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D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 1
De la philosophie africaine et ailleurs
Dominique FolscheidProfesseur de philosophie
Université ParisEst
Des problèmes en cascade
« Philosophie africaine : l’anthropologie », tel était le thème d’un colloque qui s’est tenu à Rome, à l’Université pontificale urbanienne, les 2629 novembre 2006. Les textes présentés ici sont soit tirés des communications présentées par les participants, soit ajoutés par la suite, en raison de leur consonance avec les problèmes de fond auxquels pareil énoncé ne pouvait manquer de renvoyer. Car sous son apparente banalité académique, il soulève une volée de questions tantôt épineuses, tantôt brûlantes.
Elles concernent bien sûr la philosophie : prendelle ou non la couleur de ses ancrages empiriques, avec ses lieux, ses temps et ses hommes ? Affaire de philosophie de la philosophie, bien sûr, où vont s’affronter à nouveau les deux grandes options qui se disputent la prééminence. D’un côté, la tendance platonicienne ou platonisante, qui fait de la philosophie une activité sans âge, car centrée sur un monde d’Idées situé hors de la géographie et de l’histoire. De l’autre côté, la tendance hégélienne, pour qui l’universel doit nécessairement se particulariser à travers l’esprit des lieux, des temps et des peuples. Dépend encore de cette dernière celle qui relève de son renversement interne accompli par la pensée marxienne, pour laquelle c’est l’histoire qui fait l’esprit et non l’esprit l’histoire.
Pour pouvoir légitimement parler de « philosophie africaine », il faut, de toutes façons, établir un lien entre la philosophie et l’Afrique. Mais en admettant qu’un tel lien existe, qu’il soit fondé en raison, de quelle nature estil ? Estil essentiel, ce qui permettrait de parler de « philosophie africaine » comme on parle de « philosophie grecque » ou de « philosophie allemande » ? Ou bien estil accidentel et contingent, la « philosophie africaine » n’étant alors qu’un emballage formel pour désigner la philosophie made in Africa ? Ou plus simplement encore une manière de rappeler à ceux qui l’ignorent qu’il existe des Africains philosophes ?
Mais aussitôt ces questions laissent apparaître autant de problèmes sousjacents, qui ne demandent qu’à revenir à la surface, quitte à occuper toute la place. Par là, on en vient à l’anthropologie, mais dans la plus grande confusion. Car enfin, que signifie pour un philosophe le fait d’être africain ? Estce que cela entraîne ou non l’africanité du philosophe ? Et même si la réponse est positive, cela suffitil à justifier que l’on parle alors de philosophie « africaine » ? Or il est clair qu’aucune de ces questions ne peut recevoir réponse, sans qu’on sache ce que signifie « être africain » tout court. Mais comme l’ « être africain » ne concerne évidemment pas les seuls philosophes, mais tous les êtres humains appartenant au sousgroupe des Africains, c’est une nouvelle question qui surgit : en quoi consiste l’africanité des Africains ? Du fait qu’ils sont Africains, répondraton, croyant peutêtre fermer le ban, alors qu’on l’ouvre alors sur l’une des questions les plus controversées qui soient : celle de l’identité de l’Afrique ellemême.
Partis de la question de l’africanité éventuelle de la philosophie, c’est maintenant l’Afrique qui est en cause. Qu’estce donc que l’Afrique ? Mais de quelle Afrique doiton
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parler ici et qui est habilité à en parler ? Car il y aura l’Afrique du géographe, celle de l’historien, celle de l’économiste, etc., qui apporteront chacun leur pierre. Mais entre apporter des matériaux de nature hétéroclite et construire ce qui s’appelle une identité, il y a un abîme. D’autant que cette identité qui doit nous servir de ligne de mire doit s’avérer pertinente en matière de philosophie.
Estce alors au philosophe qu’il faut confier cette tâche ? Nous avons ici un précédent célèbre, celui de Husserl, philosophe s’il en est, s’interrogeant sur l’identité européenne au point de vue philosophique1. Mais le faitil en tant que philosophe européen, ce qui suggère l’existence possible d’une « européanité » de la philosophie, ou bien en tant que philosophe tout court, adoptant le point de vue de l’Idée ou de Sirius ? À dire vrai, on ne s’est pas posé la question, et le seul fait qu’on se la pose à propos de la philosophie africaine vaut ici piqûre de rappel, donc bon moyen de faire avancer la réflexion sur la situation de la philosophie dans l’espace et le temps de la culture. Or à partir du moment où le problème philosophique de la « philosophie africaine » est maintenant associé, voire subordonné, à celui de l’identité de l’Afrique, on est contraint de se demander si cette tâche doit revenir ou non aux Africains euxmêmes, et si elle doit être réservée ou pas aux Africains philosophes.
Cela nous fait autant d’englobements réciproques où il y a de quoi se perdre.
La géographie des philosophes
Pour éviter de tourner en rond, dans une circularité sans issue, il n’y a sembletil qu’un seul moyen : attraper cet écheveau par un bout de fil qui dépasse et tirer dessus pour voir ce que cela donne.
