12
D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs 1 De la philosophie africaine et ailleurs Dominique Folscheid Professeur de philosophie Université Paris-Est Des problèmes en cascade « Philosophie africaine : l’anthropologie », tel était le thème d’un colloque qui s’est tenu à Rome, à l’Université pontificale urbanienne, les 26-29 novembre 2006. Les textes présentés ici sont soit tirés des communications présentées par les participants, soit ajoutés par la suite, en raison de leur consonance avec les problèmes de fond auxquels pareil énoncé ne pouvait manquer de renvoyer. Car sous son apparente banalité académique, il soulève une volée de questions tantôt épineuses, tantôt brûlantes. Elles concernent bien sûr la philosophie : prend-elle ou non la couleur de ses ancrages empiriques, avec ses lieux, ses temps et ses hommes ? Affaire de philosophie de la philosophie, bien sûr, où vont s’affronter à nouveau les deux grandes options qui se disputent la prééminence. D’un côté, la tendance platonicienne ou platonisante, qui fait de la philosophie une activité sans âge, car centrée sur un monde d’Idées situé hors de la géographie et de l’histoire. De l’autre côté, la tendance hégélienne, pour qui l’universel doit nécessairement se particulariser à travers l’esprit des lieux, des temps et des peuples. Dépend encore de cette dernière celle qui relève de son renversement interne accompli par la pensée marxienne, pour laquelle c’est l’histoire qui fait l’esprit et non l’esprit l’histoire.  Pour pouvoir légitimement parler de « philosophie africaine », il faut, de toutes façons, établir un lien entre la philosophie et l’Afrique. Mais en admettant qu’un tel lien existe, qu’il soit fondé en raison, de quelle nature est-il ? Est-il essentiel, ce qui permettrait de parler de « philosophie africaine » comme on parle de « philosophie grecque » ou de « philosophie allemande » ? Ou bien est-il accidentel et contingent, la « philosophie africaine » n’étant alors qu’un emballage formel pour désigner la philosophie made in Africa ? Ou plus simplement encore une manière de rappeler à ceux qui l’ignorent qu’il existe des Africains philosophes ? Mais aussitôt ces questions laissent apparaître autant de problèmes sous-jacents, qui ne demandent qu’à revenir à la surface, quitte à occuper toute la place. Par là, on en vient à l’anthropologie, mais dans la plus grande confusion. Car enfin, que signifie pour un philosophe le fait d’être africain ? Est-ce que cela entraîne ou non l’africanité du philosophe ? Et même si la réponse est positive, cela suffit-il à justifier que l’on parle alors de philosophie « africaine » ? Or il est clair qu’aucune de ces questions ne peut recevoir réponse, sans qu’on sache ce que signifie « être africain » tout court. Mais comme l’ « être africain » ne concerne évidemment pas les seuls philosophes, mais tous les êtres humains appartenant au sous-groupe des Africains, c’est une nouvelle question qui surgit : en quoi consiste l’africanité des Africains ? Du fait qu’ils sont Africains, répondra-t-on, croyant peut-être fermer le ban, alors qu’on l’ouvre alors sur l’une des questions les plus controversées qui soient : celle de l’identité de l’Afrique elle- même. Partis de la question de l’africanité éventuelle de la philosophie, c’est maintenant l’Afrique qui est en cause. Qu’est-ce donc que l’Afrique ? Mais de quelle Afrique doit-on 

Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 1

De la philosophie africaine et ailleurs

Dominique FolscheidProfesseur de philosophie

Université Paris­Est

Des problèmes en cascade

« Philosophie africaine : l’anthropologie », tel était le thème d’un colloque qui s’est tenu à Rome, à l’Université pontificale urbanienne, les 26­29 novembre 2006. Les textes présentés ici sont soit tirés des communications présentées par les participants, soit ajoutés par la suite, en raison de leur consonance avec les problèmes de fond auxquels pareil   énoncé   ne   pouvait   manquer   de   renvoyer.   Car   sous   son   apparente   banalité académique, il soulève une volée de questions tantôt épineuses, tantôt brûlantes. 

Elles  concernent  bien  sûr   la  philosophie :  prend­elle  ou  non   la  couleur  de  ses ancrages empiriques, avec ses lieux, ses temps et ses hommes ? Affaire de philosophie de la philosophie, bien sûr, où vont s’affronter à nouveau les deux grandes options qui se disputent la prééminence. D’un côté, la tendance platonicienne ou platonisante, qui fait de la philosophie une activité sans âge, car centrée sur un monde d’Idées situé hors de   la   géographie  et  de   l’histoire.  De   l’autre   côté,   la   tendance  hégélienne,  pour  qui l’universel doit nécessairement se particulariser à travers l’esprit des lieux, des temps et des  peuples.  Dépend encore  de  cette  dernière  celle  qui   relève  de  son renversement interne accompli par la pensée marxienne, pour laquelle c’est l’histoire qui fait l’esprit et non l’esprit l’histoire.  

Pour   pouvoir   légitimement   parler   de   « philosophie   africaine »,   il   faut,   de   toutes façons, établir un lien entre la philosophie et l’Afrique. Mais en admettant qu’un tel lien existe,   qu’il   soit   fondé   en   raison,   de   quelle   nature   est­il ?   Est­il   essentiel,   ce   qui permettrait   de   parler   de   « philosophie   africaine »   comme   on   parle   de   « philosophie grecque » ou de « philosophie allemande » ? Ou bien est­il accidentel et contingent, la « philosophie   africaine »   n’étant   alors   qu’un   emballage   formel   pour   désigner   la philosophie  made in Africa ? Ou plus simplement encore une manière de rappeler à ceux qui l’ignorent qu’il existe des Africains philosophes ? 

