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20 Magazine LVS | Décembre 2015 DOSSIER SPÉCIAL Être Sépharade en Israël

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20 Magazine LVS | Décembre 2015

D O S S I E R S P É C I A L

Être Sépharade en Israël

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É D I T O R I A LVoici ce deuxième numéro du LVS

consacré à l’identité sépharade au-jourd’hui, cette fois ci en Israël.

J’espère que vous aurez autant de plaisir à le lire que nous en avons eu à le concevoir et à découvrir les textes des collaborateurs que nous avons sollicités.

Treize articles composent cette livraison littéraire qui essaye d’appré-hender, d’un point vue historique, sociologique, religieux, humain et ar-tistique, la réalité sépharade contem-

poraine en Israël où se trouve la communauté sépharade, dans son acceptation large, la plus importante au monde. Je vous les présente ci-dessous sans préjuger de leur ordre d’apparition dans notre magazine.

Daniel Haik revient sur les frustrations et les discriminations que les Juifs sépharades ont ressenties au sein du jeune État hé-breu et qui perdurent parfois encore de nos jours. Mais surtout, il met en valeur leur résilience, leur réussite sur de nombreux plans et leur volonté d’avancer et de préserver leur identité sépharade comme un atout vers le succès. Ce désir de pallier diverses ca-rences, tout en affirmant son identité sépharade, se retrouve aussi au travers des initiatives du groupe féministe d’origine orien-tale « Ahoti » (ma sœur). L’universitaire Nelly Las nous permet de mieux connaître ce groupe actif qui se bat pour les droits des femmes et la justice sociale.

Il sera à nouveau question, dans ce numéro, d’une tendance à l’ultra-orthodoxisation, voire de l’ashkénisation d’une partie du monde sépharade dans l’entretien avec le sociologue Yaakov Loupo. Mais aussi de la manière dont certains, jeunes filles et jeunes hommes, choisissent de fuir ou de sortir de ces commu-nautés dans lesquelles ils se sentent étouffés comme le souligne l’anthropologue Florence Heyman dans son dernier ouvrage.

Le jeune Gabriel Abensour que nous avions eu le plaisir de re-cevoir à ALEPH, il y a deux étés, nous montre une fois de plus toute l’ingéniosité et la souplesse dont peuvent faire preuve les rabbins sépharades israéliens en matière de loi juive, tout en respectant les impératifs de celle-ci. Vous serez plus d’une fois étonnés et ses propos vous rappelleront, sans doute, le judaïsme sépharade ouvert de votre enfance.

Le Dr. Mikhael Benadmon, tout en résumant les nou-veaux défis auxquels sont confrontés les rabbins sépharades au 21e siècle, présentera le programme de formation sur l’héritage sépharade que certains choisissent de suivre et qui les met au cœur du passage entre l’Orient et l’Occident et aussi dans le dia-logue avec l’Islam.

Nous donnerons la parole dans notre prochain numéro au rabbin Haim Amsellem, figure importante de ce renouveau de la réflexion rabbinique sépharade en Israël.

Gabriel Goldenberg, jeune montréalais francophone, issu d’un mariage sépharade/ashkénaze, a accepté de répondre à nos questions sur sa préparation à l’alya, la « montée » ou l’immigra-tion en Israël et son vécu là-bas depuis quelques années. Ses pro-pos inspireront peut-être d’autres jeunes à faire le pas. Qui sait ?

Le psychanalyste et éducateur Henri Cohen-Solal nous montre comment, le fait d’être sépharade de culture franco-phone a participé à la réussite en Israël du projet des « maisons chaleureuses  », structures d’accueil pour les jeunes Sépharades en difficulté sociale, économique ou psychologique. Modèle qui se décline maintenant dans d’autres continents et pour d’autres communautés !

Il était impossible de couvrir tous les arts et la culture sépha-rade en Israël. De grâce, n’oubliez pas qu’il s’agit d’un magazine… Aussi avons-nous choisi de parler du cinéma avec un article ins-tructif sur le personnage du juif sépharade dans le cinéma israé-lien, du cinéaste Serge Ankry, que nous publierons en deux par-ties. Et nous avons montré un aspect de la littérature sépharade israélienne grâce à l’extrait d’un texte du linguiste Cyril Aslanov.

Nous avons également donné la parole à Sidney Saadya Elhadad, leader de la communauté sépharade et hassidique bres-lev de Montréal, afin de compléter le précédent dossier consacré à « être sépharade à Montréal ».

L’entretien d’Elias Levy avec l’intellectuel Georges Bensoussan replace le départ des Juifs du Maroc, notamment vers Israël, dans le cadre de ce que fut cet exode des Juifs des pays arabes et d’Iran. Exode que nous commémorons depuis deux ans, chaque 30 novembre, au sein du Festival Sefarad, dans le cadre d’une jour-née qui leur est mondialement consacrée.

La chronique de Maurice Chalom, notre fidèle collaborateur, conclut ce dossier par un texte personnel, dans lequel plus d’un ou d’une se retrouvera car il met en exergue les liens qui nous unissent à Israël, et « le rêve inachevé » pour reprendre son titre, d’y habiter.

« Car mon cœur est à Sion et mes yeux sont là-bas » 1, me reviennent ces vers du poète sépharade Judah Halevi (1075-1141) au moment de mettre le point final à ce dossier.

Il ne me reste donc plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture !

Dr Sonia Sarah Lipsyc

P.-S.  : l’orthographe de séfarade ou sépharade diffère d’un auteur à l’autre. Nous avons choisi de respecter le choix de l’auteur(e). Nous nous sommes efforcés de traduire tous les termes en hébreu de sorte que personne, de notre communauté ou en dehors de celle-ci, ne soit pénalisé dans la compréhension des termes. Le sigle ndr correspond à « note de rédaction », nous l’introduisons généralement, entres parenthèses, après avoir explicité une expression. Enfin, nous avons inséré les dates et siècles des personnalités dont il était à chaque fois question afin, cher lecteur et chère lectrice, de vous offrir un maximum d’infor-mations dans la compréhension d’une histoire et d’une réalité qui nous sont communes.

1 Dans « Le Cœur éveille », poème traduit dans Ami Bouganim, Le Feu et l’or, Pathways édition, Israël 1992, page 232.

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Les Séfarades d’Israël : de la frustration à la contribution

Dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, la discrimination entre Séfarades et Ashkénazes n’a pas encore totalement disparu. Elle a subi une mutation et s’exprime bien plus discrètement que par le passé. Mais surtout, elle est mise à l’écart par de plus en plus de cadres sociaux qui, au lieu de gémir sur leur sort, préfèrent construire en utilisant les clés renfermées dans l’inestimable patrimoine culturel et religieux séfarade, et en les mettant au service d’une société israélienne en perpétuelle quête d’unité et de solidarité sociale.

Daniel Haïk

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La persistance d’une discrimination à l’encontre des Séfarades

En février dernier, en 2015, un mois avant les élec-tions législatives qui ont conduit à la formation du gouver-nement Nétanyaou, une étonnante rencontre s’est tenue à Jérusalem. Une délégation d’anciens responsables des «  Panthères Noires  » conduite par l’ex-député Charlie Bitton, est venue faire acte d’allégeance politique au parti sépharade orthodoxe Chass et à son leader Arié Dérhy. La chaleureuse poignée de main entre Bitton, l’ex-commu-niste laïc et Derhy l’ultra-orthodoxe pouvait paraitre sur-réaliste. Outre leurs mêmes origines marocaines, que pou-vait-il bien y avoir de commun entre l’ex-communiste laïc et le rabbin ultra-orthodoxe  ? Réponse  : un même senti-ment persistant de discrimination des séfarades en Israël. Car pour eux, pas de doute possible : 40 ans après l’apo-gée du grand mouvement de protestation sociale déclenché par les Panthères Noires dans les quartiers défavorisés de Mousrara et Katamon à Jérusalem, et 30 ans après la créa-tion par Ovadia Yossef, zal, (1920-2013) Grand Rabbin Sé-pharade d’Israël de 1973 à 1983, et par Arié Derhy lui-même, du parti orthodoxe séfarade Chas dont la devise appelait à restaurer l’honneur perdu des Séfarades, il existe toujours dans l’Israël de 2015 une forme de ségrégation entre Sépha-rades et Ashkénazes.

Un sentiment qui s’est consolidé au cours des dernières années au travers de plusieurs développements sociaux marquants, comme cette surprenante affaire de l’école or-thodoxe de la localité d’Immanuel en Samarie dont les diri-geants avaient dressé un mur au centre de la cour afin de séparer écolières sépharades et ashkénazes1   ! Par la suite, en 2013, un passionnant documentaire réalisé par le jour-naliste israélien Amnon Levy avait prouvé la profondeur du sentiment de frustration des Séfarades vivant dans cer-taines villes de développement du Néguev. Levy avait alors appuyé son argumentaire en avançant des données perti-nentes. Ainsi, on apprenait que dans les universités israé-liennes, seul un étudiant sur quatre est Séfarade; que dans le corps universitaire, on ne compte guère plus d’un pro-fesseur séfarade sur dix; que les salaires des Séfarades sont inférieurs de 25 % à ceux des Ashkénazes et que 90% des juges israéliens dans les plus hautes instances sont Ashké-nazes, alors que l’immense majorité des délinquants incar-cérés dans les prisons israéliennes sont d’origine séfarade.

Au lieu d’analyser ces conclusions préoccupantes, plu-sieurs faiseurs d’opinions avaient reproché à Lévy d’avoir voulu délibérément faire rejaillir le « démon communau-taire », terme effrayant qui curieusement, ne s’est jamais appliqué à d’autres qu’aux Séfarades d’Israël.

Des bouleversements dans la société israélienne depuis 40 ans

Alors bien évidemment, il est difficile de balayer d’un revers de manche des données qui confirment la persistance du problème. Toutefois, les brandir pour prétendre que rien n’a changé en 40 ans et que les Séfarades sont toujours au-jourd’hui les laissés-pour-compte de la société israélienne, serait falsifier l’histoire.

Car durant ce laps de temps, l’État d’Israël a vécu plu-sieurs bouleversements qui ont irrémédiablement modifié son paysage social.

— Bouleversement politique d’abord, avec l’arrivée au pouvoir en 1977, d’un Menahem Begin (1913-1992) qui, en dépit de ses origines ashkénazes-polonaises, avait été le premier à percevoir le cri de colère des ces Séfarades d’Israël envers un establishment travailliste, ashkénaze et laïc, qui les avait plongé, eux qui étaient si fiers de leur patrimoine, dans une réelle détresse sociale. En offrant une chance po-litique à plusieurs jeunes « loups » séfarades , tels David Lévy ou Meir Chitrit, Begin avait déjà commencé à laver l’affront de ceux que les pères fondateurs appelaient, avec mépris, le « Second Israël » et que Golda Meir avait qualifié dans une formule bien malheureuse de « pas sympas ».

— Bouleversement sociologique ensuite, avec l’ar-rivée, dans les années 1990, de plus d’un million et demi d’immigrants de l’ex-Union Soviétique  : une alya (mon-tée en Israël) massive qui a eu deux effets majeurs : elle a d’abord permis aux Séfarades de grimper d’un cran dans l’échelle sociale d’Israël en trouvant dans cette population a forte majorité ashkénaze, plus nécessiteux qu’eux-mêmes. Et par ailleurs, elle a rompu définitivement une forme de parité numérique qui existait jusque là dans la société israé-lienne entre Ashkénazes et Séfarades.

— Autre bouleversement majeur, religieux cette fois, avec le développement fulgurant, dans les années 1990, du parti Chass qui a su, en particulier grâce à la personnalité hors normes du gand rabbin Ovadia Yossef canaliser les dé-sirs de revanche d’une partie des Séfarades d’Israël, et les orienter vers un retour à la tradition juive sans toutefois, aux yeux de certains - dramatique paradoxe - vouloir sin-cèrement extraire cet électorat des couches sociales les plus défavorisées, en leur proposant, par exemple, un réseau éducatif de qualité de crainte qu’il ne lui échappe, défini-tivement.

Ces bouleversements expliquent pourquoi, s’il existe toujours une discrimination sociale entre Séfarades et Ashkénaze, celle-ci a opéré une profonde mutation.

1 Pour plus de détails sur cette affaire qui débuta en 2009 voir Adrien Jaulmes, « Les Ultra Orthodoxes défient Israël », Le Figaro, 17.06.2010 (note de la rédaction)

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Une discrimination dans tous les milieux qui ne dit pas toujours son nom

Elle demeure certes omniprésente et décomplexée dans les milieux ortho-doxes-harédi (ultra orthodoxe littéralement « craignant Dieu »). Outre l’affaire de l’école d’Immanuel, il est de notoriété publique que pour espérer être accep-té dans les plus prestigieuses yéchivot (écoles académiques) ashkénazes-litua-niennes de la ville de Bné Brak, il est préférable de s’appeler Goldberg plutôt que Bensoussan et que certains candidats séfarades sont prêts à « retoucher » leurs origines pour y être admis ! De même, un jeune étudiant harédi-séfarade, même particulièrement brillant, n’aura aucune chance d’être présenté à une jeune fille de bonne famille ashkénaze. Les exemples d’une telle ségrégation ne manquent pas. Et le comble de l’absurde est que même les leaders du Chass, préfèrent au-jourd’hui encore user de la vitamine P (Protection ou Piston) pour faire accepter leurs enfants dans les grandes yéchivot ashkénazes plutôt que de les inscrire dans des yéchivot séfarades moins cotées.

Ceci dit, dans le reste de la société israélienne, par contre, tout est plus diffus, plus discret, moins voyant. D’abord, parce que toute discrimination sur fond d’origine communautaire est officiellement proscrite. D’ailleurs, signe de temps nouveaux : le Bureau national des Statistiques prétendant qu’il est devenu impossible de qualifier de Séfarades ou d’Ashkénazes des jeunes israéliens dont les parents sont issus des deux communautés ou dont les grands-parents sont originaires de quatre diasporas différentes, a cessé de fournir des données en fonction des origines des Israéliens. Ensuite parce que le « politically correct » a travaillé des heures supplémentaires, au cours des dernières années, sur le dos-sier séfarade : la presse et les médias israéliens ont modifié leur terminologie. Ainsi, ils préfèreront parler de la « Périphérie » et du « Centre », plus pré-cis que les définitions de Séfarades et Ashkénazes. Mais les dérapages existent bel et bien : dans son documentaire, Amnon Levy cite le cas d’une jeune femme d’origine séfarade qui s’est mariée à un ashkénaze : à la recherche d’un emploi, elle a envoyé son CV sous son nom de jeune fille et s’est vue opposer une fin de non recevoir. Quelques jours plus tard, elle a renvoyé le même CV avec son nom de femme mariée et elle a été admise.

Il y a également le poids d’un héritage discriminatoire que l’on ne parvient pas toujours à effacer. Exemple  : dans le secteur immobilier, les kibboutzim proches de la métropole telavivienne, et dont la population est très majoritai-rement ashkénaze ont pu sans difficulté et avec l’aval de l’État, s’enrichir en vendant au prix fort à des promoteurs, une partie de leur terres cultivables. Par contre dans les villes de développement, les Israéliens nécessiteux, en forte ma-jorité séfarades sont sommés d’acheter le vétuste appartement de HLM qu’ils louent de longue date sous peine d’en être expulsés. Personne bien entendu n’affirmera qu’il y a là discrimination. Mais en regardant de plus près, elle existe bel et bien.

« De la douleur à la force », des initiatives constructives séfarades

Toutefois face à cela, un changement passionnant est en train de se pro-duire. Longtemps, dans la réalité israélienne, les Séfarades ont été perçus comme d’éternels mécontents, de sempiternels frustrés, se plaignant de leur sort et fustigeant ceux qu’ils tenaient pour responsables de leur statut social. À tel point que souvent, « Séfarade » est devenu synonyme de « pleurnicheur ». L’ex-chef de la diplomatie David Levy en a été la personnification la plus mar-quante, suivi de près par Arié Derhy et Elie Ichai, leaders de Chass...

« ... La presse et les médias israéliens ont

modifié leur terminologie. Ainsi,

ils préfèreront parler de la

« Périphérie » et du « Centre »,

plus précis que les définitions

de Séfarades et Ashkénazes. »

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Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, ces gémissements cèdent la place à une démarche plus positive et constructive de la part de militants sociaux séfa-rades, dont le dénominateur commun a été d’avoir réussi à s’extraire avec déter-mination de leur environnement social et d’avoir connu une formidable réussite professionnelle. Ces Séfarades modèle 2015 se sentent parfaitement intégrés dans la société. Ils ont relevé la tête mais surtout, ils entendent prouver que leur identité séfarade, loin d’être un handicap, a été pour eux, un atout incontestable dans leur course vers le succès. Un atout qu’ils souhaitent désormais partager avec d’autres dans le but avoué de corriger certaines carences de la société israé-lienne.

C’est en substance le message véhiculé depuis une quinzaine d’années, par l’association israélienne « Mimizra’h Shemesh » (littéralement de l’est vient le soleil), affiliée à l’Alliance Israélite Universelle, et qui s’est fixée pour objectif prioritaire de mettre en valeur la richesse et la spécificité du patrimoine séfarade avant de tenter de l’appliquer dans la réalité sociale d’Israël. Comme l’explique le rabbin Itzhak Chouraqui, directeur du Beit Midrash (lieu d’étude) « Merhav » au sein de « Mimizra’h Shemesh » : « Il n’est pas question d’oublier les injus-tices sociales dont les Séfarades ont été victimes, il y a 40 ou 50 ans en Israël. Mais il s’agit plutôt d’utiliser cette expérience à des fins bénéfiques et positives. L’un de nos programmes s’appelle « De la douleur à la force », un titre qui re-flète parfaitement notre état d’esprit. Nous voulons tirer les leçons du passé afin d’offrir un avenir meilleur ». Le patrimoine historique et spirituel séfarade ren-ferme selon les dirigeants de « Mimizra’h Shemesh », les formules nécessaires, par exemple, pour combler le fossé social entre riches et pauvres. Il suffit juste de calquer cet enseignement à la réalité israélienne. Aujourd’hui «  Mimizra’h Shemesh  » organise à travers le pays moult séminaires de formation, ateliers et conférences auxquels de nombreux cadres sociaux israéliens participent. Le mouvement, qui entend pour l’heure rester idéologique, est également présent dans les lycées israéliens. Quant au rabbin Chouraqui, il consacre l’essentiel de son énergie à puiser dans l’extraordinaire bagage spirituel transmis par les grands rabbins séfarades, tels que le Rishon le Tsion, le Grand Rabbin Sépha-rade de l’État hébreu de 1939 à 1954, Bension Meir Ouziel, zal (1880-1954), ou encore les grands rabbins Shalom Messas, zal, (1913-2003) et Yossef Messas, zal(1891-1974), zal, des enseignements dont l’actualité saute aux yeux et qui pour-raient être concrétisés dans la réalité israélienne. Un exemple : « Nos rabbins ont toujours évité d’exclure ceux qui s’écartaient du droit chemin. Au contraire, ils ont toujours su les rapprocher et les maintenir dans le giron communautaire. En préservant l’unité dans leur communauté, en publiant des décrets conciliants sans jamais s’écarter de la halacha (loi juive), ils nous ont tracé une voie. Notre devoir, alors que nous avons notre État, est de la transposer dans la réalité is-raélienne d’aujourd’hui afin que celle-ci soit moins clivée et plus attentive aux besoins des nécessiteux explique le rabbin Chouraqui avant de souligner, avec une belle note d’optimisme. « Nous sommes persuadés que si l’establishment ashkénaze au pouvoir lors de l’alya massive des Juifs du Maroc avait eu la sagesse de les impliquer d’emblée dans la gestion de l’État d’Israël, la société israélienne aurait évité plusieurs turbulences sociales et en serait ressortie plus solide et plus unie. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire ».

