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DOLORES Loubatières Progreso Marin une vie pour la liberté

Dolores, une vie pour la liberté

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Energie d’un visage anonyme qui sort de la glaise… Dolores Prat. Née en 1905, maîtresse de maison à huit ans, syndicaliste à quatorze, nommée à un poste de responsabilité à la C.N.T. en 1936, exilée, militante mais aussi mère, grand-mère et arrière grand-mère aimante. De la Catalogne espagnole natale à Toulouse, la trajectoire d’une anonyme parmi d’autres, grandeur du Peuple… Une femme anarcho-syndicaliste dans la tourmente de la révolution et de la guerre d’Espagne, un des tournants du xxe siècle. Une vie forte, symbole de toutes ces femmes et de tous ces hommes qui ont œuvré, à en mourir, pour la Liberté.

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DOLORES

Loubatières

Progreso Marin

une vie pour la liberté

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ISBN 978-2-86266-380-7

© Nouvelles Éditions Loubatières, 20024e édition, 2008

10bis, boulevard de l’Europe – BP 2731122 Portet-sur-Garonne cedex

[email protected]

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Progreso Marin

Dolores

Loubatières

une vie pour la liberté

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Ripoll, 1905, Catalogne espagnole,au confluent de deux rivières, le Ter et le Freser, crachote ses usines de textile et sa misère…Parmi toutes ces fourmis laborieuses, certaines décident dans leur vie de se tenir plus droites que d’autres…Dolores, une vie pour la liberté…

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LA PRÉDICTIONDE L’OISEAU

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L’ouleIl fait froid, en cet hiver 1912 et la nourriture est

rare. Sur le maigre feu de bois, un feu de grand-mère, feuau bois arraché des bois, humide de la sueur du chemin ;ah ! la litanie de ces fagots qui gémissent maintenant dansl’âtre. Branches cassées, petites branches, brindilles, lapanoplie du parfait allumeur de feux est venue sur lespierres du chemin.

Sur ce filet de feu, une oule, vaste marmite en terre,pendue à la crémaillère, où mijote du poumon de bœuf.Eh oui! le beefsteak du pauvre crépite au fond du récipienten terre. La mère, malade depuis plus d’un an, gémit touten surveillant la cuisson; elle est allongée sur le lit, à mêmela pièce, dans un coin. Parfois, le dos tourné, elle se recro-queville sur son ventre malade.

Dolores a 6 ans ; elle sent son estomac crier famine.Ses frères, plus âgés, ont déjà piqué des morceaux de viandedans le pot. Dolores, poussée par la faim, s’enhardit ; troppetite pour atteindre l’oule, elle grimpe sur une chaise etlà, pêche un beau morceau de poumon huilé. Elle l’avalegoulûment, quel délice ! Avec la faim, tout est fumet etrôt ! Le manège se renouvelle plusieurs fois ; ses frères,maintenant qu’elle devient une rude concurrente, lui tapentsur les doigts pour lui faire lâcher prise. Tout ceci sans

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bruit pour ne pas attirer l’attention de la mère. Dessins sansparoles.

Au bout d’un moment, au prix d’un effort surhu-main, la mère se lève pour touiller les morceaux. Là, depuisde longues minutes déjà, la terre du fond de la marmitecuit seule, il ne reste que des miettes du poumon et, sansjus, la belle oule rutilante lâche prise. Le cul se fendille,adieu poumon, huile et fondement de l’oule !

La mère reste là, l’anse à la main :« Si au moins vous me l’aviez dit, j’aurais sauvé la

marmite… »

Les Rois MagesTout le monde sait qu’en Espagne, le père Noël, ce

sont les Rois Mages : Gaspard, Balthazar, Melchior. Ilsarrivent par la route de Barcelone, la nuit tombante, à lalumière des lampions. La myrrhe, l’encens et une orange.Le père Noël des pauvres, une pauvre mais magnifiqueorange, « bleue comme la terre ». Une enfant de sept ans,au bras de sa mère, malade depuis quelque temps, finitles maigres emplettes de los Reyes. Une petite poupéepour sa sœur et pour elle, une orange. Au balcon, descadeaux rutilants, des poupées splendides aux grandsyeux noirs et aux joues roses, des tambours magnifiques,des jeux de quilles colorées, des bonbons, des chocolatsà la liqueur, des papiers argentés pour emballer le tout…

L’enfant, aux yeux curieux, questionne sa mère :« Pourquoi ceux-ci ont tout et nous si peu ? »La mère, d’une voix hésitante :

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« C’est que nous habitons dans les combles et lesRois Mages n’ont pu arriver jusque-là.

