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Dostoïevski, la question de l'autre

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Page 1: Dostoïevski, la question de l'autre
Page 2: Dostoïevski, la question de l'autre

DOSTOÏEVSKI

La question de l'Autre

EDITIONS VERDIER 11220 LAGRASSE

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DANS LA MEME COLLECTION

Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire.

Jan Patocka, Platon et l'Europe.

Dans la collection des Cahiers de La nuit surveillée a paru un numéro Dostoïevski.

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JACQUES ROLLAND,

DOSTOÏEVSKI

LA QUESTION DE L'AUTRE

Collection « La nuit surveillée »

VERDIER

Page 5: Dostoïevski, la question de l'autre

DU MÊME AUTEUR

Introduction et notes à Emmanuel LÉVINAS, De l'évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982.

© Editions Verdier, 1983.

ISBN: 2-86432-029-0

ISSN: 0751-7742

Page 6: Dostoïevski, la question de l'autre

à Lévinas,

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Aimer un être humain comme soi-même (...) est impossible. La loi de la personnalité nous lie sur la terre, le moi fait obstacle.

F.M. DOSTOÏEVSKI

— C'est impossible ! — Impossible, soit, mais faites-le.

F.M. DOSTOÏEVSKI

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AVERTISSEMENT

1. D'une première et ancienne version de cet essai, les actuels chapitres II et IV avaient été retranchés pour, recomposés, former ensemble une étude, « L'Autre et le meurtre chez Dostoïevski », publiée dans le premier cahier (1980) d'Exercices de la patience, consacré à la pensée d'Em- manuel Lévinas. Cette étude a fait l'objet d'une traduction serbo-croate insérée dans le numéro spécial (août/septembre 1981) de la revue Savremenik publié à l'occasion du cente- naire de la mort de Dostoïevski.

2. Les translittérations utilisées dans les pages qui viennent respectent l'usage français actuel. Pour n'être guère scientifique, celui-ci présente l'évident avantage d'une lisibilité beaucoup plus grande pour le lecteur non slavisant. En revanche, il nous a semblé nécessaire de recourir aux principes de la translittération internationale lorsqu'il s'est agi de citer directement des mots russes dans le but de préciser l'analyse.

3. C'est le même souci de commodité qui a présidé au choix des traductions. Ce n'est pas forcément parce qu'elles sont les meilleures qu'ont été retenues celles publiées dans la collection de la Pléiade, mais plutôt parce qu'elles ras- semblent en sept volumes la quasi totalité de l'œuvre qu'elles présentent sous une forme très aisément accessible au lec- teur français ou francophone.

4. Je tiens enfin à dire ma dette envers Jacques Catteau qui a bien voulu relire la première version de ce travail. Ses remarques ne m'ont pas seulement aidé à rectifier cer- taines erreurs : elles m'ont encore permis de découvrir des significations inaperçues de l'œuvre. Qu'il en soit ici amica- lement et sincèrement remercié.

Paris, ce 5 juin 1983.

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ABREVIATIONS

Nous nous référons dans les pages qui suivent aux traduc- t ions publiées dans la collection de la Pléiade de 1955 à 1972 (Edit ions Gall imard, Paris). L'édition de l 'œuvre de Dostoïevski s'y présente de la façon suivante :

Tome I : Crime et chât iment , Carnets de Crime et châti- ment, Souvenirs de la maison des mor t s (cité CC).

Tome II : Les Frères Karamazov, Carnets des Frères Karamazov, Nié to tchka Niézvanova (cité FK).

Tome I I I : L'Idiot, Carnets de l 'Idiot, Humil iés et offensés (cité I).

Tome IV : Les Démons, Carnets des Démons, Les Pauvres gens (cité D).

Tome V : L'Adolescent, les Nui t s blanches, le Sous-sol, le Joueur , l 'Eternel mar i (cité A).

Tome VI : Récits, chroniques et polémiques (cité RCP). Tome VII : Le Jou rna l d 'un écrivain (cité JE).

La simple ment ion D renver ra donc au qua t r i ème volume de l 'édit ion mais signifiera en out re que c 'est un texte des Démons que nous ci tons ; si nous renvoyons en revanche à u n passage des Pauvres gens, nous ci terons : les Pauvres gens in D.

Les Carnets de l 'Adolescent, non publiés dans cette édi- tion, ont été t r adu i t s dans le n u m é r o 24 (1973) de la revue l 'Herne qui compor te en out re un cer ta in nombre d' inédits en français. La Correspondance n 'a été que par t ie l lement t radu i te (volumes I à IV) et publiée chez Calmann-Lévy (Paris, 1949-1961) ; nous ci tons Correspondance.