Daniel Haïk

Journaliste franco-israélien vivant à Jérusalem. Il est rédacteur en chef du Hamodia en français et analyste politique sur la chaine i24news. Il a également occupé jusqu’en 2013 la fonction de secrétaire général de la Fédération Séfarade Mondiale.

« Ces Séfarades modèle 2015 se sentent parfaitement intégrés dans la société. Ils ont relevé la tête mais surtout, ils entendent prouver que leur identité séfarade, loin d’être un handicap, a été pour eux, un atout incontestable dans leur course vers le succès. »

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Gabriel Abensour

La «Halakha» ou Loi juive séfarade, entre tradition et renouveau

L’approche séfarade de la Halakha (loi juive) est fort mal connue du public, y compris d’une majorité d’érudits. Depuis le décès des dernières grandes figures du judaïsme séfarade, il semble que l’approche orthodoxe ashkénaze soit désor-mais la seule qui prévaut au sein du public respectueux de la halakha, y compris des séfarades eux-mêmes.

Pourtant, cette approche peut, à bien des égards, répondre aux problèmes contemporains du judaïsme. Héritière d’une tradition sérieuse et profonde, elle permet toutefois bien des changements. Profondément attachée à  la halakha, l’approche séfarade ne peut être qualifiée d’orthodoxe. À l’instar des autres mouvements qui constituent le judaïsme ashkénaze contemporain, l’orthodo-xie s’inventa en réaction à la modernité. Alors que la réforme, dès le 19ème siècle tenta d’adapter le judaïsme aux valeurs modernes, l’orthodoxie, elle, prôna un repli communautaire visant à protéger les juifs pratiquants des affres des Lu-mières. Éloigné de ces enjeux européens, le judaïsme séfarade put perpétuer sa tradition millénaire – celle d’un judaïsme dynamique, où la halakha est centrale mais évolutive.

Sous bien des aspects, il est possible que cette approche séfarade se soit oubliée car elle ne correspond justement à aucune des cases rigides du judaïsme contemporain. Le Professeur Zvi Zohar, spécialiste de la littérature halakhique séfarade à l’Université Bar-Ilan (Israël), estime que l’approche séfarade a peu à peu disparu car sa complexité ne correspondait pas aux axiomes simples des mou-vements juifs contemporains. En effet, l’essentiel de la littérature halakhique séfarade se trouve dans les livres de responsa rabbinique écrits du Moyen-âge jusqu’à nos jours. Contrairement aux abrégés halakhiques aujourd’hui populari-sés, un responsum est un développement halakhique venant répondre à un point précis dans un contexte donné. Les responsa expriment donc l’idée qu’aucune loi n’est figée à jamais mais que la Halakha se doit de répondre aux problèmes de chaque époque et doit savoir garder sa pertinence grâce au hidoush, au re-nouveau, qui lui est inhérent. Citons par exemple le Rabbin Haïm David Halevy (1924-1998), ancien Grand Rabbin séfarade de Tel-Aviv :

« Il se trompe cruellement celui qui pense que la Halakha est figée et qu’on ne peut s’en écarter ni à droite, ni à gauche. Au contraire ! Rien n’est plus souple que la souplesse de la Halakha, car un décisionnaire peut trancher de façon contraire en même temps et sur la même question, à deux question-neurs différents ! Et le sujet est vaste...

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Ce n’est que grâce à la souplesse de la Halakha, et grâce aux nombreuses nouveautés que fixèrent les sages d’Israël au fil des générations, que le peuple juif a pu avancer (laléh’et d’où procède le terme Halakha) dans le chemin de la Torah et des commandements durant des milliers d’années. » 1

Les exemples illustrant les propos du Rabbin Haïm David Halevy ne manquent pas. Citons par exemple le Rab-bin Yossef Messas (1892-1974), originaire de Meknès, dont la simple biographie suffit à illustrer cet esprit rabbinique séfarade tourné vers le monde et vers les besoins de la com-munauté. Décisionnaire, rabbin, mohel (circonciseur), poète et enlumineur, il fut nommé rabbin à Tlemçen (Algérie) à 32 ans seulement. Seize ans plus tard, il devint le Av beit-din  (dirigeant des tribunaux rabbiniques) de Meknès. En 1964, il  est  nommé Grand Rabbin de Haïfa (Israël), poste qu’il occupa jusqu’à son décès en 1974.

Témoin de l’assimilation du judaïsme nord-africain sous influence française, le rabbin Messas estima qu’il était du devoir des rabbins d’apporter une réponse juive aux en-jeux de son époque. C’est pourquoi il prôna à la fois un ju-daïsme basé sur une approche rationnelle de la loi et adapté aux mœurs contemporaines. Ainsi, il autorisa les femmes mariées à ne plus se couvrir la tête estimant que de nos jours « Le couvre-chef tient plus d’une tartuferie que de la pudeur »2 puisque dans nos sociétés modernes, les cheveux féminins ne sont plus considérés comme un dévoilement vulgaire. Pareillement, il prôna l’inclusion des Juifs assimilés au sein des communautés et mit en valeur les racines universelles du judaïsme. À une personne lui demandant s’il était auto-risé de faire un don d’organe à un non-juif, le Rav Messas répondit que « La chose est non seulement autorisée, mais c’est en plus un excellent geste. Ainsi sera connu l’amour de l’humain

pour son prochain, car nous sommes tous les créatures du Tout-Puissant » 3.

À la même époque, le Rabbin Chalom Messas (1909-2003), futur Grand Rabbin du Maroc puis de Jérusalem, mit en place des accords prénuptiaux à Casablanca, visant à empêcher les maris récalcitrants de s’enfuir sans donner le guet 4. Citons également Grand Rabbin Ovadia Yossef (1920-2013), sommité halakhique contemporaine, qui fut le déci-sionnaire validant la judaïté des Juifs éthiopiens et permet-tant ainsi de sauver in-extremis cette vieille communauté menacée5. Rabbin Bakshi-Doron, un autre Grand Rabbin séfarade d’Israël, soutint qu’il est possible pour une femme d’être juge rabbinique 6 et son homologue, le défunt Rabbin Mordéchai Eliyahou (1929-2010), fut l’autorité validant la présence d’avocates religieuses dans les cours rabbiniques.

Ces quelques exemples expriment le dynamisme de la pensée halakhique séfarade, capable d’utiliser les outils traditionnels pour répondre aux enjeux modernes. Mal-heureusement, alors que disparaissent peu à peu les grands noms de ce judaïsme, une nouvelle génération de décision-naires séfarades peine à émerger. Face à l’hégémonie reli-gieuse ashkénaze, bien des rabbins aux origines séfarades semblent adopter une pensée orthodoxe étrangère à celle de leurs ancêtres, qui par ignorance et qui par choix. C’est pourquoi la tâche nous incombe à tous : ouvrez, lisez, dif-fusez la Torah séfarade qui a tant à apporter au judaïsme contemporain. �

Gabriel Abensour

Créateur du blog modern orthodox (www.modernorthodox.fr). Étudiant en philoso-phie, sciences politiques et économie à l’Université Hébraïque de Jérusalem. À étudié 5 ans à la Yeshivat Hakotel de Jérusalem.

1 Rav H. D. Halevy, Shout assé lekha rav, 7:54.

2 R. Yossef Messas, Otsar Hamichtavim, responsum 1884

3 R. Yossef Messas, Mayim Hayim, V. II.

4 R. Chalom Messas, Tevouat shemesh, E.H, responsum 66

5 R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, Volume 8, E.H, responsum 11.

6 R. Eliyahou Bakshi-Doron, Binyan Av, responsum 65.

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28 Magazine LVS | Décembre 2015

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

La formation rabbinique sépharade « Maarava » au sein de l’Institut Amiel

La fonction rabbinique face aux défis de la société contemporaine

La fonction rabbinique orthodoxe est, sur certains points, prémoderne  : elle tend à s’affirmer comme autorité ultime dans un monde où la connaissance est démocratisée et elle concentre des pouvoirs en une seule personne dans une culture occidentale décentralisée. Enfin, elle se dit au masculin dans un monde qui recherche l’égalité. Si cela est vrai pour tout rabbin, il l’est doublement pour le rabbin sépharade, dont l’héritage ethnicoculturel, ancré dans la pensée et la vie traditionnelle, ne favorise pas la rencontre avec le monde post-moderne. Pourtant, le rabbin du 21e siècle sera adapté aux enjeux du monde environnant, ou ne le sera pas, en tout cas ne sera pas alors pertinent.

La nécessité de former une nouvelle génération de leaders spirituels, conscients des enjeux identitaires et sociologiques du peuple juif, en leur four-nissant des outils professionnels tant dans la théorie que dans la pratique, est le défi que relève l’Institut Amiel depuis bientôt vingt ans. Amiel a été fondé et dirigé par le rabbin Eliyahu Birnbaum, ancien grand-rabbin d’Uruguay et juge rabbinique attaché aux conversions en Israël. Il fait partie intégrante des insti-tutions Ohr Torah Stone, l’un des porte-paroles les plus influents de l’ortho-doxie moderne israélienne, piloté par le célèbre rabbin Shlomo Riskin, et qui regroupent sous son égide des dizaines d’établissements d’étude pour hommes et femmes. Il est essentiel de souligner que la formation Amiel se tourne vers les deux conjoints amenés à s’installer pour quelques années en diaspora et met l’accent tant sur les aspects professionnels que psychologiques d’une délocali-sation et ses conséquences sur la vie du couple et de la famille.

Un complément de formation sépharade à la formation rabbinique au sein du monde moderne orthodoxe

Fort du constat que les communautés sépharades ont des attentes bien par-ticulières de leur rabbin, et que ce dernier est appelé à agir sur un mode bien spé-cifique, j’ai été contacté afin de mettre sur pied et diriger le programme « Maa-rava » qui propose un complément de formation au cursus d’Amiel. C’est ainsi que depuis quatre ans, grâce au financement de la fondation Safra, nous formons chaque année dix leaders spirituels (rabbins ou éducateurs) qui prendront des postes clés dans le leadership sépharade mondial.

Mikhael Benadmon

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La formation Amiel intègre les données de base de l’orthodoxie moderne  : sionisme, pluralisme, féminisme, acceptation a priori des valeurs de la modernité.

« Maarava » reprend ces fondamentaux et les réfléchit dans la perspective de l’identité sépharade. «  Maarava  » met ainsi l’accent sur le type de fonctionnement du rabbin séfarade, les attentes de sa communauté, son rapport au social, au familial et au religieux. La formation « Maarava » inclut également des contenus historiques sur l’origine des communautés d’Afrique du Nord et d’Orient, des analyses identitaires et culturelles sur la place de la sépharadité au-jourd’hui en terrain occidental, des données halakhiques et méta-halakhiques, la place et le sens des différents usages locaux, une meilleure connaissance des personnalités et des œuvres littéraires du monde sépharade. Le chant liturgique, le piyut, y est aussi enseigné, l’identité traditionaliste typi-quement sépharade y est profondément étudiée, les straté-gies de développement communautaire y sont pratiquées, l’esprit de la halakha (loi juive) sépharade y est intégré.

Le type de leadership spirituel que nous souhaitons ériger assume pleinement sa tendance orientale dans un monde occidental, lui reconnaît ses vertus de chaleur et de douceur, d’accueil et de tolérance. Mais il sait aussi prendre de la hauteur et l’étoffer de contenus philosophiques, spiri-tuels et halakhiques.

Ce leader reste proche des familles, des enfants, des besoins élémentaires du Juif et sait se trouver dans l’écoute. Sa fonction est une vocation et est basée sur une personna-lité facile d’accès refusant toute espèce de charisme inutile.

Il doit être capable d’enseigner les signes de cantil-lation aux jeunes enfants et d’être un pôle d’attraction intellectuelle pour les étudiants et les jeunes familles. Sa communauté est avant tout une famille au sein de laquelle les hommes comme les femmes s’épanouissent spirituel-lement et intellectuellement. Sa maison est ouverte à tous et il ne craint pas de boire le café chez ses fidèles. Il est pré-sent aux principaux carrefours de la vie juive et accompagne les familles, pratiquantes ou non, dans leurs joies et leurs deuils. Il est le rabbin familial avec lequel on entretient des liens amicaux et qui fait partie du paysage naturel de tous et toutes.

Être un passeur entre l’Orient et l’Occident et dans le dialogue avec l’Islam

Son vécu sépharade et sa capacité réflexive, partagés d’une façon ou d’une autre avec ses fidèles, font de lui, du leader sépharade, un passeur entre l’Orient et l’Occident et lui permettent de créer des ponts entre les cultures et les communautés. Il saura ainsi naviguer entre les identités portées par ses fidèles et leur donner les outils afin de gérer intelligemment ces différentes dimensions identitaires et d’en conserver le meilleur. Une réflexion particulière porte sur le fait inter-religieux et sur la plus-value spécifique que ces leaders peuvent ajouter au dialogue avec l’Islam. La mise en exergue d’un destin commun lié, certaines fois, à l’expérience de la minorité recherchant à s’intégrer dans un groupe culturel majoritaire tout en conservant son au-thenticité; le ressenti justifié ou non d’une frustration voire d’une oppression, la tentation de dissimuler une part de soi afin d’accéder à la reconnaissance sociale sont autant de détails qui contribuent à donner de l’étoffe à cette vocation de passeur.

Le nom du programme reflète assez bien ses ambi-tions. Dans la littérature talmudique, le terme « Maarava » désigne «  La terre d’Israël  », mais il rappelle également la dimension géographique du Maghreb. Enfin, l’hébreu moderne nomme l’Occident par le terme ‘maarav’. La ren-contre entre l’Orient et l’Occident est donc aux fondements de cette initiative et de la vision qui s’y développe.

« Maarava » est encore jeune, mais à l’image d’un bon vin, il s’améliore et se bonifie avec les années. Son ambi-tion dépasse les cadres communautaires et peut se révéler salvatrice dans un monde déchiré par les tensions entre l’Orient et l’Occident.

Mikhael Benadmon

Docteur en philosophie de l’Université Bar-Ilan, répondeur sur le site Cheela.org. Auteur de Rébellion et créativité dans la pensée du sionisme religieux (en hébreu) aux Presses universitaires de Bar-Ilan. Son prochain ouvrage Pourquoi Israël ? Les tentations territoriales : avoir, être et pouvoir à paraître aux Éditions Lichma.

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30 Magazine LVS | Décembre 2015

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Le grand exode oublié des Juifs des pays arabes

Une entrevue avec l’historien Georges Bensoussan par Elias Levy

Sur le million de Juifs qui vivaient dans les pays arabo-musulmans avant la création de l’État d’Israël, il ne reste plus aujourd’hui qu’environ 4000.

« L’exode forcé de centaines de milliers de Sépharades évincés de leur pays natal et spoliés fut un véritable nettoyage ethnique par la peur », rappelle en entrevue l’historien Georges Bensoussan, auteur d’un livre imposant et magistral sur ce grand drame humain largement oublié, voire occulté — Juifs des pays arabes. Le grand déracinement. 1850-1975 (Éditions Tallandier)—.

Historien et responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris, Georges Bensoussan est l’auteur de plusieurs livres remarquables, dont : Une Histoire intellectuelle et politique du Sionisme. 1860-1940 (Éditions Fayard, 2002); Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la Mémoire (Éditions Mille et Une Nuits/Éditions Fayard, 2003); Europe. Une passion génocidaire. Essai d’Histoire culturelle (Éditions Mille et Une Nuits/Éditions Fayard, 2006); Un nom impérissable. Israël, le Sionisme et la destruction des Juifs d’Europe. 1933-2007 (Éditions du Seuil, 2008); Atlas de la Shoah. La mise à mort des Juifs d’Europe, 1939-1945.

En 2002, Georges Bensoussan a dirigé, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner, un livre collectif choc, Les Territoires perdus de la République, dans lequel un groupe de professeurs racontait l’antisémitisme, le sexisme et l’islamisme qui déferlaient dans les collèges et les lycées de la région parisienne. Boycotté à l’époque par les élites intellectuelles et médiatiques françaises, ce livre très troublant vient d’être réédité par les Éditions Pluriel.

Elias Levy

Georges Bensoussan

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LVS : Le monde arabo-musulman s’est vidé de ses po-pulations juives en l’espace de deux décennies. Ce fut un déracinement d’une ampleur effarante.

Georges Bensoussan  : À partir de 1948, du Maroc à l’Égypte et de la Libye au Yémen, en passant par l’Irak et la Tunisie, environ 1 million de Juifs vivant dans les pays arabes se sont volatilisés en une génération à peine. La communauté juive du Maroc était la plus importante numé-riquement, 250 000 âmes, à peu près 1 Juif sur 4. La com-munauté juive d’Irak était la deuxième plus importante et celle d’Algérie la troisième. Les Juifs du Maghreb français -Maroc, Algérie et Tunisie- représentaient 50  % des Juifs établis dans le monde arabe depuis des lustres. Les trois quarts des Juifs contraints de quitter les pays arabes à par-tir de 1948 ont trouvé refuge dans l’État d’Israël naissant. Si le monde dans lequel les Juifs des pays arabes ont vécu pendant plusieurs millénaires semble avoir sombré corps et biens avec le conflit israélo-arabe, en réalité ce naufrage a eu lieu bien avant, quand les sociétés juives se sont heur-tées à l’archaïsme du monde arabe dont elles se sentaient de plus en plus éloignées par l’alphabétisation, la moderni-sation, voire par une occidentalisation encore timide. D’au-tant qu’au fur et à mesure de son émancipation, confrontée au nationalisme arabe, l’existence juive fut vue comme un « empêchement d’être ».

LVS : La majorité des Juifs des pays arabes ont-ils été expulsés de leur contrée natale ?

G. B. : Il y eut rarement expulsion au sens premier du terme. Dans l’immense majorité des cas, les Juifs des pays arabes furent victimes d’une politique sournoise d’exclu-sion ethnique. Mis à part l’Égypte, où les Juifs furent car-rément expulsés en 1956-1957, dans les autres pays ara-bo-musulmans, il n’y eut pas d’expulsions sciemment

planifiées. Après 1945, dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, alors que les pays arabes nouvellement indépendants viennent d’être admis à l’ONU (une organisa-tion supranationale née de la victoire des Alliés sur l’Axe), ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une politique raciste est banni. C’est pourquoi les gouvernants arabes ne procéderont jamais à une expulsion en bonne et due forme des Juifs, mais feront tout pour leur rendre la vie impos-sible. Les étrangler administrativement, économiquement, culturellement et, dans certains cas, instiller un climat de peur. En Irak, en Syrie et en Libye en particulier, une série de mesures administratives vont contraindre les Juifs au départ.

LVS : L’exode des Juifs des pays arabes n’est-il pas la résultante ignominieuse d’une politique de nettoyage ethnique ?

G.B. : L’expression peut paraître brutale, mais quand on analyse avec distance le contexte sociopolitique qui pré-valait dans les pays arabes à cette époque, on constate qu’il s’agit bel et bien d’une politique de nettoyage ethnique mise en œuvre par le biais de lois discriminatoires. Au bout du compte, les gouvernants arabes sont parvenus au même ré-sultat qu’avec un nettoyage ethnique par la force. Sauf que dans ce cas, mises à part des explosions localisées de vio-lences, il n’y eut pas de pogroms généralisés, ni de victimes par milliers. Mais il y eut bien le départ massif de plusieurs centaines de milliers de Juifs, généralement spoliés éco-nomiquement ou contraints d’abandonner sur place tous leurs biens. On peut donc parler d’un nettoyage ethnique par la peur, le chantage et les pressions quand on s’efforce de rendre la vie infernale à des centaines de milliers de per-sonnes sans défense.

