5
« Lorsque j'imagine un morceau de musique (ce que je fais tous les jours, et plusieurs fois par jours), je frotte alors mes dents de dessus et celles de dessous, les unes contre les autres – et cela toujours, je crois bien – en suivant le rythme. Je m'en suis rendu compte il y a déjà longtemps, mais la plupart du temps cela se produit de façon totalement inconsciente. C'est comme si les sons que j'imagine étaient produits par ce mouvement. Cette façon d'écouter intérieurement un morceau de musique est, je crois, très répandu. Je puis naturellement imaginer un morceau de musique sans bouger les dents, mais alors les sons ont quelque chose de beaucoup plus irréel, beaucoup plus vague, moins prégnant. » Ludwig Wittgenstein En pénétrant dans l'enceinte du Divan du Monde, une idée s'annonça ; le metal est une musique fœtale. Accueilli dans la chaleur, enveloppé dans le son, aveuglé par les lumières de la scène, je me retrouvai là dans une étape infantile non décrite par Freud - antérieure au stade oral. Cette salle de concert est une chapelle maternelle, où chacun vient retrouver, collé à son prochain, la volupté des sensations utérines. Il ne s'agit pas là de musique violente, mais de régression inconsciente dans l'enfance de mon enfance. Je ne vois plus que des nuques moites, vague d'algues brunes, ne distinguant plus mes gestes des gestes de mon voisin, flottant dans le mouvement des autres, de cette foule indistincte, l'agression du bruit étouffée par tous ces corps et devant, plus haut, au loin, une lumière rouge inondant un spectacle où s'agite je ne sais quoi. A nous tous nous reformons l'union du corps maternel, celle d'une promiscuité sans soupçon ; comme dans une immense mer amniotique nos têtes alignées forment une houle immobile, suivant l'impérieuse impulsion musicale, abandonnant - sans doute à moitié seulement - l'idée d'individualité. Si le stade fœtal ressemble à un concert de Black Metal, il faudrait dans le même temps reconsidérer le paradis de la vie utérine ; balloté dans le ventre de la mère la réalité du monde extérieur fut sans doute pressentie comme le pire album de Darkthrone. Heureusement il y avait la voix apaisante de la maman, descendant du ciel du ventre comme la lumière d'un vitrail rosé sur le couffin utérin pour contrecarrer la musique infecte et angoissante du dehors. Cette voix désormais disparue a été remplacée par la notre, enfouie dans le gris de nos crânes, qui nous raconte des histoires, cette histoire, comme antidote.

Divan Du Monde

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Amenra au divan du monde, chronique subjective du live

Citation preview

Page 1: Divan Du Monde

« Lorsque j'imagine un morceau de musique (ce que je fais tous les jours, et plusieurs fois par jours), je frotte alors mes dents de dessus et celles de dessous, les unes contre les autres – et cela

toujours, je crois bien – en suivant le rythme. Je m'en suis rendu compte il y a déjà longtemps, mais la plupart du temps cela se produit de façon totalement inconsciente. C'est comme si les sons que j'imagine étaient produits par ce mouvement. Cette façon d'écouter intérieurement un morceau de

musique est, je crois, très répandu. Je puis naturellement imaginer un morceau de musique sans bouger les dents, mais alors les sons ont quelque chose de beaucoup plus irréel, beaucoup plus

vague, moins prégnant. » Ludwig Wittgenstein

En pénétrant dans l'enceinte du Divan du Monde, une idée s'annonça ; le metal est une musique fœtale. Accueilli dans la chaleur, enveloppé dans le son, aveuglé par les lumières de la scène, je me retrouvai là dans une étape infantile non décrite par Freud - antérieure au stade oral. Cette salle de concert est une chapelle maternelle, où chacun vient retrouver, collé à son prochain, la volupté des sensations utérines. Il ne s'agit pas là de musique violente, mais de régression inconsciente dans l'enfance de mon enfance. Je ne vois plus que des nuques moites, vague d'algues brunes, ne distinguant plus mes gestes des gestes de mon voisin, flottant dans le mouvement des autres, de cette foule indistincte, l'agression du bruit étouffée par tous ces corps et devant, plus haut, au loin, une lumière rouge inondant un spectacle où s'agite je ne sais quoi. A nous tous nous reformons l'union du corps maternel, celle d'une promiscuité sans soupçon ; comme dans une immense mer amniotique nos têtes alignées forment une houle immobile, suivant l'impérieuse impulsion musicale, abandonnant - sans doute à moitié seulement - l'idée d'individualité. Si le stade fœtal ressemble à un concert de Black Metal, il faudrait dans le même temps reconsidérer le paradis de la vie utérine ; balloté dans le ventre de la mère la réalité du monde extérieur fut sans doute pressentie comme le pire album de Darkthrone. Heureusement il y avait la voix apaisante de la maman, descendant du ciel du ventre comme la lumière d'un vitrail rosé sur le couffin utérin pour contrecarrer la musique infecte et angoissante du dehors. Cette voix désormais disparue a été remplacée par la notre, enfouie dans le gris de nos crânes, qui nous raconte des histoires, cette histoire, comme antidote.