Le bout de fil qui dépasse, de manière évidente, c’est l’expression « philosophie africaine ». Elle présente au moins un avantage : susciter l’introduction dans le débat d’expressions analogues, couramment employées en philosophie sans poser apparemment le moindre problème. On peut alors tout reprendre à la base : existetil une philosophie africaine comme il existe une philosophie grecque, une philosophie française, une philosophie allemande ou une philosophie anglosaxonne ? Or du seul fait que l’idée de philosophie africaine nous est apparue problématique, voilà que le doute s’instille en ce qui concerne toutes les autres. On comprend la commodité d’appellations de ce genre pour l’édition de recueils ou de manuels philosophiques. Mais quelle pertinence philosophique peuvent bien avoir des qualificatifs tirés de déterminations géographiques pour spécifier la philosophie, discipline qui ne se reconnaît pas d’autre lieu que la pensée ? On répondra évidemment que la philosophie ne peut exister qu’à travers des philosophies, lesquelles ne peuvent exister que par des philosophes. Et que si la philosophie se produit toujours sub specie aeterni, les philosophes, eux, sont toujours localisés quelque part.
Sans doute. Mais la localisation géographique des philosophes laisse encore pendante et même béante la question de savoir si des déterminations géographiques sont capables d’engendrer des déterminations philosophiques. Pour combler ce vide, il faut recourir à une autre type de détermination, mais qui présente des liens avec la géographie : celle de la langue. Les qualificatifs géographiques désigneraient donc en réalité des aires linguistiques. En parlant de philosophie grecque, française ou allemande, on voudrait simplement subdiviser la philosophie en fonction des langues
1 E. Husserl, La crise de l� humanité européenne et la philosophie, éd. bilingue, Paris, Aubier, 1987.
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dans lesquelles elle se pense et s’exprime : le grec, le français et l’allemand. Or s’il est exact que la philosophie grecque ne parle que le grec, ce n’est pas vrai des deux autres. Descartes, grosse pointure s’il en est de la « philosophie française », a écrit la plupart de ses œuvres en latin, à l’exception notable du Discours de la méthode, premier ouvrage de philosophie publié directement en français. Pour Leibniz, que l’on classe volontiers dans la philosophie allemande, c’est encore plus étonnant, puisqu’il écrivait essentiellement en latin et en français. Quant à la philosophie qualifiée d’ « anglosaxonne », elle s’exprime dans toutes les langues et sa cartographie ferait frémir un géographe, puisqu’elle qu’elle ne trouve rien de mieux pour se spécifier que de s’opposer à la philosophie dite « continentale ».
À s’en tenir là, on ne voit plus du tout ce que pourrait bien signifier l’expression « philosophie africaine », puisqu’il n’existe aucune langue qui puisse se dire l’ « africain » (sinon l’afrikaner, qui n’a rien d’africain). Les Africains, qui philosophent, ne le font pas « en langue », comme on dit, mais principalement en français, en anglais et dans quelques autres grandes langues de communication. Au lieu de parler de « philosophie africaine », il faudrait alors se contenter de parler de philosophie « francophone » ou « anglophone ». Et par ce truchement, les Africains qui philosophent devraient alors se rallier volens nolens à la philosophie française, allemande, grecque ou anglosaxonne, selon des dosages divers. Exit l’africanité possible de la philosophie !
Le terroir des philosophes
L’affaire se clôturerait donc sur un nonlieu si les déterminations de « française », « allemande » ou « anglosaxonne », appliquées à la philosophie, n’avaient pas ellesmêmes démontré leur insuffisance. Ce que conforte le fait que l’africanité éventuelle de la philosophie des Africains ne correspond pas à une langue africaine. Il nous faut donc dépasser le niveau strictement linguistique des langues pour accéder à leur sousjacent, là où elles se nouent d’une part au langage, qui n’est pas une langue, d’autre part à une aire culturelle précise. Au lieu du grec, du français ou de l’allemand, on rencontre alors la « grécité », la « francité » ou le « germanité ». Et à ce niveaulà, l’africanité ne fait plus désordre, elle contribue à l’ordre.
Quel ordre ? Celui des lieux, toujours lui, parce que les déterminations qui nous servent à classifier la philosophie sont rivées aux lieux. Elles peuvent aussi l’être au temps, ce qui nous donne la philosophie antique, classique ou moderne, contemporaine enfin, mais ce n’est sûrement pas dans cette voie que nous découvrirons ce que peut bien être la philosophie africaine, sauf à mettre l’Afrique à la torture, comme on le verra plus loin. Il faut donc en rester aux lieux. Mais il y a d’autres manières de les comprendre que ne le font les géographes, surtout quand il s’agit de philosophie — et mieux encore : de philosophie de la philosophie. On s’en approche déjà avec l’idée de terroir, qui articule nature et culture pour des produits de choix, à haute valeur pour une civilisation. Par exemple le vin. Estce à dire que la philosophie, pour se classifier, aurait besoin, comme le vin, d’« appellations d’origine contrôlée » ? Va pour le vin, in vino veritas ! Mais comme la vérité de la philosophie ne réside pas dans le vin, même s’il arrive que bien des systèmes philosophiques rendent ivres leurs auteurs, et pas seulement de gloire, il faut chercher plus loin.
Qu’estce qui pourrait bien jouer le rôle de terroir pour la philosophie ? Cela ne peut être qu’un lieu servant de substrat à un nombre minimum de philosophies et de
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philosophes. Si Platon était le seul philosophe que la Grèce ait connu, on parlerait de philosophie platonicienne mais pas de philosophie grecque. Il en va de même partout. À s’en tenir là, rien n’empêche qu’on puisse parler de philosophie africaine, puisque les philosophes africains sont très nombreux. Mais il est évident que cela ne suffit pas. Pour qu’un terroir philosophique soit réellement un substrat, il faut qu’il recèle en lui tout un ensemble de conditions favorisant l’éclosion de philosophes.
