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DOSSIER DOSSIER REFLETS - n°6 31 Qui suis-je lorsque j’aide ? Florence Chauvin Depuis plusieurs années, j’aide les gens de la rue, ceux des bidonvilles en France et à l’étranger. J’ai découvert, au fil de mon expérience, trois façons d’aider : deux sont « obligatoires », parce que c’est notre mode de fonctionnement intérieur et que nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes pro- grammés pour aider ainsi. Nous aidons soit en sau- veur du monde, soit en donneur de leçon. La troisième façon d’aider est à conquérir, car elle est un dépasse- ment de ces deux premiers fonctionnements. « donner » n’est pas DONNER. Mais alors, quelle est la différence ? Une phrase du livre « Dialogue avec l’Ange » m’a longtemps hantée : « Ne soyez pas entachés par la bonté… Malheur à vous ! Vous construisez de bons hôpitaux pour vos victimes ». Y aurait-il une bonté douteuse ? Je suis bien obligée de dire « oui ». Si j’observe mon comportement intérieur, sans chercher à le changer, je pourrais dire que ma façon de donner c’est celle-ci : « Je donne » pour que l’autre m’aime et comme il ne m’aime pas à la hauteur de ce que j’attends, je lui « donne » des jugements jusqu’à lui donner des leçons. Alors, il m’arrive parfois de m’entendre dire intérieurement : « mais je viens de leur apporter plein de choses, et ils me demandent encore plus, et je n’ai même pas un merci ! ». Et ça embraye sur la suite, qui est valable pour tout un chacun : je me mets à juger, à être donneuse de leçon « Non, mais pour qui il se prend, lui. Je vais lui dire comment il faut faire ! » etc… Je me retrouve à être contre ceux que j’aide. Et, pour finir, j’arrête d’aider, je suis épuisée. Professeur des Ecoles, Florence Chauvin dirige l’association humanitaire Réflexe Partage depuis 2003. Une des spécificités de celle-ci est l’accompagnement des bénévoles. “Réflexe Partage” est présent en France, Suisse, Roumanie, au Mali et en Mongolie... www.reflexepartage.org J’ai mis des guillemets à « donne » car il faudrait deux mots pour exprimer cet état intérieur si différent : « donner » n’est pas DONNER. Mais alors, quelle est la différence ? Je démarre toujours dans un grand élan qui est em- preint d’une certaine générosité et très vite, ce qui s’emmêle, c’est que je ne vois pas qui je suis au-de- dans, au plus profond de moi-même, en toute honnê- teté. Je veux aider l’autre à tout prix, mais, en fait c’est peut-être bien moi que je veux sauver à tout prix ? Il me revient ce qui nous est arrivé au tout début où nous avons fondé l’association Réflexe Partage. Nous cherchions à l’époque des lits d’hôpitaux pour en- voyer au Mali dans des centres de santé. J’avais été très touchée de voir à quel point ces lieux manquaient de tout, à quel point le strict nécessaire n’existait pas. Donner sans urgence et à sa mesure Un soir, une équipe dans le sud de la France m’ap- pelle et me dit « on a trouvé vingt lits, mais il faut aller les chercher demain matin sinon ils vont partir à la poubelle ». Je réponds : « Avons-nous une camion- nette dans ce secteur et des bras pour les transpor-

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D O S S I E RD O S S I E R

REFLETS - n°6 • 31

Qui suis-je lorsque j’aide ? Florence Chauvin

Depuis plusieurs années, j’aide les gens de la rue, ceux des bidonvilles en France et à l’étranger. J’ai découvert, au fi l de mon expérience, trois façons d’aider : deux sont « obligatoires », parce que c’est notre mode de fonctionnement intérieur et que nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes pro-grammés pour aider ainsi. Nous aidons soit en sau-veur du monde, soit en donneur de leçon. La troisième façon d’aider est à conquérir, car elle est un dépasse-ment de ces deux premiers fonctionnements.

« donner » n’est pas DONNER. Mais alors, quelle est la différence ?

Une phrase du livre « Dialogue avec l’Ange » m’a longtemps hantée : « Ne soyez pas entachés par la bonté… Malheur à vous ! Vous construisez de bons hôpitaux pour vos victimes ».

