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1 ISSN 0701-3086 Mars 2002 DOCUMENT À PARAÎTRE L’éthique est une sagesse toujours en chantier: réflexions sur l’éthique et la gouvernance Gilles Paquet DOCUMENT DE TRAVAIL 02-06 Le présent document ne doit être ni cité, ni reproduit sans l'autorisation écrite de l’auteur.

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ISSN 0701-3086

Mars 2002

DOCUMENT À PARAÎTRE

L’éthique est une sagesse toujours en chantier: réflexions sur l’éthique

et la gouvernance

Gilles Paquet

DOCUMENT DE TRAVAIL 02-06

Le présent document ne doit être ni cité, ni reproduit sans l'autorisation écrite de l’auteur.

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L’éthique est une sagesse toujours en chantier : réflexions sur l’éthique et la gouvernance

Gilles Paquet Centre d’études en gouvernance

Université d’Ottawa courriel : [email protected] www.governance.uottawa.ca

Table des matières Introduction

1. La dérive gouvernement-gouvernance et son impact 2. Devoir de la charge, imputabilités et éthique : un syncrétisme

3. Dérive du mode de gouvernance, pluralisme et discernement

4. Au delà des règles I : la boucle d’apprentissage

5. Au delà des règles II : prototype et imagination

6. Vivre sans absolus dans le forum

7. Ethique publique en tant que sextant

Conclusion

Travail réalisé grâce au support financier du Conseil de recherches en sciences humaines (410-2001-0367). L’assistance de Daniel Hubert et Marie Saumure a été grandement appréciée.

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“Rule-mongering is a sign of moral failure, and it cannot do what it promises, namely, to tell us how to act in every situation”

Mark Thompson (1993:215) Introduction Éthique et gouvernance connotent des réalités complexes, mouvantes et interactives. Ce sont des concepts essentiellement contestés -- des concepts à propos desquels des gens raisonnables peuvent légitimement avoir des vues contrastées 1. Certains, comme Jacqueline Russ2 , définissent l’éthique comme une méta-morale, une sorte de réflexion sur les fondements des règles de conduite qui forment la morale. D’autres utilisent aussi le mot pour connoter des règles particulières ou des déontologies – comme dans l’expression «éthique des affaires ». Ainsi, pour ces deux groupes, éthique et morale connotent la notion de méta-règles ou de règles. Ce genre de fondamentalisme est cependant contesté par nombre d’autres observateurs qui considèrent que la modernité a remis en question tous les grands récits et toutes les idéologies dominantes qui prétendaient fournir les fondements des règles. Pour eux, il n’est même pas certain que la notion de règle puisse survivre puisqu’il s’agit d’un concept réducteur visant à imposer des normes absolues sans égards aux différences de contextes et à la variété des pratiques. Ces commentateurs sceptiques, comme Stephen Toulmin3, suggèrent que la modernité a entraîné une crise des fondements, une sorte de crépuscule du devoir4 et l’obligation de revenir à la connaissance pratique, à la casuistique, à l’apprentissage collectif, et à des fondements moins prétentieux pour une éthique désabsolutisée. Où trouver alors ces fondements plus modestes? Dans une meilleure intelligence des régimes de gouvernance et des habitus qu’ils engendrent5. Voilà le terrain que nous voudrions explorer : (1) la dérive conjuguée des quatre notions de gouverne, de fardeau de la charge, d’imputabilité et d’éthique à proportion qu’on passe du gouvernement à la gouvernance, (2) les conséquences de cette évolution sur l’émergence d’un pluralisme intégrant et la constitution d’éthiques reconstructrices, et (3) l’émergence malaisée d’une nouvelle éthique publique plus douce et nuancée à proportion que la nouvelle gouvernance s’est imposée – une éthique (a) dérivée par une triangulation de principes séculaires, d’attention au contexte particulier et de référence à la socialité de base, (b) fondée sur l’apprentissage, le bon usage des prototypes, et l’imagination, et (c) permettant de vivre sans absolus mais à l’intérieur d’un corridor de principes qui, comme la friction, empêchent de déraper.

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1. La dérive gouvernement-gouvernance et son impact Les régimes de gouverne fournissent un support structurant à la culture qui façonne les modes d’exploration et de recadrage légitimes. Ce faisant, ils définissent le processus de prospection acceptable à l’intérieur duquel les membres d’une communauté peuvent délibérer et enrichir leurs perspectives, et donc créent les conditions de l’apprentissage collectif. Cet apprentissage n’engendre pas seulement une amélioration des moyens pour atteindre les objectifs désirés, mais aussi un renouvellement des fins elles-mêmes et des valeurs sur lesquelles elles sont fondées. En effet, le régime de gouverne définit l’espace des choix, l’aire des comportements susceptibles de satisfaire les diverses contraintes imposées par le contexte et les attentes des divers intervenants. Il définit les options disponibles, et les modifie au fil du temps en même temps qu’il évolue lui-même, et, ce faisant, en vient à façonner les dispositions et inclinations qui vont guider ces choix. Voilà qui met en place un ensemble de forces qui tendent à transformer (avec des délais) les choix habitualisés en valeurs, et par la suite en valeurs dominantes, si elles peuvent réconcilier de façon particulièrement heureuse les contraintes du contexte avec les préférences diverses des intervenants6. Pendant longtemps, la notion de gouverne a été dominée par celle de gouvernement -- l’idée que le pilotage d’une organisation ou d’une institution devait se faire (ne pouvait que se faire) par des instances supérieures déclarant avoir les ressources, le pouvoir et l’information nécessaires pour le faire. De ce type de gouverne ont émergé naturellement des éthiques de la transcendance (religieuse, laïque, scientifique ou même fondée sur un caprice hégémonique, etc.). Mais ce type de gouvernement autocratique n’a plus de légitimité: personne ne peut désormais affirmer avoir toute l’information, le pouvoir et les ressources nécessaires pour gouverner seul durablement dans un monde en turbulence comme le nôtre. La gouvernance comme mode de gouverne a pris la relève du gouvernement tant dans les organisations et institutions privées et publiques que civiques. Elle se définit comme coordination efficace quand l’information, les ressources et le pouvoir sont vastement distribués. Cette dérive du gouvernement vers la gouvernance a eu un impact subversif puisqu’elle a miné le dogme selon lequel l’une ou l’autre des parties prenantes pourrait légitimement réclamer un ascendant sur les autres, s’arroger la fonction de gouvernement, et donc imposer des normes absolues. On est dans un jeu où il n’y a pas de magister ludi. De plus, elle pose un défi important à tous les intervenants en transformant dramatiquement le fardeau de leur charge. La notion de fardeau de la charge souffrait d’une certaine incomplétude même dans le contexte stylisé du gouvernement autocratique. Pour les subalternes, le cahier des charges demeurait très souvent flou et mal défini, et donc il était souvent difficile de déterminer ce qu’était une conduite acceptable. Avec le passage du gouvernement à la gouvernance, le fardeau de la charge devient à la fois plus éclaté et encore plus difficile à circonscrire puisqu’il est défini par une multitude d’intervenants, mais aussi plus dynamique puisque les intervenants ne sont plus de simples exécutants d’ordres venus d’en haut mais de véritables producteurs de gouvernance. Ce flou consubstantiel, cette complexité nouvelle et cette implication nouvelle des intervenants ne peuvent que se réverbérer sur les notions corollaires au fardeau de la charge que sont l’imputabilité et l’éthique. Ces notions de toute nécessité deviennent plus floues mais aussi plus interactives. Il en est sorti des éthiques de la discussion, de l’argumentation, mais surtout de la reconstruction7.

