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Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 — 1881 CŒUR FAIBLE (Слабое сердце) 1848 Traduction de G. d’Ostoya et G. Masson, Paris, Nelson, 1926. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Dostoievski - Coeur Faible

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Coeur faible

Fyodor Dostoevski

( )

1821 1881

CUR FAIBLE

( )

1848

Traduction de G. dOstoya et G. Masson, Paris, Nelson, 1926.

Deux jeunes gens, employs dans la mme administration, Arcade Ivanovitch Nefedovitch et Basile Choumkoff, vivaient sous le mme toit.

La routine oblige un auteur exposer au pralable lge, le grade, lemploi et mme le caractre des personnages quil met en scne; mais comme beaucoup dcrivains commencent leurs rcits de cette faon, le conteur de la prsente histoire, pour ne pas faire comme les autres, et peut-tre mme, diront quelques-uns, par une prsomption infinie, se voit oblig dentrer immdiatement en plein cur de son sujet.

Donc, le soir, la veille du Nouvel An, Choumkoff rentra chez lui vers les six heures. Couch sur son lit, son ami Arcade se rveilla, et, le regardant, les yeux encore mi-clos, constata que le camarade portait des vtements de fte et un jabot immacul: un tel luxe vestimentaire frappa le dormeur.

O diable est all Basile? se demanda-t-il, dautant plus quil na pas dn la maison!...

Quant Choumkoff, il alluma la bougie et Arcade devina aussitt que, le croyant toujours endormi, son collgue se disposait le rveiller.

En effet, Basile toussa deux fois, et, ayant fait le tour de la chambre, laissa tomber la pipe quil tait en train de bourrer, dans un coin, prs de la chemine.

Un rire intrieur gaya Arcade.

Allons, Vassia, assez rus! dit-il.

Tu ne dormais donc pas, Arcacha?

Je ne pourrais le dire, en vrit; il me semble que je ne dors pas.

Ah! Arcacha! Mon cher ami! Tu ne sais pas ce que je vais te raconter? Tu ne devines pas?

Cest juste, je ne le devine pas... Approche donc, Vassia.

Basile, qui ne sattendait pas la ruse dArcade, sapprocha immdiatement. Lautre le saisit aussitt par le bras et, en jouant, le renversa sur le lit, le serrant ltouffer, ce qui, par parenthse, avait lair de lamuser normment.

Te voil pris, cria-t-il.

Arcacha, voyons, Arcacha! que fais-tu? Laisse-moi, je vais abmer mon frac!...

Quimporte! que me fait ton frac? Pourquoi nes-tu pas plus mfiant? Allons, rponds: o es-tu all et o as-tu dn?

Arcacha, laisse-moi, je ten prie!

O as-tu dn?

Cest justement ce que je voulais te dire.

Alors, raconte.

Laisse-moi dabord me lever.

Non, je ne te laisserai point tant que tu ne me lauras pas dit!

Voyons, Arcacha... comprends donc quon ne peut pas agir ainsi! criait le faible Vassia tout en cherchant se dgager de la forte poigne qui le maintenait; il y a des choses, des matires!...

Quelles matires?

Il y a des choses dont on ne peut parler dans une position pareille. Cela vous fait perdre toute dignit... cela parat ridicule... Et laffaire ne lest point, je tassure... Bien au contraire, elle est tout fait srieuse...

Allons, allons, avec tes affaires srieuses! Quas-tu encore invent? Raconte-moi des choses drles, car jai envie de rire.

Dieu mest tmoin, Arcacha, que je ne peux pas le faire.

Je ne veux rien savoir...

Couch en travers du lit, Vassia cherchait par tous les moyens donner le plus de dignit possible ses paroles.

Je ne dirai quune chose, Arcacha...

Quoi?

Je suis fianc!

Arcade Ivanovitch ne dit plus un mot. Mais il prit le pauvre Vassia dans ses bras comme un enfant et, bien que son ami ne ft point de petite taille, mais au contraire trs long, quoique maigre, il se mit le promener travers la pice en faisant semblant de le bercer.

Ah! voil le fianc, dit-il. Je vais lemmailloter.

Puis, voyant que Vassia ne disait mot, il sarrta, et, comprenant enfin que la plaisanterie avait dpass les bornes, il posa sa victime par terre et lui dposa deux baisers amicaux sur les joues.

Jespre que tu nes pas fch, Vassia?

Non, mais aussi pourquoi fais-tu le fou? Combien de fois ne tai-je pas dit: Arcacha, ce nest pas du tout spirituel, ce que tu fais.

Tu nes pas fch?

Moi? Non! Tu sais bien que je ne me fche jamais! Tu mas simplement fait de la peine.

De la peine? Pourquoi?

Je suis venu vers toi comme vers un ami, pour touvrir mon cur, te dire tout mon bonheur...

Quel bonheur? De quoi veux-tu parler?

Je te rpte que je vais me marier! rpondit Vassia qui, en ralit, commenait se sentir agac.

Tu te maries, toi? vraiment? hurla Arcade. Non, non... quy a-t-il donc? Tu parles, et tes yeux sont pleins de larmes, mon Vassia, mon fils, allons! Est-ce bien vrai, cela?

Et Arcade Ivanovitch se prcipita de nouveau vers son ami pour le reprendre dans ses bras.

Tu comprends maintenant ma colre, dit Vassia. Tu es mon ami, un bon ami, je le sais. Je viens vers toi, gonfl de joie, lme exalte, et soudain je me vois oblig de te raconter mon histoire dans une posture grotesque, me dbattant sur ton lit, moi qui voulais te parler gravement, dignement... tu comprends, Arcacha, continua-t-il en riant. Jtais ridicule, et pourtant je ne peux pas ravaler ainsi mes sentiments les plus sacrs... Et si tu mavais demand comment elle sappelle, je te jure que je ne taurais point rpondu.

Mais pourquoi te taisais-tu, alors? Tu maurais tout dit, je naurais pas agi comme je lai fait, cria Arcade Ivanovitch, dont la dsolation faisait peine voir.

a va bien, allons! Tout cela a pour cause mon trop bon cur. Tu le sais bien, que jai bon cur. Ah! comme je regrette de navoir pu te dire cela, comme je le voulais, dune faon srieuse... qui tet fait plaisir... Tu sais, Arcacha, combien je taime, et que, si tu ntais pas l, je ne pourrais... il me semble... vivre en ce monde!...

Arcade Ivanovitch qui, malgr ses folles allures, tait trs sensible, riait et pleurait la fois. Vassia riant et pleurant, lui aussi, tous deux streignirent de nouveau.

Comment est-ce arriv? Raconte-moi tout, Vassia. Excuse-moi, mon cher frre, je suis tellement surpris, tellement surpris... ce fut pour moi comme un coup de tonnerre. Vive Dieu! mais ce nest pas possible, mon ami, tu viens dinventer tout cela?... Avoue... Tu mas menti?...

Ce disant, Arcade Ivanovitch sondait la figure de son ami, cherchant pntrer ses penses. Mais, voyant laffirmation se peindre sur les traits de Vassia, il sauta sur son lit et mit tant de joie et denthousiasme faire des cabrioles que tout tremblait dans la chambre.

Choumkoff le regardait faire.

Allons, Vassia, assieds-toi l! dit Arcade enfin, en sasseyant lui-mme sur le lit.

Je ne sais vraiment pas par quel bout commencer.

Sous lemprise dune douce motion, ils se regardrent longuement.

Qui est-elle, Vassia?

Mlle Artmieff! chuchota Choumkoff, dune voix que le bonheur faisait trembler.

Pas possible!

Je tavais dj rempli les oreilles de rcits la concernant, puis comme jai cess, tu nas rien remarqu. Oh! Arcade, cela maurait cot beaucoup de te le dire. Javais tellement peur de parler. Je craignais que tout chout, et pourtant je laimais, Arcacha! Mon Dieu! mon Dieu! quelle histoire, vois-tu, continua-t-il dune voix entrecoupe, trouble par tant de sentiments confus; elle avait un fianc cette poque, il y a un an de cela. Je lavais connu... Il tait... enfin... Puis il fut envoy en mission et il avait cess dcrire. Ils lattendaient, lattendaient, ne sachant ce que cela signifiait. Soudain, il y a quatre mois, il revient, mari. Ctait lche et vil!... Il ny avait personne pour plaindre ces malheureux. La pauvrette pleurait, pleurait, et moi jen suis tomb amoureux. Mais non, je lavais toujours aime!... Jallais chez eux de plus en plus souvent. Je cherchais la consoler... En vrit, je ne sais comment la chose est arrive, mais elle maima aussi. Il y a huit jours seulement que, nen pouvant plus, je me mis sangloter et je lui dis tout, que je laimais, bref, tout... Je suis prte vous aimer, moi aussi, rpondit-elle, mais, Basile Ptrovitch, vous savez que je suis une pauvre fille et que je nose plus aimer personne. Tu comprends, frre? tu comprends?... Nous nous sommes promisaussitt. Je rflchis longtemps, longtemps, et je demandai: Comment le dirai-je votre maman? Elle me rpondit: Cest difficile, en ce moment, attendez un peu; elle pleure, et elle craint encore. Aussi, peut-tre refusera-t-elle de me donner vous. Mais moi, vois-tu, je nai pas voulu attendre et jai parl la vieille. Lise tait genoux devant elle, moi aussi. Alors, elle nous a donn sa bndiction... Oh! Arcacha, mon bon ami! nous vivrons ensemble, car je ne pourrais plus te quitter.

Vassia, jai beau te regarder, et je ne puis croire, je te jure, je ne puis arriver te croire. Il me semble que tout cela... coute-moi! est-ce vrai que tu te maries? Moi aussi, je te lavoue, javais voulu me marier. Mais maintenant, cela mest gal. Allons, sois heureux, sois heureux!

Frre, je me sens le cur si lger, et la vie me parat si douce, dit Vassia. (Il se leva et, tout mu, se mit parcourir la chambre.) Nest-ce pas que tu ressens la mme chose?... Nous vivrons peut-tre pauvrement, mais nous serons heureux. Nest-ce pas que ce nest pas une chimre et que notre bonheur est l, sous la main, et que nous serons heureux, rellement?

coute, Vassia.

Quoi? dit lautre en sarrtant.

Il me vient une pense, mais jai presque peur de ten parler... Excuse-moi, tche dcarter mes doutes. De quoi vivras-tu? Je suis trs heureux que tu te maries. Je suis trs heureux. Mais je ne peux carter cette ide: de quoi vivras-tu?

Mon Dieu! mon Dieu! quel homme tu fais, Arcacha! dit Vassia, avec un regard tonn vers son ami. Que penses-tu donc? La vieille, elle-mme, na pas mis deux minutes pour comprendre tout ce que je lui ai expos. Demande-leur donc de quoi ils ont vcu jusquici. Cinq cents roubles, pour trois, cest tout ce quils avaient dpenser, cest cette somme que se montait la pension la mort du pre. Pour trois: Lisa, la vieille et le petit frre dont il faut payer la pension. Et voil tous leurs moyens dexistence. Cest nous deux qui sommes des capitalistes, car, vois-tu, jai des annes o je gagne sept cents roubles.

Voyons, Vassia, tu mexcuseras, je ne voudrais pas dtruire tes illusions, mais de quels sept cents roubles veux-tu parler? Tu nen as que trois cents...

Trois cents? tu ne comptes pas Julian Mastakovitch?

