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Introduction Dans les années trente, Jacques Berque donne le mot d’ordre pour la modernisation du secteur agricole (SMP : secteur de modernisation du paysannat) et opte pour la restitution des terres et domaines qui étaient en la possession des shurfas de Ouazzane aux paysans et métayers. Quelques années plus tard, Jacques Berque sera éloigné dans la région des Seksawas pour des raisons politiques et administratives. Dans les années soixante- dix, la promotion des « sociétés du développement villageois » a été dénoncée par le général Oufkir comme un complot communiste. Celui-ci mettra fin à la mission des experts de la FAO (1). De nos jours, l’Etat cherche à attribuer les terres des sociétés SOGETA et SODEA à des sociétés étrangères et à des investisseurs, notamment français et espagnols. Cette étude, fruit d’une recherche engagée depuis plus de cinq ans aux archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence, notamment, sur les confréries religieuses musulmanes, est née d’une triple préoccupation. Attirer d’abord l’attention sur un texte inédit de Jacques Berque datant de 1936, traitant de la politique immobilière de la confrérie Wazzâniya au Maroc et en Algérie, rapport qu’on peut considérer comme le texte inaugural de ce qu’on appellera plus tard l’anthropologie juridique. Ensuite, nous interroger sur l’importance de ce texte pour les écrits ultérieurs de l’auteur. Enfin, rouvrir le procès qui a opposé confrérisme et réformisme mais, cette fois-ci, sous les auspices de Jacques Berque. Ce rapport traitant de la question foncière montre bien les enjeux qui étaient derrière la mise en œuvre de la politique foncière et le rôle des visées coloniales et des menaces des réformistes dans la redéfinition des catégories foncières datant de l’époque précoloniale. C’est dans cette perspective que nous voudrions inscrire en premier lieu ce travail. Cette étude s’inspire des interrogations sur les théories qui naissent au contact des petites confréries, par la segmentarité de la confrérie Jillali El Adnani Université Ibn Zohr, Agadir Critique économique n° 18 • Printemps-été 2006 103 Document Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation Présentation et commentaire d’un rapport de mission inédit de Jacques Berque sur la politique immobilière de la confrérie Wazzâniyya (1) M. Naciri, « Territoire : contrôler ou développer, le dilemme du pouvoir depuis un siècle », Monde arabe Maghreb Machrek, n° 164, avril-juin, 1999, p. 9-35, p. 26.

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Page 1: Document Anthropologie religieuse et colonisatio n: le ... · religieuses musulmanes, est née d’une triple préoccupation. Attirer d’abord l’attention sur un texte inédit

Introduction

Dans les années trente, Jacques Berque donne le mot d’ordre pour lamodernisation du secteur agricole (SMP : secteur de modernisation dupaysannat) et opte pour la restitution des terres et domaines qui étaienten la possession des shurfas de Ouazzane aux paysans et métayers. Quelquesannées plus tard, Jacques Berque sera éloigné dans la région des Seksawaspour des raisons politiques et administratives. Dans les années soixante-dix, la promotion des « sociétés du développement villageois » a été dénoncéepar le général Oufkir comme un complot communiste. Celui-ci mettra finà la mission des experts de la FAO (1). De nos jours, l’Etat cherche à attribuerles terres des sociétés SOGETA et SODEA à des sociétés étrangères et àdes investisseurs, notamment français et espagnols.

Cette étude, fruit d’une recherche engagée depuis plus de cinq ans auxarchives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence, notamment, sur les confrériesreligieuses musulmanes, est née d’une triple préoccupation. Attirer d’abordl’attention sur un texte inédit de Jacques Berque datant de 1936, traitantde la politique immobilière de la confrérie Wazzâniya au Maroc et en Algérie,rapport qu’on peut considérer comme le texte inaugural de ce qu’on appelleraplus tard l’anthropologie juridique. Ensuite, nous interroger sur l’importancede ce texte pour les écrits ultérieurs de l’auteur. Enfin, rouvrir le procès quia opposé confrérisme et réformisme mais, cette fois-ci, sous les auspices deJacques Berque. Ce rapport traitant de la question foncière montre bien lesenjeux qui étaient derrière la mise en œuvre de la politique foncière et lerôle des visées coloniales et des menaces des réformistes dans la redéfinitiondes catégories foncières datant de l’époque précoloniale. C’est dans cetteperspective que nous voudrions inscrire en premier lieu ce travail.

Cette étude s’inspire des interrogations sur les théories qui naissent aucontact des petites confréries, par la segmentarité de la confrérie

Jillali El AdnaniUniversité Ibn Zohr,Agadir

Critique économique n° 18 • Printemps-été 2006 103

Document

Anthropologie religieuseet colonisation : le dilemmede la modernisationPrésentation et commentaire d’un rapport de mission inédit deJacques Berque sur la politique immobilière de la confrérie Wazzâniyya

(1) M. Naciri,« Territoire : contrôler oudévelopper, le dilemmedu pouvoir depuis unsiècle », Monde arabeMaghreb Machrek,n° 164, avril-juin, 1999,p. 9-35, p. 26.

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Jillali El Adnani

Hansâliyya étudiée par Ernest Gellner, mise en question par l’étude d’unegrande confrérie, la Nâciriyya, et les réflexions de Abdellah Hammoudi (2).

Le rapport de Jacques Berque nous permet l’accès au creuset de la questionconfrérique et offre des outils méthodologiques. L’objectif de ce travail estde mettre d’abord aux mains du lecteur un document dont la valeur estinestimable et de montrer ensuite pourquoi la méthodologie berquienne faitepour cerner un discours dominant s’est heurtée à une confrérie translocale,la Wazzâniyya, dans la région de Had Kourt, alors que cette mêmeméthodologie (il est vrai réadaptée) a triomphé plus tard au contact du terroirseksawi où vivent en symbiose le petit paysan et le saint local (3). Onremarquera que l’analyse de Jacques Berque présente des zones d’ombre surl’appréhension des frontières spirituelles et politiques entre maraboutismeet confrérisme ; pourtant, il a pu, par le travail de terrain, constituer unesorte d’échelle de types de saints comme l’a montré Ernest Gellner (4). Lesrépercussions du politique sur sa carrière sont visibles : en 1955, Jacques Berquetermine sa thèse Structures sociales du Haut-Atlas (5) et entre par la grandeporte au Collège de France. On pourrait donner le résumé suivant du contenu du rapport. Jacques

Berque donne une classification, un peu sommaire, comme il le disait luimême, sur les différentes confréries marocaines avant de parler des origineset de l’historique de la confrérie Wazzâniyya. Jacques Berque insiste surtoutsur les rapports de la Wazzâniyya avec les sultans alaouites entre la Wazzâniyyaet la France. Ensuite, il traite de l’aire géographique de la confrérie au Marocet en Algérie. Jacques Berque parle surtout des reproches qu’adressent lesnéo-wahabites à la zâwiyya d’Ouezzane et surtout de leurs griefs qui sontde deux sortes : les uns religieux, les autres politiques. C’est dans ce cadreque Jacques Berque traite de la politique immobilière de la Wazzâniyya auMaroc et en Algérie et insiste toujours sur les doutes qu’émettent lesréformistes sur l’origine des appropriations des Wazzânîs. Ce qui l’inciteà traiter des origines des droits et de l’originalité des actes notariés quepossèdent les Wazzânîs, tout en suivant l’évolution immobilière de la confrériedans le Gharb. Jacques Berque produit surtout un tableau qui donnel’énumération des actes notariés sur lesquels il émet des doutes.Enfin, Jacques Berque traite de l’utilisation du sol et des immeubles acquis

par les chorfas d’Ouezzane du point de vue juridique et technique.Est-ce le fait de la présence makhzénienne, de l’administration coloniale

et de l’essaimage de la Wazzâniyya au-delà de Had Kourt et dans les différentspays du Maghreb qui a entraîné l’échec du projet berquien ? Peut-on direque l’absence du Makhzen et des autorités civiles coloniales chez les Seksawaait contribué à l’épanouissement théorique de Jacques Berque à l’instar deR. Montagne et surtout d’Ernest Gellner ? Ne peut-on pas penser que lesgrands empires, les grandes confréries, la colonisation tout comme les grandesthéories ont ce dénominateur commun : leur avènement par les confins ? Y a-t-il un sens à donner à l’éloignement de Jacques Berque de Had Kourt

(2) A. Hammoudi,« Segmentarité,stratification sociale,pouvoir politique etsainteté : réflexions surles thèses de Gellner »,Hespéris-Tamuda,vol. XV, fasc. unique,1974, p. 147-180. Sur lesrapports entre savoircolonial et sciencessociales au Maghreb, voirles discussions,notamment l’interventionde M. Tozy, en marge del’article de Lillia BenSalem, « Le dilemme dela construction de lasociologie au Maghreb.Pluralité référentielle etprojet scientifique »,p. 81-92, discutants,p. 93-98, in Savoirs dulointain et sciences sociales,éd. Bouchène, 2004.(3) J. Berque, Structuressociales du Haut-Atlas,1955, p. 283-287.

(4) E. Gellner, les Saintsde l’Atlas, éd. Bouchène,traduction P. Coatalen,présentationG. Albergoni, 2003,299 p., p. 271-272.

(5) Cette thèse estprésentée par A. Khatibicomme la meilleuremonographiesociologique consacréeau Maroc.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

vers les Seksawa puis à sa nomination plus tard au Collège de France ? Et,enfin, ne peut-on pas dire que le contrôleur civil Jacques Berque dans sonarbitrage entre shurfas de Ouazzane et paysans n’a pas été neutre et que sonexil vers les Seksawas en fut le résultat ? La somme de ces questions trouveraune réponse modeste dans la suite de ce travail. L’important, comme le ditA. Roussillon, est de ne pas s’enfermer dans le discours des acteurs (6).

Ce travail sera aussi l’occasion de revenir sur le débat houleux soulevé ily a un quart de siècle par E. Saïd qui a promu Jacques Berque et M. Rodinsonau rang de représentants de l’islamologie française. Cette dernière tendraità s’identifier avec les forces vitales à l’œuvre dans la culture orientale (7). Laquestion de la modernisation du secteur agricole en s’appuyant sur le paysanpose problème. La « libération des paysans » du joug des shurfas de Ouazzane,en barrant la route aux réformistes et à la confrérie, ne peut échapper au savoircolonial servant une entreprise de colonisation. Mais ce lien ne devrait pasnous pousser à considérer la sociologie berquienne comme fille ducolonialisme (8). Cependant, on peut reprendre le constat de M. Naciri :« Avec un certain recul, on s’aperçoit que, quelle que soit l’époque, la maîtrisedu territoire et le contrôle des habitants ont été, au Maroc (précolonial, colonialet post-colonial), au cœur des politiques de développement… au point quela gestion du territoire a consacré, pour des raisons parfois contradictoires,la primauté du politique sur le développement du pays, sur la rénovation etla réforme en profondeur de ses structures » (9).