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L’éthique reconstructive est caractérisée « par la recherche d’éléments proprement historiques dont la récollection permet aux identités personnelles individuelles ou collectives, de s’assurer face aux autres une structure cohérente et significative » 8. Cette démarche reconstructrice s’ouvre aux revendications des autres intervenants. Voilà pourquoi la simple narration des discours de chacun ou la simple discussion ou la simple confrontation des arguments ne sauraient suffire. Le rôle de la reconstruction est de « décentrer les narrations en les structurant par des argumentations » 9. Cette structuration a pour but d’arracher les récits à leur dogmatisme et amène à tenir compte des histoires concurrentes. Mais la reconstruction va plus loin. Au-delà de l’entente qui peut émerger de la discussion, elle vise à la reconnaissance réciproque des intervenants les uns par les autres. Voilà qui ne peut se résoudre bien que dans la pratique, et par la prise en compte significative des enseignements de l’histoire. Alors que les éthiques de la discussion à la Habermas10 visent, sans toujours le dire, à une sorte d’universel moderne, dont on parie qu’il va émerger organiquement de la discussion, la reconstruction plonge dans les contextes vécus et accepte le défi d’un certain immanentisme. La reconnaissance des autres intervenants implique qu’on vise non seulement à une norme consentie à la suite de la discussion – ce qui peut ou non être le résultat d’un processus aussi inclusif et symétrique qu’on peut le désirer, et peut ou non aboutir à un consensus qui paraisse « moral » à l’aune du sens commun -- mais aussi à un accord sur les raisons pour lesquelles on a accepté ces arguments 11. Voilà qui réclame des principes susceptibles d’aider à déterminer la force relative des arguments en contexte historique. « C’est le génie de la reconstruction : partir d’une structure pour reconstituer le processus dont cette structure est le résultat, de sorte que l’on accède à une compréhension proprement historique de la situation donnée dans la présence »12. 2. Fardeau de la charge, imputabilité et éthique : un syncrétisme A proportion qu’on passe d’un gouvernement autocratique imposant sa loi de haut en bas dans la chaîne de commandement (que ce soit dans des organismes privés, publics ou civiques) à une gouvernance qui doit être fondée sur la collaboration et les partenariats, le fardeau de la charge des agents est transformé : plus question d’un simple cahier des charges imposé et monitorisé par le supérieur, et d’une définition univoque du comportement acceptable, mais d’un fardeau de la charge plus éprouvant et plus lourd qui implique les obligations les plus diverses par rapport à tous ceux qui font partie du pacte de gouvernance. Ce pacte va mobiliser toutes les parties prenantes ayant une portion des ressources, du pouvoir et de l’information. Et donc le fardeau de la charge des agents va se définir par une constellation de contrats moraux définissant les rapports avec les diverses parties prenantes (supérieurs, fournisseurs, partenaires, clients/citoyens/membres, etc.)13. En contexte de gouvernance ainsi distribuée, l’imputabilité devient un concept dé-absolutisé. Elle ne s’exerce plus seulement vers le haut, i.e., vers le supérieur hiérarchique, mais aussi horizontalement envers les partenaires, et vers le bas dans les rapports au citoyen, au client ou au membre. Le flou de cette notion d’imputabilité à 360 degrés vient de ce que les arrangements de gouvernance collaboratrice mettent tout intervenant en situation où il doit prendre en compte ses relations avec toutes les partie prenantes.

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Les imputabilités, cessant d’être absolues dans quelque direction que ce soit, doivent s’adoucir et refléter des arbitrages entre les attentes des diverses parties en présence puisque, entre autres choses, la conduite d’un intervenant doit être acceptable par tous les autres intervenants. Voilà qui condamne la notion d’éthique à l’imprécision. Elle doit se déabsolutiser tant pour tenir compte des contrats moraux avec les diverses parties prenantes que pour prendre en compte le contexte et les circonstances. Une telle imprécision est malheureusement inévitable, et elle s’accroît substantiellement à proportion que le nombre des imputabilités se multiplient et que donc la notion de conduite acceptable ou éthique se complexifie. Pas surprenant qu’il soit difficile d’en donner une définition faisant unanimité14. On comprend mieux le caractère syncrétique des rapports entre fardeau de la charge, imputabilité et éthique, quand on se rend compte que, par imputabilité, on entend l’obligation de rendre compte de ses actes, de sa conduite, à partir de ce qui est défini comme fardeau de la charge. Cela suppose qu’on s’accorde (1) sur ce qui constitue le cahier des charges, (2) sur ce qui constitue un comportement acceptable et (3) sur ce qui constitue le langage et les arguments considérés comme acceptables dans le processus de justification des acteurs voulant défendre leur conduite15. Dans le monde complexe qui est celui de la gouvernance, le titulaire d’une fonction ou d’une charge : (1) a des interfaces avec de nombreux intervenants exerçant une autorité à divers titres (supérieur hiérarchique, collègues, partenaires, clients, etc.) et donc définissant syncrétiquement et toujours imparfaitement l’ensemble des fardeaux de la charge; (2) doit rendre des comptes de diverses sortes (politique, administratif, financier, légal, professionnel, etc.) par rapport à des attentes qui sont différentes et souvent incompatibles dans un contexte marqué par la complexité, l’incertitude et la turbulence; et (3) doit s’expliquer et défendre ses conduites dans des langages de justification qui sont souvent différents selon les parties prenantes. Voilà qui rend difficile à définir le cahier des charges, complexe la notion de conduite acceptable ou éthique, et éprouvantes et même babéliques les épreuves auxquelles un intervenant doit faire face dans ses efforts pour s’expliquer et se justifier. 3. Dérive du mode de gouverne, pluralisme et discernement La conduite éthique est le résultat d’une harmonisation entre valeurs et contexte, d’une « argumentation » entre des personnes concernées, dans des situations précises, qui porte sur des faits concrets et met en jeu différentes choses16. La notion de conformité à l’éthique suppose donc une adéquation entre les normes définies pour les devoirs de la charge (par toutes les parties prenantes), une prise en compte raisonnable des circonstances, et la légitimité des arguments de l’autre. Dans le monde du gouvernement, les normes sont entièrement définies par le haut et de façon exogène : il s’agit de principes dont les auteurs ou leurs vicaires clament l’universalité et le caractère absolu. Dans chaque cas, il s’agit d’un réductionnisme abusif qui impose l’hégémonie d’une autorité ou d’un principe dominant. Dans le monde de la gouvernance, ce réductionnisme est mal venu. L’éthique est le résultat d’une réflexion dans l’action, d’une conversation avec la situation. Le dilemme pour les intervenants ressemble à celui auquel doit faire face le designer industriel : faire cadrer ensemble deux réalités

