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raison publique n° 15 pups 2011 13 ÉCRIRE LE TRAVAIL : VERS UNE SOCIOLOGISATION DU ROMAN CONTEMPORAIN ? Dominique Viart * L’écriture du présent est un risque pour le roman. D’abord parce que l’immédiateté se prête mal au récit à cause précisément de la réduction du spectre historique qu’engage la notion. Sans déploiement historique ou chronologique, comment écrire une histoire ? Le roman est un art du temps. Or, le présent est éphémère, contingent : on ne peut le saisir qu’en fragments. Ce qui induit une syncope du narratif, un « devenir- journal » du roman qui confine dès lors à la chronique accumulative. Ensuite parce que le présent est factuel : c’est du réel avéré, qui ne cesse de s’actualiser. Si l’écrire met en péril la narration, en rendre compte échappe doublement à la fiction. Parce qu’il est du réel actualisé, le présent relève de la non-fiction ; parce que c’est une catégorie qui échappe à la saisie objective, le présent doit être construit. À ce titre, il est objet de diction, de discours. Et, sans récit ni fiction, il devient délicat de déterminer ce que pourrait être un « roman du présent ». Or, quelle est, du côté des sciences humaines, la discipline qui tente de dire ce qu’il en est du présent ? Sans doute est-il difficile de répondre en * Dominique Viart est essayiste, critique et Professeur de Littérature française moderne et contemporaine à l’université de Lille 3, membre de l’Institut universitaire de France. Ce texte est la réécriture d’une communication présentée dans le cadre du Séminaire commun ALITHILA (Université Lille 3) – LARC (Université La Sapienza-Rome 1), « Écrire le présent » (Rome, 16-17 juin 2011) dont les actes sont à paraître sous la direction de Gianfranco Rubino et Dominique Viart. Raison15.indb 13 12/09/11 8:54:41

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ÉCRIRE LE TRAVAIL :VERS UNE SOCIOLOGISATION DU ROMAN CONTEMPORAIN ?

Dominique Viart*

L’écriture du présent est un risque pour le roman. D’abord parce que

l’immédiateté se prête mal au récit à cause précisément de la réduction du spectre historique qu’engage la notion. Sans déploiement historique ou chronologique, comment écrire une histoire ? Le roman est un art du temps. Or, le présent est éphémère, contingent : on ne peut le saisir qu’en fragments. Ce qui induit une syncope du narratif, un « devenir-journal » du roman qui confine dès lors à la chronique accumulative. Ensuite parce que le présent est factuel : c’est du réel avéré, qui ne cesse de s’actualiser. Si l’écrire met en péril la narration, en rendre compte échappe doublement à la fiction. Parce qu’il est du réel actualisé, le présent relève de la non-fiction ; parce que c’est une catégorie qui échappe à la saisie objective, le présent doit être construit. À ce titre, il est objet de diction, de discours. Et, sans récit ni fiction, il devient délicat de déterminer ce que pourrait être un « roman du présent ».

Or, quelle est, du côté des sciences humaines, la discipline qui tente de dire ce qu’il en est du présent ? Sans doute est-il difficile de répondre en

* Dominique Viart est essayiste, critique et Professeur de Littérature française moderne et contemporaine à l’université de Lille 3, membre de l’Institut universitaire de France. Ce texte est la réécriture d’une communication présentée dans le cadre du Séminaire commun ALITHILA (Université Lille 3) – LARC (Université La Sapienza-Rome 1), « Écrire le présent » (Rome, 16-17 juin 2011) dont les actes sont à paraître sous la direction de Gianfranco Rubino et Dominique Viart.

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ces termes. Il en est une cependant qui se donne pour tâche principale d’étudier et d’expliquer les phénomènes observés au présent : c’est la sociologie. Elle n’est certes pas la seule : selon les perspectives privilégiées, la science politique, l’économie, la psychologie sociale… et d’autres encore peuvent prétendre avoir aussi leur mot à dire. Mais force est de constater que, de plus en plus, le roman s’aventure sur les terrains des sociologues, en s’emparant à son tour de questions sociales – ou « sociétales ». On pourrait ainsi dresser de substantielles bibliographies de fictions orchestrées autour de l’immigration clandestine, des transferts de classes et de leurs répercussions problématiques, des impacts sociaux de la maladie, des questions d’héritage et de filiation, etc. C’est peut-être là qu’il faut chercher ce que seraient les « romans du présent » : ceux qui disputent à la sociologie certains de ses objets les plus immédiats et tentent d’y apporter leur propres éclairages. Et de fait, parmi ces thèmes, il en est un qui insiste particulièrement depuis quelques temps : celui du monde du travail, dont l’année écoulée vient de livrer à nouveau de nombreux exemples littéraires, mais dont le mouvement a déjà une histoire conséquente. C’est à ce phénomène romanesque que je voudrais m’intéresser plus particulièrement, à ses enjeux et ses pratiques, aux élaborations formelles qu’il met en œuvre, mais aussi à ce qu’il nous apprend sur le rapport de la littérature contemporaine à la sociologie et sur l’articulation qui s’élabore entre réflexions esthétiques et critiques politiques.

ÉLÉMENTS POUR UNE HISTOIRE LITTÉRAIRE DU TRAVAIL AU XXe SIÈCLE

Sans doute convient-il, pour bien mesurer les enjeux littéraires de ce phénomène, de retracer à grands traits ce qu’il en fut du motif du travail dans la littérature du siècle passé 1. On comprendra mieux ainsi que se saisir de cet objet n’est pas indifférent pour un écrivain contemporain.

1 Un tel travail a déjà été accompli en divers lieux. Signalons notamment les travaux de Michel Ragon, de Paul Aron, et de Jean-Paul Morel sur la littérature prolétarienne ; de Nelly Wolf sur le peuple dans le roman français ; de Gisèle Sapiro et Frédérique Matonti sur le réalisme socialiste.

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Car ce geste n’est pas seulement celui de l’élection d’un thème particulier parmi d’autres possibles : il s’inscrit en opposition forte avec la doxa formaliste des années 1950-1970 qui, pour avoir dénoncé les illusions du réalisme romanesque, soutenait qu’il ne saurait y avoir d’autre travail en littérature que le travail de l’écriture. La question du travail est dès lors extrêmement discriminante pour traiter, paradoxalement, des débats et des oppositions esthétiques au cours du xxe siècle.