Le Prince héritier Moulay Hassan, futur Roi Hassan II du Maroc, est accueilli en 1958 à la Synagogue de Casablanca le Jour de Yom Kippour.

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LVS : Doit-on considérer aussi comme des réfugiés les Juifs qui ont quitté le Maroc ?

G. B. : A priori, on ne peut pas considérer les Juifs qui sont partis du Maroc comme des réfugiés. Il n’y eut pas dans ce pays une quelconque politique d’expulsion ou de ter-reur délibérément instituée par les autorités marocaines. Et pourtant, juste avant et après l’indépendance du Maroc (mars 1956), plusieurs vagues de départs très importantes avaient déjà eu lieu. Avant l’indépendance nationale, un tiers des Juifs avait déjà quitté le Maroc. Durant les cinq an-nées suivantes, près de 100 000 Juifs sont partis. Quand la guerre israélo-arabe, dite des Six Jours, éclate le 5 juin 1967, la grande majorité des Juifs du Maroc avaient déjà quitté le pays. Contrairement à ce qu’affirment souvent les détrac-teurs d’Israël, le judaïsme marocain n’a donc pas disparu à la suite du conflit israélo-arabe de 1967, il était déjà en voie d’extinction bien avant.

LVS : Le Maroc a donc pratiqué une politique insidieuse d’exclusion à l’encontre des membres de sa commu-nauté juive ?

G. B. : Les autorités marocaines ont pratiqué une poli-tique sourde de contraintes administratives : difficulté pour les Juifs d’obtenir un passeport ou une licence d’exporta-tion; toute entreprise commerciale appartenant à un Juif devait avoir comme copropriétaire un Musulman — mesure adoptée pour empêcher que l’économie nationale ne passe entre des mains étrangères  — ; l’enseignement prodigué par les Écoles de l’Alliance Israélite Universelle est nationalisé en 1961 —  l’enseignement de l’arabe devenant obligatoire dans ces institutions scolaires — … Les mesures de maro-canisation du pays, légitimes en elles-mêmes, poussèrent progressivement les Juifs à s’exiler. Un climat délétère de crainte — notamment la crainte de kidnappings de femmes et de jeunes filles Juives —, exacerbé par les tensions in-hérentes au conflit israélo-arabe, poussa progressivement les Juifs à partir. À quoi s’ajoute fréquemment l’absence de débouchés économiques et la concurrence sociale exercée par une classe moyenne arabe montante.

LVS : Le départ des Juifs du Maroc a donné lieu à un grand marchandage financier entre le Roi Hassan II et les représentants officiels du Judaïsme mondial.

G. B. : Oui. Un chapitre méconnu de l’histoire contem-poraine des Juifs du Maroc est celui du marchandage qui eut lieu au début des années 1960 entre la communauté juive internationale, représentée par le Congrès Juif Mondial, et le Roi Hassan II pour que ce dernier autorise les Juifs à quitter le Maroc. Quand le Roi Mohammed V accède au pouvoir en 1956, il interdit l’émigration des Juifs vers Israël. Une poli-tique cohérente avec les convictions du monarque alaouite. Membre de la Ligue Arabe depuis 1958, le jeune État du Maroc indépendant est solidaire du combat mené par les pays arabes contre Israël. Le Maroc cesse alors ses relations postales avec l’État hébreu. Les Juifs quittent clandestine-ment le pays pour Israël jusqu’en 1961, année du décès du roi Mohammed V. Cette émigration clandestine est orga-nisée pendant cinq ans par les autorités israéliennes, dont le Mossad. Après la mort de Mohammed V, son successeur,

son fils le Roi Hassan II, adopte une politique bien plus libé-rale sur la question. Le nouveau monarque comprend rapi-dement qu’à terme, il ne pourra pas empêcher la minorité juive de quitter le pays. Plutôt que de s’opposer frontale-ment à ce départ, Hassan II s’y adapte et décide de le né-gocier avec le Congrès Juif Mondial. Le prix per capita exigé pour autoriser un Juif à quitter le Maroc variera selon le flux des demandes, entre 100  $ et 200  $ américains, une somme substantielle à cette époque-là. Pendant trois ans, de la fin 1961 à la fin 1964, le départ des Juifs du Maroc est autorisé, presque officiel (Opération Yakhin, techniquement encadrée par le gouvernement israélien). Durant ces trois années, 90  000 Juifs quittent le Maroc. Chaque mois, le Congrès Juif Mondial verse à Paris une somme en espèces à l’émissaire des services marocains.

LVS : Dans votre livre, vous mettez en charpie la légende dorée d’un Maroc où les Juifs étaient heureux jusqu’au jour où l’État d’Israël fut créé.

G. B. : La communauté juive du Maroc fut celle dont la vie en terre arabo-musulmane fut la plus longue après la guerre des Six Jours. Quand le conflit éclate le 5 juin 1967, un tiers de cette communauté vit encore au Maroc. Alors qu’aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de Juifs dans le monde arabe, 3000 Juifs vivent encore au Maroc (et près de 1000 en Tunisie).

Les trois quarts de cette communauté ont émigré en Israël. Certes, l’État d’Israël ne les a pas forcément accueillis les bras ouverts, et confrontés au mépris sinon au racisme de nombreux Ashkénazes, enferrés dans un processus d’in-

Des Juifs vivant dans l’Atlas marocain quittant le Maroc.

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tégration malheureux, de nombreux Juifs marocains furent enclins à embellir leur passé au Maroc. De là, des mythes nombreux. En particulier, celui qui veut voir dans le Sultan Mohammed (le futur roi Mohammed V) un protecteur des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale.

LVS : Pourtant, très nombreux sont les Juifs marocains qui croient résolument que le Roi Mohammed V fut le sauveur des Juifs lorsque son pays était, entre juin 1940 et novembre 1942, sous l’autorité du gouverne-ment de Vichy.

G. B.  : Aucune preuve n’a jamais été apportée en ce sens. Il existe même des preuves d’une duplicité du Sultan Mohammed vis-à-vis des autorités du Protectorat. En dépit de tout, le mythe demeure, enkysté dans les communautés juives marocaines d’Israël et de la Diaspora. La réalité est, qu’à l’instar des Juifs d’Algérie, les Juifs du Maroc ne furent pas persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale par les Allemands pour une raison simple : il n’y avait pas d’Alle-mands au Maroc. La réalité du pouvoir est entre les mains du Résident général, c’est-à-dire de la France. Le Sultan du Maroc applique à la lettre les statuts des Juifs promulgués par le gouvernement de Vichy en octobre 1940 et en juin 1941. Il ne s’opposera à aucune de ces mesures antisémites, les traduisant même en Dahir (Décret) chérifien. Mais ré-clamant sa part d’autonomie vis-à-vis du gouvernement de Vichy, le Sultan Mohammed fera toujours savoir à ce dernier qu’il est résolu à demeurer le maître du pays. Il transmet à cet effet un message très clair au gouvernement de Philippe Pétain : « les Juifs sont mes sujets et c’est moi qui déciderai de leur sort. »

LVS  : On dit aussi que le Roi Mohammed V s’est opposé avec fermeté au port de l’étoile jaune par les Juifs marocains.

G.B. : C’est une fable. Le port de l’étoile jaune est une mesure adoptée par les Allemands en Europe au printemps 1942 après avoir été instituée en Allemagne dès septembre 1941. En France, cette mesure ne fut jamais appliquée en zone sud, même après l’occupation de ce territoire en no-vembre 1942. De Montpellier, à Nîmes et à Marseille… les Juifs n’ont jamais porté l’étoile jaune. Pourquoi donc les Juifs marocains l’auraient-il arborée ? Cette affirmation, absurde, montre toute la force des mythologies. Le futur Roi du Maroc n’a pas empêché l’application d’aucune mesure antijuive promulguée par le régime de Vichy, y compris la spoliation économique. Et plus encore, sait-on aujourd’hui que le Sultan Mohammed aurait mené une politique de double jeu avec les Allemands par anticolonialisme bien sûr. Oeuvrant activement pour l’indépendance de son pays, il a adopté tout naturellement une attitude antifrançaise.

LVS : Depuis plusieurs années, des leaders de la com-munauté juive du Maroc mènent une campagne très ac-tive auprès du Mémorial de Yad Vashem de Jérusalem pour que cette Institution octroie au Roi Mohammed V la Médaille posthume des « Justes parmi les Nations ». Cette requête sera-t-elle satisfaite par Yad Vashem ?

G. B.  : Le Comité scientifique de Yad Vashem a refusé d’octroyer au Roi Mohammed V la Médaille des «  Justes parmi les Nations » après avoir mené une longue recherche historique sur le rôle joué par ce dernier durant la Seconde

Un Juif égyptien expulsé d’Égypte en 1956

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Guerre mondiale. Yad Vashem est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait aucune raison d’attribuer cette haute distinction à un chef d’État qui ne fit strictement rien de concret quand les Juifs étaient persécutés. Certes, le Sultan Mohammed a accueilli chaleureusement les dirigeants de la communauté juive marocaine, en particulier après novembre 1942. Soit après le débarquement allié au Maroc et en Algérie. Le futur Roi du Maroc comprend que pour gagner son combat pour l’indépendance, il doit s’assurer l’appui des Américains. Et, comme dans toute bonne vision antisémite du monde, il est convaincu que les Juifs contrôlent l’économie américaine et les principaux leviers politiques des États-Unis. Il est per-suadé qu’en se rapprochant du « lobby juif », il engrangera le soutien du gouvernement américain. À partir du débar-quement allié de novembre 1942, et surtout après la Confé-rence de Casablanca de janvier 1943, il courtise la commu-nauté juive de son pays dans l’espoir de gagner l’appui des États-Unis. Il n’y a là aucune marque de philosémitisme, ni d’humanisme particulier, seulement des considérations nationalistes. Ce calcul politique astucieux a un seul objec-tif : convaincre les Américains d’appuyer le combat entamé par les Marocains pour acquérir leur indépendance natio-nale.

LVS : Pourquoi Israël a-t-il éludé la question des réfu-giés juifs des pays arabes pendant très longtemps ?

G. B.  : En premier lieu, la grande majorité des Juifs sépharades et orientaux qui ont émigré en Israël apparte-naient aux couches sociales les plus défavorisées. Les plus instruits d’entre eux se sont établis en France, en Angle-terre, au Canada... En Israël, ces communautés sépharades vulnérables et peu instruites avaient peu d’intellectuels et d’historiens capables d’écrire leur histoire. Le monde as-hkénaze, lui, l’a fait après 1945 en narrant les épisodes tra-giques de la catastrophe dans laquelle six millions de Juifs venaient d’être anéantis. Il fallut attendre deux générations pour que des intellectuels d’origine sépharade, israéliens ou non, commencent à écrire l’histoire de leurs parents et grands-parents.

La deuxième raison pour laquelle l’État d’Israël fit profil bas sur cette question durant plusieurs années, même s’il porta secours à ces communautés sépharades en danger dans les pays arabes, tient à l’attitude de l’establishment politique israélien d’origine ashkénaze, dont le regard sur ces cultures d’Orient était souvent condescendant. Sinon pire. Le racisme ashkénaze envers les communautés orien-tales a nourri le désintérêt des élites politiques israéliennes pour cette question.

Mais la raison essentielle est peut-être ailleurs. Les dirigeants politiques israéliens ont peut-être craint que cette problématique ne réveille la question palestinienne. Car les Palestiniens ont aussi perdu terre et biens. Pour les gouvernants d’Israël, un silence sur la question orientale s’imposait tandis qu’au fil des années, la question palesti-nienne s’est internationalisée.

Aujourd’hui, une nouvelle génération de Sabras, des-cendants des Juifs orientaux (Mizrahim) ou sépharades s’escriment à réhabiliter la mémoire de leurs ancêtres et demandent que ce chapitre oublié du conflit israélo-arabe soit enseigné aux Israéliens et reconnu par la communauté internationale, au même titre que la tragédie palestinienne. Il y a eu un passage de relais générationnel. Comme ce fut aussi le cas pour le judaïsme ashkénaze, la première géné-ration ne fut pas toujours capable de raconter. La deuxième génération entend connaître l’histoire de la tragédie du départ vécue par leurs parents et grands-parents dans le monde arabo-musulman.

LVS : Peut-on vraiment établir une équivalence entre le drame vécu par les Juifs des pays arabes et la tragédie du peuple palestinien ?

G. B. : Il n’y a pas d’équivalence absolue entre ces deux drames. Pour autant, la revendication des Juifs orientaux et de leurs descendants qui ont dû quitter les pays arabes est légitime. La majorité d’entre eux, en effet, furent évincés de leur pays natal dans le sillage des conflits israélo-arabes. Ils furent souvent pris en otage par les gouvernements arabes qui leur firent payer cher la création de l’État d’Israël. Près de 800 000 de ces Juifs bannis, et le plus souvent spoliés, sont arrivés en Israël totalement démunis. Il y a donc réci-procité entre le malheur des Juifs des pays arabes qui trou-vèrent refuge dans un État juif embryonnaire et la destinée du peuple palestinien. Il est donc légitime que, lors de fu-tures négociations de paix avec les Palestiniens, qui reven-diquent le droit au retour sur le territoire d’Israël et des in-demnisations financières pour les biens qu’ils ont perdus, la question des Juifs exclus et spoliés des pays arabes soit aussi inscrite à l’ordre de ces pourparlers. Cette revendica-tion sera-t-elle prise en compte ? Je l’ignore. Mais il n’est pas abusif de souligner que la question des Juifs des pays arabes fait aussi partie du contentieux israélo-arabe.

« Le roi Mohammed V n’a pas protégé les Juifs. C’est une fable. »

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LVS : Quelle est la probabilité que les Sépharades soient indemnisés par les pays arabes pour les biens qu’on leur a spoliés ?

G. B. : À peu près nulle. Il est peu probable que ces Juifs qui ont perdu maisons, commerces, biens personnels et comptes bancaires soient indemnisés de quelque façon que ce soit par les gouvernements arabes. Il demeure important en revanche que la communauté internationale reconnaisse cette tragédie, au même titre que la tragédie palestinienne, et admette que ces communautés juives furent victimes d’une persécution sourde qui s’apparente à une exclusion d’ordre ethnique. Il faut souligner aussi qu’à un moment donné, les Juifs exclus des pays arabes devront tourner dé-finitivement la page de ce chapitre sombre de leur histoire. Les Palestiniens devront aussi faire de même en renonçant à leur droit de retour en Israël et à la restitution des biens qu’ils possédaient en Palestine. De surcroît, comment ne pas mentionner la disproportion considérable entre la va-leur monétaire des biens perdus par les Palestiniens et celle des avoirs confisqués aux Juifs dans les pays arabes ? La riche communauté juive d’Irak par exemple a été dépossé-dée par la tromperie et la violence de propriétés et de biens d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars. Une somme bien supérieure à la valeur des biens perdus par les Palestiniens.

LVS : Que devraient faire les Sépharades, et les autres Juifs aussi, pour réhabiliter l’histoire oubliée des cen-taines de milliers de Juifs qui ont été évincés des pays arabes ?

G.B. : Faire connaître leur histoire et briser le silence. Pendant plusieurs décennies, ce drame fut enfoui et oublié. En 2012, quand j’ai publié mon livre Juifs en pays arabes. Le grand déracinement. 1850-1975, beaucoup de gens ont décou-vert ce chapitre de l’histoire du peuple juif. Évidemment, le livre fut boudé par l’élite intellectuelle et médiatique de gauche, la même qui pendant dix ans avait nié qu’il exis-tât un nouvel antisémitisme en France. Cette élite, qui vit dans un déni constant de la réalité, continue à nous donner

chaque jour des leçons de morale. Elle s’est réveillée avec la gueule de bois au lendemain des attentats meurtriers per-pétrés par des djihadistes français à Paris, en janvier 2015, contre les journalistes de Charlie Hebdo et les clients juifs d’un supermarché d’alimentation cacher.

Notre principale mission est de faire connaître au niveau international l’histoire oubliée des Juifs des pays arabes et de l’enseigner aux nouvelles générations. Toute écriture de l’histoire qui prétend donner vie aux muets est une écriture de soi, tant c’est aussi la part indicible et muette en soi que met au jour l’investigation de mondes disparus. Il ne s’agit donc ni de larmoyer, ni de maudire, ni de communier dans la nostalgie d’une mythique entente cordiale, mais de comprendre seulement. Et d’entendre pour ce qu’elles étaient ces violences qui ont nié la dignité des Juifs du monde arabe. �

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36 Magazine LVS | Décembre 2015

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Mon alya comme Juif montréalais

en IsraëlEntretien avec Gabriel Goldenberg, natif de Montréal, de mère sépharade et de père ashkénaze et conseiller en marketing Web par Sonia Sarah Lipsyc

À quel âge avez-vous fait votre alya  (littéralement montée en Israël) et dans quelles conditions ? Connaissiez-vous bien Israël avant de partir ? 

J’ai fait mon alya à 23 ans, il y a cinq ans. J’ai quitté la belle communauté juive de Montréal pour m›installer à Jérusalem où j’ai commencé à étudier l’hébreu à l’internat de l’Oulpan Etzion. C’est une aubaine pour les nouveaux immigrants ou olim. Je n’ai payé que 350 $US par mois pour être logé et nourri, tout compris et apprendre ! 

Après m’être marié - avec une formidable femme que j’ai connue à l’Oulpan Etzion, comme tant d’amis qui y ont rencontré leurs conjoints - nous avons ha-bité dans le quartier industriel de Talpiot à Jérusalem. Dernièrement nous avons déménagé à Har Homa toujours à Jérusalem.

Je travaille dans le marketing en ligne. La plupart des sites qui vendent en ligne ne réussissent à vendre qu’à 2% de leurs visiteurs. Je les aide à augmenter ce « taux de conversion » de visiteurs en acheteurs. Et je suis fier que l’une de mes connaissances, grâce à ma consultation, ait pu doubler le revenu de sa société! D’ailleurs si certains de vos lecteurs sont intéressés...

Je connaissais un peu Israël avant de partir mais on ne connaît vraiment Israël qu’après y avoir immigré.

Qu’est-ce qui vous a motivé à faire votre alya  ? Comment vous y êtes vous préparé  ? Connaissiez-vous l’hébreu ?

Mes parents et ma famille sont très sionistes. Mon oncle Jo et ma tante Miriam ont fait récemment leur alya et ma tante Linda, grande communautaire, les a aidés au travers de la promotion du programme « Magchimim » à Montréal qui aide les jeunes couples à faire leur alya. Elle a d’ailleurs elle-même entamé son processus d’alya. Malgré tout cela, je n’envisageais pas de faire mon aliyajusqu’à ce que j’aille en Israël avec « Birthright » (programme gratuit qui permet aux jeunes de découvrir Israël, ndr). Une fois arrivé là-bas, au cours de ce séjour, je me suis senti à la maison, ressentant un sentiment d’appartenance. La yeshiva, l’institut d’études talmudiques, Machon Meir à Jérusalem où j’ai également suivi quelques cours m’a enseigné quelques fondements du sionisme dans la Torah, côté intellectuel ce qui a aussi renforcé le coté émotif c’est-à-dire mon sentiment d’appartenance et le désir d’alya que ce sentiment a engendré.

Je n’ai pas fait de préparatifs particuliers. À refaire, j’aurais donné à mes parents un pouvoir fiduciaire sur mon compte en banque pour faciliter les transferts. 

Gabriel Goldenberg

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Quant à l’hébreu, mes parents m’ont donné un très beau cadeau en m’envoyant au secondaire à l’école Herz-liah à Montréal. J’y ai appris à parler hébreu à tel point que je pouvais tenir une conversation lorsque j’ai gradué et fini mon secondaire. L’échange universitaire que j’ai fait par la suite à l’Université Hébraïque de Jérusalem m’a aidé aussi de même que le formidable Oulpan Etzion - cinq mois de cours gratis.