Le Divan du Monde se prête assez bien à cette expérience régressive, par sa taille modeste de petit théâtre à l'italienne, par son ambiance feutrée de velours rouge, son atmosphère intime de club secret se retrouvant en séance dans des nostalgies de dimanche soir, par son décor de sirène burlesque ornant la proue d'un balcon comme si c'était le pont d'un brick, par son histoire complexe où les époques se superposent ; de bal musette à brasserie bohème fréquentée par Baudelaire, de café concert exotique à cinéma pornographique, la salle possède l'aura chargée d'un passé poisseux et vicieux. Tout est réuni pour y faire revivre, comme dans le grand hôtel de Shining, une expérience psychanalytique, sans autre analyste que le lieu-même, invitant nommément ici le Monde sur le Divan. Je m'apprêtai à y laisser flotter mon inconscient, dans un grand rituel Soma provenant du Meilleur des Mondes, appelant intérieurement le grand anéantissement, le grand anéantisseur, celui qui abolira toute distinction individuelle et ce fut AmenRa qui débuta.

Dès le début de leur concert, le cocon fut éventré et le liquide amniotique répandu sur le sol. Les choses sont plus grandes que les concepts qui les enserrent. Il faisait nuit à nouveau. Je suis jeté nulle part des mes idées, sans plus rien, rien pour voir, rien à comprendre, rien à me raconter. J'ai d'ailleurs passé les trois-quarts des morceaux avec comme seul commentaire le monologue de Brando dans Apocalyspe Now : « L'horreur. J'ai vu des horreurs, des horreurs que vous avez vues. Les mots ne permettent pas de décrire ce qui est nécessaire à l'intention de ceux qui ne savent pas ce que l'horreur signifie. L'horreur, l'horreur a un visage, il faut se faire une amie de l'horreur, l'horreur et la terreur morale, sont vos amies, si elles ne le sont pas, elles sont des ennemies redoutables - de vraies ennemies ». Ce qui ressemblait plutôt, dans la condensation de la mémoire, à la vision d'une boule jaunâtre sortant de l'ombre en répétant le mot d'horreur, l'horreur, l'horreur. C'est à dire

Page 2: Divan Du Monde

chacun face à sa simple solitude. Et devant la violence. Boden : « carry within a fear / that blossoms on skin /forever alone // Porter en soi une peur / Qui fleurit sur la peau / seul, pour toujours». Cela avait commençait comme un appel à la guerre dans une odeur d'encens ; le chanteur et le batteur se répondaient en frappant lentement sur des cencerros, formes de cloches sonnant moins l'Angelus que l'affrontement des singes brandissant les ossements de 2001. Lentement la chansons fit infuser en moi les pires images de week-end glauques de province. Un appartement exigu dans lequel un homme bat sa femme sur la table de la cuisine encore sale avant de lui découper les joues au cutter – une agression au sabre sur un parking de boite de nuit isolée près d'un échangeur d'autoroute – l'ivresse nauséeuse de jeunes crânes rasés sniffant une trace d'Héro sur un vieux magasine télé tout en continuant leur partie de Wii - un avortement à l'aube qui tourne mal dans une cave de pavillon. La misère et la violence partout, tout le temps. Comme si le réel avait pris les couleurs et l'humeur des plus sales épisodes de confession intime ou d'enquête exclusive. Quand le sordide des anecdotes commença à se diluer, je retrouvais en moi la solitude primordiale, celle de toutes les trajectoires humaines, cette solitude de début de soirée quand on a personne à qui parler, la solitude des silences dans une conversation ratée, la solitude des couples qui ne partage plus qu'un certain dédain réciproque, la solitude des nuits lorsque l'on a pas un corps avec qui se coucher. La solitude et la plus haute détresse. L'universelle solitude. J'étais définitivement sorti de ma condition fœtale. Dearborn and Buried. Nouveau né chéri puis Enterré. Et ce n'était que les premiers morceaux.

Devant moi, accoudés au balcon, trois personnes aux carrures imposantes, larges épaules, mollet comme des bûches, deux hommes, une femme, portant des T-Shirt Amenra aussi noirs que leurs chevelures déferlantes, regardent la scène absorbés. Ils semblent assister à un rituel auquel ils ont déjà participé ; ils sont investis, sérieux, se retournant en entendant une conversation venant du bar - ils ne sont pas ici pour rire. Je me demande pourquoi ils s'infligent cela, cet imaginaire d'horreur, cette grande coulée d'eau noire. Pourquoi ils viennent après leurs journées de travail, peut-être après des heures de trajet, se baigner dans cette ambiance viciée et surtout pourquoi y revenir annuellement comme pour un pèlerinage. Il y a bien sûre ici une forme de sacré, mais fondé sur quel autel ? La contemplation du mal comme forme hypnotique de jouissance ? Comme plonger son regard dans le vide depuis le vertige d'une falaise crayeuse. Ou bien l'effet cathartique. Qui pour moi n'est pas un moyen de vider ses pulsions violentes en les vivant depuis la position saine et sauf du spectateur. La catharsis, au contraire est une manière de vivre vraiment l'horrible, le mal, afin de développer en soi ces affects, de les porter, de les intérioriser pour mieux les maitriser. Autrement dit la catharsis n'est pas une saignée, mais un vaccin. On se confronte au mal dans l'art non pas pour effacer ses propres pulsions, mais pour incorporer les sentiments les plus noirs et s'y acclimater. Ainsi grâce à la médiation de quelques œuvres, je m'injecte une certaine forme de violence - atténuée, mise en forme – qui me permettra de mieux réagir – dépucelé - face aux violences du réel. Donc revenir voir Amenra peut-être aussi sérieux que faire son rappel de Tétanos.

