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Douce illusion

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Du même auteuraux Éditions J’ai lu

LES SÉDUCTRICES

1 – Sur l’empreinte de tes lèvresNº 10513

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HEATHER

SNOWLES SÉDUCTRICES – 2

Douce illusion

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Cécile Desthuilliers

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Titre original :SWEET DECEPTION

Éditeur original :Signet Eclipse, an imprint of New American Library,

a division of Penguin Group (USA), Inc.

© Heather Snow, 2012

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2014

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Derbyshire, juin 1817

La tour médiévale se dressait, haute et fière, au-dessus de la lande qui entourait le château. Revêtuede briques d’un rouge vibrant, elle se revendiquaitétrangère sur ce plateau de calcaire blanc. DerickAveline, vicomte de Scarsdale, laissa échapper unpetit rire amer. Être étranger… il ne savait que tropce que c’était.

S’il existait un lieu au monde qu’il avait espéré nejamais revoir, c’était assurément ce domaine, qui étaitaussi la plus septentrionale des propriétés familiales.La plupart des gens auraient sans doute été étonnésvu le nombre d’endroits dangereux qu’il avait fré-quentés au fil des ans, mais ces collines verdoyantes etces vallées encaissées où il avait passé son enfance luisemblaient plus menaçantes et plus sinistres queles plus sordides des geôles françaises qu’il avaitconnues.

D’un coup de talon, Derick éperonna sa monture.Tandis qu’il descendait la petite pente et s’engageaitdans l’allée menant à Aveline Castle, un flot de souve-nirs l’assaillit. Le garçon plein d’énergie qu’il avait

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été, toujours par monts et par vaux à travers cetterégion du White Peak, au fil d’interminables jour-nées d’été… Sa mère qui le regardait, les yeux rougis,avec tristesse ou indifférence… Le dernier jour où ilavait posé les yeux sur ce coin d’Angleterre – cefameux jour où son identité s’était désagrégée àl’image des antiques pierres de calcaire qui avaientdonné leur nom à ce lieu.

Le gravier crissa sous les sabots de son étalonlorsqu’il pénétra dans la cour de l’écurie, l’arrachantà ses pensées. Quel idiot d’être revenu ! Sans cetteultime mission pour la Couronne, jamais il n’auraitremis les pieds ici, mais il avait toujours fait passerl’amour de la patrie avant le reste.

Même s’il ne s’agissait pas de sa patrie.— Il y a quelqu’un ? cria-t-il en mettant pied à

terre.Il fit jouer les muscles endoloris de ses épaules. Il

avait dû brûler les étapes pour ne pas se laisser rat-traper par la pluie et son corps le lui rappelait. Avecun peu de chance, un repas chaud, un bon feu et unlit propre l’attendaient. Il parcourut la cour duregard à la recherche d’un lad, en vain.

L’allée qui montait à Aveline Castle était pourtantbien visible à la fois des écuries et de l’entrée princi-pale. Il trouvait inadmissible que personne ne soitvenu l’accueillir, d’autant qu’il avait annoncé sonarrivée très à l’avance.

Il attendit encore un moment sans que personnen’apparaisse.

— Enfer et damnation ! maugréa-t-il en remontantson col pour se protéger du vent glacial.

Il n’avait devancé la tempête que de quelquesminutes, devinait-il. Il mena son cheval dans l’écuriedéserte, l’attacha et lui promit de lui envoyer au plusvite un garçon pour le panser.

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Puis il longea rapidement la façade nord del’antique bâtisse du XVe siècle – une démarche biendifférente de celle qu’il affectait d’ordinaire. Il se glis-serait de nouveau dans la peau de son personnage dedandy insouciant dès qu’il aurait un public.

Il gravit quatre à quatre les marches du perron, etdécouvrit que la porte était entrouverte. Le person-nel se laisserait-il aller depuis la mort de sa mère ?L’endroit était déjà plein de courants d’air. Commentpouvait-on être assez négligent pour oublier de fer-mer la porte ? Le lourd battant de chêne sculptégrinça sur ses gonds lorsqu’il le poussa.

Il n’y avait pas une bougie d’allumée pour l’accueil-lir. En vérité, l’endroit semblait abandonné. Fron-çant les sourcils, Derick traversa le hall dallé depierre. Les poils sur sa nuque se hérissèrent quand ildécouvrit, empilées au pied du monumental escalier,les malles qu’il avait fait expédier et qui auraient dûêtre déballées depuis longtemps. Aucun feu ne brû-lait dans l’âtre. Aucune lampe n’était allumée.

Où diable étaient-ils tous passés ?— … explorer cette zone, à partir du méandre de la

rivière jusqu’aux chutes…Une voix féminine pleine d’autorité lui parvint

depuis l’arrière de la demeure.Intrigué, Derick se tourna dans cette direction.— … et Thomas, John Coachman et vous-même

inspecterez les terres situées entre ce point et les pre-miers contreforts de Felman’s Hill.

Derick plissa le front. Il y avait quelque chosed’étrangement familier dans ces inflexions, ce quiétait absurde, puisque la seule femme qu’il connais-sait dans le Derbyshire était sa propre mère, qui avaitrendu l’âme deux mois plus tôt. Alors qu’il se diri-geait vers le long couloir menant aux cuisines, il

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aperçut de la lumière en provenance de la salle àmanger et entendit de vagues murmures.

Il se glissa discrètement dans la pièce et demeuraprès du mur qui était plongé dans l’ombre. Cela nefut guère difficile, car personne ne lui prêtait lamoindre attention. Il embrassa la salle d’un seulregard – un talent qu’il avait perfectionné au cours deses nombreuses années d’espionnage.

Une petite vingtaine d’individus de tous âges,hommes et femmes, était rassemblée autour de latable. Des domestiques, à en juger par leur tenue.Depuis le décès de sa mère, Aveline Castle n’employaitplus qu’un personnel réduit à sa plus simple expres-sion. Alors qui étaient donc ces gens au visage gravequi échangeaient des murmures inquiets ?

Une odeur de grand air emplissait la pièce. La plu-part des personnes présentes portaient manteau,écharpe et chapeau. Plus d’un nez était rougi commeaprès une longue marche dans le vent, et les chaus-sures étaient presque toutes maculées de boue.

Ces gens semblaient attendre quelque chose, ouquelqu’un. Derick recula dans l’angle jusqu’à ce qu’iltrouve une faille entre ce mur de silhouettes et voieau-delà.

Ah ! La propriétaire de cette mystérieuse voix,aurait-il parié. Elle se tenait au haut bout de la table,mais il ne voyait pas son visage car elle était penchéesur une grande feuille de papier déroulée sur l’aca-jou poli. Si sa posture rendait difficile d’estimer sataille, il était impossible de ne pas remarquer sescourbes, que sa robe de mousseline ne parvenait pasà dissimuler.

Celle-ci, bien coupée, était d’un vert lumineux,preuve que l’étoffe était de bonne qualité. Une lady,apparemment. Elle avait posé une main fuselée surla feuille sur laquelle elle traçait des lignes sans la

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moindre hésitation. Cette façon d’incliner la tête,cette attitude concentrée et déterminée rappelaientde vagues souvenirs à Derick. Bon sang, qui étaitcette femme ?

Derick fixa la feuille de papier et plissa les pau-pières. Cela ressemblait étonnamment à… Un cadrevide appuyé contre un mur attira soudain son atten-tion. Le regard de Derick revint aussitôt à la table etaux zones encrées que l’inconnue continuait de bar-rer de traits.

Elle était en train de gribouiller sur une irrempla-çable carte Burnett de la région, commandée par songrand-père plus d’un siècle auparavant !

Derick aurait dû être outré. Sauf qu’il ne se souciaitplus depuis longtemps de tout ce qui se rattachait austatut de vicomte. Il continua donc d’observer lascène avec une curiosité détachée, tout en cherchantcomment utiliser la situation à son avantage.

Oui, il aurait dû être outré. C’était du moins cequ’on attendait de la part du personnage d’aristo-crate gâté qu’il endossait pour ses missions. EtMlle Gribouille lui offrait une occasion idéaled’interpréter son rôle. Il ne lui restait plus qu’à jouerla scène qu’elle avait, sans le savoir, préparée pourlui.