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immatérielles – une forme qui n’a pas encore été définie et un contexte qu’on ne peut pas décrire exactement et pleinement dans la mesure où il est encore en évolution 17. Le défi est d’autant plus complexe que les contraintes sont multipliées des deux côtés et qu’il ne s’agit pas simplement de négocier une entente mais un modus vivendi qui reconnaît la légitimité de l’autre en tant qu’autre. Voilà qui rend le recours aux règles simples proprement dangereux. Les gens qui s’appuient sur des règles sont ceux qui ont peur de l’indétermination et de la contingence ou qui sont moralement obtus18. La règle constitue en effet soit une absolutisation d’une relation particulière à l’un des intervenants à l’exclusion et au détriment des autres, soit la consécration d’un principe d’équivalence permettant d’établir une commensurabilité et donc des arithmétiques de dominance entre des incommensurables. C’est en fait la grande tentation des éthiciens que d’exhausser l’une des relations au rôle de relation dominante et de « fermer le bec aux ignorants, d’excommunier les hérétiques, et d’exterminer les inaptes »19 ou de prétendre suggérer des principes éthiques qui puissent ordonnancer toutes les morales particulières à partir d’un point de vue unique. Toutes les théories normatives rationalistes (utilitarisme, contractarianisme, éthique fondée sur les droits, etc.) sont entachées de ce vice profond qui consiste à prétendre découvrir des règles universelles, sorte de point d’appui d’Archimède permettant de trancher tous les dilemmes moraux20. Au nom de l’utilitarisme, on n’accorde aucune valeur à l’individu; les approches fondées sur les droits font fermer les yeux sur les inégalités les plus extrêmes; pour ce qui est du contractarianisme à la Rawls, il ne dit rien sur la taille de la redistribution nécessaire pour assurer une répartition équitable des biens primaires. Pas possible donc de déduire des critères d’action clairement acceptables de ces principes généraux. On ne saurait cependant conclure que la relativité de toutes les valeurs est la seule solution de rechange aux principes universels évanescents. Cette doctrine relativiste qui voudrait que tout soit acceptable fait horreur. Face à ce dilemme, on peut comprendre que le pluralisme ait bonne presse. Les pluralistes rejettent le point de vue selon lequel il y aurait un seul système de valeurs conduisant à une bonne vie. Ils conviennent toutefois qu’on peut distiller certains principes à partir desquels tracer certaines limites raisonnables à ce qui peut être accepté, ainsi que s’entendre sur certaines justifications à l’imposition de telles limites aux possibilités offertes aux individus21. Ils croient qu’on peut en arriver à donner une base objective à ces limites par l’apprentissage collectif – un processus erratique consistant à reconnaître par tâtonnement où se situent les conventions tacites, les bornes inviolables, etc. Cet apprentissage collectif part de situations agonistiques – du terme grec agon qui signifie affrontement, rivalité, conflit entre les personnages des tragédies22. Ces situations proposent des choix entre des positions incommensurables et forcent les acteurs qui ne peuvent accepter aucun de ces possibles à recadrer les débats pour trouver une réponse acceptable. Voilà qui entraîne les acteurs à développer une capacité de discernement et une imagination éthique en présence d’options opposées et face à des conséquences qui n’ont aucune commune mesure. Cet apprentissage collectif procède à deux vitesses. Il passe d’abord brutalement, via un apprentissage discontinu, par les scandales qui servent de révélateurs en signalant que certaines limites ont été transgressées, que là commence l’inacceptable 23. En parallèle, il passe par un apprentissage continu qui dépend de l’éducation, de l’accumulation du capital social, et d’une sensibilisation de plus en plus grande aux fruits du dialogue24.

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Les scandales semblent être des instruments bien grossiers de construction du discernement, mais ils procèdent de la même logique qui préside à l’évolution du common law. Causes et crimes sont portés devant le tribunal dont c’est le rôle de comparer, de faire ressortir les différences, d’échanger des descriptions, et d’en négocier de nouvelles. Dans les meilleures circonstances, quand le droit reste modeste, il ne sort pas de ces tractations des conclusions figées, mais un savoir tacite en évolution continue, une capacité de traiter efficacement des questions pratiques en temps opportun et avec une bonne appréciation du contexte. Il en sort donc un discernement, une appréciation, un connoisseurship découlant de l’expérience bien davantage que des préceptes. On acquiert cette capacité éthique au fil des scandales et des épreuves comme on devient connaisseur en vin ou comme on apprend à nager – en corrigeant ses erreurs et en veillant par un ré-alignement constant à assurer un bon ajustement des normes diverses (auxquelles on est arrivé par assimilation progressive) aux circonstances. Mais l’apprentissage collectif n’arrive pas que par le scandale. Une autre voie est celle de la discussion, du dialogue et de la délibération, de l’enrichissement de la connectivité du contexte, qui sont aussi au cœur de l’apprentissage collectif. Dans l’idéal, pour que la conversation soit fructueuse, il faut évidemment (1) qu’on communique dans le cadre d’une communauté de pratique et avec un support communautaire et une accumulation suffisante de capital social pour que la conversation ne soit pas un dialogue de sourds, (2) que la conversation soit menée avec tact de manière à transgresser souplement les frontières entre systèmes de valeurs et à faire une synthèse de diverses logiques, et (3) que finalement les citoyens ne soient pas confrontés à trop de sujets considérés comme tabous et qu’ils aient développé de par leur éducation et leur expérience antérieure une capacité à faire un honnête travail de « reconstruction » qui va beaucoup plus loin que la simple discussion puisqu’il permet « d’investiguer le sol de pertinence qui fait que les arguments donnés sont estimés plus ou moins forts » 25. Sans ces conditions auxiliaires, l’apprentissage collectif du discernement se fera bien plus lentement et le coefficient de développement moral pourra demeurer assez faible 26. 4. Au delà des règles I : la boucle d’apprentissage en tant que structure

On peut mieux comprendre le processus par lequel l’éthique publique est conformée par la gouvernance en décomposant le processus d’apprentissage collectif en trois sous-ensembles de mécanismes formant en quelque sorte une boucle d’apprentissage27. D’abord, le contexte socio-technique circonscrit le champ des possibles et donc les choix ouverts aux intervenants et ce faisant conforme d’une certaine manière les choix. Avec le temps, ces choix façonnent les valeurs – qui sont, comme on l’a dit, des choix habitualisés. En ce sens le macro-contexte influence les micro-choix des individus et contribue à définir leurs croyances. C’est à ce niveau que jouent les mécanismes de type A (voir Figure 1) qui vont tendre à conformer les croyances des individus. Cela ne se fait pas tout à fait mécaniquement puisque les individus ont accumulé au cours de leur histoire (au fil de leur éducation et de leur expérience) un certain nombre de croyances ou valeurs qui se sont intégrées à leur savoir-être et qui vont être mises à l’épreuve par le contexte changeant. L’individu peut fort bien résister aux forces du milieu par toutes sortes de stratégies qui vont neutraliser ou même étouffer les enseignements du

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contexte plutôt que d’adapter ses préférences et donc de changer ses valeurs. Les tensions entre ces mécanismes souvent contradictoires vont se résoudre en un effet net qui peut soit transformer les valeurs soit les ré-affirmer envers et contre tout. C’est ainsi, comme le note Jon Elster, à la suite de Tocqueville, que, quand les opportunités grandissent, ce qui devrait accroître le niveau de satisfaction, les anticipations sont souvent révisées à la hausse encore plus vite, et que le mécontentement s’accroît à proportion que la situation s’améliore. On voit donc que l’accroissement des opportunités peut à la fois être source de satisfaction et de frustration. Voilà qui sert de base à la théorie des révolutions de Tocqueville28. Seules les circonstances précises de la situation vont déterminer laquelle de ces forces va dominer. Une seconde série de mécanismes, jouant souvent encore dans des directions contradictoires, vont être les déclencheurs ou non d’action – i.e., de la décision d’agir par l’individu. Ces mécanismes de type B lient les croyances aux actes. Ce sont par exemple les mécanismes de retrait (exit) ou de manifestation (voice) qui émergent du dialogue, de la discussion, de la reconstruction qui se développent quand les divers cadres de référence se confrontent hic et nunc, autour d’un problème particulier29. On sait que ces mécanismes jouent infiniment mieux au niveau méso-social (middle-range phenomena) – i.e., autour de ce que Schon et Rein30 nomment « situated frame reflection ». C’est là que l’on peut voir évoluer les points de vue, se faire l’apprentissage collectif, et s’esquisser le processus de négociation et de co-design qui va mener à une action plus ou moins consensuelle. C’est à ce niveau aussi qu’on trouve la dissonance cognitive, les mécanismes qui font qu’on sous-estime dramatiquement et systématiquement les coûts de l’opération et que donc on agit parce qu’on a psychologiquement ou sociologiquement pipé les dés, etc.31. Une troisième série de mécanismes (type C) commencent à jouer une fois l’action individuelle déterminée et s’accomplit par des effets de causalité cumulative qui peuvent se produire pour toutes sortes de raisons (imitation, agrégation d’actions rationnelles pointues et myopes, etc.). Ce sont les mécanismes qui engendrent les phénomènes comme « the tragedy of the commons »32 ou autres formes de transformations qui modifient le contexte, et relancent le cycle des ajustements par leurs impacts sur la formation des croyances33. On peut représenter ce cycle en adaptant la figure de Hedström et Swedberg (1998 :22) pour mieux communiquer qu’il s’agit pleinement d’une boucle d’apprentissage continu.