Le concert se déroule, parfait. Les chansons s'enchainent, maintenant l'état de tension. Le chanteur, de dos, exhibe une large croix d'un noir de marqueur. Quelquefois il crache ce qui me semble les restes d'une pipe non consentie. Le bassiste à l'air d'un fou d'Epinal, les cheveux ébouriffées, les yeux exorbités. Je ne vois pas les deux guitares. L'une d'elle se préoccupe de former comme un brouillard de graves, en répétant, dans les fréquences les plus basses, les mêmes accords étouffés par la paume de la main droite. L'autre guitare s'applique à jouer dans les aigus une infime mélodie qui se contente la plupart du temps de la répétition d'une note que l'on descend au dernier moment d'un demi-ton. Le schéma de toutes les chansons semble identique. Débuter la répétition des accords, une longue ascension vers la croix, trois temps dans le grave, un pour les aigus faire résonner cette attente par des cris ou des roulements comme avant une exécution et lancer comme une délivrance la rythmique. Une fois celle-ci en route, la poursuivre jusqu'à l'ennui, l'étouffement avant de tout annuler, de tout éteindre de couper ce qui aurait pu être un va-et-vient jouissif. Et relancer la répétition. TUM TUM la la, TUM TUM TUM, la la la. C'est l'expérience du masochiste selon Deleuze, c'est à dire de celui qui veut toujours être au bord de la jouissance, dans le plaisir - aussi douloureux soit-il - mais sans jamais jouir - cela signifierait la fin de l'acte. Le concert

Page 3: Divan Du Monde

s'achèvera d'ailleurs avec Silver Needle, Golden Nail (aiguille en argent / clou d'or) qui non seulement rappelle les instruments d'une bonne séance SM mais se termine brutalement au milieu d'un méchant massif de riff – dernière manière de ne pas nous faire jouir.

Musicalement Amenra c'est Isis qui n'aurait pas voulu devenir un élemental, Neurosis avant leur migration vers le Western lysergique, Cult of Luna qui aurait régressé vers la fleur séchée. On pourrait penser les styles musicaux comme de vastes systèmes biologiques. Au départ quelques groupes mutent, font varier les codes, créant ainsi un nouveau son, un nouveau genre, qui sera reproduit par une nouvelle population, qui elle même se transformera pour faire évoluer l'espèce. Ici des groupes de Hardcore (Neurosis, Isis) qui aurait trop écouté les Swans, Amebix ou Godflesh créent au milieu des années 90, ce qu'on appellera le Post-Hardcore. Dès lors, il y aurait comme un invariable évolutionniste qui ferait évoluer les genres selon deux lois contradictoires. La première serait de l'ordre de la complexification, du toujours-plus, de la dérive, de la conscience-de-soi faisant glisser le style vers sa dilution par l'accumulation de nouveaux caractères. La seconde procèderait à l'inverse vers la régression infinie vers ce qui serait l'essence du genre, une sorte d'épure idéale, de distillation raffinée. La premier loi fera éternellement regretter la puissance du premier album – l'espérance d'un retour aux sources. La seconde loi fera dire aux connaisseurs que ces groupes là, ça n'inventent rien. La première loi crée des albums dénaturée et démentielle comme le Kollapse de Breach qui fait exploser le genre initial dans une grande parade irréversible. La seconde loi garde en soi l'essence du True Black Metal. La première loi aura fait évoluer Isis vers des albums chiants de post-rock. La seconde loi donne Amenra. Amenra c'est le refus du darwinisme musical. C'est le temps immobile des origines. La stase dans le mal.

Si Celeste m'évoquera éternellement un délire cosmique personnel, Amenra aura eu pour tâche pendant ce concert de me rebattre au sol, écrasant ma tête sur la surface de la terre, par je-ne-sais quelle botte de cuir, posée sur Mon âme « I never thought that I could make you feel so alone ». Oui seul, mais, seul à plusieurs.

« On pourrait dire aussi bien : la haine entre les hommes provient de ce que nous nous coupons les uns des autres et cela parce que nous ne voulons pas que l'autre regarde en nous, où il n'y a rien de beau à voir.

Cela dit, si nous devons continuer à avoir honte de ce qui est en nous, nous ne devons pourtant pas avoir honte devant nos compagnons d'humanité.

On ne saurait trouver de plus grande détresse que celle d'un homme seul. Car si un homme se sent perdu, c'est là la plus haute détresse ». Wittgenstein