— Que diable faites-vous donc ? aboya-t-il ens’écartant du mur.

Son interruption eut l’effet escompté. Des cris desurprise s’élevèrent dans l’assemblée. Les ignorant,Derick s’approcha de la table en trois grandes enjam-bées et s’empara de la précieuse carte.

Il la roula avec une trompeuse désinvolture dans lesilence qui était retombé. Puis, haussant un sourcilhautain, il se tourna vers la femme figée de stupeurqui se tenait devant lui.

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— Auriez-vous l’amabilité de me dire qui vousêtes, demanda-t-il tout en parcourant son corpssvelte d’un œil volontairement arrogant. Et pourquelle raison vous saccagez ma propriété ?

Le dernier mot s’étrangla dans sa gorge lorsqu’ilcroisa enfin son regard.

Et que la mémoire lui revint. Une exaspérantegamine blonde efflanquée qui, chaque été, le suivaitcomme son ombre, un véritable garçon manqué auxinoubliables yeux d’ambre.

Elle n’était plus blonde, s’avisa-t-il.Et ce n’était plus une gamine, ajouta la voix de la

tentation. Il pinça les lèvres, agacé. Bon sang ! Savoisine, Mlle Wallingford.

Anna ? Ella ? Non, Emma. Derick s’étonna de sesouvenir de son prénom. Autrefois, il l’appelait seule-ment Pygmée. Elle avait toujours détesté ce surnom,sans doute persuadée que c’était là une façon de semoquer de sa petite taille. Il y avait de cela, mais s’ill’avait ainsi baptisée, c’était surtout à cause de sesyeux d’or et de sa nature tenace, qui lui rappelaient laminuscule chouette pygmée qui hantait les collines àla tombée du jour.

Quoi qu’il en soit, elle était toujours aussi exaspé-rante, apparemment – et prête à se mettre en traversde sa route, même si elle ne pouvait connaître la rai-son de sa venue.

Elle étrécit les yeux et se mordit la lèvre, piquée auvif. Derick attendit sa réponse, tapotant en cadencel’acajou poli avec la carte roulée d’un air faussementirrité.

Ou presque. À vrai dire, ce n’était pas ainsi qu’ilavait prévu de renouer avec Mlle Wallingford. Entant que sœur du juge local, elle pourrait se révélerpartie intégrante de sa mission. Il avait donc eul’intention de lui rendre visite et d’arguer de leur

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amitié d’enfance – si l’on pouvait appeler cela ainsi –pour se rapprocher de son frère. Pas de l’humilierdevant un parterre de témoins.

Mais ce qui était fait était fait. Derick avait apprisdepuis longtemps que le secret d’une bonne duperieest de toujours poursuivre sur sa lancée. Il joueraitson rôle jusqu’au bout, quitte à trouver plus tard lemoyen d’amadouer la jeune femme.

Jamais Emma n’avait été plongée dans un tel état destupeur. Elle avait l’impression d’être taillée dans lemarbre, telles ces statues grecques qu’elle avait tantadmirées lors de son unique voyage à Londres.« Emma, pauvre sotte, ressaisis-toi ! » s’ordonna-t-elle.

Que lui arrivait-il ? Son esprit logique lui disait quel’intrus n’était autre que Derick Aveline, désormaisvicomte de Scarsdale, mais le nœud au creux de sonplexus l’obligeait à reconsidérer cette information.Oui, l’homme qui se tenait devant elle était bienDerick, mais il était aussi… plus que cela. Ses che-veux étaient toujours aussi sombres, épais et indisci-plinés, mais ses traits étaient plus anguleux, plusciselés. Ses épaules semblaient plus larges et ses han-ches plus étroites. Ses yeux, en revanche, n’avaientpas changé. Ils étincelaient toujours telles des éme-raudes de la plus belle eau ; quant à son regard, ilexprimait la même exaspération, comme si elle étaitun fléau envoyé par le dieu des Enfers en personnedans le seul but de le tourmenter.

— Mi… milord, balbutia Billingsly.Le vieux majordome d’Aveline Castle vint s’inter-

poser, sa silhouette un peu voûtée la protégeant del’implacable regard du maître des lieux. Tandis qu’unconcert d’excuses s’élevait autour d’elle, Emmabaissa les yeux, s’efforçant de reprendre ses esprits.

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Pourquoi était-elle aussi surprise de voirScarsdale ? Tout le village savait qu’il était attenduaujourd’hui. Certes, elle était résolue à se tenir àl’écart d’Aveline Castle tant qu’il serait là, mais le motde Billingsly était arrivé et…

Emma étouffa un soupir agacé. Comment avait-elle pu oublier ? Cela ne lui ressemblait pas d’oublierce genre de chose.

Profitant de l’inattention générale, elle fit un pas enavant et retira discrètement le rouleau des mains deDerick, furieuse de s’être ainsi laissé distraire. Elle ledéroula sur la table et continua de tracer les limitesqu’elle avait commencé à indiquer. Le jour tombait.La situation devenait critique.

Les voix autour d’elle se turent brusquement.Emma aurait juré sentir le regard du maître de céansla transpercer aussi sûrement que le célèbre levierd’Archimède. Ce qui était impossible, naturellement,puisqu’un simple regard ne possédait pas de pro-priétés physiques.

Sans quitter la carte des yeux, elle déclara :— Lord Scarsdale sera certainement d’avis que les

explications attendront que nous ayons retrouvé safemme de chambre disparue.

Comme pour ponctuer sa déclaration, un éclairaveuglant zébra le ciel, aussitôt suivi d’un roulementde tonnerre. Jetant un regard par-dessus son épaule,Emma vit les premières gouttes d’un orage d’étés’écraser contre les carreaux. La peste soit de cetteinterruption ! Si Molly était dehors et qu’elle étaitblessée… Elle ne put s’empêcher de se reprocherd’avoir perdu de précieuses minutes à soupirercomme une écolière devant un homme qui l’avaitmanifestement oubliée. Et se concentra de nouveausur sa carte.

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— Ma femme de chambre disparue ? répétaScarsdale, dubitatif.

— Oui.Sans le regarder, elle leva la main pour le faire

taire, puis promena le doigt sur la carte. Si ses cal-culs étaient exacts, le seul endroit qui n’avait pasencore été fouillé était cette zone, à l’est de…

— Mademoiselle Wallingford, tonna Scarsdaled’un ton comminatoire.

Ainsi donc, il se souvenait d’elle.— Dans la mesure où ce sont mes ressources que

vous semblez décidée à utiliser, j’attends desexplications.

Cette fois, elle leva les yeux, stupéfaite. Venait-il deparler de ses domestiques, ainsi que de certains dessiens, comme de ressources ? Elle plissa les yeux,songeant à l’ignorer superbement et s’interrogeantsur les conséquences d’une telle attitude. Elle avaitplus important à faire que de ménager ses suscepti-bilités de « seigneur du château », d’autant que le sei-gneur en question n’avait pas daigné honorer leditchâteau de sa présence depuis près d’une quinzained’années.

Mais il la dominait de toute sa formidable hau-teur, plus grand encore que dans son souvenir, et sonregard avait pris une expression d’arrogante auto-rité. Emma grinça des dents.

— Molly Simms, expliqua-t-elle. La fille du jardi-nier. Personne ne l’a vue depuis qu’elle est allée secoucher, hier soir.

Il esquissa un haussement d’épaules.— Cela ne fait même pas vingt-quatre heures, dit-

il. Je ne considère pas vraiment cela comme une« disparition ».

Emma pinça les lèvres. Qu’en savait-il ?

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— Eh bien, ce n’est pas notre avis. Nous avonsl’impression que Molly n’est pas partie de son proprechef et nous craignons qu’elle ne soit en danger.

Décidant qu’elle lui avait donné suffisammentd’explications, Emma se pencha de nouveau sur lacarte.

— Et pourquoi n’est-ce pas votre avis ? demanda-t-il en posant la main sur le plan afin de lui en mas-quer la vue. Les gens de ce village se trouvent-ilsrégulièrement en danger ? Y a-t-il eu d’autres événe-ments inquiétants ?