Les conditions de la rédaction du rapport de 1936

Après deux années d’études à la Sorbonne, Jacques Berque rejointl’administration coloniale française et devient entre 1935 et 1937Contrôleur civil des tribunaux indigènes marocains dans le Haut Gharb. JacquesBerque lui-même situe au printemps de 1935 son transfert d’El Brouj versSouk Larbâa et à la fin de 1935 son installation à Had Kourt (10). Ses démêlésavec les autorités coloniales et surtout avec les shurfas de Ouazzane vontl’éloigner vers Fès où il sera nommé adjoint municipal entre 1937 et 1940.De 1940 à 1943, il retourne une deuxième fois dans le Gharb comme chefd’annexe, puis il gagne le service politique du Protectorat à Rabat et devientchef de bureau d’études entre 1945 et 1947.

Dans sa présentation des Opéra Minora qui ont réuni en trois volumestous les articles publiés et quelques petits ouvrages de Jacques Berque, A. Mahéécrit : « Maître des études arabes et islamiques, l’un des plus grands que laFrance ait eu, Jacques Berque (1910-1995) a laissé une œuvre impressionnante :43 ouvrages et plus de 200 articles écrits au long de cinquante années derecherches. Certains de ses travaux sont encore disponibles, mais de nombreuxtextes sont devenus introuvables, tels plusieurs ouvrages scientifiques ou desrapports à diffusion restreinte (11). » Le rapport de mission dont nous allonstraiter ici pourrait s’ajouter aux études d’anthropologie juridique que JacquesBerque a écrites alors qu’il était fonctionnaire colonial.

(6) A. Roussillon,« Les mondes d’islam,une aire culturellevertuelle ? », p. 115-124,p. 124, in Savoirs dulointain et sciences sociales,éds A. Mahé etK. Bendana, éd.Bouchène, 2004, 272 p.

(7) E. Saïd,l’Orientalisme : l’Orientcréé par l’Occident, Paris,éd. du Seuil, 1978,392 p., p. 266.

(8) Pour en savoir plussur ce débat, on se réfèreau livre édité parA. Mahé et K. Bendana,Savoirs du lointainet sciences sociales,éd. Bouchène, 2004,272 p.

(9) M. Naciri,« Territoire : contrôler oudévelopper, le dilemmedu pouvoir depuis unsiècle », Monde arabeMaghreb Machrek,n° 164, avril-juin, 1999,p. 9-35, p. 9.

(10) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, Paris, éd. du Seuil, 1989,288 p., p. 70.

(11) Berque Jacques,Opéra Minora, Paris,éd. Bouchène, 2001,3 vol. (XXII-563,VIII-480, IV-353 p.) ;24 cm.

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Jillali El Adnani

Le 11 avril 1936, le directeur général des Affaires indigènes et desterritoires du Sud en Algérie l’avait chargé de mener une étude, de concertavec les autorités locales (au Maroc), sur la politique immobilière de laZâwiyya d’Ouezzane et ses répercussions chez les affiliés algériens. Il a rédigéun rapport qui porte le titre suivant : « La maison d’Ouezzane, son attitudepolitique, ses relations avec l’Algérie et les Taybias algériens, sa politiqueimmobilière. » J’ai fait la découverte de ce rapport dans un carton d’archivesdu fonds gouvernement général de l’Algérie (F.G.GA) 31H21, au Centredes archives d’Outre Mer (C.A.O.M.) à Aix-en-Provence. Il se présente sousla forme d’un texte dactylographié et d’un autre texte, manuscrit, peut-être de la main de l’auteur. Le texte est constitué de 32 pages semées dequelques corrections et ajouts.L’objet de l’enquête ayant entraîné ce rapport était de s’assurer de la

loyauté de la Wazzâniyya et relevait donc des craintes que nourrissait encorel’administration coloniale vis-à-vis d’une confrérie dont l’essaimages’étendait du Maroc à l’Algérie et à la Tunisie. A partir de son analyse dela politique immobilière de la Wazzâniyya et de celle des autorités coloniales,on peut estimer que la vision du rapporteur Jacques Berque sur la questiondes terres coïncide avec celle des paysans marocains sans terre. C’est direcombien la vision de Jacques Berque, du moins en apparence, n’était pastout à fait au service de la colonisation et était surtout en opposition avecla politique des autorités civiles. Cependant, l’analyse du rapport montreque les intérêts des paysans ne constituent qu’une carte à jouer dans lastratégie berquienne (on y reviendra). L’auteur, comme on va le montrer,a fini par faire un procès à la Wazzâniyya, et il a compromis par là sa carrièreà Had Kourt pour partir malgré lui vers les Seksawas. Pour Jacques Berque,la stratégie de l’harmonisation de la politique foncière de la Wazzâniyyaavec celle des autorités coloniales, qui était apparemment l’objectif de lamission, n’était plus à l’ordre du jour.

On peut situer le grand décalage entre le rapport de Jacques Berque etla politique coloniale dans le fait que le Protectorat avait reconnu la propriétédes domaines ‘azîbs (12) aux shurfas et que ces domaines pouvaient à ce titreêtre vendus à des colons ou enregistrés sous le nom des shurfas de Ouazzane,alors que Jacques Berque a pris la défense de certains de ses administrés etdes paysans en général menacés d’expropriation par ces mêmes shurfas (13).

L’importance de ce rapport est considérable ; il permet à Jacques Berquede conclure que l’avenir de la France au Maroc ne dépendait plus du concoursque la Wazzâniyya avait accordé à la conquête et à la “pacification” du Maroc,mais qu’il dépendait plutôt d’une modernisation du secteur agricole, conduiteen s’appuyant sur le paysan à qui il faudrait octroyer des terres. Ce rapportde mission est resté inédit du fait que Jacques Berque a fait « d’une pierredeux coups ». D’abord, en rédigeant les conclusions de la mission dont ilétait chargé par les autorités coloniales et, ensuite, en s’appuyant sur sesnotes pour rédiger son article qui a fait date : « Sur un coin de terre

(12) A l’origine, lesdomaines ‘azîbs étaientdes terres faisant partie deterres kharâj surlesquelles les tribuspayaient un impôt ausouverain qui y exerce sesdroits. Ces terres étaientinaliénables, et le sultanrestait le seuladministrateur. Les ‘azîbsétaient octroyés auxShurfas de Ouazzane quine pouvaient devenirpropriétaires. Cettedonne va changer avec leProtectorat quireconnaîtra la propriété.Sur cette question voirC. Cahen, « L’évolutionde l’Iqta », Annales,économie, sociétéset civilisations, janv.-mars,1953, p. 25-52.G. Lazarev, « Lesconcessions foncières auMaroc », contribution àl’étude de la formationdes domaines personnelsdans les campagnesmarocaines, RGM, 1968,p. 99-135.

(13) J. Le Coz, le Gharb,fellahs et colons, 1964,t. II, p. 618.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

marocaine : seigneur terrien et paysans ». Dans cet article publié en 1937dans les Annales d’histoire économique et sociale, IX (45), p. 227-235 et saluépar Marc Bloch, Jacques Berque affiche ses sympathies pour les paysanssans terre et donne sa vision du monde rural et de la modernisation (14).Cet article est un extrait de son rapport de mission. Les huit pages de l’articleont été écrites d’après des notes tirées du rapport inédit qui occupe 32 pages.Ainsi Jacques Berque a repris certaines notes relatives aux domaines ou‘azîbs (15) et à certaines personnes indiquées dans ce rapport. On peutconsidérer l’article publié comme un plaidoyer en faveur des paysans sansterre de la région du Gharb ; alors que le rapport de mission est une notepragmatique destinée à attirer l’attention des autorités coloniales sur le dangerdes réformistes et des Wahhabites, qui brosse le tableau de la malhonnêtetéet des pratiques monstrueuses des shurfas de Ouazzane, propriétaires desterres dites ‘azîbs. Le décalage entre le rapport et l’article publié montrebien la différence entre un rapport écrit pour les autorités coloniales et l’articleprésenté à la communauté des chercheurs. La différence notable entre lesdeux écrits, malgré la matrice commune, réside dans le fait que le rapportest un écrit engagé alors que l’article se présente comme une étudesociologique. La recherche dans ce domaine a montré les carences en matièrede géographie humaine dans le travail de Jacques Berque (16).

Si Jacques Berque a pu s’attirer les sympathies de la communautéscientifique par la publication de son article, il n’a récolté que des ennuis etdes frustrations de la part des autorités coloniales à la suite de la rédactiondu rapport. La grande différence entre le rapport inédit et l’article publiéréside dans une instrumentalisation du mouvement réformiste dans le rapport,qu’on ne trouve pas dans l’article publié. Faut-il y voir la preuve d’unedichotomie entre une anthropologie coloniale et une autre qui seraitscientifique ? Alors que Jacques Berque évoque seulement l’existence dumouvement réformiste dans son article, il fait dans son rapport de longuescitations de plusieurs pages d’écrits du mouvement où les réformistes mènentune guerre sans merci contre le confrérisme. Plus frappant encore, lorsqueles réformistes s’attaquent au confrérisme en général, Jacques Berque fait usagedes mêmes arguments pour attaquer les shurfas de Ouazzane. De plus, letraitement de la question de l’authenticité des actes notariés fournis par lesshurfas qui se présentent comme les propriétaires des grands domaines estdifférent dans le rapport et dans son article. Dans le rapport, Jacques Berquerejette l’authenticité des actes notariés alors que dans l’article, il émet seulementdes doutes à ce sujet. Il a oublié que les sultans marocains reconnaissaientle droit des shurfas de Ouazzane de récupérer les terres des Touatiens (lesgens de la région du Touat) morts sans avoir laissé d’héritiers, comme l’attesteMichaux-Bellaire (17). Jacques Berque a bien vu que les arguments desréformistes avaient un impact sur les paysans parce que leurs critiques étaientfocalisées sur la propriété foncière. Ceci l’a poussé à contrecarrer leurs desseinsen tentant de réaliser le même projet qu’eux avec les métayers et les paysans.

(14) La France a connu àcette époque deschangements politiques,en particulier en février1936 la formation dugouvernement du Frontpopulaire. Au Maroc,l’attention était focaliséesur l’Espagne et la guerrecivile.

(15) Selon G. Lazarev, ils’agit de domaines où lemode d’occupation estcommunautaire. Lepropriétaire, souventétranger à l’espace du‘azîb tire des revenus parl’exploitation du travaildes hommes de la tribuqui y vivent.

(16) P. Pascon, attentifaux concepts, réaliserades enquêtes importantesdans le Sud marocain et,en particulier, dans leHaouz. Voir le Haouz de Marrakech,CNRS/IURS, Rabat,1977, 2 tomes.Sur le fonctionnement du‘azîb voir J. Berque,Esquisse d’histoire ruralemaghrébine, Tanger,1938, p. 23-38.

(17) E. Michaux-Bellaire,le Touat et les Chorfasd'Ouazzan, vol. II,p. 139-151. Sur lesactivités des shurfas dansl’Innaoun, voirA. El Moudden, al-Bawâdî al-maghribiyyaqabla al-ist’mâr,Publications de la facultédes Lettres et des scienceshumaines, 1995, 455 p.