La première de ces conditions, la plus simple, est l’existence d’autres philosophes dans un même lieu identifiable, donc de lignées de philosophes. C’est ce qui se profile à l’arrièreplan des qualificatifs de « grecque », « allemande » ou « anglosaxonne » appliqués à la philosophie. On vise alors des relations qui sont aussi bien de maître à disciple que d’opposition résolue. De ce côté là aussi, on peut envisager de parler de philosophie africaine, puisque l’on y connaît au moins deux générations de philosophes, voire davantage, comme des conflits d’écoles. Combinant le nombre et l’héritage, une africanité de la philosophie est donc possible. Mais estelle réelle ? Or pour que la philosophie porte légitimement la marque de son terroir, il faut encore qu’elle y puise de quoi justifier la pertinence de son label — en clair, ce qui fait que la philosophie française n’est pas l’allemande, qui n’est pas la grecque, etc. Il ne s’agit donc plus de reconnaître que telle ou telle espèce de philosophie est de la philosophie, puisque le caractère philosophique est commun à toutes, mais de savoir ce qui constitue leur marque distinctive, une marque assez puissante pour justifier leurs différences.
Quel genre de marque ? Faute de mieux, ou du moins en première approximation, on parlera de l’esprit d’un peuple, de sa tradition, de sa culture antérieure, de ses atouts linguistiques. Ces différents facteurs n’auront certes pas le même poids selon les cas. En ce qui concerne la philosophie grecque, on mettra avant tout l’accent sur la langue grecque, dont on peut maintenant démontrer qu’elle favorise une pensée mettant l’accent sur les essences. On signalera aussi l’importance des échanges entre les peuples, les Grecs profitant de l’omniprésence de la mer et de leurs talents de navigateurs.
Pour la philosophie allemande, on notera également l’importance de langue allemande, dont les racines germaniques plongent, comme l’a souligné Vico, dans la nuit des temps, et de l’enrichissement considérable dont elle a su profiter en ajoutant à sa panoplie indigène quantité de racines latines. On ajoutera quelques considérations plus superficielles, comme le sérieux académique, voire l’esprit de lourdeur (signalé par Nietzsche, dont la philosophie personnelle constitue le démenti). On pointera aussi le fait que nombre de philosophes allemands sont issus de familles de pasteurs souabes — bel exemple de localisation géographicoculturelle, qui permet de mettre l’accent sur l’importance paradoxale du protestantisme à l’arrièreplan des vocations philosophiques.
Pour la philosophie française, le dossier est nettement plus mince, d’autant qu’un nombre conséquent d’auteurs français du siècle des Lumières, qui se sont autoproclamés « philosophes », sont plutôt des intellectuels, des idéologues et des militants. Mais enfin il en existe assez, et d’assez considérables, pour que l’on puisse légitimement parler de philosophie française. Quel sera leur marque distinctive ? Essentiellement ce qu’on appelle l’ « esprit français », mélange de rigueur de fond et de légèreté de ton (pourtant absente chez Auguste Comte…), manière d’être et de s’exprimer que facilite une langue qui doit se livrer à des acrobaties formelles pour égaler les facilités qu’offrent le grec ou l’allemand. Elle y réussit d’ailleurs si bien qu’il ne manque pas d’Allemands pour préférer lire Kant dans ses traductions françaises.
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Cette importance derechef accordée aux langues ne nous fait pas pour autant revenir à nos premières esquisses, car elles ne sont plus comprises ici au strict niveau linguistique, mais en tant qu’elles sont porteuses d’un terroir, ou même sont le terroir. Elles le sont en tant qu’elles recèlent, conservent, transmettent et font évoluer des traditions culturelles en général, philosophiques en particulier, qui expriment l’esprit d’un peuple, en lien avec son histoire et sa géographie. À la limite la dimension linguistique peut devenir secondaire : Kant lu en français reste un philosophe allemand, Descartes lu en latin un philosophe français. Ou même n’avoir plus aucune importance, comme le montre le cas de la philosophie dite « anglosaxonne », qui se caractérise essentiellement par une certaine philosophie de la philosophie. Contrairement aux apparences, dues au recours à un qualificatif évoquant une langue et un univers culturel précis, elle n’est pas comparable aux autres. Elle est en fait transversale.
Systèmes de pensée et philosophie
Armés de ce nouvel outillage, sommesnous maintenant en mesure de nous prononcer sur ce que pourrait être la « philosophie africaine » ? Comme elle ne peut pas reposer sur l’africanité de sa langue, puisqu’elle vit d’emprunts, mais comme le facteur linguistique n’a plus autant d’importance philosophique qu’on pouvait le croire, c’est au plus profond de son terroir qu’il faut aller chercher son africanité. Cela paraît logique. Et cela nous conduit tout droit aux efforts du R.P. Tempels en ce qui concerne la « philosophie » des Bantous, comme à ceux de Stanislas Swiderski pour la « philosophie » des Fang. Car s’il existe un terroir proprement africain, c’est bien dans la cosmologie, l’anthropologie et la praxis des populations africaines qu’on le trouvera.