Y aurait-il une bonté douteuse ?

Je suis bien obligée de dire « oui ». Si j’observe mon comportement intérieur, sans chercher à le changer, je pourrais dire que ma façon de donner c’est celle-ci : « Je donne » pour que l’autre m’aime et comme il ne m’aime pas à la hauteur de ce que j’attends, je lui « donne » des jugements jusqu’à lui donner des leçons. Alors, il m’arrive parfois de m’entendre dire intérieurement : « mais je viens de leur apporter plein de choses, et ils me demandent encore plus, et je n’ai même pas un merci ! ». Et ça embraye sur la suite, qui est valable pour tout un chacun : je me mets à juger, à être donneuse de leçon « Non, mais pour qui il se prend, lui. Je vais lui dire comment il faut faire ! » etc… Je me retrouve à être contre ceux que j’aide. Et, pour fi nir, j’arrête d’aider, je suis épuisée.

Professeur des Ecoles, Florence Chauvin dirige l’association humanitaire Réfl exe Partage depuis 2003. Une des spécifi cités de celle-ci est l’accompagnement des bénévoles. “Réfl exe Partage” est présent en France, Suisse, Roumanie, au Mali et en Mongolie...www.refl exepartage.org

J’ai mis des guillemets à « donne » car il faudrait deux mots pour exprimer cet état intérieur si différent : « donner » n’est pas DONNER. Mais alors, quelle est la différence ?

Je démarre toujours dans un grand élan qui est em-preint d’une certaine générosité et très vite, ce qui s’emmêle, c’est que je ne vois pas qui je suis au-de-dans, au plus profond de moi-même, en toute honnê-teté. Je veux aider l’autre à tout prix, mais, en fait c’est peut-être bien moi que je veux sauver à tout prix ?

Il me revient ce qui nous est arrivé au tout début où nous avons fondé l’association Réfl exe Partage. Nous cherchions à l’époque des lits d’hôpitaux pour en-voyer au Mali dans des centres de santé. J’avais été très touchée de voir à quel point ces lieux manquaient de tout, à quel point le strict nécessaire n’existait pas. Donner sans urgence et à sa mesure

Un soir, une équipe dans le sud de la France m’ap-pelle et me dit « on a trouvé vingt lits, mais il faut aller les chercher demain matin sinon ils vont partir à la poubelle ». Je réponds : « Avons-nous une camion-nette dans ce secteur et des bras pour les transpor-

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ter ? ». La personne que j’ai au bout du fi l me dit : « non, nous n’avons rien de tout cela, mais les lits sont en très bon état et on en a vraiment besoin » et elle me demande de trouver une solution rapide, car il est vingt et une heures, et demain ces lits seront à la poubelle.

Que faire ? Je sens bien que la sauveuse du monde en moi n’est pas loin, prête à tout pour que les centres de santé aient des lits corrects, cherchant à passer en force, à intervenir sur la vie de bénévoles qui, un vendredi soir, ont certainement d’autres projets. Il me revient alors, une grande loi de notre humanitaire, qui protège tous ceux qui souhaitent aider dans la durée : « Donner sans urgence et à sa mesure, nous per-met de donner longtemps, sans s’épuiser ». Cette loi n’est pas toujours facile à respecter depuis le monde de l’ego. Mais, ce soir-là, parce que je me suis vue dans mes fonctionnements intérieurs, j’ai pu dire tran-quillement à cette personne : « Nous n’avons pas de camionnette, personne n’est disponible, eh bien tant pis, ces lits partiront à la poubelle, nous en trouverons d’autres sans urgence ».

Il vaut mieux aider d’une façon pas très juste que ne pas aider du tout !