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Jillali El Adnani

L’objet du sacrifice était pour Jacques Berque, tout comme pour les réformistes,la confrérie Wazzâniyya qui, à leurs yeux et aux siens, se servait de la spiritualitépour infliger des sévices physiques et moraux.

Ce rapport de mission est un témoignage sur une phase de la vie de JacquesBerque qui était à la fois au service de la colonisation et au service de larecherche scientifique. La rupture qui se situe, en 1947, entre Jacques Berque,promu chef de bureau d’études à Rabat entre 1945 et 1947 et dénonçant lesefforts insuffisants du Protectorat en matière de développement, et lesautorités coloniales est déjà amorcée par la rédaction de son rapport de 1936.Agé alors seulement de vingt-six ans, Jacques Berque a déjà son style à lui,son style définitif où les expressions et formules heureuses abondent mêmesi on peut lui reprocher l’usage d’expressions coloniales comme « nosmusulmans », ainsi que la reprise à la lettre des jugements des maîtres, commeCoppolani ou Michaux-Bellaire.

Ce texte peut être considéré comme un témoignage poignant sur ce qu’ona appelé la « fin des confréries », en tout cas celle de la Wazzâniyya en tantque confrérie au service du Makhzen et ensuite au service de la France (18).Mais il annonce aussi une étape nouvelle dans la recherche anthropologique.Il constitue une introduction, par le travail de terrain et la consultationd’archives, à d’autres écrits de la littérature méthodologique liée à la sociologiecoloniale (19).

Le Maroc sous la juridiction française et makhzénienne

Le fait le plus important qui a suivi l’établissement du Protectorat a étéla signature du dahir berbère, le 16 mai 1930. D’autres événements ontsuivi, d’abord le début de la Kutla d’action nationale dans les villes, puisla pacification du Sahara à partir de 1935 et la présentation du Cahier desrevendications du peuple marocain par cette même Kutla en 1937. Cettepériode a vu l’achèvement de la politique « de pacification » des tribusmarocaines et l’établissement du contrôle militaire et civil sur l’empirechérifien. C’est à cette époque que la résistance armée a succombé commel’a noté Jacques Berque dans ses Mémoires (20). Sur la scène internationale,la France est entrée en concurrence avec les USA et a mené une politiquede modernisation comme le montre bien le livre French connexion sur Noguèset sa politique moderniste. Enfin, on doit noter que la région du Gharb aconnu entre 1927 et 1937 la construction de trois barrages (21).

Jacques Berque fut un des acteurs de cette politique puisqu’il a « défendu »les droits des paysans marocains contre les propriétaires terriens : les shurfasde Ouazzane. En envoyant Jacques Berque à Had kourt, l’administrationcoloniale avait comme objectifs la définition de formes juridiques pourinstaurer une colonisation agricole et surtout assurer la propriété colonialeet la sécurité dans les campagnes en adoptant un mode de propriété quifacilite l’exploitation capitaliste. On doit donc compter le rapport de Jacques

(18) Sur les relationsWazzâniyya-France, voirle travail inédit deL. Berrady, les Chorfasd’Ouezzane, le Makhzenet la France 1850-1912,thèse du 3e cycle, Aix-en-Provence, juin 1971.

(19) Voir D. Cefaï,l’Enquête de terrain(textes réunis parl’auteur), Paris,la Découverte/Mauss,2003, 615 p.

(20) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, Paris,éd. Seuil, 1989, 288 p.,p. 47.

(21) Le premier, celuid’El Kansra, fut édifiéentre 1927 et 1937 dansle bassin de Sebou, lesecond, celui de Ali-Thelat, entre 1931 et1934 et le troisième, celuide Ouezzane, en 1936-1937 sur l’ouedBouderoura. VoirM. Benhlal, « Politiquedes barrages et problèmesde la modernisationrurale dans le Gharb »,p. 261-268, Annuaire del’Afrique du Nord,vol. XIV, 1975.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

Berque parmi les écrits de « l’emprise sur l’espace » à l’instar des écrits de« l’action » comme ceux de Michaux-Bellaire et de R. Montagne.La rédaction de ce rapport avait été précédée, du point de vue juridique,

par la promulgation de la loi du 27 avril 1929 /26 rajab 1337 H. Cette loivisait l’expropriation des terres collectives en vue de la création de périmètresde colonisation, alors que la loi de 1912 avait proclamé l’inaliénabilité deces mêmes terres. La région du Gharb, où Jacques Berque avait été affectéen 1934, avait été largement touchée par cette procédure, et des milliersd’hectares avaient été prélevés sur les territoires des tribus. Le rapport deJacques Berque traite aussi dans son rapport de la question des faux actesde propriété présentés par les shurfas de Ouazzane, propriétaires des grandsdomaines appelés ‘azîbs. Ces domaines intéressaient la colonisation car ilsétaient situés sur de bonnes terres en colline entre le fleuve Sebou et la plainedu Saïss (22). En 1944, Jacques Berque parle de la colonisation qui a puintroduire au Maroc les garanties des actes de propriété authentiques. Lesagents coloniaux, dont Jacques Berque, avaient pu utiliser la loi du 21 nov.1916/muharram 1335 H qui avait créé les comités des Jmâ’a sous contrôledu caïd et du contrôleur civil. Mais le projet de Jacques Berque était loin de s’appuyer sur une

jurisprudence française et en particulier sur les travaux de L. Milliot. Leprojet de « modernisation » et les logiques politiques et administratives l’ontemporté chez lui, à la fois sur le jurisprudentiel et sur l’historique notammentsur l’histoire de la confrérie Wazzâniyya. En un mot, Jacques Berque a cherchéà dépasser les anciens arrêtés, dahirs, pour en instaurer de nouveaux,favorables à la cause des paysans et à la cause coloniale.

Aux origines de la constitution des domaines ‘azîbs

Comme l’ont noté Michaux-Bellaire, Jacques Berque ou encore J. Le Cozet G. Lazarev (23), la Wazzâniyya a beaucoup bénéficié des services rendusau Makhzen et aux autorités coloniales, dont elle reçut, sous forme d‘iqtâ’ou tanfîda, des concessions de terres. D’où la constitution de grands domainesappelés ‘azîbs dans la région du Gharb, qui revinrent à cette confrérie. A. Larouia montré que Michaux-Bellaire avait interprété ces dahîrs d’iqtâ’, ouconcessions, délivrés dès 1578 par les sultans saâdiens après leur victoire surl’envahisseur portugais, comme des concessions de souveraineté, et il a notéque la prolifération de ces dahîrs coïncidait souvent avec le règne des sultanscontestés. Selon A. Laroui (24), l’attribution de ces concessions, phénomèneparticulier à la région du Gharb, a été systématisée et généralisée par Michaux-Bellaire, alors qu’on peut estimer que les anciennes concessions ne portaientpas sur des terres, dont le statut était un sujet de controverse entre le Makhzen,les tribus et des juristes, mais seulement sur la perception de l’impôt, la zakât,et qu’en ce qui concerne les concessions, qui n’étaient jamais définitivementacquises, il ne s’agissait que d’usufruit. Le seul avantage dont profitaient lesWazzânîs était la protection des ‘azîbs par les dahîrs sultaniens contre les caïds

(22) G. Lazarev, « Aspectsdu capitalisme agraire auMaroc avant leProtectorat », p. 57-90,Annuaire de l’Afrique duNord, 1975, p. 67.

(23) Idem, « Lesconcessions foncières auMaroc », contribution àl’étude de la formationdes domaines personnelsdans les campagnesmarocaines, RGM, 1968,p. 99-135.

(24) A. Laroui,les Origines sociales etculturelles du nationalismemarocain, Paris, Maspero,1978, p. 148.

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et gouverneurs, puisque les serviteurs qui y travaillaient échappaient ainsiaux vexations et aux contributions makhzéniennes.Ne peut-on pas dire que cette forme de protection est celle qui fut

accordée par les puissances européennes aux protégés marocains et, parmieux, au sharif de Ouazzane, Mawlây ‘Abd al-Salâm ? Les ‘azîbs et donc lespropriétés des Wazzânîs ne se sont développées que dans le Gharb et avecle soutien du Makhzen et, plus tard, des autorités françaises. C’est cetteautorité religieuse contingente et organiquement liée au Makhzen qui s’estsoustraite à son autorité et s’est jetée dans les bras d’une puissance coloniale,la France. Il faut s’interroger sur le rôle de la zâwiyya d’Ouezzane à l’époquecoloniale et sur le rôle joué par Jacques Berque dans le conflit et le procèsqui a opposé les shurfas et les ‘azzâbas.

Les paysans dans le regard berquien : un « humanisme » colonial était-il possible ?

Le dilemme que pose la modernisation du secteur agricole au Maroc àl’époque coloniale, c’est que la fixation de cet objectif, qui avait été précédépar des « réformes », permettait la colonisation du pays, alors que les réformesque voulait appliquer Jacques Berque étaient conçues au détriment des intérêtsd’un pilier et médiateur du pouvoir makhzénien et colonial, à savoir laWazzâniyya. E. Michaux-Bellaire écrivait déjà en 1924 : « … L’administrationdes terres collectives constitue une excellente application du principe deProtectorat : elle protège l’indigène contre les autres et contre lui-même etpermet la sainte et utile colonisation. » Cette tutelle de la part de l’Etat duprotectorat, ajoutait Michaux-Bellaire, est légitime puisqu’elle remplace uneancienne tutelle abusive (25). Mais derrière ce constat se profilaient les grandsintérêts financiers. En fait, cette tutelle et ces réformes ne visaient-elles pastout simplement à l’installation définitive de la colonisation ? Il faut direque la logique interne des rapports entre shurfas et paysans n’est pas étudiéedans le rapport de Jacques Berque, qui s’est contenté de montrer le caractèremonstrueux de la surexploitation des shurfas, tout en présentant les paysanscomme de pauvres victimes. Ces paysans dont on ne connaît pas le visagefont face dans le projet berquien à une sainteté fausse et sans voix au regardde Jacques Berque. Il condamne la Wazzâniyya pour son usage de la spiritualitéen vue de s’approprier des terres. Son système d’explication a été en fait montéà partir de témoignages polémiques rapportés par les réformistes en Algérieet non dans la région de Ouazzane. Jacques Berque n’a jamais posé la questionde savoir si les paysans et métayers étaient prêts à soutenir un projet demodernisation tout en sacrifiant leurs anciens maîtres, les shurfas de Ouazzane.Les travaux menés par A. Zghal montrent que la violence paysanne contreles grands propriétaires fonciers était exceptionnelle et que, dans la plupartdes cas, les mouvements de contestation prenaient la forme d’une coalitiondirigée par les paysans et manipulés par les grands propriétaires (26). Ne peut-on pas penser que le projet berquien fut considéré par les shurfas et les paysans

(25) E. Michaux-Bellaire,« Les terres collectives duMaroc et la tradition »,Hespéris, t. IV, 1924,p. 141-151, p. 151. Cetarticle est un comterendu d’une conférencedonnée par le lieutenantHuot sur la question desterres collectives. Il s’agitd’une conférence faite aucours deperfectionnement desContrôleurs civilsstagiaires et des officiersde renseignements.