Emma se pinça l’arête du nez d’un geste las. LeDerick d’autrefois n’était pas aussi pénible. Cela dit,ce n’était qu’un adolescent. La dernière fois qu’ellel’avait vu, il avait dix-sept ans. Depuis, de l’eau avaitcoulé sous les ponts.

— Bien sûr que non, répliqua-t-elle.Étant situés à l’extrémité sud du Peak District, ils

avaient effectivement enregistré un peu plus decrimes que d’ordinaire, sans doute en raison dunombre d’étrangers qui avaient traversé la région.Peut-être même quelques morts suspectes. Quoi qu’ilen soit, rien de tel depuis au moins deux ans.

— Y a-t-il des traces de lutte ? insista-t-il.— Non, reconnut Emma.— Et cependant, vous soupçonnez le pire.Ôtant sa main, il croisa les bras avec une noncha-

lance exaspérante.— Elle est jeune, reprit-il. Elle sera partie rendre

visite à un… ami et n’aura pas vu le temps passer.Emma en rougit d’indignation. Elle lança un coup

d’œil autour de la table, soulagée qu’aucun desparents de Molly ne se trouve dans la pièce.

— Peut-être même s’est-elle enfuie avec ce petitveinard, suggéra Scarsdale.

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Emma retint de justesse un hoquet de stupeur.Derick était-il vraiment devenu un rustre aussi insen-sible ? Même quand beaucoup d’eau avait coulé sousles ponts, personne ne se transformait à ce point !

De toute façon, elle en avait assez entendu. Elle seredressa de toute sa hauteur, c’est-à-dire, hélas, pasplus haut que son torse. Ses joues la brûlèrent ausouvenir du surnom grotesque dont il l’affublaitlorsqu’ils étaient enfants. Elle darda pourtant sur luison regard le plus farouche. Il allait la prendre ausérieux et s’écarter de son chemin. Elle ne se laisse-rait pas impressionner.

— Vos interrogations sont certes raisonnables.Toutefois, si je puis me permettre une remarque…

Elle ponctua ses paroles d’un coup d’index sur sontorse.

— … vous ne connaissez absolument pas Molly.Vous pouvez vous fier à ceux d’entre nous qui laconnaissent pour avoir envisagé et éliminé toutes lesautres possibilités.

Un autre roulement de tonnerre se fit entendre,beaucoup plus proche. Un bref regard confirma àEmma que le soleil était sur le point de se coucher.

Elle se tourna de nouveau vers Derick.— Molly est dehors, quelque part, et plus nous per-

drons de temps à ergoter sur sa disparition, moinsnous aurons de chances de la retrouver avant qu’ilfasse nuit.

Derick semblait toujours douter de ses conclusions,mais son port de tête hautain, sa moue dédaigneuse etson attitude d’ennui nonchalant avaient disparu.

— Je suppose que…— Elle était point là, mademoiselle Emma !Deux valets de pied entrèrent. Le plus âgé, celui qui

venait d’interrompre Derick, ajouta :— On a cherché partout où vous nous avez dit.

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Emma fit la grimace. Les deux hommes se tenaientsur le seuil, essoufflés, essuyant leur visage en sueur.La gêne d’Emma s’accentua lorsqu’elle vit leurs man-teaux ruisselants de pluie. D’un geste, elle les dirigeavers les cuisines sans se soucier que le maître deslieux s’offusque qu’elle donne des ordres à sesressources.

— Merci. Allez boire quelque chose de chaud etrevenez dès que possible. Nous allons encore avoirbesoin de vous.

Elle se pencha de nouveau sur la carte et barra lazone dont venaient les deux domestiques. Puis elleregarda par la fenêtre le ciel qui s’assombrissait rapi-dement et calcula le temps qu’il restait avant la nuit.Elle avait toujours su calculer de tête plus rapidementque son propre père, un mathématicien reconnu, ne lefaisait en posant les chiffres sur le papier. Elle estimala superficie qu’un homme pouvait couvrir à pieddurant ce laps de temps et divisa ce résultat par lenombre de domestiques disponibles.

La pluie se mit à tambouriner de plus en plus fortcontre le carreau.

Emma songea qu’elle devait ajouter cette variabledans son estimation, mais à cet instant, une solidemain tannée par le soleil se posa à côté de la sienne,qui lui sembla soudain petite et pâle. La jeunefemme prit une brève inspiration et garda les yeuxrivés sur les longs doigts aux ongles carrés. Et quandle propriétaire de cette main si fascinante se penchapour regarder ce qu’elle faisait, elle sentit une inex-plicable onde de chaleur la submerger.

— Vous dressez la carte des zones de recherche,murmura-t-il, son souffle frôlant l’oreille droited’Emma.

— Ou… Oui, balbutia celle-ci d’une voix enrouée.Au nom du Ciel, que lui arriv…

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Elle tressaillit comme le bras de Scarsdale effleu-rait le sien. Et lorsqu’il fit courir l’index le long de lafrontière est qu’elle avait tracée de sa main, elle fris-sonna comme si c’était sa propre peau, et non le vélin,qu’il touchait.

— Et cette partie non rayée est ce qu’il vous reste àexplorer ?

Elle acquiesça d’un hochement de tête nerveux.— Ces deux valets viennent d’examiner celle-ci.Elle désigna un espace situé au nord-est, surprise

de constater que son doigt ne tremblait qu’à peine.— Leurs manteaux étaient détrempés. J’en déduis

que la pluie tombe déjà à verse dans cette zone. Or, sivous vous en souvenez, cet endroit est…

— Sujet aux inondations soudaines, acheva Derickà sa place.

Il se redressa, et s’écarta d’elle.— Dans ce cas, je ne dois pas vous interrompre,

conclut-il.Emma hocha la tête. Elle était soulagée, mais

n’aurait su dire si c’était parce qu’il avait capitulé ouparce qu’il s’était éloigné d’elle. Peu importait. Ce quicomptait, c’est qu’il n’allait plus leur faire perdre dutemps. D’une main rapide et précise, elle divisa lafrontière est en zones faciles à explorer.

L’estomac noué, elle s’adressa aux domestiquesépuisés.

— Il ne nous reste plus assez de temps avant latombée de la nuit pour explorer les zones restantespar deux, reprit-elle en tentant de chasser sonmalaise par le seul moyen qu’elle connaissait :l’action. Chacun devra examiner seul une portion deterrain.

Hommes et femmes s’approchèrent tour à tourafin qu’elle leur assigne un espace restreint et bien

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délimité. Bientôt, il ne resta plus que Billingsly,Scarsdale et elle-même dans la pièce.

— Monsieur Billingsly, dit-elle en faisant signe aumajordome de la suivre tandis qu’elle quittait lasalle.

Le vieil homme était trop frêle pour participer à labattue sous la pluie, mais elle savait qu’il serait heu-reux de se rendre utile.

— Quand tous ces gens seront de retour, faitesde votre mieux, la cuisinière et vous, pour qu’ils puis-sent se sécher, se réchauffer et se restaurer. Dieuveuille que nous n’ayons pas à reprendre les recher-ches demain, murmura-t-elle en s’efforçant d’enfilerson manteau.

Elle était si nerveuse que son bras se coinça dans lamanche.

Et soudain le manteau quitta ses épaules, puisl’épais lainage l’enveloppa de nouveau. Prise decourt, elle fit volte-face, et son coude entra encontact avec la surface dure d’un…

— Ouche ! grogna Scarsdale, le souffle coupé.… d’un abdomen, à ce qu’il semblait.— Oh ! Je suis désolée, marmonna-t-elle.En vérité, elle ne l’était pas. Comment un homme

d’une telle stature, chaussé de bottes aussi lourdes,avait-il pu s’approcher aussi près sans qu’elle l’aitentendu ?

Derick se massa l’abdomen, là où le coude d’Emmal’avait heurté. Pour une créature aussi menue, elleétait plutôt énergique ! Et intelligente, s’il se fiait àl’esprit tactique dont elle venait de faire montre.Même si elle réagissait peut-être de manière un peuexcessive. Si sa mémoire était bonne, elle avait tou-jours eu tendance à tout prendre très au sérieux, et à

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contaminer son entourage, son imagination étantdes plus fertiles. Selon toute probabilité, elle faisaitune montagne de la proverbiale taupinière.