Sans doute. On peut même ajouter que les deux auteurs que nous venons de citer ont été éblouis par la richesse de la culture africaine. On peut d’ailleurs l’être encore aujourd’hui, en dépit du regard critique, et souvent plus que critique, que nombre de penseurs africains actuels jettent sur elle. Tout dépend alors de la balance que l’on fait entre les scories qu’elle charrie avec elle et ce qu’elle recèle encore d’ « archaïque » au sens plein du terme : ce qui nous livre l’arkhè, le principe, l’origine. Ce qu’il faut, avec l’aide de Rousseau, soigneusement distinguer de tout « primitivisme », terme qui renvoie bien à ce qui est premier mais au sens d’originel, non d’originaire, donc au sens d’état chronologiquement situé et désormais dépassé. Alors que l’origine, elle, est éternellement actuelle.
Et pourtant, quelle que soit l’issue de ce débat, il faut être clair : il n’est pas question ici de philosophie au sens strict. Sur ce point, la démonstration de Paulin Hountondji est sans appel : il n’y a de pensée philosophique véritable que prise en charge par un sujet individuel utilisant toutes les armes de la rationalité. Ce qui requiert conceptualisation, approche critique, argumentation logique. Les systèmes de représentations collectives et anonymes existent bel et bien, ils peuvent évoluer, se transmettre, ils ne sont pas de la philosophie.
Pour mieux spécifier ces systèmes de pensée qui sont constitués de représentations du monde, de l’homme et de sa destinée, mais qui commandent directement les actions humaines, Godfrey Igwebuike Onah propose le terme de « sapience ». Hegel dirait à ce propos que l’on a simplement affaire à des contenus de pensée, lesquels peuvent fort bien receler de la vérité, comme le montrent les plus hautes créations de l’homme en matière d’art et de religion, et même jouir de la vérité absolue — ce qui arrive avec le
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christianisme, précise Hegel, le simple croyant n’étant en rien inférieur sur ce point au philosophe, du moment qu’il a la foi. On se situe alors aux antipodes du platonisme, qui coupe l’humanité en deux : d’un côté les prisonniers de la Caverne, voués à l’erreur et à l’illusion, de l’autre côté les philosophes, qui ont seuls accès au réellement réel, c’estàdire aux Idées. Platon opère donc un clivage radical entre deux types de contenus de pensée : ceux des nonphilosophes, qui sont faux, et ceux des philosophes, qui sont vrais. Tandis que pour Hegel, la différence entre les deux n’est pas affaire de contenu, mais de forme : la pensée ordinaire se meut dans le registre de la représentation, mais seule la philosophie accède au concept. Les contenus peuvent donc être les mêmes. Ils sont d’ailleurs les mêmes la plupart du temps car la philosophie ne les invente pas, elle les trouve.
Pour désigner les représentations qui forment le contenu des systèmes de pensée que recèle la culture traditionnelle africaine, Hegel parlerait de « philosophèmes ». On comprend alors à quel point la tentation était vive de sauter une marche pour parler de philosophie. Or c’est parce que Tempels et Swiderski, un Belge et un Polonais, deux étrangers à l’Afrique, étaient euxmêmes formés à la philosophie qu’ils se sont mépris. Ils ont cru de bonne foi reconnaître de la philosophie dans les contenus dont ils prenaient connaissance parce qu’ils ne voyaient pas qu’ils étaient euxmêmes les opérateurs de cette conversion indue. Ils se comportaient en magiciens ignorant leur propre tour de passepasse, alors que pour élever ces contenus de pensée à la philosophie, il aurait fallu le travail des Africains euxmêmes.
La référence grecque
Ce travail, c’est l’insigne mérite des Grecs de l’avoir accompli. Pas tous bien sûr, bien loin de là, autrement jamais Socrate n’aurait été confronté à une majorité de citoyens capables de le condamner à mort. Car les Grecs, nous avons tendance à l’oublier, précisément à cause de cette invention inouïe qu’est la philosophie, vivaient eux aussi de manière traditionnelle. Et quand on regarde de près leur manière de vivre et de se comporter, on se retrouve aussi proche que possible de l’Afrique traditionnelle. Pour en être convaincu, il n’y a qu’à lire ou relire, entre autres, le maître livre de E.R. Dodds2. Ou encore, dans un autre registre, de passer la nuit dans un ngozé du M’Biri en ayant en tête les Bacchantes d’Euripide. Comment ne pas être alors frappé par tant de coïncidences, jusque dans des détails cultuels que l’on penserait secondaires ? Le voyage dans l’espace devient alors un voyage dans le temps, la lecture rétrospective que notre culture académique nous fait faire de la Grèce antique s’avérant alors mutilante et tronquée. Auraiton oublié que Socrate pratiquait la kataklisis (qui consistait à se coucher toute la nuit sur une peau de bête pour « incuber »), qu’il entendait des voix, dont celles de son daimon, et qu’il avait des extases mystiques ? Que juste avant de boire la ciguë, il avait demandé à ses disciples de sacrifier pour lui le coq qu’il devait encore à Asclépios, dieu de la médecine ? Que Pythagore et Empédocle cultivaient ce qu'on appelle aujourd’hui le chamanisme ? Que tous les Grecs parlaient d'âmes volées et de Bildseele, l’âme qui double l'être vivant ? Qu’ils ont élaboré et pratiqué la science des rêves et des visions ? Qu’ils tenaient unanimement la nature pour « démonique », comme le disait Aristote ?