Julian Mastakovitch, mais, mon ami, ce nest pas une affaire sre. Ce nest pas comme les trois cents du traitement, o chaque rouble arrive comme un ami fidle. Bien entendu, Julian Mastakovitch est un brave homme, un grand homme mme, si tu veux, que jestime beaucoup, et je comprends fort bien quil soit si haut plac: je laime beaucoup, parce quil a de laffection pour toi et quil te paye ton travail, alors quil aurait pu tattacher lui sans rmunration... mais tu comprendras bien, Vassia. coute encore: jadmets que dans tout Ptersbourg on ne puisse trouver une aussi belle criture que la tienne, continua Nefedovitch, non sans quelque admiration, mais si un jour tu cesses de plaire (que Dieu nous garde!) ou si les affaires de Julian Mastakovitch sarrtent, ou bien encore sil en prend un autre, car tout peut arriver en ce monde... et alors, que feras-tu, Vassia?...

coute, Arcacha! dans ces conditions-l nous pouvons craindre aussi que le plafond nous tombe sur la tte...

Bien entendu, bien entendu... je ne dis rien...

Non, mais enfin!... Pourquoi veux-tu quil ait lintention de se sparer de moi?... Tu le sais, jexcute pourtant ses ordres ponctuellement. Et il est si bon pour moi: aujourdhui encore il ma donn cinq roubles or.

Est-ce possible! Une gratification, alors?

Mais non, cest de sa poche, et il a ajout: Voil cinq mois que je ne tai rien donn; prends donc cela. Je te remercie beaucoup, je suis trs content. Il ne faut pas croire que tu travailles pour rien. Cest ainsi quil ma parl et ses paroles mont presque fait pleurer, Arcacha.

Dis-moi, Vassia, as-tu termin cette copie quil ta demande?

Non, pas encore...

Vassia! mais quas-tu fait, mon cher?

Ne crains rien, Arcade, jai encore deux jours devant moi.

Comment se fait-il que tu naies pas travaill?

Allons, allons, te voil maintenant si effar que tout se bouleverse en moi. Il ny a rien de perdu encore, car, en y rflchissant, tu pourras compter que jai bien le temps de terminer.

Et si tu ny arrivais pas? scria Arcade. Il ta donn une gratification! Et tu te maries... Mon Dieu, mon Dieu!

Cela ne fait rien... ne fait rien, murmura Choumkoff, je vais reprendre linstant mme. Je my mets.

Comment as-tu fait pour abandonner...?

Arcacha! rflchis! pouvais-je rester en place? Au bureau mme, je ne pouvais rester assis, tant lattente me pesait sur le cur... Ah! je vais passer la nuit daujourdhui, celles de demain et daprs-demain, et tout sera termin...

Il en reste beaucoup?

Je ten prie, laisse-moi tranquille, ne me drange pas.

Marchant sur la pointe des pieds, Arcade Ivanovitch alla sasseoir sur son lit; ensuite il se leva, puis se rassit aussitt, songeant quil drangeait peut-tre son ami. Cependant, limmobilit lui pesait, tant son agitation tait grande. Il tait tout retourn encore par la nouvelle et tout vibrant de la joie premire quil en avait ressentie. Il regarda Choumkoff. Celui-ci lui lana un coup dil amical, puis, fronant les sourcils comme si dans ce mouvement de physionomie rsidait toute sa puissance de travail, il se remit compulser les papiers tals sur sa table.

Lui non plus navait pu encore matriser son trouble. Il changeait les plumes, remuait sur sa chaise, recommenait crire, mais sa main tremblait.

Arcacha, tu sais que je leur ai parl de toi, scria-t-il, comme sil stait rappel soudain quelque chose.

Tu leur as parl? et moi qui voulais justement te le demander! Alors, que tont-elles rpondu?

Je te raconterai cela plus tard. Dailleurs je ne voulais pas ten prvenir avant davoir achev la copie de quatre feuillets; mais voil que je me suis souvenu de toi, et delles. Tu vois, je ne peux pas crire; je pense tout le temps vous tous.

Un sourire errait sur les lvres de Vassia. Le silence retomba.

Mon Dieu! quelle mauvaise plume! sexclama Choumkoff.

Dun geste furieux il la jeta sur la table, puis en prit une autre.

coute, Vassia, un mot seulement.

Allons, dis vite.

Combien en reste-t-il encore copier?

Ah, frrot!...

Vassia fit une grimace, comme si cette question de son ami tait la plus dsagrable et la plus terrible quil ft possible de poser.

Beaucoup trop!

Jai une ide, tu sais...

Quelle ide?

Mais non, cris, cris!

Allons, dis-moi, quelle ide as-tu?

Il est sept heures, Vassia.

Nefedovitch sourit et lana son ami un regard malicieux, mais un peu timide cependant, un peu gn. Il ne savait pas comment le camarade allait prendre la chose.

Eh bien!

Vassia, qui avait, pour de bon, abandonn ses critures, le regardait maintenant droit dans les yeux, intrigu.

Sais-tu quoi?

Dis-le, enfin, au nom de Dieu!

Tu sais, tu es fatigu, tu ne pourras pas faire grandchose... attends, ne me contredis pas, je te vois venir...

Nefedovitch parlait vite et, se levant soudain, il chercha empcher Vassia de linterrompre.

Il faut te calmer, rassembler tes esprits, nest-ce pas?

Arcacha, Arcacha! scria lautre, se dressant dans son fauteuil, je tassure que je passerais ma nuit crire.

Bon, bon, mais il faudra te coucher au matin...

Pour rien au monde.

Mais si, mais si, il le faut absolument. Couche-toi vers les cinq heures et je viendrai te rveiller huit. Cest fte, demain, tu pourras crire toute la journe... la nuit aussi. Combien te reste-t-il, en somme?

Vassia, tout tremblant, lui tendit un cahier.

Voil, dit-il.

Mais il ny en a pas beaucoup.

Il y en a encore, mon ami, dit Vassia dun ton hsitant, humili.

Combien?

Deux... cahiers...

Cela ne fait rien, nous aurons le temps de finir.

Arcacha!

Tais-toi. Nous sommes la veille de la nouvelle anne, les familles se runissent table et nous deux, seuls, nous sommes comme des orphelins...

Et Nefedovitch saisit son ami dans ses bras herculens.

Cest dcid, Arcacha, dit Basile.

Je voulais te dire quelque chose, Vassia. Si...

Arcade sarrta, la bouche ouverte, lmotion lempchant de parler. Vassia le tenait par les bras, le regardant dans les yeux, remuant les lvres comme sil allait prononcer lui-mme la phrase devant laquelle hsitait son ami.

Alors, dit-il enfin.

Prsente-moi aujourdhui.

Arcade, nous y allons tout de suite, prendre le th. Que dis-tu de cette ide? Nous nattendrons mme pas lheure finale de lanne. Nous partirons avant, scria Vassia, sous lempire dune motion quil ne pouvait dissimuler.

Deux heures, alors, ni plus, ni moins.

Et ensuite, ce sera la sparation jusquau moment o mon travail sera termin.

Vassia!

Arcade!

Trois minutes plus tard, Arcade tait dj en grande tenue. Quant Vassia, qui navait pas quitt ses vtements de fte pour se mettre au travail avec tant dardeur, il se borna un coup de brosse.

Vivement, ils gagnrent la rue, lun plus heureux que lautre. La route allait Kolomna en traversant la Ptersbourskaa Storona. Arcade Ivanovitch marchait grands pas nergiques, et son allure montrait la joie quil prouvait en songeant au bonheur de Vassia. Celui-ci trottinait, sans rien perdre toutefois de sa dignit. Bien au contraire, Arcade ne lavait jamais vu sous un pareil jour: il lestimait et ladmirait davantage, et la disgrce physique de son ami Vassia je ne vous ai pas encore dit que notre hros avait une paule plus basse que lautre, dfaut qui, dhabitude, excitait la compassion dArcade ne faisait quaccrotre cette tendresse profonde quil prouvait pour son ami et dont ce dernier se montrait si parfaitement digne. Il avait peine retenir des larmes de joie.

O vas-tu, Vassia? Cest plus prs par ici, scria-t-il en voyant que son ami cherchait gagner la Perspective de Vosnessensk.

Tais-toi, Arcade, tais-toi.

Je tassure que cest plus prs par ici, Vassia.

Tu sais, Arcade? commena Vassia dun air mystrieux. Tu sais...

Sa voix steignait sous lempire de la trop douce motion.

Quoi?

Je voudrais apporter un petit cadeau Lisa!

Que veux-tu lui acheter?

Tu vois, frrot, l-bas, le beau magasin de Mme Leroux?

Eh bien!

Un petit bonnet; jen ai vu un, aujourdhui, si petit et si beau; jai demand, on ma dit que ce modle sappelait Manon Lescaut. Cest un vrai miracle, des rubans couleur cerise. Et pas cher!... Et, mme plus cher, cela ne ferait rien, nest-ce pas, Arcacha?

Tu es le plus grand des potes, Vassia. Allons-y!

Ils se mirent courir, et deux minutes aprs ils entraient dans le magasin de modes.

Une Franaise aux yeux noirs vint au-devant deux et, ds le premier regard jet sur ses visiteurs, sa figure sanima, comme la lueur dune clart joyeuse. Vassia et voulu lembrasser.

Arcacha, dit-il mi-voix en tournant des yeux blouis vers toutes les jolies choses montes sur des petits pieds en bois qui garnissaient la table du magasin, cest miraculeux, regarde cet enchantement.

Il dsigna un amour de petit bonnet qui se dissimulait dans un coin, non pas celui quil avait dabord remarqu, mais un tout diffrent, qui se trouvait plus loin. Il le regardait avec une telle convoitise quil semblait craindre de le voir senvoler ou disparatre au gr dun hasard mchant.

Vois, dit Arcade Ivanovitch le doigt vers une autre coiffure, celui-l est plus beau, mon avis.

Cela te fait honneur, Arcacha, et je reconnais vraiment ton bon got, rpondit le jeune homme qui voulait sans doute ruser pour amener son ami approuver son choix. Mais viens ici, et regarde ce bonnet.

Ne pouvant dominer son enthousiasme, Vassia saisit la petite coiffe. Celle-ci, tout heureuse, aurait-on dit, de rencontrer si gentil acheteur, donnait limpression de descendre toute seule de son perchoir au-devant de la main du jeune homme. la vue de ces rubans, de ces ruches, de ces dentelles, un cri dadmiration sortit de la puissante poitrine dArcade. Mme Leroux elle-mme, qui avait gard une dignit silencieuse durant le temps de ce choix hsitant, rcompensa dun sourire le bon got de Vassia, heureux de voir que le joli geste et le gracieux sourire marquaient une visible approbation.

Oui, disait-elle, vous avez devin ce quil faut, et vous me paraissez digne du bonheur qui vous attend.

En as-tu mis, de la coquetterie, chercher ce coin solitaire! scria Vassia, regardant avec amour le petit bonnet. Tu le faisais exprs, de te cacher!

Il dposa un baiser sur le frle objet, ou plutt, craignant de froisser son trsor, il embrassa le vide qui lentourait.

Cest ainsi que se dissimule la vritable vertu, ajouta Arcade, qui, pour la circonstance, se rappela cette phrase, lue dans un journal le matin. Alors, Vassia, que faisons-nous?

Vivat! Arcacha! Tu as de lesprit et je te prdis que tu vas faire fureur dans la socit fminine. Madame Leroux... Madame Leroux...

Que dsirez-vous?

Ma chre madame Leroux...

Mme Leroux regardait Arcade Ivanovitch en souriant avec malice de lexaltation du fianc.

Vous ne voudriez pas croire combien je vous adore en ce moment... Permettez-moi de vous embrasser.

Et Vassia dposa deux baisers respectueux sur les joues de la marchande.

Rellement, il fallait un grand effort de dignit pour viter le ridicule dans la socit dun pareil vapor. Mais Mme Leroux avait accueilli lexubrante admiration de Vassia avec tant de gentillesse et de bonne grce que le grotesque des allures et des propos du jeune fou en fut attnu. Elle lexcusa, car, vrai dire, pouvait-on se fcher de pareilles gamineries?

Quel est le prix, madame?

Cinq roubles or, rpondit-elle, dj revenue au sourire commercial.

Et celui-l? demanda Arcade en dsignant le bonnet quil avait remarqu.