Quelles sont les bonnes ou mauvais surprises que vous avez eu en faisant votre alya ? Ou les difficultés auxquelles vous avez été confrontées ainsi que les aides (familiales, de votre réseau ou autres) dont vous avez bénéficiées?

Parmi les bonnes surprises, celles d’avoir tissé de très forts liens avec mes camarades de l’Oulpan, en particulier mes trois colocataires à l’internat. Quatre ans après avoir quitté l’Oulpan, nous sommes encore très proches, nous nous invitons et entraidons souvent. Quelques exemples pour l’illustrer…Mon père a donné du travail au sein de sa société de croisières-conférences pour dentistes, Mindware Seminars, à un de ces colocataires.  Et ma femme et moi avons aidé deux de ces amis à se marier. Le crédit d’un troi-sième mariage revient aussi en partie à ma femme.

Une épreuve  ? Devoir développer mes aptitudes so-ciales et devenir plus péremptoire. La société Israélienne est en moyenne plus péremptoire qu’au Canada. Il faut donc insister un peu plus pour obtenir ce que l’on veut. Deux livres que je recommande fortement : « When I Say No I Feel Guilty», et « How To Win Friends and Influence People». 

Bien sur être loin de ses parents, de la famille et des amis est une autre difficulté. C’est connu.

Je me suis aussi rendu compte à quel point j’étais igno-rant du Judaïsme. La faute me revient, et heureusement, grâce à la yeshiva du Machon Meir et à ses rabbins chaleu-reux, je travaille à combler ce vide. D’un côté, la surprise de voir combien j’étais ignorant et d’un autre la belle surprise de découvrir ce vaste plaisir qu’est l’étude de la Torah. 

Êtes-vous en contact avec d’autres montréalais en Israël ?

Dan Illouz m’a aidé à me faire des amis, m’a conseillé en affaires et nous nous entraidons souvent - son bon carac-tère et intelligence l’aident dans sa carrière très florissante en politique. De même, Tal Raviv est devenue médecin et a pris de son temps pour m’aider à obtenir des soins et à trouver des cliniques dont j’ignorais l’existence. Cyril Sab-bah m’a conseillé et Ariel Lallouz m’a aidé en m’apportant des choses de Montréal. Il y a un beau réseau d’entraide.

Quel est le conseil que vous donneriez à des Montréalais qui voudraient faire leur alya ?

S’informer au préalable des prix des appartements dans des quartiers abordables de Jérusalem, comme celui Talpyot, par exemple, et s’inscrire à l’internat ou étudier

à l’Oulpan Etzion que je recommande fortement, surtout aux célibataires. Pour le travail, les emplois dans le monde d’Internet ne sont pas seulement attrayants vu la demande sur le marché, mais ils offrent aussi un côté créatif qui per-met de s’épanouir. 

D’Israël comment voyez vous le judaïsme canadien ? Est-ce que votre perception a changé depuis votre alya ? 

C’est une communauté incroyablement sioniste et qui soutient Israël plus fortement qu’aucune autre commu-nauté au monde, si on regarde l’attitude moyenne, les dons etc. L’Oulpan Etzion se trouve dans un bâtiment appelé Beit Canada, Maison du Canada par exemple. La communauté a de quoi être fière.

Malheureusement, la communauté perd du terrain face à l’assimilation. Voyez le centre sportif juif qui est ou-vert depuis quelques années le jour du Chabbat. Voyez les étudiants universitaires juifs parmi lesquels certains votent contre Israël dans les forums universitaires. 

Et je pourrai citer d’autres exemples.

Il est certain que les institutions communautaires et les individus font un travail formidable pour enrayer le pro-blème ! Tous mes camarades de classe qui se sont mariés ont épousé des Juifs. C’est une énorme réussite et j’applau-dis le personnel des nos écoles et de nos centres commu-nautaires, ainsi que les parents qui se privent pour payer des frais scolaires élevés et tous ceux qui luttent jour et nuit contre ce danger de l’assimilation. Comme on dit en Hé-breu, « hem aussim nachat ruach leYotsram » autrement dit « D’ les regarde et ressent une fierté énorme ! » 

Cependant, il me semble que les efforts de survie com-munautaire fonctionneront de moins en moins à moyen terme face à l’assimilation. Car c’est «  une guerre per-dante », mais très graduelle même si la communauté rem-porte des victoires tels que ces camarades mariés à des juifs ou qui ont fait l’Alya. Je crois que ces victoires brouillent la vision de l’ensemble. 

La fin de la communauté canadienne comme les autres aux É.-U. ou en Europe au regard du taux croissant des ma-riages mixtes, n’est donc pas pour demain... mais il faut regarder la tendance. 

Il est possible que je me trompe. Les efforts individuels et collectifs aident beaucoup et les succès donnent chaud au cœur  ! Aussi, si je comptais parmi les dirigeants de la communauté canadienne, je ferais de l’encouragement de l’Alya ma plus grande priorité. Paradoxalement, je regrette que personne ne m’en ait parlé ni au primaire ni au secon-daire. Je ne blâme personne, mais il faut admettre que c’est un manque criant et tellement surprenant pour une com-munauté si sioniste ! �

Gabriel Goldenberg [email protected]

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38 Magazine LVS | Décembre 2015

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Rêve inachevéDr Maurice Chalom

Dr Maurice Chalom

Le vendredi dix-huit décembre, mille neuf cent cinquante-trois débarquesur les écrans parisiens Peter Pan, le quatorzième «  classique d’animation  »des studios Walt Disney. Pour l’occasion, tout ce que la ville lumière compte de cinéphiles américanophiles se précipite dans les salles de cinéma, à l’exception de Fortunée, ma mère, qui, au même moment et sans lien de cause à effet, me met au monde. À peine arrivé et vagissant, je lui occasionne la première d’une longue liste de déceptions. À cause de moi, mère ne peut s’ébahir à l’unisson des prouesses de l’intrépide enfant volant ; elle qui, sous le soleil de Fez, Maroc, de sa plus tendre enfance jusqu’à son départ pour la métropole, s’abreuvera à ces deux mamelles culturelles que furent la France et les États-Unis d’Amérique. Rien d’étonnant à cela. David, son père, avait fait carrière dans la légion étran-gère, avant d’ouvrir un magasin de charbon qui périclita dans le temps de le dire ; ce qui justifia son départ précipité du royaume chérifien avec sa smala, direction porte de St-Ouen, Paris, France. D’aussi loin que je me souvienne, Fortunée, bien que native du Maroc, s’est toujours considérée comme Française. Plutôt cassou-let que tajine, Piaf que El Maghribi et plutôt Jules Ferry que Talmud Torah ; son arrivée en France fut sa renaissance.

Claude, mon père était, lui, un vrai parigot, comme on disait il n’y pas si longtemps encore. Né de Sarah, native de Paris et d’Isaac, originaire d’Izmir, apatride et débarqué à Paris dans les années vingt, Claude fut l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Isaac, ramassé lors de la première rafle du Vel-d’hiv, celle réservée aux Juifs étrangers, fut déporté à Auschwitz d’où il partit en fumée, laissant à mon paternel, alors âgé de quatorze ans, le rôle de chargé de famille. Entre l’étoile jaune, les faux papiers et toutes les démerdes et combines pos-sibles et inimaginables pour prendre soin de Sarah, de son frère et de ses deuxsœurs ; disons que son éducation religieuse fut mise au rancart. Après la libéra-tion, il convola en justes noces avec mère, fraîchement arrivée de son Maroc na-tal, fonda foyer et famille. Chez les Chalom, nous étions Français de confession juive ; confession que nous confessions deux fois l’an : à l’occasion de Pâques, en écoutant Joe Amar réciter la sortie d’Égypte sur un Vinyle 33 tours et le jour de Kippour, que nous passions dans des vêtements neufs au Cirque d’hiver trans-formé pour l’occasion en lieu de prières — ça exhalait quand même le fauve — avant de couper le jeûne chez Sarah, qui nous attendait sur le pas de la porte avec un morceau de pain salé trempé dans l’huile. Tels étaient les contours de ma ju-déité, sans oublier deux ou trois castagnes, en réponse aux brocards antisémites de « sale Juif », « Youpin » et autres « bite coupée », ou le nullissime quoli-bet mille fois entendu, à propos de mon patronyme « Chalom chalefemme ». J’étais donc Français de confession juive, jusqu’au lundi cinq juin mille neuf cent soixante-sept.

J’ai le souvenir d’avoir eu peur qu’il arrive quelque chose de grave, d’irré-médiable, sans trop savoir quoi précisément, à ce pays que je ne connaissais pas, si ce n’est d’en avoir entendu parler grâce à « La terre retrouvée », un magazine auquel mère était abonnée. C’est aux cris de « Mort aux Juifs » et « Les Juifs à la mer » que nous avons appris, en allumant le poste de télévision que l’Égypte, la Jordanie et la Syrie pays limitrophes d’Israël étaient entrés en guerre contre cette jeune nation d’à peine vingt ans. Pour la toute première fois, j’ai vu mon père inquiet et taciturne, lui qui d’habitude était d’un tempérament rieur et fai-sait montre de gaité. Sans doute ces cris lui rappelaient-ils ce qu’il avait vécu

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des années auparavant. Il n’en a jamais parlé. Le samedi dix juin, son inquiétude laissa place à un sentiment de fierté et à un intense soulagement. La guerre des six jours venait de prendre fin. « La terre retrouvée » n’était pas rayée de la carte et aucun Juif ne fut jeté à la mer. Pour fêter cet évène-ment, mon père offrit à chacun de nous un médaillon avec notre nom de famille écrit en lettres hébraïques à l’inté-rieur d’un Magen David. Ce jour là, je n’étais plus un Fran-çais de confession juive. En recevant ce cadeau des mains de mon père, je suis devenu pleinement Juif. J’avais treize ans et demi.

Pour mon quatorzième anniversaire, mes parents m’envoyèrent passer les vacances d’hiver avec le DEJJ. Ce n’était pas un mouvement de jeunesse sioniste, mais un mouvement de jeunesse communautaire ; le pendant des scouts ou des maisons de jeunes de la mairie. Ce fut ma première expérience avec des jeunes de mon âge, tous Juifs. Drôle d’impression de se sentir étranger et de ne pas être à sa place face à des jeunes bien dans leur peau, parlant fort et jurant sur la Thora, à propos de tout et de rien, le Magen David bien en évidence. Ma retenue face à leur exubérance et leur absence de complexes en réponse à ma gêne. C’est durant ces deux semaines que, pour la première fois de ma vie, j’ai entendu parler de la destruction du Temple de Jérusalem, de l’exil de Babylone, du suicide collectif de Massada, de la révolte du ghetto de Varsovie, de Hannah Szenes, et de la création de l’État d’Israël. C’est là que j’ai appris la Hatikva, chant de paix et d’espérance devenu hymne national, que nous chantions le soir avant d’aller nous coucher. C’est au cours de ces vacances d’hiver que j’ai découvert mon iden-tité et me suis trouvé.

En porte-à-faux

Dès mon retour de vacances, je décide de participer aux activités du DEJJ. D’abord comme membre, puis à titre d’animateur. Durant mes années au lycée, j’ai passé plus de temps sur la Gestetner, à ronéotyper les programmes, col-ler des enveloppes et animer des groupes, que le nez dans mes bouquins. Pourtant, j’ai décroché mon bachot et me suis inscrit en année préparatoire à l’École des Mines ; mes parents caressant l’idée de voir leur fils aîné devenir ingé-nieur civil. C’était sans compter sur le six octobre mille neuf cent soixante-treize. Comme chaque année, nous étions au cirque d’hiver, qui exhalait toujours le fauve, pour les prières de Kippour. Durant l’office, un murmure se répand parmi les fidèles, avant de devenir rumeur, puis brouhaha. Je ne reconnais là aucun des chants liturgiques. Et pour cause. Loin d’être une prière, c’est une très mauvaise nou-

velle qui circule dans les gradins. Israël vient d’être attaqué. Israël est de nouveau en danger. Autant dire que l’office s’est rapidement transformé en cirque. Les hommes, sor-tis dans la rue, foncent dans les bistros attenants en quête de nouvelles. Jamais les cafetiers n’ont vu autant de Talithdans leurs estaminets. Jamais prière de Ne’ila ne fut récitée avec tant de ferveur.

La guerre de Kippour éclate et la peur viscérale d’as-sister à la disparition d’Israël de la carte m’habite à nou-veau. Mon père replonge dans un état taciturne et d’inquié-tude. Pire encore. Il est atone, limite catatonique, comme nous tous à dire vrai. Il faut dire que les premiers jours de la guerre sont dantesques, voire apocalyptiques. Cette fois-ci, Israël se bat contre l’Égypte, la Syrie, le Maroc, l’Algé-rie, la Lybie, les avions de chasse pakistanais et accuse les contrecoups du soutien logistique de l’Union soviétique et du chantage au pétrole des pays du Golf. On est loin, très loin de l’euphorie de l’après juin soixante-sept. Fierté et confiance s’estompent devant la réelle et tangible possibi-lité qu’Israël disparaisse. D’autant que la rue, voulant effa-cer la défaite de la guerre des six jours, en appelle à la re-vanche arabe. Les cris « Mort aux Juifs » et « Les Juifs à la mer » cèdent place à ceux de « Mort à Israël » et de « OLP vaincra ». Il faut dire qu’à la différence des manifestations de juin soixante-sept, plutôt favorables à Israël, celles-ci sont profondément antisionistes et le port du Ke�eh ne laisse planer aucun doute quant aux allégeances de ceux qui, nombreux, défilent derrière ces drapeaux aux couleurs noir, blanc, vert et rouge. Une première dans les rues de Paris. Je sens bien, sans pouvoir le nommer, que quelque chose d’important est en train d’advenir. Une certitude, cepen-dant. Exprimer ma solidarité envers Israël, en manifestant dans les rues, quoi que nécessaire, m’apparait insuffisant, pour ne pas dire dérisoire. Ce petit pays, vivant au bord du gouffre depuis sa naissance, a besoin d’autre chose. Moi aussi.

En pleine guerre, un groupe du DEJJ fait Aliyah. Je suis censé en faire partie, mais compte tenu de mon année de prépa, je reste à Paris. J’y vais aux vacances d’hiver et dé-couvre un pays au ralenti avec peu d’hommes dans les rues et le reste de ses citoyens, l’oreille collée au transistor. Après quelques jours, je réalise que je suis en porte-à-faux, mal à l’aise d’être là en touriste. C’est clair, ma place est ici. En rentrant, je l’annonce à mes parents qui n’y croient guère, trop habitués à mes décisions intempestives. Je me traîne le reste de l’année et laisse tomber mes cours. Le vendredi neuf août mille neuf cent soixante-quatorze, le jour où Richard Nixon démissionne de la présidence des

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États-Unis d’Amérique, mais sans lien de causalité, je pars en Israël avec cette fois-ci un aller simple. Une fois de plus, mes parents sont déçus. La guerre de Kippour aura cham-boulé le cours de ma vie.

Shmuel Hanavi, un quartier de Jérusalem. Un quartier séfarade, marocain, plus exactement ; celui du «  second Israël  », comme d’autres dans cette Jérusalem d’or, de bronze et de lumière. Un quartier sensible, oublié des pou-voirs publics, livré à lui-même et à ses habitants pour la plupart déscolarisés, quand ils ne sont pas carrément anal-phabètes. Un quartier avec ses immeubles délabrés, ses tra-fics en tous genres, sa prostitution, ses toxicos et ses jeunes qui tiennent les murs. C’est ici que j’habite, avec une ving-taine de copains du DEJJ, dans une résidence d’étudiants. Résidence, c’est vite dit. Plutôt un HLM pour étudiants étrangers. Mais bon, le confort n’est pas notre priorité. La notre, c’est l’organisation communautaire, au croisement de l’action éducative, sociale et politique. Rien de moins, me direz vous. Mais pourquoi se retreindre quand le rêve est possible ? Et puis, à nous vingt, nous réunissons les conditions gagnantes. Nous sommes Séfarades, originaires d’Afrique du Nord, nous étudions soit en psychologie, en éducation spécialisée ou en travail social, nous avons temps et énergie, et l’enthousiasme de nos vingt ans. Pour ma part, je laisse tomber le génie civil et opte pour la psychoé-ducation, préférant l’humain au béton. Une fois de plus, je déçois mes parents.

Dès les premiers contacts avec les résidents du quar-tier, nous comprenons rapidement que nous frappons un mur. Avec notre hébreu de niveau jardin d’enfants, notre « Séfaradité » pour seul sésame et, déjà sous l’influence du syndrome de Jérusalem, la conviction qu’on allait changer le monde ; nous avons tout de baltringues. Normal qu’on se fasse jeter. À leurs yeux, loin d’être des Séfarades, nous ne sommes qu’une bande de Français choyés, nourris, logés et entretenus au frais de l’état, à même leurs impôts. Étonnant comment une minorité est différemment cataloguée d’une société à l’autre. Juifs en France, Français en Israël. Dans la mouise et la mouscaille depuis trop longtemps, ce n’est certainement pas une bande de branquignols qui allaient régler leurs problèmes. Et puis, de quoi nous mêlons–nous ? Après une déprime collective et une autocritique d’obé-dience maoïste, nous mettons notre fierté au clou et repre-nons le collier ; à commencer par l’apprentissage intensif de l’hébreu. Après six mois, nous obtenons notre Ptor bé Ivrit ; la certification qui nous permet de poursuivre nos études dans la langue d’Éliezer Ben-Yehouda. Champagne !

Et puis, chacun prend en main un aspect du projet, selon ses intérêts et compétences. Aux deux Michel, les plus talentueux d’entre nous, la décoration des Miklatim, transformés en ludothèques par les soins de Nicole, Lydie et Lyliane qui ont su convaincre un kibboutz de nous donner des jeux éducatifs. À Olivia et Mikhaël, d’aller secouer les services municipaux, pour le ravalement des immeubles et des cages d’escaliers, réparer l’éclairage des allées et rever-dir les pelouses encore existantes. À moi, la responsabilité de monter un foyer pour les ados ; à Erik, d’obtenir des sub-ventions auprès des pouvoirs publics pour l’organisation de comités de citoyens ; à Giorgio, champion d’Israël du saut en hauteur, l’organisation des sports ; à Wallik, Yves et Roselyne, les spectacles musicaux et à nous tous, de don-ner quinze heures semaine de notre temps pour l’aide aux devoirs, l’animation des ludothèques et celle du foyer. Au fil des mois, notre action fait tache d’huile. Mouskhara et les Katamonim, autres quartiers jérusalémites du « second Israël », s’inspirent de ce que nous faisons. Les médias en parlent et, élections obligent, des députés s’intéressent également à notre action. Jusqu’à l’Université Hébraïque de Jérusalem qui finance nos activités, aux mêmes conditions que ses autres projets. La « question séfarade » ressort des boules à mites. Pas si mal pour une bande d’immigrés Ju-déo-Franco-Séfarades d’Afrique du Nord.