De plus, elle aimait donner des ordres et avaitl’habitude qu’on lui obéisse. Oh, oui, le Pygmée étaitexactement le genre de femme qu’il pensait qu’elledeviendrait !

Elle lui tourna le dos – de nouveau, et il la regarda,amusé, lutter avec l’énorme porte de chêne.

Elle avait plus d’intelligence que de bon sens,puisqu’elle envisageait apparemment de sortir seulealors que l’orage décuplait.

Il la contourna prestement et posa la main sur lapoignée de la porte pour la bloquer.

— Vous avez oublié de m’assigner une zone àexplorer.

La jeune femme pivota, et se retrouva prise aupiège entre Derick et le lourd battant. Elle écarquillases grands yeux d’ambre et, troublé, il prit soudainconscience de sa proximité. Qu’elle semblait fra-gile… petite, et pourtant si singulièrement forte ! Enl’espace de quelques minutes, il avait tâté de sonesprit de repartie et de son contact énergique. Main-tenant qu’il y pensait, il se souvenait que lorsqu’ilsétaient enfants, il avait toujours eu les plus grandesdifficultés à se débarrasser d’Emma : jamais elle nese laissait distancer.

Comme pour lui prouver qu’elle n’avait rien perdude sa ténacité, celle-ci leva le menton d’un air de défi.

— Je n’ai pas pensé un seul instant que…— Que je souhaiterais apporter mon aide ? répli-

qua Derick en arquant un sourcil, piqué au vif.Tonnerre ! Sa supposition le contrariait. Et qu’il en

soit à ce point affecté le contrariait encore plus. Ilavait depuis longtemps pris l’habitude de ne pas sesoucier de ce que l’on pensait de lui.

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— Que je me sentirais responsable d’un membrede mon personnel de maison ? reprit-il.

Emma battit des cils.— Votre personnel de maison ? répéta-t-elle, aba-

sourdie. Vous n’avez pas mis les pieds dans le Derby-shire depuis quatorze ans !

— Certes, mais il n’empêche que je suis un êtrehumain, mademoiselle Wallingford.

Il posa son autre main sur la porte, achevantd’emprisonner la jeune femme. Dans le seul but del’obliger à l’écouter, cela allait de soi. Et pas du toutà cause de son parfum envoûtant, un mélange delavande et de… d’autre chose qu’il n’arrivait pas àidentifier.

— Je ne suis peut-être pas d’accord avec vosconclusions, mais vous semblez persuadée que cettefemme de chambre est en danger. Au cas où vousauriez raison, j’aimerais faire ce qui est en mon pou-voir pour la retrouver.

Elle laissa échapper un petit soupir exaspéré.Apparemment, elle n’était guère impressionnée parson offre… ni par sa personne. Il s’autorisa un demi-sourire volontairement sarcastique. Que lui impor-tait que Mlle Wallingford apprécie ou non l’un de sesnombreux personnages ? Après tout, ce n’était pasréellement lui.

Du reste, il doutait qu’elle ait plus d’affection pourlui si elle apprenait la véritable raison de son retourdans le Derbyshire, à savoir enquêter sur son frère,soupçonné de trahison.

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Mlle Wallingford battit des paupières et son souf-fle se fit haletant. Derick sentit son sang s’échaufferdans ses veines. Elle était aussi troublée par sa proxi-mité qu’il l’était par la sienne. Au creux de son cou,son pouls battait au même rythme que le sien.

Pourquoi réagissait-il ainsi ? Ce n’était pas la pre-mière femme qu’il approchait, dans le cadre de sonservice ou non, mais jamais il ne s’était senti aussi…proche de l’une d’elles.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi elle ?Pour une raison qui le dépassait, il demeura immo-

bile tandis qu’elle le parcourait du regard – telle-ment immobile que ses bras raidis de chaque côtéd’elle étaient douloureux. Les yeux d’ambre se pro-menèrent sur son front, lui caressèrent les joues,s’attardèrent longuement sur ses lèvres, avant deremonter rapidement vers ses yeux. Elle le fixa, lessourcils froncés. Que croyait-elle voir en lui ?

Une part de l’esprit de Derick savait qu’il était dan-gereux de la laisser en voir trop. Et cependant, il neparvenait pas à s’écarter d’elle.

Puis elle pinça les lèvres et, avant qu’il comprenne cequ’elle avait en tête, plongea sous son bras et s’enfuit.

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La petite peste ! Elle n’était pas le moins du mondefascinée par lui. Elle avait juste cherché le moyen delui échapper pour poursuivre ses recherches. Décidé-ment, elle avait de la suite dans les idées. Et elle avaità peine eu besoin de baisser la tête pour lui filer entreles doigts. La prochaine fois, il devrait se souvenir deplacer les bras plus bas.

La prochaine fois ? Il n’avait pas l’intention de res-ter suffisamment longtemps dans la région pour qu’ily ait une prochaine fois. Il n’avait pas d’autres pro-jets que de trouver un intendant pour le domaine etde découvrir si le frère de Mlle Wallingford était ounon le dernier de la série de traîtres qu’il pourchas-sait. Après quoi, il serait délivré de ses engagementsenvers la Couronne, et pourrait envisager l’avenir –un avenir incertain, mais qui aurait au moins lemérite de lui appartenir.

Pour l’instant, toutefois, le plus urgent était de nepas perdre de vue la jeune femme, dont les pas s’éloi-gnaient rapidement. Dans la mesure où elle était àmême de lui faciliter les choses dans son enquête surson frère, il avait intérêt à ne pas la lâcher. Pivotantsur ses talons, Derick s’élança à sa poursuite.

Elle avait déjà parcouru plus de la moitié du cou-loir, son manteau trop grand glissant sur le sol tellela traîne d’une robe de soirée portée par une petitefille jouant à la dame. Il n’y avait donc pas de modisteconvenable dans ce coin du Derbyshire ?

— Emma ! l’appela-t-il en accélérant l’allure.Il entendit les pas traînants de Billingsly derrière

lui. Il préférait ne pas savoir ce que le vieux major-dome pensait du comportement peu orthodoxe deMlle Wallingford et de lui-même.

— Si vous voulez nous aider, répondit la jeunefemme sans se retourner, restez ici et rayez la carte àmesure que les domestiques reviendront.

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— Cela ne servira à rien, rétorqua-t-il.Il était presque offensé qu’elle le croie assez stu-

pide pour tenter de le neutraliser en lui assignantune tâche aussi inutile. Or, il n’aurait pas dû. Nevoulait-il pas justement se faire passer pour unincapable ?

Elle s’arrêta abruptement et, sans lui prêter lamoindre attention, posa les mains sur un panneau debois sous le grand escalier.

Le passage secret. Il avait servi de sortie de secoursau Moyen Âge – et quand Derick voulait échapper àsa mère. À présent, on ne devait plus l’utiliser querarement, peut-être pour le service.

Le panneau coulissa, et une fois qu’Emma se futengouffrée dans l’ouverture, il se referma derrièreelle avec un léger déclic.

Bon sang ! Non seulement elle se souciait commed’une guigne de l’avoir mis en colère, mais voilàqu’elle essayait de le semer. Si elle croyait lui échap-per aussi facilement… Outre sa résolution de ne pasla quitter d’une semelle, quel homme serait-il s’il lalaissait se promener seule dans la campagne en pleinorage ? Le fait qu’elle soit persuadée qu’il y avaiturgence n’y changeait rien. D’ailleurs, elle avait elle-même fait remarquer que cela pouvait être dange-reux. Une fois de plus, il se demanda pourquoi ils’inquiétait pour elle à ce point. Qu’avait-elle donc desi particulier ?

Lorsqu’il atteignit le panneau, Derick le pressacomme il avait vu Emma le faire. Rien ne se passa.Ce maudit lambris était orné de motifs à croisillonscomplexes et il avait oublié lesquels activaient lemécanisme.