– Ce n’est pas logique, répond du tac au tac l’enfant,nous sommes plus près du ciel, nous devrions être servisles premiers. »

La mère se tait, devant ces réponses implacables,sa ferveur de chrétienne doit tourner dans sa tête « lesderniers seront les premiers ».

L’enfant, devant ce silence, continue :« Ce n’est pas juste, eux, qui ont tout, tous les jours,

sont encore mieux servis par les Rois Mages. »Comment est-ce possible ? Déjà dans sa tête, sa foi

ébranlée par la non-réponse de la Vierge à la seuledemande de la mère « donnez-moi la santé pour élevermes enfants ». L’enfant fait ses calculs, c’est un deuxièmemanquement grave. Pas de jouets aux pauvres, quel est ceDieu si injuste ? Existe-t-il même?

Dans les yeux curieux de l’enfant commence à rou-ler la fureur qui ira s’amplifiant…

Poupée de chairLe mythe des Rois Mages, apportant la myrrhe,

l’encens… a de la couleur dans cette région du monde.Illusions de sable chevauchées par tous ces enfants dansles nuits froides de janvier…

Dolores a un coup au cœur ; une tête dépasse dudrap dans le lit des parents ! Ses vœux sont-ils enfin exau-cés ? Cette magnifique poupée, qu’elle convoite depuis

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si longtemps est-elle là ? Pas de doute, la mise en scènedes parents est réussie : ce visage aux couleurs fardées, auregard vif, avec des cils bien noirs et longs, c’est elle…Ces cheveux soyeux, qu’il fera bon promener sa maindans les boucles… C’est elle !

L’émotion monte dans son corps, plutôt réservé, lesang afflue à ses joues, un élan qui devient de plus en plusirrépressible… Finis les Noëls aux pelures d’orange, enfinun vrai Noël de roi, de celui qui fait le plus peur avec sapeau noire et exotique… Elle en pleurerait si c’était legenre de la maison, mais la vie dure a déjà séché ses larmes,taries à la source même. Dans le noir, sans électricité, il fautse battre, mais Dieu que cette poupée sera une bonnecompagne… On partagera les repas, le poumon des ani-maux à la chair flasque, le faux chocolat qui n’est qu’un petitbout de pain, la côte d’orange de Noël… La dînette seraroyale avec cette poupée au teint vermillon comme lesfutures stars du cinéma.

À moi, la poupée ! Dolores n’en peut plus, touteretenue envolée, elle saute sur le lit des parents… Elle estlà, elle va la prendre dans ses bras d’enfant, lorsque… ohstupeur ! un cri, un vrai, est sorti de la gorge de ce car-ton-pâte… Il y a erreur… tromperie sur la marchandise…erreur des Rois Mages… Ce n’est pas possible, le progrèsn’est pas allé aussi vite… Ce n’est pas une poupée quiparle avant l’âge… La pincer pour savoir ! Comme unesauvageonne… elle découvre le drap, va empoigner le brasde la poupée, lorsque… C’est son bras qui est retenu fer-mement… Son père qui a compris, l’arrête…

« Tu n’es pas contente d’avoir une petite sœur ? »

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Tout s’écroule, le beau rêve de celluloïd s’envole surles chameaux des Rois Mages… Le noir froid sous la bou-gie incertaine revient… Je voulais une poupée, une vraie…et non pas… une bouche de plus à nourrir !

Un rêve est passé, des larmes invisibles coulent surles joues de Dolores. Eh non, les Rois Mages n’ont pasaccompli de miracle !

La rivièreComme tous les vendredis depuis quelque temps,

la misère est si noire, proche de la famine, que Doloresaccompagne sa grand-mère maternelle mendier un plat desoupe et un quignon de pain dans une ferme à huit kilo-mètres de Ripoll. Sa grand-mère est aveugle et c’est elle,à 5 ans, le guide. Il faut deux bonnes heures de marche pourarriver à la ferme et là, toute honte bue, assises sur lesmarches du perron, elles avalent avec toute la retenue pos-sible une assiette de soupe, réconfort après cette longuemarche. Le quignon de pain, lui, reviendra à Ripoll dansla poche pour de futures maigres soupes ou pour jouer lerôle de garde-manger de secours. En effet, Clara, la sœursourde et muette, les jette sous son lit, son garde-mangerpour les mauvais jours.