Bien sûr il y a eu Socrate. Socrate parce que bien mieux que d’autres, il a su
2 E.R. Dodds, Les Grecs et l� irrationnel, Paris, Flammarion « Champs », 1977.
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introduire entre tradition et philosophie la lame la plus fine et la plus subtile qui soit. Contrairement à ce que prétendront ses accusateurs, il ne s’était pas rendu coupable d’impiété envers les dieux de la cité ni n’avait corrompu la jeunesse. Son seul vrai crime, si crime il y a, est au fond de lèsetradition : au lieu de l’accepter comme elle est, de manière traditionnelle, il prétend ne retenir d’elle que ce qui a résisté à l’épreuve de la critique rationnelle. Il a beau en légitimer l’essentiel, on ne lui pardonne pas sa méthode du détour critique, qui passe par un questionnement — pris pour une mise en question. Or cette méthode, c’est celle de la philosophie, laquelle se révèle en même temps constituer une méthode.
Comme Socrate n’a rien écrit, on voit au passage que la distinction entre l’oral et l’écrit n’est pas un critère pertinent en philosophie. On peut donc fort bien imaginer qu’il y a eu des Socrate en Afrique sans qu’on n’en sache rien aujourd’hui. Pour que Socrate devienne le saint patron des philosophes, canonisé par son martyre, il fallait aussi Platon. Or qu’a fait Platon ? Il a couché Socrate par écrit, quitte à le trahir sans doute parfois (dixit Aristote). Il a semé une foule de germes dont nous n’avons toujours pas épuisé la fécondité. Mais il a surtout retranscrit la spiritualité traditionnelle en philosophie. Ou en quelque chose qui s’approche de la philosophie car, si l’on en croit Simone Weil, Platon est resté un mystique et le premier vrai philosophe est plutôt Aristote.
Ainsi, même si Platon se montre à la fois réservé et ambigu à propos de la mania, qu’il convient, comme l’a suggéré Gilbert Rouget, de traduire par « transe », c’est quand même à lui que nous en devons l’analyse la plus précise. Car il ne s’agit nullement de folie, maladie d'origine humaine, mais d’un « état divin » qui « nous fait sortir des règles coutumières » (Phèdre, 265 ab). La mania est donc un don des dieux. Platon en distingue quatre types : 1) la mantique, inspirée par Apollon, qui permet la divination ; 2) la poétique, inspirée par les Muses, qui fait les poètes ; 3) l'érotique, inspirée par Eros et Aphrodite, qui provoque l'amour fou ; 4) la télestique, inspirée par Dionysos, à relier aux teletai, terme qui désigne les rites à vocation initiatique, comportant danses, musiques et sacrifices (Lois, 791 ab).
À s’en tenir là, on n’a guère d’efforts à faire pour se retrouver en Afrique, du moins au niveau des contenus. Ce qui nous offre une piste dans laquelle il est bien tentant de s’engouffrer, puisque Platon luimême suggère à maintes reprises qu’il a été initié par d’autres, ce que confirme indirectement le fait que le platonisme a aussi comporté une part de doctrine réservée à des initiés (l’évolution du néoplatonisme en apportant la preuve, s’il en était besoin). Or le pays qui tient lieu de source, comme aucun Grec ne l’ignore, est l’Égypte. Et comme l’Égypte appartient au continent africain, la conclusion paraît s’imposer : la philosophie est d’origine africaine.
De l’Égypte à la Négritude
Il n’y a pas lieu ici d’entamer la discussion des thèses de Cheikh Anta Diop. Parce que c’est d’abord aux Africains de le faire, et parce que ce qu’on peut en tirer ne nous avance pas en ce qui concerne la question de la « philosophie africaine ». On peut en effet accorder à Théophile Obenga, qui est un savant éminent, qu’il a raison sur des points essentiels : (i) le platonisme, notamment à propos de sa doctrine de l’immortalité de l’âme, est redevable à l’Égypte ; (ii) l'existence d'une parenté sémantique impressionnante entre l’égyptien antique et des vocables tirés de certaines langues
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bantoues. Fort bien. Cela démontre l’importance de l’anthropologie égyptienne pour le monde grec et, partant, pour le monde entier. On peut même admettre, en attendant que les scientifiques aient avancé (notamment en ce qui concerne le décryptage des inscriptions découvertes sur les monuments des royaumes noirs de Méroé), que l’Afrique noire a joué un rôle important dans cette affaire. Donc que l’Égypte n’était pas si « blanche » que certains le pensaient, qu’elle pouvait aussi être d’origine éthiopienne, etc. Mais à poursuivre dans cette voie, on en reviendra toujours à l’Afrique, puisque tous les indices dont nous disposons actuellement montrent qu’elle est le lieu d’origine de l’humanité. Or dans cette voie, que trouveronsnous ? Une cosmologie et une anthropologie dont les éléments essentiels sont communs à l’humanité entière. Ce qui peut s’expliquer soit par la transmission (un peuple originel diffusant partout), soit par l’autochtonie (le même spectacle de la nature éveillant les mêmes représentations chez tous les êtres humains). Mais quelle que soit l’issue de ces débats, on en reviendra toujours à cette conclusion : qu’une anthropologie ou une cosmologie sont bien des systèmes de représentations nés de la pensée des hommes, mais que cela ne nous donne pas pour autant de la philosophie.