Huit roubles.

Vassia restait indcis:

Permettez, permettez! Dites-moi, madame Leroux, lequel, selon vous, est le plus gracieux et le plus seyant?

Lautre est plus riche, mais celui que vous avez choisi est plus coquet.

Cest donc celui que nous allons prendre.

Mme Leroux enveloppa le bonnet dans une feuille de papier de soie trs mince et fixa le paquet avec des pingles. Et ctait si dlicatement fait quil semblait que le papier ft encore plus lger quavant. Respirant peine, Vassia prit soigneusement le frle objet, salua Mme Leroux et, aprs de nouvelles amabilits, sortit du magasin.

Je suis un viveur, je suis n pour tre un viveur! criait-il, riant nerveusement, petits clats.

Il trottinait maintenant, cherchant viter les passants, les souponnant de noirs desseins, du dsir criminel dcraser son trsor.

coute, Arcacha, commena-t-il.

Tous les chants dun amour triomphant semblaient vibrer dans ses paroles.

Arcade, je suis si heureux, si heureux!

Et moi! mon petit Vassia.

Non, Arcacha! Ton affection pour moi est infinie, je le sais, mais tu ne peux ressentir la centime partie de ce que jprouve. Mon cur dborde, Arcacha! je ne suis pas digne de tant de bonheur. Je le sens, je le reconnais.

Il parlait, et des sanglots assourdis faussaient le timbre de sa voix.

Quai-je donc fait pour gagner ce bonheur? Quai-je fait, dis-moi? Regarde! Combien de gens autour de nous, combien de larmes, combien de chagrins, combien de pauvres vies quotidiennes sans joies ni ftes! et moi!... moi!... une pareille jeune fille maime!... Mais tu vas la voir dans quelques instants et tu pourras toi-mme apprcier ce noble cur. Je suis de basse extraction; jai un grade, cest vrai, des appointements, une situation indpendante, peut-tre, mais jai un dfaut physique: une de mes paules est plus basse que lautre, tu le sais; et malgr cela, elle maime, tel que je suis!... Et Julian Mastakovitch a t pour moi si tendre, si attentionn, si poli, et lui qui me parle cependant si rarement sest approch de moi: Alors, Vassia (je te jure, il ma appel de mon petit nom), tu vas faire la fte, nest-ce pas? Et il riait en me disant cela. Oui, oui, Votre Excellence, ai-je rpondu. Et, rassemblant tout mon courage, je repris: Peut-tre bien, Votre Excellence. Cest l quil me donna de largent, puis ajouta encore quelques mots. Jtais tellement touch que je me suis mis pleurer. Lui aussi tait trs mu; il me donnait des petites tapes sur lpaule et il dit: Sois toujours aussi sensible, Vassia, comme aujourdhui...

Le jeune homme se tut un instant et Arcade Ivanovitch, ne pouvant plus dominer son trouble, se retourna pour sessuyer furtivement les yeux.

Et encore... encore..., continua Vassia. Je ne tai jamais parl de cela... Arcade... Arcade, ton amiti mhonore tellement. Je ne pourrais vivre sans toi, Arcacha. Non, non, ne dis rien, laisse-moi te serrer la main, laisse-moi te re...mer...cier...!

Trop mu, Vassia ne pouvait continuer.

Arcade Ivanovitch voulut le serrer dans ses bras, mais, comme ils traversaient la rue, le cri dun cocher qui hurlait: Prenez garde! len empcha et tous deux, surpris, rendus prudents, coururent vers le trottoir.

Arcade Ivanovitch tait mme satisfait que lincident et mis fin ce flux de paroles. Les circonstances prsentes taient la cause des panchements de gratitude de Vassia. Mais lui, Arcade, se reprochait de ne pas mriter rellement pareilles effusions: il sentait que, jusquici, il avait si peu fait pour son ami! Une sorte de honte le prenait de ces chaudes manifestations, que rien, dans leurs relations anciennes, ne justifiait. Alors, il songea quil avait encore toute la vie devant lui pour se dvouer et il respira plus aisment...

On avait sans doute perdu lespoir de leur visite car tout le monde tait dj autour de la table de th. De plus, Vassia, par taquinerie, avait dclar sa fiance quil ne pourrait sans doute pas disposer de sa soire.

Il faut croire, pourtant, que les vieux sont plus clairvoyants que les jeunes: Lise avait tant affirm sa mre que Vassia ne viendrait pas son cur serr le lui faisait craindre que la vieille dame avait fini par douter, elle aussi; cependant, au fond, une voix lui disait que le jeune homme ne pourrait certes pas rester chez lui ce jour de fte et que, ntant pas de service, il accourrait srement.

Lise ne sattendait donc pas le voir ce soir: quand elle ouvrit la porte, elle nen put dabord croire ses yeux. Une rougeur subite envahit ses joues, son cur battait comme celui dun oiseau pris au pige: mon Dieu! quelle surprise! Quel Ah! joyeux schappa de ses lvres!

Cher menteur! scria-t-elle en se lanant au cou de Vassia.

Reprsentez-vous son tonnement et sa confusion, quand, derrire son fianc, elle vit Arcade Ivanovitch qui, fort intimid, cherchait se dissimuler.

Car il faut vous dire que le pauvre Arcade ntait jamais bien son aise dans la socit des femmes et il lui tait mme arriv... mais nous en parlerons plus tard. Cependant, veuillez vous mettre sa place; il ny a rien de bien drle cela: il est l, dans lantichambre, avec ses caoutchoucs, son manteau et son bonnet oreilles, tout envelopp dune charpe jaune, grossirement tricote, attache par derrire sans aucune lgance. Il aurait fallu enlever tout cela vivement, pour se prsenter sous un jour plus favorable: un dsir naturel tout homme, cest de chercher paratre sous son meilleur aspect.

Et, en outre, il y avait encore ce bon Vassia qui devenait subitement insupportable, mlant aux compliments la fantaisie la plus extravagante, sans piti pour la gne de son compagnon.

Le voici! criait-il. Ma chre Lise, je te prsente Arcade. Regarde-le! Cest mon meilleur ami. Embrasse-le, Lise, et quand tu le connatras mieux tu lembrasseras davantage...

Eh bien!...

Que devait faire en cette occurrence Arcade Ivanovitch, qui navait mme pas dfait son charpe?

vrai dire, il avait honte de lenthousiasme excessif de Vassia, de cette exubrance, qui, tout en dnotant un cur excellent, tait nanmoins hors de propos.

Enfin, tous deux pntrrent dans la premire chambre. La vieille mre parut infiniment heureuse de connatre Arcade: elle en avait entendu dj dire tant de bien!

Elle ne put mme pas terminer sa phrase, car un Ah! de joyeuse surprise lavait arrte... Mon Dieu! Lise se tenait devant le petit bonnet, maintenant sorti du papier de soie, et, les mains jointes dans un geste naf, souriait avec tant de grce que les deux jeunes gens regrettrent de navoir pu trouver chez Mme Leroux quelque chose dencore plus charmant.

Ah! mon Dieu! o peut-on trouver plus joli bonnet? Je le dis srieusement!

Il me faut vous avouer que je ressens quelque colre en pensant lingratitude des deux jeunes gens envers le petit bonnet. Mais regardez donc, messieurs! que peut-on trouver de plus beau? mais regardez donc!...

Cependant, mes reproches sont inutiles, car maintenant tout le monde est daccord avec moi; ce na t quun brouillard subit, un garement momentan; je suis prt pardonner... En revanche, je vous prie, contemplez le petit bonnet... Excusez-moi de mon insistance, mais je ne puis men dtacher: il est tout en tulle, lger, si lger; un large ruban couleur cerise, garni de dentelles, court entre le tulle et la ruche; deux autres, larges et longs, tombent sur la nuque... Il faut que Lisa sen coiffe et alors vous men direz des nouvelles!... Mais... je crois que vous ne regardez point. Cela vous parat indiffrent... oui... vous tournez la tte dun autre ct... Il me semble que vous contemplez deux grosses larmes, deux perles qui brouillent des yeux plus noirs que des charbons et qui, aprs avoir tremblot un instant sur les longs cils, viennent choir sur luvre dart de Mme Leroux... Et voil que le dpit me prend de nouveau: ce nest pas le bonnet qui fait couler ces deux larmes. Non! Je pense quun cadeau pareil devrait soffrir avec plus de gravit; cest alors seulement quon peut lapprcier sa juste valeur! Vous voyez, monsieur, que je dfends toujours mon petit bonnet.

On prit place, Vassia prs de Lisa, et la vieille mre ct dArcade. La conversation sanima et Arcade sut se montrer sa hauteur. Cest de grand cur que je lui rends cette justice, car jamais je naurais attendu autant de lui.

Aprs quelques phrases bien senties propos de Vassia, il se mit louanger avec loquence Julian Mastakovitch, son bienfaiteur. Il parla si raisonnablement et si intelligemment quune heure durant la conversation ne chma pas. Il fallait voir avec quel tact et avec quelle connaissance du monde Arcade Ivanovitch stendait sur quelques traits particuliers de Julian Mastakovitch se rattachant de faon plus ou moins directe ses rapports avec Vassia.

Quant la petite vieille, elle tait sous le charme: elle ne sen cachait point, et, ayant attir Vassia dans un coin, elle lui dit quelle considrait son ami comme un jeune homme particulirement aimable et surtout comme un esprit solide, remarquablement quilibr. Vassia eut toutes les peines du monde ne pas rire, car il se rappelait quune heure auparavant cet homme srieux lui avait fait subir mille gamineries.

La mre fit un signe Vassia, qui la suivit dans une chambre voisine. Disons-le: elle allait trahir le secret de sa fille. Elle le faisait, certes, par bon cur, par excs de bon sentiment. Il nempche que, ces rserves faites, nous sommes oblig de dire quelle voulut montrer davance au fianc le prsent que Lisa lui rservait pour le premier jour de lanne.

Ctait un portefeuille brod dor, avec des dessins parfaits: dun ct on voyait une biche, faite de grains de verre, et dun naturel achev; de lautre, il y avait le portrait dun gnral connu, frappant de ressemblance.

Je ne veux point mtendre sur ladmiration que manifesta le jeune homme et nous allons rentrer au salon o lon ne perd pas non plus son temps.

Lise se dirige vivement vers Arcade, et, saisissant ses deux mains, lui rend grce de la visite quil avait bien voulu leur faire et de lamiti quil porte son cher Vassia. Elle parat trs mue: elle a entendu dire quArcade tait un vritable frre pour son fianc, quil laimait beaucoup, quil le guidait, le soutenait de ses conseils; aussi, elle, Lise, doit len remercier cordialement. Elle ajoute quelle croit pouvoir esprer quArcade Ivanovitch laimera aussi, sinon autant que Vassia, tout au moins beaucoup. Ensuite, elle le questionne sur la sant de son ami, puis exprime quelques craintes sur le peu de connaissance quil semble avoir des hommes et de la vie pratique.

Elle affirme quelle-mme le surveillera, quelle lentourera de ses soins et quenfin elle compte bien quArcade Ivanovitch ne les quittera pas et quil habitera toujours avec eux.

Et, sous le coup dune troublante motion, elle scrie navement:

Nous ne ferons quun seul tre, tous les trois.

... Cependant il fallait partir. Bien entendu, la mre et la fille insistrent pour les garder encore, mais Vassia ayant dclar sans ambages quil ne pouvait rester plus longtemps, Arcade Ivanovitch approuva.

On demanda les raisons de ce dpart htif, et tout le monde le trouva justifi quand on sut que le travail confi Vassia par Julian Mastakovitch tait press et trs important; il fallait le remettre aprs-demain matin, et non seulement il ntait pas termin, mais, le pire, cest quil ntait pas mme commenc.

La mre, trouble ce rcit, et Lise, inquite, ne cherchrent plus retenir le fianc. Le dernier baiser ny perdit rien et, sil fut plus court que tant dautres changs dj, il ne fut ni moins chaleureux, ni moins passionn.