Le travail mis sur la touche

On observe en effet la progressive disparition du travail comme objet romanesque de la littérature française après sa forte présence au début du xxe siècle, sous l’influence encore très perceptible de Zola et du succès persistant de romans comme Germinal ou l’Assommoir, quelles que soient par ailleurs les critiques alors adressées au Naturalisme 2. Le travail demeure en effet très présent au cœur de la plupart des entreprises littéraires de cette époque : aussi bien dans les sommes romanesques qui s’imposent alors (que l’on songe aux chapitres liminaires respectifs du premier et du vingt-huitième et dernier roman des Hommes de bonne

volonté de Jules Romains, tous deux intitulés « Par un joli matin Paris descend au travail ») que dans ce que l’on a pu appeler le roman à thèse (par exemple Antoine Bloyé ou Le Cheval de Troie de Paul Nizan). Il en va de même dans tous ces romans qui mettent le peuple en scène, qu’il s’agisse du roman populaire (Marguerite Audoux, Emile Guillemin…), de Céline, de la littérature populiste (Thérive, Lemonnier…) ou prolétarienne (Henry Poulaille…) 3.

Mais cette tendance dominante laisse peu à peu place à d’autres préoccupations et sans doute peut-on considérer L’Homme au marteau (1943) de Jean Meckert comme l’une des dernières manifestations de ce type de fiction. À l’issue de la seconde guerre mondiale, Henry Poulaille lui- même ne croit plus beaucoup à la pérennité de la littérature prolétarienne. C’est que le roman « moderne » est moins attentif au travail.

2 Voir M. Raimond, La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.

3 Voir N. Wolf, Le Peuple dans le roman de Zola à Céline, Paris, PUF, 1990.

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C’était déjà très évident chez Proust. Cela se confirme avec La Nausée dont le protagoniste, Roquentin, ne travaille que très vaguement à sa biographie de Rollebon. Il en va de même de Meursault, dans L’Étranger. Le progressif effacement du travail des thèmes majeurs de la littérature s’affirme nettement après 1945, qui ouvre cependant la période de la Reconstruction. Il est remarquable que cette disparition implique des écrivains d’esthétiques très différentes, voire opposées. Julien Gracq, dont on connaît les réserves envers Sartre et Camus, produit ainsi dans Lettrines une « fiche signalétique des personnages de [s]es romans » particulièrement révélatrice :

[…]

Parents : éloignés.

État civil : célibataire.

Enfants à charge : néant.

Profession : sans.

Activités : en vacances.

Situation militaire : marginale.

Moyens d’existence : hypothétiques 4.

De même, les personnages du nouveau roman n’ont guère d’activité professionnelle, et lorsqu’ils en ont une, voyageur de commerce ou ingénieur agronome, ce n’est pas sur elle que le texte se focalise. Que l’on pense à ces vagues figures finalement réduites à un pronom ou à une initiale que l’on trouve chez Robbe-Grillet ou chez Sarraute : que font-elles ? Quelle est leur profession ? Comment la pratiquent-elles ? Quant aux personnages de Beckett, n’en parlons pas : ils n’ont même plus de corps pour exercer un quelconque métier. En fait la contestation du réalisme a emporté avec elle cet objet littéraire singulier justement mis en évidence par le roman du xxe siècle et devenu ensuite, jusqu’à la seconde guerre mondiale, un thème littéraire important. Mais depuis, et ce jusqu’au début des années 1980, un syndrome Bartleby s’est emparé du roman français : travailler ? « I would prefer not to ».

4 J. Gracq, Lettrines, Paris, Corti, 1967, p. 35. Je souligne.

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Il est vrai que durant ce que Jean Fourastié a appelé « les Trente Glorieuses », le travail n’est plus un problème : on en retrouve un à peine a-t-on quitté le précédent. Mais l’aisance du plein emploi ne justifie pas à elle seule cette absence. Car les conditions de travail ne sont certes pas optimales, comme le clament alors les protestations syndicales et les slogans de 1968, et comme certains romans d’aujourd’hui le rappellent a posteriori. Or, même cette dimension politique, qui pourrait être de dénonciation, n’a guère trouvé son espace littéraire et l’on serait bien en peine de nommer des romans qui aient marqué la période pour leur traitement d’un tel thème. Élise ou la Vraie Vie (1967) de Claire Etcherelli et, dix ans plus tard, L’Établi (1978) de Robert Linhart, tous deux consacrés à la construction automobile et au travail à la chaîne semblent être des hapax. Et encore le premier traite-t-il plutôt du racisme ordinaire en période de guerre d’Algérie quand le second tient plus du témoignage que du roman. Autre singularité : L’Imprécateur (1974) de René-Victor Pilhes qui porte une attention très neuve et originale aux relations de fascination et de pouvoir qui s’exercent au sein des sphères dirigeantes de l’entreprise. À cet égard, il est précurseur d’une lignée contemporaine non négligeable.

Le retour au travail

On comprend dès lors l’importance qu’eut en 1982 la parution simultanée de Sortie d’usine de François Bon et de L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan. Violence du titre, d’abord, où le mot « usine » sonne comme une incongruité dans une période encore marquée par la théorie formaliste et la conviction que le roman ne peut pas rendre compte du réel. Force brute de l’écriture, ensuite, qui installe le lecteur au cœur du travail, de ses rythmes, de ses contraintes, de son impersonnalisation sans recourir au truchement d’une histoire ni d’une intrigue. Une réception un peu superficielle de la presse et aussi, hélas, d’une critique littéraire trop peu attentive, a alors conclu au « retour du réalisme », ou à un « néo-réalisme ». C’était ne pas voir que les deux œuvres sont d’abord littéraires et très formelles, que toutes deux s’inscrivent dans l’héritage de la modernité et se réclament notamment de Kafka et de Beckett.

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Le premier est même nommément cité dans le roman de François Bon 5,

et son nom revient fréquemment dans les entretiens et propos de Leslie

Kaplan 6.