Il les essaya tous les uns après les autres en fulmi-nant. Il frappa le dernier de la paume – sans autrerésultat que de se faire mal.

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Ce fut, bien entendu, à cet instant que Billingsly lerejoignit.

— Il faut appuyer sur ces deux-là, milord, dit-il.Rien, dans son intonation ni dans son expression,

ne laissait deviner qu’il venait de voir son employeurse comporter comme un gamin irritable. D’une mainun peu tremblante, le vieil homme pressa sur deuxmotifs carrés. Le panneau glissa de nouveau,révélant un passage étroit mais bien entretenu. Dumenton, le majordome désigna le côté gauche ducorridor.

— Mlle Wallingford est sans doute partie danscette direction, vers la porte de service située àl’arrière du château.

— Merci, Billingsly.Derick pénétra dans le passage secret en se pen-

chant pour ne pas se cogner contre la poutre etregarda du côté indiqué par le majordome. Emmadevait avoir déjà tourné à l’angle que décrivait lecorridor.

Il s’élança, non pas au pas de course, mais pas loin.L’ironie de la situation ne lui échappait pas. Aprèsavoir passé une dizaine d’étés à tenter de semer Pyg-mée, voilà que c’était lui qui la pourchassait… etdans sa propre demeure, qui plus est !

Une fois qu’il eut bifurqué, la lueur du jour décli-nant lui parvint un instant juste avant qu’un battantse referme. Derick accéléra l’allure et franchit laporte à son tour. Une rafale de pluie le gifla.

Le ciel était teinté de rose et de plomb – rose àl’ouest, où le soleil touchait presque l’horizon, plombà l’est, où de lourdes nuées dévoraient la lumière.C’est de ce côté que Derick aperçut Emma, qui tra-versait la cour de l’écurie en direction de la forêt.

Cette fois, il se mit à courir, avant de laisser échap-per un juron lorsque son pied dérapa dans la boue. Il

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fronça les sourcils, alarmé. Le sol était devenu dan-gereusement glissant en très peu de temps. À enjuger par sa texture spongieuse, la terre était saturéed’eau. Manifestement, il pleuvait depuis plusieursjours.

Déjà, ses vêtements étaient trempés, et le ventachevait de le transir de froid. Dans son manteautrop grand, Emma n’allait pas tarder à grelotter.

— Au nom du ciel, le Pygmée ! marmonna-t-il enla rejoignant. Une femme seule ne devrait pas êtredehors par une telle tempête.

— En effet, acquiesça-t-elle d’un ton placide.Regardant droit devant elle, elle ajouta sans ralen-

tir l’allure :— C’est pourquoi je vais la retrouver et la ramener

à la maison.Il s’arrêta net, abasourdi.— Ne faites pas semblant de ne pas avoir comp…— Et cessez de m’appeler le Pygmée, lança-t-elle

sèchement par-dessus son épaule.Elle hâta le pas tout en empoignant ses jupes et son

manteau, comme elle l’aurait fait d’une robe de balpour gravir un escalier, révélant…

Qu’avait-elle donc aux pieds ? Aurait-elle empruntécette paire de bottes crottées au propriétaire dumanteau ?

Derick secoua la tête. Malgré ses mauvaises chaus-sures et le terrain glissant, elle se déplaçait avec uneaisance qui aurait fait l’admiration de n’importe quelespion.

Il la rattrapa en quelques enjambées.— Attendez-moi ici, proposa-t-il. Je vais chercher

mon cheval.Il s’attendait à ce qu’elle l’ignore et cherchait déjà

des arguments pour la convaincre. Mais à sa grandesurprise, elle s’immobilisa. Comme elle s’apprêtait à

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protester, il posa les doigts sur sa bouche pour l’enempêcher. Ses lèvres étaient douces et tièdes contreses doigts glacés. Elle s’empourpra, les yeux commedes soucoupes.

Derick sentit ses reins s’embraser. Laissant retom-ber sa main, il serra le poing.

— J’ai remarqué que vous vous étiez gardé la zonela plus éloignée et la plus dangereuse, observa-t-ild’un ton bourru.

Elle ne s’était pas délestée sur les domestiques d’unetâche pénible, ce qu’il ne pouvait s’empêcher d’admi-rer et de désapprouver tout à la fois. Elle était peut-êtreinconsciente, mais elle ne manquait pas de noblesse.

— Si vous avez vraiment l’intention de vous ren-dre là-bas à la nuit tombée, une monture rapide et ungarde du corps ne seront pas de trop, murmura-t-il.

Elle soutint son regard, l’air de le jauger. Comme sielle tentait de discerner sa véritable nature.

Et de cela, il n’était pas question. Derick s’empressade détourner les yeux. Il ne devait pas oublier son rôle.Les gens se montraient moins vigilants quand ils lecroyaient superficiel. Ils supposaient qu’un hommeimbu de sa personne n’écoutait pas vraiment lesautres. Cela dénouait les langues et lui facilitait latâche.

Il se composa un sourire suffisant tout en dardantsur Emma un regard volontairement arrogant.

— En outre, ajouta-t-il, puisque vous vous êtesapproprié mon personnel, mon cheval n’a pas étébrossé. Il doit être monté.

S’il y avait eu la moindre étincelle de chaleur dansles grands yeux d’ambre, elle s’évanouit aussitôt. Cequi était aussi bien.

— Très bien, dit-elle, les lèvres pincées. Mais faitesvite.

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Emma se tenait bien droite, refusant de céder à latentation de s’appuyer contre le torse de Scarsdale.La chaleur qui irradiait de ses cuisses musclées, surlesquelles elle était assise de côté, était déjà bienassez troublante.

Peut-être aurait-elle dû protester lorsqu’il l’avaithissée sur sa monture. Mais il avait raison : ils attein-draient la zone de recherches – et, avec un peu dechance, retrouveraient Molly – bien plus rapidementà cheval. D’autre part, comme elle ne portait pas detenue d’équitation, elle n’avait d’autre solution pourchevaucher. Au moins, la couverture cirée queScarsdale avait remontée sur elle les séparait-elle unpeu, tout en la protégeant de la pluie. Une protectionqui, elle devait l’admettre, était la bienvenue.

Ce qui l’était moins, c’était cette palpitation aucreux de l’estomac. Seigneur, elle avait tellementlutté pour oublier Derick Aveline ! Au fond, elle avaittoujours su qu’il reviendrait un jour dans leDerbyshire puisqu’il devait hériter du château. Cequ’elle n’avait pas prévu, c’était la souffrance quecela réveillerait en elle. Il lui semblait que son retourfaisait remonter à la surface des sentiments profon-dément enfouis. Maudites émotions ! Elle les avaitcrues depuis longtemps disparues… Et pour l’heure,elle n’avait ni le temps ni la capacité d’y faire face.

D’ordinaire, quand elle voulait chasser des penséesdésagréables, elle s’enfermait dans son bureau et sepostait devant son tableau noir, une craie à la main,pour résoudre des équations, ou bien elle reportaitsur ses cartes les statistiques de la criminalité qu’ellecompilait depuis des années. Hélas ! Avec la dispari-tion de Molly, ce n’était tout simplement pasenvisageable.

Peut-être pouvait-elle oublier son compagnon enfermant les yeux et en s’absorbant dans quelque

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problème de calcul mental ? Cela ne coûtait riend’essayer. En outre, elle ne perdrait pas grand-chosede la promenade. Si la couverture qui l’enveloppait laprotégeait de la pluie, elle lui masquait aussi la vuesur les côtés. Elle ne voyait que des taches de ciel grisponctuées par les silhouettes des chênes, bouleaux etcornouillers qui peuplaient cette région.

Elle ferma les paupières. Mais cela ne fit que luiaiguiser les sens. Les craquements des branchagessur leur passage la firent tressaillir. Les arômes entê-tants qui montaient de la tourbe gorgée d’eau et del’humus boisé se mêlant aux odeurs de cheval et defoin de la couverture lui envahissaient les narines.Alors qu’elle aurait dû frissonner de froid dans sarobe de mousseline humide, une inavouable chaleurla submergeait, à cause, bien sûr, de l’homme dontles bras l’entouraient.