Mais aussitôt ces questions laissent apparaître autant de problèmes sous­jacents, qui ne demandent qu’à revenir à la surface, quitte à occuper toute la place. Par là, on en vient à l’anthropologie, mais dans la plus grande confusion. Car enfin, que signifie pour un philosophe le fait d’être africain ? Est­ce que cela entraîne ou non l’africanité du philosophe ? Et même si la réponse est positive, cela suffit­il à justifier que l’on parle alors de philosophie « africaine » ? Or il est clair qu’aucune de ces questions ne peut recevoir   réponse,   sans  qu’on sache ce  que  signifie   « être  africain »   tout  court.  Mais comme l’ « être africain » ne concerne évidemment pas les seuls philosophes, mais tous les   êtres   humains   appartenant   au   sous­groupe   des   Africains,   c’est   une   nouvelle question qui  surgit :   en quoi  consiste   l’africanité  des  Africains ?  Du  fait  qu’ils  sont Africains, répondra­t­on, croyant peut­être fermer le ban, alors qu’on l’ouvre alors sur l’une des questions les plus controversées qui soient : celle de l’identité de l’Afrique elle­même. 

Partis de la question de l’africanité éventuelle de la philosophie, c’est maintenant l’Afrique qui est en cause. Qu’est­ce donc que l’Afrique ? Mais de quelle Afrique doit­on 

Page 2: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 2

parler ici et qui est habilité à en parler ? Car il y aura l’Afrique du géographe, celle de l’historien, celle de l’économiste, etc., qui apporteront chacun leur pierre. Mais entre apporter des matériaux de nature hétéroclite et construire ce qui s’appelle une identité, il y a un abîme. D’autant que cette identité qui doit nous servir de ligne de mire doit s’avérer pertinente en matière de philosophie. 

Est­ce   alors   au   philosophe   qu’il   faut   confier   cette   tâche ?   Nous   avons   ici   un précédent célèbre, celui de Husserl, philosophe s’il en est, s’interrogeant sur l’identité européenne  au  point  de  vue  philosophique1.  Mais   le   fait­il   en   tant   que  philosophe européen, ce qui suggère l’existence possible d’une « européanité » de la philosophie, ou bien en tant que philosophe tout court, adoptant le point de vue de l’Idée ou de Sirius ? À dire vrai, on ne s’est pas posé la question, et le seul fait qu’on se la pose à propos de la philosophie africaine vaut ici piqûre de rappel, donc bon moyen de faire avancer la réflexion sur la situation de la philosophie dans l’espace et le temps de la culture. Or à partir   du  moment   où   le   problème philosophique  de   la   « philosophie   africaine »   est maintenant associé, voire subordonné, à celui de l’identité de l’Afrique, on est contraint de se demander si cette tâche doit revenir ou non aux Africains eux­mêmes, et si elle doit être réservée ou pas aux Africains philosophes. 

Cela nous fait autant d’englobements réciproques où il y a de quoi se perdre. 

La géographie des philosophes

Pour éviter de tourner en rond, dans une circularité sans issue, il n’y a semble­t­il qu’un seul moyen : attraper cet écheveau par un bout de fil qui dépasse et tirer dessus pour voir ce que cela donne. 

Le  bout  de   fil  qui  dépasse,  de  manière  évidente,  c’est   l’expression  « philosophie africaine ». Elle présente au moins un avantage : susciter l’introduction dans le débat d’expressions   analogues,   couramment   employées   en   philosophie   sans   poser apparemment le moindre problème. On peut alors tout reprendre à la base : existe­t­il une philosophie africaine comme il  existe une philosophie grecque,  une philosophie française, une philosophie allemande ou une philosophie anglo­saxonne ? Or du seul fait que l’idée de philosophie africaine nous est apparue problématique, voilà  que le doute   s’instille   en   ce   qui   concerne   toutes   les   autres.   On   comprend   la   commodité d’appellations de ce genre pour  l’édition de recueils  ou de  manuels  philosophiques. Mais   quelle   pertinence   philosophique   peuvent   bien   avoir   des   qualificatifs   tirés   de déterminations   géographiques   pour   spécifier   la   philosophie,   discipline   qui   ne   se reconnaît pas d’autre lieu que la pensée ? On répondra évidemment que la philosophie ne peut exister qu’à travers des philosophies, lesquelles ne peuvent exister que par des philosophes.   Et   que   si   la   philosophie   se   produit   toujours  sub   specie   aeterni,   les philosophes, eux, sont toujours localisés quelque part. 

Sans   doute.   Mais   la   localisation   géographique   des   philosophes   laisse   encore pendante et même béante la question de savoir si des déterminations géographiques sont capables d’engendrer des déterminations philosophiques. Pour combler ce vide, il faut recourir à une autre type de détermination, mais qui présente des liens avec la géographie : celle de la langue. Les qualificatifs géographiques désigneraient donc en réalité   des   aires   linguistiques.   En   parlant   de   philosophie   grecque,   française   ou allemande, on voudrait simplement subdiviser la philosophie en fonction des langues 

1 E. Husserl, La crise de l� humanité européenne et la philosophie, éd. bilingue, Paris, Aubier, 1987.

Page 3: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 3

dans lesquelles elle se pense et s’exprime : le grec, le français et l’allemand. Or s’il est exact que la philosophie grecque ne parle que le grec, ce n’est pas vrai des deux autres. Descartes, grosse pointure s’il en est de la « philosophie française », a écrit la plupart de ses œuvres en latin, à l’exception notable du Discours de la méthode, premier ouvrage de philosophie publié directement en français. Pour Leibniz, que l’on classe volontiers dans   la   philosophie   allemande,   c’est   encore   plus   étonnant,   puisqu’il   écrivait essentiellement  en  latin  et  en  français.  Quant  à   la  philosophie  qualifiée  d’   « anglo­saxonne »,  elle s’exprime dans toutes  les  langues et sa cartographie  ferait  frémir un géographe, puisqu’elle qu’elle ne trouve rien de mieux pour se spécifier que de s’opposer à la philosophie dite « continentale ».

À s’en tenir là, on ne voit plus du tout ce que pourrait bien signifier l’expression « philosophie africaine », puisqu’il n’existe aucune langue qui puisse se dire l’ « africain » (sinon l’afrikaner, qui n’a rien d’africain). Les Africains, qui philosophent, ne le font pas « en   langue »,   comme  on  dit,  mais   principalement   en   français,   en   anglais   et   dans quelques autres grandes langues de communication. Au lieu de parler de « philosophie africaine »,   il   faudrait alors se contenter de parler de philosophie « francophone » ou « anglophone ». Et par ce truchement, les Africains qui philosophent devraient alors se rallier  volens nolens à la philosophie française, allemande, grecque ou anglo­saxonne, selon des dosages divers. Exit l’africanité possible de la philosophie !