Cela a été, dans un premier temps, un peu diffi cile pour cette bénévole, d’entendre ce que je disais. Il faut dire que nous commencions tout juste à baliser cet humanitaire. Mais, quelques mois plus tard, parce qu’en France on remplace beaucoup de matériel médical en bon état, et alors que des lits médica-lisés nous arrivaient d’un peu partout, elle m’a dit : « j’ai compris ce que veut dire donner sans urgence, pour pouvoir donner longtemps ». Si ce soir là, j’étais passée en force pour trouver à tout prix une camion-nette, des bénévoles pour transporter les lits, et que cela se soit répété plusieurs fois, je suis certaine que notre action n’aurait pas pu durer depuis bientôt dix ans. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, lorsque je commence à aller au Mali, je découvre qu’il y a seulement deux associations qui aident ce pays dans la durée, alors qu’ils auraient besoin de beau-coup plus. Et, cela est bien normal, tant il est diffi -cile de savoir comment aider tellement la misère est grande à chaque pas, tant aider sans mesure, dans l’urgence, nous épuise et nous fait arrêter tôt ou tard toute aide.

Alors, mettons des bémols : il vaut mieux aider d’une façon pas très juste que ne pas aider du tout !Je pense que chaque fois que nous aidons, il nous est demandé de prendre la mesure de qui nous avons été et de faire progresser l’aide depuis cet endroit-là. Le plus important ne serait-il pas de passer d’absent à notre façon d’aider, pour devenir présent à nos comportements personnels, jusqu’à être conscient et d’agir plutôt que de faire ?Je traverse chaque instant avec mes douleurs, et cha-cun les siennes, pour certains ce sera des douleurs

POINTS DE VUE DE SAGESSE

Trois questions à Bernard Montaud *

La misère n’a rien à nous rendre !Pour vous, Bernard MONTAUD, qu’est-ce qu’un humanitaire juste ?

Pour défi nir un humanitaire juste, il faudrait regarder dans quel cas il n’est pas juste. Et je pense qu’un des grands problèmes de l’humanitaire, c’est de chercher à aider les autres pour éviter de s’aider soi-même. Le premier humanitaire qu’il est important d’aborder, c’est l’humanitaire envers notre propre misère et je crois que nous ne pouvons nous tourner vers la misère des autres que dans la mesure où on a su quelque peu aider notre propre misère. Nous ne pouvons donner l’amour au-dehors qu’aussi loin qu’on s’est donné de l’amour au-dedans, et il y a toute une dimension extrêmement spirituelle dans l’humanitaire qui – si elle n’est pas présente – crée des problèmes avec ceux qui sont en train de se donner dans l’humanitaire. L’humanitaire par compensation, c’est terrible. S’occuper des autres pour éviter de s’occuper de soi-même, c’est terrible.

En quoi est-ce terrible ?

Parce que cela bascule dans une pitié, cela bascule dans une compensation, dans une négociation affective, dans un certain nombre d’attentes. Or celui qui donne doit donner sans réserve et sans attente. Si on n’est pas dans un huma-nitaire avec une dimension spirituelle, on est dans un huma-nitaire qui est en attente de : j’ai donné à la misère quelque chose, quand est-ce que la misère va me rendre quelque chose ? La misère n’a rien à nous rendre !

Vous évoquez toujours notre misère personnelle. Quelle défi nition donnez-vous à la misère ?

C’est le psychanalyste corporel qui va répondre. C’est la manière dont traumatiquement nous avons programmé notre personnalité à partir de trois plaies fondamentales de l’existence. En chacun de nous il y a une plaie de la petite enfance, une plaie de l’enfance et une plaie de l’adolescence, c’est-à-dire les trois traumatismes qui ont construit notre personnalité. Ce sont trois misères. Et ces trois misères sont la première action humanitaire que nous avons à avoir intérieurement. Comment suis-je avec ma misère person-nelle ? Alors seulement je pourrai être avec la misère des autres. Mais il n’en reste pas moins que la démarche d’aider, par elle-même, est louable. Aider faussement autrui, c’est quand même mieux que de ne pas l’aider. Mais on peut se dire aussi qu’aider d’une manière juste autrui, c’est encore mieux.

*Voir l’article « L’éducation de la vie » REFLETS N°5

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HUMBLE TEMOIGNAGE

Petite fl eur Dans le concert fastueux du printemps deux petites véroniques, au revers d’un talus, écarquillent leurs pétales et se tendent vers le soleil. Elles sont le don total : elles offrent ce qu’elles sont, des notes de petites fl eurs toutes simples, bouleversantes de générosité dans leur élan vers la vie. Ne seraient-elles pas le symbole de ce que nous avons à conquérir : le don juste, à la mesure de ce que nous pouvons ?