(26) A. Zghal, « Pourquoila réforme agraire nemobilise-t-elle pas lespaysans maghrébins ? »,Annuaire de l’Afriquedu Nord, p. 295-311,p. 307.

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comme un projet « siba » en plein territoire Makhzen ? On peut dire que larelation entre métayers, ‘azzâbas, et shurfas est un peu occultée dans le rapport,contrairement à ce qui apparaît dans son article où il traite de l’aspect solenneldes rapports entre shurfas et paysans (27). Jacques Berque n’avait pas encoreappréhendé la nature de la structure traditionnelle basée sur le clientélismeet la soumission.L’importance du rapport de Jacques Berque vient du fait qu’il montre

comment un territoire précis, le Gharb et surtout la région du Had Kourt,pouvait constituer un terrain de formation à l’enquête sur des phénomènesautrefois peu clairs dans les rapports de consuls et surtout dansl’historiographie marocaine. Le Makhzen et ses historiographes étaientincapables de contrôler par la harka (28) ou par les chroniques tous les recoinsdes régions et des tribus (29).Jacques Berque parlait déjà dans son étude des pactes des Bnî Meskine

de : « La jmâ’a qui commence là où il n’y a plus de parenté réelle, maisparenté conventionnelle (30). » Il ajoute par la suite avec une belle convictioncoloniale : « Trois besoins primordiaux du Maghrébin trouvaient en nousune belle rencontre historique, des correspondances. A ce paysan accrochéau sol, à ce réaliste terrien, nous apportions notre civilisation delaboureurs. A ce procédurier subtil et aussi à ce frénétique de justice, nousoffrions l’aventure du plus grand génie juridique des peuples modernes.Enfin, si le Maghrébin parfois lache d’un envol brusque la terre pour lachimère, comme pour gager dans l’universel une âme trop enracinée, il trouvedans la raison française ce à quoi l’on ne peut dire : “Tu n’iras pas loin”. »A quoi tend cette déclaration sinon à l’instrumentalisation de la terre etdes personnes dans l’entreprise coloniale ? Elle ne peut être comprise horsdu contexte et de la cause coloniale. Elle vient six ans après celle de S. Gsell,lors du Congrès national des sciences historiques en 1930, l’année duCentenaire de l’Algérie : « L’histoire nous trace nos devoirs : volontéinébranlable d’être les maîtres partout et toujours, nécessité d’unecolonisation appuyée sur un fort peuplement européen (31). » Les proposde J. Berque et S. Gsell, bien qu’ils renvoient au contenu scientifique dela science coloniale, donnent aussi un aperçu de la véritable attitude de cesdeux savants envers la colonisation du peuple. N’y aurait-il pas là matièreà redéfinir « l’humanisme berquien » et son acharnement dans la « défensedes droits des paysans et métayers ? »

Jacques Berque avait déjà formulé son point de vue sur cette région duGharb avant de s’y installer : « … Le Gharb milieu arabe très antique, trèsdécomposé sociologiquement, et très pénétré de chrâa’, voire de jurisprudencefrançaise ». Jacques Berque reconnaît qu’à cette époque il avait le livre deson maître L. Gernet sous le bras (le 9e tome de l’Année sociologique) (32).L’influence de ce juriste se fait sentir dans son rapport sur la politiqueimmobilière de la Wazzâniyya. On peut noter aussi qu’il s’appuie sur les écritsjuridiques de L. Milliot et surtout sur les travaux de Fustel de Coulanges,

(27) J. Berque, « Sur uncoin de terre marocaine :seigneurs terriens etpaysans », Annales,histoire, économie etcivilisations, mai 1937,n° 45, p. 227-235.

(28) D. Nordman, « Les expéditions deMoulay Hassan, essaistatistique » et M. Afif,« Les Harkashassaniennes (1873-1894) d’aprèsl’œuvre d’Ibn Zidane »,deux articles publiés inHespéris-Tamuda,vol XIX, 1980-1981.

(29) Sur cette questionvoir : A. Hammoudi,« Territoire, tribu etEtat : société globale etapproche localisée » etC. Geertz, « World inpieces », colloque“Territoire, société etsciences sociales”, Facultédes lettres et des scienceshumaines, Rabat, fév.1998. Une synthèse deces travaux et d’autres,avec une nouvelleapproche, a été faite parM. Naciri, « Territoire :contrôler ou développer,le dilemme du pouvoirdepuis un siècle », Mondearabe Maghreb Machrek,n° 164, avril-juin, 1999,p. 9-35. Voir aussi lesdeux articles cités dans lanote précédente.

(30) J. Berque,Contribution, p. 64.

(31) Voir l’interventionde Daho Djerbal inSavoirs du lointain ensciences sociales, éd.Bouchène, 2004, p. 71.

(32) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, Paris,éd. Seuil, 1989, 288 p.,p. 45.

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pour dénoncer le système de « servage des Wazzânîs ». Ses sympathies pourles nomades et les paysans du Gharb, et surtout ses prises de positions hostilesaux shurfas de Ouazzane, seront récompensées par les propos de M. Blochqui a publié et présenté son article « Sur un coin de terre marocaine ».

Quand le sociologue se heurte aux intérêts de la zâwiyya

Jacques Berque a traité la Wazzâniyya d’association religieuse puisqu’ils’est appuyé sur les travaux menés par Michaux-Bellaire entre 1909 et 1911sur les zâwiyyas. Ce dernier avait collecté des documents dont l’interprétationl’avait amené à conclure que la zâwiyya était une principauté religieuse. A.Laroui écrit à ce propos : « Les orientalistes épousent naturellement le pointde vue de l’islam urbain et ne voient dans la zaouia que la confrérie. Toutefois,au XIXe siècle, les observateurs étrangers n’ont pas vu la zaouia uniquementsous cette forme. Les Français l’ont rencontrée en Algérie en tant que forcecombattante, avec eux ou contre eux, et au Maroc dans la personne de ‘Abdal-Salâm al-Wazzânî, maître absolu de sa ville, propriétaire d’immensesdomaines travaillés par des hommes dont le statut était proche du servage,qui jouissait manifestement d’une grande influence dans toute la régiondu Rif, à proximité de la ville de Tanger où il résidait le plus souvent. Quandil devint un protégé français, il confia à la Légation de France tous lesdiplômes (ces fameux dahirs de tawqîr) qu’il détenait. Ceux-ci sont étudiéscomme des chartes médiévales, et il est normal qu’en naisse l’idée que lazaouia est d’abord une principauté religieuse (33). » Et A. Laroui ajouteque lorsque de Foucauld arrive au Maroc, il était, lui aussi, sous l’influencede cette théorie. Mais pour Jacques Berque, qui a voulu dépasser cette thèse,la Wazzâniyya est à la fois religieuse et politique. Seulement, Jacques Berquen’a pu formuler cette vision globale qu’à partir d’un paradoxe lorsqu’il acru que l’aspect politique de la zâwiyya était dû à ses origines jazulites etque son aspect religieux était un héritage de ses racines shadhilites.Mais en général, Jacques Berque n’a pas pu échapper à l’influence de

la thèse de Michaux-Bellaire lorsqu’il a comparé les modes d’exploitationagricole de la Wazzâniyya avec ceux de l’Europe médiévale en se référantà l’ouvrage de Fustel de Coulanges (34). Cependant, Jacques Berque a étéattentif au piège dans lequel il risquait de tomber. La distinction nette qu’ila établie entre la Shadhiliyya religieuse et la Jazuliyya politique en est lapreuve, et il écrit : « … Mais il serait hasardeux de pousser plus loin desanalogies qui ont un intérêt de curiosité, beaucoup plus qu’une valeurd’explication. Ce que nous devons retenir ici, c’est que les Taybias d’Ouezzanesavent, sous le couvert de contrats de fermage, s’assurer une clientèle à lafois agricole et religieuse. Ils font mettre en valeur leurs terres et, en mêmetemps, prélèvent la dîme (zakkat), organisent à l’occasion des moussemsou de l’Aid le ravitaillement de la zaouïa. »Plus grave encore, l’auteur allait établir un autre clivage infondé quand

il distinguait entre la Wazzaniyya au Maroc, qui était à ses yeux politique

(33) A. Laroui, les Origines socialeset culturelles, p. 133,note 17.

(34) Fustels deCoulanges, Histoire desinstitutions politiques del’Ancienne France,tome III, p. 382 et s.

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et donc jazulite, et sa branche en Algérie, la Taybiyya, qui aurait été spirituelleet shadhilite. Le but de l’enquête dont il a été chargé, qui visait à étudierles répercussions de la politique immobilière de la Wazzâniyya au Marocet en Algérie, a entraîné l’auteur à ce jugement. Si la Taybiyya en Algérieétait moins terrienne, c’est parce qu’au regard de l’auteur elle était shadhilite.Mais lorsque la Wazzâniyya occupe les terres des paysans que Jacques Berquedéfend, les shurfas de Ouazzane n’échappent pas aux foudres et aux critiquesdu jeune sociologue qui cite les propos des réformistes s’attaquant auxconfréries et à leur politique immobilière. Les sentiments et le pouvoir quelui procure son poste de contrôleur civil et sa jeune expérience en tant quesociologue restent à démêler dans ce rapport qui constitue un bon documentsur la question de savoir s’il faut rattacher les travaux de Jacques Berque àla démarche sociologique ou anthropologique. Les heurts avec les shurfaset l’administration coloniale et surtout les conséquences de ce conflit peuventexpliquer le rejet par Jacques Berque de tout rattachement à l’anthropologiejuridique. On peut conclure qu’au lieu d’étudier le secret de cette dominationconfrérique dans les rapports historiques entre Etat makhzen (ou Etatcolonial) et les groupes sociaux et confrériques, Jacques Berque est allé jusqu’àrenverser la donne en voulant substituer à cette relation, et à l’instar desréformistes, la relation entre Etat et individus (entre réformiste ou colon,et fellah). Or, comme le rappelle G. Lazarev, les concessions de terres makhzenétaient situées dans des régions où le contrôle effectif du pouvoir centralpermettait de faire valoir les droits et de les protéger (35), ce à quoi onpeut ajouter le fait que la tribu, tout comme le Makhzen, avait toujoursété derrière l’octroi des terres à la zâwiyya, comme cela a été bien montré,pour la Wazzâniyya, par H. El Boudrari (36).