Le terroir des philosophes

L’affaire se clôturerait donc sur un non­lieu si les déterminations de « française », « allemande »   ou  « anglo­saxonne »,  appliquées  à   la  philosophie,  n’avaient  pas   elles­mêmes démontré leur insuffisance. Ce que conforte le fait que l’africanité éventuelle de la philosophie des Africains ne correspond pas à une langue africaine. Il nous faut donc dépasser   le  niveau strictement   linguistique  des   langues  pour  accéder  à   leur   sous­jacent, là où elles se nouent d’une part au langage, qui n’est pas une langue, d’autre part à  une aire culturelle précise. Au lieu du grec, du français ou de l’allemand, on rencontre   alors   la   « grécité »,   la   « francité »   ou   le   « germanité ».   Et   à   ce   niveau­là, l’africanité ne fait plus désordre, elle contribue à l’ordre.

Quel ordre ? Celui des lieux, toujours lui, parce que les déterminations qui nous servent à classifier la philosophie sont rivées aux lieux. Elles peuvent aussi l’être au temps, ce qui nous donne la philosophie antique, classique ou moderne, contemporaine enfin, mais ce n’est sûrement pas dans cette voie que nous découvrirons ce que peut bien être la philosophie africaine, sauf à mettre l’Afrique à la torture, comme on le verra plus   loin.   Il   faut   donc   en   rester   aux   lieux.   Mais   il   y   a   d’autres   manières   de   les comprendre que ne le font les géographes, surtout quand il s’agit de philosophie — et mieux encore : de philosophie de la philosophie. On s’en approche déjà avec l’idée de terroir, qui articule nature et culture pour des produits de choix, à haute valeur pour une civilisation. Par exemple le vin. Est­ce à dire que la philosophie, pour se classifier, aurait besoin, comme le vin, d’« appellations d’origine contrôlée » ? Va pour le vin,  in  vino veritas ! Mais comme la vérité de la philosophie ne réside pas dans le vin, même s’il arrive   que   bien   des   systèmes   philosophiques   rendent   ivres   leurs   auteurs,   et   pas seulement de gloire, il faut chercher plus loin. 

Qu’est­ce qui pourrait bien jouer le rôle de terroir pour la philosophie ? Cela ne peut être qu’un lieu servant de substrat à un nombre minimum de philosophies et de 

Page 4: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 4

philosophes. Si Platon était le seul philosophe que la Grèce ait connu, on parlerait de philosophie platonicienne mais pas de philosophie grecque. Il en va de même partout. À s’en tenir là, rien n’empêche qu’on puisse parler de philosophie africaine, puisque les philosophes africains sont très nombreux. Mais il est évident que cela ne suffit pas. Pour qu’un terroir philosophique soit réellement un substrat, il faut qu’il recèle en lui tout un ensemble de conditions favorisant l’éclosion de philosophes. 

La première de ces conditions, la plus simple, est l’existence d’autres philosophes dans un même lieu identifiable, donc de lignées de philosophes. C’est ce qui se profile à l’arrière­plan   des   qualificatifs   de   « grecque »,   « allemande »   ou   « anglo­saxonne » appliqués à la philosophie. On vise alors des relations qui sont aussi bien de maître à disciple que d’opposition résolue. De ce côté là aussi, on peut envisager de parler de philosophie africaine, puisque l’on y connaît au moins deux générations de philosophes, voire davantage, comme des conflits d’écoles. Combinant le nombre et l’héritage, une africanité  de   la  philosophie  est  donc possible.  Mais  est­elle   réelle ?  Or pour  que  la philosophie porte légitimement la marque de son terroir, il faut encore qu’elle y puise de quoi   justifier   la  pertinence  de  son   label  — en clair,   ce  qui   fait  que   la  philosophie française n’est pas l’allemande, qui n’est pas la grecque, etc. Il ne s’agit donc plus de reconnaître que telle ou telle espèce de philosophie est de la philosophie, puisque le caractère philosophique est  commun à   toutes,  mais de savoir  ce qui  constitue  leur marque distinctive, une marque assez puissante pour justifier leurs différences. 

Quel genre de marque ? Faute de mieux, ou du moins en première approximation, on parlera de  l’esprit  d’un peuple,  de sa tradition,  de sa culture antérieure,  de ses atouts linguistiques. Ces différents facteurs n’auront certes pas le même poids selon les cas. En ce qui concerne la philosophie grecque, on mettra avant tout l’accent sur la langue   grecque,   dont   on   peut   maintenant   démontrer   qu’elle   favorise   une   pensée mettant l’accent sur les essences. On signalera aussi l’importance des échanges entre les peuples,   les  Grecs  profitant  de   l’omniprésence de   la  mer et  de   leurs   talents  de navigateurs. 

Pour   la   philosophie   allemande,   on   notera   également   l’importance   de   langue allemande, dont les racines germaniques plongent, comme l’a souligné  Vico, dans la nuit des temps, et de l’enrichissement considérable dont elle a su profiter en ajoutant à sa panoplie indigène quantité de racines latines. On ajoutera quelques considérations plus superficielles, comme le sérieux académique, voire l’esprit de lourdeur (signalé par Nietzsche, dont la philosophie personnelle constitue le démenti). On pointera aussi le fait que nombre de philosophes allemands sont issus de familles de pasteurs souabes — bel exemple de localisation géographico­culturelle, qui permet de mettre l’accent sur l’importance   paradoxale   du   protestantisme   à   l’arrière­plan   des   vocations philosophiques.

 Pour la philosophie française, le dossier est nettement plus mince, d’autant qu’un nombre   conséquent   d’auteurs   français   du   siècle   des   Lumières,   qui   se   sont autoproclamés   « philosophes »,   sont   plutôt   des   intellectuels,   des   idéologues   et   des militants. Mais enfin il en existe assez, et d’assez considérables, pour que l’on puisse légitimement   parler   de   philosophie   française.   Quel   sera   leur   marque   distinctive ? Essentiellement ce qu’on appelle l’ « esprit français », mélange de rigueur de fond et de légèreté   de   ton   (pourtant   absente   chez   Auguste   Comte…),   manière   d’être   et   de s’exprimer que facilite une langue qui doit se  livrer à  des acrobaties  formelles pour égaler les facilités qu’offrent le grec ou l’allemand. Elle y réussit d’ailleurs si bien qu’il ne manque pas d’Allemands pour préférer lire Kant dans ses traductions françaises.  