Nous avons roulé comme ça durant quatre ans, le temps des études. Car en plus du quartier, il y avait la fac. Impos-sible de couler une année, au risque de perdre notre bourse d’études. Scénario inenvisageable. Ce serait mentir de dire que nous sommes sortis Majors de notre promotion. Nous avons poursuivi nos études, sans qu’elles nous dépassent, et obtenu notre Toar Rishon de notre Alma mater. Cham-pagne ! Après l’université et Shmuel Hanavi, Tel-Hasho-mer et l’appel sous les drapeaux. En six mois, je suis condi-tionné, formaté et apte au combat. Je témoigne: Tsahal est d’une redoutable efficacité. Soldat confirmé, je pars pour le Néguev, y acquérir un savoir-faire indispensable à mon bien-être quotidien: correcteur de tirs en balistique. C’est ça ou canonnier. J’opte pour la balistique. Le huit décembre mille neuf cent soixante dix-huit, le jour du décès de Golda Meir, mais sans aucun rapport, je suis libéré de mes obliga-tions militaires. Le vingt-huit décembre de la même année, jour du mariage de ma sœur Patricia, encore là, sans lien de causalité, je m’envole pour Montréal avec, en poche, un contrat de deux ans pour diriger le département jeunesse au centre communautaire juif. Cette fois, les parents me font franchement la gueule.

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En touriste

Les chocs thermique et culturel ont été mes premiers souvenirs en sol québécois. Je ne vous bassinerai pas avec l’hiver qui n’en finit pas de s’éterniser ; vous vivez ça comme moi. Pas plus qu’avec ces expressions insolites telles que booster son char, breuvages alcooliques et autres chiens chauds ; vous connaissez ça aussi, vous qui souriez. Non, mon effa-rement fut de découvrir une communauté juive qui me défi-nissait en creux, par la négative en quelque sorte. N’étant ni Ashkénaze, ni anglophone, j’étais ipso facto Séfarade et donc Marocain. Avec ce je-ne-sais-quoi de dédaigneux, voire d’infériorisant dans cette façon de m’étiqueter qui n’était pas sans rappeler cette condescendance de l’Esta-blishment ashkénaze envers les orientaux en Israël. Sim-pliste, limite ridicule, comme identité prescrite, imposée, mais on n’échappe pas à la classification, la hiérarchisation et la catégorisation. Ça m’a fait penser à « petites boites », une chanson de Greame Allwrigt. C’est si rassurant de pou-voir caser les gens. Mais bon, j’étais habitué aux simplifica-tions, approximations et autres quiproquos. Juif en France et Français en Israël ; pourquoi pas Marocain à Montréal, si ça peut rassurer… Et puis, étant de passage, j’avais autre chose à faire que de m’expliquer sur mon identité. Acqué-rir de l’expérience et rentrer à Jérusalem faire mon Master. C’était ça, l’idée.

Oui, c’était ça l’idée, le projet. Sauf que ça ne s’est pas passé comme prévu. Ça commence de façon anodine, mine de rien. Un collègue de fac me parle des frais de sco-larité peu élevés, de l’excellence et de la bonne réputa-tion des universités montréalaises, ainsi que des ententes avec leurs homologues israéliennes. Je me dis « pourquoi pas ». Je dépose une demande d’admission et suis accep-té. Aussi simple que ça. Et puis, c’est tout bénef. Avec en poche, un diplôme de deuxième cycle et une expérience nord américaine, la réinsertion au Pays n’en sera que plus aisée. Je retarde donc de deux ans le projet du retour. C’est rien, deux ans. Une fois dans l’engrenage, je me suis pris

au jeu. Pourquoi s’arrêter à la maitrise ? Avec un doctorat, ce sera mieux encore. J’en reprends donc pour cinq autres années, le temps d’obtenir l’ultime sésame  : le titre de Philosophiae Doctor. Après dix ans de ce régime ; ce qui n’étaitque stratégie est devenu état. Il est vrai que c’est ici que j’ai fondé famille, ici que je fais carrière, enseigne, m’implique et participe, comme dit la publicité. Mais sans affect, avecdétachement et dérision. Le rire à ma bouche. Je vis mon quotidien en touriste, tourné vers Sion. La vie est une drôle de coquine. Ce que j’ai rêvé réaliser au Pays, c’est ici que je l’ai accompli. Certains appellent cela la double allégeance. Pas moi, ne me sentant nullement obligé à aucune fidélité, ni obéissance envers une quelconque autorité. Je ne suis le vassal de personne, ni soumis à quiconque et ne dois allé-geance à aucune tête couronnée, quelle soit chérifienne ou ibérique.

À l’allégeance, je préfère l’ambiguïté, en ce qu’elle a de difficile à appréhender et pour ce qu’elle est : la mère de la liberté. Je choisis l’ambiguïté, elle qui ouvre sur l’inachevé et tous les possibles. Difficile, en effet, de comprendre cet attachement viscéral, cette identification quasi charnelle avec cette « terre retrouvée », alors que je n’y ai vécu que peu d’années, bien moins qu’en France, pays de ma nais-sance et bien moins encore qu’en ce pays d’accueil. Je ne sais l’expliquer, mais ne peux concevoir de ne pas y pour-suivre ma vie. À un jet de pierre de la retraite, l’inachevé devient possible. Naomi Shemer, auteur–compositeur-in-terprète israélienne a écrit un chant poignant : Al kol ele. Ce chant, sous la forme d’une supplication, d’une prière adres-sée à Dieu, exhorte à la protection de tout ce qui est simple et beau dans la vie, et pour toujours revenir chez soi, sur cette terre « … Al hadvash ve’al ha’okets al hamar vehamatok shmor nah Eli hatov al tishkakh et hatikva. Hashiveni vé-ashou-va el ha’arets hatova ». Oui, le rêve inachevé est possible. �

Maurice Chalom, Ph.D

(https://www.youtube.com/watch?v=EwoE9KdK8YM)

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Dans votre ouvrage, à partir de recherches et d’entretiens1, vous expliquez le processus d’ashkénisation des séfarades notam-ment des Juifs du Maroc qui ont rejoint le monde ultra-orthodoxe (haredi) avant et après la Shoah. Pouvez-vous nous rappeler en quelques lignes comment tout ça s’est passé ?

D’après mes recherches historiques, le processus a commencé au début du 20e siècle, au moment de l’affron-tement entre les différents courants composant le peuple juif. Ces courants ne partageaient pas la même vision quant au devenir du peuple juif à la veille de la nouvelle ère. D’un côté, il y avait les nouveaux courants comme la Hashkala – courant des lumières, ayant recherché la voie de l’émanci-pation à travers la modernisation du peuple juif et le mou-vement national du peuple juif, c’est-à-dire le sionisme. Et de l’autre, face à eux, le courant orthodoxe et ultra-ortho-doxe (non sioniste ndr) qui souhaitait conserver la vie juive telle quelle, jusqu’à l’arrivée du Messie pour sauver le destin du peuple juif.

Le processus d’ashkénisation des Séfarades s’est ef-fectué alors en trois étapes.

Au cours de la première étape, les ultra-orthodoxes se sont mobilisés au niveau politique et organisationnel afin de stopper ce qu’ils considéraient comme un phénomène « d’érosion », en organisant leur première Convention en 1912 à Katowice, en Pologne, et en créant leur parti Agoudat Israël. Ils mirent à l’ordre du jour, entre autres, le devenir des Juifs en Afrique du Nord. Selon eux, ces derniers étaient entre «  les griffes  » de l’Alliance israélite universelle (A.I.U), causant par conséquent leur perte.

L’A.I.U implantée au Maroc depuis 1862, c’est-à-dire plus de 50 ans avant la Convention de Katowice, avait adapté le judaïsme à la culture française et au protectorat français en 1912, permettant ainsi une vie moderne dans ce pays.

Les ultra-orthodoxes, ralliant à leur cause des rabbins, avaient décidé d’agir sur le terrain au Maroc en envoyant

Comment les Sefarades sont devenus Ashkénazes et le restent au sein du courant

ultra-orthodoxe en IsraëlEntretien avec Dr Yaacov Loupo par Dr Sonia Sarah Lipsyc

Yaacov Loupo, est sociologue et historien, il travaille actuellement en tant que directeur du département francophone de la Fondation de Jérusalem. En 2006, il a écrit un ouvrage remarqué : Métamorphose ultra-orthodoxe chez les Juifs du Maroc. Comment des séfarades sont devenus ashkénazes, préfacé d’ailleurs par Shmuel Trigano, Ed. de l’Harmattan, Paris. Nous l’interrogeons ci-dessous sur son livre ainsi que sur l’actualisation de son sujet de recherche.

1 Pour ses travaux de recherche, Dr Yaakov Loupo a consulté les archives en Israël, les archives du Comité de sauvetage des rabbins américains à New York, les archives du Joint ainsi que les archives nationales de Paris. Il a réalisé un bon nombre d’entretiens auprès des personnes affiliées au milieu orthodoxe.

Dr Yaacov Loupo

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leur émissaire d’origine lituanienne, le rab-bin Zeev Halperin. Ce dernier créa un réseau scolaire Em Habanim, modifiant les méthodes traditionnelles d’en-seignement locales, et déclarant une guerre de culture à l’encontre de l’A.I.U. (…). Il a été expulsé par les autorités françaises, après 10 an-nées passées au Maroc. Cette manœuvre de la part de l’Agoudat Israël mondiale fut l’une des premières de ce parti ultra-orthodoxe au sein des Juifs du Maroc.

Dans une seconde étape, après la Shoah, le monde de la Torah avait été totalement anéanti ainsi que les com-munautés juives d’Europe et il a fallu y reconstruire la vie juive. Les yéchivot (écoles talmudiques) ont été remises sur pied, grâce au soutien du Comité de sauvetage des rabbins d’Amérique, branche exécutive de l’Agoudat Israël. Ce comi-té a pris les meilleurs élèves d’Afrique du Nord et tout par-ticulièrement du Maroc, façonnant leur personnalité selon leur vision (hachkafa), pour remplir leurs yéchivot.

La création de l’État d’Israël a eu pour conséquence l’émigration massive des Juifs d’Afrique du Nord essen-tiellement du Maroc. Dans une troisième étape, la Agoudat Israël, qui bénéficiait d’un réseau éducatif indépendant, a recruté des élèves séfarades dans les villes israéliennes en voie de développement et dans les villes de la périphérie, pour les éduquer selon leur vision et leur idéologie.

Comment s’est exprimée cette ashkénisation des séfarades ? Abandon des coutumes séfarades ? Du rite de prière ? Méthode d’étude différente ? Changement vestimentaire ? Rapport différent à la loi juive (halakha) ? Idéologie différente au sujet du rapport à l’État d’Israël ou d’autres thématiques ?

Il est impossible de décrire ce changement de façon précise, car il existe différentes sensibilités du harédisme (ultra-orthodoxisation) séfarade.

La «  transformation ashkénaze  » s’exprime dans le vaste domaine de la vie : tenue vestimentaire, rites et chants liturgiques, pratiques rigoureuses de la loi juive. Il s’agit d’un état psychologique où les individus et groupes nient leur propre identité pour en adopter une autre, la croyante avantageuse et supérieure à la leur.

J’ai consulté les courriers des élèves marocains ayant étudié dans les yéchivot lituaniennes en Europe après la Shoah. Ils étaient persuadés que la Torah avait été donnée

aux ashkénazes et que l’enseignement était par conséquent d’un niveau supérieur à celui des séfarades, abandonnant ainsi leur vision pour celle enseignée dans ces yéchivot.

Les séfarades à travers le monde, ont laissé aux mains des ashkénazes, le monde des yéchivot : contenu, méthodes d’enseignement, etc., selon la vision fondée en Europe orientale, avant la Shoah. À partir de ce moment-là, ils se sont retournés contre la modernité et le sionisme. Il faut savoir que bon nombre d’entre eux dans ces milieux n’ac-ceptent pas l’idée que l’État d’Israël, soit un État juif et dé-mocratique.

Comment s’est poursuivi et se poursuit ce processus en Israël ? Considérez-vous que la création en 1984 du parti orthodoxe sé-farade Shass, fondé par le rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) est une alternative à cette ashkénisation des séfarades ?

Il faut tout d’abord rectifier une erreur historique. Le parti Shass a été fondé par le rabbin Eleazar Shakh (1899-2001), chef de file de l’ultra-orthodoxie (non hassidique ndr) et non par le rabbin Ovadia Yossef. En effet, le rabbin Shakh a initié la création de deux partis, un parti de mou-vance lituanienne (parti ashkénaze ultra-orthodoxe non hassidique ndr) et le parti séfarade Shass en 1984 et ce der-nier pour plusieurs raisons.

En premier lieu, il a voulu élargir son influence reli-gieuse et politique, à partir de réseaux sociaux externes à la communauté orthodoxe. Il visait ainsi des milliers de Juifs séfarades traditionnels croyant en Dieu et respectant les lois juives, les maîtres et rabbins et menant une vie fami-liale juive et moderne à la fois.

Deuxièmement, il a fondé le parti lituanien – Deguel HaTorah (le drapeau de la Torah) pour se venger de la Agou-dat Israël, dans lequel il comptait des adversaires et le parti Shass pour attirer l’électorat séfarade.

Enfin, son objectif était de se « délester » des élèves d’origine séfarade, étudiant également en grand nombre dans les yéchivot ashkénazes.

Le rabbin Ovadia Yossef a été appelé en tant que leader spirituel pour le parti Shass tout en obéissant au grand rab-bin Shakh.

Le parti Shass a pris de l’ampleur grâce à l’adhésion de nombreux Juifs d’origine séfarade et a connu un succès sans précédent au parlement et au sein du gouvernement israélien. Il a alors mené une guerre d’indépendance contre le rabbin Shak jusqu’à sa disparition de la vie publique en 1996.

Le parti Shass s’est associé à un moment donné, au gouvernement de gauche d’Itshak Rabin à la veille des accords d’Oslo (dans les années 1990 ndr). En échange, il a obtenu un réseau scolaire indépendant – Maayan Ha-Hinoukh HaTorani (service éducation jusqu’à l’âge de 13 ans)

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reconnu et financé entièrement par le gouvernement. Tou-tefois, le parti Shass n’a toujours pas réussi à se séparer de l’influence ashkénaze puisque le monde des yéchivot, dès l’âge de 13 ans jusqu’à l’âge de 19 ans, est toujours dirigé par la mouvance lituanienne.

Diriez-vous qu’il existe toujours une discrimination à l’encontre des séfarades dans le monde ultra-orthodoxe ? Quotas de séfa-rades dans des yeshivot de prestige ? On se souvient aussi de cette affaire malheureuse en 2010, dans l’implantation d’Emmanuel où d’une école ultra-orthodoxe refusait même que des jeunes filles ashkénazes jouent avec des jeunes filles séfarades. Est-ce que le Shass avait alors protesté ?

Il existe toujours dans ce monde ultra-orthodoxe une discrimination entre les séfarades et les ashkénazes et ce, depuis leur première rencontre. Un quota est toujours en vigueur pour intégrer des élèves d’origine séfarade dans les yéchivot ashkénazes. Il faut savoir qu’une yéchiva avec peu d’élèves séfarades, est considérée comme une yéchiva pres-tigieuse; les séfarades eux-mêmes, ne désirant pas étudier dans leurs propres structures.

Les mariages mixtes (séfarades/ashkénazes ndr) ne sont pas tolérés, exception faite si la personne d’origine ashkénaze a une tare. Il en est de même pour les établis-sements scolaires. On peut, en effet, citer l’exemple de l’école Emmanuel en 2007, affaire portée à la connaissance des médias, où les élèves d’origine séfarade et ashkénaze étaient séparés par un mur. Les heures de récréation étaient aménagées de telle sorte que les élèves ne pouvaient pas se fréquenter et le code vestimentaire était spécifique pour chaque groupe afin de les différencier. Cette affaire a pro-voqué des manifestations de la part des ultra-orthodoxes, ne tolérant pas l’intervention de la Cour Suprême à ce sujet qui avait condamné ces discriminations.

De nombreux faits identiques se produisent chaque jour et ne sont pas relatés dans les médias, à tel point que des familles séfarades changent leurs noms de famille pour un nom ashkénaze, en vue d’intégrer des établissements à caractère ashkénaze.

Le parti Shass ne lutte pas contre cette discrimination, ses adhérents souhaitant également, généralement que leur progéniture intègre des structures ashkénazes.

Pensez-vous que ce phénomène de discrimination se retrouve dans les autres sensibilités du monde orthodoxe comme par exemple les orthodoxes sionistes ?

Catégoriquement oui. J’ai réalisé plusieurs entretiens auprès de personnes ayant étudié dans les établissements du parti national religieux (PNR ou mafdal aujourd’hui connu sous le nom de « Maison Juive », ndr), les vingt pre-mières années suivant la création de l’État d’Israël. La dis-crimination envers les personnes d’origine séfarade a tou-jours existé et existe aujourd’hui de façon moins prononcée, même si certaines préfèrent le cacher.

J’appelle d’ailleurs les chercheurs à étudier ce phéno-mène dans ce milieu.

Dans certaines villes d’Israël, il existe une prédomi-nance ashkénaze même si celle-ci n’est pas aussi élevée que chez les harédim (ultra-orthodoxes). Il s’agit de l’élite politique et spirituelle parmi ceux que l’on nomme les « ca-lottes tricotées  » (kipot srougot) c’est-à-dire les religieux sionistes comme, par exemple, au sein du mouvement de jeunesse Bné Akiva.

Mon sentiment est que malheureusement, le phéno-mène n’a toujours pas disparu et notamment au niveau des mariages.

Il faut toutefois constater que les mariages « mixtes », séfarades/ashkénazes sont en plus grand nombre parmi les laïcs que chez les personnes religieuses.

Il est vrai cependant qu’au sein des différents courants religieux, ces mariages sont plus fréquents chez les per-sonnes affiliées aux mouvances, PNR, ou Bné Akiva, « ca-lottes tricotées  » alors qu’ils sont quasiment inexistants chez les ultra-orthodoxes. �

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Être séfarade et quitter le monde ultra-orthodoxe

Dr Florence Heymann est anthropologue, chercheure au CNRS, en poste au Centre de recherche français à Jérusalem. Dans son dernier ouvrage qui vient de paraître, «  Les déserteurs de Dieu. Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto  », édition Grasset, 2015, elle s’est penchée sur un phénomène encore peu étudié  : ces jeunes femmes et jeunes hommes israéliens, parmi lesquels des séfarades, qui quittent le milieu ultra-orthodoxe dans lequel ils ont grandi. On appelle ces personnes, toutes origines confondues, les « sortants ».

Entretien avec Dr Florence Heymann par Dr Sonia Sarah Lipsyc

Dr. Florence Heymann

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Est-ce que nous avons des chiffres pour mesurer ce phénomène ?

Les ultra-orthodoxes ou haredim représentent au-jourd’hui presque 12  % de la population juive, soit envi-ron 1 000 000 de personnes (ils n’étaient que 7 % lorsque j’ai commencé le travail de terrain pour mon livre, il y a quelques années). Près de la moitié sont nés au 21e siècle. Leur rythme de croissance est le triple de celui de la société israélienne en général. Ils doublent ainsi leur nombre tous les 15 ans.

D’après des statistiques valables il y a deux ans, 1 300 ultra-orthodoxes quitteraient leur milieu chaque an-née. Il est logique de penser que deux années plus tard, ce nombre s’est élevé à 1 500 ou même 2 000. Sur ce nombre, moins de 20 % adhèrent à des associations d’aide aux « sor-tants ». Les 80 % restants se débrouillent, plus ou moins bien, pour s’intégrer sans aide dans la société israélienne générale.

Quels sont les difficultés principales auxquelles sont confrontés ces «  sortants  » pour la plupart des jeunes ?

Il n’est pas facile d’abandonner l’univers ultra-ortho-doxe. Cela demande la traversée de beaucoup d’épreuves et d’expériences douloureuses. Il faut changer de lieu, passer du religieux à la laïcité, souvent d’une langue à une autre et surtout rompre avec ses parents et sa fratrie. Dans un monde où la famille est le pilier central de la société, l’éloi-gnement des enfants de la voie tracée ne peut être vécu que comme un drame, un opprobre. Ceux qui décident mal-gré tout de poursuivre la démarche, les « sortants », font preuve d’un grand courage et d’une force de caractère peu commune, car la décision de rompre avec leur monde est presque toujours ponctuée de drames et de déchirures. De fait, les « sortants » ont pour eux l’impétuosité de la jeunesse, la majorité d’entre eux ont moins de trente ans. Presque tous également sortent seuls, car ils prennent, la plupart du temps, leur décision avant de se marier.

