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Deux aspects du mouvement étudiant algérien : — sa continuité à travers plusieurs gé- nérations (Ferhat Abbas et Messaoud Aït-Chaalal au quatrième congrès de l'UGEMAen 1960); — son engagement dans le mouvement de libération nationale (le comman- dant Allaoua Ben Batouche, l'un des auteurs de l'appel du 19 mai 1956, mort en maquis en 1958).

Photographies extraites de la brochure : IV Congrès National de l'UGEMA, Tunis 1960. Clichés Bibl. Nat.

Maquette réalisée par «Ateliers Image in», Paris

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LES ÉTUDIANTS ALGÉRIENS DE L'UNIVERSITÉ FRANÇAISE

(1880 - 1962)

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CENTRE DE RECHERCHES ET D'ÉTUDES SUR LES SOCIÉTÉS MÉDITERRANÉENNES

Collection « Recherches sur les sociétés méditerranéennes »

LES ÉTUDIANTS ALGÉRIENS DE L'UNIVERSITÉ FRANÇAISE

1880 - 1962

par / Guy PERVILLÉ

Populisme et nationalisme chez les étudiants et intellectuels musulmans algériens

de formation française

Préface de Charles-Robert AGERON

ÉDITIONS DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE 15, quai Anatole France — 75700 Paris

1984

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© Centre national de la recherche scientifique, Paris, 1984 ISBN 2-222-03393-4

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PRÉFACE

Comme il arrive souvent lorsqu'on achève la lecture d'un livre qui a retenu votre attention par sa nouveauté et sa nécessité, je me suis demandé pourquoi celui-ci — la première histoire des étudiants algériens — n'avait pas été écrit auparavant, et notamment par un ancien étudiant algérien. Quelle que soit l'explication retenue, cette histoire, évidemment essentielle à la compréhension de l'Algérie contemporaine, existe maintenant grâce au talent et au labeur de Guy Pervillé et l'on s'en réjouira, j'en suis sûr, des deux côtés de la Méditerranée.

Version remaniée d'une grosse thèse soutenue avec un éclatant succès à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en 1980, je veux dire version condensée et enrichie tout à la fois, ce livre va très vite apparaître comme un classique de l'historiographie française concernant l'Algérie. Au plan de l'information et plus encore peut-être de la réflexion, cette étude sur les étudiants algériens peut être saluée comme une réussite de premier ordre. L'auteur y fait preuve d'un esprit critique toujours en éveil, d'une volonté d'impartialité très remarquable et d'une hauteur de jugement rare chez un homme aussi jeune. Parce qu'il analyse et juge avec équité, compréhension et mesure, sans céder à aucun entraînement partisan, ce jeune chercheur s'impose d'emblée comme l'historien que requérait l'importance du sujet.

Je ne voudrais pas déflorer le plaisir du lecteur en lui révélant à l'avance les richesses de ce livre, moins encore en soulignant ses parties neuves ou ses conclusions. Mais comment ne pas céder à l'agréable nécessité de justifier, fût-ce brièvement, mon opinion très favorable ?

Le livre raconte avec un grand luxe d'érudition, sagement comprimée dans les notes et les annexes, une histoire dramatique, vivante, traversée de personnages contrastés, célèbres ou inconnus. Guy Pervillé s'est d'abord intéressé aux attitudes et aux prises de position des étudiants algériens pendant la guerre de libération nationale. Il a lu leurs écrits et il les a interrogés. A travers leurs témoignages, il a cherché à comprendre les engagements ou les prudences, toujours les déchirements de cette jeunesse étudiante formée sur les bancs des écoles et des Universités françaises, mais dressée en majorité contre le maintien de la domination française. De cette enquête, son livre garde en quelques-uns de ses chapitres une étonnante impression de vie que renforce l'abondance des citations.

Puis, pour mieux comprendre le destin collectif de ces étudiants, Guy Pervillé s'est tourné vers leur passé et, de proche en proche, il a reconstitué au prix d'immenses lectures et d'un travail délicat une histoire homogène. Bien entendu, de cette approche récurrente, le livre actuel ne porte pas trace. L'auteur prend les étudiants algériens aux origines, dans les années 1880, et retrace, avec minutie, leur histoire jusqu'à la fin de l'Algérie française. Une histoire foisonnante, riche de mouvements et d'associations concurrentes, d'où ressort finalement la révélation d'un mouvement étudiant actif, quasi continu et étroitement imbriqué dans l'histoire politique. Encore Guy Pervillé montre-t-il que si le mouvement étudiant algérien semble s'inscrire en contrepoint du mouvement national depuis les années

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1930, il ne le fit qu 'avec un retard marqué par rapport au comportement des autres étudiants maghrébins et arabes. Les étudiants algériens n'ont pas été à l'avant-garde du nationa- lisme, ni du combat de libération, mais le rôle de cette élite n'en a pas moins été essentiel pour le destin du pays.

La singularité du cas algérien qui éclate à chaque page, presque à chaque prise de position individuelle ou collective de ces étudiants fortement acculturés, mais solidaires malgré tout du destin arabo-musulman, l'auteur a sans doute éprouvé le besoin intellectuel de se l'expliquer avant de l'expliciter pour ses lecteurs. Toute la troisième partie de son ouvrage, la plus développée, la plus réfléchie aussi, donne la clef des divers courants idéologiques qui ont traversé et mobilisé l'intelligencija algérienne, celle du moins qui s'est assimilé la culture universitaire française. Et cela nous vaut des pages fortes, écrites avec clarté, projetant une lumière cartésienne sur un complexe d'idées et de théories souvent ignorées de ceux qui s'en tiennent au dilemme simpliste : assimilation ou indépendance, Jeunes Algériens ou nationalistes. Cette fois encore, l'analyse est éclairée par de multiples citations qui permettent mieux de comprendre ce que pouvaient être la visée assimilation- niste, l'idéologie franco-musulmane ou le sentiment national et l'idéologie nationaliste chez les étudiants algériens de formation française.

Mais Guy Pervillé souligne surtout, jusque dans le sous-titre de son livre, l'importance nouvelle qu'il attache, pour caractériser l'idéologie de la majorité de ceux-ci, à ce concept, ambigu à mon sens, de populisme.

On sait que les marxistes désignent ainsi, dans une intention péjorative, « l'idéologie typique des pays sous-développés » qui n 'ont encore connu ni la Révolution industrielle, ni les lumières du « socialisme scientifique ».

Mais Pervillé pense plutôt au précédent du populisme russe, le narodnichestvo. Or le « populisme algérien », malgré quelques ressemblances superficielles avec l'idéologie des narodniki, se présente tout au plus comme une forme du discours nationaliste, bien éloigné du socialisme révolutionnaire des populistes russes. On ne voit pas non plus que les étudiants algériens, malgré quelques propos généreux, aient jamais manifesté très concrètement avant 1954 leur volonté « d'aller au peuple ». Enfin la quasi sanctification de la paysannerie, caractéristique du populisme russe, est restée étrangère aux intellectuels algériens, du moins jusqu'à la prédication de Frantz Fanon.

Quoi qu'il en soit, cette idéologie nationale, dont les caractéristiques plébéiennes et les connotations arabo-musulmanes sont bien rappelées dans ce livre, imprégna durable- ment les intellectuels au moins jusqu'au programme de Tripoli. Alors seulement le marxisme, même « mal digéré » à en croire Ferhat Abbàs, détrôna pour la première fois le nationalisme plébéien (ou « le populisme ») chez les intellectuels francophones. Et je serais tenté pour ma part de situer à peu près à la même date ce que j'appelle le grand schisme de l'intelligencija algérienne, c'est-à-dire la rupture de celle-ci avec la pensée libérale démocratique. Rupture définitive ? L'avenir le dira.

Ces réflexions qui m'ont échappé, et que j'aimerais pourtant prolonger, montrent peut-être le côté stimulant et la richesse du travail pionnier de Guy Pervillé. Ce livre ne se borne pas à établir une histoire jusqu'ici indéchiffrée, celle de l'élite de langue française, il pose au fond et résout quelques-unes des interrogations fondamentales de l'historien sur l'échec de l'entreprise française en Algérie.

Charles-Robert AGERON.