Donner sans effort n’est pas encore naturel et demande un apprentissage. Nous oscillons sans cesse entre des périodes de générosité où nous faisons des dons souvent très importants, par culpabilité, et des périodes de retrait où nous ne donnons rien.

Nous avons à installer, dans un patient pas à pas, le don au quotidien, de façon naturelle. Mais pour cela il faut accepter de partir d’où nous sommes. Donner sans effort c’est savoir écouter en soi où est le juste pour soi.

Pour l’une, ce sera d’avancer d’interrogation en in-terrogation à travers sa pratique de la solidarité jusqu’à pouvoir en reconnaître les lois en les vivant. Pour l’autre, ce sera retrouver l’écho de son passé qui fait de l’aide une nécessité incontournable et vivifi ante. Pour une autre, enfi n, c’est à travers un engagement concret et anonyme qu’elle va découvrir ce que son cœur cache de service et d’amour.Chacun sa route. Mais pour tous, au bout, la découverte que donner est la vie. Paule

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D O S S I E RD O S S I E R

d’abandon, de rejet, de trahison… et inexorablement, je vais tenter de combler mon manque, soi-disant en voulant aider l’autre. Mais en fait, j’aide dans un grand « faire » espérant que l’autre comble mon manque. Nous sommes construits intérieurement ainsi, et tant que nous sommes absents à nos comportements intérieurs, nous ne pouvons pas les transformer…

Elle est là, la fausse bonté dont parlent « Les dialogues avec l’Ange ». Je crois vraiment que je suis « bonne », mais je ne le serais que lorsque j’aurais décidé de ren-contrer mes fonctionnements intérieurs intimes, et de les transformer.

L’humanitaire, c’est apporterune aide concrète indispensable

Cet été, j’étais dans un bidonville roumain. Après avoir identifi é les besoins de nombreuses familles, nous leurs avons apporté de l’eau, de quoi manger, des vêtements. Et puis, au moment de partir, je lis sur le visage d’une femme que quelque chose ne va pas. Je l’interroge et elle me dit sa crainte des repré-sailles parce qu’elle estime qu’elle a reçu plus que les autres. La mesure de mon aide est rapide : je n’ai pas pris suffi samment de temps pour évaluer les besoins très exacts de toutes ces familles. J’ai fait trop vite, de façon un peu grossière. Et, je suis devant le fait que je vais semer de la violence, si je ne rétablis pas les choses. Si je ne m’étais pas hissée à cet endroit intérieur où je donne maladroitement, sans fi nesse, j’aurais dit « ils sont jamais contents, on vient de leur donner plein de choses et ils font la tête ». Je n’aurais peut-être plus jamais mis les pieds dans ce bidonville. Mais plus grave, j’aurais semé de la violence entre eux, au lieu de semer de la paix.

Couché à même le sol pour y dormir un peu...