Page 5: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 5

Cette   importance  derechef   accordée  aux   langues  ne  nous   fait   pas  pour  autant revenir à nos premières esquisses, car elles ne sont plus comprises ici au strict niveau linguistique, mais en tant qu’elles sont porteuses d’un terroir, ou même sont le terroir. Elles   le  sont  en  tant  qu’elles   recèlent,  conservent,   transmettent  et   font  évoluer  des traditions culturelles en général, philosophiques en particulier, qui expriment l’esprit d’un  peuple,   en   lien   avec   son  histoire   et   sa   géographie.   À   la   limite   la   dimension linguistique   peut   devenir   secondaire :   Kant   lu   en   français   reste   un   philosophe allemand, Descartes lu en latin un philosophe français. Ou même n’avoir plus aucune importance, comme le montre le cas de la philosophie dite « anglo­saxonne », qui se caractérise   essentiellement   par   une   certaine   philosophie   de   la   philosophie. Contrairement aux apparences, dues au recours à un qualificatif évoquant une langue et  un univers culturel  précis,  elle n’est pas comparable aux autres.  Elle est en  fait transversale.

Systèmes de pensée et philosophie

Armés   de   ce   nouvel   outillage,   sommes­nous   maintenant   en   mesure   de   nous prononcer sur ce que pourrait être la « philosophie africaine » ? Comme elle ne peut pas reposer sur l’africanité de sa langue, puisqu’elle vit d’emprunts, mais comme le facteur linguistique n’a plus autant d’importance philosophique qu’on pouvait le croire, c’est au plus profond de son terroir qu’il faut aller chercher son africanité. Cela paraît logique. Et  cela nous conduit   tout  droit  aux efforts  du R.P.  Tempels en ce qui  concerne  la « philosophie »   des   Bantous,   comme   à   ceux   de   Stanislas   Swiderski   pour   la « philosophie » des Fang. Car s’il existe un terroir proprement africain, c’est bien dans la cosmologie, l’anthropologie et la praxis des populations africaines qu’on le trouvera. 

Sans doute. On peut même ajouter que les deux auteurs que nous venons de citer ont été éblouis par la richesse de la culture africaine. On peut d’ailleurs l’être encore aujourd’hui, en dépit du regard critique, et souvent plus que critique, que nombre de penseurs africains actuels jettent sur elle. Tout dépend alors de la balance que l’on fait entre les scories qu’elle charrie avec elle et ce qu’elle recèle encore d’ « archaïque » au sens plein du terme : ce qui nous livre l’arkhè, le principe, l’origine. Ce qu’il faut, avec l’aide de Rousseau, soigneusement distinguer de tout « primitivisme », terme qui renvoie bien à ce qui est premier mais au sens d’originel, non d’originaire, donc au sens d’état chronologiquement   situé   et   désormais   dépassé.   Alors   que   l’origine,   elle,   est éternellement actuelle. 

Et  pourtant,  quelle  que  soit   l’issue  de  ce  débat,   il   faut  être   clair :   il   n’est  pas question ici  de philosophie au sens strict.  Sur ce point,  la démonstration de Paulin Hountondji  est  sans appel :   il  n’y  a de pensée philosophique véritable que prise en charge  par  un  sujet   individuel  utilisant   toutes   les   armes  de   la   rationalité.  Ce   qui requiert conceptualisation, approche critique, argumentation logique. Les systèmes de représentations collectives et  anonymes existent  bel  et  bien,   ils  peuvent évoluer,  se transmettre, ils ne sont pas de la philosophie. 

Pour mieux spécifier ces systèmes de pensée qui sont constitués de représentations du monde, de l’homme et de sa destinée, mais qui commandent directement les actions humaines, Godfrey Igwebuike Onah propose le terme de « sapience ». Hegel dirait à ce propos que l’on a simplement affaire à des contenus de pensée, lesquels peuvent fort bien receler de la vérité, comme le montrent les plus hautes créations de l’homme en matière d’art et de religion, et même jouir de la vérité absolue — ce qui arrive avec le 

Page 6: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 6

christianisme, précise Hegel, le simple croyant n’étant en rien inférieur sur ce point au philosophe, du moment qu’il a la foi. On se situe alors aux antipodes du platonisme, qui coupe l’humanité en deux : d’un côté les prisonniers de la Caverne, voués à l’erreur et à l’illusion, de l’autre côté les philosophes, qui ont seuls accès au réellement réel, c’est­à­dire   aux   Idées.   Platon   opère   donc   un   clivage   radical   entre   deux   types   de contenus de pensée : ceux des non­philosophes, qui sont faux, et ceux des philosophes, qui sont vrais. Tandis que pour Hegel, la différence entre les deux n’est pas affaire de contenu,   mais   de   forme :   la   pensée   ordinaire   se   meut   dans   le   registre   de   la représentation,  mais  seule   la  philosophie  accède au concept.  Les  contenus peuvent donc   être   les   mêmes.   Ils   sont   d’ailleurs   les   mêmes   la   plupart   du   temps   car   la philosophie ne les invente pas, elle les trouve. 

Pour désigner les représentations qui forment le contenu des systèmes de pensée que recèle la culture traditionnelle africaine, Hegel parlerait de « philosophèmes ». On comprend alors à quel point la tentation était vive de sauter une marche pour parler de philosophie. Or c’est parce que Tempels et Swiderski, un Belge et un Polonais, deux étrangers à l’Afrique, étaient eux­mêmes formés à la philosophie qu’ils se sont mépris. Ils   ont   cru  de  bonne   foi   reconnaître   de   la  philosophie   dans   les   contenus  dont   ils prenaient   connaissance   parce   qu’ils   ne   voyaient   pas   qu’ils   étaient   eux­mêmes   les opérateurs de cette conversion indue. Ils se comportaient en magiciens ignorant leur propre   tour   de   passe­passe,   alors   que   pour   élever   ces   contenus   de   pensée   à   la philosophie, il aurait fallu le travail des Africains eux­mêmes. 