Elle s’empressa de rouvrir les yeux. Sa tentativeétait un échec.

Elle prit une profonde inspiration, expira lente-ment. Si seulement Derick était resté au château etl’avait laissée poursuivre seule les recherches ! Elleaurait mis ce répit à profit pour retrouver sonéquilibre.

« Ne te mens pas à toi-même, Emma, se tança-t-elle. Tu n’as jamais fait preuve du moindre équili-bre dès qu’il s’agit de Derick. » Elle fit la moue.Même si cela était vrai, elle n’était plus une gamineéperdue d’amour et n’avait plus l’intention desouffrir.

Elle resserra autour d’elle la couverture odorantecomme si, en s’y blottissant, elle pouvait se protégerde ses émotions aussi bien que de la pluie.

Pourquoi diable Derick avait-il insisté pourl’accompagner ? Après tout, il ne semblait pas parta-ger son inquiétude. De plus, avec les années, il

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semblait être devenu assez superficiel. On se seraitattendu qu’il choisisse de rester au coin du feu plutôtque d’affronter ce déluge avec elle. Ce n’était certespas le désir de passer du temps en sa compagnie quil’avait poussé à venir, n’est-ce pas ? Peut-être…

L’averse cessa en un instant, comme souvent lesorages en Angleterre. Emma regarda autour d’elle.Ils avaient presque atteint leur destination. ChassantDerick de ses pensées, elle tenta de se concentrer.

À présent que le mugissement de la tempête s’étaittu, les cris des domestiques lui parvenaient, étouffés,depuis l’autre côté des bois. Quelqu’un avait-ilretrouvé Molly ? Emma tendit l’oreille, mais l’étin-celle d’espoir s’éteignit dès qu’elle comprit que l’oncontinuait d’appeler celle-ci à pleins poumons.

Elle écarta la couverture, se préparant à descendrede la monture. Une bouffée d’air frais lui fouetta levisage. Aussitôt suivie d’une senteur de bergamote,de laurier et… d’homme. Derick.

Difficile, dans ces conditions, d’oublier sa pré-sence. D’autant que les mouvements du chevalaccentuaient le contact des cuisses musclées deDerick contre ses fesses. La chaleur qui émanait delui, son odeur virile, sa voix grave lorsqu’il murmu-rait des ordres à son étalon, et la position où elle setrouvait, prise dans l’étau de ses bras… c’était plusqu’elle n’en pouvait supporter. Et cette couverturequi l’étouffait ! Il fallait qu’elle s’en débarrasse.

D’un mouvement d’épaules, elle la fit descendrejusqu’à sa taille, libérant ses bras. Son compagnonémit un grondement étranglé, comme si elle lui avaitfait mal. Elle se figea.

Avant de sentir les mains de Scarsdale se refermersur ses hanches.

Elle tressaillit et s’apprêtait à le remettre à sa placelorsqu’il la souleva pour l’écarter de lui, loin de son…

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hum. Comprenant soudain ce que devait être cetterigidité qu’elle avait sentie contre ses fesses, elle rou-git jusqu’à la racine des cheveux.

Seigneur, il fallait qu’elle descende de cette mon-ture et s’éloigne de cet homme !

— Arrêtez-vous, ordonna-t-elle.Elle tira sur la couverture. Si elle réussissait à libé-

rer ses jambes, elle pourrait sauter à terre.Le bras de Scarsdale lui entoura la taille.— Emma, cessez de gigoter ainsi.— Nous sommes arrivés, plaida-t-elle.Du doigt, elle désigna le chêne abattu, un peu plus

loin, qui marquait la limite de la zone de recherchesqu’elle s’était assignée.

— Laissez-moi descendre, reprit-elle, soulagéed’avoir un prétexte pour mettre une indispensabledistance entre Derick et elle.

Elle devait consacrer toute son énergie à retrouverMolly et non à tenter d’endiguer les émotions contra-dictoires qui l’assaillaient.

— Je propose que nous nous séparions, ajouta-t-elle. Cela nous fera gagner du temps. Je prends lecôté droit.

Non seulement il ne la libéra pas, mais il resserra lebras. Pourquoi faisait-il cela ?

Pivotant pour le regarder, elle fut contrainte deposer les mains sur son torse pour garder l’équilibre.

Il avait serré les mâchoires et plissé les yeuxcomme si son mouvement le faisait… souffrir.

— Nous restons ensemble, déclara-t-il d’un tonsans réplique.

— Enfin, cela n’a aucun sens ! protesta Emma.Comment puis-je profiter de mon garde du corps,dans ce cas ?

Il ouvrit de grands yeux.— Pardon ? demanda-t-il.

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Avait-elle dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Cene serait pas la première fois. Elle avait tendance àcomprendre les choses différemment des autresgens.

— Vous m’avez convaincue d’accepter votre aideparce que, je vous cite « une monture rapide et ungarde du corps ne seraient pas de trop ». Je suisd’accord avec vous. Si nous sommes deux à faire desrecherches, nous serons plus efficaces.

Il la regardait comme si elle venait de proférer uneineptie.

— Eh bien, ce n’est pas une bonne idée, décréta-t-il. Si nous nous séparons, je risque de me retrouvernon pas avec une mais deux disparues.

Emma faillit s’étrangler d’indignation. Quellesuffisance !

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je…— Je ne mets pas en doute votre intelligence, Pyg-

mée, l’interrompit Derick. Ni vos capacités. Recon-naissez toutefois que les battues en forêt ne sontpeut-être pas votre fort.

Emma se mordit la lèvre. Impossible de contestercela.

— Ma foi, je suppose que c’est le vôtre ?Un son qui ressemblait à s’y méprendre à un soupir

exaspéré monta de la gorge de Scarsdale.— Regardez derrière nous, mademoiselle

Wallingford. Que voyez-vous ?Elle essaya, mais elle n’était pas assez grande pour

voir par-dessus son épaule. Il dut deviner son pro-blème car, d’un léger coup de talon, il fit volter samonture.

— Je vois de l’herbe écrasée et des branchagesbrisés, répondit-elle, décrivant les traces laissées parl’étalon.

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— Précisément, dit Derick avant de faire de nou-veau tourner ce dernier. En revanche, devant nous,le sol est dépourvu de traces. Cette fille n’est pasvenue ici. Ni personne d’autre depuis un certaintemps, d’ailleurs.

Emma rougit, mortifiée. Il avait raison. Dans sonignorance, elle aurait perdu un temps précieux.

— Il est donc inutile de fouiller cet endroit à pied,conclut-elle.

— Et nos recherches seront plus rapides si nousrestons tous deux à cheval jusqu’à ce que nous ayonsde bonnes raisons d’en descendre.

Elle acquiesça d’un hochement de tête. Toutefois,cela ne changeait rien au fait qu’elle devait de touteurgence se ressaisir. Elle se débattit un moment pourse dégager de la couverture, faisant de son mieuxpour oublier la façon dont Derick se crispait der-rière elle. Une fois celle-ci roulée, elle s’éloigna leplus possible de lui. Certes, elle était toujours assisesur ses genoux, mais avec toute la dignité dont elleétait capable.

— Je le reconnais, reprit-elle, indiquant qu’elleétait prête à se remettre en route, mais veuillez ces-ser de m’appeler le Pygmée.

Derick laissa échapper un long soupir, qui n’apaisaen rien le brasier qui lui consumait les reins. Depuiscombien de temps n’avait-il pas été à ce point troublépar une femme ? Peut-être sa réaction s’expliquait-elle simplement par le fait qu’il n’en avait pas touchéune seule depuis près de deux ans. Bon sang, il s’agis-sait du Pygmée ! Que lui arrivait-il ?

Ce devait être la faute de ce maudit parfum,décida-t-il. De la lavande mêlée à quelque chose deplus… capiteux. Il avait toujours aimé les fragrances

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sensuelles. Ou peut-être était-ce à cause de ses han-ches si pleines ou de la rondeur de ses fesses. Ouencore de sa façon de bouger au même rythme quelui, exactement comme s’ils étaient en train defaire… hum.