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AVANT-PROPOS

Ce livre est l'aboutissement d'une longue recherche, plusieurs fois interrompue et reprise. Celle-ci est partie, en 1970, d'un intérêt particulier pour la guerre d'Algérie. Il m'a semblé que le plus sûr moyen de la mieux connaître était d'enquêter sur le rôle qu'y avaient joué les étudiants algériens de formation française, dont la communauté de culture faisait les meilleurs interlocuteurs possibles pour un étudiant français. Ce choix justifié par l'expérience, la logique de mon enquête m'a entraîné à rechercher par le même biais les causes de la guerre d'Algérie, à travers l'évolution de la population musulmane algérienne sous la domination française. En même temps, l'aventure de l' « intelligentsia » francophone, intermédiaire entre son peuple et la France, a cessé d'être un prétexte pour devenir un centre d'intérêt à part entière. J'ai donc prolongé mon étude en en reportant le point de départ jusqu'en 1908, année marquée par les premières manifestations du mouvement revendicatif des Jeunes Algériens et par les premiers signes de l'existence d'un groupe d'étudiants musulmans à l'Université d'Alger. La rareté des sources disponibles avant cette date permettait plus difficilement de remonter jusqu'à l'apparition des premiers étudiants algériens dans l'Université française, avant 1880.

Le problème des sources était, en effet, primordial. J'ai d'abord surtout compté sur les sources orales : entretiens avec plus de soixante acteurs et témoins survivants, en majorité anciens étudiants algériens, que je remercie vivement pour leur bienveillant accueil et pour la richesse de leurs informations. Mais j'ai également exploité les ressources des bibliothèques, imprimés et périodiques : je me suis efforcé de lire tous les livres publiés en français par des Musulmans algériens, et toute la presse musulmane de langue française. Enfin, j'ai commencé d'explorer les archives publiques françaises, accessibles d'abord jusqu'en 1939, et depuis peu jusqu'à des dates plus récentes, suivant l'état des inventaires et les dispositions complexes de la législation en vigueur.

La quantité d'informations disponible varie beaucoup suivant les périodes. Elle atteint son maximum entre 1919 et 1939, grâce au cumul des trois types de sources. Les lacunes se multiplient en remontant vers les origines (à cause de la rareté des étudiants musulmans à l'époque, et des survivants aujourd'hui...). Mais aussi à partir de 1939, par suite de la fermeture des archives publiques, des perturbations infligées aux collections de journaux par les guerres de 1939-1945 et de 1954-1962, et à cause de la discrétion des informateurs, proportionnelle à la proximité et à l'importance politique des événements.

Au terme de ce long travail, j'ai bien conscience d'avoir épuisé ma patience sans épuiser le sujet. En dépit de mes efforts, je n'ai pas pu réaliser l'idéal d'exhaustivité dans la connaissance des faits et dans leur interprétation. Je crois au moins avoir apporté une contribution neuve et utile à l'histoire de l'Algérie, et de la France. Que les lecteurs qui y trouveront des erreurs ou des oublis veuillent bien m'en faire part. Ce livre aura atteint son but s'il inspire à quelques-uns d'entre eux le désir de pousser plus loin l'enquête.

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INTRODUCTION

« Ense, aratro... et spiritu »* (Par l'épée, par la charrue,... et par l'esprit. )

L'histoire des étudiants et des intellectuels musulmans algériens de formation française dans le siècle précédant l'indépendance de leur pays, est celle d'une tentative de « conquête morale », qui obtint d'abord un succès inespéré, pour aboutir en fin de compte à un échec paradoxal. Par « conquête morale », il faut entendre non la création de liens d'amitié réciproques entre deux peuples libres, mais la consolidation d'une annexion opérée de force en une adhésion durable des vaincus à la nationalité des vainqueurs.

La France en avait bien besoin pour consolider sa mainmise sur l'Algérie, dont les habitants, soumis à partir de 1830 par des moyens d'une brutalité trop oubliée, restaient réfractaires à l'autorité imposée. Ne pouvant maintenir indéfiniment son armée sur place, elle dut recourir à une solution efficace à court terme : installer à demeure un peuple de colons aussi nombreux que possible, afin d'empêcher toute nouvelle insurrection des « indigènes » jusqu'à ce qu'ils en viennent à accepter comme un fait inéluctable l'occupation étrangère. Mais comme les premiers habitants, ne se résignant pas à disparaître, persistaient à croître et à multiplier plus rapidement que les nouveaux venus, il était prévisible qu'ils resteraient, et de plus en plus largement, majoritaires dans leur pays. Voilà pourquoi l'assimilation de la population vaincue au peuple vainqueur pouvait seule assurer l'avenir de « l'Algérie française ».

Il était entendu que l'assimilation de l'Algérie à la France ne pouvait être qu'une œuvre de longue haleine. L'assimilation culturelle des « indigènes » à leurs maîtres français devait précéder et justifier l'octroi de droits civiques égaux. Cette politique soupçonneuse, qui se croyait prudente, tendait à distinguer des « élites » plus ou moins « évoluées » de la masse restée « barbare ». Elle n'eut pas le temps d'obtenir plus que des succès partiels ; car jamais l'Algérie ne fut française dans la majorité de ses habitants. Le plus grand nombre des « indigènes », fellahs et pasteurs vivant dans leurs cadres tribaux apparemment préservés, étaient restés à peu près totalement étrangers à la culture française. Cependant une partie d'entre eux, paysans déracinés par l'impact économique de la colonisation, avaient subi l'influence de la population française dans les villages de colons, dans les faubourgs des grandes villes, dans les casernes, ou pour certains dans les usines de la métropole. Ces prolétaires et sous-prolétaires, qui savaient plus ou moins bien parler le français usuel sans l'écrire et truffaient leur dialecte arabe ou berbère de mots ou de phrases d'emprunt, étaient de vivants exemples de ce que le géographe Emile Félix Gautier appelait « métamorphisme de contact ».

A un niveau supérieur se trouvait une strate plus favorisée : les bénéficiaires de la scolarité primaire, nombreux surtout dans les villes, et dans certaines campagnes fortement colonisées ou densément peuplées. Leur instruction élémentaire — obliga- toire depuis 1882 pour les Français — était, pour ces « indigènes », un privilège exceptionnel qui en faisait une sorte d'« élite » dans leur peuple.

* Formule citée par le bâtonnier Rey à l'inauguration du local de l'AGEA, le 3 novembre 1923.

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Mais une catégorie plus restreinte méritait mieux ce titre. Il s'agissait des « élites intermédiaires » spécialement formées par les autorités françaises pour encadrer la masse des sujets et lui transmettre leurs volontés. D'abord, les officiers et sous-officiers des « troupes indigènes », recrutées dès la conquête. Puis les anciens élèves des trois « médersas » officielles fondées en 1850 : magistrats et officiers ministériels de droit musulman, agents du culte islamique et maîtres d'arabe. Ensuite, les instituteurs de l'enseignement « spécial aux indigènes », formés à l'Ecole Normale d'Alger dès 1865, puis de la Bouzarea depuis 1887. Enfin, le corps des auxiliaires médicaux, créé en 1906. Toutes ces « élites », programmées en fonction de la mission qu'elles devaient exécuter, participaient de l'autorité coloniale, mais par délégation seulement.

De ces « élites intermédiaires » se détachait l'élite supérieure des anciens étu- diants, diplômés de l'Université française. Leur culture générale en faisait des « intellec- tuels », sensibles à tous les grands problèmes. Ils avaient reçu la même formation que les dirigeants de la politique, de l'administration, ou de l'économie de la France. Ne pouvaient-ils prétendre à une part de responsabilité dans la direction de leur patrie ? De 1908 à 1962, ils en réclamèrent une part croissante, sous des formules politiques différentes. Mais ils ne pouvaient se contenter de revendiquer pour leur propre compte. C'est pourquoi leurs doléances inquiétaient leurs maîtres. En principe, la promotion des « indigènes évolués » était souhaitable, à condition qu'elle ne mît pas en danger la « prépondérance française » sur la masse restée réfractaire. L'élite ne serait inoffensive que si elle se détachait du peuple arriéré dont elle était issue pour s'identifier totalement à la France : mais dans ce cas, elle desservirait la cause de l'assimilation en perdant toute influence sur son milieu d'origine. La politique française s'embrouilla dans ce dilemme. Quant aux étudiants et diplômés musulmans, refusant d'acheter leur ascen- sion au prix d'un reniement, ils cherchèrent longtemps la solution de leur problème : comment réussir sans trahir...