Mécanismes de type A(formation des croyances

et valeurs)

Mécanismes de type C (causalité cumulative)

Mécanismes de type B (déclencheurs d’action)

FIGURE 1. La boucle d’apprentissage éthique

MACRO

MICRO

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Cette boucle d’apprentissage éthique contribue à engendrer des croyances et valeurs qui vont prendre racines à proportion qu’elles vont s’avérer capables de réconcilier hic et nunc les impératifs du contexte et des divers intervenants. Cette adaptation heureuse ne se fera pas automatiquement et mécaniquement. En fait, elle se fera presque toujours de façon malaisée, maladroitement, et souvent abruptement après un moment d’hystérésis: scandales et débats donnant lieu à des ré-ajustements et à des déblocages qui font école et fondent de nouvelles croyances. La formation de cet ethos plus ou moins explicité qui guide les choix reste soumise aux aléas d’un apprentissage collectif qui peut faire fausse route ou être ballotté par les circonstances. A tout moment, le développement de l’ethos peut être dévoyé ou arrêté à court terme. Mais il doit être clair que cette possibilité est compensée vastement à plus long terme par le caractère de multiplicateur, de déclencheur, de catalyseur de la boucle d’apprentissage éthique. En effet elle contribue continuellement à renforcer la légitimité de certaines actions acceptables et la force de frappe des valeurs qu’elles reflètent34. Il y a toujours évidemment danger de perversions. L’une des perversions les plus dangereuses de ce processus d’apprentissage collectif est l’appropriation du politique (qui est la délibération d’individus libres examinant comment ordonner leur vie collective) et donc de l’éthique, par le judiciaire. Les tribunaux ont le goût du manichéisme et l’obsession de la réprobation et du châtiment. Ils cherchent des coupables et non pas des moyens de réparer les architectures institutionnelles ou les valeurs défectueuses. Ils vont donc souvent statuer de manière indue en rétrécissant la nature des questions, en les légalisant, en les constitutionnalisant de manière spécieuse, et même en rendant la réflexion éthique «suspecte juridiquement et une menace à l’ordre public»35. Cette forme de rabougrissement des questions éthiques qui sont substantiellement des questions de plus-ou-moins en questions de oui-ou-non par le judiciaire contribue à ossifier des règles sans égard au contexte et à l’évolution des valeurs, et, ce faisant, à éviter les véritables défis du pluralisme agonistique. Cette aseptisation des conflits par les tribunaux décourage le processus d’apprentissage collectif. Pourquoi en effet travailler dur pour imaginer des solutions créatrices de compromis quand on peut espérer emporter tout le morceau et imposer ses vues via le tribunal36. Il ne faudrait pas croire cependant que la judiciarisation est le seul obstacle au développement d’un ethos robuste. Dans un univers où le contexte impose une fragmentation des perspectives des intervenants, les idéologies, en alimentant la fausse conscience, contribuent aussi dramatiquement à affermir les dogmes, à fonder les intégrismes, à miner le multilogue, et à ralentir le processus d’apprentissage à proportion que l’écoute et l’empathie disparaissent. Il est plus facile de dénoncer les hérésies et de déclarer les incompatibilités absolues quand on ne sait pas vivre le pluralisme. Ce qui manque surtout c’est un éclairage sur le processus d’apprentissage éthique comme tel.

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5. Au delà des règles II: prototype et imagination en tant que processus Pour être utile, une théorie de la moralité doit aller à la source du comportement moral et chercher à comprendre comment les membres d’une communauté apprennent leur sens moral, comment ils développent les croyances qui les guident. Or les sciences cognitives ont récemment jeté un peu de lumière sur le processus d’apprentissage. Et cet éclairage est important pour une bonne compréhension de l’apprentissage éthique. L’une des raisons pour lesquelles le raisonnement moral traditionnel ritualisé apparaît tellement déficient est qu’il postule deux choses : (1) qu’il n’y a qu’une seule façon correcte de conceptualiser une situation, et (2) que les concepts utilisés pour définir les règles morales sont univoques. Voilà qui permet de penser qu’on peut appliquer ces règles univoques et rigides aux situations les plus diverses qui sont entièrement précisables. Or ces postulats ne sont pas réalistes37. Le raisonnement moral traditionnel procède comme si c’étaient les règles de grammaire38 qui définissaient l’usage et la pratique vernaculaire pour une langue, alors que c’est l’inverse qui se produit. On apprend ses valeurs comme on apprend une langue dans une communauté de pratique. La grammaire vient codifier ex post facto une connaissance qu’on a acquise sur le terrain. Il est vrai que la grammaire, une fois codifiée, peut être une source de rétroaction et amener les membres de la communauté à définir des restrictions sur leur usage de la langue. Mais la grammaire n’est ni la source ni la substance de la langue. De même les éthiques rationalisées ne sauraient épuiser la richesse de la vie morale. Dans la pratique, les humains apprennent non pas en accumulant des longues listes de catégories précises, mais plutôt en procédant progressivement à partir de l’identification de certains prototypes, suivi d’un travail persistant et continu de raffinement et d’extension de ces prototypes. Par exemple, un enfant identifie d’abord certains prototypes d’objets ou certains prototypes de situations. Dans l’apprentissage du langage, l’enfant va reconnaître un prototype de la notion d’oiseau (peut être le rouge-gorge) et apprendre à identifier les autres oiseaux non prototypiques (comme le pingouin ou l’autruche) par l’ajout de bémols et dièses au prototype de base. C’est la même chose pour les critères moraux (devoir, droit, etc.) qui ont une structure prototypique. Par exemple, l’enfant apprend la notion de justice en appréhendant certaines situations prototypiques (comment on partage un gâteau) et les situations prototypiques de ce genre vont devenir le cœur de son expérience et de son développement moral, les prototypes autour desquels il va bâtir son sens de la justice. Mark Johnson explore avec soin la façon dont cet apprentissage via les prototypes marque notre développement moral. Ces prototypes sont, par définition, réducteurs, i.e., ne peuvent pas correspondre précisément à la variété de situations concrètes sans des ajustements qui les enrichissent et les corrigent dans le temps. De plus ils émergent de situations concrètes et charrient des dimensions émotives et affectives fort importantes qui marquent ces situations prototypiques et leur donnent un impact structurant sur toute la personne, sur son savoir-être. Enfin, ces prototypes sont malléables et flexibles : ils vont subir une série d’extensions imaginatives dans le temps pour créer une appréciation judicieuse dans des situations de plus en plus complexes et toujours changeantes plus tard.