Allons plus loin. Supposons que l’Égypte pharaonique ait été authentiquement africaine et philosophe, le fait est que cette Égyptelà a totalement disparu. Elle s’est même évanouie en Grèce, censée avoir repris le flambeau de la philosophie. Dès lors, l’Afrique n’était plus en Afrique. Que lui estil resté de son héritage disparu ? Des traces laissées dans ses langues locales, mais rien de l’hypothétique conceptualité d’origine. On expliquera la chose comme on voudra (dont la facilité de vivre dans des contrées naturellement bien plus riches, etc.), le résultat est là : l’Afrique a égaré la rationalité philosophique au cours de son cheminement historique. Elle n’a renoué avec elle que tardivement, à l’occasion des invasions européennes. Mais elle n’a pu le faire qu’en partant des miettes tombées de la table du vainqueur. Que ses élites intellectuelles aient su en tirer profit au point de s’égaler aux élites européennes est aussi un fait (quitte à les dépasser parfois, on se souvient que Félix HouphouëtBoigny corrigeait les fautes d’orthographe de ses collègues de l’Assemblé nationale, et l’on n’aurait pas la place de citer tous les Africains qui ont, depuis lors, enrichi la littérature francophone et autre).
Il n’empêche qu’une telle situation est marquée du signe de la dépendance. Et si l’on ajoute ce que la colonisation comportait d’humiliations de toutes sortes, on comprend que d’autres pistes aient été ouvertes. L’idée de révolution, qui flottait dans l’air ambiant, trouvait là une structure d’accueil éminemment favorable. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, revue et corrigée par le marxisme, fournissait le schéma opératoire. D’où les ambiguïtés de la Négritude version Léopold Sédar Senghor, comme le montrent Pierre Nzinzi, qui évoque ses relations avec Sartre, et Claude Segni, rapportant les jugements sévères de Marcien Towa. Car s’il est vrai, historiquement parlant, que ce thème de la Négritude était porté au départ par un groupe d’amis adoptant une posture révolutionnaire, il restait néanmoins assez flou pour qu’on puisse le tirer dans des directions opposées. L’accueil chaleureux de Sartre, comme le démontre Pierre Nzinzi, était gros d’un malentendu essentiel, car portant sur les rapports entre la nature et la liberté. Sartre voit en effet dans l’humanisme une prise de position résolument négatrice de la nature comme de Dieu, alors que Senghor tend à ontologiser la culture noire, au risque de tomber dans un naturalisme à tendance mystique et passéiste, dont le correctif, le métissage généralisé, est proprement utopique.
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La formule de Senghor qui met alors le feu aux poudres, aux yeux de n’importe quel philosophe, est bien connue : « l’émotion est nègre comme la raison est hellène ». D’où l’on peut tirer une condamnation a priori et sans appel de la possibilité même d’une philosophie africaine : pour ce que l’Afrique a de spécifiquement africain, ce qui fait son originalité et son esprit propre, elle ne peut qu’ignorer la philosophie, et pour ce qu’elle connaît et fait de philosophie, elle n’a rien de spécifiquement africain.
Il y a en effet de quoi s’insurger. De là à faire de Senghor un suppôt du colonialisme, un fourrier de l’ « ethnophilosophie » qui pousse à se focaliser sur le passé quand on vous exploite au présent, comme le pense Marcien Towa, il n’y a qu’un pas. Comme le montre Lidia Procesi à propos de Fabien Eboussi Boulaga, on pourrait même soutenir que l’idée de tradition africaine est une entité négative, imposée par la violence de l’histoire et la contrainte extérieure, un symptôme de « colonisation mentale ». Même le « Muntu », l’homme dans la condition africaine, affirme encore Fabien Eboussi Boulaga, n’est révélé à l’Africain que dans le miroir que lui tend son vainqueur.
Ici, il y a plusieurs éléments à considérer. Le premier est celui du détour européen accompli par la conscience africaine moderne. Or tout le monde le sait, puisque c’est vrai pour tous, qu’on soit africain ou pas, est que le passage par l’altérité de l’autre est le seul moyen de prendre conscience de sa propre identité, tant il est vrai que toute détermination est négation. Mais il y a deux façons opposées d’en juger. Ou bien on suit Rousseau, pour qui toute opération de médiation est par définition une aliénation (d’où le privilège qu’il accorde à la transparence, fille présumée de l’immédiateté), ou bien on suit Hegel, qui pense exactement le contraire, même si cela doit se payer par une phase de dialectique maîtreesclave. On peut alors fort bien expliquer le passage accompli par Senghor entre une position de type révolutionnaire et une position favorisant le dialogue entre les cultures autrement que par la sujétion. Par la prise de conscience de la valeur d’une civilisation injustement piétinée par cellelà même qui vous a permis de vous écarter d’elle afin d’y revenir.
De leur côté, ceux qui portent la critique au rouge pourraient se demander s’il est bien cohérent de prétendre à la fois que la philosophie africaine ne peut qu’exprimer la réalité sociohistorique de l’Afrique, et de soutenir que ce qu’on croit être cette réalité est le fruit illusoire d’une aliénation. Pour aboutir à la même difficulté que Marx quand, décidant dans l’Idéologie allemande que la philosophie n’était au bout du compte que le reflet idéologique d’une réalité historique, il laissait pendante la question de savoir si ce discours était encore philosophique ou bien luimême idéologique. Auquel cas il ne faudrait pas parler de philosophie africaine dans ce contexte, mais seulement d’idéologie africaine.