— « Ecoutez, j'ai l'impression que vous êtes d'une espèce différente des autres. Vous ne leur ressemblez pas. Je crois qu'ils vous font peur. Vous êtes un homme- frontière. Evidemment, la nationalité française vous va comme un costume mal taillé. Mais un burnous vous irait plus mal encore. » — « Je ne suis ni déchiré ni torturé par ce qu'il est convenu d'appeler une double appartenance. Vous me dites : « Rendez-vous service, définissez-vous : vous n'êtes ni tout à fait un Arabe ni tout à fait un Français », et moi je comprends « trahissez-vous, rejoignez nos rangs », car je sais très bien où me situer. »

— « Mais vous, Saïd, vous n'êtes pas comme les autres. Avec vous on peut discuter. On peut vous inviter. On peut parler de René Char ou de Beethoven. Vous n'êtes pas comme les autres. On vous vouvoie. On ne fait pas cette grimace de dégoût, on n'a pas ce réflexe de peur. Avec vous, on peut s'entendre. »

— « Erreur ! Je suis comme les autres et mes bachots n'ajoutent rien, n'enlèvent rien. Je suis comme les autres, dans la rue des Cordeliers, place Saint-Michel, dans les Vosges ou à Saint-Etienne. Je suis comme les autres, je suis avec les autres. Je comprends leur galette et leur fusil. Je dis ma mère comme ils disent leur mère. J'embrasse mes enfants comme ils embrassent leurs enfants. Je crains une rafle comme ils craignent les rafles. Je suis comme les autres. Tout me rattache à eux, tout m'identifie à eux. Je ne suis moi-même qu'avec eux. L'arbre a choisi sa forêt, la note sa symphonie. Les seuls à me comprendre, les seuls que je puisse comprendre réellement, les miens. »

Mourad BOURBOUNE, Le Mont des genêts, 1962.

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PREMIÈRE PARTIE

L'ÉVOLUTION DES ÉTUDIANTS MUSULMANS

DES ORIGINES À 1954

« Ces jeunes gens pour lesquels l'Université n 'a encore que condescendance hautaine, ne sont pas seulement les enfants de leurs familles, mais ceux du peuple algérien, au service duquel ils consacreront leurs existences et emploieront leurs talents. »

Ferhat ABBAS, 1927 (*)

Enfants de leur peuple, les étudiants musulmans algériens de l'Université fran- çaise étaient aussi les produits d'un système d'enseignement étranger à celui-ci, et servant des fins étrangères aux siennes. L'évolution de leur nombre traduisit l'adap- tation croissante de certaines couches de la société musulmane à l'ordre imposé par les vainqueurs. Elle entraîna en retour des conséquences politiques : remise en question du régime colonial, voire de la souveraineté française, au nom des principes enseignés par leurs maîtres. Mais jusqu'en 1954, les étudiants musulmans algériens ne sortirent pas réellement du cadre qui leur avait été imposé.

Chapitre I : Statistique Chapitre II : Sociologie Chapitre III : Politique

(*) Cité par Amar NAROUN, Ferhat Abbas, ou les chemins de la souveraineté, Denoël, 1961, p. 40.

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CHAPITRE I

STATISTIQUE

Le nombre des étudiants musulmans algériens n'a jamais été connu exactement. La seule série statistique utilisable est contenue dans les Exposés et dans les Annuaires publiés par le gouvernement général de l'Algérie (1), mais elle ne tient pas compte des étudiants musulmans algériens inscrits dans les universités métropolitaines, qui ne les ont pas recensés à part des autres étudiants français originaires d'Algérie. Aucune enquête sur leur nombre total et leur répartition ne semble avoir été faite avant 1959 (2).

A. — LES ÉTAPES DE LA SCOLARISATION

On admettra pourtant, d'après la tendance générale des chiffres disponibles, que le nombre des étudiants musulmans algériens a toujours été remarquable par sa faiblesse, et, vers la fin de la période étudiée, par la rapidité de sa croissance.

En 1954, ils sont en situation de minorité, apparemment négligeable, à la fois parmi leurs condisciples européens qui sont la masse dans toutes les universités de France (celle d'Alger comprise) ; et bien davantage dans leur communauté d'origine. Leur effectif serait alors d'environ 1 200 dont 600 à Alger (3) ; cette Université compte alors 11,4% d'étudiants musulmans, bien que la population musulmane représente 89,5% de la population de l'Algérie (4).

1. Exposé de la situation générale de l'Algérie en... (1881 à 1960) ; Statistique générale de l'Algérie (1894-1924), puis Annuaire Statistique de l'Algérie (1925-1961).

2. Cf. L'étudiant musulman algérien, études et carrières, Bureau Universitaire de Statistiques, 1960, et Algérie 1960, Secrétariat général pour les affaires algériennes.

3. Selon Robert Malan : « Espoir d'instruction », L Algérie et sa jeunesse, Secrétariat social d'Alger, 1957. 4. « L'Université d'Alger », in Consciences Maghribines (4), 1955.

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1) Les causes du retard

On pourrait s'en étonner. En effet, dès les premiers mois de la conquête, les autorités françaises avaient recherché les moyens de répandre les bienfaits de l'ins- truction sur les « barbares » d'Alger. Mais quelques années plus tard, une meilleure connaissance du pays les amenait à une conclusion qui peut encore sembler surpre- nante : « L'instruction primaire était beaucoup plus répandue en Algérie qu'on ne le croit généralement. Nos rapports avec les indigènes des trois provinces ont démontré que la moyenne des individus du sexe masculin sachant lire et écrire était au moins égale à celle que les statistiques départementales ont fait connaître pour nos campagnes » [soit environ 40%], écrivait le général Daumas. De nombreuses medersa et zaouia dispensaient un enseignement secondaire, voire supérieur, que les meilleurs étudiants (tolba, au singulier taleb) allaient compléter à Fès, à Tunis ou au Caire. Un siècle plus tard, l'instruction était devenue générale parmi les Français, comme l'analphabétisme parmi les Musulmans algériens : 90% des adultes en 1948, 86,3% encore en 1954. La fermeture des écoles, l'émigration des maîtres, et la confiscation des biens habous, dont les revenus entretenaient les uns et les autres, avaient porté le coup fatal dans les vingt premières années de la conquête. « Nous avons mis la main sur ces revenus [ceux des fondations pieuses ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'instruction publique]. Nous avons laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous, les lumières se sont éteintes. C'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître », s'indignait Alexis de Tocqueville. Mais d'autres s'en réjouissaient : certains officiers « professaient volontiers que lorsque les écoles coraniques seraient tombées en poussière et le peuple arabe retourné à l'ignorance des premiers âges, il serait alors possible de lui apprendre quelque chose » (5).

La parité initiale des chiffres est trompeuse. Elle ne rend pas l'opposition de deux systèmes d'enseignement porteurs des valeurs culturelles respectives de deux sociétés profondément étrangères l'une à l'autre. D'un côté, l'école française transmettait les acquis d'une culture en constant renouvellement. Si la foi dans les Lumières et dans le Progrès n'était pas unanimement partagée, même les cléricaux reconnaissaient la valeur de la culture profane. Chrétienne ou rationaliste, la civilisation européenne était la civilisation par excellence, la seule digne de ce nom. Hors d'elle, il n'y avait que « barbarie », chez les « Barbaresques » en particulier. De l'autre côté, un enseignement fondé sur la répétition de la Révélation divine, dans la langue sacrée, l'arabe classique, avait réduit à la portion congrue la brillante culture profane qui avait jadis permis à la civilisation arabo-musulmane de réveiller la chrétienté assoupie dans une brutale ignorance. Il n'y avait de science valable que le Coran et les disciplines utiles à sa compréhension, à son explication et à son application : le reste était superflu. Les « Roumis » étaient des infirmes en matière de religion : ils méritaient d'être plaints, non pas imités. Conditions défavorables à une libre confrontation des deux cultures. Mais « l'affrontement culturel » s'inscrivait dans le cadre d'un conflit total. La « conquête morale » par l'école française devait à la fois légitimer la conquête militaire et assurer la pérennité de son résultat politique. « L'ouverture d'une école au milieu des indigènes vaut autant qu'un bataillon pour la pacification du pays », disait le duc d'Aumale. C'est pourquoi la résistance des vaincus désarmés se prolongea sous la forme du « refus scolaire » (6).

5. Cf. Marcel EMERIT, « L'état intellectuel et moral de l'Algérie en 1830 », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, juil.-sept. 1954 ; Charles-Robert AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine, PUF, 1964 (Que sais-je ?), Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, PUF, 1968 ; Histoire de l'Algérie contemporaine t. 2, 1871-1954, PUF, 1979 . et Yvonne TURIN, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, Maspero, 1971.

6. Cf. AGERON et TURIN, op. cit.

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Ainsi s'expliquerait l'échec presque total de cinquante années d'efforts variés et répétés pour la scolarisation des indigènes. Le succès apparent des écoles « arabes- françaises » sous le Second Empire était dû à la pression administrative, combinant la contrainte et les avantages matériels, et subie comme une marque de servitude. Aussi l'annonce des défaites françaises en 1870 vida-t-elle ces écoles. De même, la fréquen- tation scolaire fléchit sensiblement pendant la guerre de 1914-18 : « Maintenant que la France était occupée à la guerre, il n'y avait plus d'autorité. » Le succès de l'école était lié à la force et au prestige du vainqueur. Les « indigènes » mirent longtemps pour admettre que la domination française serait longue ; ils restaient donc fermés aux leçons caduques de maîtres provisoires. Mais après l'échec de la dernière grande révolte, celle de 1871, la résignation s'installa, et avec elle une passivité qui rendit la scolarisation enfin possible : « Vous êtes les maîtres, si vous ordonnez que nous envoyions nos enfants dans votre école, nous les enverrons. » Ainsi commença dans la société musulmane une ère nouvelle de transformations, d'abord insensibles, sous l'influence française ou en réaction contre elle. Bien que l'enseignement français devint de plus en plus assimilationniste, le refus scolaire s'affaiblit au point de sembler disparaître après la première guerre mondiale (7) : cent ans après la conquête, l'opinion musulmane réclamait davantage d'écoles. Mais au moment où la politique française d'instruction des indigènes était virtuellement débarrassée de l'obstruction du peuple conquis, sa mise en œuvre fut entravée par la mauvaise volonté des bénéficiaires de la conquête.