Derick déglutit péniblement. C’était la premièrefois qu’il chevauchait ainsi, avec une femme assisesur ses genoux. Il ignorait combien cela pouvait serévéler excitant. Oui, ce devait être la situation qui lemettait dans un tel état, et non la dame elle-même.

Il devait absolument trouver un moyen de détour-ner son attention des images brûlantes que soncontact éveillait en lui.

— Parlez-moi un peu de cette femme de chambre,dit-il soudain. Pourquoi êtes-vous si certaine qu’elleest en danger ?

Emma se tourna pour le regarder. Son manteaus’ouvrit, révélant les courbes de ses seins. Peut-êtreaurait-il mieux fait de la laisser descendre, toutcompte fait.

— Cette « femme de chambre » a un prénom,répliqua-t-elle. Elle s’appelle Molly. Elle a grandi àAveline Castle. Sa famille vit dans le nord du comté.

Derick ricana.— Quelquefois, la famille est une excellente raison

de partir sans un regard en arrière.Emma le dévisagea d’un air perplexe.— Pas dans ce cas. Molly adore ses parents. Elle

est très proche de sa mère, elle.Derick ravala un grognement agacé. Pourquoi

avait-il laissé échapper une réflexion aussi person-nelle ? C’était sans doute une bonne chose qu’il aitdécidé de mettre un terme à sa carrière dansl’espionnage. Il perdait la main. À moins que ce nesoit le Pygmée qui le déstabilisait. Il se racla la gorge.

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— Elle a peut-être rencontré un jeune homme quine plaît pas à ses parents, suggéra-t-il.

— Non. Elle est fiancée et doit se marier dansquelques semaines.

Elle lui parla des habitudes de Molly, de ce qu’elleavait fait ces derniers jours, des discussions qu’elle-même avait eues avec les parents de la disparue, sonfiancé et ses amis. Tout, dans la vie de cette jeune fille,semblait normal. Elle paraissait même heureuse.

— Bien entendu, j’ai vérifié auprès des aubergesde la région et de la malle-poste, mais Molly est unefille sérieuse. Elle ne se serait pas enfuie. D’ailleurs,aucun de ses effets personnels ne manque.

Emma était plutôt convaincante. Il devait admet-tre que cette pauvre fille était peut-être bel et bien endifficulté. Il avait dû apparaître terriblement odieux ;pourtant, même si c’était précisément son intention,cela l’ennuyait.

— Décrivez-moi en détail les recherches effectuéesjusqu’à présent, ordonna-t-il.

Elle arqua un sourcil.— S’il vous plaît, ajouta-t-il.Elle laissa échapper un soupir agacé.— Nous avons d’abord supposé qu’elle était sortie

faire une promenade matinale et s’était blessée,commença-t-elle.

Puis elle lui narra par le menu comment elle avaitdéterminé la zone de recherches où l’on avait le plusde chances de la retrouver, en tenant compte de fac-teurs tels que le temps qui s’était écoulé, la vitesse dedéplacement d’une personne et d’un animal, la topo-graphie de la région, ainsi qu’un certain nombred’autres variables qui lui donnèrent le vertige. Il étaitplus impressionné qu’il ne voulait le montrer. Déjà,lorsqu’ils étaient enfants, il avait remarqué que lecaractère fantasque de la petite Emma dissimulait

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une intelligence hors du commun. En vérité,Mlle Wallingford n’était pas seulement intelligente :elle était sacrément brillante.

Toutefois, cela ne suffirait pas à retrouver la pau-vre Molly ce soir. Les appels des autres s’étaient éloi-gnés et les ultimes lueurs du jour peinaient àtraverser les bois.

Derick sentait Emma trembler d’une frustration qu’ilcommençait à partager. Pourtant, même s’il s’atten-dait à des protestations vigoureuses de sa part, il allaitdevoir la convaincre de rentrer au château et d’atten-dre le lendemain pour reprendre les recherches.

— Mademoiselle Wallingford, nous allons devoirfaire demi-tour.

Elle secoua la tête avec véhémence.— Et Molly ? Et ses parents ? Ils sont fous

d’angoisse ! Personne ne devrait s’inquiéter ainsipour un être aimé, se demander où il est, ce qui luiest arrivé…

Elle s’était exprimée avec tant de fièvre que Derickeut l’impression qu’elle ne parlait pas seulement deMolly…

— Je comprends, dit-il avec douceur, même s’il necomprenait rien, mais…

— Regardez ! l’interrompit-elle en lui serrant lebras, le doigt pointé devant eux.

Il plissa les yeux, et aperçut à peu de distance desbranches brisées et des fourrés piétinés. Quelqu’unétait venu ici récemment.

— Vous êtes sûre que personne n’a fouillé cettezone ? demanda-t-il, les sens en alerte.

— Certaine. Pourquoi ?Derick évalua les dégâts du regard. Le passage était

récent puisque les branchages brisés étaient encoreverts. Pas plus de vingt-quatre heures. La pistemenait vers le nord. Il n’y avait rien dans cette

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direction – pas de route, pas d’abri… Juste desfalaises surplombant une vallée profondémentencaissée.

Ces mêmes falaises où sa mère s’était donné lamort.

Derick s’obligea à desserrer les mâchoires.Molly Simms en avait-elle fait autant ? Elle sem-

blait heureuse, mais il savait mieux que quiconqueque les apparences cachaient parfois une tout autreréalité. Il faillit demander à Emma si elle croyait àune telle éventualité, puis se contenta finalement dedéclarer :

— Le passage est large. Il a dû être fait par unemule, voire un cheval, mais pas par une personne àpied. Manquait-il des montures à l’écurie, ce matin ?

— Non. D’après M. Billingsly, elles étaient touteslà, répondit Emma le front barré d’un pli soucieux.Du reste, non seulement Molly ne sait pas monter àcheval, mais elle en a peur.

Par conséquent, si la bonne était venue ici, soit elleétait désespérée, soit elle n’était pas seule. Peut-êtremême avait-elle été emmenée contre sa volonté.

— N’importe qui peut avoir laissé ces traces, dit-ilsimplement.

— Possible, concéda Emma, mais je ne ferai pasdemi-tour tant que je ne me serai pas assurée parmoi-même que ce n’est pas Molly.

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À en juger par sa façon de redresser le menton etpar l’éclat de ses yeux d’ambre, Mlle Wallingford n’endémordrait pas.

Hochant la tête, Derick la plaqua contre lui, puis,d’un coup de talons, fit repartir sa monture.

Ils suivirent la trace de branchages brisés, mais lessabots du cheval s’enfonçaient dans le sol détrempé,ralentissant leur progression. Une sourde agitationenvahissait Derick, comme en témoignaient les bat-tements désordonnés de son cœur. Et il soupçonnaitsa compagne d’être en proie à la même émotion.Penchée en avant afin de mieux voir, les poingsserrés, elle s’appuyait contre son bras qui la retenait.

À mesure qu’ils avançaient, des bruits d’eau leurparvenaient, de plus en plus clairs. Ils ne devaientplus être loin du St William. Comme lorsqu’il avaitvu la silhouette d’Aveline Castle se dresser devant luiaprès quatorze ans d’absence, les souvenirs affluè-rent à la mémoire de Derick. Il avait construit desbarrages sur cette rivière, se rappelait-il. Et Emma« rectifiait » ses erreurs de conception. En tempsnormal, ce petit cours d’eau était paisible, mais si

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Derick se fiait au grondement des flots, aujourd’hui,le St William était tout sauf tranquille !

Lorsqu’ils atteignirent une petite éminence domi-nant la rivière, Derick tira sur les rênes. La piste sedivisait, partant vers le nord et vers le nord-ouest.Deux personnes s’étaient-elles séparées ici ? Il étudiales traces. Non. Quelqu’un s’était d’abord dirigé versle nord avant de revenir sur ses pas – comme l’indi-quaient les branches pliées dans les deux sens – pourprendre le chemin du nord-ouest.

À cet instant, Emma se tortilla pour changer deposition, et se laissa glisser à bas de la monture.

— Que faites-vous exactement ? demanda Derick.— Ce que je suis venue faire, répliqua-t-elle en fon-

çant vers la piste qui menait plein nord, puis, dési-gnant les autres traces, elle ajouta : Explorez ce côté.