Had Kourt, un souvenir amer

Jacques Berque ne partageait pas la position de ses supérieurs sur lesrelations entre l’administration coloniale et la Wazzâniyya. Le rapportmontre, d’une part, ses réticences à admettre l’originalité des documentsd’acquisition des ‘azibs et l’efficacité de leur système « féodal » d’exploitationdes terres et, d’autre part, sa sympathie pour les paysans sans terres. La finde sa mission à Had Kourt dans le Gharb prouve à quel point la Wazzâniyyaétait liée à la politique coloniale, car au lieu de sacrifier toute une confrérie,les autorités coloniales ont préféré se séparer du jeune contrôleur civil. JacquesBerque tourne alors le dos au Gharb et surtout à la Wazzâniyya qui, mêmedans celui de ses ouvrages qui concerne le plus les confréries, l’Intérieurdu Maghreb, ne bénéficie pas du même intérêt que la Darqâwiyya et laTijâniyya. C’est dire combien la carrière administrative a été déterminantedans la production sociologique de l’auteur.« L’expulsion » de Jacques Berque loin de la Résidence vers le pays

seksawa, pour un nouveau poste, un nouveau terrain et d’autresproblématiques fut la conséquence directe de ce rapport inédit rédigé en

(35) G. Lazarev, Lesconcessions, op. cit.,p. 132.

(36) H. El Boudrari,« Quand les saints font laville, lectureanthropologique de lapratique sociale d’unsaint marocain duXVIIe siècle », AnnalesESC, 1985, n° 3, p. 489-508.

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1936 où il défendait les paysans du Gharb et militait pour unemodernisation du secteur agricole, même si le rapport de 1947 dans lequelil dénonçait la politique de ses supérieurs en matière de développementfut déterminant. Sur le séjour de Jacques Berque à Had Kourt et les motifsde son départ vers le Haut-Atlas, son rapport de mission constitue untémoignage émouvant. En effet, ce rapport projette la lumière sur son activitéen tant que contrôleur à Had Kourt, ses embrouilles avec les shurfasd’Ouezzane, son soutien aux ‘azzabas et ses démêlées avec l’administrationcoloniale. Le texte est tellement riche que la lecture s’avère multiple.On comprend pourquoi la production de ce document a constitué un

tremplin dans la carrière du contrôleur civil et du sociologue, et surtoutpourquoi l’auteur a préféré mener des recherches aux Seksawas, là où lepetit saint et le petit paysan vivaient en harmonie. Il y a une différenceénorme entre la région du Gharb et celle des Seksawas. Son étude sur cetterégion montre bien la distinction que fait l’auteur entre le saint local et lesaint “national”. Mais le grand profit qu’a pu tirer Jacques Berque de sonséjour au Gharb, c’est qu’il est parti chez les Seksawas en se refusant à fairela synthèse avant l’analyse. C’est sur ce terrain qu’il a fait la découverte dupaysan dans son milieu naturel : « La meilleure de ma provende, écrit JacquesBerque, je la recueillis presque au hasard, à la faveur des tournées dans lamontagne, des longues causeries sur les chemins, des débats judiciaires, desfêtes de veillées (37). » Cette découverte fut le fruit de la distance prise parrapport au statut des paysans et métayers qu’il n’avait rencontrés dans leGharb que dans le cadre du projet de modernisation.Dans ses Mémoires de deux rives, Jacques Berque ne parle que d’une

manière hâtive de son séjour à Had Kourt. Il fait allusion à de bons souvenirs,sans préciser ; mais, c’est son départ vers Fès qu’il écrit avec une grandeémotion : « Je débarquais à Fès au début de l’année 1937, tenant en laissema levrette briguée et suivi à quelques jours d’intervalles par un mokhaznimenant mon anglo-arabe à la longe (38). »

Le recours berquien au mouvement réformiste

La stratégie de Jacques Berque visait à contrer le danger nationaliste parun investissement dans le projet de modernisation qui devrait s’appuyer surla jmâ’a et sur les paysans. Aux yeux de Jacques Berque, le danger queprésentaient les réformistes était directement lié à l’appropriation illégitimedes terres par les shurfas de Ouazzane. Pour lui, le fait de soustraire ces terresaux shurfas et de les octroyer aux paysans permettrait de faire barrière auxréformistes, d’évincer un allié de plus en plus discrédité et, par dessus tout,de contribuer à la réalisation de la modernisation du secteur agricole. R. Leveauaffirme que : « Face à un nationalisme déjà structuré, les réponses et les projetsfrançais ne sont que des épisodes dérisoires (39). » Ce débat toujours d’actualitéa été vu autrement par les autorités civiles coloniales. En effet, le projet demodernisation était fondé sur un statut du paysan et sur une jmâ’a présentée

(37) J. Berque, lesStructures sociales duHaut-Atlas, Paris, PUF,1955.

(38) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 73.

(39) Compte-rendu deR. Leveau, autour dulivre de J. Berque,le Maghreb entredeux rives, in le Maghreben 2000 titres, écrits etlectures sur l'ensembledu Maghreb, Casablanca-Paris, FondationAbdelaziz, 1991, p. 15-16, p. 16.

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par Jacques Berque comme l’organe fictif d’un substrat tribal lui aussi fictif.Le but qu’il voulait atteindre était de montrer à la fois le danger queconstituaient, d’une part, les réformistes qui voulaient s’attirer les sympathiesdes paysans sans terre et, d’autre part, les shurfas de Ouazzane qui, en lesexploitant, les préparaient à se jeter dans les bras des réformistes. Le caractèrefictif de la formation et du principe même de la jmâ’a et de la tribu, autrefoisjugées aussi dangereuses que les confréries religieuses (surtout au début dela conquête de l’Algérie), tentait de dissiper ce danger. Loin d’être une pièceà conviction montrant le procès fait par Jacques Berque au confrérisme etau réformisme, son rapport constitue un témoignage sur les conditions sociales,politiques et surtout idéologiques d’un affrontement entre réformisme etconfrérisme. Les propos de Jacques Berque sur le réformisme et leconfrérisme montrent en effet la guerre idéologique et les armes employéespar le contrôleur civil dans son entreprise de dénigrement et demarginalisation de la Wazzâniyya et, d’une manière indirecte, du mouvementréformiste. Cet aspect des choses occulté dans l’article publié (« Sur un coinde terre marocaine ») montre bel et bien la tactique employée par JacquesBerque au sein de l’Administration coloniale. Jacques Berque écrit en effet : « En 1936 a paru à Constantine, à

l’Imprimerie musulmane, une brochure de Abdelbaki Ben Smaïl, l’Odieuxde l’Arbitraire. L’ouvrage dont il s’agit, d’une rédaction très apte, parfoisd’une extrême virulence, met en cause la politique immobilière des maraboutsnord-africains. Il paraît nécessaire pour entrer dans le “climat” psychologiquede notre étude, de donner une rapide analyse du travail de M. Lakhdari. »Or, bien que montrant de la méfiance envers la stratégie des réformistes,Jacques Berque l’utilise pour montrer les méfaits possibles de la politiqueimmobilière de la Wazzâniyya. Il rapporte, d’après l’auteur réformiste : « Lechef de la zaouïa, ayant appris la chose (le refus du métayer d’abandonnerla terre au sharif ), dépêcha son fils et ses gens avec ordre de tuer le coupable.Son fils arriva le premier sur les lieux et châtia le khamès, métayer, commele lui avait commandé le père. Peu de temps après, on ramena le pauvrepaysan la jambe droite cassée, derrière lui venaient deux enfants éplorés etune femme aveugle. Dès qu’il vit le blessé, le marabout cria : « A mort ! Amort ! ». Pourquoi l’avez-vous ramené vivant ? » Fort heureusement, lesautorités apprirent le fait et mirent l’agresseur en état d’arrestation. Celadonna à réfléchir au marabout ; néanmoins, il ne chercha pas à s’amender.Et les indigènes de son entourage continuent à lui témoigner leurvénération. » Jacques Berque ajoute : « … Les personnages religieux del’Afrique du Nord, préoccupés d’ambition, où l’élément spirituel cède tropfacilement au temporel, ont parfois utilisé leur prestige à la réalisation deleurs visées matérielles… Et nous laisserons au lecteur le soin de juger sic’est par ce que la zaouïa s’est livrée à des opérations immobilières qu’ellea perdu une part de son prestige sur la masse ou si, au contraire, elle s’estlancée dans de vastes ambitions temporelles parce que précisément elle sentait

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décliner sa suprématie spirituelle. Il est probable que les deux faits sontétroitement liés, en vertu de cette loi d’interaction réciproque qui, en Afriquedu Nord, mêle dans des incidences inextricables la cause et les effets. »

On remarque que Jacques Berque avait du mal à comprendre que le saintpouvait jouer un rôle à la fois spirituel et temporel. Les analogies qu’il établitentre islam et christianisme, ou encore entre église et zâwiyya, ont continuéà fonctionner malgré son souci de vigilance vis-à-vis de ce type derapprochement. De même que sa conviction relative à la mission civilisatricedes réformistes wahabites ne peut trouver son origine que dans le modèledu protestantisme. Ces analogies ont été doublées d’un schéma avancé parA. Jacques Berque, son père. Ce schéma consistait à concevoir la hiérarchiedes autorités dans sa ville natale, Frenda, en plaçant d’abord le caïd de latribu, puis le saint local et, ensuite, les agriculteurs (40). Les souvenirs desa jeunesse à Frenda se mêlaient encore à ses découvertes au Maroc. Ce« schéma natal, source d’une méthodologie paternelle » a induit en erreurBerque, dans ses conceptions des relations de la Wazzâniyya et des métayers.Le fait qu’il ait vu dans le réformisme et dans le wahhabisme des concurrentssérieux ne peut que relever de sa stratégie d’évincer la zâwiyya (la Wazzâniyya).

Les évaluations faites par Jacques Berque de l’influence immobilière etspirituelle de la confrérie sont très séduisantes, mais elles nous empêchentde voir clair. L’interaction des éléments immobiliers et spirituels pose problèmeà la politique musulmane française. Jacques Berque fait mine de redouterdans l’acquisition de terres un affaiblissement spirituel de la confrérie, maisil cherche surtout à trouver une alternative à l’influence spirituelle de laWazzâniyya en lui substituant un humanisme en faveur des métayers etpaysans voués au service de la modernité. Le seul moyen était de soustraireles terres aux shurfas et les octroyer aux paysans. L’idée était assez belle pourcharmer M. Bloch et les intellectuels parisiens. Le pari berquien était lesuivant : sans l’octroi des terres aux paysans, la Wazzâniyya continuera des’affaiblir spirituellement, le Maroc ne rentrera pas dans la modernité, etles réformistes qui sont à la porte du champ politique risquent de prendreles rênes de la société. Jacques Berque met en garde contre une éventuelleperte d’influence spirituelle de la confrérie et contre une éventuelle sympathiedes paysans en faveur de la cause réformiste. Les autorités coloniales nevoyaient pas la chose sous cet angle, d’où les heurts de l’auteur du rapportavec les shurfas et les autorités coloniales.