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Le développement moral va donc passer par le bon usage de l’imagination pour étendre la portée des prototypes particuliers formant la base de l’éthique des personnes. Les situations évoluent continuellement et les circonstances ne sont jamais les mêmes. Les concepts prototypiques ne s’appliquent donc vraiment jamais comme tels – il faut les ajuster et les ré-inventer continuellement. C’est le rôle de l’apprentissage collectif contraint par l’expérience et la mémoire, et façonné par le régime de gouvernance et les habitus qu’il engendrent, i.e., les systèmes de dispositions plus ou moins durables qui conforment les ajustements et les guident39. L’apprentissage éthique passe ainsi par un effort pour cultiver l’imagination morale, les pouvoirs de discrimination entre situations complexes, la capacité d’envisager de nouveaux possibles et d’imaginer les implications de nos métaphores et des récits ou fictions qui permettent de raffiner notre sensibilité morale. On cherche à imaginer comment on pourrait ajuster les perspectives pour les arrimer à une réalité toujours changeante. Ces ajustements vont prendre plusieurs formes : (1) explorer les pourtours d’un prototype à l’aide d’analogies ou de métaphores inspirées de l’expérience de chacun, (2) modifier le cadre de référence à l’intérieur d’un certain corridor défini par le régime de gouvernance et les habitus, (3) ajouter des prototypes complètement inédits au répertoire qui peuvent mettre au test les frontières du corridor. Johnson a montré que le principal mécanisme d’enrichissement de la connaissance par l’imagination est la métaphore. Il a démontré à l’évidence que (1) les plus importants concepts moraux sont définis par métaphore, (2) les situations problématiques sont décrites métaphoriquement, et (3) la métaphore est le mécanisme le plus efficace pour prospecter les pourtours du prototype et aider à recadrer40. Cette sorte de prospection ne saurait se faire effectivement que dans un contexte restreint ainsi qu’on l’a indiqué plus haut – c’est que l’apprentissage collectif y est plus rapide et efficace. C’est aussi le cas pour l’éthique. Entre les principes universels et généraux valables pour toute la société et dans toutes les circonstances et la perspective limitée à la seule prise en compte de l'individu bénéficiaire hic et nunc se situe la construction de visions dans un forum suffisamment restreint pour que, simultanément, le problème s'y définisse, les organisations émergent et les valeurs se cristallisent, et l’imagination puisse jouer son rôle d’extension des prototypes. Cette voie permet de penser l'éthique comme une sagesse toujours en chantier et non plus seulement comme une norme. Le développement moral dépend de la capacité à construire de manière créatrice les explorations au pourtour des prototypes, le discernement et les recadrages. La question centrale est donc celle de la définition des extensions métaphoriques permises La taille et le radicalisme de ces extensions par les individus et les organisations vont dépendre des coûts impliqués. Plus les capacités d’absorption des individus et organisations sont grandes (la souplesse et la malléabilité des prototypes), plus les extensions par analogies sont affaire de degré ou d’étendue du prototype au même genre de situation, plus les coûts de l’information sont faibles, plus l’expérimentation est permise et légitimée, plus il y a un capital social robuste facilitant l’institutionnalisation des résultats de l’apprentissage collectif, plus il est facile d’engendrer une base de connaissance commune --- plus ces ajustements se feront de manière radicale, heureuse et rapide41.

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6. Vivre sans absolus dans le forum Si la nouvelle gouvernance entraîne l’émergence d’un nouveau pluralisme et met au centre de la nouvelle éthique un apprentissage collectif, l’émergence d’un discernement capable d’intégrer tant les contraintes du contexte que les diverses logiques et différents systèmes de valeurs des différents intervenants, ce syncrétisme nouveau, qui va naître par le jeu des prototypes et de l’imagination morale, va demeurer substantiellement nébuleux. Cette nébuleuse a pourtant des frontières. Même s’il n’y a pas d’absolus, la confrontation des divers mondes et leurs cadres de référence dans le mouvement cumulatif de la boucle d’apprentissage va définir ce qu’on pourrait nommer un super-habitus dans la communauté, i.e., un ensemble de dispositions, un ensemble de conventions, des points fixes, des points repères, des points focaux, mi-exogènes, mi-endogènes, ce qui n’est pas sans ressembler à la culture d’entreprise au sein d’une organisation. Cet habitus, ces points focaux engendrent une sorte de capital cognitif commun, des communautés d’expérience, un apprentissage collectif porteur de créativité, d’innovation, d’imagination morale 42. Une gouvernance aussi vastement dispersée et distribuée pose d’énormes problèmes de coordination qui ne peuvent être résolus par des stratagèmes mécaniques. Le défi central posé par cet éclatement des organisations et communautés et de leurs systèmes de gouvernance vient de la nécessité de trouver des moyens de garder le cap sur les grands objectifs, de maintenir l'intégrité de l'organisation ou de la société elle-même. On ne peut créer le "ciment culturel nécessaire" pour à la fois avoir une organisation éclatée, mais aussi une organisation travaillant d'une manière intégrée, sans faire un retour à l'ethos, sans construire une sorte de sextant éthique capable d’aider à définir les points repères nécessaires à la navigation. Cet outillage mental permet une triangulation entre (1) certaines références inspirées par l’histoire, l’expérience séculaire, la sagesse accumulée -- les vertus cardinales --, (2) le détail des circonstances propres au cas particulier – la justice locale --, et (3) le corridor des extensions éthiques permises par la socialité de base de la communauté moderne – marquée par la cohabitation avec commutation. D’abord, il est clair qu’on voit rarement sourdre une institution ou une valeur ex nihilo. Certains principes-guides fort généraux, hérités de l'histoire, incarnent la sagesse en tant que mécanisme de survie. Le fait qu’ils ont souvent été garants de résilience explique qu’ils sont encore en vogue aux quatre coins du monde et inspirent la direction générale de la conversation sur le forum. Il existe différentes versions de cette sagesse de base, mais aucune ne semble aussi utile que les quatre vertus cardinales (parfois appelées vertus naturelles) comme valeurs directrices fondamentales. Ce sont -- en termes plus modernes – temperentia – (c’est-à-dire savoir respecter les limites, ne pas aller trop loin), justitia (c’est-à-dire, le sens de ce qui est bien), fortitudo (c’est-à-dire la capacité de tenir compte du contexte et des perspectives de long terme), et prudentia (c’est-à-dire, savoir poursuivre des objectifs raisonnables et pratiques). E.F. Schumacher n’a pas réussi à trouver une meilleure série de principes lorsqu’il cherchait l’étoile polaire susceptible d’aider à définir nos choix à la fin de son ouvrage Small is Beautiful43 et un point de repère dans la quête pour la survie de la civilisation. Ces principes ne sont peut-être pas la clé du problème lorsqu’on s’interroge sur ce qui est moral, mais ils sont extrêmement utiles lorsqu’il s’agit de déterminer, dans le cadre des négociations, ce qui n’est pas moral 44. Voilà qui, dans le processus de triangulation, permet de déterminer plus facilement certaines limites aux contrats moraux auxquels on pourrait être amenés par les discussions entre les parties prenantes.