Plus encore : mimant une formule de Jean Ricardou demeurée célèbre 7,

François Bon prétend basculer dans son roman « l’écriture de l’usine en

usine comme écriture » 8. L’entreprise consiste en effet pour lui à trouver

les voies pour une autre écriture du réel, indemne, dit-il, des « syntaxes

préexistantes ». On voit bien qu’il n’y a là aucune allégeance à l’esthétique

réaliste, et du reste François Bon tonne contre la littérature populiste qui

la pratique volontiers – « une littérature populiste, qui tente de mimer

une pensée fruste parce qu’elle parle de gens frustes est une littérature

morte » 9. Son modèle esthétique oscille plutôt entre l’expressionnisme,

l’infraordinaire de Perec et l’art plastique : il mêle une syntaxe heurtée

à son goût pour la géométrie des espaces et pour l’arte povera : « Le

boulot, pour moi, serait de traiter ça en pur matériau plastique, par

l’effet de compression qu’on peut en tirer, d’une puissance accrue dans

le temps même de dire les mots », confie-t-il dans un entretien à la revue

L’Infini 10.

De son côté, Leslie Kaplan ne pratique pas le moindre retour au

réalisme. Elle aussi se réclame de Kafka. Son esthétique emprunte

également à Perec et s’approche de la poésie minimaliste telle qu’elle est

alors pratiquée par Emmanuel Hocquart, Jean Daive ou Anne-Marie

Albiach. Le texte de L’Excès l’usine se dispose comme autant de poèmes

en prose ou de laisse de versets, listes de purs constats, souvent formulés

dans une syntaxe nominale, sans affects. Il relève d’une forme d’« écriture

blanche », ou de ce « degré zéro de l’écriture » décrit par Barthes comme

5 F. Bon, Sortie d’usine, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p.165.6 Voir L. Kaplan, Les Outils, Paris, P.O.L, 2003.7 Le critique expliquait alors que le « nouveau roman » est « moins l’écriture d’une

aventure que l’aventure d’une écriture » (Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 46).

8 F. Bon, Sortie d’usine, op. cit. p. 1649 Entretien accordé à L’Express, 1 septembre 2004. En ligne : <http://www.lexpress.

fr/culture/livre/italique-daewoo-italique_809347.html>.10 F. Bon, « Côté cuisines », entretien avec S. Nowoselsky-Müller, L’Infi ni, n° 19, « Où

va la littérature française ? », été 1987.

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forme « libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage »,

indemne de la « fabrication » réaliste 11. Ces deux pratiques – celle de

François Bon, celle de Leslie Kaplan – aussi opposées soient-elles,

convergent en ce qu’elles mobilisent les poétiques les plus radicales de la

modernité littéraire et de l’art plastique au service d’une autre manière

d’écrire le réel. Ce recours à des formes qui furent explorées pour elles-

mêmes par les dernières avant-gardes pour dire des objets auxquels les

promoteurs de ces formes étaient indifférents constitue un véritable geste

de la littérature contemporaine, laquelle manifeste ainsi sa dette envers

la modernité, une modernité qui a doté les écrivains contemporains

d’outils formels et syntaxiques susceptibles de leur permettre de nouvelles

lectures – et de nouvelles écritures – du réel.

Histoire littéraire de la classe ouvrière

Au cours de ces mêmes années 1980 et après avoir connu un tel retour

sur la scène littéraire, le travail intéresse les écrivains à un autre titre.

Ceux-ci tournent en effet le regard vers un monde avec lequel le contact

se perd de plus en plus. De nombreux écrivains ont alors conscience

d’une césure dans le temps et éprouvent le sentiment d’appartenir à

deux univers différents : celui des années 1950-1960 qui les a vu grandir

et celui des années 1980-1990 qui ne lui ressemble plus du tout. Aussi

voit-on se multiplier les « récits de filiation » qui partent en quête de ce

que furent les existences des parents et des ascendants, comme s’il fallait

donner trace à ce qui s’est perdu 12. Et là encore le thème du travail occupe

une place majeure.

Le roman prend acte de la disparition de la classe ouvrière dans des

œuvres telles que Mémoire de l’enclave (1986) de Jean Paul Goux, de

Temps Machine (1993), de François Bon, des Derniers jours de la classe

ouvrière (2003) d’Aurélie Filipetti ou même d’Ouvrière (2003) de

11 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1972.

12 D. Viart, « Filiations littéraires », Écritures contemporaines 2, « États du roman contemporain », Paris, Minard-Lettres modernes, 1999 ; D. Viart et B. Vercier, La Littérature contemporaine au présent, Paris, Bordas, 2008 ; L. Demanze, Encres orphelines, Paris, Corti, 2008.

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Franck Magloire (dont la mère était ouvrière chez Moulinex). Les textes

oscillent entre l’évocation nostalgique et l’histoire critique. Ils célèbrent

la fierté du travail manuel, sa beauté lyrique comme parfois chez Zola,

vantent la plastique d’un objet bien conçu, mais dénoncent la réalité

de ces machines qui déforment les corps, les blessent ou les mutilent. Il

ne s’agit jamais cependant de « raconter des histoires », ni de produire

des « récits des vies » comme le fait alors une certaine littérature de

témoignage, souvent accueillie dans la collection « Terre Humaine » et

vivement critiquée par Pierre Bourdieu 13. Dans ces livres au contraire, le travail ouvrier a plutôt une présence fantomatique. Il hante les lieux

abandonnés par l’industrie, ces friches que les narrateurs parcourent en

tentant de restituer ce qui s’y déployait d’activité humaine, comme dans

Billancourt (2004) ou Paysage fer (2000) de François Bon, dans quelques

pages de Terminal frigo (2005) de Jean Rolin et dans nombre d’évocations

de Didier Daeninckx (notamment En marge, 1994).

Si elles demeurent cependant très littéraires – avec notamment des

réminiscences de l’écriture descriptive de Julien Gracq, très apprécié par

Jean-Paul Goux et François Bon ; ou avec un sens du montage qui récuse

le récit, comme chez Filippetti et chez Rolin –, et se distinguent à ce titre

du simple témoignage ou du documentaire, ces œuvres entrent cependant

en relation avec les sciences humaines, avec l’histoire de la classe ouvrière et

avec la sociologie, deux disciplines qui développent alors tout un ensemble

de travaux sur ces questions, dans la lignée des travaux précurseurs d’Alain

Touraine (La Conscience ouvrière, 1966). La trilogie de Michel Verret

(L’Espace ouvrier, 1979 ; Le Travail ouvrier, 1982 ; La Culture ouvrière,

1988) précède de peu ces textes littéraires. Les lectures sociologiques d’un

Pierre Bergounioux ou d’un François Bon sont attestées, comme l’est

l’enquête de Jean Paul Goux dans la région de Montbéliard, qui insère dans

son texte des documents semblables à ceux auxquels les sociologues ont

recours. Et l’on connaît la relation de sympathie qui lie Didier Daeninckx,

grand lecteur des ces travaux sur la classe ouvrière, à Philippe Videlier,

historien au CNRS, qui publie Usines en 2007.