A partir de 1870, le triomphe des principes républicains en France entraîna paradoxalement en Algérie l'avènement d'une oligarchie de fait, dominée par les notables de la colonie et par leurs groupes de pression à Paris. La carte d'électeur devint le « titre de noblesse de cette nouvelle féodalité », élevée au-dessus de la masse indigène soumise. Ce nouveau régime laissa dépérir le modeste système scolaire développé non sans mal par le Second Empire : medersas, écoles primaires et collèges « arabes- français ». Le nombre d'écoles tomba de 36 à 16 entre 1870 et 1882, les collèges furent fermés. A quoi bon instruire par la contrainte des gens qui refusaient cette instruction ? La relance fut l'œuvre de Jules Ferry, qui, en 1883, fit appliquer à l'Algérie la nouvelle législation scolaire française, provoquant, écrivit-il, « un cri général d'indignation ». « Stupéfaites de se voir imposer des constructions d'écoles pour cette foule de gueux, alors qu'elles manquaient de routes pour desservir la colonisation », les municipalités françaises se refusèrent à cette « coûteuse et dangereuse expérience » (8). Cette formule résume avec bonheur les arguments des opposants : l'un économique, l'autre politique, mais logiquement déduit du précédent. Suivant la mentalité farouchement utilitaire des colons, l'économie algérienne avait uniquement besoin de travailleurs manuels. C'est pourquoi leur congrès de 1908 émit le vœu que l'enseignement primaire des indigènes fût supprimé et remplacé par une instruction agricole pratique. De même en 1931, leur porte-parole Vagnon demandait au gouverneur général Carde : « Si la France entend intensifier l'instruction des indigènes en Algérie, que deviendront nos fermes, où irons-nous recruter la main-d'œuvre agricole ? » En effet, l'enseignement peut donner aux exploités le désir et les moyens d'améliorer leur condition, ou de se révolter contre elle. Et ce danger menaçait non seulement les intérêts des colons, mais l'avenir de la colonie. « Si l'instruction se généralisait, le cri unanime des indigènes serait « L'Algérie aux Arabes ! » Inlassablement repris jusqu'à la fin de la période coloniale, ce thème a parcouru la longue carrière des lieux communs. Le gouverneur général Tirman admettait en 1886 que « l'hostilité de l'indigène se mesure à son degré d'instruction ».

7. Fanny COLONNA, Instituteurs algériens, 1883-1939, Presses de la FNSP, 1975, p. 36-37 ; Des ensei- gnants d'Algérie se souviennent, Toulouse, Privat, 1981, et C.R. AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine, op. ci t.

8. AGERON, op. cit.

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Près d'un demi-siècle plus tard, Emile Félix Gautier comparait les jeunes Musulmans formés par l'école française, « métis intellectuels », aux sang-mêlés qui prenaient la tête des révoltes serviles, dans nos vieilles colonies. En 1949, le gouverneur général Naegelen persistait à penser que dans les écoles « se préparait l'avenir franco-musul- man de l'Algérie. Malgré les prophètes de malheur qui m'annonçaient qu'en fabriquant des diplômés, des savants et des demi-savants, des hommes sachant lire et écrire, je préparais des cadres et des troupes au nationalisme » (9). Enfin, en novembre 1954, le maire de Koléa expliquait la « rébellion » en incriminant « les agités, ceux à qui la France a donné l'instruction, ceux à qui cette instruction est encore journellement donnée. Et là, je dirai à l'Assemblée Algérienne qu'avec son programme de scolarisation horizontale, qui amène des maîtres jusqu'à l'intérieur des forêts pour apprendre aux gosses qui gardent leurs chèvres en jouant de la flûte à se réciter à eux-mêmes des vers de La Fontaine, je dis que c'est une folie... Modérez votre programme d'instruction. Ne l'élargissez pas ! » (10).

2) Quelques chiffres

Ainsi victime d'une « redoutable unanimité », prise entre les feux croisés du « refus scolaire » indigène et de la « volonté d'obscurantisme » des colons, l'école française ne progressa que lentement.

Il ne restait que 1 150 élèves musulmans dans les écoles arabes-françaises en 1880, ou 3 172 en y ajoutant ceux des écoles françaises. Le recteur Jeanmaire, chargé en 1884 d'appliquer les lois scolaires de Jules Ferry, en scolarisait 10 000, soit 1,9% de la population d'âge scolaire, dès 1890. A son départ en 1908, il en laissait 33 400 (4,3%). Le taux de scolarisation atteignit 5% en 1914 (47 200 élèves), 6% en 1930 (68 000), 8,8% en 1944 (110 000), 14,60% en 1953-54 (302 000) et 15,4% (307 000) l'année suivante. L'accélération de la croissance démographique avait démenti les prévisions du plan de scolarisation intégrale en vingt ans établi en 1944. L'instruction restait un privilège rare : 13,7% des adultes savaient lire et écrire en 1954 (dont les trois quarts en français) (11). (Graphiques 1 et 2).

Bien que des fils de notables aient été envoyés dès la conquête, dans les lycées de France, l'accès des Musulmans à l'enseignement secondaire se développa tardive- ment en Algérie. Les collèges arabes-français d'Alger et de Constantine accueillaient 271 élèves indigènes en 1870 ; mais après leur suppression, les lycées et collèges français n'en attirèrent pas autant. Ils furent longtemps concurrencés par les trois médersas officielles bilingues, et par les écoles normales d'instituteurs. Dans les établissements secondaires français, l'effectif indigène tombé à 81 en 1889 et à 69 en 1893 se maintint autour de 85 avant 1900, puis remonta à 125 en 1905, 180 en 1910, et 386 en 1914. A cette date, l'académie d'Alger n'avait couronné que 67 bacheliers musulmans depuis 1880, dont seulement 29 avant 1910. Puis la progression s'accéléra : 1 358 élèves en 1940, 1800 en 1945-46, 4 192 en 1951-52, 6 260 en 1954 (12). Le nombre annuel de bacheliers atteignit une centaine avant 1945, et se situait entre 300 et 350 vers 1954. (Graphique 3).

Dans ces conditions, l'enseignement supérieur n'accueillit que fort tard un nombre notable d'étudiants musulmans. De la fondation des quatre Ecoles supérieures d'Alger (1879) à leur promotion au statut d'Université (1909), le palmarès de leurs

9. M.E. NAEGELEN, Mission en Algérie, Flammarion 1962, p. 119. 10. Cité par Yves COURRIÈRE, Les fils de la Toussaint, Fayard 1968, pp. 411-412. 11. AGERON, MALAN, et Des enseignants d'Algérie..., op. cit. 12. AGERON, op. cit.

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Graphique 1 étudiants indigènes est très médiocre : 19 diplômés d'arabe et 2 de berbère, 6 licenciés en droit, 1 pharmacien et 1 sage-femme de 2e classe, 11 certificats PCB, mais aucun licencié en sciences ni en lettres. Ce qui traduit la faiblesse de leurs effectifs : 6 inscrits en 1884, moins de 50 en 1907-08 dans les Ecoles supérieures d'Alger, la plupart étant des médersiens ou des normaliens non-bacheliers. Et pourtant, dès le Second Empire, quelques privilégiés avaient pu suivre des études supérieures en France, d'abord dans des écoles militaires (Saint-Cyr, Saumur) ou vétérinaires (Alfort), puis dans les Facultés de Montpellier et de Paris. La création des Ecoles supérieures d'Alger y fixa sans doute le principal noyau d'étudiants musulmans, mais ne tarit pas l'émigration vers la France des plus ambitieux. En effet, ce fut seulement à partir de leur transformation en Université à part entière que des études supérieures complètes, jusqu'au doctorat, purent être suivies à Alger. Au total, l'élite des diplômés indigènes pouvait compter 25 médecins, avocats, professeurs ou officiers en 1910 (13). L'apparition de cette poignée

13. AGERON, op. cit.

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Graphique 2 d'hommes nouveaux dans la société musulmane tenait du prodige. Jules Ferry fut vivement frappé de rencontrer en 1891 à Constantine un conseiller municipal indigène en redingote et haut-de-forme, le docteur Morsly (né en 1856 et installé depuis 1885). Celui-ci n'était pas le seul, ni même le premier, de ces intellectuels qu'on n'appelait pas encore les « Jeunes Algériens » (14). Ces cas individuels interdisent de considérer comme un échec culturel absolu le premier demi-siècle de la présence française en Algérie.