Ce vendredi-là, le temps est couvert et l’oragemenace. Elles ont bien pressé le pas à l’aller, mais lesnuages s’amoncellent et deviennent menaçants. La soupeavalée du coin de l’œil, l’autre étant fixé sur le ciel, ellesrepartent rapidement. L’enfant a beau exhorter grand-

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mère à presser le pas, ses yeux ne lui permettent pas d’al-ler plus vite. Ce qui devait arriver, arriva. De grosses gouttesnoires de malheur se mettent à tomber. En un instant, lechemin est un torrent, les pas sont de plus en plus diffi-ciles et le pire est à venir. Comment traverser la rivièrequi est à mi-chemin? Elle gonfle si rapidement. L’enfanttire littéralement mère-grand ; la rivière gonfle, gonfle.Pas de pont, le passage s’effectue à gué, de pierres enpierres : elles sont pratiquement entièrement recouvertes.Vite, vite, sinon la route sera coupée et le danger d’êtreemportées, grand aussi.

L’enfant saisit un bâton, le tend à la grand-mère,qui dans un effort surhumain, guidée par sa petite fille,saute, elle se reçoit à moitié, mais elle tient debout ; encoreun effort, la rivière boueuse est là. Un autre saut, un équi-libre précaire, mais un équilibre tout de même, l’enfanttire de toutes ses petites forces. Elles s’écroulent sur larive, ouf ! Un gros tronc d’arbre dévale à toute vitesse,dévastant tout sur son passage ! Il était plus que temps.

À petits pas de « noyées », la marche reprend, lecroûton de pain mollit dans les poches, mais sauvées,comme Moïse !

Le pain(deux sous…)

C’est l’époque des feuilles mortes, dans la lumièreparticulière de ces après-midi d’automne due à la des-cente du soleil dans le ciel et à ses reflets jaunes sur lesfeuilles mordorées qui jonchent le sol. Sur la route de

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Barcelone à Ripoll, une enfant de 7 ans, un cabas à lamain, traîne malgré tout son insouciance. Quel bonheur !il y a des jours, des mois même qu’elle n’a pu aller cher-cher du pain avec de l’argent. Toujours à guetter la sortiedes acheteurs, pour se retrouver seule face à la boulan-gère :

« Un pain, s’il vous plaît, nous vous paierons à lafin du mois. »

Ces mots débités rapidement, pour cacher la honteet éviter la venue d’autres clients. Le sourire las de la com-merçante qui fait semblant d’y croire et donne le pain siconvoité. Eh oui ! aujourd’hui, c’est bizarre, deux sousmagiques tintent dans la poche, bien au chaud; deux petitsbouts de métal mais si précieux.

Alors, tout à sa joie, l’enfant a envie de les faire sau-ter dans sa main, de jongler, la griserie quoi ! Et hop ! çay est, le métal s’élève mais la chute sera bien dure. Lamain a failli, les deux pièces escampées dans les feuillesmortes. Stupeur, recherche fébrile, ce n’est pas possible…pas possible ! Autant chercher une aiguille dans un tas defeuilles ! La lumière n’est plus aussi douce, les feuilles, untapis de deuil. Le deuil de deux piécettes, passeport pourun pain qui aurait été acheté pour de bon… Les larmesmontent… Il faut les avaler et préparer les mots rituels :« Un pain, s’il vous plaît… ».

CaroubesLe père était toujours attendu, les trois soirs qu’il

rentrait à la maison. Ce n’était jamais avant 8 heures du

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soir, plutôt 9 heures ou même plus tard. On était couchetôt par nécessité, car les bougies s’usent vite et coûtentcher. Il était cependant attendu le plus longtemps pos-sible : les repas étant justes, il portait dans ses poches desgarofas ou algarobas, fruits du caroubier, des gousses àpulpe sucrée qui étaient espérées avec délice. Il n’avait pasencore franchi la porte qu’il était assailli par ses quatreenfants présents à la maison, Juan, Pepet, Clara, la sourdeet muette, et Dolores.

Dans ses poches, Josep, le charretier, mettait lescaroubes les plus amples, les plus appétissantes… ces mêmescaroubes qui encourageaient ses trois chevaux dans la duremontée du col de Tosses, longue de vingt-cinq kilomètres.De temps en temps, il glissait ces gousses dans la bouchedes chevaux ce qui leur redonnait courage et force. Et cesmêmes gousses, dans la plaine, satisfaisaient l’appétit deses enfants qui avaient encore faim.

Une chanson de l’époque dit :

Soy soldado de España Je suis soldat d’EspagneY en el cuartel Et à la caserneMe dan paja y garofas On me donne de la paille

et des caroubesComo a los animales. Comme aux animaux.

Eh oui ! ces caroubes sucrées qui dopaient les che-vaux, apaisaient aussi la faim des enfants. Cette scène sedéroulait souvent le soir, à la lumière incertaine, car l’élec-tricité ne pourra être installée que des années plus tard,lorsque Dolores fera ses 14 ans, en 1919.