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Ensuite, cette éthique doit être locale pour être pragmatique. C'est la piste suggérée par Jon Elster 45. Dans des forums "localisés", l'agrégation des préférences se fait différemment selon les valeurs de chacun, selon les circonstances, et selon l'influence respective des différents groupes d'acteurs à travers des réseaux de pouvoirs qui fluctuent au gré des événements. Des mécanismes différents, en substance et en forme, peuvent donc être légitimement mis en place en divers lieux pour régler les mêmes problèmes d'allocation, de répartition de ressources et d'organisation des rapports sociaux. Cette approche en arrive par le fait même à légitimer différentes valeurs et normes qui constituent le soubassement de ces mécanismes divers. Appréhendée en termes de justice locale, elle s'arrime à la philosophie pratique d'Aristote, pour qui le Bien n'a pas de forme universelle, quel que soit le sujet ou le contexte. Pour lui, un jugement sain respecte le détail des circonstances propres aux cas particuliers46. Cette approche pragmatique est enracinée dans une bonne compréhension de la situation locale. Pour Aristote, le raisonnement éthique est une réflexion dans l'action, le résultat d'une argumentation entre des individus particuliers, dans des situations spécifiques, face à des problèmes concrets, avec différents facteurs en jeu. Enfin, il faut compter avec la socialité de base. Elle émerge en réponse aux pressions du régime de gouvernance et des habitus qu’il engendre. Mais elle n’est pas dessinée d’avance. Pour dégager une bonne appréciation du corridor à l’intérieur duquel se situent les extensions métaphoriques permises, ce qui compte c'est l'argumentation, le multilogue. Cette obligation de délibération, qui est au coeur de l'éthique aristotélicienne, ne peut exister cependant dans le vide social. La délibération est enracinée dans une communauté de pratique. Point n'est besoin de recours à l'ethnos ou à une notion musclée de communauté avec tout ce que cette notion peut avoir de répressif, mais communauté d’esprit il faut. Le débat est ouvert entre ceux qui croient que le modicum de communauté nécessaire est en fait minime -- tact et civilité suffisent, disent-ils -- et ceux qui croient qu'il faut aller beaucoup plus loin -- depuis les libéraux critiques comme Will Kymlicka et Richard Rorty jusqu'aux communautariens comme Michael Sandel et Charles Taylor . Quant à nous, la communauté de pratique émerge à l’usage quand on permet aux prototypes de devenir des sujets de délibérations et de discussion. L’une des plus importantes sources de créativité est la possibilité de « jouer » avec un prototype, car le prototype n’est rien de plus qu’un objet de multilogue. Le fait que Microsoft ait distribué gratuitement à toutes sortes d’experts 400 000 copies de sa version beta de Window 95 a encouragé tous ces experts à « jouer » avec son prototype et ainsi obtenu l’équivalent d’un milliard de dollars de subventions de ces « joueurs » qui ont détecté les erreurs et les faiblesses du logiciel avant qu’elles fassent obstacle à la pénétration du produit47. La même forme de collaboration et de dialogue sert de sage-femme dans l’émergence d’une éthique pluraliste. C’est dans le multilogue que se crée l’éthique pragmatique et que se définissent les bornes du corridor des marges de manoeuvre permises. Or ce multilogue ne conduit pas à un ensemble de valeurs qui deviendraient le numéraire officiel ou universel. Il ne peut en sortir qu’un pluralisme de valeurs selon les sphères et une sorte de fédéralisme qui permet la cohabitation de valeurs différentes. Dans nos sociétés modernes, cette nouvelle socialité s'incarne dans un régime de commutation -- "des dispositifs qui permettent de frôler, de cotoyer, de rencontrer l'autre de manière partielle, éphémère et souvent superficielle en fonction de contrats constamment négociés et renouvelés, donc des contrats instables, mouvants, qui constituent une forme de gestion, non pas de l'autre, mais de

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l'autrui, c'est-à-dire ce qui dans l'autre n'est pas moi mais ce que je suppose être compatible, comparable, commensurable avec moi-même ...une cohabitation avec commutation" 48. Certains pourront craindre que cette cohabitation avec commutation soit stérilisante et renforce le vide social. Ce n'est pourtant pas nécessairement le cas. S'il est vrai que cette sorte d'anonymat à géométrie variable peut engendrer l'anomie, il peut aussi "être le moyen de recréer et de faire durcir une identité... être l'opérateur qui permet d'articuler...le monde social, utilitaire... et le monde intime, passionnel, humain... (et) peut être amené à jouer un rôle de passeur" entre ces deux mondes 49. Cet anonymat peut libérer l'imaginaire, faire que "des relations peuvent se nouer qui seraient impensables dans un contexte social ordinaire et contraignant. L'élision de l'identité, comme celle d'une lettre à la fin d'un mot, facilite les liaisons" [p.32]. C’est cette triangulation entre vertus cardinales, circonstances propres aux cas particuliers, et les extensions métaphoriques permises par la socialité de base qui permet de naviguer heureusement. 7. Ethique publique en tant que sextant L’éthique publique est un sextant qui guide le processus de navigation des intervenants en mer pluraliste. Le pluralisme s’institue par un processus d’apprentissage dans des réseaux décentralisés et instaure un esprit caractérisé par un nombre de traits : tensions continues entre les diverses sphères, arbitrage et négociation continus, solutions toujours provisoires, centralité de la reconnaissance des différences, compromis comme solutions supérieures, tolérance, « bon sens » comme référence insurpassable, etc. 50. L'importance du processus de négociation permanente qui soustend cet apprentissage vient du fait qu'il part de la connaissance au niveau local pour déclencher un processus de transformation de la réalité selon des axes matériellement, financièrement et symboliquement différents, mais compatibles, afin de créer une nouvelle réalité. Mais un tel forum prend aussi en compte à la fois certaines principes au cœur de la sagesse séculaire et les réalités de la communauté de pratique avec son intelligence suivie, ses aptitudes innovatrices, sa viabilité politique, sa sensibilité aux valeurs évolutives, etc. Car les valeurs sont toujours en chantier. De même que le mécanisme du marché produit non seulement des prix mais aussi des droits de propriété et des formes organisationnelles, nous suggérons l'existence d'un mécanisme parallèle d'apprentissage collectif, le mécanisme de forum, porteur de consensus ou tout au moins d'armistices sociaux, et donc de tout l'appareil d'organisations, d'institutions et d’éthique publique qui s'y raccrochent. L’éthique publique est celle qui est pertinente pour les officiels, i.e., pour ceux qui ont une charge publique. Le citoyen a évidemment, on l’a dit, une certaine charge, mais les fonctionnaires, les policiers, les membres des forces armées, les élus ont des charges publiques plus lourdes à cause des effets externes potentiels de leurs actions sur les tiers. C’est à cause de cet ascendant sur le citoyen ordinaire qu’on peut exiger d’eux un coefficient de développement moral supérieur à celui des citoyens ordinaires51.