13 P. Bourdieu, « L’Illusion biographique », dans Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

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LE PLI SOCIOLOGIQUE

Le pli sociologique est alors engagé. Il s’impose dans de larges espaces de la production littéraire des années 1980 et 1990. On peut en discerner

quelques aspects :

– D’abord l’émergence au début des années 1980 d’une forme de partenariat

entre la littérature et certaines réflexions sociologiques, notamment du

côté d’écrivains tels qu’Annie Ernaux et Pierre Bergounioux, tous deux

très proches de la pensée de Bourdieu. Ce n’est toutefois pas le monde

du travail qui les préoccupe en priorité : plutôt les questions de transfert

social et de différences culturelles. On en trouve également des versions

stylistiquement plus dramatisées chez un Pierre Michon ou un Richard

Millet, comme l’a bien montré, pour les trois derniers auteurs mentionnés,

Sylviane Coyault dans La Province en héritage 14 .

– Ce pli sociologique s’étend à des œuvres dont l’ironie (Jean Rouaud,

Des hommes illustres), la causticité (Michel Houellebecq, Extension du

domaine de la lutte) ou le minimalisme (Yves Ravey, Le Drap) semblent

tenir à distance le sérieux et l’approfondissent de l’étude sociale mais ne

s’en inspirent pas moins pour traiter respectivement du petit commerce,

des services informatiques ou de la petite entreprise.

– Inversement la réflexion sociologique se fait plus directement accessible à

la littérature, dans des ouvrages comme La Misère du monde (1993) dirigé

par Pierre Bourdieu dont les entretiens feront d’ailleurs l’objet de multiples

adaptations théâtrales, malgré les réticences initiales du sociologue.

– Apparaît enfin ce qui tient d’une véritable convergence, comme dans ce

livre de Martine Sonnet, Atelier 62 (2008), qui conjoint un travail d’écriture

mémorielle autour de la figure d’un père à une véritable enquête de

sociologie historique sur le monde ouvrier, en l’occurrence celui des forges

Renault de Billancourt où travaillait ce père taiseux dont il s’agit de restituer

l’existence. La nature hybride de ce livre, dont les chapitres de souvenirs

et d’enquête alternent, emblématise parfaitement la porosité à laquelle

littérature et sociologie sont parvenues en l’espace de deux décennies.

14 S. Coyault, La Province en héritage, Bergounioux, Michon, Millet, Paris, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2002.

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La convergence se fait néanmoins plus nettement encore, depuis le

changement de siècle, à la faveur d’une réorientation des thématiques

romanesques liées au monde du travail vers le secteur tertiaire 15. Bien sûr, cela correspond à un phénomène économique de grande ampleur, qui voit la mise en extinction du monde industriel dans les pays développés et son remplacement par toutes sortes de sociétés de service.

La littérature du travail est transformée par ce rapport à la sociologie. D’une part, au regard rétrospectif sur le travail du passé succède une vigilance accrue envers la réalité socio-professionnelle présente. D’autre part les problématiques et les motifs liés à ce déplacement se trouvent eux-mêmes changés. Á un travail qui mettait en question le corps et lui faisait violence (on peut songer aux descriptions des mains ouvrières par Jean-Paul Goux, aux amputations évoquées par François Bon, aux divers accidents rapportés par Aurélie Filipetti) se substitue une pression d’ordre psychique, qui met en question la gestion des personnels et le management de l’entreprise.

Là encore, on soulignera le développement concomitant des études consacrées à la souffrance au travail, et ce, qu’elles émanent effectivement de la sociologie (Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce - la modernisation

aveugle des entreprises et de l’école, 1999 ; Luc Boltanski et Eve Chiapello,

Le nouvel esprit du capitalisme, 1999), de la psychiatrie clinique (Christophe Dejours, Souffrance en France - La banalisation de l’injustice

sociale, 1998 ; Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient

frappés, 2008) ou de l’économie appliquée (Bernard Gazier, Les stratégies

des ressources humaines, 1993 ; Thomas Courtot, Critique de l’organisation

du travail, 1999). Sans que l’on puisse forcément conclure à l’influence directe de ces travaux sur la littérature, on constate que cette souffrance et les raisons qui la fondent en termes de nouveau management des « ressources humaines » devient simultanément un objet majeur de

15 Entre 1998 et 2007, Sonya Florey dénombre plus d’une trentaine de romans et récits littéraires consacrés à cet univers (Cf. S. Florey, Littérature contemporaine et engagement. Quand les textes interpellent la réalité postmoderne et néolibérale, soutenue à la faculté des Lettres de l’université de Lausanne, Suisse, 2009). Thierry Beinstingel en recense quant à lui plus de quatre-vingt depuis la fi n des années 1990 jusqu’à aujourd’hui.

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ces disciplines et de la littérature du travail comme si celle-ci se situait désormais sur le même plan que ces disciplines. Ce faisant, la littérature

s’institue, dans ce domaine, comme partenaire de réflexion à part entière,

que ce soit par le truchement de fictions problématisées ou de manière

plus oblique, avec des traitements ironiques (chez Jean-Charles Massera,

United emmerdements of New Order précédé d’United Problems of Coût de

la main d’œuvre, 2002 ; chez Luc Lang, Cruels 13, 2008) ou nettement

dramatisés (comme chez François Emmanuel, La Question Humaine,

2000).

LA MISE EN FORMES LITTÉRAIRES DU TRAVAIL CONTEMPORAIN

Il s’agit dès lors de regarder de près le traitement de ce nouvel objet

par le roman et d’analyser les formes qui sont mises en œuvre pour

cela dans la littérature présente. Bien évidemment les œuvres les plus

abouties sont celles qui se gardent d’un double écueil : ne pas sacrifier

à la reprise pure et simple des formes léguées par l’héritage littéraire,

sans tenir le moindre compte des critiques et des déconstructions dont

elles ont été l’objet pendant la période formaliste ; ne pas s’appuyer

trop directement sur les réflexions sociologiques (mais aussi sur la

psychologie sociale) au risque de construire des fictions qui n’en soient

que la simple illustration.