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Le père Noël des chevaux descendait de la mon-tagne, les poches remplies de caroubes bienfaisantes…

Un, deux, trois… lait avaléMaria, la mère de Dolores, se tord de douleur. Son

ventre, son ventre… Ce n’est que bien plus tard, plus devingt ans après sa mort, que Dolores saura la vérité : c’estun cancer qui va l’emporter bientôt. Pour l’instant, Doloresest chargée d’aller acheter un demi-litre de lait… Oui,c’est bien ça ! un demi-litre… pas une goutte de plus,finances obligent.

Ah! ce bon lait crémeux, la nata 1 dans ses bouteillesvertes qui encore, aujourd’hui, déclenchent le goût de laità leur seule vue, chez tous ceux qui les ont connues. Dur,dur pour l’enfant de résister, à y porter ses lèvres. Bon,une petite gorgée, la dîme, la récompense des deux kilo-mètres effectués. Ce lait crémeux, avec son goût fort ! unedrogue ! un air de revenez-y ! Comment lutter ? Mère ena besoin, cela va la guérir, au moins la nourrir pour tenirbon, face à la maladie. L’enfant culpabilisé, court commeUlysse se bouchant les oreilles pour ne pas entendre, encourant la maison se rapproche! Un arrêt, le souffle coupé,une deuxième petite gorgée. Que c’est bon ! Dieu quec’est bon ! ce lait qui s’écoule lentement. Ah ! une idéecomme en ont les enfants: « J’ai le droit d’en boire une gor-gée tous les six platanes » se dit Dolores. Il faut vous direqu’avant que l’urbanisation lépreuse ne s’empare de ce

1. Crème.

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beau lieu, la route de Barcelone était bordée de platanesmagnifiques, ombreux à souhait. Et, pour que la haltesurvienne plus vite, l’enfant se met à courir. Le rythmeest trouvé, une gorgée tous les six platanes. Seulement,cette route est longue ! Pourvu qu’il en reste, pense apeu-rée l’enfant. Ouf ! maison en vue, au bruit du lait brin-quebalant dans la bouteille, il en reste !

Vite, auprès de la mère, un pieux mensonge auxlèvres :

« J’ai tombé la bouteille, un peu de lait s’est ren-versé. »

La mère sourit faiblement, avalant le doux men-songe.

« Quelle chance que la bouteille en verre nait rien,après une telle chute, un miracle ! »

Un fond de lait ballotte dans le joli verre et… un,deux, trois… lait avalé !

La sanquetteDolores va sur ses 7 ans. La mère toujours malade,

il est dur de joindre les deux bouts.Aussi, lorsque l’un des ouvriers de l’abattoir lui dit

de temps en temps :« Cette semaine, nous allons abattre des moutons,

tu pourras venir acheter du poumon et des tripes, et sic’est possible, je te donnerai du sang pour la sanquette2 ».

2. Sang que l’on mange frit.

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C’est la joie ! Ce n’est pas que ce spectacle du sangqui gicle soit ragoûtant, mais comme la faim chasse leloup du bois… elle oblige à surmonter ses dégoûts…

Dans deux ou trois jours si tout va bien, ce sera labombance du pauvre, des poumons qui cuiront dans desoules en terre, les tripes qui seront assaisonnées et la san-quette… La veille, il faut passer à l’abattoir, laisser le cabaset l’argent de ce qu’on va acheter. Parfois, ce sont de faussesjoies car il y a trop de demande et les employés ne peu-vent satisfaire tout le monde. Il faut repartir sans rien,avec simplement l’espoir d’en avoir la prochaine fois.

Les cabas, alignés comme les moutons morts, avan-ceront dans la chaîne… Au suivant !

L’abattoir est près de la rivière Ter, vers le pont oùpasse la route d’Olot. C’est un grand bâtiment, bienconstruit, montrant par-là l’importance qu’il tient dansl’économie locale. Les bouchers y tuent eux-mêmes lesbêtes achetées. L’édifice est propre grâce à l’eau de larivière, mais une odeur caractéristique imprègne le sol.Les bêtes sont tuées dans une grande salle. Plus loin, setrouve un petit local, tout près de la rivière, tenu par unefemme âgée qui distribue les abats dans les cabas. Doloresarrive dans la cour de l’établissement, elle est une desclientes les plus jeunes, aussi les employés sont un peu àses petits soins.

C’est jour de chance, elle a de la marchandise et enplus du sang comme promis !

L’enfant tourne la tête pour ne pas voir le spectacledu mouton égorgé, du gros couteau planté dans sa chair,

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le sang d’un rouge noir coule maintenant dans un vase enterre.