Quand un ultra-orthodoxe quitte son groupe religieux, sa situation est comparable au mieux à celle d’un migrant, souvent à celle d’un orphelin : il ne connaît aucun des codes de la société, il n’a pas d’habits « normaux », pas de cursus scolaire, et donc, pas de diplôme. Il n’a pas fait l’armée, qui reste la voie royale de l’intégration sociale en Israël. Last but not least, il a vécu une séparation complète des sexes de-puis l’âge le plus tendre. Mais, dans ce monde, on convole très tôt et, dès vingt, vingt-et-un ans, on peut avoir déjà un conjoint, une épouse, et pourquoi pas des enfants. Ce qui n’était déjà pas simple se complique encore, oh combien!

Quelles sont les associations ou aides dont ils peuvent bénéficier ? Vous-même d’ailleurs êtes volontaire dans l’une d’entre elles à Jérusalem, l’association Hillel ?

À la différence des dizaines d’institutions de retour à la religion en Israël, il n’existe que trois associations d’aide pour ceux qui sortent du monde religieux et Hillel est la pre-mière d’entre elles, fondée en 1991 par Tami et Miki Cohen, de l’organisation Tehila, mouvement laïc israélien pour le judaïsme humaniste. Shai Horovitz, le troisième fondateur a fait, ironie de l’histoire, un retour à la religion et a même créé une association antagonique, Manof. Celle-ci est un centre de connaissance du judaïsme, qui tente de combattre la présentation négative du monde ultra-orthodoxe dans les médias. Hillel est l’acronyme de Ha-agouda le-iotzim le-sheela, « l’association de ceux qui sortent vers la ques-tion  ». Son directeur général dit ne pas trop aimer l’ex-pression « sortie vers la question » (ietzia le-sheela) et lui préférer celle de « retour à la question » (hazara bi-sheela), sans doute parce qu’elle est la locution miroir de « retour à la réponse » (hazara bi-teshouva), c’est-à-dire le retour vers la religion, et que cela reflète mieux les liens nom-breux entre les deux phénomènes. Mais pour l’acronyme, le premier terme sonne mieux, car Hillel, c’est aussi le nom d’un des plus célèbres rabbins des débuts du 1er siècle de l’ère chrétienne, qui, avec Shammaï, a formé la dernière des « paires » ayant eu pour fonction de préserver la tra-dition juive. N’était-ce pas un peu paradoxal d’avoir ainsi nommé un organisme chargé d’aider précisément ceux qui ont décidé de rompre plus ou moins radicalement avec cette même tradition ?

La deuxième institution d’aide aux sortants est l’asso-ciation Dror. En 2012, un sortant, Moshe Shenfeld, a fondé sa propre organisation, « Sortants pour le changement » (iotzim le shinoui), en commençant comme groupe Facebook. Enfin, en 2014, Meir Naor a fondé l’association Ouvaharta.

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Au cours de votre enquête et de vos entretiens, vous avez rencontré également des jeunes séfarades ultra-orthodoxes qui quittaient leur milieu y compris les structures parrainées par le parti orthodoxe et séfarade Shass. Avez-vous relevé des différences entre eux et les autres dans leur rapport à la famille, à l’intégration dans le monde environnant, etc. ?

Les ultra-orthodoxes séfarades représentent un phé-nomène relativement récent, qui a pris toute son ampleur, depuis trente ans, avec la création et l’extraordinaire déve-loppement du parti Shass. Dans les premières décennies de l’État, les ultra-orthodoxes orientaux ne possédaient pas d’institutions religieuses propres. Pour maintenir un carac-tère ultra-orthodoxe ou haredi chez ceux qui avaient choisi cette voie, ils s’étaient donc transformés en Ashkénazes, notamment en envoyant leurs enfants dans l’enseignement « lituanien » (sensibilité ultra-orthodoxe non hassidique ndr). Dans les années 1980, avec le développement d’une direction spirituelle charismatique – celle du rabbin Ovadia Yosef (1920-2013) – et d’un leadership politique influent, ils ont parfait leur indépendance avec la création d’un système d’enseignement faisant contrepoids avec ceux des commu-nautés ashkénazes : « La source de l’éducation toranique » (Maayan hahinoukh hatorani). Cependant, jusqu’à ce jour, les haredim orientaux restent dispersés entre yeshivot (écoles académiques) lituaniennes et yeshivot séfarades.

À la différence de l’insularité et du séparatisme ashkénazes, la tradition orientale est celle d’une société plus ouverte, qui accepte de rassembler également des segments moins orthodoxes de la communauté. La parentèle joue également un rôle central et les ultra-orthodoxes ne se coupent généralement pas de la famille élargie, qui, la plupart du temps, n’est pas ultra-orthodoxe (haredit), mais traditionaliste (masoratit) ou laïque.

Les différences importantes entre Ashkénazes et Sé-farades, y compris dans le phénomène des sortants, sont vraisemblablement liées à l’héritage historique des pays

musulmans et chrétiens et à leur relation au monde envi-ronnant. Le mouvement de sécularisation des Juifs orien-taux n’a été ni violent ni véritablement antireligieux. Même si un éloignement de l’orthopraxie ou de la pratique reli-gieuse stricte a pu se produire, les traditions religieuses et rabbiniques ont continué à être respectées. Cette orthodo-xie « douce » n’a donc exigé ni enfermement ni construc-tion de hautes murailles.

Lors de la sortie, là où les Ashkénazes sont générale-ment confrontés à des ruptures brutales, les Séfarades ont tendance à exercer une force mesurée, de manière à éviter un clash avec la famille. Cette dernière, par ailleurs, souvent plus modérée que chez les Ashkénazes, sera beaucoup plus encline à réagir avec tolérance et à accepter les apostats. Moshe Shoked et Shlomo Deshen, chercheur et journaliste,expliquent cela par le fait que, chez les Séfarades, la famille possède un statut central et positif, même plus que la loi juive elle-même. Si, malgré tout, coupure il y a, elle sera temporaire, puis des relations seront reprises par étapes, commençant quelquefois avec la fratrie pour se poursuivre avec les parents.

Une autre question que l’on peut poser est celle de la différence entre judaïsme ultra-orthodoxe ashkénaze et séfarade concernant la délégitimisation ou non de l’acquis de la culture générale. Là où les premiers voient un risque de brouillage des frontières, les seconds restent attentifs aux besoins de l’individu et ne veulent pas de hiatus entre la confiance de celui-ci envers la communauté et la confiance en soi.

Lorsque les jeunes ultra-orthodoxes quittent leur milieu, abandonnent-t-ils pour autant tout lien avec la religion ? Est-ce que là aussi vous avez vu des différences entre Séfarades et Ashkénazes ?

Les sortants séfarades seront plus enclins que les Ashkénazes à garder des liens avec la tradition et un nombre non négligeable rejoindront le milieu traditionnaliste dont, trois générations en amont, leur famille avait été issue. �

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L’aventure des « maisons chaleureuses »,

Beit Ham, depuis quarante ans en France et en Israël

de 1976-2016

Henri Cohen-Solal est psychanalyste, médiateur et enseignant. En 1980 il cofonde en Israël, et préside, jusqu’à aujourd’hui « Beit Ham », la « maison chaleureuse », spécialisée dans l’accompa-gnement des adolescents en difficulté dans des quartiers défa-vorisés, où se mettent en pratique les principes de la médiation sociale et de la psychothérapie institutionnelle. Il est l’auteur avec Dominique Rividi du livre « Les maisons chaleureuses », Éditions IES Genève Mai 2015.

Il nous livre ci-dessous le parcours de ces «  maisons chaleu-reuses  » — dont nous publions des extraits — en particulier en Israël au sein des quartiers à prédominance sépharade.

Henri Cohen-Solal

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

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Quels sont les principes pédagogiques d’une « Maison chaleureuse » ?

Comment accompagner le jeune dans ses projets de vie, l’aider à accueillir en lui le désir d’un devenir face au sentiment qu’il développe souvent : la crainte du futur et des échecs qui le persécutent. « Je suis nul, je n’y arrive-rai pas, je ne sais pas où je vais, no future », ponctuent ses angoisses dont nous devons le soulager.

À cette intention, nous avons rédigé quelques prin-cipes fondamentaux :

Ne pas laisser un jeune à l’abandon dans la rue.

Lui o�rir un lieu d’accueil sur son quartier, en particulier dans les cités les plus défavorisées.

Permettre à ce jeune de reconstruire sa vie sociale dans une maison qui constitue une communauté de jeunes, alternative à la bande de la rue fondée sur les rapports de force et la violence.

Proposer dans cette maison des activités sportives et cultu-relles en lien avec son désir de progresser, de créer, de s’a�rmer, que l’âge adolescent réveille et sollicite.

Mettre à sa disposition une équipe psycho-éducative de quatre éducateurs formés à la médiation sociale et culturelle pour l’aider à élaborer son lien social et sa prise de con�ance en lui-même et dans les autres.

Voici résumé en quelques mots le credo du disposi-tif d’accueil des adolescents dans nos «  maisons chaleu-reuses ».

En 40 ans nous avons ouvert une cinquantaine de mai-sons de Paris à Jérusalem, accueilli quelques milliers de jeunes en difficultés et formé quelques centaines d’éduca-teurs et d’animateurs à nos méthodes de travail de la mé-diation psycho-sociale et interculturelle.

Dans certaines de ces maisons, nous avons développé une approche inspirée de la psychothérapie institution-nelle, fondée sur l’analyse institutionnelle, la cogestion participative et l’écoute du sujet inconscient (…)

Naissance des « maisons chaleureuses » en France

L’histoire de ces 40 ans prend racine dans la banlieue parisienne, à Garges-les-Gonesse, au sein de l’association de l’OPEJ. Cette association est née après la seconde guerre mondiale pour accueillir les enfants orphelins sortis des camps ou encore ceux dont les parents étaient morts dans les camps. (…). L’association a rempli sa mission, celle d’offrir à ces enfants une nouvelle famille affective dans des maisons d’enfants construites pour les aider à grandir et à reprendre confiance dans la vie.

En 1960, l’OPEJ se consacre désormais à de nouvelles taches de protection de l’enfance : l’accueil des Juifs ori-ginaires du Maghreb, qui ont quitté leur pays d’origine, ce dernier étant devenu insécurisant pour eux après le retrait

de la France de ces territoires, ou à cause des réactions hos-tiles de la part de certaines populations musulmanes après la création de l’État d’Israël.

En 1976, la première « maison chaleureuse » voit le jour en France dans le terreau des difficultés sociales chez les adolescents originaires de l’immigration des Juifs d’Afrique du Nord. Dominique Rividi et moi-même engageons alors avec l’association de l’OPEJ un lieu d’accueil pour ces jeunes en errance.

Une étude de Claude Sitbon sur les Juifs d’Afrique du Nord immigrés en France nous sert de point d’appui. Un autre livre paru en 1971 de Doris Bensimon Donath sur l’intégration des Juifs nord-africains en France nous fournit aussi un riche matériel sociolo-gique 1.

Mais c’est surtout un rapport des assistantes sociales de la région d’Île-de-France qui met en évidence leur diffi-culté de rentrer en contact avec ces familles et leurs jeunes.

Elles décrivent le comportement de ces familles dont elles ressentent le malaise, et l’aide sociale qu’elles cherchent à leur apporter qui est souvent mal perçue.

Le shabbat, elles sentent qu’elles dérangent les fa-milles quand elles leur rendent visite, pourtant elles ont repéré que ce jour de la semaine rassemble toute la famille.

Elles proposent des colonies de vacances aux enfants que les parents refusent parce qu’elles réunissent garçons et filles, les paniers repas qu’elles offrent ne sont pas ca-chers et ne sont pas consommés.

Elles font alors appel aux institutions juives pour que des travailleurs sociaux instruits des coutumes juives puissent intervenir auprès de ces familles.

Le caractère chaleureux du lieu d’accueil que nous ou-vrons en direction des jeunes correspond profondément au climat social qui réside dans les familles juives immigrées d’Afrique du Nord. (…)

La révolte des Sépharades défavorisés en Israël

Le modèle du club qui nous servait à recevoir les jeunes en dérive dans la banlieue française, va trouver rapidement un écho au sein de la société israélienne.

En Israël, un mouvement de revendication sépharade gronde dans les faubourgs de la ville de Jérusalem en 1971, les Panthères Noires, qui s’identifient aux Black Panthers afro-américaines et revendiquent une reconnaissance .

«  Le mouvement débuta en  1971  à Mousrara, dans le voisinage de  Jérusalem, en réaction à la discrimination conduite par les autorités israéliennes contre les Juifs Mi-zrahi (d’Orient et d’Afrique du Nord ndr), et cela malgré le fait qu’ils fussent présents dès la création de l’État. Cette discrimination était perceptible au travers de l’attitude dif-férente de l’Establishment ashkénaze vis-à-vis des nouveaux

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1 Voir Claude Sitbon, « Les juifs de Sarcelles, intégration et identité », dans Dispersion et Unité, n°11, 1971, pages 82-96 et Doris Bensimon Donath, L’intégration des Juifs nord-africains en France. Éditions Mouton, Paris,1971.

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immigrants originaires d’Union soviétique. Les fondateurs du mouvement protestaient contre « l’ignorance des pro-blèmes sociaux profonds de la part de l’establishment », et se proposaient de lutter pour un futur différent.

Les services sociaux israéliens étaient profondément ébranlés par cette secousse identitaire et culturelle dans la société civile et politique.

Ils réagirent en essayant d’améliorer la qualité de vie des populations orientales issues des pays arabes et en ré-pondant, avec de nouveaux moyens, à leur colère et à leur désarroi.

La mairie de Jérusalem monta un département d’ac-tion sociale auprès de la jeunesse «  Kidoum Noar  » pour essayer d’apporter des solutions concrètes dans les quar-tiers où sont apparues les révoltes les plus soutenues.

En 1980, le Maire de Jérusalem, Teddy Kollek prend connaissance de notre intention de venir nous implan-ter en Israël, avec le projet des « maisons chaleureuses » que nous avions élaboré à travers notre rencontre avec les populations sépharades de Sarcelles et de Garges-les-Go-nesse immigrées d’Afrique du Nord.

Le maire pense que notre expérience en France peut être profitable en Israël et apporter dans le travail social un souffle nouveau une alternative aux méthodes classiques des professionnels anglo-saxons (…).

Il donne du crédit à trois éléments que nous véhiculons dans le projet de nos « maisons chaleureuses » :

- (…) l’attitude ouverte et tolérante des institutions sociales françaises et la dimension pluridisciplinaire lui paraissent un apport précieux pour la vie sociale dans Jéru-salem qui se décline avec la pluralité de ses communautés et de ses cultures .

- L’équipe des professionnels que nous constituons, médecin, psychologues cliniciens et éducateurs sociaux, tous originaires du bassin méditerranéen, représente à ses yeux des passerelles interculturelles entre l’Orient de nos origines et l’Occident où nous avons fait nos études.

- Enfin, nous sommes des citoyens « tout neufs, tout beaux » remplis d’idéal sioniste et sans engagement préa-lable dans des partis politiques israéliens.

Teddy Kollek avait une véritable admiration pour l’es-prit français et se plaisait à parler la langue de Voltaire.

L’ouverture de la première « maison chaleureuse » à Jérusalem

Nous avons donc ouvert notre premier club dans le quartier d’Ir Ganim au sud-ouest de Jérusalem. Les familles qui y vivaient étaient toutes originaires d’Irak, de Syrie, en majorité du Maroc, exceptionnellement de Roumanie ou de Georgie.

Les bonnes âmes du quartier évaluaient que les immi-grants « Français » que nous étions à leurs yeux, auraient du mal à tenir dans la cité, face à la violence qui régnait entre les bandes de rue et la main mise d’une certaine maf-fia sur les institutions.

Et, nous avons tenu.

Nous nous sommes multipliés à travers des dizaines de « maisons chaleureuses », en Israël, en France puis plus récemment en Afrique, dans l’Océan Indien.

Nous avons créé une « fondation des maisons chaleu-reuses -Jérusalem-Paris-Tananarive » sous l’auspice de la Fondation de France pour faire connaître et renforcer notre action sur tous les terrains où ces maisons font du sens.

Et pourtant, en arrivant en Israël avec notre bagage professionnel de France, nous n’avions aucune intention d’ouvrir plusieurs maisons.

Nous construisions un modèle d’action éducative et psycho-sociale auprès des jeunes. Celui qui désirait s’en inspirer pouvait venir faire un stage dans notre maison.

Nous nous référions à la psychanalyste Françoise Dolto avec laquelle j’ai eu le bonheur de travailler. Fondatrice des maisons vertes pour l’accueil de la petite enfance, elle affir-mait l’impossibilité de « cloner » un projet fondé sur une approche analytique. Chacune des maisons devait rester singulière, souvent attachée à la personnalité de ceux qui la créaient.

(…) Nous avions une vocation sociale, nous avons donc construit en Israël un dispositif de gestion fondé sur la par-ticipation financière des municipalités à hauteur de 50 % des budgets et 50% à charge des fondations Cette démarche économique élaborait un espace mixte où la responsabilité de l’impôt public et la générosité de la donation privée se conjuguaient pour protéger un jeune en difficulté.

Nous pouvions alors tenir une parole éducative répa-ratrice auprès du jeune qui se sentait abandonné : sa mai-son chaleureuse existait grâce à l’implication de l’État et

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au cœur ouvert et humaniste de ce donateur qui, sans le connaître, voulait protéger sa jeunesse et le devenir de son pays.

Nous ne pouvions pas cloner mais nous pou-vions former. Nous avons ouvert successivement plu-sieurs centres de formation qui diffusaient nos mé-thodes socio-éducatives inspirées de la psychothérapie institutionnelle et de la médiation psycho-sociale et interculturelle.

Nous avons monté ou soutenu de nombreuses associa-tions qui voulaient ouvrir des « maisons chaleureuses » : Beit Ham-Nord, Beit Ham Kiah, Beit Esther-Beit Ham à Jérusalem.

Nous avons formé des centaines d’éducateurs sur tous les continents qui bordent la méditerranée.

De la méditerranée, il en est justement question.

La voix sépharade : la voie du passeur

L’invitation faite par le maire de Jérusalem, Teddy Kol-lek, prendra du sens au fur et à mesure que les « maisons chaleureuses » s’installeront au sein de toutes les commu-nautés présentes en Israël du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest du pays auprès des jeunes en difficultés.

Le maire nous invitait à Jérusalem, car il nous regardait culturellement et professionnellement comme des pas-seurs entre l’Orient et l’Occident.

Notre identité reflétait pour lui ce qu’il espérait pour la gestion de la ville de Jérusalem; une ouverture, une plu-ralité, et pouvoir retrouver ce temps de l’histoire à Cordoue décrit comme paisible où se côtoyaient Maimonide et Avi-cenne sous les auspices d’Aristote et d’Hippocrate.

Notre identité se renforcera au contact des immigrants Éthiopiens, Russes et des Juifs des pays arabes qui fréquen-teront ces maisons. Nous avions aussi une forte demande de la part des milieux arabes israéliens, bédouins, cauca-siens, chrétiens et musulmans.

Il s’agissait donc de faire entendre la voix sépharade au sein de la culture israélienne, non par la violence ou la revendication mais par la voie de la médiation.

La « maison chaleureuse », héritière de la culture de l’hospitalité inconditionnelle, de l’écoute de l’autre et de la chaleur dans l’accueil, reflétait l’expérience du peuple juif sépharade.