Résurgences des esthétiques réalistes

De fait, le premier de ces deux risques n’est pas toujours évité. Et si

François Bon ou Leslie Kaplan s’étaient bien gardés d’y sacrifier, ce n’est

pas le cas de toute la littérature du travail actuelle dont une large partie

fait retour à un réalisme naïf, non problématisé, réduit à une simple

entreprise de représentation plus ou moins fictionnalisée. Cela tient

d’abord à un phénomène qui, pour le coup, relève plus nettement de

la sociologie que de la critique littéraire : à la faveur de conflits sociaux

particulièrement difficiles, les employés et les ouvriers ont eux-mêmes

témoigné de leurs luttes et du sort qui leur était fait. C’est le cas de

ceux que l’on appelle désormais du nom de leur entreprise : les « Lus »,

les « Moulinex ». Une étude d’Anne Mathieu parle à cet égard de

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« renouveau de la littérature prolétarienne » 16 et cite comme exemples

Putain d’usine (2002) de Jean-Pierre Levaray ou Dehors les P’tits Lus de

Monique Laborde (2004). On retrouve en effet dans ces livres les critères

de la littérature prolétarienne tels que Poulaille les avait définis dans

Le Nouvel âge littéraire (1930), avec une certaine exigence : qu’il s’agisse

de littérature sur le peuple, écrite par la classe ouvrière, indépendamment

des canons de l’écriture académique et « bourgeoise ».

En revanche Martine Sonnet, associée par cet article aux livres

mentionnés ci-dessus, ne relève évidemment pas de la même catégorie,

ni par son inscription professionnelle (elle est ingénieure de recherche en

Histoire au CNRS), ni par le travail formel mis en œuvre par son livre.

Cette accumulation de livres radicalement différents dans leurs enjeux

et leurs pratiques est malheureusement très fréquente 17. Or il convient

d’établir des distinctions sans quoi l’on traite la littérature comme un

simple répertoire thématique, dans l’indifférence totale envers les formes

mobilisées. Les textes dont parle Anne Mathieu tiennent plutôt de la

littérature de témoignage et de protestation. C’est même une production

« littéraire » plus syndicale que sociologique, dans la mesure où la part

faite à l’analyse y est assez minime. L’élaboration littéraire s’y réduit

le plus souvent à la simple liberté de ton, à l’inventivité populaire des

images et des formules. Le récit des faits ne recule pas devant l’effet

pathétique, l’expression de la colère ou l’ironie appuyée.

Il arrive même que ces employés licenciés, faute de trouver parmi eux

celui qui prendra la plume, s’en remettent à un écrivain mandaté par

eux pour le faire à leur place. C’est ainsi que Sylvain Rossignol publie

Notre usine est un roman (2008), au nom des employés de Roussel-

Uclaf licenciés par le groupe Sanofi-Aventis, un peu à la manière d’un

16 A. Mathieu, « Renouveau de la littérature prolétarienne, » en ligne sur le site du Monde diplomatique : <http://blog.mondediplo.net/2011-05-11-Renouveau-de-la-litterature-proletarienne>. Voir aussi la postface que M. Ragon donne à son Histoire de la littérature prolétarienne de langue française (1974), lors de sa réédition en 2005, Paris, Le Livre de Poche.

17 Même Paul Aron procède à de tels amalgames, en énumérant tous ensemble François Bon, Gérard Mordillat et des écrivains ouvriers comme Robert Piccamiglio ou Vincent de Raeve. Voir P. Aron, « La représentation du travail dans la littérature du XXe siècle », dans Écrire le travail, Dossier Initiales, n° 35, 2011.

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écrivain public. Or qu’attend-on d’un écrivain public sinon qu’il donne

une forme sociale et culturelle connue à un événement personnel (ou dans le cas présent, collectif ) ? Aussi ne s’étonnera-t-on pas que le livre de Rossignol s’élabore comme une fiction documentée traditionnelle, construite à la manière des sagas du premier xxe siècle, autour de personnages exemplaires dont le lecteur suit le destin partagé de 1967 à 2006. Plus élaboré, quoique inscrit dans la même veine paraît en revanche le roman de Nathalie Kuperman, Nous étions des êtres vivants (2010) qui procède par une série de monologues, instituant autant de personnages-narrateurs qui, pour être assez typifiés, ne sont pas tout à fait réduits à incarner des rôles pré-définis.

À vrai dire, le retour à des modèles littéraires avérés n’est pas l’apanage des salariés qui témoignent de leurs licenciements. Il séduit aussi des écrivains plus largement reconnus comme tels, au nombre desquels on peut compter Gérard Mordillat qui démarque Les Vivants et les

Morts (2004) de Germinal, au point que l’on pourrait parler de « néo-naturalisme ». Ce phénomène est tout à fait exemplaire de l’absorption littéraire d’un conflit majeur par recours à des schèmes expressifs constitués. C’est ainsi que Jean Norton Cru analysait les récits de la Grande Guerre, en soulignant combien pour dire la violence qui leur était faite, leurs auteurs puisaient dans les formes littéraires qu’ils avaient à leur disposition plutôt que d’en inventer d’autres, au risque d’être trahis par l’imaginaire véhiculé par ces formes. C’est du reste ce qui arrive au roman de Mordillat qui exploite un romanesque convenu, garant de son audience auprès du grand public (et de son adaptabilité pour une série télévisée), mais, à cause même de cette forme naturaliste, paraît daté et comme anachronique.

L’héritage de Zola est également revendiqué par Michel Houellebecq, qui trouve sans doute dans le Naturalisme de quoi justifier une plongée en apnée dans les misères sexuelles que son prédécesseur avait déjà auscultées à sa manière. À cet héritage, Houellebecq conjugue celui d’Auguste Comte auquel il rend hommage 18. Le positivisme fournit

18 M. Houellebecq, « Préliminaires au positivisme », dans Auguste Comte aujourd’hui ?, dir. M. Bourdeau, J.-F. Braunstein, A. Petit, Paris, Kimé, 2003.

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alors la démarche d’analyse qui fait défaut à la fiction réaliste. Et de fait Houellebecq ne manque pas de fournir ses romans de longs développements de nature sociologique, et même s’il n’utilise pas explicitement les concepts opératoires de la discipline, le lecteur avisé saura les reconnaître dans l’interligne du texte. Mais l’œuvre navigue d’une exigence certaine à une platitude consentie et si le travail formel est indéniable dans Les Particules élémentaires, en revanche Plateforme – et notamment dans les quelques chapitres qui décrivent l’entreprise contemporaine –, ressemble à une sociologie de magazine fictionalisée a minima.