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D’autres intervenants, comme les journalistes, qui ont un effet asymétrique sur l’opinion publique et le forum tombent dans la même catégorie mutatis mutandis. Plus ces intervenants ont de pouvoir, plus les attentes des autres intervenants sont élevées quant au niveau de leur éthique. Le mécanisme de triangulation s’impose à tous, mais avec des attentes plus rigoureuses quand il s’agit de ceux qui ont un fardeau de la charge plus élevé et donc un plus grand pouvoir. Dans le langage de Kohlberg, on ne se contentera pas dans le cas d’officie ls importants qu’ils prennent les bonnes décisions simplement pour éviter d’être puni ou pour servir leurs intérêts (niveaux I et II), mais qu’ils fassent mieux. Les niveaux III à VI de développement moral à la Kohlberg réfèrent à des actions inspirées par (III) le souci d’être perçu comme une bonne personne, (IV) le souci d’être à la hauteur des attentes de la loi et de l’autorité, (V) le souci d’honorer tous les contrats moraux, et (VI) le souci d’agir selon principes de justice, d’équité et des droits universels52. Pour fixer les idées, on peut dire que les travaux empiriques ont montré que la plupart des gestionnaires dans le secteur privé fonctionnent aux niveaux (III) et (IV)53. Il n’est donc pas déraisonnable de viser le niveau V pour l’éthique publique. Reste à savoir comment y parvenir. Certains suggèrent de s’en remettre complètement et exclusivement à la transparence – qui est l’équivalent pour le forum de la concurrence parfaite pour le marché. Si, en principe, la mise en visibilité de tous les comportements et la possibilité de les examiner à la loupe vont évidemment avoir un effet dramatique sur l’administration publique, il n’est pas certain que ce soient nécessairement des effets toujours positifs. Le maximum de transparence n’est peut-être pas l’optimum de transparence. Comme le rappelait Warren Bennis, une transparence excessive peut fort bien nuire ou même rendre impossibles les opérations effectives du gouvernement54. Et de toutes manières, il est clair que même si une bonne dose de transparence est nécessaire, il serait surprenant que cela soit suffisant pour s’assurer un niveau éthique de V ou plus. D’autres croient que la seule manière de faire en sorte que se cristallise cette éthique publique est la mise en place d’un code de principes éthiques qui serait la concrétisation temporaire de la démarche de triangulation. C’est le point de vue des autorités fédérales canadiennes qui sont en train de concocter un énoncé de 18 principes (loyauté, imputabilité, dévouement à l’intérêt public, respect de l’autorité des élus, mérite, neutralité, excellence, franchise, objectivité, impartialité, devoir de vérité dans les rapports avec les personnes au pouvoir, qualité, innovation, créativité, travail en équipe, respect, courtoisie, tolérance, ouverture, collégialité, courage, etc.)55 devant guider la conduite des « officiels » (fonctionnaires, dirigeants, élus, etc.). Cette approche par les principes a le mérite de chercher une solution médiane entre les règles strictes et le laxisme du « anything goes ». Elle a le démérite de vouloir identifier 18 points focaux dans cette imputabilité envers tous les intervenants, et elle ne peut vraiment rien dire sur les arbitrages à effectuer entre ces normes. Il est donc prévisible que cette liste de principes va pouvoir servir à rationaliser n’importe quel choix. Ce genre de code peut évidemment aider à conscientiser et sensibiliser les membres de la communauté à cette compassion et sympathie inconditionnelles qui sont au cœur du comportement éthique. Mais on ne saurait inculquer un savoir-faire et implanter un savoir-être sans une pratique de transformation, une forme de pratique soutenue et disciplinée qui réclame un apprentissage fondé sur la délibération. Or une liste de principes peut fort bien servir de rappel de la complexité du fardeau de la charge mais n’est pas susceptible de changer les savoir-faire et les savoir-être. Cet univers virtuel à 18 dimensions ne pourra faire grand-chose pour développer

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une sagesse, des inclinations. Le savoir-faire et le savoir-être doivent s’incarner : un peu comme le savoir-faire d’un œnologue est incarné dans ses papilles. D’autres, enfin, partent plutôt de cette opération cruciale de passage au savoir -être et suggèrent qu’il faut mettre l’accent sur le développement des capacités éthiques, capacités à faire un bon usage du sextant. Francisco Varela (commentant les enseignements de Mencius) suggère que ces capacités de faire bon usage du sextant reposent sur trois piliers : extension, attention et conscience intelligente56. Comme Varela l’explique, l’homme vertueux (i.e. conscient des enseignements tutélaires de la sagesse traditionnelle) doit apprendre à travailler, à partir de cette base, à toujours améliorer sa connaissance du contexte et à étendre ses connaissances et ses sentiments à des situations analogues où l’action correcte n’est pas connue. Pour ce faire, il doit pouvoir concentrer son attention sur des objets concrets hic et nunc. Finalement, il doit faire appel à la conscience intelligente – qui échappe à la fois à la complète arationalité des automatismes et aux seuls impératifs des calculs rationnels. En ce sens, on apprend l’éthique -- qui de savoir-faire devient savoir-être -- comme on apprend à jouer aux échecs, à passer de débutant à joueur confirmé : dans l’apprentissage « la réflexion n’est pas contradictoire avec le faire-face immédiat… la bonne méthode consiste à acquérir une conscience intelligente suffisante pour se passer complètement de la réflexion »57. Conclusion Dans ce travail de construction des capacités éthiques, la transparence et les codes d’éthiques peuvent jouer un rôle important, mais c’est surtout sur les délibérations dans le forum public qu’il faut compter, délibérations qui ne se contentent pas de confronter les argumentations mais cherchent à reconstruire une meilleure compréhension. Est-ce que ces efforts vont suffire pour échapper aux sophismes et distiller le discernement nécessaire? Ce n’est pas certain. Il y aura toujours des zones grises aux frontières du corridor, mais les débats publics devraient contribuer à conformer et à renforcer suffisamment le corridor des comportements acceptables pour aider à rassurer les plus cyniques. L’éthique des fonctionnaires est celle qui, en particulier, est le point de mire des citoyens. Ils opèrent dans un registre qui n’est jamais assez transparent pour qu’on puisse satisfaire le citoyen soupçonneux. C’est la raison pour laquelle on cherche à mettre en place un barrage de principes susceptibles de devenir l’équivalent des vœux que doivent prononcer les personnes qui entrent dans les ordres. Ils sont là pour servir de carapace et d’immunisation contre les questionnements. Mais ils ne rassurent que les croyants, et, comme on l’a suggéré plus haut, il y a danger que cela brime leur imagination morale. Il faut donc changer la culture. Les codes d’éthique ne nuisent pas nécessairement mais ce sont des cataplasmes. La question est semblable et peut-être plus grave pour les élus. De plus en plus, il y a dégradation de l’éthique publique des élus. On en est arrivé à se satisfaire qu’ils ne commettent pas de crimes. Et, comme les élus ont une seule loyauté – à leur électorat –, que ce tribunal ne siège que temporairement tous les quatre ans, et que les médias ont cessé de jouer leur rôle de chien de garde entre les élections, les élus se sentent à toutes fins utiles au-dessus des normes usuelles. En conséquence, le cynisme des électeurs croît et la névrose de l’État aussi58.

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Cela ne peut qu’avoir des effets néfastes à long terme sur l’éthique publique des fonctionnaires puisque, comme le suggère le fameux proverbe turc, le poisson pourrit toujours par la tête. Il semble donc que c’est par le resserrement du corridor des comportements acceptables des élus qu’un relèvement des normes de l’éthique publique doit passer. La nouvelle éthique publique qui sourd de la triangulation des vertus cardinales, de la prise en compte du contexte, et de la socialité de base ne va pas émerger organiquement. Il faudra plus de transparence pour forcer tous et chacun à vivre à la hauteur de ses déclarations, un effort de sensibilisation aux dimensions éthiques par l’éducation et les débats, mais surtout un travail phénoménal au niveau du renforcement des capacités de discernement éthique et d’imagination éthique tant pour les citoyens, les médias, les fonctionnaires et les « officiels »59. Dans ce travail, il faut aussi viser bas pour commencer. La nouvelle éthique publique sera minimaliste ou elle ne sera pas. Il faut se contenter dans un premier temps de mettre l’accent sur trois points focaux -- décence, civilité et efficacité – sur lesquels certains philosophes ont insisté récemment. La décence interdit aux institutions d’humilier les gens; la civilité va un pas plus loin et réclame que les membres d’un groupe ne s’humilient pas l’un l’autre; l’efficacité impose un minimum d’intérêt pour le bon usage des ressources : éviter le gaspillage60. De là, on pourra espérer, dans un second temps, un renforcement des contrats moraux en mettant l’accent sur certaines des valeurs centrales dans cet éventail de principes qu’on déploie dans les codes d’éthique. Certains praticiens, comme Ruth Hubbard, l’ancienne présidente de la Commission de la fonction publique du Canada, ont choisi de miser sur le dévouement à l’intérêt public, la pleine réalisation du rôle de fiduciaire, et le devoir de dire toujours la vérité aux personnes au pouvoir. Ces observateurs voient là des valeurs leviers susceptibles d’avoir des effets multiplicateurs et des effets d’entraînement fort importants. Pour le reste, il faudra compter sur un apprentissage collectif condamné à être lent parce que le passage au niveau V dans l’échelle du développement moral réclame rien de moins qu’une révolution dans les esprits. GP/