Cheminements et perspectives théoriques

Pourquoi nous être intéressé à ce rapport de Jacques Berque qui a presquesoixante-dix ans, surtout quand on sait qu’il n’a pas la rigueur d’un Intérieurdu Maghreb ou encore des Structures sociales du Haut-Atlas ? Dès la premièrelecture, il nous a paru important, d’abord, comme un document d’archivesconcernant la confrérie Wazzâniyya, et ensuite, comme outil de travail pourune recherche sur la production anthropologique au Maghreb et, notamment,

(40) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p.13.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

celle de Jacques Berque, sous l’ordre colonial. Ce rapport nous introduitd’emblée dans le débat qui, à partir de Had Kourt, conduit Jacques Berqueà des polémiques avec des maîtres incontestés de l’école de sociologie française.Le lecteur averti tout comme le chercheur passionné y trouveront matière

à réflexion sur les affaires musulmanes et, en particulier, sur les relationsentre l’auteur du rapport et les autorités coloniales. Ce document inéditpermet aussi une relecture de la place de la zâwiyya dans le travail dessociologues et des anthropologues. Il fournit une occasion de comprendrepourquoi les grands anthropologues ou sociologues ont presque tous évitéun contact direct ou une étude complète des confréries religieuses qui avaientpignon sur rue telles que la Wazzâniyya, la Tijâniyya ou encore la Sanûsiyyaet la Nâsiriyya. Ce rapport montre les idées reçues, les failles et les cheminements

idéologiques et méthodologiques de son auteur. Le point nodal de la questiontraitée dans le rapport a eu une répercussion sur toute l’œuvre berquienne.Jacques Berque a commencé sa carrière d’administrateur colonial et desociologue pour finir dans la grande étude coranique, avec sa traductiondu Coran amorcée en 1982 et finie en 1995. Son œuvre, véritable cascadeintellectuelle dans le temps, débute par des études sur le XXe siècle, puisrevient sur les siècles précédents, pour rebondir à la fin sur la traductiondu texte coranique où il montre en filigrane l’immense travail de lectureet d’interprétation effectué dans l’histoire arabo-musulmane. Il s’agit d’uneœuvre qui pourrait se lire à reculons selon une expression chère à P. Valéry.Certes, on ne peut dire que le sociologue s’est converti en arabisant maisqu’il s’est drapé dans la dignité de sociologue par l’approche orientaliste.On va tenter de mettre en évidence l’impact de ce rapport dans lescheminements intellectuels et politiques de Jacques Berque, de même qu’onessaiera de montrer pourquoi une pure tradition orientaliste fut un refugecontraint du sociologue.

Anthropologie et colonialisme : le dilemme de la modernisation

Jacques Berque a montré au début une dépendance totale vis-à-vis desécrits traitant des confréries religieuses, à savoir ceux de L. Rinn, O. Depontet X. Coppolani et E. Michaux-Bellaire. Jacques Berque se distingue doncpar sa position favorable à la zâwiyya locale bien insérée dans son milieu(la zâwiyya humaine et écologique) de la théorie de Michaux-Bellaire quivoit dans la zâwiyya un instrument de contrôle de la ville sur la campagne,ou encore de celle de R. Montagne qui voit dans la zâwiyya un instrumentde la politique makhzénienne. Ces positions ne sont pas acceptables auxyeux de Jacques Berque qui mise sur le paysan dans son projet demodernisation du secteur agricole dans le Gharb. Sa vision des choses n’estcompatible ni avec la politique musulmane française au Maroc, ni avec lesvisées des shurfas de Ouazzane qui voient d’un mauvais œil ses positions.Jacques Berque écrit en 1989 dans ses Mémoires, en parlant de la mise en

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valeur agricole : « … Elle prolétarisait un monde traditionnel décadent, jeveux bien, mais encore palpitant et capable de resurgir (41). » Cetteappréciation renvoie au danger que constituait le mouvement réformiste,et la décadence dénoncée n’est autre que celle des shurfas de Ouazzane etde leur système immobilier. Ne peut-on pas constater dans les publicationsde Jacques Berque, qui commencent en 1936 et qui se poursuivent jusqu’en1989, une dénégation incessante de la Wazzâniyya ? Ce dernier a-t-il oubliéles services rendus par la confrérie ? Les attitudes de Jacques Berque ontcommencé par créer un divorce entre le contrôleur et la confrérie. Ce conflits’est traduit par un désaccord entre le contrôleur et l’administration coloniale.Jacques Berque a été nommé au bureau d’études à Rabat où il est passé del’assistance aux paysans, à la dénonciation de la politique coloniale dansson rapport de 1947. Ce rapport très critique envers la politique menéepar le Protectorat en matière de développement a été présenté par l’auteurà ses amis universitaires J. Dresh, Charles-André Julien et discuté àCasablanca par les frères Albert et Germain Ayache (42). Le divorce entre Jacques Berque et les shurfas apparaît dans son ouvrage

sur les Nawâzils al-Muzâra’a. Après avoir entrepris de maîtriser l’arabe sousl’influence de son maître le juriste et savant al-Miknâssî, il a songé à meneren bon orientaliste une étude sociologique. R. Maunier (43) (1887-1951)qui a accepté, à la demande de Jacques Berque, d’écrire la préface de cetouvrage écrit : « Assemblant en lui plusieurs facultés, il a gagné l’ententeintime des populations qu’il a gouvernées ; cette entente qui est sensation,instruction mais aussi sentiment (...) Et, en ce volume que nous préfaçons,puisqu’il l’a voulu, il affermit les conclusions de son ouvrage précédent :Etudes d’histoire rurale maghrébine (44). » Selon A. Mahé, « Jacques Berquen’a pas débordé de reconnaissance envers son premier et si élogieux préfacier(R. Maunier). Non seulement ses mémoires n’en font pas état, mais lorsdes entretiens qu’il m’a accordés sur ces questions, il n’évoquait pas, nonplus, de bonne grâce l’œuvre de Maunier (45). » Le professeur Lambertlui reprochait de promouvoir le fiqh au rang d’un droit positif potentiel,et de ne pas tenir compte des nuances introduites par la recherche récentesur la contradiction entre le droit à l’état de sentiment et le droit cristalliséen normes (46). Face à ces témoignages, on peut faire deux remarques.D’abord, le fait que Maunier fut un élogieux préfacier n’est pas vrai. Lalecture de sa préface permet de constater que l’éloge n’est qu’apparentpuisqu’il est dit qu’elle a été faite à la demande de Jacques Berque. Et puis,il y a une critique implicite de Maunier, détectable dans la phrase quiremarque que Jacques Berque reprend les conclusions de son premier ouvrage,Etudes d’histoire rurale maghrébine. Jacques Berque refusa de reconnaître les lacunes de son approche, et il

écrit dans ses Mémoires : « … Je continuerai derrière l’écran des plaideurs,bergers et laboureurs à démêler les réseaux cachés de l’obligationmaghrébine (47). » Ce revers intellectuel et cet acharnement humaniste ne

(41) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, Paris,éd. Seuil, 1989, 288 p.,p. 70.

(42) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 123.

(43) R. Maunier,Recherches sur les échangesrituels en Afrique duNord, Suivi des groupesd’intérêt et l’idéedu contrat en Afriquedu Nord , éd. Bouchène,2002. R. Maunier a crééle cours de sociologie àl’Université d’Alger dansles années vingt.

(44) J. Berque, « Histoireet anthropologie duMaghreb », OpéraMinora, présentations etnotes de A. Mahé, éd. Bouchène, Paris,2001, t. I, 563 p., p. 551.

(45) Ibid., p. 551.

(46) Compte rendu deM. Tozy, autour du livrede J. Berque, « Essai surla méthode juridiquemaghrébine », in leMaghreb en 2000 titres,écrits et lectures surl'ensemble du Maghreb,Casablanca-Paris,Fondation Abdelaziz,1991, p. 8-10, p. 8.

(47) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 71.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

seront apaisés que par la réalisation de son projet orientaliste, satraduction du Coran. N’y a-t-il pas en effet, comme on va le voir, dans cetravail comme une réponse à sa déception devant les différents échecs, dontle premier en matière de politique de développement ?Les travaux publiés (48) entre 1938 et 1947 montrent bien que Jacques

Berque est passé d’un milieu rural où il a épousé la cause des paysans, aumilieu citadin où il a côtoyé les vendeurs à la criée et les artisans, avant derejoindre les petits paysans des Seksawas. Il écrit en 1989 : « Pourquoi nepas regarder du côté populaire (49) ? » Toujours dans ses Mémoires des deuxrives, où il reconnaît indirectement son échec dans le projet demodernisation proposé dans le rapport de 1947, il écrit : « Or voiciqu’écrivant ces lignes, en avril 1988, je m’avise que ce programme, j’essaietoujours de le réaliser : une lecture évolutive du Coran confronte en moi,sous le signe de la norme, le traditionnel et les appels à la modernité (50). »Jacques Berque s’est heurté aux shurfas ; mais il s’est réconcilié par latraduction du Coran, avec les musulmans.Voilà pourquoi nous avons insisté sur la valeur du rapport de 1936 qui

nous met directement en contact avec la tourmente épistémologique del’œuvre berquienne et nous montre les pistes à emprunter pour comprendreles diverses fluctuations et revirements de sa production. On voit bienpourquoi l’œuvre de Jacques Berque pourrait se lire du début à la fin et dela fin vers le début. L’échec du Gharb a été suivi par l’éclat de son travailsur les Seksawas. Le désarroi consécutif à son projet de modernisation, quece soit à l’époque coloniale ou post-coloniale, l’a jeté dans le giron d’unetradition orientaliste pure, mais combien marquée par les stigmates de lavengeance. Il écrit : « Les idées progressistes qui m’avaient naguère condamné,je les déploierai de façon plus virulente à propos de l’affaire algérienne. Ellescommenceraient même à inquiéter ça et là des autorités du nouveau Maghreb,avec qui elles ne composeraient pas toujours (51). » On voit que lesressentiments du Jacques Berque de l’époque coloniale se sont prolongésaprès les indépendances.

Avant les Seksawas fut Had Kourt

Ce rapport de Jacques Berque est le premier décor de l’avalanche quiallait l’emporter vers le pays seksawa. Les amalgames théoriques proposésdans ce rapport et dans les travaux d’avant 1953 reflètent tous le tourbillonépistémologique dont vivaient l’œuvre et la personne. Ce rapport donneles raisons de la percée orientaliste de l’auteur et de l’accumulation de lamasse documentaire arabe exploitée entre 1937 et 1944. Ce fut l’époqued’un orientalisme local fondé essentiellement sur les textes marocains, quisera suivi par un autre, plus général, lorsqu’il réalisera des travaux sur lemonde arabe notamment autour des mobilisations nationalistes etpolitiques (52). Le changement d’options méthodologiques estsymptomatique d’un travail en proie à ses qualités novatrices. Après l’époque

(48) Voir plusparticulièrement « Lacriée publique à Fès »,in Revue d’économiepolitique, mai 1940,p. 320-345 (en collaboration avecG.H. Bousquet). Voiraussi son article sur lesartisans : « Tadmîn as-sunnâ’ » in OpéraMinora.

(49) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p.80.