L’élaboration formelle

Toute la littérature contemporaine sur le travail ne fonctionne pas selon ces registres, bien au contraire, et c’est sans doute là, la part la plus intéressante de la production actuelle en cette matière. On peut

dans un premier temps opposer au roman de Mordillat celui de François

Bon paru la même année : Daewoo (2004). Le livre qui se fonde sur

la délocalisation des usines Daewoo, installées à grand renfort de

subventions gouvernementales dans l’Est de la France se présente comme

un montage de documents bruts (issus de la presse de l’époque, des

arrêtés officiels, des discours syndicaux, patronaux et politiques) dont

la phraséologie tranche avec la syntaxe de l’écrivain, d’entretiens fictifs

imaginés en prêtant aux personnages les modes de parole de Pierre

Bergounioux ou de Nathalie Sarraute, et de déambulations du narrateur

sur les lieux occupés par les usines démontées.

Cet ensemble est redoublé par un dispositif théâtral, pour partie inséré

dans le roman qui donne la parole à des ouvrières-actrices affublées de

noms bibliques lesquelles viennent raconter, comme dans des intermèdes,

ce qu’il en est de leur situation ; pour partie extérieur au roman, dont

il constitue une sorte d’adaptation, présentée au festival d’Avignon

dans une mise en scène de Charles Tordjman. Enfin une esquisse de

dispositif plastique est évoquée en fin de livre, qui projetterait, comme

en un mémorial à la manière des installations de Christian Boltanski, les

visages des ouvrières licenciées sur les murs blancs de l’usine désertée.

La place manque ici pour traiter des multiples effets produits par un tel

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dispositif, moins pathétiques sans doute que le roman de Mordillat mais

d’une violence plus crue et plus immédiatement politique, véritablement

installée dans la cité – au sens où l’était le théâtre des Tragiques grecs dont

François Bon s’inspire souvent.

Ce qui surtout s’observe, dans le roman de François Bon, c’est le

regard critique qu’à l’intérieur même du roman l’écrivain porte à son

livre dont il interroge le genre, la pratique et l’écriture, questionnements

qui sont totalement absents des livres évoqués plus haut. Un tel geste

critique, à la fois porté sur l’objet ou sur le phénomène dont il est

question dans le livre et sur la forme dans laquelle cet événement trouve

à se dire est emblématique d’une certaine littérature contemporaine,

particulièrement exigeante, qui donne lieu à ce que j’ai proposé d’appeler

des « fictions critiques » 19. L’un des traits caractéristique de telles fictions

critiques est de ne pas prendre le langage comme un simple outil, vecteur

des informations, des émotions ou des colères qu’il s’agit de mettre en

roman, mais de faire porter sur celui-ci de véritables interrogations. Ce

phénomène excède le simple questionnement de la forme employée : cela

va jusqu’à l’auscultation du lexique qui relie l’homme à son travail.

On a pu voir à l’œuvre une telle attention dans les récits de François Bon,

chez Didier Daeninckx, chez Leslie Kaplan, mais cela est encore plus évident

chez Thierry Beinstingel, qui se réclame de Claude Simon, de Samuel

Beckett, de François Bon et non d’une quelconque littérature réaliste. Son

roman Central (2000) repose ainsi sur l’usage coercitif et déshumanisant

des infinitifs par lesquels sont décrites les tâches professionnelles. L’absence

de pronoms, impliquée par ce recours au mode infinitif, rend très évidente

la réduction de l’individu à une pure fonction exécutive, alors même que le

langage des « ressources humaines » (sic) le promeut verbalement au rang

gratifiant de « collaborateur ». Dans CV roman (2007), c’est le curriculum

vitae comme métonymie nodale des pratiques des ressources humaines qui

fournit le schème organisateur du texte, au point de devenir le matériau

infiniment plastique de son déploiement.

19 D. Viart, « “Fictions critiques” : la littérature contemporaine et la question du politique », dans Formes de l’engagement littéraire, dir. J. Kaempfer, S. Florey & J. Meizoz, Lausanne, Antipodes, coll. « Littérature, culture, société », 2006, p. 185-204.

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Plus généralement, Thierry Beinstingel attire l’attention des lecteurs sur

les pratiques langagières et sur leurs conséquences, n’hésitant pas à faire

entendre les connotations implicites. Ainsi, dans ce dernier roman, les

cadres chargés de contribuer à un « plan social » (formule devenue usuelle pour désigner les licenciements économiques) changent de fonction, ils n’encadrent plus leurs employés mais doivent s’en séparer :

Nous aurions aimé mettre des mots sur noter nouveau métier, sur cette nouvelle expérience. […] Qui étions-nous ? Le langage est important. Nous étions des cadres, des encadrements chamarrés, dorés, entourant un tableau ou une toile, paysage ou nature morte, peu importait, pourvu que cet ensemble fût un peu plus figuratif que les fuyants hologrammes qu’on nous proposait alors. Nous nous sentions creux. Tous juste avions-nous pu glaner les mots d’outplacement, outplacers, des metteurs en dehors, voilà ce que nous aurions pu être le temps de quelques mois, avant

qu’une autre mode linguistique ne vienne renouveler la formulation de

notre nouveau métier. Bref, nous étions ici, à Paris, bureau à moquette,

pour apprendre à mettre au dehors, sur le trottoir de l’entreprise, nos

collègues […] 20.