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HUMBLE TEMOIGNAGE

Thomas Faure

Lettre d’un homme qui voulait changer le monde Il y a en moi, un enfant blessé qui a toujours cru devoir sauver le monde ; sauver sa mère malheureuse, implo-rant son mari de la rendre heureuse sans qu’il n’y par-vienne jamais.Puis, cet enfant a grandi ; il est devenu un homme ayant soif de justice, un homme toujours prêt à rendre ser-vice, mais au détriment de sa propre vie. Il s’entourait d’hommes et de femmes réclamant toujours plus de ser-vices, plus d’écoute, plus d’argent. Si bien qu’un jour, il a abrité, chez lui, un homme sans logis et, au fi l du temps, il lui a abandonné toute sa maison jusqu’à le laisser la détruire. A une autre époque, il a voulu à tout prix, soigner sa femme qui voulait mourir ; il en a oublié de vivre ; ils ont fi ni par se séparer.Lorsqu’ il s’est retrouvé seul, ruiné, sans avenir, il s’est tourné vers Dieu et lui a demandé : « Mais que dois-je faire ? ». Et Dieu lui a répondu : « JE DECIDE ! Toi, incarne-toi. Vis intensément et lorsque tu seras un Homme, alors d’autres handicapés de vivre comme toi, d’autres vilains petits canards dans ce monde qu’ils ne comprennent pas, viendront peut-être te voir. En attendant : SOIS ! ». Alors, lui qui voulait aider tout le monde, a demandé de l’aide. Cet homme-enfant, j’ai appris à l’écouter, à le res-pecter.Par exemple, lorsque ma compagne se met à râler, je ne me précipite plus pour comprendre, écouter ou pour savoir ce qui ne va pas ; j’essaye, d’abord, d’écouter en moi : je vois un petit garçon qui entendait toujours sa maman se plaindre, qui de ce fait, n’avait plus le droit d’être aimé, d’exister et qui se retrouvait tout seul, perdu. Alors je tente de le rassurer, lui qui avait si mal pour sa maman, si mal d’être impuissant et seul. Je l’écoute, ce petit garçon, et je lui dis que je l’aime, qu’il n’a pas be-soin de trouver une solution pour sa maman afi n d’avoir le droit d’être aimé ; je lui dis que j’ai tout mon temps pour lui, que nous pouvons rire et jouer ensemble, qu’il peut pleurer, se mettre en colère. Et lorsque je reviens vers ma compagne, je peux la prendre dans mes bras ou lui sourire, sans avoir besoin de savoir pourquoi elle râ-lait, sans chercher une solution pour elle ; je suis heureux d’être avec elle et nous pouvons nous sourire.Je sais que si je ne rassure pas l’enfant en moi, je fi nirai par me séparer une nouvelle fois et je ne serai jamais vraiment présent à moi-même, ni à mes enfants. Ce n’est peut-être pas changer le monde et l’humanité tout entière, comme je le voulais auparavant, mais c’est changer mon monde et c’est déjà beaucoup.

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D O S S I E RD O S S I E R Ouverture d’un conteneur à Bamako (Mali)

Mais alors c’est quoi aider juste ? C’est quoi « Faire de l’hu-manitaire » ?

Faire, faire, faire… Est-ce bien ce qui est attendu de nous ? Il me revient une prière qui me bouleverse : « Seigneur faites que je vois les choses à faire, sans oublier les personnes à aimer, que je vois les personnes à aimer, sans oublier les choses à faire ». Tout est résumé dans ces quelques mots.

Faire de l’humanitaire c’est apporter une aide concrète in-dispensable. Mais, sans lien d’amour entre ceux qui aident et qui sont aidés, j’ai le sentiment de passer à côté du véri-table humanitaire. Je crois que faire de l’humanitaire c’est développer notre capacité à ouvrir nos bras, notre cœur au delà de nos limites habituelles.

Et si on remplaçait « faire de l’humanitaire » par « Être en humanité » ? Car, il y a peut-être bien une troisième façon d’aider, non

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D O S S I E RD O S S I E R

pas en sauveur du monde ou en donneur de leçon…

Si je devais la résumer, j’emprunterais une phrase à Sœur Emmanuelle. Elle disait : « C’est main dans la main que l’on va chercher des solutions à notre mi-sère commune ».

Rencontrer le plus démuni, face à face, c’est recon-naître sa propre misère intérieure et s’aimer tel que nous sommes, jusqu’à trouver des solutions à notre misère commune.

Et, cela produit une chose extrêmement importante : s’aimer d’abord, au dedans, dans notre propre mi-sère, nous rend aimant du plus démuni. Je revois ce SDF aveugle que nous allons chercher avec le SAMU social, un soir d’hiver. Il est au fond de la gare, et nous devons l’aider à la traverser pour l’emmener dormir dans un endroit chaud. Il est alcoolisé, et il ne veut pas traverser la gare. La responsable du SAMU social me dit, « parfois cela met trois quarts d’heure ! »

DONNER est une immense communion !

Ce soir-là, je commence par me poser la question : « Où est-ce que cet homme est le miroir de ma propre misère ? » La réponse arrive. Pendant que nous l’ai-dons à marcher, qu’il résiste, il se tourne vers moi et me dit « j’ai honte ».