Deux ouvrages ont enfin été par t icu l iè rement utilisés, pou r lesquels nous avons recours à des abréviat ions :

BAKHTINE (Mikhaïl Mikhaïlovitch). Problèmes de la poé t ique de Dostoïevski. — Lausanne, l'Age d 'homme, 1970 (cité Bakhtine) .

CATTEAU (Jacques). La Création l i t téraire chez Dostoïevski. — Paris, Ins t i tu t d 'E tudes slaves, 1978 (cité Catteau).

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INTRODUCTION

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Le présent essai est une tentative d'approche philosophique de l'œuvre littéraire de Dostoïevski. Littéraire d'abord en ce sens que l'interprétation se fondera essentiellement sur l'œuvre romanesque, même si dans le fil de telle analyse il pourra nous arriver de faire, ici ou là, appel à d'autres textes, la Correspondance ou le Journal d'un écrivain pour prendre ces deux exemples. Mais littéraire aussi en ce deuxième sens que nous nous efforcerons d'emblée et tout au long de ce travail de prendre l'œuvre telle qu'en elle-même elle est et se donne pour en assumer le caractère non-philosophique dont la recon- naissance et l'affirmation nous semblent être la prémisse de toute tentative d'approche. C'est autant dire qu'il s'agira, non pas de transporter ou de déporter l'œuvre littéraire dans le champ de la philosophie mais, philosophe, de se porter vers elle.

De cette œuvre littéraire, il est cependant bien question d'une approche philosophique. Cela veut dire que les inter- prétations de nature psychologique ou psychanalytique, socio- logique ou historique, et jusqu'aux approches strictement sty- listiques envisagées dans leur limitation interne, seront délibéré- ment, quelque peu cavalièrement peut-être, négligées. Non qu'elles soient méprisables ni, ici, méprisées. Simplement, dans un travail tel que le nôtre, elles ne peuvent intervenir qu'à titre d'illustrations ou éventuellement d'étais de l'explication, mais ne sauraient fournir les principes mêmes de l'approche de l'œuvre.

Approche philosophique d'une œuvre littéraire — il ne faut

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pourtant pas se masquer les risques et les défauts d'une telle entreprise. Dans sa légitime et nécessaire attention à l'ordre des raisons, le philosophe court le risque de tenir pour nul ou pour seulement secondaire l'épaisseur littéraire dans et par laquelle seulement l'œuvre se fait œuvre. Dans sa passion du concept, il est tenté de comprendre comme discours démonstra- tif ce qui s'entend soi-même comme présentation simplement monstrative. Dans ces deux cas, il est menacé par la volonté de comprendre l'œuvre en la com-prenant, en la prenant toute ensemble et toute comme un tout — tout qui se donne alors comme le déploiement articulé des moments de l'idée-principe qui en assure la consistance.

Démarche illustrée de façon presque emblématique par Berdiaev qui, dans son Esprit de Dostoïevski, unifie brutale- ment l'œuvre en affirmant que « les romans de Dostoïevski ne sont pas à proprement parler des romans » mais que, bien plutôt, « ils constituent une tragédie, la tragédie intérieure du destin humain unique, de l'esprit humain unique se révélant sous ses différents aspects et à des étapes différentes de sa route » 1 Tragédie de l'esprit humain qui, pour atteindre à la libertas major qui est liberté en Dieu doit, de par la nécessité interne de son destin, faire l'épreuve de la libertas minor, de « la liberté de choisir le bien, qui suppose la possi- bilité du péché » 2 Selon cette interprétation, dont nous ne faisons bien entendu ici qu'esquisser l'idée motrice, l'œuvre de Dostoïevski serait la geste de la marche de l'homme vers Dieu et vers la liberté en Dieu, la geste de cette marche s'enra- cinant dans son retard ou s'attardant à débattre de la libertas minor.

Thèse sans doute séduisante et qui éclaire bien des aspects de l'œuvre, mais qui n'en a pas moins de graves défauts. Et d'abord celui d'être contrainte, avant même d'en entamer l'explication, de placer l'œuvre sur un véritable lit de Procuste. « Le Sous-sol, écrit en effet Berdiaev, divise en deux parties l'œuvre de Dostoïevski. Jusque-là, Dostoïevski n'était encore qu'un psychologue, original sans doute, en même temps qu'un

1. Berdiaev, L'Esprit de Dostoïevski, Paris, Stock, 1945, e. a. 1974, p. 21. C'est à Viatcheslav Ivanov que Berdiaev reprend d'ailleurs cette définition du roman dostoïevskien comme tragédie (voir « Le Roman-tragédie », trad. in l'Herne, n° 24, p. 252-258). 2. Berdiaev, loc. cit.