L’Afrique philosophique
Il y a pourtant moyen de tirer davantage du thème de la Négritude en passant par la version que nous en livre Aimé Césaire dans sa conférence de Miami de 1987. Avantage supplémentaire : il est Antillais, donc de nationalité française, ce qui aiguise encore un peu plus la question de l’africanité. Il a bien conscience des difficultés que pose la référence à la réalité ethnique, il se propose donc de l’assumer tout en la dépassant : la Négritude renvoie, pardelà le biologique, à « l’une des formes historiques de la condition faite à l’homme »3. Quelle condition ? Celle d’une communauté
3 Aimé Césaire, Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 81.
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d’exclusion imposée, objet de discrimination profonde, mais aussi sujet de révolte, de résistance et d’espérance. Il nous rappelle alors que la « première Négritude » est née aux ÉtatsUnis avec le mouvement de la renaissance noire (« Black renaissance »). Plutôt qu’une détermination ethnique, elle désigne donc avant tout une identité, située dans l’histoire, capable d’opérer une réactivation du passé en vue de son propre dépassement, permettant non seulement à l’Afrique de se reconquérir ellemême, à travers ses Indépendances, mais encore d’élever le monde entier à une conscience plus aiguë de la nécessité de préserver la multiplicité des cultures pour défendre l’universel (préoccupation majeure de Senghor, précisetil au passage).
Or après avoir proclamé haut et fort que la Négritude n’était pas une philosophie, voilà que Césaire conclut son intervention ainsi : « L’universel, oui. Mais il y a belle lurette que Hegel nous a montré le chemin : l’universel, bien sûr, mais non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité »4.
Décidément, Hegel est vraiment un point focal, qui polarise toutes les attentions… En mettant ainsi l’accent sur l’histoire, Césaire prend en quelque sorte congé de la
géographie. Antillais louant les AfricainsAméricains, ami d’un Sénégalais avec qui il y fait cause commune, il nous suggère plus qu’à demimots que l’africanité n’est pas à chercher sur la carte du globe. De quoi nous faire faire l’économie de certains débats qui n’avanceront pas notre affaire. Car se demander quelle Afrique, géographiquement parlant, est le substrat de l’africanité ne peut conduire qu’à des impasses. Qu’il existe plusieurs Afrique est évident. Mais fautil y intégrer vraiment l’ancienne Égypte, qui non seulement a disparu depuis des millénaires mais a été remplacée par une autre Égypte qui n’a plus grand chose de commun avec la précédente ? Même l’Afrique du Nord fait problème, car dans sa version antique elle faisait partie du monde méditerranéen, puis de l’empire romain, et elle a été longtemps chrétienne avant de devenir musulmane. Ceux qui découpent l’Afrique actuelle en Afrique musulmane et Afrique chrétienne soutiendront que l’Afrique du Nord est pleinement africaine. Ceux qui, comme moi, pensent que le monde méditerranéen n’est pas vraiment africain diront le contraire. On n’en sortira pas. On en sortira d’autant moins qu’au moment de qualifier certains philosophes d’africains, on se heurtera à des difficultés sans nom. Par exemple, fautil y intégrer saint Augustin ? les philosophes berbères musulmans ? Mais s’il faut retenir aussi la couleur de leur peau, que feraton de Zénon de Cittium, de Chypre, qui avait bien la peau noire mais qui n’est reconnu que comme fondateur du stoïcisme ? Quand aux philosophes africains d’Ethiopie ou d’ailleurs qui sont apparus isolément dans l’histoire, il n’est pas vraiment convaincant de leur accorder la moindre africanité philosophique.
L’erreur, ici, c’est de chercher à l’intérieur du continent africain ce qui requiert en réalité un détour par l’extérieur. Il faut alors prendre acte de la ressemblance qui existe entre l’Afrique philosophique et la Grèce philosophique : qu’elles sont toutes les deux issues de contacts étroits entre différents peuples et différentes cultures. De sorte que l’Afrique des philosophes, comme celle des musiciens, poètes ou littérateurs, n’est pas plus sur la carte que ne l’était la Grèce des philosophes. Husserl a donc bien raison de distinguer deux Grèce : celle de l’Hellade et annexes, celle de la philosophie. Où localiser aujourd’hui la seconde ? Partout où il y a des philosophes. Parce que cette Grècelà est bien leur patrie d’origine, lors même qu’on ne peut lui assigner aucun lieu.
La différence entre l’Afrique philosophique et cette Grèce est que la première n’a pas