Progressivement, l'étudiant musulman devint moins rare. A l'Université d'Alger, on en comptait 61 dès 1916, mais leur effectif y resta très variable jusqu'en 1929. Puis, il se stabilisa autour de 100 de 1929 à 1939. Il progressa pendant la deuxième guerre

14. Ismaël HAMET, Les Musulmans français dans le nord de l'Afrique, Armand Colin, 1906, fournit de nombreux exemples de Musulmans ayant reçu une formation secondaire ou supérieure française (pp. 190-221). Citons notamment les professeurs d'arabe Belkacem Ben Sédira (né en 1845) et Medjoub Ben Kalafat (1853)...

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Graphique 3

mondiale, de 147 en 1940-41 à 360 en 1945-46 ; retomba à 227 l'année suivante, puis remonta à 386 en 1950-51. Depuis lors, la progression s'accéléra : 442 en 1951-52, 572 en 1952-53, 513 en 1953-54, 589 en 1954-55. Certaines fluctuations brutales s'expliquent par l'émigration estudiantine vers la France, amorcée, comme on l'a vu, avant 1909, relancée à partir de 1919 et surtout 1930, amplifiée considérablement depuis 1946. Paris en regroupait une trentaine en 1928, 53 en 1934-35, une centaine en 1945-46, 200 ou

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250 en 1954. Un véritable exode d'Alger vers Paris se serait produit dans l'après- guerre (15). Mais il se serait interrompu dès l'année 1951-52, le nombre des étudiants algériens à Paris ayant subitement diminué (16), pendant qu'il augmentait fortement à Alger. En province, Montpellier et Toulouse étaient les principaux centres d'attraction (avec respectivement 90 et 70 étudiants en 1955), mais non les seuls (Grenoble, Lyon, Bordeaux, Nancy, Rennes, Strasbourg, Caen, Poitiers...). La métropole en aurait ainsi fixé 206 en 1949-50 et 600 en 1954-55 (17).

Le total général atteindrait 100 vers 1925, 200 en 1935, 500 en 1945, 1 200 en 1954-55. Quelle que soit leur valeur, tous les chiffres disponibles révèlent et la faiblesse des effectifs, et leur remarquable accroissement, que les « événements » de 1954-1962 allaient perturber sans l'interrompre durablement (voir tableaux en annexe).

Graphique 4

B. — LE SYSTÈME D'ENSEIGNEMENT

1) Une élimination massive

Ces chiffres nous permettent d'apprécier la valeur de l'argumentation « colo- nialiste » opposée à l'instruction des indigènes. Il est bien évident que leur taux de scolarisation en 1954 n'avait rien d'excessif : 85,4% des enfants musulmans échappaient à l'école française. L'« espoir d'instruction » (18), dépendant de l' existence d 'écoles en

15. Signalé par le gouverneur général Roger Léonard (alors préfet de police de Paris) dans ses Mémoires inédits.

16. Témoignage de Mlle Popovitch, assistante sociale au CROUS de Paris. 17. Chiffre officiel pour 1949-50, cité par AGERON, Histoire..., t. 2, p. 537. Estimation de Robert MALAN,

op. cit., pour 1954-55. 18. MALAN, op. cit.

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nombre suffisant sur place, était très inégal suivant les régions. Au début, le hasard des implantations jouait un grand rôle : la tribu kabyle des Beni-Yenni était la plus scolarisée d'Algérie (une école par village) en 1914, alors que la ville de Philippeville n'avait pas jugé bon d'ouvrir une seule école indigène ! En 1954, la scolarisation varie en fonction de la densité du peuplement européen, de celle de la population indigène, de son degré de sédentarisation et de groupement, enfin du niveau de vie général de la population. Dans la minorité qui a la chance d'entrer à l'école, bien peu parcourent victorieusement l'ensemble du cursus scolaire et universitaire ; presque tous n'osent espérer de plus beau titre que le certificat d'études primaires qui sanctionne l'achève- ment de la scolarité obligatoire. Une élimination massive frappe les élèves indigènes bien plus que leurs condisciples français d'origine. Dans le premier degré, on trouve deux fois plus d'élèves musulmans que d'européens : l'écolier musulman est donc cinq fois plus rare dans sa communauté que l'européen dans la sienne. Dans les cours complémentaires, 1 musulman sur 4 élèves. Dans les lycées et collèges, 1 sur 6. Au baccalauréat, 1 sur 7 reçus. Une telle élimination relâche les liens de camaraderie qui pourraient se nouer entre les élèves des deux communautés ; un fossé culturel se creuse d'année en année. Au terme de ce processus, l'Université d'Alger en 1954 compte 11,4% d'étudiants musulmans, alors que leur communauté représente 89,5% de la population totale de l'Algérie. Mais le pourcentage des Musulmans dans l'enseignement supérieur (environ 1 200 sur quelque 8 000 étudiants « algériens », à Alger et en métropole) serait au moins égal à ce qu'il est parmi les bacheliers : 1 sur 7, soit 14%. La sur-élimination frappe donc surtout avant l'accès à l'Université : à l'entrée du système scolaire et en cours de scolarité. L'étudiant musulman est néan- moins beaucoup plus isolé dans sa propre communauté que son camarade français. Un Musulman sur 15 342 est étudiant, pour 1 Français d'Algérie sur 227, et 1 métropolitain sur 300.

L'isolement de l'étudiant musulman est encore aggravé par l'inégale scolarisation des sexes : en 1954, on compte une fille sur 4 écoliers musulmans, une sur 6 ou 7 élèves dans le secondaire, environ une sur 20 étudiants dans le supérieur (51 sur 602 à Alger en 1954-55, une dizaine sur 200 à Paris en 1955-56). Les premières diplômées indigènes furent des institutrices (filles ou femmes d'instituteurs) (19), puis des sages-femmes avant 1914 ; la première étudiante musulmane à l'Université d'Alger semble avoir été Mlle Houria Ameur (dès 1927) ; mais l' Annuaire statistique de l'Algérie ne leur réserva une colonne qu'à partir de l'année 1936-37. Cette situation était surtout imputable au conservatisme de la société musulmane, renforcé par une réaction de défense.

2) Une sélection rigoureuse

On voit que l'enseignement des indigènes était bien loin d'une machine à fabriquer des intellectuels déclassés, à moins que l'on veuille ainsi qualifier les titulaires du certificat d'études ! Evitons de confondre les deux fonctions du système d'enseigne- ment : l'une de sélection sociale, l'autre d'intégration. Le petit reste qui échappait aux éliminations successives formait une élite résolue à recueillir le fruit de ses efforts. Mais la scolarité obligatoire visait un but moins ambitieux. Elle dispensait à tous les enfants jusqu'à l'âge de quatorze ans une formation de base qui leur inculquait les connais- sances et les valeurs requises pour en faire des membres conscients et utiles de la société dans laquelle ils devraient vivre. L'école républicaine de Jules Ferry diffusait les valeurs patriotiques et civiques dont l'incarnation dans les masses populaires pouvait seule fonder la République démocratique. L'homme du peuple devait savoir lire, écrire et

19. Cf. HAMET, op. cit, p. 202.

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compter pour être non pas un sujet, captif d'une ignorance entretenue par les puissants, mais un citoyen capable de connaître et de défendre ses droits et l'intérêt général (20).

Voilà pourquoi en Algérie les partisans de la « superposition des races » re- doutaient l'instruction des indigènes qu'ils préféraient maintenir dans un état d'hilo- tisme parfait. L'école publique était un « instrument de rénovation morale » qui visait la société indigène dans son ensemble. Elle donnait à ses élèves une chance de promotion sociale, sans les pousser au déclassement. Ses cours de morale enseignaient la grande loi du travail et de la solidarité, suivant laquelle « tout métier honnête est honorable ». La grande majorité des anciens élèves continuaient les activités de leur famille, sans chercher à prolonger leurs études après la fin de l'obligation scolaire.