La référence grecque

Ce travail, c’est l’insigne mérite des Grecs de l’avoir accompli. Pas tous bien sûr, bien  loin  de   là,  autrement   jamais  Socrate  n’aurait  été   confronté  à  une  majorité  de citoyens  capables  de   le   condamner  à  mort.  Car   les  Grecs,  nous  avons   tendance  à l’oublier, précisément à cause de cette invention inouïe qu’est la philosophie, vivaient eux aussi de manière traditionnelle. Et quand on regarde de près leur manière de vivre et de se comporter, on se retrouve aussi proche que possible de l’Afrique traditionnelle. Pour en être convaincu, il n’y a qu’à lire ou relire, entre autres, le maître livre de E.R. Dodds2. Ou encore, dans un autre registre, de passer la nuit dans un ngozé du M’Biri en ayant en tête les Bacchantes d’Euripide. Comment ne pas être alors frappé par tant de coïncidences, jusque dans des détails cultuels que l’on penserait secondaires ? Le voyage dans l’espace devient alors un voyage dans le temps, la lecture rétrospective que notre culture académique nous fait faire de la Grèce antique s’avérant alors mutilante et tronquée. Aurait­on oublié que Socrate pratiquait la  kataklisis  (qui consistait à se coucher toute la nuit sur une peau de bête pour « incuber »), qu’il entendait des voix, dont celles de son  daimon, et qu’il avait des extases mystiques ? Que juste avant de boire la ciguë, il avait demandé à ses disciples de sacrifier pour lui le coq qu’il devait encore à Asclépios, dieu de la médecine ? Que Pythagore et Empédocle cultivaient ce qu'on appelle aujourd’hui le chamanisme ? Que tous les Grecs parlaient d'âmes volées et de Bildseele, l’âme qui double l'être vivant ? Qu’ils ont élaboré et pratiqué la science des rêves et des visions ? Qu’ils tenaient unanimement la nature pour « démonique », comme le disait Aristote ? 

Bien sûr  il  y a eu Socrate.  Socrate parce que bien mieux que d’autres,  il  a su 

2 E.R. Dodds, Les Grecs et l� irrationnel, Paris, Flammarion « Champs », 1977.

Page 7: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 7

introduire entre tradition et philosophie la lame la plus fine et la plus subtile qui soit. Contrairement à ce que prétendront ses accusateurs, il ne s’était pas rendu coupable d’impiété  envers  les dieux de  la cité  ni  n’avait  corrompu la  jeunesse.  Son seul  vrai crime, si crime il y a, est au fond de lèse­tradition : au lieu de l’accepter comme elle est, de manière traditionnelle, il prétend ne retenir d’elle que ce qui a résisté à l’épreuve de la critique rationnelle.   Il  a beau en  légitimer  l’essentiel,  on ne  lui  pardonne pas sa méthode du détour critique, qui passe par un questionnement — pris pour une mise en question. Or cette méthode, c’est celle de la philosophie, laquelle se révèle en même temps constituer une méthode. 

Comme Socrate n’a rien écrit, on voit au passage que la distinction entre l’oral et l’écrit n’est pas un critère pertinent en philosophie. On peut donc fort bien imaginer qu’il y a eu des Socrate en Afrique sans qu’on n’en sache rien aujourd’hui. Pour que Socrate devienne le saint patron des philosophes, canonisé par son martyre, il fallait aussi Platon. Or qu’a fait Platon ? Il a couché Socrate par écrit, quitte à le trahir sans doute parfois (dixit Aristote). Il a semé une foule de germes dont nous n’avons toujours pas épuisé   la  fécondité.  Mais  il  a surtout retranscrit   la spiritualité   traditionnelle en philosophie. Ou en quelque chose qui s’approche de la philosophie car, si l’on en croit Simone Weil,  Platon est   resté  un mystique et   le  premier  vrai  philosophe est  plutôt Aristote. 

Ainsi, même si Platon se montre à la fois réservé et ambigu à propos de la mania, qu’il convient, comme l’a suggéré Gilbert Rouget, de traduire par « transe », c’est quand même à lui que nous en devons l’analyse la plus précise. Car il ne s’agit nullement de folie, maladie d'origine humaine, mais d’un « état divin » qui « nous fait sortir des règles coutumières »   (Phèdre,   265   a­b).   La  mania  est   donc  un  don  des  dieux.   Platon   en distingue quatre types : 1) la mantique, inspirée par Apollon, qui permet la divination ; 2) la poétique, inspirée par les Muses, qui fait les poètes ; 3) l'érotique, inspirée par Eros et Aphrodite, qui provoque l'amour fou ; 4) la télestique, inspirée par Dionysos, à relier aux  teletai,   terme   qui   désigne   les   rites   à   vocation   initiatique,   comportant   danses, musiques et sacrifices (Lois, 791 a­b).

À s’en tenir là, on n’a guère d’efforts à faire pour se retrouver en Afrique, du moins au niveau des contenus. Ce qui nous offre une piste dans laquelle il est bien tentant de s’engouffrer, puisque Platon lui­même suggère à maintes reprises qu’il a été initié par d’autres, ce que confirme indirectement le fait que le platonisme a aussi comporté une part de doctrine réservée à  des initiés (l’évolution du néoplatonisme en apportant la preuve, s’il en était besoin). Or le pays qui tient lieu de source, comme aucun Grec ne l’ignore, est l’Égypte. Et comme l’Égypte appartient au continent africain, la conclusion paraît s’imposer : la philosophie est d’origine africaine.