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1 W.P. Gallie, Philosophy and the Historical Understanding , London, Chatto & Windus, 1964. 2 J. Russ, La pensée éthique contemporaine , Paris, PUF, 1994. 3 S. Toulmin, Return to Reason , Cambridge, Harvard University Press, 2001. 4 G. Lipovetsky, Le crépuscule du devoir – L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992. 5 P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Librairie Droz, 1972. 6 E.G. Mesthene, Technological Change , Cambridge, Harvard University Press, 1970. 7 J.M. Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, Les Éditions du Cerf, 1996. 8 J. M. Ferry, op.cit. 32 9 J.M. Ferry, op.cit. 55-56 10 J. Habermas, De l’éthique de la discussion , Paris, Editions du Cerf, 1992. 11 J.M. Ferry, op.cit., 110. 12 J.M. Ferry, op.cit. 14. Ferry illustre merveilleusement bien ce processus de reconstruction à l’aide du roman de Arturo Pérez-Reverte, Le Tableau du Maître flamand (Paris, J.Cl. Lattès 1993), dans lequel une jeune restauratrice du tableau représentant un seigneur et un chevalier jouant aux échecs enquête sur la signification de cette peinture. Le Maître flamand a peint le tableau deux ans après la mort du chevalier et a laissé sur la toile la simple inscription – Qui a pris le cavalier? La restauratrice fait appel à un joueur d’échecs pour reconstituer la partie et établir qui a pris le cavalier, i.e., qui a tué le chevalier. L’expert étudie la partie et par sa régression remonte le cours du processus et en arrive à établir que le dernier coup a été joué par la dame noire. 13 G. Paquet “Un pari sur les contrats moraux” Optimum, 22, 3, 1992, 49-57. 14 P. Day et R. Klein, Accountabilities: Five Public Services, London, Tavistock Institute, 1987. 15 G. Paquet, “The Burden of Office, Ethics and Connoisseurship” Canadian Public Administration, 46, 1, 1997, 55-71 16 S. Toulmin, “The Recovery of Practical Philosophy” The American Scholar, 57, 3, 1988, 337-352. 17 C. Alexander, Notes Toward the Synthesis of Form, Cambridge, Harvard University press, 1964; M. Cloutier et G. Paquet, “L’éthique dans la formation en administration” Cahiers de recherche éthique, 12, 1988, 69-90; G. Paquet, « The Best is Enemy of the Good » Optimum, 22, 1, 1991, 7-15. 18 M. Johnson, Moral Imagination, Chicago, The University of Chicago Press, 1993, 215. 19 W.P. Gallie, Philosophy and the Historical Understanding , London, Chatto & Windus, 1964, 189. 20 S.G. Clarke et E. Simpson (eds), Anti-theory in Ethics and Moral Conservatism, Albany, State University of New York Press, 1989. 21 J. Kekes, The Morality of Pluralism, Princeton, Princeton University Press, 1993. 22 J. Gray, Berlin, London, Fontana Press, 1995, 1. 23 G. Paquet, “Grandeurs, limites et scandales : fondements éthiques du financement des systèmes de santé » in J.M. Larouche (sld) Ethique, santé et société, Ottawa, Center for Techno-Ethics, 1994, 21-46. 24 G. Paquet , “The Burden of Office…”; D. Yankelovich, The Magic of Dialogue, New York, Simon & Schuster, 1999. 25 J.M. Ferry, op.cit. 60 26 L. Kohlberg, The Philosophy of Moral Development, New York, Harper and Row, 1981. 27 P. Hedström et R. Swedberg (sld) Social Mechanisms – An Analytical Approach to Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 28 J. Elster, “A Plea for Mechanisms” in P. Hedström et R. Swedberg (sld) op.cit. 58ss. 29 A.O. Hirschman, Exit , Voice and Loyalty. Cambridge, Harvard University Press, 1970. 30 D.A. Schön et M. Rein, Frame Reflection , New York, Basic Books, 1994. 31 A.O. Hirschman, Development Projects Observed, Washington, The Brookings Institution, 1967. Voir en particulier le premier chapitre sur le “principe de la main camouflante”. 32 G. Hardin, « The Tragedy of the Commons » Science, 162, 1968, 1243-1248. 33 P. Laurent et G. Paquet, Epistémologie et économie de la relation, Paris /Lyon, Vrin, 1998, ch. 12. 34 M. Ignatieff, “Ethics and the New War” Queen’s Quarterly, 108, 4, 2001, 489-498. 35 First Things “Symposium: The End of Democracy? The Judicial Usurpation of Politics” First Things, 67, 1996, 18-42. 36 G. Paquet, “Le droit à l’épreuve de la gouvernance » Gouvernance, 2, 1-2, 2001, 74-84. 37 M. Johnson, Moral Imagination, Chicago, The University of Chicago Press, 1993. 38 A. Donagan, The Theory of Morality, Chicago, The University of Chicago Press, 1977.

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39 C. Taylor, “To Follow a Rule” in M. Hjort (ed) Rules and Conventions, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1992, 167-185. 40 M. Johnson, op.cit. pp. 193ss. 41 G. Paquet, “Evolutionary Cognitive Economics” Information Economics and Policy , 10, 1998, 343-357; G. Paquet, Governance Through Social Learning, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1999; L. Cardinal et C. Andrew (sld) La démocratie à l’épreuve de la gouvernance, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2001; N. Foss et M. Lorenzen, Cognitive Coordination and Economic Organization : Analogy and the Emergence of Focal Points, Working Paper Copenhagen Business School, January 2001, 28p. 42 P. Laurent et G. Paquet, Epistémologie et économie de la relation, Paris /Lyon, Vrin, 1998, ch. 3 43 E.F. Schumacher, Small is Beautiful, London, Abacus, 1974, Epilogue. 44 G. Paquet, “Un pari sur les contrats moraux” …55 45 J. Elster, Local Justice, New York, Russell Sage Foundation, 1991. 46 R. Beiner, Political Judgment, Chicago, The University of Chicago Press, 1983. 47 M. Schrage, Serious Play, Boston, Harvard Business School Press, 2000. 48 M.Guillaume, “Spectralité et communication” Cahiers du LASA, 15-26, 1993, 74-81 49 J. Baudrillard et M. Guillaume, Figures de l’altérité, Paris, Descartes & Cie, 1994, 31 50 A. Reszler, Le pluralisme, Genève, Georg Editeur S.A., 1990, pp. 61ss. 51 J. Tussman, The Burden of Office, Vancouver, Talonbooks, 1989. 52 L. Kohlberg, op.cit. 53 D.J. Fritzsche, Business Ethics, New York, McGraw-Hill, 1997, 61 54 W. Bennis, “ Have we gone overboard on the ‘right to know’”Saturday Review , June 3, 1976, 18-21. 55 On peut examiner le document en visitant le site web www.principles-principes.gc.ca. Voir aussi K. May, « Ethics Code May Govern PS Staff » The Ottawa Citizen, January 27, 2002. 56 F.J. Varela, Quel savoir pour l’éthique?, Paris, Editions La Découverte, 1996, 9. 57 F.J. Varela, op.cit. 55-56. 58 L. Juillet et G. Paquet, Information Policy and Governance, Report top the Access to Information Review Task Force posted on the website of the Task Force www.atirf-geai.gc.ca�

G. Paquet, “Le mieux est l’ennemi du bien » Optimum, 22, 1, 1991/92, 8-16. A. Margalit, The Decent Society, Cambridge, Harvard University Press, 1996; M.Kingwell, A Civil

Tongue, University Park, Penn., The Pennsylvania State University Press, 1995; J. Heath, The Efficient Society, Toronto, Viking/Penguin, 2001.