« Ôte-toi de là, nene 3. » Un des employés, apitoyépar son jeune âge se met à tourner le sang à sa place.L’homme lui évite le contact du sang gluant et chaud,quelque peu écœurant. Il faut tourner pour éviter des gru-meaux, des caillots. Dolores tient ferme le récipient etdans sa tête, pour l’aider à tenir le coup, elle voit déjà lesang dans la poêle, se coaguler comme une omelette. Celafera un fameux plat : la sanquette.

Elle passe maintenant récupérer son cabas quicontient les tripes et du poumon. Ce sont des pratiquesde ce genre qui ont aidé des générations à se nourrir.Rien ne se perdait, des circuits de distributions se créaient,y así anda la vida 4…

Premier serment(Mort de la mère)

Les invocations à la Vierge n’ont pas eu les effetsescomptés ; dans la souffrance, sa mère est morte. Un can-cer l’a emportée. Jep, le charretier, se trouve maintenantavec cinq enfants sur les bras, Dolores, à 8 ans, va deve-nir la maîtresse de maison. Dettes, poux…, mais tendresseenveloppent la mansarde des Torres, route de Barcelone,à Ripoll.

3. Petite.4. Et ainsi va la vie.

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On s’affaire ; de bonnes âmes trouvent des habitsde deuil. Cet empressement à trouver des solutions pourque les normes soient respectées et que le deuil soit hono-rable, trouble l’enfant qu’elle est encore pendant quelquesheures. Pour la mort, pas pour la vie ; décidément, lesadultes sont bizarres. Elle ne pleure pas, le cercueil estdéposé dans l’incho 5. Dents serrées, poings fermés, Doloresmarmonne : « Plus jamais, plus jamais, jamais plus lamisère… ». La vie d’adulte s’ouvre devant elle.

AnalphabèteDolores va sur ses 9 ans… Un dimanche, son père

entre dans la cuisine ; elle tient un journal entre ses mainscomme un lecteur ordinaire… Mais, oh surprise ! lorsquele père s’approche de plus près, le journal est à l’envers. Laune qu’elle essaye de lire se trouve tournée dans le mau-vais sens !

« Tu ne sais pas lire !– Non, non, avoue-t-elle piteusement.– Qu’est ce que tu apprends chez les sœurs depuis

que tu y vas ?– J’ai peur, j’ai peur… C’est tout ce qu’elle arrive à

marmonner.– Il fallait me le dire auparavant. Je croyais bien

faire, car on disait qu’elles enseignaient bien. Bon, lasemaine prochaine, je me ferai remplacer le samedi et j’ar-riverai de Puigcerda avant pour pouvoir me rendre à lamairie et t’inscrire à l’école communale. »

5. Cimetière à la catalane

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DOLORESune vie pour la liberté

Progreso Marin, écrivain, est né à Toulouse de parents exilésrépublicains espagnols. Après la première édition de Dolores, unevie pour la liberté (2002), il publie en 2005, Exil : témoignagessur la guerre d’Espagne, les camps et la résistance au franquisme, etcontinue à donner la parole à ces oubliés de l’Histoire en 2008grâce à Exilés espagnols, la mémoire à vif. Avec Violette Marcos,il a aussi écrit 1936 : luttes sociales dans le Midi, qui retrace cet

immense mouvement social dans le Sud-Ouest. Il est également poète, un recueil,Écluse suivi de Buées, est paru en 2005 aux éditions N&B; de nombreux poèmesinédits ont été publiés par les revues En Je et Encres Vives.

Energie d’un visage anonyme qui sort de la glaise… Dolores Prat. Née en 1905, maîtresse de maison à huit ans, syndicaliste à quatorze, nommée à un poste de responsabilité à la C.N.T. en 1936, exilée, militante mais aussi

mère, grand-mère et arrière grand-mère aimante. De la Catalogne espagnole natale à Toulouse, la trajectoire d’une anonyme parmi

d’autres, grandeur du Peuple… Une femme anarcho-syndicaliste dans la tourmente de la révolution et de la guerre d’Espagne, un des tournants du XXe siècle. Une vie forte, symbole de toutes ces femmes et de tous ces hommes

qui ont œuvré, à en mourir, pour la Liberté.

En 1940, au camp d’hébergement deMagnac-Laval (Haute-Vienne) avec sasœur Clara et Carlos, réfugié madrilène.

Dolores Prat, Eusebio Ariso et Alonso Ruiz au local de laConfederación Nacional del Trabajo, à Toulouse.

ISBN 978-2-86266-380-7

20€