Bon sang ! Pour faire remonter la jeune femme surson cheval, Derick n’avait d’autre solution qued’employer la force, il le savait. Et elle risquait fort dese débattre durant tout le trajet de retour. Ou alors,il pouvait chevaucher le plus rapidement possible endirection du nord-ouest, puis faire une boucle pourvenir à sa rencontre.

Déjà, la silhouette de la jeune femme disparaissaitentre les bosquets.

— Ne quittez pas la piste, le Pygmée ! cria-t-il.Elle leva la main et l’agita en signe d’acquiesce-

ment. Ou, la connaissant, d’impatience.— Ne m’appelez pas le Pygmée ! cria-t-elle en

réponse.Le sourire aux lèvres, Derick s’engagea sur la piste

menant vers le nord-ouest. Quelques minutes plustard, il arrêtait sa monture sur les berges du StWilliam.

Jamais il n’avait vu ses eaux aussi hautes ni aussitumultueuses. Elles déferlaient furieusement,

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emportant des mottes de terre herbeuse et desbranchages.

Si sa mémoire était bonne, le méandre où ilconstruisait autrefois ses barrages était un peu plusen amont. Derick avait toujours aimé ce coin derivière où s’accumulaient les branches portées par lecourant, même lorsque le niveau de l’eau n’était pasaussi élevé. Emma ne devait pas en être loin, à pré-sent. Alarmé, il observa les flots en furie. Il n’auraitpas dû la laisser partir seule.

Chassant son inquiétude, il sauta à bas de son che-val et observa l’autre côté de la rivière afin de déter-miner si la piste s’y poursuivait. Il ne vit rien. SiMolly était passée par ici, elle était maintenant horsd’atteinte, du moins pour ce soir. Les dernièreslueurs du jour plongeaient derrière la ligne desarbres. Il était temps d’aller chercher Emma. Et de laramener de force au château si nécessaire.

Alors qu’il glissait le pied dans l’étrier, un gronde-ment inhabituel se fit entendre. L’étalon se cabradans un hennissement d’effroi, envoyant Derick ausol. Il roula sur lui-même, esquivant de peu un coupde sabot à la tête, et regarda, désorienté, l’animals’enfuir.

Il se retourna à temps pour voir un mur d’eaus’abattre sur lui.

Une violente douleur explosa dans sa tempe.Emporté par les flots, il s’interdit de respirer. S’illaissait cette eau glaciale et boueuse entrer dans sespoumons, c’en était fait de lui. Entraîné par unimplacable tourbillon, il n’aurait su dire si ses piedsse trouvaient au-dessus ou au-dessous de sa têtemais il avait une certitude : il était sous l’eau.

Quelque chose lui avait heurté le crâne, une foutuebranche, sans doute.

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Il rouvrit les paupières sur un voile gris verdâtre.Ses yeux le piquaient. Il les referma aussitôt et tenditles bras dans l’espoir de résister aux flots déchaînésqui l’emportaient.

Bonté divine, ses poumons le brûlaient. Il fallaitqu’il sorte la tête de l’eau ! Il chercha un pointd’appui sur le fond boueux du lit de la rivière, envain. Désespéré, il plia les jambes et poussa de toutesses forces. Son visage émergea à la surface des flotset il aspira une longue goulée d’air – par le nez, parla bouche, par tous les pores de sa peau. Hélas, il neparvenait pas à reprendre pied !

Il devait absolument se détendre. Se laisser porterpar le courant. Mais il devait d’abord tendre lesjambes devant lui, au cas où il heurterait des rochers.Mieux valait se briser un tibia que se rompre le cou.

Le cœur battant follement, il se débattit pour gar-der la tête hors de l’eau et tenta de regarder autour delui. Jusqu’où la crue l’avait-elle entraîné ?

Quelque chose lui heurta l’épaule avant de glisserle long de son dos. Derick battit des pieds pour s’enécarter. Il se figea en reconnaissant un cerf auxgrands yeux bruns sans vie, le cou tordu selon unangle inhabituel. Des brindilles et des feuillagesétaient emmêlés dans ses bois tels des nids dans unarbre. Son corps flottait, encore souple. Il n’était pasmort depuis bien longtemps.

Derick sursauta en apercevant une silhouette fami-lière étendue près du rivage.

Emma.S’était-elle trouvée, elle aussi, sur la trajectoire de

la crue ? Il battit énergiquement des bras et desjambes pour se diriger vers la berge. Il fallait qu’il larejoigne.

Enfin, le lit de la rivière s’élargit, laissant le flot sedisperser vers les champs. Le courant ralentit.

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Tremblant de tous ses membres, le souffle court,Derick sortit de l’eau… mais il était du mauvais côté.Il s’avança d’un pas prudent dans l’onde en furie etfaillit être de nouveau emporté. Il ne pouvait pren-dre le risque de traverser ici. Pas question de dériverencore plus, ce qui l’éloignerait d’Emma. Il devaittrouver un gué en aval.

Des plantes aquatiques et des racines dénudées parla crue lui agrippaient les pieds. Il dut lutter pours’en délivrer.

— Emma ? appela-t-il d’une voix rauque.Nom de nom ! Il lui avait bien dit que si elle ne res-

tait pas avec lui, ce n’était pas une mais deux dispa-rues qu’il devrait rechercher !

Non, il était injuste. Si elle était restée avec lui, elleaussi aurait été emportée par les flots.

— Emma ! cria-t-il de nouveau.Il tendit l’oreille, mais le grondement furieux de la

rivière couvrait tout. Il devait remonter jusqu’àl’endroit où il avait été entraîné par le courant. Il exa-mina les alentours. Par chance, les nuées s’étaientéclaircies, laissant les rayons de la lune traverser lesfrondaisons. Cela dit, il distinguait à peine lessombres silhouettes des arbres. Comment diableallait-il…

À quelques pas devant lui, quelque chose de pâleattira son regard. L’estomac noué, il plissa les yeux…On aurait dit de l’albâtre. De la peau ?

Son cœur manqua un battement. Il ne savait pas ceque c’était, mais cela ne bougeait pas. Un flot de sen-sations le submergea, un peu comme lorsqu’il étaitsur le point de trouver une information stratégiquedans une place forte ennemie. À la différence quel’excitation familière de la chasse était ici remplacéepar une terrible appréhension.

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Ce pouvait être n’importe quoi, tenta-t-il de se rai-sonner – la surface claire d’un rocher récemmentbrisé par les flots, le ventre d’une truite échouée surla rive…

Malgré lui, il se mit à courir, dans la mesure où larive boueuse le lui permettait. En approchant, il dis-tingua une silhouette. Des pieds. Des jambes, desbras, et des cheveux flottant au gré du courant. Unerobe verte.

— Emma ! hurla-t-il en sautant dans l’eau.Elle flottait, à plat ventre, retenue par une bran-

che. La bouche de Derick s’assécha d’un coup. Dieudu Ciel, elle ne bougeait pas. Elle ne bougeait pas !

Il tomba à genoux et la prit par les épaules.D’abord, lui sortir le visage de l’eau. Ensuite, essayerde vider ses poumons.

Son corps était si raide… c’était terrifiant.Lorsqu’il la retourna, ses cheveux se collèrent sur sonvisage, masquant ses traits. D’une main tremblante,il les écarta. Oh, Seigneur, Emma ! Tout était safaute !

La tête lui tournait tandis qu’il parcourait sonvisage d’un regard éperdu. De même que le cerf toutà l’heure, elle avait le cou bizarrement tordu. Sesyeux étaient ouverts, sans vie et… bleus ?

Derick prit une brève inspiration. Ce n’était pasEmma.

Les épaules voûtées, il s’efforça de se calmer, derespirer plus lentement.

— Lord Scarsdale ?Il tourna vivement la tête.Emma ! Sur son cheval, de l’autre côté de la rivière.

Vivante.Une vague de soulagement le submergea, plus

puissante encore que les flots en furie dont il avaitréchappé de justesse. Pour s’asseoir à califourchon,

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Le 3 mars 2014

Dépôt légal : mars 2014EAN 9782290077986

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