(50) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 72.

(51) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 147.

(52) Voir J. Berque,le Maghreb entredeux guerres, Paris, Seuil,1962, les Arabes d’hier etdemain, Paris, Seuil, 1960et 1969, 350 p. etl’Orient second, Paris,Gallimard, 1970.

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des silences sur la nature des structures sociales dans le Gharb et des stratégiesvisant à culpabiliser le saint pour libérer le paysan, vient le temps, commele dit si bien A. Mahé et G. Albergoni : « … des liens affectifs, conviviaux,fraternels, amicaux, altruistes, tissés quotidiennement. Et ce autant dansle cadre de l’ordre lignager, dont la théorie de la segmentarité permettraplus tard de penser la dynamique, qu’en dehors de lui, dans les multiplesassociations contractuelles agricoles ou commerciales… ou, encore, dansdes réseaux de solidarités informels et des ensembles des plus ténus quiconstituent bien souvent le cadre de rapports sociaux privilégiés (53). » C’esten dehors de Had Kourt que Jacques Berque a pu retrouver ses impulsionsméthodologiques cherchant un équilibre entre le social et le culturel. C’estrare que Jacques Berque fasse référence à son article « Sur un coin de terremarocaine », et c’est bien le recours aux archives qui a permis un nouveaudépart intellectuel aux Seksawas. Il faut dire qu’à partir de cette date l’œuvreberquienne a balisé le terrain pour un écroulement de la segmentaritégellnerienne et a été annonciatrice des performances geertziennes.Cependant, le temps n’est plus aux performances intellectuelles mais à lamise en place de perspectives de recherches capables de se substituer auxlacunes documentaires et de réduire les insuffisances méthodologiques. Lesdeux dilemmes dont souffre la recherche actuellement relève du vide spirituelet culturel hérité de la théorie de la segmentarité et du trop-plein spirituelou politique brandi ou camouflé par les spiritualistes et les islamistes. Ses soucis vont s’aggraver du fait de n’avoir pas répudié ses analyses

antérieures (A. Mahé). Ce qui ne passera pas inaperçu aux yeux de Gellnerqui écrit en 1958 : « … Même le côté allusif et suggestif du style de JacquesBerque pourrait, aux yeux de certains lecteurs, laisser suspecter des faux-fuyants et un jugement mal assuré (54). » Jacques Berque, en faisant plustard allusion à E. Gellner, dans les Arabes, se demandera à la fin : « Et quedire de ce qu’on appelle aujourd’hui la “segmentarité” ? » Jacques Berque,comme voulant avertir E. Gellner, disait que l’ethnographie tout commel’administration coloniale cherchait à désolidariser le local de l’universel (55).En 1981, Jacques Berque publia son compte-rendu (56) de l’ouvrage deGellner, Muslim Society, où il critique la prétention gellnerienne à : « Déduireune loi générale, à la fois dans le temps et dans l’espace, à partir d’une enquêtede terrain réduite, après tout, à un seul coin de l’Atlas marocain (57) ».Ce coin marocain, qui est le titre de l’article qu’il a tiré du rapport ici présentéest aussi le lieu d’où est parti Jacques Berque dans ses premiers errementsméthodologiques sur la Wazzâniyya avant de gagner les Seksawas.Cependant, E. Gellner évoque en ces termes le travail de Jacques Berquequ’il situe par rapport à R. Montagne : « Mais n’est-il pas significatif quel’auteur de la seule étude intensive menée depuis le temps de Montagnedans cette région précise, chez les Seksawas, conclue que la tribu étudiéene s’inscrit pas dans le système de leff (58) ? » Il faut dire que la « carapaceorientaliste » de l’œuvre berquienne et la vulnérabilité de la théorie de la

(53) G. Albergoni,A. Mahé, « Berque etGellner ou le Maghreb vudu Haut-Atlas »,Annuaire de l’Afriquedu Nord, XXXIV, p. 451-512, p. 466.

(54) Introductiond’A. Mahé, p. VIII,note 2.

(55) J. Berque, les Arabes,Paris, Sindbad, 1979,188 p., p. 34.

(56) Il faut dire queE. Gellner a lui aussipublié un compte-rendusur l’ouvrage deJ. Berque : les Structuresdu Haut Atlas. VoirE. Gellner, les Saints del’Atlas, Saint-Denis,éd. Bouchène, traductionP. Coatalen, présentationG. Albergoni, 2003,Introduction, p. XXXVII.

(57) J. Berque, « ThePopular and the Purified »(compte-rendu deE. Gellner, MuslimSociety), The TimesLiterary Supplement,11 décembre 1981. Surles critiques pertinentesou non concernant lathéorie de la segmentarité,on peut citer le cas detravaux de chercheursmarocains commeA. Laroui, A. Hammoudi,A. Khatibi, M. Tozy etA. Lakhssassi. D’autresspécialistes ont aussi écritsur cette question. Voirplus particulièrementC. Geertz, S. Zubeida etH. Munson.

(58) E. Gellner, les Saintsde l’Atlas, Saint-Denis,éd. Bouchène, traductionP. Coatalen, présentationG. Albergoni, 2003,299 p., p. 75.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

segmentarité ont épargné à Jacques Berque des critiques sur un certainsnombre de questions. Cependant, les éloges initiaux de Gellner vont setransformer en critiques acerbes à la fin de sa vie. E. Gellner écrit en 1995 :« En tant que théoricien de la société nord-africaine, il n’est pas tout à faità la hauteur d’E. Masqueray ou de R. Montagne, sans compter Ibn Khaldun :il aimait trop les fioritures et les feux d’artifices conceptuels et verbaux etmanquait de simplicité et de clarté (59). » Jacques Berque était conscientde ses lacunes, mais il n’avait aucune reconnaissance, on l’a vu, envers sonpremier préfacier R. Maunier, et même envers George-Henri Bousquet quia émis, lui aussi, des réserves sur certains points de l’œuvre berquienne.Leurs travaux ont été signalés par Jacques Berque mais dans des « notesinfrapaginales assassines » (60). L’œuvre berquienne est le fruit, selon nous, d’une véritable lutte contre

la frustration, toujours à mi-chemin entre le projet scientifique dans lequelil excelle et les déceptions que lui renvoie la réalité socio-politique. Le tracteurde la modernité berquienne patine dans la boue de Had Kourt. Le départdu Gharb vers les Seksawas est aussi un transfert épistémologique d’unerégion à dominance arabe vers une région à dominance berbère où il vajeter les bases d’une autre histoire et d’une autre sociologie. L’œuvre n’apu s’épanouir auprès des autorités civiles ; mais elle respirera mieux en zonemilitaire loin du fracas des rapports entre les grandes confréries et lamodernité. Lalla Aziza récompensera mieux l’effort intellectuel berquienque le sharif de Ouazzane.Ceci ne peut être compris que par la comparaison entre son rapport et

son article « Sur un coin de terre marocaine » peu apprécié par R. Maunierqui le présente comme moins scientifique que ses deux premiers articlessur les Pactes des Bni Meskine et celui sur Sidi Aïssa publiés en 1936 (61).A partir des remarques de R. Maunier, on peut mettre en évidence troisaspects des travaux de Jacques Berque. Premièrement, la lecture de l’histoirerurale maghrébine à la lumière de Gernet et de la jurisprudence française.Deuxièmement, la présentation d’une réalité sociale et juridique, celle des‘Azzâbas, comme semblable au système de servage étudié par Fustel deCoulanges (par là, en soutenant les victimes et les exploités, Jacques Berqueessayait de s’attirer la sympathie de la communauté scientifique parisienne,et à sa tête M. Bloch, d’où l’accent mis sur les ressemblances avec la féodalité).Troisièmement, l’utilisation des Nawâzils al-Muzâra’a à la fois comme d’unmanuel pour appliquer un programme de modernisation agricole et commed’une réfutation politique et idéologique du système des domaines ‘Azîbs.Il écrit dans les Nawâzils : « La vérité du ton, chez un juriste, comme al-Wazzânî, n’est pas individuelle, mais collective. On peut l’affirmer sansgrande chance d’erreur » (62). Toute l’œuvre de Jacques Berque, nous yreviendrons, a été marquée par des allusions critiques envers les Wazzânîset la Wazzâniyya ou des silences et même des oublis et des rejets volontaires.Voilà pourquoi Jacques Berque a renoncé précocement à se définir par rapport

(59) E. Gellner, les Saintsde l’Atlas, Saint-Denis,éd. Bouchène, traductionP. Coatalen, présentationG. Albergoni, 2003,299 p., p. XL. Sur lerapport Gellner et Berquevoir G. Albergoni etA. Mahé, « Berque etGellner ou le Maghreb vudu Haut Atlas »,Annuaire de l’Afrique duNord, 1996, p. 141-164.

(60) Introductiond’A. Mahé, p. IX, note 4,Opéra Minora,éd. Bouchène, t. I, 2001.

(61) Voir Berque,Jacques, Opéra Minora/Jacques Berque, Paris, éd. Bouchène, 2001,3 vol. (XXII-563,VIII-480, IV-353 p.) ;24 cm.

(62) J. Berque, « LesNawâzils al-Muzâra’a »,Opéra Minora,éd. Bouchène, t. I,p. 233.

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à une anthropologie juridique. A. Mahé écrit de ce renoncement : « De mêmeque si, pour expliquer son renoncement précoce à l’anthropologiejuridique, on peut évoquer des considérations sociologiques générales tenantà la fois au déplacement des problématiques scientifiques légitimes et à ladisqualification plus générale du droit dans les sciences sociales, des raisonspratiques dirimantes ont également joué un rôle essentiel : ainsi des difficultésd’accès au terrain et aux archives dans le Maghreb post-colonial (63). » Lesraisons relevées par A. Mahé sont valables ; mais, elles ne constituent pasles véritables raisons qu’il faudrait plutôt lier à l’échec de son projet demodernisation et aux heurts avec les autorités politiques et religieuses. Enplus, la question de l’accès aux archives n’était pas un obstacle pour JacquesBerque qui voyait arriver les archives jusqu’à son bureau. Jacques Berque,lui-même, note dans ses Mémoires : « Ce séjour de 1935-1936 dans le Gharbme rappelle d’intenses souvenirs : une première plongée dans le terroir, àl’aide de la documentation précieuse recueillie vingt ans plus tôt par Michaux-Bellaire (64). » Mais on pourrait ajouter avec L. Gernet qui le regrette :« … La disproportion dans le travail de Jacques Berque entre lesdéveloppements consacrés au droit contractuel et au droit pénal (65). » Ilfaut dire que la production juridique de l’époque a traité de la questiondu statut et du contrat (L. Milliot, L. Gernet et autres). Ces écrits serontbientôt oubliés puisque Jacques Berque citera en référence ses premiersarticles au lieu de mentionner les références des autres comme c’est le casde J. Bourrilly et Vidal de La Blache (66). Jacques Berque a brouillé lespistes par sa scientificité mêlée d’élan humaniste, lié à son tour à des stratégieset des logiques de modernisation. Le but était de surclasser les shurfas deOuazzane et les reléguer dans un autre rôle. Jacques Berque a tenté debouleverser les statuts au lieu d’étudier les rapports. Michaux-Bellaire,rapporte G. Lazarev, « montrait comment le notable affecté par le désaveudu groupe reprenait souvent sa place par le jeu de la solidarité dugroupe (67) ». L’autre aspect qui n’a pas été soulevé par Jacques Berque estla capacité des shurfas de Ouazzane à se métamorphoser et à se confondreavec la bourgeoisie citadine fassie, bien qu’ils tirent profit des domaines(‘Azîbs) (68). Jacques Berque a tenté de faire surgir les individualités de lajmâ’a avant l’heure. Pour ce, il a adopté l’idée de la jmâ’a fictive en inventantl’individualité imagée. N’a-t-il pas écrit en 1938 : « … Le droit, le cadi duprotectorat, l’autorité du contrôleur civile seront les instrumentsinconscients de la vieille solidarité (69). » Le seul chercheur qui ait étudiéd’une manière pertinente le phénomène des ‘azîbs est G. Lazarev qui a pul’examiner sous l’angle juridique et historique en se concentrant sur lesrapports entre confrérie Wazzâniyya et Makhzen (70).