Alors, le miroir se met à agir : oui je suis comme lui, j’ai honte de tous les plaisirs que je prends, comme lui a honte d’avoir pris du plaisir à boire un peu trop. Et c’est depuis l’amour que je me porte, que je peux lui confi er : « moi aussi la honte m’habite parfois, et je crois bien que nous sommes tous honteux quelque part ». Alors, bizarrement cet homme se redresse, ne résiste plus, lâche même notre bras et traverse la gare dignement en quelques minutes !

C’est une toute autre manière d’aider, mais bien plus que cela, c’est une toute autre manière de vivre. Car,

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POINTS DE VUE DE SAGESSE

Trois questions à Tim Guénard*

Se faire le témoin du devenir de celui qu’on aidePour vous, Tim Guénard, qu’est-ce que l’humani-taire ?

L’humanitaire, c’est aller à la rencontre de l’autre.

Et qu’est-ce qu’une aide humanitaire juste ?

Une aide humanitaire juste, c’est faire que l’autre ait lui-même quelque chose à donner. Transmettre dans les deux sens ! Sans quoi l’humanitaire n’a aucun sens. L’aide juste, c’est ne pas faire de dons stériles… Les frères Jaccard , ces deux « semeurs d’espérance », ont bien compris l’humanitaire : en donnant, ils donnent l’auto-nomie. La bonne conscience ne donne pas l’autonomie. Donne une mission à ton cadeau ! De même que quand tu écris une lettre, tu mets ton adresse derrière, pour laisser à l’autre la liberté de te répondre… Pour aider les autres, il faut chercher à les comprendre. Une année, j’étais au Bénin, avec une femme qui était là pour aider. A elle seule, elle coûtait le prix de 12 enfants. Il lui fallait la clim, les nourritures adaptées, etc. Je lui ai dit « Tu es une plaie pour l’humanitaire. Il faut que tu vives comme eux. C’est une délicatesse qui signifi e : je m’intéresse à toi. Rentre chez toi et donne-leur l’équivalent de ce que tu dépenses en clim : tu vas faire vivre plein d’enfants. Là tu feras de l’huma-nitaire. »

Quelle est pour vous la priorité dans l’humani-taire ?

L’aspect matériel, économique, alimentaire, est bien sûr très important. Cependant, dans « humanitaire » j’entends « homme, humain ». L’humanitaire, c’est se faire le témoin du devenir de celui qu’on aide. Je connais des pèlerins qui vont à Lourdes et parlent joliment du malade pendant une semaine ... Le problème, c’est que lorsque le malade rentre chez lui, il est toujours malade. Et le malade que tu as trouvé intéressant à Lourdes, est-ce que tu auras l’imagination d’amour pour rendre l’évangile vivant ? S’il habite à Lyon, va le visiter chez lui à Lyon. Continue ton humanitaire…Tu vois, pour moi c’est ça la priorité dans l’humanitaire ; c’est ça l’aide humanitaire « juste » !

*Voir l’article « La rencontre du cœur, arme absolue contre la vio-lence » - REFLETS N°4 page 25

1) ‘’Mission impossible sans Elle’’ (Ed. Le Livre Ouvert, 2011)

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cela produit des instants très particuliers. Lorsque je vais aider dans un bidonville, je suis toujours devant le fait que c’est un endroit triste, sordide, sale, qui sent mauvais. Mais, au bout de quelques instants de cette communion de misère à misère, je suis bien obligée de reconnaitre que je ne voudrais pas être ailleurs. Le plus beau palace, ne vaut pas cet état intérieur de communion dans le plus sordide de la misère. Car DONNER est une immense communion ! Les chrétiens vivent la communion dans la messe. J’ai l’intime conviction que cet état de communion de misère à misère, est une grande messe au cœur de la misère.

C’est d’ailleurs très étrange de se reconnaître en l’autre, misérable comme lui, étrange, de voir sa misère, au-dehors, concrètement, tel un refl et dans un miroir. Cela provoque toujours en moi comme une grande détonation intérieure.

L’important c’est l’instant de la rencontre !

Une des fois où cela a été le plus fort, c’est lorsque j’ai rencontré un homme amputé des deux bras. Ce jour-là, il faisait chaud, il avait mis un débardeur, et je me dis : « il n’a même pas de moignon, ses bras sont coupés au ras des épaules ». C’était si violent, que je ne pouvais pas aller vers cet homme. Avant de pouvoir l’approcher, il m’a fallu prendre un peu de temps sur un banc, pour accepter le miroir de ce qu’il me renvoyait.