4. Ibidem, p. 92.
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accompli ellemême le passage entre culture traditionnelle et rationalité philosophique. Elle ne l’a fait qu’en passant par la médiation de l’Occident (l’Amérique en faisant indiscutablement partie). Mais allons plus loin encore : l’Occident philosophique n’est autre que l’Europe. Or l’Europe, demande Husserl, comment la déterminer géographiquement ? À ce niveau, il n’y a pas plus mobile et plus flou que l’Europe (le mythe d’Europe, enlevée du Liban par Zeus pour être lâchée à Chypre ne dit rien d’autre). Même l’histoire des historiens ne permet pas de dévoiler l’identité de l’Europe. Pour y parvenir, il faut déserter l’approche et les méthodes des sciences de la nature pour adopter celles des sciences de l’esprit : l’Europe est issue d’une histoire de l’esprit5. Il faut donc l’aborder en tant que processus d’européanisation, résultante de toute une série d’apports combinés qui sont extraeuropéens : l’empire romain, qui nous renvoie à la Grèce, laquelle nous renvoie à la Perse et à l’Égypte. Le christianisme luimême, tellement déterminant pour l’Europe, est né au MoyenOrient. Et tout cela s’est fait à travers des violences inouïes qui ne le cèdent en rien à celles qu’a connues l’Afrique. Pour ne parler que de la France, sa langue est une créolisation du latin, les idiomes antérieurs ont disparu et, pour couronner sa conquête de la Gaule, César a ramené avec lui, diton, un million de Gaulois réduits en esclavage. En clair, qu’estce que l’Europe historique ? Ce qui reste d’une succession d’empires à la fois ravageurs et civilisateurs. Quant à sa population, elle est issue d’un immense brassage dans lequel les hommes libres sont très probablement une minorité par rapport aux esclaves.
Mais alors, demande Husserl, qu’estce qui fait l’identité de l’Europe en tant que figure spirituelle ? Son orientation vers sa fin, son télos, situé à l’infini. Or cette fin est la philosophie au sens large, définie par les Grecs comme « science du tout du réel ». D’où cette conclusion qui en surprendra plus d’un : que « le monde européen est né d’idées de la raison, à savoir de l’esprit de la philosophie »6. Autrement dit, ce n’est pas tant l’Europe qui a développé la philosophie, née en Grèce, que la philosophie qui a inventé l’Europe. Sauf que cela est en train de mal tourner puisque, dès 1935, Husserl voit dans la crise qui frappe l’Europe la conséquence de l’aliénation de la raison dans l’objectivisme et le naturalisme. Or rien n’a permis de le démentir depuis, bien au contraire.
Via l’Europe philosophe, l’Afrique philosophique se relie donc à la Grèce. Cela ne fait après tout qu’un cran de plus dans le jeu des médiations. Mais cela retiretil quoi que ce soit à la valeur de la philosophie qui en résulte ? Rien du tout, parce que la philosophie est l’activité la plus universelle qui soit. Il n’y a aucune sujétion à se savoir dépendant à l’égard de nos prédécesseurs et médiateurs, puisque penser à partir des philosophies préexistantes, étrangères ou pas, c’est toujours repenser. Or repenser c’est penser. C’est pourquoi, confirment les juristes, les concepts philosophiques ne sont pas brevetables : même créés par d’autres, ils n’appartiennent à personne. Parce que le propre du concept est au fond de se penser luimême, le philosophe qui s’en empare ne faisant que se le réapproprier.
Est ainsi fondée et assurée l’universalité de la philosophie, solidaire de celle de la raison. Mais cela n’exclut nullement que la philosophie puisse se particulariser. Au contraire, comme le dit Hegel et comme le rappelle Césaire, l’universel n’est concret, et non abstrait, que s’il comporte en son sein les richesses de la particularisation. Et là on retombe encore sur Hegel, à savoir sur l’esprit des peuples, qui sont les formes par
5 Husserl, op. cit., p. 22. 6 Ibidem, p. 111.
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lesquelles le Naturgeist, l’âme naturelle, se particularise. C’est pourquoi, au sein de l’Europe philosophe, on peut légitimement parler de philosophie française ou allemande. Et si les cours de Hegel évoquent l’Afrique en termes inadéquats, par suite de l’insuffisance de ses informations, comme l’a démontré Gilbert ZuéNguéma dans son livre définitif sur cette affaire, c’est à la philosophie de Hegel qu’il convient tout de même de se référer. Sauf qu’on est aujourd’hui en train de passer de Charybde en Scylla, comme le montre encore Gilbert ZuéNguéma, puisqu’au lieu de piétiner l’Afrique en invoquant un Hegel qui n’est pas le bon, on le fait à partir de critères d’évaluation qui sont ceux de l’économie globalisée, qui sont absolument inadéquats en matière de culture et plus encore de philosophie.
Alors y atil, oui ou non, une africanité possible pour la philosophie pratiquée par des philosophes africains au sens large du terme, diaspora comprise ? Évidemment oui, avec les mêmes latitudes que celles que l’on accorde aux philosophes français ou allemands, en particulier celle de se contredire résolument. Il est donc tout à fait loisible aux Africains de prendre à bras le corps les philosophèmes de leur culture spécifique pour les élever au concept, en faire tout ce qu’ils voudront du moment que les exigences spécifiques de la philosophie seront satisfaites. L’exemple de Meinrad Hebga, pour ne citer que lui, va dans ce sens : l’anthropologie africaine permet de revenir philosophiquement sur les déficiences du dualisme qui est au cœur de la philosophie de l’Occident. Mais critiquer ou même ne plus vouloir tenir compte des spécificités africaines n’empêchera rien non plus : Nietzsche, qui n’a pas de mots assez durs pour l’Allemagne et les Allemands, reste un philosophe allemand. S’emparer des problèmes contemporains de l’Afrique pour nourrir la réflexion et tenter de dégager des voies conforte également l’africanité de la philosophie. Au bout du compte, tout dépassement du contexte culturel local auquel un Africain procède en devenant philosophe permet de parler encore de philosophie africaine, puisque le mouvement de prise de distance, marque de négativité, évoque encore ce à quoi il s’oppose.