Enfin, on se quitta et les deux amis reprirent le chemin de leur logement.

Aussitt dans la rue, ils sempressrent de se transmettre leurs impressions mutuelles.

Il ne pouvait en tre autrement. Arcade Ivanovitch tait amoureux, lui aussi. Qui, plus que Vassia, tait capable de le comprendre? Il lavoua donc Vassia qui se mit rire, trs heureux, ajoutant que ce sentiment navait rien dexagr et que bientt ce serait le lien qui les rapprocherait encore davantage.

Tu mas devin, Vassia! scria lami. Je laime autant que je taime, toi, et elle sera mon ange aussi bien que le tien. Votre bonheur stendra sur moi et me rchauffera, moi aussi. Elle sera ma patronne, et cest entre ses mains que je remets mon destin. Mon amiti pour vous deux est gale; vous restez insparables dans mon cur et dans ma pense et jaurai deux tres aimer au lieu dun...

Trop gonfl de bonheur, Arcade se tut, laissant son compagnon remu jusquau fond de lme par ces derniers mots.

Le fait est que Vassia naurait jamais cru que semblables paroles pussent sortir de la bouche dArcade, qui ntait pas expert en discours et navait rien non plus dun rveur; et voil cependant que maintenant il se lanait dans des rves... et quels rves: les plus gais, les plus frais, les plus colors!...

Que ne ferai-je pour vous entourer de mes soins? reprit-il. Dabord, je veux tre le parrain de tous tes enfants. Et puis, Vassia, il nous faut maintenant songer lavenir: il faut acheter des meubles, louer un appartement, pour que chacun de nous trois ait sa chambre lui. Sais-tu, Vassia, ce que je vais faire demain? Jirai voir tous les criteaux annonant des locaux libres. Trois... non, deux... deux pices nous suffiront. Je crois mme que mes paroles de ce soir taient btes: nous aurons assez dargent! Oui! jai vu ses yeux, jai vu ce quelle peut faire et je suis sr que nous aurons suffisamment dargent. Tout ce que nous avons sera pour elle, et nous travaillerons, ami Vassia. Maintenant, nous pouvons risquer vingt-cinq roubles pour le loyer, car, vois-tu, un appartement, cest tout! De belles pices... et aussitt lhomme devient gai et ses rves sclaircissent! Lise sera notre trsorier; pas un kopeck de perdu avec elle. Penses-tu, que je vais aller au caf! Pour qui me prends-tu donc? De plus, nos traitements vont tre augments et, comme nous ferons notre service dune faon exemplaire, nous pourrons compter sur des gratifications. Crois-moi, le travail marchera, nous serons comme des bufs au labour!... Imagine-toi!... (Et la voix dArcade trembla dmotion joyeuse.) Chacun de nous reoit aujourdhui trente trente-cinq roubles inattendus: chaque gratification on lui achte un bonnet, ou une charpe, ou des bas. propos, il faudra quelle me tricote une charpe: regarde la mienne; comme elle est vilaine; ma-t-elle fait honte aujourdhui! Et puis, tu es bon aussi, toi: tu me prsentes elle tout engonc et je suis l comme avec un collier de cheval autour du cou! Mais laffaire nest pas l... Je prends largenterie mon compte; je suis oblig de vous faite un cadeau de noce. Cest mon devoir et cest une joie pour moi... Cest cet achat que je vais consacrer ma gratification de nouvelle anne. (Jespre quelle ne mchappera pas.) Je vous achterai donc des cuillers en argent, des couteaux. Et moi, je moffrirai un beau gilet, car cest moi qui serai garon dhonneur! Quant toi, il faudra marcher droit: je vais te surveiller, une trique la main, pour que tu finisses ton travail temps! Une fois termin, nous voil de nouveau heureux. Nous passerons nos soires chez elles. Dieu! que ce sera beau! Quel malheur que je ne puisse taider! Cest regrettable que nous nayons pas la mme criture: jaurais fait la copie ta place...

Oui, rpondit Vassia. Oui, il faut se presser, car je crois quil nest pas loin de onze heures.

Il stait born jusqualors couter, tantt souriant, tantt cherchant interrompre dun geste les panchements enthousiastes de son ami. Mais en prononant ces derniers mots, il devint soudain taciturne et pressa le pas. Une pense lourde accablait sa tte brlante; il lui semblait que son cur cessait de battre.

Arcade Ivanovitch sinquita, mais ses questions prcipites restaient sans rponse: Vassia cherchait visiblement esquiver toute conversation et ne lchait que des monosyllabes et des exclamations sans suite, sans rapport avec les paroles dArcade.

Mais quas-tu donc, enfin? insista ce dernier en courant derrire son ami. Que crains-tu donc?

Vassia manifesta une vive impatience.

Assez caus, frre!

Allons, point de tristesse, Vassia, interrompit Arcade. Je tai vu souvent terminer tes travaux avant les dlais fixs. Il ny a rien dire: tu es habile. Le cas chant, on pourra mme activer. Je te dis que tu arriveras temps. Il est comprhensible quun peu mu et nerv, tu ne puisses pas aller trs vite aujourdhui: mais demain...

Vassia ne rpondait rien, marmottant seulement des mots confus, suivi dArcade inquiet. Ils arrivrent la maison.

Sans perdre de temps, Vassia sassit devant son travail. Arcade, silencieux, se dvtit et se coucha, ne quittant pas son ami du regard. Une crainte vague le prenait...

Que peut-il avoir? se demandait-il, observant la figure ple de Vassia, ses yeux brillants et linquitude qui se manifestait dans chacun de ses mouvements. Comme ses mains tremblent!... Ne vaudrait-il pas mieux lui conseiller de se coucher une heure ou deux? Il se calmerait peut-tre.

Vassia, qui venait de terminer une page, leva les yeux, regarda Arcade et aussitt reprit sa plume.

coute, Vassia, dit Arcade Ivanovitch, si tu te reposais un peu? On dirait que tu as la fivre...

Lair irrit, Vassia regarda de nouveau son ami et ne rpondit pas.

Quelle figure tu as, Vassia!

Lautre se ressaisit enfin:

On pourrait peut-tre prendre du th, Arcacha, dit-il.

Pourquoi?

Cela donne des forces... je nai pas sommeil et je ne dormirai pas. Je continuerai dcrire. En attendant, je vais me reposer un peu en buvant du th. Ce mauvais moment passera.

Trs bien, ami Vassia, trs bien! Cest ce que jaurais d te proposer et je mtonne que a ne me soit pas venu tout de suite lide. Mais la servante est couche. Comment faire pour la rveiller?

Ah oui!

Aprs tout, btises que tout cela! reprit Arcade, sautant en bas de son lit. Je vais mettre chauffer le samovar moi-mme. Ce ne sera pas la premire fois.

Tel quil tait, pieds nus, en chemise, Arcade courut la cuisine pour soccuper du samovar et Vassia reprit ses critures. Ensuite, Arcade shabilla et sen alla jusqu la boulangerie pour acheter des petits pains afin de rconforter Vassia pendant son travail de nuit. Un quart dheure aprs, le samovar tait plac sur la table, les jeunes gens buvaient, mais la conversation ne reprenait pas. Vassia restait toujours distrait.

Et voil! dit-il enfin aprs rflexion. Il faut aller demain prsenter ses souhaits pour la nouvelle anne.

Tu nas pas besoin...

Frre, il le faut, rpondit Vassia.

Je peux signer pour toi sur les listes des visiteurs. Pourquoi veux-tu te dranger? Tu travailleras comme un bon diable. Il faudrait rester au travail jusqu cinq heures, te coucher ensuite jusqu huit. Alors, je te rveillerai. Sans cela, songe quoi tu vas ressembler demain.

moiti convaincu, Vassia demanda:

Sera-ce bien que tu signes pour moi sur les listes des visiteurs?

Pourquoi pas? Cest ainsi que lon procde habituellement.

Je tassure que je crains...

Que crains-tu donc?

Chez les autres, je ne dis pas. Mais chez Julian Mastakovitch, qui est mon bienfaiteur?... Sil lui arrivait de constater que ma signature est contrefaite?

Constater? que tu es bte, Vassia! Comment veux-tu quil le constate?... Tu sais bien que jimite sy mprendre ta signature et ton paraphe.Allons, tranquillise-toi. Qui veux-tu qui remarque cela?

Vassia ne rpondit point: il finissait lentement son verre de th, la pense ailleurs, lair proccup.

Mon bon Vassia! Ah! si nous russissions! si nous russissions! Mais, tu me fais peur! Moi non plus, je ne me coucherai pas. Montre voir combien il te reste copier.

Vassia lui lana un tel regard quArcade, son tour, sentit son cur sarrter.

Vassia, continua-t-il avec embarras, quas-tu donc? Pourquoi me regardes-tu ainsi?

Arcade, je tassure quil vaut mieux que jaille moi-mme souhaiter la bonne anne Julian Mastakovitch.

Si tu veux! rpondit Arcade, qui se lassait de cette discussion vaine et contemplait son camarade dun regard anxieux.

Puis, dun trait, il lcha toutes ses penses:

coute, Vassia! tche de te presser: tu sais que je ne te veux que du bien, que je te dis tout ceci avec les meilleures intentions, Dieu mest tmoin! Combien de fois mas-tu rpt les paroles de Julian Mastakovitch, qui se plat, surtout, disais-tu, voir que ton criture est si lisible. Il nest pas comme Skoroptkine qui, lui, aime que lcriture soit trs belle, pour donner ses enfants un modle de copie et faire ainsi des conomies sur les fournitures scolaires! tandis que Julian Mastakovitch ne dsire quune chose: lisible, lisible, encore une fois, lisible!... Que veux-tu? Pourquoi te donner tant de peine faire de la calligraphie? Je ne sais plus quoi te dire... jai peur pour toi... et tu me fais mal avec ton anxit.

Ce nest rien, ce nest rien, dit Vassia, qui, de fatigue, tombait sur sa chaise.

Arcade seffraya.

Veux-tu de leau, Vassia?

Allons, allons, dit Vassia en lui serrant la main, ce nest rien, ce nest rien; jtais simplement un peu triste et sans mme savoir pourquoi. coute, parlons dautre chose; ne me rappelle plus toute cette affaire...

Calme-toi, pour lamour de Dieu! Calme-toi, Vassia! Tu en viendras bout, je tassure, et si mme tu ne finissais pas en temps voulu il ny aurait pas grand mal cela! Ce nest pourtant pas un crime!

Vassia regarda son ami dune faon tellement trange que lautre se tut, effray, ne lui ayant jamais vu pareille expression.

Arcade! dit Vassia, si jtais seul, comme jadis... Non, ce nest pas ce que je veux dire. Je voudrais tout te dire, comme un ami... Du reste, je ne veux pas que tu tinquites pour moi. Tu vois, Arcade, il est donn aux uns de faire de grandes choses; dautres font de petits travaux, comme moi. Mais, si on te demandait de la reconnaissance, et si tu ne pouvais pas...

Je ne te comprends pas.

Jamais je ne fus ingrat, continuait Vassia, comme se parlant lui-mme. Mais, si je ne suis pas en tat dexprimer ma pense, je sens nanmoins que... il peut paratre que je montre aujourdhui de lingratitude et cest cela, surtout, cest cette ide-l qui me tue.

Mais que dis-tu l, voyons? Si tu narrives pas, pour cette fois, en quoi veux-tu voir de lingratitude? Rflchis ce que tu dis, Vassia! La reconnaissance est-elle borne de si petites choses?

Silencieux, Vassia leva les yeux sur son ami, dont largument semblait branler ses doutes. Il sourit mme un instant, mais reprit aussitt son expression pensive. Arcade, qui avait pris ce sourire pour le terme de toutes ses craintes, vit en cette nouvelle angoisse une dcision de mieux faire et se rjouit intrieurement.