Car, moi, certes j’ai mes deux bras, mais je les ouvre si diffi cilement ! Mon histoire personnelle, m’a ampu-tée intérieurement des deux bras.

Et, aussitôt, à peine je me reconnais dans ma propre misère intérieure, je me revois enfant, dans un sou-venir très précis, dans lequel ma maman m’interdit d’ouvrir les bras à mon papa dépressif. Dans son monde, c’est pour me protéger. Alors, monte en moi un « comme c’est normal que je sois ainsi ». Seule-ment l’amour pour ce que je suis, panse ma plaie inté-rieure encore tant ouverte. Alors, je peux m’approcher de cet homme, lui servir un café jusqu’à sa bouche,

Un SDF a installé sa couche dans un jardin public

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D O S S I E RD O S S I E R

La tente d’un couple SDF à Paris en octobre 2012

pas le moyen de donner du sens à notre vie, jusqu’à un jour accomplir notre mission unique, notre tâche, ou encore notre légende personnelle ?

Je voudrais terminer en partageant avec vous cette prière qui illustre l’état intérieur de celui qui peu à peu DONNE, SE DONNE, jusqu’à consacrer sa vie à une mission d’aide.

Je l’ai trouvée un jour, il y a très longtemps, dans une église :

Seigneur, j’étais si tranquille.

Cet homme a la foi, il prie dans sa maison, tout va bien. Et puis il commence à ouvrir sa porte et à ai-der, il en aide un… ça allait bien un… deux, ça allait bien… trois, ça allait bien encore. Mais il n’arrive plus à refermer sa porte, sa maison est envahie et il dit : « Seigneur ils me font mal, ils sont trop encombrants, trop envahissants. Je ne peux plus rien faire. Plus ils poussent la porte et plus la porte s’ouvre. Ah Sei-gneur, je suis perdu, je ne suis plus à moi. Il n’y a plus de place pour moi, chez moi ».

Dieu lui dit : « Ne crains rien, tu as tout gagné. Car, tandis que ces hommes entraient chez toi, Moi, ton Père, moi ton Dieu, je me suis glissé parmi eux.

C’est, peut-être bien cela DONNER : laisser entrer Dieu en soi, par chacun de ceux que nous aidons. ■

et lui accorder tout le temps qui lui est nécessaire, à son plus grand étonnement. Après cette rencontre profonde avec ce que je suis, je ne cherche plus à le sauver à tout prix, je ne pars pas en croisade contre ses bourreaux. L’important c’est l’instant de la ren-contre ! Une rencontre d’âme à âme, d’être à être. Ces instants sont toujours très bouleversants tant il y a d’amour. L’autre c’est nous : et ce n’est pas qu’une phrase. Il est notre frère de misère !

Donner, c’est donner du sens à notre vie

C’est une toute autre façon d’aider qui n’a rien à voir avec toutes les fois où j’aide en sauveuse du monde ou en donneuse de leçon. Tout le monde commence à aider ainsi et c’est normal ! Je ne dois pas me chan-ger, seulement me voir à l’œuvre et m’aimer.

Alors, cet amour pour moi-même, puis pour l’autre, me fait agir, et je DONNE vraiment.

Mais lorsque je rentre à la maison, je suis attendue au même endroit. Si j’ai su ouvrir mes bras à cet homme de la rue amputé des deux bras, est-ce que je vais ouvrir mes bras à mon mari, alors que je l’ai quitté plusieurs jours pour aller aider ? Alors, je n’aide plus par compensation de ma vie personnelle pas suffi -samment intense. Alors, tout le monde y gagne : le plus démuni, mon mari, et moi-même. Se rencontrer de misère à misère, dire des mots d’amour au tout petit en nous qui meurt au centre de nous-mêmes, devient la porte de la vraie rencontre.

Alors, sans rien chercher avec la tête, je me mets à DONNER vraiment. Mais DONNER, SE DONNER aux autres, ne serait-il pas le but de notre existence humaine ? Ne serait-ce