Elle œuvrait pour protéger leur dignité et mettre à contribution leur apport culturel à la société israélienne.

La voie sépharade imprégnée de l’âge d’or du peuple juif en Espagne constitue un carrefour très élaboré de la rencontre des cultures, elle naît sur le continent européen face à un catholicisme militant et à la civilisation musul-mane conquérante. Elle se situe au point de rencontre de leur entente, à travers l’esprit de Cordoue et de leur vio-lente rivalité à travers les guerres entre les Maures et les hispaniques catholiques. Les sépharades payeront le lourd tribut de cette identité de passeur par l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. Ils se répartiront alors en majorité sur tous les pays du bassin méditerranéen.

La décision du peuple juif de retourner vivre en Israël au bord de la Méditerranée, entre la culture des orientaux issus des pays arabes et celles des ashkénazes issus de l’Oc-cident, peut prendre de nouveau appui sur la riche expé-rience méditerranéenne de la culture sépharade.

Nos «  maisons chaleureuses  » reflètent cet espace interculturel et social du souci et de la reconnaissance de l’autre.

Elles constituent une pièce précieuse pour le soutien de la jeunesse et la construction du savoir-vivre ensemble des différentes communautés en Israël.

Nous cherchons toujours à les multiplier et étendre leur force de vie aux quatre coins du pays à travers notre Fondation des maisons chaleureuses 2.

Beaucoup de chemin a été parcouru pour développer l’enrichissement et le respect mutuel des peuples origi-naires d’Orient et d’Occident dont Israël est l’un des pas-seurs.

Mais la route est encore longue.

Nous aurons certainement encore besoin de beaucoup de « maisons chaleureuses » pour protéger les jeunes que nous accueillons et les conduire vers un avenir où ils re-prennent confiance en eux mêmes et dans les autres. �

Henri Cohen-Solal

2 Fondation des maisons chaleureuses. Arielle Schwab et Henri Cohen Solal .61 Rue Crozatier Paris 75012 France. [email protected]

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

S’il est indéniable qu’un noyau de Juifs a toujours vécu à Jérusalem et à Safed et que ce noyau était essentiellement sépharade, il est convenu de pen-ser que les fondateurs de l’Israël moderne sont venus au début du 19e siècle de Russie, de Pologne et plus tard d’Allemagne et qu’ils ont déterminé l’aspect culturel du pays à ses débuts.

En 1948, l’année de son indépendance, Israël comptait 600 000 Juifs, en majorité ashkénazes, qui se sont servis du cinéma, entre autres, comme les Américains de leurs westerns, pour imposer au monde et à Israël leur idéologie socialiste et la vision de leur culture européenne.

Dans les années 1940, le cinéma israélien est institutionnel.

Il produit des films de propagande qui mettent en valeur les réalisations sionistes  : le kibboutz, l’assèchement des marais, l’édification de routes et de nouvelles cités.

Puis, dans les années 1950, le cinéma israélien se libère peu à peu des insti-tutions sionistes et de l’idéal socialiste en s’ouvrant à l’économie de marché et aux États-Unis qui deviennent l’allié militaire privilégié, le modèle économique et culturel à copier. C’est la naissance du cinéma commercial et d’une infras-tructure cinématographique formée sur le tas dans les grosses coproductions du genre « Exodus » d’Otto Preminger, tourné en Israël en 1960.

Au cours des années 1960, les vagues d’émigrations venues d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient firent que le pourcentage de Juifs orientaux égala celui des Occidentaux pour le dépasser au début des années 2000 grâce à un taux de natalité plus important. Ces phénomènes sociaux et culturels vont influencer le développement du cinéma israélien et changer l’image du Juif oriental tel qu’il est traité dans ses films et qui est le sujet de cette étude.

Le personnage du Juif séfarade dans le cinéma israélien

1RE PARTIE

Serge Ankri, cinéaste israélien, d’origine française né en Tunisie a réalisé notamment deux longs métrages, « Terre brûlante », 1984 sélection au Festival de Berlin et primé à Turin et « Strangers in the night », 1993. Il réalise « Le cous-cous de ma mère », 1994, document de long métrage primé à Marseille. Parallèlement, il a dirigé l’école de cinéma « Camera Obscura » et a enseigné à l’Université de Tel Aviv.

Nous publions ici, la première partie de ce passionnant article, la deuxième paraîtra dans le numéro de Pessah.

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Les personnages de Sallah Shabati et du policier Azoulay

Le premier personnage de Juif sépharade du cinéma israélien est celui, devenu désormais mythique, de « Sallah Shabati. »

Pour ses débuts au cinéma comme réalisateur, le fa-meux humoriste israélien Ephraim Kishon a créé un per-sonnage de nouvel émigrant tout juste arrivé de son Maroc natal, « épargné » par le progrès et l’alphabétisation. Ce personnage, magistralement habité par l’acteur d’origine ashkénaze Chaim Topol, n’a pas de métier, mais une ribam-belle d’enfants. Il est malin, roublard, fainéant et surtout très primitif. À la fin du film, il obtient ce qu’il convoitait depuis son arrivée : un appartement flambant neuf grâce à une fraude électorale. En contrepartie, il doit accepter l’as-similation à la culture européenne de ses deux aînés, sa fille et son fils, qui vont adopter le statut d’Israéliens modernes en se mariant avec deux jeunes camarades du kibboutz.

Ephraim Kishon peut se vanter d’avoir été un vision-naire, puisque c’est grâce à la dynamique du jeu électo-ral que les Sépharades vont éloigner du pouvoir la gauche israélienne, coupable essentielle, à leurs yeux, du racisme anti-sépharade qui sévit en Israël depuis sa création.

Quelques années plus tard, en 1971, Kishon crée un autre personnage mythique du cinéma israélien, lui aussi sépharade : « Le policier Azoulay » dans le film éponyme. Cette fois, c’est le regretté Shaike Ophir qui interprète le rôle d’un policier au grand cœur, mais un peu simplet, que ses supérieurs ashkénazes exploitent et méprisent tout au long du film. Par chance, la qualité du jeu de Shaike Ophir et l’humanité qu’il sait insuffler à son personnage sauvent le film d’un racisme méprisant, pour devenir la peinture d’un

personnage humain, pour qui les qualités de cœur sont plus importantes que la réussite professionnelle.

Ces deux films ont connu une réussite phénoménale : « Sallah Shabati » a été vu par 1 200 000 spectateurs dans un pays qui comptait alors 2 000 000 d’habitants.

Trente ans après, «  Sallah Shabati  » a été repris au théâtre avec un énorme succès, par le grand acteur comique israélien, mais cette fois sépharade : Zeev Revah.

Les films borekas

Le succès des films de Kishon a encouragé d’autres réa-lisateurs, malheureusement beaucoup moins talentueux, à mettre en scène des personnages de Juifs sépharades qui ne dépassaient jamais le stade de la caricature grossière. Ce phénomène a aidé à détériorer l’image du Sépharade et de sa culture dans la société israélienne. Ce genre de film a été surnommé film borekas, dans la même logique que pour le western spaghetti, le borekas étant une pâtisserie typique-ment orientale et huileuse à souhait.

Les plus marquants de ces films ont été réalisés par Menahem Golan, qui devait par la suite faire carrière aux É.-U. comme producteur de films de série B et devenir dans les années 1980, à la tête de Cannon, le plus gros produc-teur américain de films indépendants. Ses réussites les plus marquantes ont été «  Katz et Carasso  » «  Lupo  » « Fortuna » et surtout « Kazablan » sorte de « West Side Story » à la sauce orientale, avec des Juifs sépharades dans le rôle des Portoricains, et les rues et le port de Jaffa, en lieu et place des quartiers chauds de New York.

« Kazablan » interprété par le chanteur populaire et sépharade Yoram Gaon est un jeune voyou d’origine ma-rocaine qui tombe amoureux d’une jeune fille tout aussi

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pauvre que lui, mais ashkénaze, conflit assuré et happy end garanti. Le film a été un énorme succès. Il est devenu un film culte pour une nouvelle génération de Sépharades qui se sont plus facilement identifiés à Kazablan qu’à Sallah Shabati. Kazablan est beau, charismatique. Il chante, il est gai, il n’a pas honte des origines que son nom dévoile et s’il est un peu voyou, on répète plusieurs fois dans le film qu’il s’est conduit en héros pendant la guerre.

Il est évident maintenant, avec le recul, que le point commun de tous ces films est qu’ils ont été produits et réa-lisés par des Ashkénazes dans le but de gagner les faveurs du public sépharade.

À l’époque où ils ont été tournés, l’ensemble de la critique ashkénaze a décrit ce genre de film comme étant un signe inquiétant et précurseur de levantinisation de la culture israélienne. Les intellectuels sépharades ont, pour leur part, très vite compris la condescendance des réalisa-teurs ashkénazes et le racisme de leurs critiques et les ont dénoncés, sans être suivis par le public oriental qui a fait à ces films un véritable triomphe. Il faut savoir qu’à l’époque, les files d’attente devant les cinémas projetant un film is-raélien pouvaient atteindre 100 m de long, et que les places se négociaient au marché noir.

Fait encore plus significatif et pour le moins troublant, dans les années 2000, les enfants et même les petits-en-fants de ce public vont perpétuer cette tradition, au point de faire de films borekas comme «  Charlie et demi  » et « La fête au billard », tous deux réalisés en 1970 par Boaz Davidson, des films cultes dont ces jeunes Israéliens, qui n’étaient pas nés à l’époque, déclament des passages com-plets de dialogues.

Sociologiquement, on peut expliquer ce phénomène par l’évolution de l’image personnelle que le Juif sépharade a de lui-même et de sa communauté au sein de la société israélienne.

En effet, ces films suivent presque toujours la même dynamique narrative propre au cinéma hollywoodien  : le personnage du Sépharade est présenté comme un outsider primitif ou pauvre. Il est, tout au long du film, ridiculisé ou méprisé par des Ashkénazes pour, à la fin, suivant la logique du happy-end, triompher de ses difficultés, en se mariant

avec la fille du voisin ashkénaze dans « Ka-zablan  » ou en obte-nant son HLM dans «  Salah Shabati  ». À l’époque, le public sépharade voyait cela comme une revanche cinématographique qui adoucissait l’im-pression d’injustice sociale qu’il vivait dans la vie de tous les jours, confirmant ain-

si, s’il en était be-soin, que le cinéma est le nouvel opium du peuple.

Leurs en-fants et petits-en-fants, nés dans un monde où il est nor-mal d’être Sépha-rade et très rare d’être Ashkénaze, n’ont plus ce com-plexe d’infériorité qu’avaient leurs pa-rents. Ils ne voient dans ces films que le triomphe du per-sonnage qui atteint son but en surmon-tant de nombreuses difficultés. Le traditionnel looser de ces films est devenu avec le temps et l’évolution démographique et culturelle du pays un parfait winner que les jeunes générations admirent. Ceci explique le triomphe de « Salah Shabati » au théâtre, 30 ans après son triomphe au cinéma. Alors qu’à l’époque, le public ashkénaze largement majoritaire s’était délecté du primitivisme du personnage, 30 ans après les jeunes Sépha-rades ont adoré voir triompher l’un des leurs dans sa lutte contre l’établissement israélien. À ce niveau, on peut se demander pourquoi les réalisateurs sépharades n’ont pas, eux-mêmes, réalisé ces films borekas puisqu’il était ques-tion de leur communauté; la réponse est très simple : il n’y avait pas alors de réalisateurs sépharades !

C’est pour cela que la réalisation du film « La Statue de sel », d’après le roman éponyme d’Albert Memmi, par Haim Shiran en 1968 peut être considéré comme un fait historique ; mais il a été produit par la télévision éducative et non pour le cinéma. Il va falloir attendre les années 70 pour que des réalisateurs sépharades commencent à pro-duire des films.

Émergence des réalisateurs sépharades dans les années soixante-dix

1973, c’est l’année de la guerre de Kippour, et c’est aussi l’année du succès du film « Sarit » de Georges Oba-diah, qui réalise en Israël des films orientaux simplistes, comme il en réalisait en Irak, se permettant même, dans ce film, de plagier « City light » de Chaplin en le mettant à la sauce orientale. La critique cinématographique israélienne se déchaîne littéralement contre les films et les méthodes de ce réalisateur : « Ce �lm est le produit super�ciel de la men-talité orientale arriérée. Il tourne ostensiblement vers la couche la plus inférieure des sentiments et apporte des conclusions in-quiétantes quant à notre identité culturelle  » (Aharon Dolev, journal Maariv 14/8/74).

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Cette campagne féroce aura pour résultat de stopper définitivement la carrière de ce cinéaste qui mourra dans le plus grand dénuement.

Le réalisateur sépharade qui réussira, mais avec beau-coup plus de talent, à faire un cinéma sépharade populaire est Zeev Revah, acteur culte des films borekas dans lequel il a créé, avec un réel talent comique, une série de personnages truculents devenus avec le temps de véritables icones  : Haham Hanouka dans «  La fête au billard  » ou Sasson dans « Charlie et demi »; il passe à la réalisation en 1976 et réalise 13 films comiques, dont « Mr Léon », « Coiffeur pour dames », ou « Betito le chômeur » dans lesquels il interprète le rôle principal, et qui seront tous des succès po-pulaires et commerciaux. Tous ces films respectent malheu-reusement les critères du cinéma borekas. Cependant deux films se détachent du lot dans sa filmographie : « Un brin de chance » en 1994, avec la chanteuse Zehava Ben dans le rôle principal, qui raconte la vie difficile des émigrants ma-rocains à leur arrivée en Israël dans les années 1950. Le film, mélodrame oriental typique, entrecoupé de chansons dans la pure tradition des films égyptiens, est un témoignage sincère et chaleureux sur cette période traumatique pour la communauté marocaine. Et, en 1987, Zeev Revah réalise un petit chef-d’œuvre avec « Bouba » héros de guerre, vété-ran de la guerre de Kippour. Bouba est un Sépharade excen-trique et démuni qui vit dans un ancien autobus désaffecté. Il est interprété par Zeev Revah lui-même, qui réalise ici un film bouleversant sur le traumatisme qu’a laissé la guerre de Kippour sur les Israéliens d’origine sépharade ; car si les films qui parlent du trauma de la guerre de Kippour sur les Israéliens d’origine ashkénaze sont légion, «  Kippour  » d’Amos Gitaï en étant l’exemple le plus célèbre, « Bouba » est le seul à traiter de ce problème chez les Sépharades. Le message de Zeev Revah est que, bien qu’étant héros de guerre, son personnage n’arrive pas à être intégré dans la vie israélienne et doit se contenter de vivre dans un autobus abandonné dans le désert, parabole des villes de « dévelop-pement » où ont été regroupés les Sépharades à leur arrivée en Israël. « Bouba » a déplu au public israélien ashkénaze qui n’en a pas accepté le message, ni le fait qu’avec ce film, Zeev Revah passait du stade de caricature à celui de véri-table auteur. Quant au public sépharade, il s’est senti trahi par Zeev Revah à qui il demandait de le faire rire et non de réfléchir.

Cette même mésaventure, se retrouver en porte-à-faux avec son public, avait déjà été vécue par deux cinéastes sépharades, qu’on peut considérer comme des pionniers du cinéma sépharade de qualité  : les réalisateurs Nissim Dayan et Moshé Mizrahi, qui ont réalisé dans les années 1970, des films de qualité représentant des héros orientaux, mais traités de l’intérieur, avec respect et amour, mais qui n’ont pas connu de succès commercial.

En 1972, Moshé Mizrahi réalise avec «  Rosa je t’aime » et « La maison de la rue Shlouch » deux films, sans doute autobiographiques, décrivant la vie d’une fa-mille d’émigrants égyptiens, qui essaie, avec toutes les

peines du monde, de s’intégrer à la vie israélienne. Moshé Mizrahi, non seulement dépeint avec justesse et tendresse un univers et des personnages qui lui sont proches, mais il décrit aussi un pays où les Ashkénazes sont inexistants et n’aident en aucune façon cette famille à s’intégrer.

Nissim Dayan, né d’une famille d’origine syrienne, préfère la critique politique des années 1970 à la peinture forcément nostalgique d’un passé proche. Il décrit des Israéliens orientaux qui vivent dans la rue sans espoir de réussite sociale dans un beau film néoréaliste « La lumière du néant » qu’il réalise en 1973.

Ces films, peut-être parce qu’ils demandaient au spec-tateur de réfléchir à son sort ou qu’ils avaient une forme différente des films borekas auxquels on les avait habitués, sont boudés par le public sépharade. Moshe Mizrahi s’exile-ra longtemps en France où il réalisera « La vie devant soi » d’après un roman d’Émile Ajar et avec lequel il obtiendra un Oscar à Hollywood.

Quant à Nissim Dayan, il réalise en 1982 «  Michel Safra », une saga télévisée très populaire sur l’histoire de la famille Safra (l’équivalent des Rothschild pour les Juifs Syriens). À l’époque où la télévision israélienne ne possédait qu’une seule chaîne, cette série sera suivie par les Israéliens avec un rating de 100 %. Malgré ce succès (ou à cause de ce succès), Nissim Dayan devra attendre l’année 2014, soit plus de trente ans après, pour refaire un film «  Farewell Bagdad », adapté du livre de l’écrivain israélien d’origine irakienne Élie Amir « Tarnegol Caparot ». Ce film de qua-lité, adapté d’un bon livre sur un sujet sépharade, sera enfin un succès commercial, mais il aura fallu attendre 2014 ! �

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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

Si la littérature israélienne réussit à être perçue comme l’expression de l’identité orientale du pays, c’est en par-tie grâce aux grandes sagas sépharades2. (…) Conscient de l’attrait exercé par les thèmes orientalistes, Abraham B. Yehoshua semble avoir infléchi sa création dans ce sens. Cette évolution qui témoigne de l’impact de la réception des œuvres sur l’écriture des romans ultérieurs est très sensible à partir de L’Amant, paru en 1977 et plus encore avec Molcho dans L’Année des cinq saisons publiée dix ans plus tard. Dans ces deux romans, on voit un personnage sépharade évo-luer dans le mainstream de la société israélienne. L’identité sépharade fut encore plus affirmée dans la saga Monsieur Mani (1990) (…). Sept ans plus tard, le Voyage au bout du mil-lénaire  réaffirmait l’intérêt de Yehoshua pour le contraste entre l’identité sépharade et l’ashkénazité. La remontée dans le temps jusqu’à l’an 997 lui permit de renverser la perception de la séphardité : cessant d’être une marque de particularisme minoritaire par rapport à la majorité ashké-naze du monde juif ou de la société israélienne, la séphar-dité des alentours de l’an mil y apparaît comme la norme par rapport à laquelle les Ashkénazes ne constituent qu’une minorité aberrante à l’avenir incertain.

Ce recentrement sur la séphardité peut s’interpréter de deux façons.

Du point de vue israélien, il équivaut à l’affirmation identitaire d’un écrivain sépharade intégré au mainstream de la littérature israélienne, essentiellement composé d’écrivains d’origine ashkénaze. Certes la question de la séphardité d’A.B. Yehoshua est complexe et donne parfois lieu à des affirmations contradictoires. Aux yeux de Gila Ramras-Rauch, A.B Yehoshua ne se serait jamais identifié avec les Sépharades d’Israël, même si son origine effective-ment sépharade a sans doute influencé sa perception de la réalité arabe.