De l’Égypte à la Négritude

Il n’y a pas lieu ici d’entamer la discussion des thèses de Cheikh Anta Diop. Parce que c’est d’abord aux Africains de le faire, et parce que ce qu’on peut en tirer ne nous avance pas en ce qui concerne la question de la « philosophie africaine ». On peut en effet accorder à Théophile Obenga, qui est un savant éminent, qu’il a raison sur des points essentiels : (i) le platonisme, notamment à propos de sa doctrine de l’immortalité de   l’âme,   est   redevable   à   l’Égypte   ;  (ii)  l'existence   d'une   parenté   sémantique impressionnante  entre   l’égyptien antique  et  des  vocables   tirés  de  certaines   langues 

Page 8: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 8

bantoues. Fort bien. Cela démontre l’importance de l’anthropologie égyptienne pour le monde grec et, partant, pour le monde entier. On peut même admettre, en attendant que les scientifiques aient avancé   (notamment en ce qui concerne le décryptage des inscriptions   découvertes   sur   les   monuments   des   royaumes   noirs   de   Méroé),   que l’Afrique noire a joué un rôle important dans cette affaire. Donc que l’Égypte n’était pas si « blanche » que certains le pensaient, qu’elle pouvait aussi être d’origine éthiopienne, etc. Mais à poursuivre dans cette voie, on en reviendra toujours à l’Afrique, puisque tous les indices dont nous disposons actuellement montrent qu’elle est le lieu d’origine de   l’humanité.   Or   dans   cette   voie,   que   trouverons­nous ?   Une   cosmologie   et   une anthropologie dont les éléments essentiels sont communs à l’humanité entière. Ce qui peut s’expliquer soit par la transmission (un peuple originel diffusant partout), soit par l’autochtonie (le même spectacle de la nature éveillant les mêmes représentations chez tous les êtres humains). Mais quelle que soit  l’issue de ces débats, on en reviendra toujours à  cette conclusion :  qu’une anthropologie ou une cosmologie sont bien des systèmes de représentations nés de  la pensée des hommes,  mais que cela ne nous donne pas pour autant de la philosophie.

Allons  plus   loin.  Supposons  que   l’Égypte  pharaonique  ait  été   authentiquement africaine et philosophe, le fait est que cette Égypte­là a totalement disparu. Elle s’est même évanouie en Grèce, censée avoir repris le flambeau de la philosophie. Dès lors, l’Afrique n’était plus en Afrique. Que lui est­il resté de son héritage disparu ? Des traces laissées dans ses langues locales, mais rien de l’hypothétique conceptualité d’origine. On expliquera la chose comme on voudra (dont la facilité de vivre dans des contrées naturellement bien plus riches, etc.), le résultat est là : l’Afrique a égaré la rationalité philosophique au cours de son cheminement historique. Elle n’a renoué avec elle que tardivement, à   l’occasion des  invasions européennes.  Mais elle n’a pu le  faire  qu’en partant des miettes tombées de  la table du vainqueur. Que ses élites  intellectuelles aient su en tirer profit au point de s’égaler aux élites européennes est aussi un fait (quitte à les dépasser parfois, on se souvient que Félix Houphouët­Boigny corrigeait les fautes d’orthographe de ses collègues de l’Assemblé nationale, et l’on n’aurait pas la place de citer tous les Africains qui ont, depuis lors, enrichi la littérature francophone et autre). 

Il n’empêche qu’une telle situation est marquée du signe de la dépendance. Et si l’on   ajoute   ce   que   la   colonisation   comportait   d’humiliations   de   toutes   sortes,   on comprend que d’autres pistes aient été ouvertes. L’idée de révolution, qui flottait dans l’air ambiant, trouvait là une structure d’accueil éminemment favorable. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, revue et corrigée par le marxisme, fournissait le schéma opératoire. D’où les ambiguïtés de la Négritude version Léopold Sédar Senghor, comme le montrent Pierre Nzinzi, qui évoque ses relations avec Sartre, et Claude Segni, rapportant  les  jugements sévères de Marcien Towa. Car s’il  est vrai,  historiquement parlant,  que ce   thème de   la  Négritude  était  porté  au départ  par  un groupe d’amis adoptant une posture révolutionnaire, il restait néanmoins assez flou pour qu’on puisse le   tirer   dans   des   directions   opposées.   L’accueil   chaleureux   de   Sartre,   comme   le démontre   Pierre   Nzinzi,   était   gros   d’un   malentendu   essentiel,   car   portant   sur   les rapports entre la nature et la liberté. Sartre voit en effet dans l’humanisme une prise de position résolument négatrice de la nature comme de Dieu, alors que Senghor tend à ontologiser   la  culture  noire,  au  risque  de   tomber  dans  un  naturalisme à   tendance mystique   et   passéiste,   dont   le   correctif,   le   métissage   généralisé,   est   proprement utopique. 

Page 9: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 9

La formule de Senghor qui met alors le feu aux poudres, aux yeux de n’importe quel philosophe, est bien connue : « l’émotion est nègre comme la raison est hellène ». D’où l’on peut tirer une condamnation  a priori  et sans appel de la possibilité même d’une philosophie africaine : pour ce que l’Afrique a de spécifiquement africain, ce qui fait son originalité et son esprit propre, elle ne peut qu’ignorer la philosophie, et pour ce qu’elle connaît et fait de philosophie, elle n’a rien de spécifiquement africain. 

Il   y   a   en   effet   de   quoi   s’insurger.   De   là   à   faire   de   Senghor   un   suppôt   du colonialisme, un fourrier de l’ « ethnophilosophie » qui pousse à se focaliser sur le passé quand on vous exploite au présent, comme le pense Marcien Towa, il n’y a qu’un pas. Comme le montre Lidia Procesi à propos de Fabien Eboussi Boulaga, on pourrait même soutenir que l’idée de tradition africaine est une entité négative, imposée par la violence de l’histoire et la contrainte extérieure, un symptôme de « colonisation mentale ». Même le   « Muntu »,   l’homme   dans   la   condition   africaine,   affirme   encore   Fabien   Eboussi Boulaga, n’est révélé à l’Africain que dans le miroir que lui tend son vainqueur. 

Ici, il y a plusieurs éléments à considérer. Le premier est celui du détour européen accompli par la conscience africaine moderne. Or tout le monde le sait, puisque c’est vrai pour tous, qu’on soit africain ou pas, est que le passage par l’altérité de l’autre est le seul moyen de prendre conscience de sa propre identité, tant il est vrai que toute détermination est négation. Mais il y a deux façons opposées d’en juger. Ou bien on suit Rousseau, pour qui toute opération de médiation est par définition une aliénation (d’où le privilège qu’il accorde à la transparence, fille présumée de l’immédiateté), ou bien on suit Hegel, qui pense exactement le contraire, même si cela doit se payer par une phase de dialectique maître­esclave. On peut alors fort bien expliquer le passage accompli par Senghor   entre   une   position   de   type   révolutionnaire   et   une   position   favorisant   le dialogue entre les cultures autrement que par la sujétion. Par la prise de conscience de la valeur d’une civilisation injustement piétinée par celle­là même qui vous a permis de vous écarter d’elle afin d’y revenir.