Allons, frre, dit Vassia, regarde-moi bien. Il ne faut pas que je me rendorme, cela pourrait tourner mal. Aussi, je me remets travailler!... Arcade?

Quy a-t-il encore?

Rien. Cest simplement... je voulais...

Vassia reprit sa place et se tut. Arcade se recoucha. Ils navaient, ni lun ni lautre, parl des habitants de Kolomna. Peut-tre tous deux sentaient-ils que leur visite de ce soir les avait dtourns de leur devoir professionnel.

Arcade sendormit bientt, le cur gros. Et le matin, quand il sveilla, il vit, son grand tonnement, Vassia qui dormait sur la table, la plume la main. Il tait blme et semblait extnu. La chandelle venait de steindre. Dans la cuisine, on entendait la servante Mavra qui prparait le samovar.

Pris de peur, Arcade se leva vivement.

Vassia, Vassia, scria-t-il, quand tes-tu donc endormi?

Le jeune homme, rveill en sursaut, se dressa, effar.

Il tait six heures, peut-tre, rpondit-il. Quil fait froid, la nuit! Prenons un peu de th, et je vais me remettre au travail tout de suite.

Te sens-tu mieux?

Oui, oui, a va, a va mieux...

Je te souhaite une bonne anne, frre.

toi pareillement. Une bonne sant, frre.

Ils sembrassrent. Le menton de Vassia tremblait, ses yeux se mouillrent. Arcade Ivanovitch restait silencieux: une vague tristesse le glaait. Le th fut aval vivement.

Arcade, jai dcid que jirais moi-mme faire visite Julian Mastakovitch.

Je tassure quil ne remarquera pas...

Mais, cest le remords qui me torture, Arcacha.

Cest pour lui, pourtant, que tu travailles et que tu te fatigues... Voyons, sois raisonnable.

Il se tut, puis reprit dun ton mal assur:

Javais aussi lintention daller l-bas...

O donc? demanda Vassia.

Chez les Artmieff. Je les fliciterais de ta part aussi...

Ah! cher ami. Moi, je vais rester ici. Cest trs bien combin. Je travaillerai pendant ce temps-l! Attends un peu, je vais crire une lettre.

cris donc, ami, cris, pendant que je vais me raser, faire ma toilette, nettoyer mon frac. Tu vas voir, Vassia, comme nous serons heureux et tranquilles. Allons, embrasse-moi....

Ah! si tu pouvais dire vrai!

Une voix denfant retentit soudain dans la cuisine:

Est-ce ici quhabite le fonctionnaire Choumkoff?

Ici, ici, rpondait Mavra en faisant entrer le visiteur.

Qui est l? qui est l? scria Vassia, slanant vers lantichambre. Cest toi, Ptia? cest toi?

Un petit garon brun, aux cheveux boucls, entra dans la pice.

Bonjour, Basile Ptrovitch, je viens vous souhaiter la bonne anne. Ma sur vous salue, ainsi que maman. Ma sur ma charg de vous embrasser pour elle.

Vassia, joyeux, saisit le messager, lenleva dans ses bras et dposa un long baiser sur les lvres enfantines qui ressemblaient trangement celles de Lisa.

Puis il remit le garonnet son ami. Sans toucher terre, Ptia passa dans la puissante treinte dArcade Ivanovitch.

Embrasse-le, Arcade! criait Vassia.

Veux-tu du th, petit chri?

Je vous remercie infiniment. Nous en avons dj pris! On sest lev de bonne heure, aujourdhui, et les miens sont partis la messe. Surette a mis deux heures me dbarbouiller, me friser et raccommoder ma culotte que javais dchire hier en jouant dans la rue avec Sacha: on samusait se lancer des boules de neige...

Tiens, tiens!

Elle ma bien recommand daller chez vous. Puis elle ma embrass beaucoup de fois et elle a dit: Va trouver Vassia, souhaite-lui une bonne anne, et demande sil a bien dormi et si laffaire dont on a parl hier est bien termine... Je ne sais plus quoi... Ah! oui: jai inscrit cela sur le petit papier. Et sortant une petite feuille de sa poche: Ah! ils sinquitaient.

a va tre termin! Oui, oui, dis-lui que tout sera fini temps, parole dhonneur!

Ah! encore... jai oubli de vous dire que ma sur vous envoie une petite lettre avec un cadeau. Et moi qui oubliais...

Mon Dieu! mon Dieu! mon petit chri! O est ta lettre?... Ah! la voil... regarde, Arcacha, ce quelle mcrit, mon aime, ma douce! Hier, javais vu le portefeuille prpar pour moi. Comme il nest pas encore achev, elle menvoie une boucle de ses cheveux. Regarde, regarde!

Et Vassia, tremblant dmotion, montra Arcacha une boucle de cheveux du plus beau noir; puis, les ayant baiss chaleureusement, il les plaa dans une poche intrieure, tout prs de son cur.

Je commanderai un mdaillon pour les mettre, dit alors Arcade Ivanovitch, dun air dcid.

Nous aurons du veau rti pour djeuner, et demain on aura de la cervelle. Maman veut faire des biscuits et on ne mangera plus de gruau, dit le garonnet, qui avait rflchi pour trouver comment terminer son discours.

Quel beau petit garon! scria Arcade Ivanovitch. Vassia, tu es le plus heureux des hommes!

Le garonnet but le th quon venait de lui verser, mit dans sa poche la lettre de Vassia, reut beaucoup de baisers et sortit tout joyeux.

Tu vois, frre, dit gaiement Arcade, tu vois comme tout va pour le mieux. Cesse donc de tinquiter, de penser des malheurs imaginaires. Travaille, et termine ton affaire. Je serai chez elles deux heures, et, de l, jirai chez Julian Mastakovitch...

Au revoir, frre, au revoir... Oh! si, seulement... a va bien, va-ten! dit Vassia. Tu sais, jai dcid de ne pas aller chez Julian Mastakovitch.

Au revoir.

Attends, frre, attends... dis-leur... Enfin, dis-leur ce que tu trouveras; embrasse-la pour moi... et tu me raconteras ce qui se sera pass.

Bon, bon, je comprends. Ce bonheur ta tout retourn. Ctait si inattendu. Depuis hier, tu ntais pas dans ton assiette. Tes impressions persistaient, et tu ne tes mme pas repos. a va bien, ami Vassia, reprends-toi, et au revoir.

Les amis se quittrent enfin.

Toute la matine, Arcade Ivanovitch ne cessa de penser Vassia: il connaissait son caractre faible et vacillant, si facilement irritable.

Oui, je ne me suis pas tromp: le bonheur la retourn, positivement. Mon Dieu! il a fini par mangoisser, moi aussi. Pour le moindre motif, il sexalte et pousse les choses au tragique. En voil, une fivre! Il faut le sauver, il faut le sauver, conclut Arcade, sans remarquer que lui-mme exagrait en voulant voir un grand malheur dans les pauvres petits dsagrments quotidiens.

Vers les onze heures, il entra dans la loge du portier de Julian Mastakovitch pour accoler son humble nom la longue liste des personnages de marque dont les signatures couvraient une feuille macule de taches dencre. Mais... l... quoi?... il ne rvait pas?... Devant ses yeux, la signature de Vassia Choumkoff!...

Quelle lubie la pris encore? songea Arcade Ivanovitch, drout de nouveau par lacte du camarade. Ses espoirs roses senvolrent. Il sortit. Langoisse et la mauvaise humeur se partageaient ses esprits. Srement, un malheur se prparait: mais o, et lequel?

Remchant de tristes penses, il arriva Kolomna. Distrait dabord, il causa avec Lise.

Mais, en sen allant, les larmes lui vinrent aux yeux. Rellement effray du manque de caractre de Vassia, plein danxit sur le sort que rservait son compagnon cette trange faiblesse, cest en courant quil partait vers son domicile, quand, passant sur le pont de la Neva, il se rencontra nez nez avec Choumkoff, qui courait, lui aussi.

O vas-tu? scria Arcade. Et ce que tu avais promis? Et le travail?

Vassia, pris sur le fait, sarrta, gn.

Moi? jallais faire un tour.

Oui, ne pouvant plus attendre, tu ten allais Kolomna. Ah! Vassia, Vassia! Pourquoi donc es-tu all chez Julian Mastakovitch?

Avant de rpondre, Vassia fit de la main un geste dcourag:

Arcade, je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ce qui marrive... Je...

Allons, allons, Vassia! Je sais, moi, ce que tu as. Calme-toi, tu es surexcit, et depuis hier tu ne peux arriver te remettre! Voyons, ressaisis-toi. Que crains-tu donc? Supporte les faits vaillamment. Tout le monde taime, tentoure de ses soins. Ton travail avance, tu le termineras srement en temps voulu. Je sens que tu te fais des peurs stupides, que tu trembles devant des malheurs impossibles.

Non, rien, rien!... ce nest rien...

Tu te rappelles, Vassia? Ce nest pas la premire fois que cela tarrive. Nagure, quand tu as mont en grade, tu voulais, dans ta joie et ta reconnaissance, doubler ta production. Et quen est-il rsult? tu nas fait que gcher le travail. La mme chose se produit aujourdhui.

Oui, oui, Arcade, mais maintenant cest quelque chose de tout autre...

Le travail nest peut-tre mme pas press: pourquoi te tuer vouloir lexcuter au plus vite?

Non, balbutia Vassia, ce nest rien. Allons, rentrons.

Comment, tu ne veux plus aller l-bas?

Comment veux-tu que jy aille, avec une figure pareille?... Je rflchis. Je ne pouvais rester sans toi la maison, et maintenant que tu reviens, je vais me remettre au travail. Allons!

Ils repartirent et, quelque temps, demeurrent silencieux. Vassia pressait le pas. Arcade Ivanovitch parla le premier:

Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui se passe chez eux?

Ah oui! Eh bien! Arcacha, quy a-t-il de nouveau?

Le bon Arcade troubl, contemplait son ami.

Mais... mais, Arcacha, tu nas pas figure humaine.

Cela ne fait rien. a va se passer.

Raconte-moi tout, Arcacha, dit Vassia dune voix suppliante.

Visiblement, il cherchait faire diversion. Arcade Ivanovitch soupira: il ne savait que penser.

Le rcit de son ami, concernant ceux de Kolomna, remonta Vassia qui devint bientt loquace. Les jeunes gens djeunrent et, comme la vieille mre de Lisa avait rempli les poches dArcade de biscuits, ils les mangrent, joyeux. Aprs djeuner, Vassia dclara quil allait dormir un peu pour rester veill toute la nuit. Il se coucha, et, comme Arcade tait invit prendre le th, les amis se sparrent.

En route, Arcade se promettait de rentrer au plus tt leur domicile; aussi les trois heures quil dut passer dehors lui furent aussi longues que trois annes.

Enfin, il russit sesquiver.

En rentrant, il fut frapp de trouver la chambre dans lobscurit: Vassia ntait pas l. Il appela la servante et apprit que son ami ne stait point couch, quil avait crit longtemps, puis quil stait mis marcher travers la pice; finalement, il tait sorti en disant quil allait rentrer dans une demi-heure.

Si Arcade venait, a-t-il ajout, explique-lui bien que je suis all me promener un peu et que je serai bientt de retour.

Pas de doute, il est parti chez les Artmieff, pensa Arcade, en hochant tristement la tte.

Un instant aprs, il se redressa, pris despoir:

Il a d terminer le travail, et ne pouvant plus y tenir, il a couru l-bas... Il na pas eu la patience de mattendre... Voyons ce quil a fait...

Il alluma la bougie et se pencha vers la table: le travail tait bien avanc et paraissait proche de la fin. Arcade Ivanovitch allait lexaminer de plus prs, lorsque Vassia rentra brusquement.

Ah! tu es dj l! balbutia-t-il avec un tonnement ml de frayeur.