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h u m a n i t a i r e , c o m p a t i s s a n t a u x p a u v r e s gens , a u x h u m i l i é s et

offensés, a u x h é r o s de la M a i s o n d e s m o r t s . L e S o u s - s o l i n a u -

gure la gén ia le d i a l ec t ique de Dos to ï evsk i . I l cesse d ' ê t r e u n

p s y c h o l o g u e p o u r deven i r u n m é t a p h y s i c i e n qu i su i t j u s q u ' a u b o u t la t r agéd ie de l ' espr i t h u m a i n . » 3 C e « b o u t », ce se ra i t b ien e n t e n d u les F r è r e s K a r a m a z o v , et c ' es t l à j u s t e m e n t q u e

le b â t blesse. C a r d a n s la p r é f a c e d e l ' o u v r a g e , D o s t o ï e v s k i

l u i - m ê m e a n n o n c e q u e ce qu ' i l d o n n e à l i re n ' e s t q u ' u n p r e m i e r

r o m a n , qu i deva i t ê t re suivi d ' u n s e c o n d , « le p r i n c i p a l »

L e r o m a n n ' e s t d o n c de rn i e r q u ' e m p i r i q u e m e n t et il n e s a u r a i t

ê tre ques t i on d ' e n fa i re le d e r n i e r c h a p i t r e d ' u n e n o u v e l l e P h é n o m é n o l o g i e de l ' E s p r i t ! C e t t e i n c e r t i t u d e n e fa i t auss i

b i en que r e n f o r c e r les d o u t e s s u r l a m é t h o d e d e B e r d i a e v

dé jà c o n t r a i n t de r e l é g u e r le « p r e m i e r D o s t o ï e v s k i » p a r m i

les p s y c h o l o g u e s et les h u m a n i t a i r e s . C e t t e c o u p u r e de l ' œ u v r e

en d e u x pa r t i e s c o m p o r t e e s sen t i e l l emen t d e u x dé fau t s , qu i

t i e n n e n t l ' un et l ' a u t r e au t r o p de n e t t e t é avec l a q u e l l e B e r d i a e v

l ' a f f i rme 5 E l l e e m p ê c h e d ' a b o r d q u e l ' œ u v r e de j e u n e s s e soit

p r i se en c o n s i d é r a t i o n , q u a n d elle est lo in d ' ê t r e auss i s imple

qu ' i l le laisse c ro i r e ( songeons s i m p l e m e n t à l a d i f fé rence p o u r

le m o i n s é t o n n a n t e et d igne d ' ê t r e i n t e r r o g é e d u D o u b l e p a r

r a p p o r t a u x P a u v r e s g e n s qu i fit b i en vi te r e v e n i r u n Be l in sk i

p a r e x e m p l e su r les é loges qu ' i l p r o d i g u a i t a u « n o u v e a u G o g o l »

que vena i t de lui p r é s e n t e r N e k r a s s o v E t de p lus , ap rès avo i r a m p u t é l ' œ u v r e d e sa p r e m i è r e moi t i é , elle m u t i l e e n c o r e in té -

r i e u r e m e n t ce qu ' e l l e p r é s e n t e p o u r t a n t c o m m e s o n n o y a u

a u t h e n t i q u e en s o u s - e n t e n d a n t q u e la d i m e n s i o n de la p a u v r e t é ,

de l ' humi l i a t i on o u d e l 'o f fense en se ra i t absen te . Il i m p o r t e au c o n t r a i r e de b i en c o m p r e n d r e q u e ce t te d i m e n s i o n n e cesse

de m a r q u e r la to ta l i té de l ' œ u v r e et a f f i rme sa p r é s e n c e j u s q u e d a n s le d e r n i e r r o m a n pub l ié . D a n s les K a r a m a z o v , l a m a l a d i e

et la m o r t d ' I l i o u c h a , l a t r agéd ie i n t i m e d e son pè re , le p e r -

3. Berdiaev, idem, p. 83. 4. Cf. Dostoïevski, FK, p. 1-2.

5. Il est amusant de constater que Berdiaev, qu'ignorent pourtant superbement les tenants de notre modernité, ne fait ainsi, et jusque dans ses outrances, qu'inaugurer sans le savoir ce qui allait plus tard devenir une mode. Songeons seulement à la distinction opérée par Althusser entre un « jeune Marx » et un « vrai (ou vieux ?) Marx » ou, par Richardson, entre un « Heidegger I » et un « Heidegger II ». 6. Voir Léonid Grossman, Dostoïevski, Moscou, Ed. du Progrès, 1970,

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s o n n a g e t o u t en t i e r de G r o u c h e n k a , sans p a r l e r de l ' a d m i r a b l e

f igure d u « p e t i o t », n e s a u r a i e n t ê t r e c o m p r i s e n d e h o r s d e ce t t e d i m e n s i o n .