De leur côté, ceux qui portent la critique au rouge pourraient se demander s’il est bien cohérent de prétendre à la fois que la philosophie africaine ne peut qu’exprimer la réalité socio­historique de l’Afrique, et de soutenir que ce qu’on croit être cette réalité est le fruit illusoire d’une aliénation. Pour aboutir à la même difficulté que Marx quand, décidant dans l’Idéologie allemande que la philosophie n’était au bout du compte que le reflet idéologique d’une réalité historique, il laissait pendante la question de savoir si ce discours  était  encore philosophique ou bien  lui­même idéologique.  Auquel  cas   il  ne faudrait   pas   parler   de   philosophie   africaine   dans   ce   contexte,   mais   seulement d’idéologie africaine.

L’Afrique philosophique

Il y a pourtant moyen de tirer davantage du thème de la Négritude en passant par la  version que  nous  en   livre  Aimé  Césaire  dans   sa   conférence  de  Miami  de  1987. Avantage supplémentaire : il est Antillais, donc de nationalité française, ce qui aiguise encore un peu plus la question de l’africanité. Il a bien conscience des difficultés que pose   la   référence  à   la   réalité   ethnique,   il   se  propose  donc  de   l’assumer   tout  en  la dépassant : la Négritude renvoie, par­delà le biologique, à « l’une des formes historiques de   la   condition   faite   à   l’homme »3.   Quelle   condition ?   Celle   d’une   communauté 

3 Aimé Césaire, Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 81.

Page 10: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 10

d’exclusion imposée, objet de discrimination profonde, mais aussi sujet de révolte, de résistance et d’espérance. Il nous rappelle alors que la « première Négritude » est née aux   États­Unis   avec   le  mouvement   de   la   renaissance  noire   (« Black   renaissance »). Plutôt qu’une détermination ethnique, elle désigne donc avant tout une identité, située dans   l’histoire,   capable   d’opérer   une   réactivation   du   passé   en   vue   de   son   propre dépassement,  permettant  non seulement  à   l’Afrique  de  se   reconquérir  elle­même,  à travers ses Indépendances, mais encore d’élever le monde entier à une conscience plus aiguë de la nécessité de préserver la multiplicité des cultures pour défendre l’universel (préoccupation majeure de Senghor, précise­t­il au passage). 

Or après avoir proclamé haut et fort que la Négritude n’était pas une philosophie, voilà  que Césaire conclut son intervention ainsi :  « L’universel,  oui.  Mais  il  y a belle  lurette  que  Hegel  nous a montré   le   chemin :   l’universel,  bien  sûr,  mais  non  pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité »4. 

Décidément, Hegel est vraiment un point focal, qui polarise toutes les attentions… En mettant ainsi l’accent sur l’histoire, Césaire prend en quelque sorte congé de la 

géographie. Antillais louant les Africains­Américains, ami d’un Sénégalais avec qui il y fait cause commune, il nous suggère plus qu’à demi­mots que l’africanité n’est pas à chercher sur la carte du globe. De quoi nous faire faire l’économie de certains débats qui n’avanceront pas notre affaire. Car se demander quelle Afrique, géographiquement parlant, est le substrat de l’africanité ne peut conduire qu’à des impasses. Qu’il existe plusieurs Afrique est évident.  Mais faut­il  y intégrer vraiment l’ancienne Égypte, qui non seulement a disparu depuis des millénaires mais a été remplacée par une autre Égypte qui n’a plus grand chose de commun avec la précédente ? Même l’Afrique du Nord   fait   problème,   car   dans   sa   version   antique   elle   faisait   partie   du   monde méditerranéen, puis de l’empire romain, et elle a été   longtemps chrétienne avant de devenir musulmane. Ceux qui découpent l’Afrique actuelle en Afrique musulmane et Afrique chrétienne soutiendront que l’Afrique du Nord est pleinement africaine. Ceux qui,   comme moi,   pensent  que   le  monde  méditerranéen  n’est  pas   vraiment  africain diront le contraire. On n’en sortira pas. On en sortira d’autant moins qu’au moment de qualifier certains philosophes d’africains, on se heurtera à des difficultés sans nom. Par exemple, faut­il y intégrer saint Augustin ? les philosophes berbères musulmans ? Mais s’il faut retenir aussi la couleur de leur peau, que fera­t­on de Zénon de Cittium, de Chypre, qui avait bien la peau noire mais qui n’est reconnu que comme fondateur du stoïcisme ? Quand aux philosophes africains d’Ethiopie ou d’ailleurs qui sont apparus isolément dans l’histoire, il n’est pas vraiment convaincant de leur accorder la moindre africanité philosophique. 

L’erreur, ici, c’est de chercher à l’intérieur du continent africain ce qui requiert en réalité un détour par l’extérieur. Il faut alors prendre acte de la ressemblance qui existe entre l’Afrique philosophique et la Grèce philosophique : qu’elles sont toutes les deux issues de contacts étroits entre différents peuples et différentes cultures. De sorte que l’Afrique des philosophes, comme celle des musiciens, poètes ou littérateurs, n’est pas plus sur la carte que ne l’était la Grèce des philosophes. Husserl a donc bien raison de distinguer   deux   Grèce :   celle   de   l’Hellade   et   annexes,   celle   de   la   philosophie.   Où localiser aujourd’hui la seconde ? Partout où il y a des philosophes. Parce que cette Grèce­là est bien leur patrie d’origine, lors même qu’on ne peut lui assigner aucun lieu.