Arcade Ivanovitch gardait le silence comme sil eut craint de questionner son ami. Les yeux baisss, celui-ci fouillait parmi les papiers. Leurs regards se rencontrrent enfin. Celui de Vassia paraissait tellement suppliant et morne quArcade tressaillit.

Son cur battait prcipitamment...

Mais quas-tu donc, Vassia? Quas-tu, enfin? scria-t-il en sapprochant vivement pour le serrer dans ses bras. Explique-moi tout! Je ne comprends rien ta douleur, je ne saisis pas les raisons de ton anxit. Dis-moi tout, sans rien dissimuler. Il ne se peut pas, je pense, que, seul...

Vassia, se pressant fortement contre la poitrine de son ami, ne rpondit point. On let dit prt dfaillir.

Allons! du calme, Vassia! Mme si tu ne pouvais achever, il ny aurait pas de mal. Dailleurs, je te le rpte, je ne te comprends pas. Pourquoi te martyriser ainsi? Tu sais que je ferais tout pour toi... Ah! mon Dieu..., continua-t-il, en arpentant la chambre grands pas et saisissant tout ce qui lui tombait sous la main comme sil pensait trouver un remde au mal mystrieux de Vassia. Demain, jirai moi-mme chez Julian Mastakovitch; je le supplierai, jimplorerai une journe de rpit, je lui expliquerai tout, je lui dirai...

Ne fais pas cela, mon Dieu! dit Vassia ple comme un linge.

Il ne tenait plus en place.

Vassia, Vassia!...

Il parut sortir dun songe. Ses lvres tremblaient, il voulait parler, mais il ne put articuler un son. Ses mains glaces serraient convulsivement celles de son compagnon. Arcade restait silencieux et triste.

Et comme Vassia levait enfin vers lui son regard apeur:

Tu me dchires le cur, Basile! Mon cher, mon bon ami!

Les larmes jaillirent, abondantes, des yeux de Vassia qui, de nouveau, sappuya sur la poitrine de son ami.

Je tai tromp, Arcade, je tai tromp, rptait-il en sanglotant. Je tai tromp. Pardonne-moi. Jai tromp ton amiti.

Quoi? quy a-t-il? Vassia, quy a-t-il? Quy a-t-il, enfin?

Voil!...

Et Vassia, dun mouvement dsespr, tira du tiroir six gros cahiers, tous pareils celui quil tait en train de copier.

Quest-ce donc que tout cela?

Tu vois ce que je dois terminer pour aprs-demain... pour aprs-demain!... et je nen ai mme pas fait le quart!

Arcade restait stupfait.

Ne me demande rien, ne me questionne pas. Comment la chose est-elle arrive? continua Vassia qui semblait vouloir, dans un flux de paroles, pancher toute la douleur dont il tait accabl. Arcade, mon ami, je ne sais mme pas ce qui se passait en moi. Je sors comme dun cauchemar. Voil trois semaines perdues ne rien faire, trois semaines quon ma donn cette besogne... Je remettais sans cesse... je souffrais... dans lincertitude... jtais sans cesse chez elle... le cur me faisait mal... et je ne pouvais travailler. Je ny pensais mme pas, et cest maintenant seulement, quand le bonheur est ma porte, que mes yeux souvrent et que ma faute mapparat.

Vassia, commena Arcade Ivanovitch dune voix ferme, cest moi qui te sauverai, maintenant que je comprends tout. En effet, il ny a pas l matire plaisanter, mais jentrevois le salut. coute-moi! Demain, jirai chez Julian Mastakovitch. Cesse donc de hocher la tte et coute un peu. Je lui raconterai tout, exactement... Si!... si... permets-moi de le faire. Je lui expliquerai, je le persuaderai, je lui dirai combien tu souffres.

Tais-toi, tes paroles me font souffrir davantage! murmura Vassia, prostr de plus en plus.

Arcade Ivanovitch avait pli, mais il reprit vite contenance et, riant:

Il ny a que cela? rien que cela? coute, Vassia, vraiment tu exagres! Tu nas pas honte de te bouleverser comme a pour une raison si mesquine? Je vois que je te fais de la peine. Je te connais, puisque, Dieu merci, nous habitons ensemble depuis plus de cinq ans. Tu es bon, tendre, mais faible, trop faible, dune faiblesse impardonnable. Lise elle-mme lavait remarqu. Et puis, tu es un rveur, et cela non plus nest pas bon, je dirai plus: cest draisonnable. Va! je vois bien ce que tu voudrais. Ton rve, cest de voir Julian Mastakovitch plein de bont, de sollicitude pour toi, peut-tre mme donnant une soire en lhonneur de ton mariage!... Attends! je vois que mes plaisanteries concernant Julian Mastakovitch semblent te fcher. Aussi, je le laisse, mais sache que je lestime autant que toi-mme tu peux le faire... Cest cela: ton mariage te rend si heureux que tu ne voudrais plus voir que des heureux sur la terre... Tu dsirerais qu moi, ton meilleur ami, il me tombt tout coup une fortune de cent mille roubles; tu souhaiterais que tous ceux qui se hassent, soudain rconcilis, vinssent te rendre visite, amicalement enlacs. Mon ami! mon cher! je ne ris pas en disant cela: cest ainsi. Toi-mme, tu me las souvent fait entendre de bien des faons. Je lai dit: tant heureux, tu veux que le monde entier le devienne aussi. Tu souffres dtre seul possder le bonheur. Cest pour cela que tous tes dsirs tendent vers un seul but: te montrer digne de ce bonheur qui tarrive. Mme, pour calmer ta conscience, peut-tre, tu te sens des besoins dhrosme. Et cest pourquoi tu te tortures pour avoir failli, l o il aurait fallu faire preuve dempressement et, comme tu le dis en exagrant un peu, de reconnaissance... Je comprends lamertume que tu prouves en songeant que Julian Mastakovitch se renfrognera et se dira que sa confiance tait mal place, que tu nas pas justifi les espoirs quil avait mis en toi. Tu penses avec inquitude, avec remords, aux reproches que tu recevras sans doute, et en un instant pareil, encore!... quand ton cur dborde de joie et que tu ne sais sur qui dverser tes trsors daffection. Nest-ce point cela? Nest-ce pas juste, ce que je dis?

Arcade Ivanovitch, dont la voix tremblait, se tut et respira longuement.

Vassia le contemplait avec attendrissement. Un sourire vint errer sur ses lvres. Un semblant despoir avivait mme son visage.

Alors, coute-moi bien! reprit Arcade, et sa voix prenait plus de force mesure quil se rendait compte de leffet de ses paroles: il ne faut donc point que Julian Mastakovitch ait sujet de se dpartir de sa bienveillance envers toi. Nest-ce pas, mon ami? La question est l, nest-ce pas? Par consquent, cest moi qui me dvouerai pour toi.

Et Arcade Ivanovitch, se levant, redressa sa haute taille.

Ds demain, jirai chez Julian Mastakovitch, Allons, ne recommence pas discuter. Tu fais dun petit manquement un crime! Mais lui, Julian Mastakovitch, est pitoyable et noble, et ce nest pas un faible comme toi. Il nous coutera et nous sortira gnreusement de la mauvaise passe... Es-tu content?...

Vassia, les yeux mouills, serra les mains dArcade.

Assez, frre, assez! dit-il. Laffaire est classe. Je nai pas fini, mais tant pis. Ce nest pourtant pas la peine que tu ailles l-bas. Je raconterai tout en allant moi-mme chez Julian Mastakovitch. Je suis calme, tu vois, tout fait calme. Mais ny va pas, toi!... coute-moi...

Vassia, mon cher Vassia, scria Arcade Ivanovitch tout joyeux, je parlais selon tes paroles; je suis heureux que tu aies reconquis tes esprits. Mais, quoi quil arrive, quoi que tu fasses, sache que je suis toujours tes cts; je vois ce qui te tourmente aujourdhui, tu ne veux pas que jaille parler Julian Mastakovitch: bien! je nirai pas, et je ne lui parlerai point. Tu iras toi-mme, demain... Ou bien, non, tu niras pas et tu continueras ta copie, comprends-tu? Quant moi, je tcherai de voir ce qui se passe. Je minformerai, je saurai si laffaire est vraiment presse, si rellement ce travail doit tre termin pour un jour fix et ce qui arriverait au cas o tu ne le livrerais pas temps. Puis je tapporterai les rsultats de mon enqute. Tu vois, tu vois. Dj, il y a quelque espoir et, si laffaire nest point urgente, tu vois que tout peut sarranger. Julian Mastakovitch ne se rappelle peut-tre mme pas laffaire. Alors, tout sera oubli!

Vassia hocha la tte dun air de doute, mais un sourire reconnaissant clairait son visage.

a va bien. Je suis si faible et si fatigu, dit-il dune voix oppresse.

Puis il continua:

Je ne veux plus y penser. Parlons dautre chose. Il vaudrait mieux arrter ma copie, je ne ferais que terminer ces deux pages qui finissent un chapitre... Arcade, voil longtemps que je voulais te demander: Comment se fait-il que tu me connaisses si bien?

Il pleurait maintenant sans contrainte et ses larmes inondaient les mains de son ami.

Si tu sentais lamiti profonde que jai pour toi, dit Arcade, tu ne me poserais pas une pareille question.

Oui, oui, Arcade. Je ne sais pas, car je ne peux comprendre pourquoi tu tes pris pour moi dun tel attachement. Je te dirai mme que ce sentiment, parfois, me faisait mal. Combien de fois, en mendormant (car cest toujours vers toi que sen allaient chaque soir mes dernires penses) mes yeux semplissaient de larmes et mon cur se serrait... parce que... parce que... je sentais que tu maimais tant et que je ne pouvais rien faire pour te manifester ma reconnaissance.

Tu vois, Vassia, comme tu es drle. Comme te voil nerv maintenant! lui reprocha Arcade, et il revit la scne de la veille dans la rue.

Tu veux que je sois calme. Pourtant, songe que, jamais de ma vie, je nai pu vivre tranquille et heureux! Je te lassure... Je voudrais tout te raconter, mais jai peur de te faire de la peine... Tout cela te rend triste, tu me grondes et a me chagrine infiniment. Tu me vois tout tremblant, et je ne sais mme pas pourquoi. Je voulais te faire cet aveu: il me semble que je ne me suis jamais connu. Oui! Et je crois bien que, dhier seulement, jai appris connatre les hommes, les apprcier. Mon cur tait dur... Je nai jamais pu faire de bien qui que ce soit: je ne savais comment my prendre, a mtait de toute impossibilit... et mon air mme est sans doute peu engageant... Pourtant, tout le monde me voulait du bien! Toi le premier. Je suis oblig de le constater. Et cependant je ne fais que me taire, me taire toujours.

Ne parle pas ainsi, Vassia.

Mais, je ne dis rien que de juste, reprit Vassia, la voix pleine de larmes. Hier, je tai parl de Julian Mastakovitch. Tu sais comme il est svre, morose parfois: toi-mme, tu as support maintes rprimandes de sa part. Et cependant, ne voil-t-il pas quhier il sest mis plaisanter avec moi, me parler gentiment, me montrer un cur que jusquici il semblait vouloir dissimuler tous.

Quest-ce que cela fait donc, Vassia? Cela montre que tu es digne de ton bonheur.

Arcacha! comme je voudrais pouvoir finir ce travail!... Un pressentiment me trouble. Pas cause de tout cela, scria-t-il en voyant quArcade considrait les papiers entasss sur la table, ce nest rien, cest du papier, des btises. a, cest une affaire rgle. Non, Arcacha, je suis all aujourdhui chez elles, et je ne suis pas mme entr. Arrt la porte, jcoutais Lisa qui jouait du piano. Et quelque chose de lourd, de morne, damer, mcrasait le cur. Tu entends, Arcade, termina-t-il voix basse, je nai pas os entrer.

Voyons, Vassia, pourquoi me regardes-tu ainsi?