O n vo i t a insi q u e la c o m - p r é h e n s i o n d e l ' œ u v r e n e se fai t

q u e su r l a b a s e de sa p r é a l a b l e r é d u c t i o n . E t ce t te v io l ence qu i

p a r c o u r t t o u t l 'essai de B e r d i a e v et s ' i m p r i m e d a n s son l a n g a g e

v o l o n t i e r s h é g é l i a n i s a n t e n v ien t à inva l ide r , n o n p a s b i e n sûr

te l le o u tel le a n a l y s e o u in tu i t ion s ingul ières , ma i s le p r o j e t

d ' e n s e m b l e , l a l igne d i rec t r i ce de l ' essa i et , peu t - ê t r e , ses

conc lus ions . L e d é t o u r p a r ce t e x e m p l e é ta i t nécessa i re . Il

r évè le en effet l a diff icul té m é t h o d o l o g i q u e f o n d a m e n t a l e d e

l ' en t r ep r i s e qu i se t en t e ici, c o m m e il p e r m e t d ' e n env isager la

so lu t ion . L a v i o l e n c e r é d u c t r i c e n ' e s t e n effet q u e le p r i x à

p a y e r d ' u n e v i o l e n c e an t é r i eu re , d e ce t te t r a h i s o n qu i cons is te

à r e f u s e r à l ' œ u v r e s o n s t a tu t p r o p r e d ' œ u v r e l i t t é ra i re p o u r

t r a n s f o r m e r s o n a u t e u r e n p h i l o s o p h e . M a i s D o s t o ï e v s k i n ' e s t

p a s u n p h i l o s o p h e ! R i e n chez lui, n i sa f o r m a t i o n , n i s a

c u l t u r e 7 n i s o n l a n g a g e — r i e n n e le r a t t a c h e à la ph i l o so -

phie . E t si son œ u v r e l i t t é ra i re es t de celles qu i s aven t si

a d m i r a b l e m e n t évei l ler la ré f lex ion p h i l o s o p h i q u e , e n elle-

m ê m e el le n ' e s t p a s œ u v r e d e p h i l o s o p h e .

C ' e s t d o n c u n e t o u t a u t r e r e l a t i o n qu ' i l f a u t en t r e t en i r avec

l 'œuvre . P e u t - ê t r e p o u r r o n s - n o u s e n p r é c i s e r l a n a t u r e à t r ave r s

u n e m é t a p h o r e m u s i c a l e ; n o u s s o n g e o n s a u x S o n a t e s p o u r

p i a n o et v io lon d e B e e t h o v e n . I l s e m b l e en effet q u e la p r o -

g ress ion m u s i c a l e n e s 'y fasse q u e d a n s et p a r l a r ep r i se et

l a r e l a n c e d e la p a r t i e de p i a n o p a r l a p a r t i e de v i o l o n et d e

la p a r t i e d e v i o l o n p a r l a p a r t i e d e p i a n o . C ' e s t à u n e r e l a t i on

d e ce t y p e q u e n o u s v o u d r i o n s p a r v e n i r , r e l a t i on d a n s l aque l l e

le t ex te et s o n i n t e r p r é t a t i o n n e son t p a s s u b o r d o n n é s l ' un à l ' a u t r e n i l ' a u t r e à l ' un , m a i s o ù c h a c u n vit d u r e s sau t et d u

7. Dans une lettre à son frère Mikhaïl écrite peu après sa sortie du bagne, Dostoïevski demande : « Envoie-moi Carus, la Critique de la Raison pure de Kant et si jamais un jour tu peux faire des envois par voie clandestine, expédie absolument Hegel, surtout l'Histoire de la Philosophie de Hegel. Tout mon avenir en dépend. » (Correspon- dance, I, p. 153). S'il finit par recevoir Hegel et Kant après bien des vicissitudes, il ne les lut jamais et son ami Strakhov « affirme que Dostoïevski lui aurait offert " sans l'avoir lue " l'Histoire de la Philo- sophie de Hegel, que son frère Mikhaïl avait fini par lui envoyer ». (Catteau, p. 103 ; pour cette question, voir p. 101-103). En fait de philosophie, Dostoïevski n'avait qu'une culture assez mince et toujours de seconde main.