Dans l'enseignement français, une ségrégation sociale était à demi institutionnali- sée jusqu'aux réformes de la V République (21). Les « fils de famille » faisaient toutes leurs études dans les lycées, depuis les petites classes jusqu'au baccalauréat, « titre de bourgeoisie ». Les enfants de milieux modestes, s'ils ne restaient pas à l'école primaire jusqu'au certificat d'études, risquaient d'être orientés vers l'« enseignement court » des écoles primaires supérieures et des cours complémentaires, aboutissant aux brevets élémentaire ou supérieur. Le lycée n'était pas inaccessible aux enfants les plus doués des classes pauvres, grâce à la gratuité instituée en 1930, et aux bourses, mais l'entrée en sixième, sous condition d'examen, représentait pour eux un dépaysement, une aventure. L'enseignement des lycées est, en effet, différent par son esprit et par son but de celui de l'école primaire. Il donne une culture générale qui prépare aux fonctions d'encadrement ou de direction de la société. C'est pourquoi la multiplication des lycéens et des bacheliers musulmans peu avant 1914 inquiéta les « arabophobes ». Les délégués financiers firent affecter le quart des bourses à l'enseignement primaire supérieur et mirent en demeure le gouvernement général de « faire entrer dans l'esprit des Indigènes cette notion d'enseignement primaire supérieur ». Ce qui fut fait, contre le désir des intéressés. Encore après 1945, les étudiants musulmans se plaignaient d'être systématiquement orientés vers celui-ci, ce qui leur faisait perdre du temps. L'ensei- gnement primaire ne servait pas de préparation au secondaire, il fonctionnait comme une filière séparée jusqu'à la fin des études. Sortis de l'école primaire supérieure avec leur brevet, les élèves les plus ambitieux pouvaient tenter leur chance au concours de l'Ecole Normale. En cas de succès, l'ancien écolier retrouvait l'école primaire en qualité de maître.

L'écolier algérien subissait également une relative ségrégation ethnique. De 1892 à 1948, l'enseignement primaire public en Algérie fut séparé en deux branches : l'enseignement A, entièrement conforme aux normes métropolitaines, et l'enseignement B, spécial aux indigènes. Les certificats d'études étaient différents, les maîtres aussi : dès l'école normale ils étaient partagés entre le « cadre A » et le « cadre B ». Mais l'enseignement A n'était pas interdit aux indigènes : en 1944 on y comptait 40 000 musulmans sur 160 000 élèves, et 90 000 sur 92 000 dans l'enseignement B. Pour éviter de prêter le flanc aux critiques des « arabophobes », les programmes de ce dernier en renforçaient l'aspect pratique, faisant la part belle à l'agriculture, aux travaux manuels, aux connaissances usuelles. Les manuels étaient adaptés au milieu algérien. Surtout, l'apprentissage de la langue française, préalable à la compréhension du contenu de l'enseignement, était méthodiquement organisé ; l'importance des « leçons de lan- gage » justifiait une scolarité plus longue d'un an que dans l'enseignement A. Les deux certificats d'études différaient par leur programme, non par leur niveau. Cet effort

20. Fanny COLONNA, op.cit, critique cette conception idéale. 21. Cf. Antoine PROST, L'enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, 1968. Rappelons qu'avant

1959 les lycées et les collèges étaient des établissements analogues ne différant que par leur statut : lycées d 'Etat, collèges communaux ou départementaux. La création des CES date de 1963.

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d'adaptation de l'enseignement B à son public avait du bon (22), mais il fut interrompu par la fusion des deux enseignements à dater du 5 mars 1948. Exécutée par le gouverneur général Marcel Edmond Naegelen, ancien ministre de l'éducation natio- nale, cette mesure visait à réduire la ségrégation ethnique en Algérie. Elle avait été ardemment réclamée par les Musulmans. En effet, l'enseignement B n'ouvrait guère d'autres horizons que celui des écoles primaires supérieures, des écoles normales primaires ou des medersas. La voie royale conduisait de l'enseignement A à l'Univer- sité, en passant par le lycée ou le collège. Les Musulmans algériens ne pouvaient accepter d'en être écartés.

C. — LA MISSION ASSIMILATRICE DE L'ÉCOLE FRANÇAISE

Cette réaction était plus récente chez eux que le refus traditionnel de « l'école du diable », « piège tendu à leur religion et à leur nationalité ». A vrai dire la religion n'était pas directement menacée. Les écoles des congrégations chrétiennes ont joué un rôle notable pendant l'éclipse de la scolarisation publique entre 1870 et 1883 (surtout en Kabylie), mais le prosélytisme n'était pas officiellement encouragé, par souci de sécurité. Les idées modernes diffusées par l'école laïque minaient sans doute les préjugés théocratiques, mais la morale laïque n'était qu'une morale religieuse sécula- risée, et les programmes de 1898 recommandaient d'en fonder les préceptes sur la volonté de Dieu.

1) La place de l'arabe dans l'enseignement français

Mais la nationalité des Algériens musulmans était effectivement menacée par la substitution du français à l'arabe. En 1830, les habitants de l'Algérie s'exprimaient pour les trois quarts d'entre eux dans des parlers arabes sensiblement différents de la langue coranique, et pour les autres en dialectes berbères ; mais pour tous la langue scolaire, la langue écrite était l'arabe classique. La conquête française entraîna sa déchéance. L'enseignement français sembla au début favoriser une double culture « arabe-fran- çaise », mais après la chute de l'Empire, il s'orienta vers l'assimilation en réduisant les leçons d'arabe à la portion congrue. L'arabe perdit son rôle de véhicule de la culture et devint une simple matière d'enseignement. « L'Algérie, c'était la France », et tous les Français doivent connaître leur langue. Conséquence logique, l'arabe fut à plusieurs reprises déclaré langue étrangère en Algérie (arrêt du Conseil d'Etat de 1935, décret Chautemps de 1938). En 1947 enfin le statut de l'Algérie stipula que, l'arabe étant l'une des langues de l'Union française, son enseignement devrait être « organisé à tous les degrés ». Ce qui ne signifiait pas qu'il dût être obligatoire : « Les inspecteurs primaires ont présenté en mars 1954 une motion singulièrement étroite où ils faisaient de l'arabe dialectal un patois, de l'arabe littéral une langue morte, de l'arabe moderne une langue étrangère ; ils concluaient en recommandant d'écarter l'enseignement de cette langue, considérée dans ce pays comme une forme oppressive d'arabisation » (23).

Jusqu'en 1949, l'enseignement français reléguait la culture arabe dans une filière marginale, celle des trois medersas fondées en 1850, dont l'enseignement bilingue préparait des magistrats et officiers ministériels musulmans chargés d'appliquer ce qui

22. Selon Robert MALAN, op. cit. 23. MALAN, op. cit. Cf. Des enseignants d'Algérie... (op. cit.), p. 60-61.

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restait du droit coranique dans le statut juridique des indigènes algériens, ainsi que des agents du culte islamique et des maîtres d'arabe (mouderrès). L'enseignement de l'arabe était donc strictement proportionné aux besoins de l'administration française. Com- ment s'étonner dès lors si, en 1954, l'Algérie ne comptait pas plus d'arabisants que la France d'héllénistes (24) ? Robert Malan, ancien professeur à la Médersa de Tlemcen, dressait en 1956 le bilan de l'enseignement de l'arabe dans l'école française. Au niveau primaire, 151 mouderrès (sur 11 561 instituteurs) dispensent deux heures de cours facultatives par semaine à 45 000 élèves : « Cet enseignement, mal intégré dans les programmes, ne laisse que peu d'empreinte dans l'esprit des enfants. L'arabe devrait être enseigné obligatoirement à tous les enfants dans toutes les écoles, et d'une manière qui ne soit plus aussi ridicule ». Quatre lycées franco-musulmans (deux à Alger, masculin et féminin, les autres à Tlemcen et à Constantine) avaient remplacé les anciennes médersas officielles sous le gouvernorat de Marcel Edmond Naegelen. Ils débouchaient sur un Institut d'études supérieures islamiques (ancienne division supé- rieure de la Médersa d'Alger) créé en 1946 à l'Université d'Alger. Cette filière formait des hommes complets, ouverts au monde moderne, tout en restant liés au meilleur de leur tradition. Louable exception, car « pour le moment la presque totalité des éta- blissements secondaires ne donnent qu'un pauvre enseignement de l'arabe à une minorité d'élèves. Par un surprenant paradoxe, la langue de la majorité des habitants de ce pays est enseignée comme un idiome étranger ». En général « la langue de ce pays ne tient presque aucune place dans l'enseignement officiel, à tel point que beaucoup d'étudiants autochtones ne savent pas parler correctement et écrire leur propre langue maternelle ».

