieur des difices; le Kreml de Rostov, avec ses cinq glises adosses au rempart; la belle cathdrale de Borisoglebsk avec la suite infinie de ses peintures aux vives couleurs; le monastre Voskresenski dOuglitch gardent en plein xviie sicle un aspect mdival, o subsiste quelque chose de la tradition byzantine, de mme que, dans leurs fresques, qui sont pour ainsi dire le chant du cygne de la peinture russe ancienne (p. 346), on retrouve encore les derniers reflets dun grand style. Et pareillement, dans les orfvreries mailles, dans les bois ouvrs, dans les broderies de ce temps, on sent toujours la persistance dune esthtique orientale, sensible la richesse de la matire et aux prestiges de la couleur. Il se peut, comme laffirme M. Rau, quil ft grand temps pour cette Russie attarde et moyengeuse de se transformer au contact de lEurope et que, avec ou sans Pierre le Grand, cette transformation ft invitable. Les monuments dIaroslavl et de Rostov, demeurs plus fidles la tradition ancienne, sont, mon gr, autrement intressants et pittoresques que les glises bties vers le mme temps dans le style baroque tranger. Je nai garde de mconnatre lincontestable originalit des glises inspires de larchitecture en bois: mais les glises de Kief et de Novgorod, de Souzdal et de Vladimir, et celle du Kreml de Moscou mme, si russes malgr la nationalit de leurs architectes italiens, me semblent, avec les fresques et les icones de lcole de Novgorod, ce que lart russe, avant Pierre le Grand, a produit de plus remarquable, ce qui, dans le beau livre de M. Rau, nous intresse le plus puissamment._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 15 fvrier 2015.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE RUSSE

Il convient de signaler, entre autres services que rend ce livre, la bibliographie abondante et prcise quon y trouve, et le prcieux lexique darchologie et diconographie russe qui laccompagne.

Paris, 1922, I vol. in-8, 291 pages, 72 planches hors texte.

Cf. pour Kief, Strzygowski, Die Baukunst der Armenier und Europa, p. 721, 848.

Cf. Millet, Recherches sur liconographie de lvangile, 632-633, 680-682.

Cf. Millet, Lancien Art serbe.

Cf. Millet, Recherches sur liconographie de lvangile, o la thorie est fort bien expose et discute, p. 661-666 et p, 679-682.

Voir, dans le livre de M. Rau, les planches 63 et 64.

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