Même lorsque les auteurs sont ashkénazes, le fait même qu’ils évoquent des réalités levantines les nimbe d’une aura d’orientalisme. Ainsi les descriptions de Jéru-salem à l’époque du Mandat britannique dans les œuvres d’Amos Oz et de David Shahar plongent le lecteur dans une atmosphère d’autant plus fascinante que le recul chronolo-gique se double d’une distance géographique. Il se produit donc une étrange démultiplication de l’onde de choc orien-taliste. Que l’auteur soit un ashkénaze bon teint comme Amos Oz, un Ashkénaze levantinisé provenant d’une fa-mille installée en Palestine depuis des générations comme David Shahar ou un Sépharade occidentalisé comme A.B. Yehoshua, leur intérêt pour la spécificité orientale d’Is-raël révèle l’essence profonde de la littérature hébraïque moderne et, plus généralement, de la culture israélienne.

Bien que les origines de cette littérature et de cette culture soient est-européennes (la Haskalah3 d’Europe orientale), elle s’est réinventé une identité orientale d’emprunt en tentant de se recentrer vers les mythes de l’Orient antique4

et plus généralement de se redéfinir par rapport à l’héritage ancestral de la civilisation biblique.

En somme, la littérature israélienne est partagée entre une réceptivité à son environnement immédiat moyen-oriental et l’attrait pour un ailleurs constitué paradoxale-ment par l’Europe, le berceau originel de la plupart des gens de lettres israéliens. Or les auteurs israéliens fascinés par l’Europe intéressent moins le public occidental que les écrivains qui laissent transparaître la réalité orientale dans leurs écrits. Certes cette affirmation souffre quelques exceptions. Ainsi, David Grossman situe une grande par-tie de son roman Voir ci-dessus : amour à Danzig lorsqu’il se lance dans une affabulation autour de la vie et de la mort de Bruno Schulz5 en Pologne occupée. Mais cet intérêt pour l’Europe est largement dû à l’évocation de la Shoah. Et les digressions de David Shahar sur le voyage de Gabriel Shos-han en Bretagne dans Un été rue des prophètes, ou sur la maison natale de Jean Calvin à Noyon sont surtout la mani-festation d’une volonté d’imiter le modèle proustien en le transposant dans l’atmosphère orientale de Jérusalem. De même que le narrateur de la Recherche (Proust, ndr) est par-fois hanté par des rêveries orientalistes (la normandisation de Baalbek en Balbec en est un fameux exemple), le nar-rateur orientalisé du  Palais des vases brisés  (de David Sha-har ndr) semble animé d’une fascination occidentaliste qui l’amène, à partir d’un personnage de sa fresque hiérosoly-mitaine vers les paysages bruineux de la Bretagne ou de la Picardie. On perçoit ici un jeu de miroir entre Orient et Occi-dent, perçu comme un conteur oriental épris d’Occident et l’esthète fin de siècle, Proust, sensible à la poésie du nom arabe d’Héliopolis, au point d’en faire le nom d’emprunt d’une cathédrale normande. �

Cyril Aslanov, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (ULM), enseigne la linguistique à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il y dirige l’International Center for the University Teaching of Jewish Civilization et le Chais Centre for Jewish Studies in Russian.

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L’orientalisme malgré toutLe passage suivant, sur quelques aspects de la littérature sépharade israélienne, est extrait de l’article de Cyril Aslanov, « La séduction de la renonciation au passé », mis en ligne sur le site La vie des idées1, 31.05.2011. Vous y retrouverez l’ensemble de l’article ainsi que l’intégralité des notes et références. Merci à l’auteur de nous avoir autorisé à le repro-duire pour le LVS avec quelques notes de la rédaction sous le sigle ndr.

1 http://www.laviedesidees.fr/La-seduction-israelienne-de-la.html2 Sur la place des Sépharades et des Orientaux dans la littérature israé-

lienne, voir Nancy E. Berg, « Sephardi Writing : From the Margins to the Mainstream », dans : Alan L, Mintz (éd.), The Boom in Contemporary Israeli Fiction, Hanover, NH, Brandeis University Press, 1997, p. 114-142.

3 Mouvement juif des Lumières qui débuta vers la fin du 18ème siècle (ndr).4 Voir David Biale (éd.), Cultures of the Jews : A New History, New York,

Schocken, 2002, p. 1011-1060.5 Bruno Shulz (1892-1942), écrivain, critique littéraire et dessinateur juif

polonais.

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Depuis quand existe-t-il des sépharades se reconnaissant dans le courant hassidique Breslev à Montréal  ? Combien de familles ou d’individus composent ici ce courant ? Quelles sont vos princi-pales structures (synagogue, centre étude, école) ?

Le courant hassidique Breslev est présent à Montréal depuis plus d’une vingtaine d’années. Il y a 75 familles affi-liées au centre Breslev qui regroupe un noyau de 300 à 500 individus. La structure qui les accueille : synagogue, centre communautaire et centre d’études ainsi qu’un mikvé (bain rituel) pour hommes est située sur la rue Westminster à Côte-Saint-Luc (Montréal).

Comment définiriez-vous en quelques lignes le courant et la pen-sée hassidiques Breslev ?

Rabbi Nahman de Breslev (1772-1810), arrière-pe-tit-fils du Baal Shemtov (1698-1760), le fondateur du has-sidisme, est l’auteur de l’ouvrage, le Likoutei Moharan et d’autres œuvres sacrées. À une époque qui fut aussi agitée que désastreuse pour l’histoire juive, il s’efforça de raviver la flamme d’un peuple tourmenté et fit briller la lumière de l’espoir. Fidèle aux fondements du hassidisme (mouve-ment piétiste ndr), il sut répandre des sources vivifiantes, et ainsi les Juifs reprirent goût à la vie. Il fut et demeure un moteur dynamique et révolutionnaire du judaïsme. Son appel à l’accomplissement de la Torah par la joie et la fer-

veur continue de stimuler encore les jeunes, les résignés, et à éveiller les désespérés. Il répond à un véritable besoin pour chaque génération. En réaction à une certaine étude de la Torah jugée trop académique et réservée généralement à une élite, Rabbi Nahman vient enseigner une nouvelle ap-proche pour servir Dieu en privilégiant la prière, la hitbo-dedout (moment de retraite)1 en tant que commandement exemplaire au regard de la pensée hassidique Breslev. Le courage, le renouveau, le bonheur et la joie sont les piliers des enseignements Breslev.

En fait, Rabbi Nahman n’a fait que restaurer les anciens chemins que nos pères avaient empruntés depuis toujours. C’est pour cela que beaucoup de sépharades se sentent très à l’aise et proche de ses enseignements.

Justement, comment est il compatible d’être un hassid Breslev et d’assumer son héritage sépharade ?

Rechercher toujours le point positif chez soi et même chez le mécréant est essentiel pour la téchouva, le repentir et le progrès spirituel. Rabbi Nahman nous fait retrouver les sourires, les visages lumineux et affectueux qu’étaient ceux de nos ancêtres du Mellah et qui vivaient dans la plus grande sainteté, simplicité et confiance en D.ieu. Le lien est très fort car il nous reconnecte avec nos racines ancestrales. La beauté de la Hassidout, de la pensée hassidique Breslev,

Être à la fois sépharade et hassid Breslav à Montréal

Entretien avec Saadia Sidney Elhadad par Dr Sonia Sarah Lipsyc

Saadia Sidney Elhadad

ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL

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c’est que chacun maintient ses coutumes, son habit, ses halachot (lois), son rite de prières.

Donc en fait, on demeure fidèle à cent pour cent à notre patrimoine sépharade tout en se laissant inspirer par les enseignements et les conseils du Tsadik (juste ici Rabbi Nahman ndr) qui nous permettent de surmonter nos diffi-cultés.

Rabbi Nahman a enjoint avec beaucoup d’insistance, de son vivant et même après son départ prématuré à l’âge de 38 ans seulement, à tous ses disciples et tous les Juifs de venir se recueillir sur sa tombe la veille de la fête du Nouvel an, Roch Hachana.

Il a expliqué que D.ieu lui a fait ce cadeau et qu’il pou-vait alors opérer les réparations (tikounim) sur la nechama, l’âme de chacun et chacune d’entre nous. Il était formel dans cette promesse de réparation générale et aujourd’hui à Roch Hachana, plus de 55 000 hommes et enfants se réu-nissent dans ce kibboutz grandiose à Ouman en Ukraine (là où Rabbi Nahman est enterré ndr). Ce qui constitue prati-quement le plus grand rassemblement de Juifs à l’extérieur d’Israël. Il a promis que son feu brillera jusqu’à la venue du Machiah, du messie, et c’est bien vrai.

Vous sentez-vous intégré au sein de la communauté sépharade de Montréal ou en rupture avec elle ?

En parfaite symbiose et harmonie avec tous les membres de la communauté sépharade, et ses différents organismes communautaires  : Fédération, écoles, centres communautaires…

Que répondez-vous à celles ou ceux qui s’étonnent que des sépha-rades au moment de Rosh Hashana quittent leurs familles pour se rendre au pèlerinage à Ouman sur la tombe de Rabbi Nahman de Breslev? Est-ce que cela ne crée pas des frictions au sein des familles « at large » (parents, grands parents, etc.) ?

Roch Hachana est le jour du jugement et il faut donc ac-croître autant que possible ses mérites personnels et multi-plier les prières pour obtenir la clémence divine.

Or il n’est pas de meilleur plaidoyer que celui d’un juste, et c’est pourquoi Rabbi Nahman exhorte tous ses

disciples et même tous les Juifs à venir se recueillir sur sa tombe à cette période. Le Shoulkhan Aroukh, le code de la loi juive recommande d’ailleurs de se recueillir sur la tombe des saints, la veille de Rosh Hashana (voir Lois sur Rosh Hahana alinéa 581 dans le tome de Orah Hayim du Shoulkhan Aroukh) Plus encore, Rabbi Nahman a promis à quiconque récite sincèrement et ardemment le Tikoun Haklali 2, près de sa sépulture, une foule de bénédictions matérielles et spi-rituelles.

Si autrefois, l’idée de quitter son foyer pour célébrer le jour de l’An à Ouman semblait quelque peu étrange, c’est aujourd’hui une pratique communément admise, qui réu-nit plus de 55 000 fidèles sur la tombe du grand maître. Qui plus est avec l’approbation et la bénédiction de toutes les épouses juives vertueuses.

Durant toute l’année des centaines de visiteurs dé-barquent au quotidien à Ouman. C’est un phénomène qui dépasse la logique, mais force est d’admettre que le peuple d’Israël a toujours transcendé la logique humaine surtout lorsque l’on constate les bienfaits de ces pèlerinages.

Il y a à Montréal depuis des dizaines d’années une communauté Breslev ashkénaze et yiddishisante. Êtes-vous en contact avec elle ?

En effet, elle existe et nous formons un pont très in-téressant entre les communautés hassidiques et séfarades et qui n’existait pas auparavant. «  Am Israël EHAD  », le peuple d’Israël est un.

Existe-t-il une autre communauté Breslev et sépharade organi-sée comme la vôtre dans le monde ou Montréal est-il un exemple unique ?

Il en existe plusieurs en Israël, une à Miami, à Paris et peut-être ailleurs j’imagine.

Rabbi Nahman a déclaré  : « mon feu brillera jusqu’à la venue du Machiah (messie) » et donc heureuse est notre génération d’avoir un guide si précieux qui a crié du fond de l’Ukraine :

« le désespoir n’existe pas ». �

1 La hitbodedout est un moment de retraite régulier voire quotidien que prend l’être humain pour dialoguer avec Dieu. Il s’agit d’une pratique antique dans le judaïsme qui est au cœur de la pensée hassidique breslev (ndr).

2 Littéralement « la réparation générale », il s’agit d’un choix de 10 psaumes établi par Rabbin Nahman, ndr

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La question de l’hégémonie culturelle et économique des ashkenazes origi-naires d’Europe sur les Juifs d’origine orientale est un sujet toujours d’actualité en Israël. La prise de conscience s’était exprimée dès le début des années 1970 avec l’apparition du mouvement des Panthères noires1, et s’était traduite politi-quement en 1977 par la montée du Likoud et le rejet des travaillistes, accusés de ségrégation ethnique à l’égard des Juifs orientaux (mizrahim). Vers la fin des an-nées 1980, la montée fulgurante du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas marque un tournant dans la politique israélienne et le développement d’une nouvelle affirmation identitaire2.

La sectorisation ethnique de la société israélienne va se refléter dans le mouvement féministe qui organise périodiquement des congrès de militantes de divers courants dans le but de forger un programme d’action et de décider de projets de solidarité féminine.

Lors du 10e congrès féministe de 1994 à Guivat Haviva, un groupe de femmes d’origine orientale (parmi elles, Henriette Dahan-Kalev, Vicky Shiran, Semadar Lavie) expriment, avec véhémence, leur frustration et leur colère pour les humiliations subies par leurs parents à leur arrivée en Israël dans les années 1950. Elles se tournent vers leurs camarades féministes ashkenazes stupéfaites, qu’elles accusent de « racisme », leur reprochant de les ignorer, et de ne pas tenir compte de l’oppression particulière dont elles sont victimes. Elles exigent que soit reconnue l’intersection entre les identités ethniques, celles de genre et des classes sociales. Il faut à leurs yeux que leurs luttes contre cette ségrégation soient reconnues et inclues dans l’ensemble du projet féministe israélien.

Elles reprochent ainsi aux femmes ashkenazes de s’être rangées du côté des « oppresseurs » (hommes ashkenazes), ainsi que l’écrivait Vicky Shiran : « Si j’ai choisi de me joindre à la lutte des orientaux, c’est qu’ en tant qu’orientale, je consi-dère l’élément de classe et notamment mon appartenance à la classe sociale défavorisée, comme très importante pour moi […]  »3. Les féministes ashkenazes rétorqueront que ces revendications identitaires, empruntées au féminisme afro-américain, n’ont rien à voir avec la réalité israélienne et que ces femmes privilégient elles-mêmes une politique de l’identité au détriment des questions sociales.

La fracture sociale : naissance d’un féminisme d’origine orientaleNous remercions Nelly Las d’avoir actualisé pour le LVS une partie de son texte initialement paru sous le titre « Le Féminisme en Israël » dans Femmes et Judaïsme aujourd’hui sous la direction de Sonia Sarah Lipsyc, éd. In Press, Paris, 2008 pp 311-333

Nelly Las

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Naissance de Ah’oti (ma sœur), un groupe de féministes d’origine orientale

Mais progressivement, la méfiance réciproque de ces débuts va être remplacée par une plus grande compréhen-sion et même une estime mutuelle. Après plusieurs forums de réflexion sur la question de la place des orientaux en Israël, sera créé officiellement en 1999, un mouvement de femmes d’origine orientale qui prendra le nom de Ah’oti (ma soeur)4. Il fera partie intégrale des diverses branches du mouvement féministe israélien. Parmi ses priorités, il prône une plus grande justice sociale pour les femmes de couches défavorisée : femmes originaires d’Orient, femmes éthiopiennes, femmes arabes, ou femmes migrantes de pays africains. Leur local, «Beth Ah’oti», situé à Neve Sha’anan, dans un quartier pauvre du sud de Tel Aviv, a pour vocation de devenir un centre culturel et social féministe. On y orga-nise des ventes à bas prix, des aides juridiques, des activités d’enpowerment pour les femmes, ainsi que des expositions, des films, des festivals de musique, de poésie et de récits, à caractère oriental5.

Le mouvement Ah’oti qui a aujourd’hui de nombreuses jeunes adhérentes dans les universités israéliennes, et une visibilité dans les médias, participe à tous les débats de la société israélienne.

Parallèlement au mouvement féministe religieux Kolekh (qui lutte en faveur de l’évolution du statut des femmes juives dans le judaïsme)6, Aho’ti a contribué à don-ner de nouvelles orientations et à diversifier les objectifs du mouvement féministe israélien qui se préoccupait presque exclusivement du conflit israélo-palestinien.

Ce qui caractérisait, en effet, les mouvements de femmes pour la paix, c’était leur composition majoritaire-ment ashkenaze. Les féministes orientales allaient donc leur reprocher d’ignorer les problèmes sociaux d’Israël et de se mobiliser uniquement contre l’occupation des Territoires, qui semblait être devenu un combat élitiste et plus presti-gieux.

Certaines militantes pour la paix ont finalement com-pris ces dernières années l’importance du rapprochement

avec les femmes orientales des quartiers défavorisés et des villes de développement. Celles-ci avaient continué à voter à droite par ressentiment envers la gauche qui avait brimé leur identité. Comme le reconnaissait la féministe Erella Shadmi7 : « Cette dissociation entre la justice sociale et la guerre, le fait de lutter contre une seule forme d’oppression, cet élitisme, re�ète un certain racisme des groupes féministes et gauchistes  »8. Une telle affirmation de la part d’une mili-tante « ashkenaze », témoigne de l’impact des femmes du mouvement Ah’oti qui ont, d’une part orienté l’action fémi-niste dans un sens plus social, mais se sont d’autre part im-pliquées dans un dialogue avec des Palestiniennes d’Israël avec lesquelles elles partagent le sentiment de ségrégation et d’injustice sociale.

En plus des actions de la maison d’ Ah’oti à Tel Aviv, il convient de noter également celles du centre féministe Kol Ha- Isha de Jérusalem, qui est un exemple de rapproche-ment entre les divers secteurs de la population : femmes juives ashkenazes et séfarades, femmes palestiniennes, laïques ou religieuses, de diverses tendances idéologiques. Dans le même esprit à Haïfa, Isha l’Isha9 centralise les activités féministes de la région nord, y compris celles de Kayan, l’association féministe palestinienne. Les sujets politiques susceptibles de diviser sont évités, cependant tout en affirmant leur pluralisme, ces centres sont orien-tés très à gauche notamment dans la question du conflit israélo-arabe.

Le dialogue et la coexistence judéo-arabe par le biais de la solidarité sociale et de la culture, sous l’initiation des mouvements de femmes, sont plus que nécessaires en ces temps où les espoirs de paix deviennent de plus en plus fragiles. �

Nelly Las

Historienne, spécialiste du judaïsme contemporain et du féminisme, elle est attachée au Centre international de recherche sur l’antisémitisme de l’Université hébraïque de Jérusalem.

Son dernier livre Voix juives dans le féminisme – Résonances françaises et anglo-américaines (Honoré Champion, Paris), vient de paraître en anglais : Jewish Voices in feminism — Transnational Perpectives: Nebraska University Press, 2015.

1 Groupe de Juifs orientaux issus des quartiers pauvres qui se révoltèrent contre l’ordre établi (1970-73)

2 De nombreux Juifs orientaux, traditionnellement modérés dans leurs pratiques religieuses, vont se joindre au mouvement ultra-orthodoxe Shas inspiré d’un certain extrémisme religieux de tradition plutôt ashkenaze. Shas avait fait son apparition pour contrebalancer l’hégémonie des ultra-orthodoxes ashkenazesqui avaient refusé au Grand rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) la possibilité de siéger au Conseil des Grands de la Thora parce qu’il ne parlait pas le yiddish.

3 Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31

4 Voir http://www.achoti.org.il/english.html et Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31 et Dahan-Kalev Henriette, “The Oppression of Women by Other Women: Relations and Struggle Between Mizrahi and Ashkenazi Women in Israel”, Israel Social Science Research 12 (1), 1997, pp. 31-44

5 Site de Ah’oti: www.achoti.org.il

6 Site de Kolech : http://www.kolech.org.il/

7 Erella Shadmi, professeur au Collège universitaire de Bet Berl est féministe radicale (c’est ainsi qu’elle s’affirme), d’origine ashkenaze. Cela ne l’empêche pas d’émettre une critique sévère de “l’élitisme” de ses camarades militantes.

8 Voir Shadmi, Erella, “Gendering and Racializing Israeli Jewish Ashkenazi Whiteness” in Women’s Studies International Forum, 26(3), 2003, pp. 205-219

9 Isha l’Isha, Haifa Feminist Center, centre d’activités féministes et une des plus anciennes maisons de femmes israéliennes, localisée à Haifa.

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