Pourquoi, je nen sais rien, je me sens mal, mes jambes tremblent: cest sans doute la fatigue de la nuit. Des papillons verts passent devant mes yeux... et ici... ici...

Il eut un geste pour porter la main vers son cur et tomba, vanoui...

Quand il fut revenu lui, Arcade insista pour le faire coucher, mais Vassia sen dfendit. Il pleurait, se tordait les mains, voulait absolument terminer la copie de ses deux pages. Pour ne pas lexciter davantage, Arcade dut lui permettre de reprendre ses papiers.

coute encore, dit Vassia en prenant place devant sa table. Jai une ide et comme un espoir.

Un sourire parut un instant sur ses lvres, son regard atone sanima dun peu de vie.

Voici ce que je vais faire: aprs-demain je porterai une partie du travail. Pour le restant, eh bien! jinventerai un prtexte... que les papiers ont brl... o que je les ai perdus... ou, peut-tre mme, ne sachant pas mentir, je dirai simplement la vrit: jexpliquerai laffaire, en disant que je nai pu terminer... je lui parlerai de mon amour: Julian Mastakovitch vient lui-mme de se marier et il me comprendra. Tout cela, je le lui dirai dune faon respectueuse, calme. Il verra mes larmes et il en sera touch.

Tu as raison, va le voir, parle-lui. Cependant, les larmes sont inutiles: quoi bon?... Ah! tu mas vraiment fait peur, Vassia.

Oui, jirai, jirai. En attendant, laisse-moi crire, laisse-moi crire.

Arcade se jeta sur son lit. Il tait loin de faire confiance son ami, car il savait cet tre faible capable de tout. Demander pardon? qui? pourquoi? laffaire navait pas tant dimportance. Toute lhistoire se rduisait ceci: que Vassia se sentait fautif devant lui-mme, quil se reprochait dtre un ingrat, quil tait abattu et surtout remu par tant de bonheur dont il se croyait indigne. Enfin, il se tuait dans cette recherche incessante, maladive, de quelque prtexte tre malheureux, et la preuve ctait que, depuis hier, il navait pu encore revenir un tat normal et paraissait tre toujours dans lattente de quelque vnement inattendu.

Telles taient les penses dArcade Ivanovitch, de plus en plus rsolu tirer son ami de cette crise dabattement, le rconcilier avec lui-mme.

Il songeait ainsi et dcida de se rendre, ds le lendemain matin, chez Julian Mastakovitch pour laviser de ce qui se passait.

Assis sa table, Vassia continuait son travail. Arcade Ivanovitch, mourant de fatigue, se coucha et sendormit en rvassant toutes ces choses. Il ne se rveilla qu laube.

Que diable!... encore? scria-t-il, en apercevant Vassia qui crivait toujours.

Arcade slana vers lui, le saisit dans ses bras et le porta sur son lit. Vassia souriait vaguement et ses yeux se fermaient. Il avait peine parler.

Javais voulu me coucher; jai une autre ide, Arcade, je vais finir bientt. Ma plume court vite, mais maintenant je ne puis rester plus longtemps: rveille-moi donc huit heures...

Sa tte sinclinait; il sombra dans un sommeil de plomb.

Mavra, dit tout bas Arcade Ivanovitch sadressant la servante qui apportait le th, il demande quon le rveille dans une heure, mais ne le fais sous aucun prtexte! Il faut quil dorme dix heures au moins, comprends-tu?

Je comprends, monsieur.

Ce nest pas la peine de prparer le djeuner. Ne fais pas de bruit avec le bois. Tu jetteras un coup dil de temps en temps. Sil me demandait, tu diras que je suis all mon bureau.

Je comprends, monsieur; il na qu dormir tranquillement, cest bien le meilleur pour lui; je suis contente de le voir se reposer, cest pour son bien, et je vous suis bien dvoue tous les deux... Hier, vous avez daign me gronder au sujet de la tasse casse. Ce nest pas moi, cest le chat qui la casse. Je ne lavais pas surveill, et je lui ai cri aprs: Va-ten, maudit!

Cest bon! tais-toi.

Arcade Ivanovitch renvoya Mavra la cuisine, ly enferma, prit la clef et sortit doucement pour sen aller son service. Tout le long de la route, il se plongea dans des rflexions: comment allait-il se prsenter devant Julian Mastakovitch? Comment lavertir de ltat de Vassia? Cette dmarche ne serait-elle pas un peu ose?

Il arriva perplexe son bureau et, timidement, demanda si Son Excellence tait l. On lui rpondit que non et quElle ne viendrait pas aujourdhui.

Arcade Ivanovitch, un instant, eut lide daller trouver son suprieur chez lui, mais, aussitt, pesant le pour et le contre, il jugea, avec assez d-propos, que si Julian Mastakovitch ntait pas venu cest quil tait retenu chez lui par des occupations srieuses dont il serait malsant de le dranger.

Il resta donc, et les heures passrent, infiniment longues.

Il voulait se renseigner sur le travail dont Choumkoff tait charg: mais nul ne put en rien dire. Tout ce quon savait, cest que Julian Mastakovitch confiait souvent des affaires Choumkoff, mais on nen connaissait pas davantage.

Enfin trois heures sonnrent, et Arcade Ivanovitch sempressa de quitter le bureau. Dans lentre, il fut arrt par un collgue qui lui dit que Basile Ptrovitch Choumkoff tait venu, vers une heure, demander si Arcade Ivanovitch tait l, ainsi que Julian Mastakovitch.

Cette nouvelle plongea encore une fois Arcade dans linquitude. Ayant hte de rentrer, il hla un fiacre. Tout le long du chemin, son angoisse grandissait.

Choumkoff tait l; il se promenait travers la chambre dans un tat dnervement extrme. la vue dArcade, il chercha se matriser et dissimuler un peu son trouble. Il abandonna sa promenade et, silencieux, sassit sa table de travail.

Il semblait vouloir viter toute question. On et dit quen proie une ide fixe, il se refusait se confier mme la fraternelle affection dArcade, qui, le cur serr, lesprit saisi devant les nouveaux ravages du mal, ne put que sasseoir sur son lit, et, pour se donner une contenance, ouvrit un livre au hasard, sans quitter des yeux le pauvre Vassia.

Celui-ci se taisait toujours et crivait, sans lever la tte un seul instant.

Quelques heures scoulrent ainsi, et le martyre dArcade allait croissant. Enfin, vers onze heures, Vassia leva vers son camarade un regard immobile et comme mort. Arcade attendit, le cur arrt.

Deux ou trois minutes passrent: Vassia restait silencieux.

Vassia! cria Arcade.

Pas de rponse.

Vassia! cria Arcade courant vers la table, mais quas-tu donc? dis-moi ce que tu as.

Le jeune homme leva un peu plus vers son ami le mme regard fig, stupide.

Mais, cest la catalepsie, murmura Arcade, qui se sentait dfaillir.

Et, saisissant une carafe, il souleva la tte de Vassia, versa leau froide, frotta les tempes, frappa rudement les mains inertes.

Vassia revint enfin lui.

Arcade criait, travers ses larmes:

Vassia, Vassia! rveille-toi, reprends tes esprits!

Sa voix stranglait; il serra son ami dans ses bras. Vassia semblait vouloir arracher de son cerveau une impression morne et lourde: il passait et repassait sur son front ses doigts crisps. Tout coup il saisit sa tte entre ses mains comme sil craignait que son crne clatt.

Je ne sais pas ce qui marrive, dit-il enfin; je crois que a va mal... Allons, a va bien, a va bien; Arcacha, ne tattriste pas!... Allons, ne tattriste pas, rptait-il en regardant son ami dun air hagard. Pourquoi sattrister?

Cest toi qui veux me consoler? gmissait Arcade, accabl. Vassia, couche-toi, dors un peu. Il faut te reposer. Tu reprendras le travail plus tard.

Oui, oui, je vais me coucher. Bien! Oui, tu vois, javais voulu finir, et prsent jai chang dide...

Arcade lattira sur le lit et le coucha.

Voyons, frre, dit-il dun air rsolu, il faut se dcider. Dis-moi ce que tu comptes faire?

Ah! murmura Vassia.

Et, de la main, il fit un geste dcourag. Puis il tourna la tte vers le mur.

Il faut se dcider, Vassia, rpta Arcade. Nous allons parler, il le faut, cest pour toi. Tu ne vas pas tendormir, je lespre?

Comme tu voudras, comme tu voudras, dit Vassia dun air mystrieux.

Le voil plus calme, songea Arcade. Suis-moi bien, continua-t-il. Obis-moi. Rappelle-toi ce que je tai dit hier: je te sauverai; cest demain que ton sort se dcidera. Quest-ce que je dis l? ton sort? tu mas tellement effray que je parle moi-mme sans raison. Voici donc que Julian Mastakovitch est bien dispos ton gard, et tu voudrais rester dans ses bonnes grces, gagner son amiti peut-tre: eh bien! tu ne perdras rien. Tu vas voir...

Arcade Ivanovitch tait parti pour raisonner longuement Vassia, mais celui-ci linterrompit; il se dressa sur sa couche, silencieusement, attira vers lui la tte de son ami et lembrassa:

Assez, dit-il dune voix faible, assez, ne parlons plus de cela!

Et, se recouchant, il se tourna encore vers le mur. Arcade le contemplait, pris dun vritable dsespoir.

Ah! sil pouvait seulement tomber malade! songeait-il. Cela vaudrait mieux. La maladie lui ferait oublier ses soucis et tout pourrait sarranger. Mais voil maintenant que je dis des btises. Oh! mon Dieu!...

Cependant, Vassia semblait sendormir et Arcade Ivanovitch en tira bon augure.

Cela va bien, pensa-t-il.

Et il dcida de ne pas se coucher de la nuit.

Vassia tait agit. chaque instant il sursautait, se retournait, ouvrant, puis refermant les yeux. Enfin la fatigue eut le dessus et, de nouveau, ce fut lanantissement dans un sommeil de mort.

Il tait deux heures du matin quand Arcade Ivanovitch sassoupit, le coude appuy sur la table.

Il eut un rve trange: il lui semblait quil tait toujours veill et quil regardait Vassia, toujours tendu sur son lit; mais, chose tonnante, Vassia lui paraissait feindre le sommeil, comme si, dun instant lautre, il allait se lever, et, surveillant Arcade du coin de lil, se remettre ses critures; et en effet il se glissait lentement vers la table; Arcade se sentait navr et fch en mme temps de voir que Vassia se cachait, ne lui montrait aucune confiance; il aurait voulu le saisir, lemporter de nouveau sur son lit... mais, ce geste fait au prix de mille efforts, il ne tenait plus dans ses bras que le cadavre de Vassia... Une sueur froide perlait son front, son cur battait prcipitamment. Il sveilla brusquement, ouvrit les yeux: Vassia, assis sa table, crivait...

Ne sachant sil rvait encore, Arcade regarda le lit de Vassia: il tait vide. Secouant limpression de ce cauchemar, le jeune homme marcha vers la table: Vassia neut pas lair de lapercevoir, il continuait sa besogne. Soudain Arcade vit que la plume de Vassia tait sche, que son ami ne la trempait pas dans lencrier et quil retournait sans cesse les feuillets, qui restaient blancs. Il se pressait, tout en paraissant cependant sappliquer.

Non, ce nest pas une catalepsie, se dit Arcade Ivanovitch, tremblant de peur et craignant le pire.

Vassia, Vassia, rponds-moi! scria-t-il en le saisissant par lpaule.

Mais lautre ne rpondit point tout dabord et continua de promener sa plume sche sur le papier blanc.

Je suis arriv mener ma plume tout fait vite, dit-il enfin, sans lever la tte.

Arcade lui saisit la main et lui arracha la plume.

Un rle secoua la poitrine de Vassia. Regardant son ami sans comprendre, il laissa tomber sa main, puis lleva jusqu son front quil pressa dun air de dtresse infinie comme sil et voulu se dbarrasser dun poids qui lcrasait. Insensiblement, tout songeur, il inclina sa tte vers sa poitrine.