La confrérie Wazzâniyya comme obsession

Dans la partie historique du rapport, Jacques Berque a oublié de signalerles rapports possibles entre le Makhzen et la Wazzâniyya. Dans la stratégie

(63) Introductiond’A. Mahé, p. IX.

(64) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 72.

(65) Introductiond’A. Mahé, p. IX.

(66) Joseph Bourrilly,Eléments d’ethnographiemarocaine, Librairiecoloniale et orientaleLarose, Paris, 1932.Vidal de La Blache,Principes de géographieshumaine, LibrairieArmand Colin, Paris,1922.

(67) G. Lazarev,« Changement social etdéveloppement dans lescampagnes marocaines »,p. 19-34, BESM, n° 109,1968, p. 31.

(68) G. Lazarev, « Aspectsdu capitalisme agraire auMaroc avant leProtectorat », p. 57-90,Annuaire de l’Afriquedu Nord, 1975, p. 63et p. 72.

(69) J. Berque, « Etudesd’histoire maghrébine ».Voir Introductiond’A. Mahé, p. XVI.

(70) Voir son article,« Les concessionsfoncières », op. cit.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

berquienne, toute marginalisation de la Wazzâniyya équivaut à unemarginalisation du Makhzen et donc à un renforcement de la présencecoloniale. Le champ de la réalité objective et historique, qui est un fondementde la construction scientifique, a été occulté par la stratégie de Jacques Berquequi voulait séparer une confrérie en déclin d’avec un pouvoir makhzénienprotégé. Le dilemme de cette approche est qu’elle devait engendrer larecherche d’une solution (à qui reviennent les terres ?) au lieu de menerune analyse et une enquête qui vise la compréhension.On peut dire que la Wazzâniyya est devenue une obsession apparente

ou cachée dans l’œuvre berquienne. Dans ses Mémoires de deux rives, il vajusqu’à qualifier le général Lyautey dont il était le premier orphelin : « del’homme de paroles d’action qui respectait le sultan, au point, dit-on, del’aider à descendre de cheval (71) ». Obsession ou ironie, Jacques Berques’inspire de l’anecdote qu’il rapporte selon Huart dans le rapport, ici présenté,et qui parle du sharif de Ouazzane qui aide le sultan à monter à cheval etdonc sur le trône. Même dans son fameux ouvrage l’Intérieur du Maghreb,la Wazzâniyya est citée furtivement ; l’intérêt de Jacques Berque s’est focalisésur la Tijâniyya, symbole de libéralisme et d’individualisme. On sait quel’idée est charmante et surtout qu’elle est le produit de Depont et Coppolanidans leur ouvrage les Confréries religieuses musulmanes et des autorités civilesen Algérie lorsqu’ils ont fait de la Tijâniyya une confrérie nationale et doncun cheval de bataille dans la conquête du Maroc et du Soudan. L’héritageculturel et politique acquis en Algérie a été pour quelque chose dans lesformulations et les positions de Jacques Berque. Ce dernier allait mêmejusqu’à la qualifier de « Confrérie de Ouazzân » comme pour lui donnerun aspect maraboutique et non confrérique. D’ailleurs, l’une desconfusions du rapport de Jacques Berque consiste dans les appellationsmaraboutiques et confrériques données à la Wazzâniyya. Et si l’auteur atraité de la question dans l’Intérieur du Maghreb, c’est qu’il avait des doutessur les critères et sur les limites pour pouvoir distinguer entre confrérismeet maraboutisme. C’est ainsi que, dans le rapport sur la Wazzâniyya, il qualifiela branche marocaine, la Tuhâmiya, de confrérique car basée surl’appropriation des terres, alors que la branche algérienne, la Taybiyya (72),est qualifiée de maraboutique car elle ne s’est pas appropriée de grosdomaines. Cette distinction est moins visible dans l’Intérieur du Maghreblorsqu’il adopte le critère de l’expansion territoriale et spirituelle du saintet du marabout pour distinguer entre ces deux composantes. C’est ainsiqu’on pourrait parler du zèle de Jacques Berque qui est arrivé à découvrirles multiples pôles d’appartenance symbolique, mais qui avait du mal à tracerles limites des puzzles religieux.

On peut continuer de se demander pourquoi Jacques Berque a occultéla Wazzâniyya dans l’Intérieur du Maghreb alors qu’il insiste dans le mêmeouvrage sur les lacunes liées au manque de documents et de témoignages (73) ?

(71) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 124.

(72) Cette appellation estrelative au saint Mawlâyal-Tuhâmî et à Mawlâyal-Tayyeb,des neveux du saintfondateur, Mawlây‘Abdellah.

(73) J . Berque,l’Intérieur du MaghrebXVe-XIXe, Paris,Gallimard, 1978, 546 p.,p. 9.

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Conclusion

Le rapport inédit de Jacques Berque n’est pas un simple rapport sur lapolitique de la Wazzâniyya ; on peut le considérer comme un grand projetqui a marqué toute son œuvre et a fixé les grands traits de sa figureintellectuelle. Ceci explique les tensions, les désaccords et les exils de lapersonne et de l’œuvre (Paris, Hodna, Tell, Gharb, Seksawa, Collège deFrance et Egypte). Restons donc au niveau de ce rapport dont, de façonindirecte, Jacques Berque allait reconnaître que la version qu’il y donnaitsur les relations entre contrat et statut n’était pas la bonne. Jacques Berquese rendra compte (74) que le contrat tend plutôt à neutraliser l’expressionpersonnelle et les individualités sur lesquelles il a tant misé. Ce rapport,ainsi que d’autres travaux, nous laisse sur notre faim quant aux modesd’appropriation et de mise en valeur des ressources naturelles. Le projetberquien à Had Kourt a été fondé sur des urgences de « modernisation »parce que tout allait mal du fait des shurfas de Ouezzane et de la menaceréformiste. C’est dire que son approche généralisante postérieure a aussipermis l’occultation de ses premières opinions. Le rapport qu’on présenteici est truffé de réponses à des questions posées dans le passé. On peut yvoir comment ce qu’écrit alors Jacques Berque répond à certains proposde Michaux-Bellaire et de Fustel de Coulange.Jacques Berque a fini par conclure que les études sociologiques et

anthropologiques ne confirment qu’un seul fait : l’incapacité des contratsà promouvoir une émancipation moderniste et individuelle. Aussi est-ilconvaincu que les soubassements de la pensée islamique sont les seuls àfournir cette énergie du changement. Ceci explique peut-être son refugedans l’orientalisme à la fin de sa carrière. A. Mahé confirme : « Il n’y a doncaucun paradoxe au fait que Jacques Berque scrute l’avènement de l’individudans l’étage de l’islam, et non dans les traditions contractuelles etconventionnelles dont il est pourtant l’un de ceux à avoir le plus soulignél’importance au Maghreb, et cela à rebours de la théorie sociologiquedominante dans laquelle les sociétés relevaient du modèle segmentaire etde celui de la solidarité mécanique. C’est que le « dogme de l’autonomiede la volonté », pierre angulaire de la définition du contrat, ne joue pasici (75). » Pourtant, Jacques Berque écrit en 1989 dans ses Mémoires :« C’était bien cela : inventer une vie contractuelle neuve, vie d’adhésionréciproque… (76). » C’est dire que les confessions berquiennes ont desressemblances frappantes avec les Confessions de J.-J. Rousseau. JacquesBerque a voulu exprimer l’idée que les métayers et paysans sont innocentset que ce sont les shurfas de Ouazzane qui les ont « pervertis » et asservis.Ce panorama psychologique pourrait nous aider à comprendre pourquoiJacques Berque a voulu réduire le social au juridique pour pouvoir interveniren tant qu’acteur de développement. C’est que le chercheur était aussi unadministrateur et un agent de développement d’où les confusions qui ont

(74) Introductiond’A. Mahé, p. XV.

(75) Introductiond’A. Mahé, p. XVI.

(76) J. Berque, Mémoiresdes deux rives, p. 72.

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Anthropologie religieuse et colonisation : le dilemme de la modernisation

marqué ses premiers travaux et qui ont entaché son œuvre. M. Rodinsonparlait ainsi des premiers rapports de mission de L. Massignon : « … Onles appelait des rapports de mission, mais en réalité, les premiers étaientdu pur renseignement (77). » Il est vrai que Jacques Berque a ouvertd’énormes boulevards et chantiers de recherches mais qui sont minés parfoisde paradoxes et d’impasses théoriques. C’est ainsi que par souci de montrerl’homogénéité de la jmâ’a, il relègue la violence au second rang et faitapparaître l’affinité et la solidarité du groupe. Contrairement à cette vision,E. Gellner (78) traite de cette violence dans le cadre d’une violence géréepar des groupes segmentaires alors que A. Hammoudi (79) a dégagé soncaractère duel entre le maître et le disciple.Pour finir, on voit combien il est important de distinguer entre l’échec

de Jacques Berque dans l’analyse d’une réalité socio-culturelle et la réussitede son œuvre à masquer un échec qu’il a reconnu plus tard. Jacques Berquedisait de cette période : « Dès avant 1940, le régime colonial, ou semicolonial, auquel nous ferons crédit d’une certaine mise en ordre primairedans la région, et d’une première étape vers la modernité, succombait à sesréductions (80). »

(77) M. Rodinson, Entreislam et Occident, Paris,les Belles Lettres, 1998,302 p., p. 84.

(78) E. Gellner, les Saintsde l’Atlas, Paris,éd. Bouchène, 2003.

(79) A. Hammoudi,Master and Disciple, theCultural Foundation ofMoroccanAuthoritarianism,University of ChicagoPress, 1997, 195.

(80) J. Berque, les Arabesd’hier à demain,3e édition revueet augmentée, Paris,Seuil, 1969, 331 p., p. 9.

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