2) L'enseignement arabe privé

Ces réactions d'un professeur français laissent présumer celles des intéressés : « La plupart ont souligné l'étrangeté d'un système d'enseignement qui les contraint à s'expatrier au Proche-Orient ou dans les universités islamiques nord-africaines s'ils veulent faire leurs études dans leur langue maternelle. » Effectivement, la communauté islamique ne pouvait accepter passivement l'effondrement de ses traditions. Les initiati- ves privées tentèrent de pallier la carence de l'Etat, rendu étranger à l'Islam par la conquête française, à maintenir vivante la culture arabe. En nombre fortement réduit par la confiscation des biens Habous, les écoles coraniques préservèrent la connaissance des lettres arabes, et des médersas tentèrent d'enseigner en langue arabe d'autres matières que le Coran. Les autorités françaises toléraient et subventionnaient celles qui faisaient preuve d'un « bon esprit » en acceptant de réserver quinze heures par semaine à la langue française. Mais elles suspectaient et tracassaient l'Association des Oulémas musulmans algériens, fondée en 1931 pour lutter contre l'assimilation et pour diffuser le patriotisme algérien. Cette Association animait tout un système d'enseignement consistant en un grand nombre de médersas primaires, un collège secondaire, l'Institut Ben Badis de Constantine, et des bourses pour les Universités Zitouna de Tunis, Karaouiyine de Fez et Al Azhar du Caire. Le nombre des écoliers arabisants et des tolba expatriés est encore plus douteux que celui des élèves et étudiants de l'Université française. L'Association annonçait en mai 1955, 193 médersas, 35 150 élèves et 511 maîtres. Mais une autre source de même bord ne mentionnait en 1951 que 7 000 élèves. Le nombre des tolba algériens vers 1954 aurait été de 1 000 à la Zitouna, 120 à Karaouiyine et 150 à Al Azhar, d'autres se trouvant en Syrie, en Irak, à Koweit (25).

24. Philippe MARÇAIS, « Cohabitation linguistique », in La cohabitation en Algérie. Secrétariat social d'Alger, 1956.

25. Robert ARON, Les origines de la guerre d'Algérie, Fayard 1962, p. 297. Cf. MALAN, op. cit.

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Mais en mars 1954, la revue des jeunesses de l'Association, le Jeune Musulman, donnait la liste nominative de « nos étudiants en Orient » : en tout 58. Quel que fût leur nombre, leurs conditions d'existence étaient difficiles. L'enseignement qu'ils recevaient, géné- ralement de contenu traditionnel, était d'un niveau inférieur à celui des universités françaises, malgré de tardifs efforts de modernisation. Ce ne doit pas être une raison de négliger ces étudiants orientaux, dont certains ont joué un rôle important dans la culture et dans la politique algérienne (26). Mais leur univers mental était sensiblement différent de celui de leurs frères peu ou prou « francisés ». Zahir Farès, auteur d'un mémoire de science politique sur le syndicalisme étudiant algérien, l'a constaté : « Il est entendu que dans la suite de l'étude, seuls les intellectuels de langue française seront retenus. Les intellectuels de langue arabe ont eux aussi eu leur aventure, mais n'ont pas subi les mêmes chocs en retour que leurs collègues. Les problèmes de restructuration, de définition et de reconquête de la personnalité n'ont pas été vécus de la même façon. Nous supposons ici que les intellectuels de langue arabe ont connu, dans leur groupe et dans leur personnalité, un équilibre, en tout cas une communion plus étroite avec la culture arabo-islamique, tandis que leurs collègues l'ont recherché sans cesse. » (27).

Il y avait donc deux élites algériennes qui se comprenaient mal, ou trois si l'on veut compter à part les anciens élèves des médersas et des lycées franco-musulmans, vivantes synthèses des deux cultures. Les Oulémas, qui regrettaient le temps où l'Algérie était une province de la culture arabo-islamique et réclamaient l'obligation de l'ensei- gnement de l'arabe (en attendant l'arabisation de l'enseignement), étaient conscients du danger de scission de la jeunesse algérienne au point d'envoyer leur fils dans les écoles françaises. Inversement, parmi les étudiants de formation française, certains regret- taient d'être coupés de la culture ancestrale et s'émouvaient de l'abaissement de la langue arabe. Mais, en dépit de cette double tendance au rapprochement des deux élites, leur séparation restait un fait, comme l'hégémonie de la langue française. D'après le recensement de 1954, parmi les 13,7 % d'adultes sachant lire et écrire, 55 % le savaient en français, 25 % en arabe, et 20 % dans les deux langues. Ainsi, les trois quarts des lettrés algériens étaient en tout ou en partie de culture française. Nous ne pourrons traiter ici que des étudiants francophones, les seuls avec qui nous avons pu commu- niquer.

Du fait de son extrême rareté, le titre d'étudiant acquit un grand prestige dans l'Algérie colonisée, au moins égal à celui du taleb dans celle de 1830. Il n'était pas de lycéen qui ne l'usurpât, avec l'espoir plus ou moins bien fondé de le mériter un jour. Les étudiants d'aspiration ou de regret étaient sans doute plus nombreux que les étudiants en titre, qui avaient conscience d'être minoritaires, et privilégiés.

26. Citons notamment Ali el Hammami et Abdelhamid Benhédouga, Belkacem Zeddour et le co lonel Boumedienne.

27. Les thèmes, les idées politiques et l'action du syndicalisme étudiant algérien de 1955 à 1962. Paris, Faculté de droit, 1966, p. 35.

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ANNEXES STATISTIQUES

I. — Titres conférés à des musulmans algériens de la fondation des Ecoles Supérieures d'Alger (1879-80) à l'année 1914-15 comprise. (Sources : Statistique générale de l'Algérie).

A) Baccalauréats (totaux de la fondation des Ecoles à 1908-09 et à 1914-15 compris ; palmarès annuel de 1909-10 à 1914-15.

B) Diplômes de l'enseignement supérieur.

C) Palmarès par Ecole (1880-1909) et par Faculté (1909-1915).

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II. — Etudiants musulmans algériens inscrits à l'Université d'Alger, de 1915 à 1962. (Source : Statistique générale, puis Annuaire statistique de l'Algérie).

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CHAPITRE II

SOCIOLOGIE

Expliquer l'apparition de cette minorité d'étudiants musulmans dans l'Université française par la disparition du refus scolaire, c'est déplacer la question. S'agit-il d'une réaction collective de la communauté musulmane comprenant qu'elle a tout à gagner à s'approprier les secrets du vainqueur ? Ce fut vrai à la fin mais non au début : le mur du refus scolaire fut d'abord ébranlé par des défections individuelles. Sa fin fut donc un fait social bien plus qu'un fait politique. Et le contraire eût été bien étonnant : la grande insurrection de 1871 avait été la dernière réaction collective du peuple indigène à la conquête et à la colonisation. Après cette date, on ne parle plus guère de « nationalité » à son propos : on le définit comme une « poussière de tribus », voire une « poussière d'individus » (maréchal Lyautey), en fait une poussière de familles. C'est le temps du « Vae victis » et du « chacun pour soi et Dieu pour tous ». D'une part, la société indigène dans son ensemble a été écrasée, appauvrie. D'autre part, les grands et les moins grands essaient de sauver la situation sociale de leur famille en se mettant au service de l'administration coloniale. Cette catégorie de « loyaux serviteurs de la France » comprenait toute une gamme de fortunes, mais les petits caïds étaient plus nombreux que les grands bachagas. Bon nombre d'entre eux étaient à l'origine de petites gens qui durent leur promotion au vainqueur, d'autres des rescapés des grandes familles rabaissées. Plus ou moins délibérément, la politique française en Algérie bouleversa la société indigène.

L'Université était l'un des facteurs de cette transformation sociale, par son recrutement, par sa finalité, et par le sort qu'elle réservait à l'étudiant. Quels étaient les heureux élus admis dans son sein ? Quelle sorte d'élite algérienne fabriquait-elle ? Quelle était enfin la transitoire « condition étudiante »? A ces trois questions, les réponses des intéressés sont claires et nettes :

1°) L'étudiant algérien était d'origine modeste. 2°) Une fois diplômé, il tendait à s'embourgeoiser. 3°) Pendant ses études, il restait pauvre.

A. - L'ORIGINE SOCIALE DES ETUDIANTS

Le premier point est a priori surprenant. A voir tous les obstacles accumulés devant les jeunes indigènes sur le chemin de la culture française, on pourrait croire que seuls les privilégiés de la fortune et les favoris de l'administration pouvaient y accéder.

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Supposition plus que vraisemblable : ce n'étaient pas les khammès, les journaliers agricoles, ou les sous-prolétaires des bidonvilles, qui pouvaient envoyer leurs enfants à l'Université ! Et pourtant, les étudiants algériens sont unanimes : « Nous sommes pour la plupart de pauvres gens sortis des douars et de familles modestes pour devenir bacheliers, on ne sait comment » (1), affirmait Ferhat Abbas dès 1927. Distinguons les conditions matérielles des études, leurs conditions culturelles, enfin leurs motivations sociales.