Le dernier roman de Thierry Beinstingel paru à ce jour propose

dès son titre de s’arracher à cette terminologie étrangère, édulcorée,

censée amoindrir la réalité de la réalité et prône un « retour aux mots

sauvages ». La fiction est inspirée de faits réels : la série de suicides qui

a affecté l’entreprise France-Télécom (non nommée dans le texte) à la

suite de l’adoption d’un management des personnels particulièrement

éprouvant. Le personnage central est affecté à un central de réponses

téléphoniques après avoir été électricien – et très vite il ne peut se satisfaire

des contraintes de ce poste, qui restreignent même le langage qu’il est

autorisé à employer. Dès lors ce sont les mots qui gouvernent le texte et

font apparaître les violences infligées au psychisme des « opérateurs » :

Retour brutal aux mots sauvages : se défenestrer. Le verbe, l’action,

l’infinitif, le définitif, le mélange d’une terrible grammaire. D’abord l’élan

du pronom avant le verbe, pronom réfléchi, réflexif, adressé à soi-même,

20 Th. Beinstingel, CV Roman, Paris, Fayard, 2007.

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se mordant la queue. Puis réfléchi au sens de prudent, circonspect, pensé,

imaginé, ordinaire, déductible, rapidement devancé, doublé, débordé,

devenu extraordinaire. Enfin réfléchi comme son propre visage reflété dans

une vitre qu’on reconnaît à peine tant la douleur le déforme. Comment

en est-on arrivé là ? Vouloir traverser le miroir, transgresser, sauter, bondir,

passer, dépasser, outrepasser, trépasser. […]

Se défenestrer devant ses collègues. Pronom irréfléchi, prénom annihilé

pour qui les mots ont disparu, reste le « devant les collègues », marqués

à tout jamais « devant ». Comment vivre à nouveau ensemble, celui

qui a vu hurler son voisin de bureau, celle qui a vu son responsable se

précipiter trop tard et sa main qui se referme, crispée sur le vide ?

Après les mots n’ont plus d’importance. Aucune importance, le

directeur qui parle taux de suicides et qui affirme que ce n’est pas pire

qu’ailleurs, le ministre qui suppute que le climat social est finalement

assez apaisé. Mensonges en songes ou vérité hanté par ce qui se dit,

s’échange, s’accélère, forme une actualité reprise, ressassée, journalistes,

spécialistes, personnes autorisées, psychologues, sociologues, hommes

de la rue, ménagères de moins de cinquante ans, minorités exclues,

majorité incluse, citadins avisés, provinciaux écartés, pékins moyens,

la boule des mots s’agglomère, enfle, grenouille qui veut se faire aussi

grosse que le bœuf, phrases éclatées, assassines, disséquées, reprises,

comparées. On lit des commentaires idiots, des opinions tranchées, on

rit parfois pour conjurer sa peur 21.

Par rapport à l’investigation sociologique et au contraire de la mimesis

réaliste, la mise en œuvre littéraire donne lieu à un déplacement de la

réflexion sur la souffrance vers le langage – plus qu’elle ne se satisfait

d’une simple mise en récit. Car changer le langage, c’est changer le

rapport au réel, faire accepter l’inacceptable, éteindre la lucidité.

Une telle pratique critique est riche d’enseignement. D’abord elle

montre que la sociologie n’est peut-être pas la principale discipline

avec laquelle travaillent les écrivains, du moins pas la seule, mais que

d’autres, plus attentives au langage, comme la socio-linguistique ou la

21 Th. Beinstingel, Retour aux mots sauvages, Paris, Fayard, 2010.

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pragmatique du discours, sont aussi des partenaires essentiels, à supposer

que les écrivains en aient effectivement besoin et que le sens de la langue

ne suffise pas à les alerter des modifications qu’elle subit en profondeur.

Ensuite elle fait apparaître une donnée encore inaperçue de ces autres

disciplines : en montrant que le travail se réduit à un lexique, elle souligne

sa puissance de déliaison. Il y a de moins en moins de « mise en syntaxe »,

c’est-à-dire de mise en relation des individus entre eux. L’assignation

à une tâche unique et répétitive que la « chaine » du taylorisme, au

nom improprement choisi (mais riche de connotations esclavagistes), imposait à chacun, la division du travail orchestrée par le management

néo-libéral l’accomplit aussi bien. Chacun n’est plus que « l’opérateur » de

sa propre tâche, indépendamment de toute considération contextuelle,

sans lien avec le reste de l’entreprise dont on vante et célèbre avec force

communication interne « l’esprit d’équipe ». Un certain nombre de mots,

d’actes et de gestes lui sont consentis, au-delà desquels son action est plus

qu’impropre ou imprévue : interdite. C’est tout le programme fictionnel

de Retour aux mots sauvages que de le montrer, puisque l’opérateur d’un

seul coup « déborde » de l’activité qui lui est imposée.

Plus encore : ce qui est ici repéré à partir d’une analyse littéraire

du lexique employé dans le monde du travail, vaut pour la gestion

politique de la société toute entière. À ce titre l’écriture du travail vaut pour symptomatologie d’une coercition sociale plus vaste. Cette « lexicalisation » des relations humaines se retrouve en effet dans des pratiques plus générales. Ainsi par exemple les « nuages de mots » qui règlent désormais l’accès aux banques de données (après les fameux « mots clefs » qui s’étaient déjà substitués aux anciens « résumés »). Ou encore ces « éléments de langage », livrés par le pouvoir pour dire la réalité, qui prennent la place du « story-telling », dont la fonction consistait déjà à recouvrir – et masquer – le réel par l’imposition d’un récit maîtrisé.

La synthèse littéraire

Ces quelques exemples mettent en évidence ce que l’écriture littéraire produit comme analyse des travers de l’économie néo-libérale et du management professionnel qu’elle met en place. Mais à cette dimension

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proprement analytique, la littérature a cette capacité de favoriser

également une synthèse des diverses approches du monde du travail. Elle est en effet le lieu où peuvent se penser ensemble des disciplines que leur extrême spécialisation tend à replier sur elles-mêmes, sur leurs propres méthodes et leur propre matériel conceptuel. Parmi les récents romans sur le monde du travail, ceux d’Elisabeth Filhol, La Centrale (2010) et de Maylis de Kérangal (Naissance d’un pont, 2010) en administrent la preuve, chacun à sa manière.

Le premier de ces deux textes évoque les employés au nettoyage et au réglage des centrales nucléaires lors des « arrêts de tranche ». Ces salariés de société de service, le plus souvent recrutés sur des contrats temporaires et précaires, se déplacent de centrale en centrale sur l’ensemble du territoire. En ethnologue du proche, Elisabeth Filhol compare leur vie itinérante à celle des anciens « Compagnons du devoir » du Moyen Âge. Elle met ainsi en œuvre une sorte d’ « ethnotexte littéraire » proche de celui pratiqué par Annie Ernaux sur sa propre famille. Mais d’une page à l’autre du roman, c’est une autre discipline qui devient le partenaire majeur du texte : la sociologie, lorsqu’il s’agit de construire les « idéal-types » de ces populations professionnelles et de leurs modes de vie 22 ; la psychanalyse lorsqu’il s’agit d’étudier leurs motivations pour ce type de métier, la fascination du risque qui s’y déploie et leur désir de pénétrer au cœur du principe énergétique 23 ; la technique scientifique, lorsqu’il s’agit d’expliquer au lecteur peu averti les principes de la fission de l’atome. Ailleurs ce sont des considérations de géographie humaine ou des passages démarqués de la théorie des catastrophes (à propos de l’accident de Tchernobyl).