Vassia, Vassia! scria encore une fois Arcade Ivanovitch dont le dsespoir croissait.

Les grands yeux bleus pleins de larmes et le visage doux et ple se relevrent doucement, exprimant une angoisse sans nom... Les lvres sagitaient sans profrer une parole.

Que dis-tu? murmura Arcade en se penchant vers lui.

Pourquoi, pourquoi faut-il que je souffre? balbutiait Vassia. Pourquoi? quai-je fait?

Quas-tu donc? que crains-tu? Arcade dsespr se tordait les mains.

Pourquoi menvoie-t-on pour tre soldat? dit Vassia en regardant son ami droit dans les yeux.

Arcade sentit ses cheveux se hrisser. Absolument dsempar, il se tenait l, terrifi, haletant.

Il revint lui une minute aprs: Cela nest peut-tre que passager. Il se vit tout ple, dans le petit miroir, les lvres violaces et tremblantes. Il se vtit prcipitamment.

Il voulait aller chercher un mdecin, mais Vassia le rappelait dj; Arcade courut vite lui et le serra dans ses bras comme ferait une mre qui on voudrait enlever son enfant.

Arcade, ne dis rien personne. Je veux supporter tout seul mon malheur.

Que vas-tu chercher encore?... Reviens toi, Vassia!

Le jeune homme poussa un profond soupir; les larmes ruisselaient sur ses joues.

Pourquoi la tuer? Qua-t-elle donc fait? reprit la voix torture. Cest ma faute, uniquement ma faute...

Un silence.

Puis tout bas, balanant sa pauvre tte:

Adieu, mon aime, adieu!

Arcade se ressaisit et, de nouveau, se dirigea vers la porte pour aller chez le docteur.

Allons, il est temps! scria Vassia, entran par le mouvement dArcade. Allons, frre, je suis prt. Tu maccompagneras.

Il se tut soudain, contemplant son camarade dun regard mfiant.

Vassia, reste l. Ne viens pas avec moi, pour lamour de Dieu! Je reviendrai te chercher.

Arcade Ivanovitch, lui aussi, perdait la tte. Il avait pris sa casquette et sapprtait sortir.

Vassia, calme et obissant, sassit; seuls, ses yeux dcelaient une trange rsolution. Arcade, revenant sur ses pas, enleva discrtement un canif qui se trouvait sur la table, puis, lanant au malheureux un dernier regard, il quitta la chambre en hte.

Il tait huit heures; la lumire du jour avait depuis longtemps dj chass les tnbres.

Arcade courut plus dune heure sans trouver un mdecin. Ceux dont il apprit ladresse chez les concierges avaient quitt leur maison, certains pour se rendre leur service dhpital, dautres appels en ville par leurs visites. Un seul tait chez lui, en train de recevoir ses malades. Il questionna longuement son domestique, qui lui annonait larrive de Nefedovitch, lui demandant quel tait ce nouveau client, ce quil dsirait, quel genre et quelle apparence il avait. Il conclut enfin en disant quil ne pouvait sabsenter, quil avait trop faire chez lui, vu le grand nombre de malades qui sentassaient dans le salon dattente, et qutant donn le cas de Vassia il importait de le conduire sance tenante lhpital.

Arcade, nayant pas prvu pareille rponse et ne sachant plus que tenter, laissa l tous les mdecins du monde et revint vite la maison, partag entre le dsespoir et la crainte de laisser Vassia tout seul.

En arrivant, il vit Mavra qui, comme si de rien ntait, balayait tranquillement, cassait du bois et se prparait allumer le feu. Il se prcipita dans la chambre: Vassia ny tait pas.

O est-il all, le malheureux? songea Arcade, le froid au cur.

Il questionna Mavra, sans pouvoir obtenir une rponse sense.

La servante ne savait rien, navait rien entendu, navait pas vu sortir Vassia.

Lide vint tout de suite Nefedovitch que le pauvre garon tait chez les Artmieff. II y courut.

Il tait dix heures quand il arriva. On fut surpris de cette visite, car ces dames ignoraient tout de leffarante nouvelle: le jeune homme ntait pas l.

Arcade, les yeux fous, la voix rauque, rptait sans cesse:

O est Vassia?

Et, de leur ct, la vieille mre et Lise, tremblantes de peur, le pressaient de questions, demandaient prement:

Mais quest-il arriv? Quy a-t-il? Que rpondre?

Arcade Ivanovitch pensa sen tirer en inventant quelques fables maladroites qui, bien entendu, ne furent gure juges plausibles, et il partit, laissant les deux femmes au comble de lanxit.

Il prit en hte le chemin de son bureau, pour ne pas arriver en retard, et aussi pour faire connatre ltat de Vassia.

En route, il eut lide que son ami pouvait tre chez Julian Mastakovitch: ctait la supposition la plus raisonnable et qui lui tait dj venue en allant chez les Artmieff. Il avait mme alors t sur le point darrter la voiture devant la maison de Son Excellence, mais, la rflexion, il avait continu son chemin.

Maintenant, il allait voir si les bureaux ne savaient rien et il se rendrait ensuite chez son Excellence pour linformer de ce qui se passait.

Ds lantichambre, il fut entour par des collgues de son ge qui, tous la fois, lui demandrent ce qui tait arriv Vassia. Les voix mles saccordaient dire quil tait devenu fou, quil croyait quon allait le faire partir comme soldat pour ngligence dans laccomplissement de son service.

Quant Arcade Ivanovitch, lanant des rponses de tous cts, sans rien dire de positif, il se prcipita dans les bureaux. L, il apprit que Vassia tait dans le cabinet de Julian Mastakovitch, o se trouvaient dj runis tous les suprieurs et jusqu Espre Ivanovitch lui-mme.

Arcade Ivanovitch sarrta un instant, car un de ses chefs lui demandait o il allait et ce quil voulait. Sans remarquer la figure de son interlocuteur, Arcade rpondit par quelques mots vagues o lautre put distinguer le nom de Vassia et reprit sa course vers le cabinet de Son Excellence, do montait la voix de Julian Mastakovitch.

O allez-vous? lui demanda-t-on lentre.

Arcade Ivanovitch, affol, voulait dj senfuir et retourner dans son bureau, quand par la porte entrouverte il aperut son pauvre Vassia. Il se glissa dans le cabinet o rgnait un dsarroi insolite. La stupfaction se peignait sur tous les visages et Julian Mastakovitch, si glacial et si pos dordinaire, paraissait profondment attrist.

Arcade, en regardant son ami, sentit le dsespoir lui serrer la gorge.

Il voyait les hauts fonctionnaires entourer Son Excellence, discutant voix basse, et, visiblement, ne sachant quoi dcider.

Vassia se tenait dans un coin, silencieux et morne, tout ple, la tte leve comme un conscrit levant ses chefs, les mains immobiles la couture du pantalon, les talons joints. Son regard ne quittait pas le visage de Julian Mastakovitch.

Les fonctionnaires avaient remarqu lentre de Nefedovitch, et lun deux, qui tait au courant de lamiti des deux jeunes gens et savait quils habitaient ensemble, avisa Son Excellence de la prsence dArcade.

Celui-ci sapprocha, sur un signe de Julian Mastakovitch.

Il voulut rpondre aux questions quon lui posait, mais, en regardant son chef, ses yeux se brouillrent; il se mit trembler comme un enfant pris en faute, saisit la main de Son Excellence et, la portant son front, la mouilla de ses larmes. Julian Mastakovitch, la retirant, dit:

Assez, frre! je vois que tu as bon cur!

Arcade sanglotait, lanant autour de lui des regards suppliants. Il lui semblait que tous ces hommes taient bons, quils taient bien des frres du pauvre Vassia et que son malheur les frappait autant que lui.

Que lui est-il arriv? Comment cela est-il venu? demanda le chef. Pourquoi est-il devenu fou?...

De re... con... naissance..., dit Arcade, avec effort.

La rponse accrut la stupfaction de lauditoire, tellement elle paraissait trange et draisonnable: comment un homme pouvait-il devenir fou de reconnaissance?

Arcade sexpliqua comme il put.

Mon Dieu, quel malheur! murmura enfin Julian Mastakovitch. Et dire que ce travail navait rien durgent! Et voil un homme perdu, pour si peu de chose!... Enfin, il faudrait lemmener.

Julian Mastakovitch sadressa de nouveau Arcade Ivanovitch:

Il mavait demand, dit-il en dsignant Vassia, de nen rien dire une jeune fille. Est-ce sa fiance?

Arcade donna les renseignements quattendait son suprieur.

Vassia, qui avait lair de songer profondment, sembla concentrer davantage encore son esprit comme pour ressaisir une pense fuyante; il souffrait visiblement don ne savait quelle attente, et regardait Arcade avec angoisse, cherchant avidement lire dans ses yeux une chose importante, quil avait oublie si trangement, et les mots ncessaires que ne parvenait plus rassembler son pauvre cerveau.

Enfin, il eut un soupir de soulagement, une lueur despoir. Il partit en avant du pied gauche, fit trois pas et sarrta en frappant du talon, comme un soldat devant son officier.

Tous attendaient, inquiets.

Jai un vice de conformation, Votre Excellence. Je suis faible, et je ne suis pas bon pour le service, dit-il dune voix entrecoupe.

Ici, tous les assistants se sentirent le cur serr, et Julian Mastakovitch lui-mme, si ferme de caractre et si dur peut-tre, ne put retenir ses larmes.

Emmenez-le, dit-il, et il fit de la main un geste dsespr.

Ma tte! dit Vassia demi-voix.

Aprs quoi, il fit un demi-tour selon les principes militaires et sortit de la chambre.

Presque tous le suivirent, la fois curieux et apitoys.

Arcade, lui aussi, se mla au mouvement. Vassia attendit dans lantichambre quon et tabli les papiers pour son dpart et que la voiture qui devait le transporter lhpital ft arrive. Il restait silencieux, mais soucieux, adressant des signes de tte ceux quil connaissait comme pour leur faire ses adieux.

chaque instant, il regardait la porte, attendant, et-on dit, lordre de partir. Des collgues, groups autour de lui, secouaient la tte avec commisration.

Tout le monde tait frapp de cette histoire qui, maintenant, avait fait le tour des bureaux. Tous discutaient, plaignaient le pauvre garon dont ils faisaient les plus grands loges: on disait que ctait un jeune homme modeste et trs doux qui promettait beaucoup; on racontait la peine quil stait donne pour perfectionner son instruction, combien il tait curieux et avide dapprendre.

Cest par ses propres forces et par un travail acharn quil est arriv sortir dune trs basse condition, remarqua quelquun.

Dautres, sattendrissant, disaient le grand attachement quils avaient toujours eu pour le pauvre diable. Quelques-uns revinrent sur cette ide fixe, qui le torturait, de penser quon allait lenvoyer larme parce quil navait pas excut son travail.

On ajoutait enfin, quissu de parents serfs, le malheureux, grce la protection de Julian Mastakovitch qui avait su reconnatre en lui, avec un caractre soumis, une intelligence et une bont rares, tait arriv entrer au service, et avait t promu son grade juste titre.

Un des collgues de Choumkoff se faisait particulirement remarquer, malgr sa petite taille, parmi ces gens agits. Ce ntait plus un tout jeune homme, car il avait dj dpass la trentaine. Ple comme un linge, il tremblotait nerveusement, cependant quun sourire trange, un rictus presque, entrouvrait ses lvres peut-tre parce que chaque fait extraordinaire saccompagne, en mme temps, de la crainte de limprvu et de lagrment, de lattrait du nouveau.

Il faisait sans arrt le tour du groupe, se dressait sur la pointe des pieds, tirait son corps rabougri, et, sans cesse, agrippait les boutons de ceux dont le grade autorisait ce sans-gne en par