1) Les conditions matérielles et culturelles des études

Les étudiants algériens n'étaient pas nécessairement les héritiers des quelques grandes fortunes musulmanes, parce que l'enseignement supérieur français n'était pas réservé aux enfants de millionnaires. Les deux ou trois mille familles algériennes qui envoyaient leurs enfants au lycée en 1954 avec l'espoir de les pousser jusqu'au baccalauréat étaient vraisemblablement comparables aux familles européennes qui recouraient aux mêmes établissements. Faire des études complètes demande un minimum d'aisance, ou à défaut une bourse. Cette aisance prenait des allures de richesse en se détachant sur l'immense misère de la masse indigène. Les bourses sont normalement attribuées sous condition d'examen aux candidats méritants issus de familles pauvres. Mais un décret de 1886 permettait de les accorder sans examen « en faveur des familles ayant rendu des services signalés à la France ». L'administration en usait pour récompenser ses « loyaux serviteurs » : bachagas, aghas et caïds, militaires, agents de la justice et du culte musulman, interprètes, instituteurs, auxiliaires médicaux. Le crédit du budget des affaires indigènes réservé aux bourses d'enseignement secon- daire fut sensiblement augmenté de 1904 à 1914, afin de consolider une « bourgeoisie conservatrice » sous le gouverneur Jonnart (1903-1911), puis de former des officiers pour les régiments de tirailleurs sous son successeur Lutaud (1911-18). Mais l'élite indigène continua de réclamer une attribution moins arbitraire. En 1919, l' Ikdam, journal des « Jeunes Algériens », demandait « que la question de l'attribution des bourses à l'enseignement secondaire et supérieur soit absolument subordonnée au mérite des élèves, quelle que soit leur condition sociale. Les errements anciens, qui consistaient à accorder ces bourses à une caste privilégiée, doivent prendre fin pour ne laisser place qu'à un sentiment de justice et d'équité (...) » (2). En 1927 encore, Ferhat Abbas, lui-même boursier et fils de caïd, constatait : « L'enseignement secondaire, base de l'enseignement supérieur, n'est accessible qu'à un petit nombre de riches et aux boursiers du Gouvernement Général. Or ces boursiers, fils de caïds en majorité, n'ont qu'un idéal : devenir caïd à leur tour. Par conséquent, ils ne profitent pas, ou profitent mal, des avantages dont on les fait bénéficier » (3). Vingt ans après, Abdelkader Safir dénonçait la maigreur des bourses d'enseignement supérieur, la lenteur de la procédure et la rareté des bénéficiaires (moins de 30% des demandes seraient satisfaites, au lieu de 90% selon le recteur). Si elles n'étaient plus réservées aux « fils de grande tente », leur attribution restait subordonnée à une enquête de la police des renseignements généraux (4). Au moins n'était-il pas question de discrimination raciale. En 1949, dans le budget de l'Algérie, près du cinquième des bourses d'enseignement secondaire (4 millions de francs sur 22 millions) étaient attribuées aux élèves musulmans qui for- maient un sixième de l'effectif en 1954 ; et près du quart des bourses d'enseignement supérieur (700 000 francs sur 2 700 000) alors que les bacheliers et les étudiants

1. « L'intellectuel musulman en Algérie », in Le Jeune Algérien (recueil d'articles publié en 1931); p. 50. 2. L'Ikdam n° 33, 20 novembre 1919. 3. ABBAS, op. cit, p. 51. 4. Egalité, 6 février 1947.

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musulmans ne représentaient pas plus de 14% du total (5). Mais les bourses algériennes (du gouvernement général ou des trois conseils généraux) étaient plus rares que celles de la métropole : 6 à 7% des étudiants d'Alger en bénéficiaient en 1954 contre 18% en France (6). Et surtout, leur montant était beaucoup moins élevé (7). Ce point mériterait une étude plus approfondie.

Contrairement au rôle qu'il joue en France, le facteur socio-culturel ne semble guère avoir ici renforcé la sélection par la fortune. Dans les premières générations au moins, tous les étudiants algériens découvraient une culture étrangère à leur milieu familial. Les grandes familles traditionnalistes ne transmettaient pas un « héritage » culturel directement utilisable à l'école française. Les vrais « héritiers » bénéficiaires d'une imprégnation culturelle extra-scolaire en français, étaient les fils d'instituteurs, qui n'étaient pas des privilégiés de la fortune. De plus et de moins riches se heurtaient aux obstacles qu'a bien exposés Ferhat Abbas : « Appelés à acquérir des connaissances dans une langue qui n'est pas celle de notre enfance, la langue française n'étant pas entrée dans le foyer musulman, il est évident que nous rencontrons des difficultés que nos camarades français ignorent. L'école indigène cherche bien à remédier à cette situation, mais elle n'y parvient pas. L'élève, hors de la classe, parle sa langue, il la parle dans la cour de l'école, dans la rue, dans la famille. Or, aussi longtemps qu'il ne possèdera pas les premiers éléments du français, l'enseignement de toute autre matière restera sans fruit pour lui (...). A ces multiples inconvénients s'ajoute l'ignorance des parents. L'aide et la direction que les petits Français trouvent chez les leurs fait complètement défaut ici. L'élève n'a que son maître » (8).

La diffusion progressive du français comme seconde langue parlée dans les villes et dans les villages de colonisation a vraisemblablement estompé ces difficultés. Et surtout la succession de plusieurs générations d'une même famille dans les écoles françaises diminuait pour chacune le dépaysement de la précédente. Ainsi se constituait un capital d'acculturation dont bénéficiaient les enfants des familles les plus préco- cement et les plus intensément scolarisées. Mais il n'existait pas de relation simple entre les niveaux de fortune et de culture française.

2) Les motivations sociales des études

Les chiffres cités suggèrent que les étudiants musulmans étaient en moyenne, moins aisés que leurs camarades européens. Ils seraient donc plus ambitieux, parce que moins bien « installés » dans la société algérienne coloniale. Distinguons les étudiants riches, les « fils à papa », de ceux qui étudient pour en tirer un avantage. Les uns ont leur avenir assuré, les autres fondent leur situation sociale sur leurs études. Distinction également valable à l'intérieur de la société musulmane.

Dans cette société existaient d'anciennes élites, que l'on peut appeler « aristo- craties » parce que leurs membres se distinguaient par l'orgueil de leur lignage, ou « féodalités », si l'on préfère stigmatiser par ce mot l'autorité abusive qu'ils imposaient à la masse indigène. Ces « familles de grande tente » se rencontraient surtout dans les campagnes les moins colonisées, où les cadres traditionnels subsistaient apparemment inaltérés. On pouvait y distinguer plus ou moins nettement les djouad, nobles d'épée,

5. La République algérienne (185), 8 juillet 1949. Cf. AGERON, Histoire de l'Algérie... t. 2, p. 537, qui estime à 9,76% le pourcentage des musulmans parmi les étudiants « algériens » en 1949-50.

6. « L'Université d'Alger » in Consciences maghribines (4), 1955. Selon AGERON (op. cit. p. 537), le pourcentage des boursiers parmi les étudiants musulmans ne dépassait pas 20% après 1945.

7. Cf. infra. 8. ABBAS, op. cit., p. 50.

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Version condensée et remaniée d'une thèse de troisième cycle soutenue le 28 juin 1980 devant les professeurs Jean-Baptiste Duroselle, Charles Robert Ageron et Mohammed Arkoun, ce livre vient combler une lacune dans l'historiographie de l'Algérie contemporaine. Il contribue à une meilleure connaissance des élites algé- riennes actuelles en éclairant le rôle des étudiants et intellectuels musulmans algé- riens de culture française dans l'évolution politique de leur pays, de la colonisation à l'indépendance.

Une première partie retrace leur apparition dans l'Algérie coloniale, les situe dans leur société, et met en rapport l'évolution du mouvement étudiant avec celle du mouvement revendicatif musulman jusqu'en 1954. La deuxième expose en détail leur participation à la guerre de libération nationale, dans ses diverses formes et ses phases successives entre 1955 et 1962. Enfin, la troisième présente leur idéologie, d'abord dans son évolution globale, puis à travers les étapes de la sociali- sation individuelle, et les thèmes du nationalisme.

L'ensemble de l'ouvrage propose une explication de l'échec de la politique française d'assimilation, en mettant en évidence le «complexe populiste» des intellectuels algériens.

L'étude repose sur l'exploitation systématique des sources disponibles en langue française: entretiens avec d'anciens étudiants algériens, documentation écrite, notamment les périodiques, les brochures et les livres publiés par eux (sans oublier les œuvres littéraires), enfin archives publiques ou privées accessibles.

L'auteur ne s'est pas contenté d'analyses rigoureuses: il a voulu tenter, en laissant une large place aux citations, la résurrection d'un passé révolu.

Guy Pervillé, né en 1948, est assistant en histoire contemporaine à l'Univer- sité de Limoges.

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