Dès lors la littérature est un lieu privilégié de convergence des diverses disciplines : un lieu où celles-ci peuvent entrer en débat. La littérature même y a sa part : puisque non seulement elle est comme un chef d’orchestre qui fait jouer ensemble des instruments divers, mais elle se souvient aussi d’elle même. Et l’on peut relever dans les phrases d’Elisabeth Filhol des réminiscences de Marguerite Duras dont les

22 E. Filhol, La Centrale, Paris, P.O.L., 2010, p. 81.23 Ibid., p. 83.

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œuvres l’ont amenée à l’écriture, ou de François Bon et de Leslie Kaplan, comme une salutation discrète à ceux par qui la littérature s’est rouverte au monde du travail.

Le même type de rassemblement convergent s’observe chez Maylis de Kérangal, dont Naissance d’un pont (2010) donne à ces écritures du

travail une ampleur impressionnante. Sans s’attarder à développer des

intrigues, elle croise l’intensité des êtres, l’élan de l’entreprise – construire

un pont en Californie – les réalités sociales et économiques qui décident

des destins. Dans une écriture différente de celle d’Elisabeth Filhol, son

roman noue aussi la littérature à tout un chapelet de disciplines et de

compétences diverses, et au vocabulaire qui leur est propre. La part du

narratif y est à peine plus soutenue, mais dominent surtout des effets

de compression des éléments hétérogènes que ramasse la puissance

du phrasé. Le modèle poétique n’est plus alors celui de Leslie Kaplan,

mais plutôt celui de Faulkner, dont l’énergie syntaxique et le sens des

généalogies semble gouverner la phrase de Maylis de Kérangal, souvent

déployée en paragraphes entiers. Ainsi le début de celui-ci qui mêle

l’ethnologie et l’histoire de l’immigration irlandaise en Amérique :

Sanche accourt à la table, zigzague dans la salle pleine et moite, parmi

les fronts qui ruissellent, les bouches humectées d’alcool et d’allégations

débiles, il y vient comme on se précipite tête la première dans le coffre

du pirate, pour palper le trésor, faire reluire sa peau de l’éclat des pierres

précieuses et tâter de leur tranchant sur la pulpe des pouces, il a des

crampes dans le ventre, et l’abdomen douloureux à force d’impatience et

d’appréhension, et à peine a-t-il salué à la ronde, le cœur soulevé pompant

fort dans la poitrine, qu’il tire une chaise et s’assied, observant déjà ceux

qui l’entourent, jubilant comme un malade d’être en leur compagnie,

déraciné, arraché parmi ces têtes uniques au monde, à côtoyer leurs

pieds calleux, Seamus, le renard des livres d’enfants, les joues crépues, les

ongles longs, jaunes, épais, la peau dure, un aïeul débarqué à New-York

vers 1850 – famine irlandaise, cadavres humains pourrissant en grappes

dans le creux des talus, hameaux qui se vident et que l’on abandonne –,

sans éducation, sans talent, sans argent et qui migre vers le nord avec

une boussole rudimentaire dans l’estomac, trouver de quoi vivre, une

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subsistance, c’est tout, ni un destin ni même un recommencement

mais juste de quoi boire et manger, de quoi s’abriter et se vêtir, de quoi

occuper la force de ses bras, après quoi la dispersion d‘une descendance,

les absences généalogiques, les trous dans les formulaires, les noms mal

orthographiés qui sédimentent dans leur coquille, au bout de quoi cette

tête sur le qui-vive, ce quelque chose d’hirsute et d’irréductible, et ces

pieds qui reprendraient bientôt la route, rompus au consentement de la

perte, définitivement excentriques […] 24.

Derrière l’écriture du travail, qui lui est à la fois un véritable objet

d’attention, un prétexte littéraire et une manière d’aborder quantité de

questions contemporaines, Kérangal fait apparaître le présent comme

compression d’histoire et de perspectives disciplinaires hétérogènes

doublement liées entre elles par l’objet qui les fait converger et le phrasé

qui les emporte. Ecrire le travail est donc bien à la fois une lucidité

analytique portée par la littérature à des réalités encore mal traduites et

une expérience littéraire qui requiert une réflexion formelle

NE PLUS ÊTRE PARLÉS PAR LA LANGUE

On pourrait, en conclusion, souligner quelques aspects essentiels.

D’abord que la littérature s’impose ici comme une épistémologie

singulière, qui déploie son propre regard critique, et croise les champs

de plusieurs autres disciplines (histoire, sociologie, ethnologie, politique,

linguistique appliquée, psychanalyse ou psychologie sociale). Ensuite que

l’exigence qui la conduit vers cet objet particulier qu’est le travail, riche

de lourdes mises en œuvres littéraires issues du xxe siècle, l’incite certes

parfois à y revenir et à les reprendre telles quelles, mais pousse les plus

exigeants des écrivains à détourner à leur profit les inventions formelles

modernes (poésie textualiste, phrasé faulknérien, syncope kafkaïenne,

torsion expressionniste de la phrase…). Si bien que l’on peut dire que la

littérature contemporaine traite du travail, et, au delà, du présent, avec

24 M. de Kérangal, Naissance d’un pont, Paris, Verticales, 2010 (la phrase se prolonge ainsi encore sur plusieurs pages).

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le double apport : 1. de la modernité comme rupture esthétique ; 2. des

sciences humaines et des techniques comme partenaires de pensée et

d’écriture. Mais qu’elle affirme aussi sa double spécificité : en se rendant

attentive aux perturbations que l’organisation contemporaine du travail

induit dans l’ordre du langage ; en élaborant des phrasés particuliers

(syntaxe heurtée de François Bon ; blancheur de Kaplan ; développement

et compression de Kérangal, déploiement lexical et connotatif de

Beinstingel…). Enfin, si le travail, et, derrière lui, le présent nous sont

de plus en plus imposés sous la forme d’un lexique à visée contraignante,

alors la littérature d’aujourd’hui la plus innovante n’est sans doute pas

celle qui produit fictions et témoignages sur le monde professionnel,

mais celle qui nous apprend le mieux à ne plus être parlés par la langue.

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