La différence entre l’Afrique philosophique et cette Grèce est que la première n’a pas 

4. Ibidem, p. 92.

Page 11: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 11

accompli elle­même le passage entre culture traditionnelle et rationalité philosophique. Elle  ne   l’a   fait  qu’en passant  par   la  médiation de   l’Occident   (l’Amérique en  faisant indiscutablement partie). Mais allons plus loin encore : l’Occident philosophique n’est autre   que   l’Europe.   Or   l’Europe,   demande   Husserl,   comment   la   déterminer géographiquement ? À ce niveau, il n’y a pas plus mobile et plus flou que l’Europe (le mythe d’Europe,   enlevée  du Liban par Zeus pour être   lâchée  à  Chypre  ne  dit   rien d’autre). Même l’histoire des historiens ne permet pas de dévoiler l’identité de l’Europe. Pour y parvenir, il faut déserter l’approche et les méthodes des sciences de la nature pour   adopter   celles   des   sciences   de   l’esprit :   l’Europe   est   issue   d’une   histoire   de l’esprit5. Il faut donc l’aborder en tant que processus d’européanisation, résultante de toute  une série  d’apports  combinés  qui  sont  extra­européens :   l’empire   romain,  qui nous renvoie à la Grèce, laquelle nous renvoie à la Perse et à l’Égypte. Le christianisme lui­même, tellement déterminant pour l’Europe, est né au Moyen­Orient. Et tout cela s’est fait à travers des violences inouïes qui ne le cèdent en rien à celles qu’a connues l’Afrique. Pour ne parler que de la France, sa langue est une créolisation du latin, les idiomes antérieurs ont disparu et, pour couronner sa conquête de la Gaule, César a ramené avec lui, dit­on, un million de Gaulois réduits en esclavage. En clair, qu’est­ce que l’Europe historique ? Ce qui reste d’une succession d’empires à la fois ravageurs et civilisateurs. Quant à sa population, elle est issue d’un immense brassage dans lequel les hommes libres sont très probablement une minorité par rapport aux esclaves.

Mais alors, demande Husserl, qu’est­ce qui fait l’identité de l’Europe en tant que figure spirituelle ? Son orientation vers sa fin, son télos, situé à l’infini. Or cette fin est la philosophie au sens large, définie par les Grecs comme « science du tout du réel ». D’où cette conclusion qui en surprendra plus d’un : que « le monde européen est né  d’idées de la raison, à savoir de l’esprit de la philosophie »6. Autrement dit, ce n’est pas tant l’Europe qui a développé la philosophie, née en Grèce, que la philosophie qui a inventé l’Europe. Sauf que cela est en train de mal tourner puisque, dès 1935, Husserl voit dans la crise qui frappe l’Europe la conséquence de l’aliénation de la raison dans l’objectivisme et   le  naturalisme.  Or  rien n’a  permis  de   le  démentir  depuis,  bien au contraire. 

Via l’Europe philosophe, l’Afrique philosophique se relie donc à la Grèce. Cela ne fait après tout qu’un cran de plus dans le jeu des médiations. Mais cela retire­t­il quoi que ce soit à la valeur de la philosophie qui en résulte ? Rien du tout, parce que la philosophie est l’activité la plus universelle qui soit. Il n’y a aucune sujétion à se savoir dépendant à l’égard de nos prédécesseurs et médiateurs, puisque penser à partir des philosophies préexistantes,  étrangères  ou pas,  c’est   toujours  re­penser.  Or repenser c’est penser.  C’est  pourquoi,  confirment  les  juristes,  les concepts philosophiques ne sont pas brevetables : même créés par d’autres, ils n’appartiennent à personne. Parce que le propre du concept est au fond de se penser lui­même, le philosophe qui s’en empare ne faisant que se le réapproprier. 

Est ainsi fondée et assurée l’universalité de la philosophie, solidaire de celle de la raison. Mais cela n’exclut nullement que la philosophie puisse se particulariser.  Au contraire, comme le dit Hegel et comme le rappelle Césaire, l’universel n’est concret, et non abstrait, que s’il comporte en son sein les richesses de la particularisation. Et là on retombe encore sur Hegel, à  savoir sur l’esprit des peuples, qui sont les formes par 

5 Husserl, op. cit., p. 22. 6 Ibidem, p. 111.

Page 12: Dominique Folscheid - De La Philosophie Africaine Et Ailleurs

D. Folscheid, De la philosophie africaine et ailleurs � 12

lesquelles  le  Naturgeist,  l’âme naturelle,  se particularise.  C’est  pourquoi,  au sein de l’Europe   philosophe,   on   peut   légitimement   parler   de   philosophie   française   ou allemande. Et si les cours de Hegel évoquent l’Afrique en termes inadéquats, par suite de  l’insuffisance de ses informations, comme l’a démontré  Gilbert Zué­Nguéma dans son livre définitif sur cette affaire, c’est à la philosophie de Hegel qu’il convient tout de même de se référer.  Sauf  qu’on est aujourd’hui  en train de passer de Charybde en Scylla,   comme   le   montre   encore   Gilbert   Zué­Nguéma,   puisqu’au   lieu   de   piétiner l’Afrique en  invoquant un Hegel  qui n’est pas  le bon,  on  le  fait  à  partir  de critères d’évaluation qui sont ceux de l’économie globalisée, qui sont absolument inadéquats en matière de culture et plus encore de philosophie.

Alors y a­t­il, oui ou non, une africanité possible pour la philosophie pratiquée par des philosophes africains au sens large du terme, diaspora comprise ? Évidemment oui, avec   les  mêmes   latitudes  que   celles   que   l’on  accorde   aux  philosophes   français   ou allemands,   en  particulier   celle  de   se   contredire   résolument.   Il   est  donc   tout  à   fait loisible  aux Africains de prendre  à  bras  le  corps  les philosophèmes de  leur culture spécifique pour les élever au concept, en faire tout ce qu’ils voudront du moment que les  exigences  spécifiques  de   la  philosophie  seront  satisfaites.  L’exemple  de  Meinrad Hebga,  pour  ne  citer  que  lui,  va  dans ce  sens :   l’anthropologie  africaine  permet  de revenir  philosophiquement   sur   les   déficiences  du  dualisme  qui   est   au   cœur  de   la philosophie de  l’Occident.  Mais critiquer ou même ne plus vouloir  tenir compte des spécificités africaines n’empêchera rien non plus : Nietzsche, qui n’a pas de mots assez durs pour l’Allemagne et les Allemands, reste un philosophe allemand. S’emparer des problèmes contemporains de l’Afrique pour nourrir la réflexion et tenter de dégager des voies   conforte   également   l’africanité   de   la   philosophie.   Au   bout   du   compte,   tout dépassement   du   contexte   culturel   local   auquel   un   Africain   procède   en   devenant philosophe permet de parler encore de philosophie africaine, puisque le mouvement de prise de distance, marque de négativité, évoque encore ce à quoi il s’oppose.