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BIBEBOOK SIR ARTHUR CONAN DOYLE LA GRANDE OMBRE

Doyle Sir Arthur Conan - La Grande Ombre

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  • BIBEBOOK

    SIR ARTHUR CONAN DOYLE

    LA GRANDE OMBRE

  • SIR ARTHUR CONAN DOYLE

    LA GRANDE OMBRETraduit par Albert Savine

    1892

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0153-0

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  • Credits

    Sources : Stock, diteur, 1909 Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • Prface

    L et les revues anglaises et am-ricaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle cesabondantes moissons de dtails biographiques dont le lecteurcontemporain est si friand.

    and on a lu que lauteur de la Grande Ombreest n le 22 mai 1859 dimbourg, quil fut llve de son universit, quil y tudia la mdecineet lexera huit ans Southsea (1882-1889), quil voyagea ensuite dans lesrgions arctiques et sur les ctes Occidentales de lAfrique, force est biende se contenter de renseignements aussi succincts.

    Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu dune ligne dar-tistes qui ont laiss une trace glorieuse dans la carrire.

    Son grand-pre, JohnDoyle, lve du paysagiste Gabrielli et duminia-turiste Comerfort, fut un caricaturiste clbre. Sous la signature H.B., soncrayon saaqua tout ce quil y avait dillustre dans les gnrations deson temps (1798-1868). ackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Hay-don, Moore ont cent fois reconnu ses mrites et salu ce quils appelaientpresque son gnie.

    Richard, ou mieux Dick Doyle, lve de son pre, marchant sur sesbrises, dbuta comme caricaturiste 17 ans et, de 1843 1850, il t la

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  • La grande Ombre Chapitre

    joie des abonns du Punch, mais alors des scrupules religieux lui inter-dirent de collaborer une feuille satirique, qui bafouait ce qui tait sesyeux sacr comme le plus cher des legs des aeux, la foi catholique pro-fondment ancre en son me dIrlandais. Il sloigna du Punch, mais cene fut point pour porter une feuille rivale le concours malicieux de soncrayon. Il le consacra dsormais lillustration des chefs-doeuvre dea-ckeray et de Ruskin. Cest lui quon dut ces dessins tour tour comiquesou pioresques qui nous disent les aventures de la famille Newcomes, oula lgende du Roi de la Rivire dor.

    Charles Doyle, le cinquime ls de John et le pre dArthur, neutpoint un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut surtout apprcicomme architecte, de mme quun autre de ses frres se connait dansla direction de la National Gallery dIrlande et quun troisime renonait ses pinceaux pour dresser les plus exactes gnalogies du baronnagedAngleterre.

    Ainsi apparent, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, dbuteren lirature que lorsquil fut certain de tenir un succs et ds son tudeen rouge, premire srie de son immortel Sherlock Holmes, il ft, en eet,clbre. Ds lors il neut plus qu persvrer, tuant et ressuscitant seshros selon les caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrableslgions de lecteurs.

    Cest un tout autre genre quappartient la Grande Ombre. ConanDoyle a crit beaucoup de romans historiques, le plus souvent inspirspar lhistoire de France, et ceux quil a consacrs la peinture de lpoquenapolonienne, ne sont pas les moins bien venus de la srie.

    Un autre Irlandais dorigine, Charles Lever, lui avait trac la voie, maisavec moins de brio, de vie et de relief. ce point de vue il y a une grandedistance entre Tom Bourke et Les exploits du colonel Grard, mais le dsirde rendre justice son grand adversaire et de juger un soldat en soldatest le mme chez les deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plusvoisin peut-tre dErckmann-Chatrian, dont les rcits ont nourri notreenfance et sans doute la sienne que de Charles Lever. Le parallle pour-rait tre tabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant pourrepousser linvasion et le petit berger deWest Inch sengageant pour allerchasser lOmbre quil croit sentir peser sur lEurope.

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  • La grande Ombre Chapitre

    Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits saluantinvolontairement les balles, les vieux soldats les raillant dun ton gogue-nard et les ociers les laissant saguerrir avant de les faire coucher. Nulne dit mieux, au matin du combat, les revues passes par ltat-major em-panach, les cavaliers chamarrs dargent, dcarlate et dor, circulant augalop, au milieu des cris denthousiasme et des hourras. Puis aprs plu-sieurs heures de combat, la chevauche des cuirassiers chargeant et lamonte des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur les carrs anglaisavec une rage dsespre.

    Albert Savine.

    n

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  • CHAPITRE I

    La nuit des signaux

    M , , Jock Calder, de West Inch, arriv peine au mi-lieu du dix-neuvime sicle, et lge de cinquante-cinq ans.Ma femme neme dcouvre gure quune fois par semaine der-rire loreille un petit poil gris quelle tient marracher.

    Et pourtant quel trange eet cela me fait que ma vie se soit couleen une poque o les faons de penser et dagir des hommes diraientautant de celles daujourdhui que sil se fut agi des habitants dune autreplante.

    Ainsi, lorsque je me promne par la campagne, si je regarde par l-bas, du ct de Berwick, je puis apercevoir les petites tranes de fumeblanche, qui me parlent de cee singulire et nouvelle bte aux cent pieds,qui se nourrit de charbon, dont le corps recle unmillier dhommes, et quine cesse de ramper le long de la frontire.

    and le temps est clair, japerois sans peine le reet des cuivres,lorsquelle double la courbe vers Corriemuir.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la mme bte, ou par-fois mme une douzaine dentre elles, laissant dans lair une trace noire,dans leau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant dai-sance quun saumon remonte la Tweed.

    Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pre muet de colre au-tant que de surprise, car il avait la crainte doenser le Crateur, si pro-fondment enracine dans lme, quil ne voulait pas entendre parler decontraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher debien prs au blasphme.

    Ctait Dieu qui avait cr le cheval.Ctait un mortel de l-bas, vers Birmingham, qui avait fait la ma-

    chine.Aussi mon bon vieux papa sobstinait-il se servir de la selle et des

    perons.Mais il aurait prouv une bien autre surprise en voyant le calme

    et lesprit de bienveillance qui rgnent actuellement dans le coeur deshommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les runionsquil ne faut plus de guerre, except bien entendu, avec les ngres etleurs pareils.

    and il mourut, ne nous baions-nous pas, presque sans interrup-tion une trve de deux courtes annes, depuis bientt un quart desicle ?

    Rchissez cela, vous qui menez aujourdhui une existence si tran-quille, si paisible.

    Des enfants, ns pendant la guerre, taient devenus des hommes bar-bus, avaient eu leur tour des enfants, que la guerre durait encore.

    Ceux qui avaient servi et combau la eur de lge et dans leurpleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se voter,que les oes et les armes taient encore aux prises.

    Rien dtonnant, ds lors, quon en ft venu considrer la guerrecomme ltat normal, et quon prouvt une sensation singulire se trou-ver en tat de paix.

    Pendant cee longue priode, nous nous bames avec les Danois,nous nous bames avec les Hollandais, nous nous bames avec lEs-pagne, nous nous bames avec les Turcs, nous nous bames avec les

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Amricains, nous nous bames avec les gens de Montevideo.On et dit que dans cee mle universelle, aucune race ntait trop

    proche parente, aucune trop distante pour viter dtre entrane dans laquerelle.

    Mais ce fut surtout avec les Franais que nous nous bames ; et detous les hommes, celui qui nous inspira le plus daversion, et de crainteet dadmiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait.

    Ctait trs crne de le reprsenter en caricature, de le chansonner, defaire comme si ctait un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeurquinspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus delEurope entire, et quil fut un temps o la clart dune amme appa-raissant de nuit sur la cte faisait tomber genoux toutes les femmes etmeait les fusils dans les mains de tous les hommes.

    Il avait toujours gagn la partie : voil ce quil y avait de terrible.On et dit quil portait la fortune en croupe.Et en ces temps-l nous savions quil tait post sur la cte septen-

    trionale avec cent cinquante mille vtrans, avec les bateaux ncessairesau passage.

    Mais cest une vieille histoire.Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anantit

    leur oe.Il devait rester en Europe une terre o lon et la libert de penser, la

    libert de parler.Il y avait un grand signal tout prt sur la hauteur prs de lembouchure

    de la Tweed.Ctait un chafaudage fait en charpente et en barils de goudron.Je me rappelle fort bien que tous les soirs je mcarquillais les yeux

    regarder sil ambait.Je navais alors que huit ans, mais cet ge, on prend dj les choses

    coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dpendt en quelquefaon de moi et de ma vigilance.

    Un soir, comme je regardais, japerus une faible lueur sur la collinedu signal : une petite langue rouge de amme dans les tnbres.

    Je me rappelle que je me froai les yeux, je me frappai les poignetscontre le cadre en pierre de la fentre, pour me convaincre que jtais

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  • La grande Ombre Chapitre I

    veill.Alors la amme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se reter

    dans leau, et je mlanai la cuisine.Je hurlai mon pre que les Franais avaient franchi la Manche et que

    le signal de lembouchure de la Tweed ambait.Il causait tranquillement avec M. Mitchell, ltudiant en droit ddim-

    bourg.Je crois encore le voir secouant sa pipe cot du feu et me regardant

    par-dessus ses lunees monture de corne. tes-vous sr, Jock, dit-il. Aussi sr que dtre en vie, rpondis-je dune voix entrecoupe.Il tendit la main pour prendre sur la table la Bible, quil ouvrit sur

    son genou, comme sil allait nous en lire un passage, mais il la referma, etsortit grands pas.

    Nous le suivmes, ltudiant en droit et moi, jusqu la porte claire-voie qui donne sur la grande route.

    De l nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur dunautre feu plus petit Ayton, plus au nord.

    Ma mre descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions passaisis par le froid, et nous restmes l jusquau matin, en changeant derares paroles, et cela mme voix basse.

    Il y avait sur la route plus de monde quil nen tait pass la veilleau soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers lenord, staient enrls dans les rgiments de volontaires de Berwick, etaccouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour rpondre lappel.

    elques-uns dentre eux avaient bu le coup de ltrier avant de partir.Je nen oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc,

    brandissant au clair de lune un norme sabre rouill.Ils nous crirent en passant, que le signal de North Berwick Law tait

    en feu, et quon croyait que lalarme tait partie du Chteau ddimbourg.Un petit nombre galoprent en sens contraire, des courriers pour

    dimbourg, le ls du laird, et Master Playton, le sous-shrif, et autresde ce genre.

    Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes,mont sur un cheval rouan. Il poussa jusqu notre porte et nous t

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  • La grande Ombre Chapitre I

    quelques questions sur la route. Je suis convaincu que cest une fausse alerte, dit-il. Peut-tre aurais-

    je tout aussi bien fait de rester o jtais, mais maintenant que me voilparti, je nai rien de mieux faire que de djeuner avec le rgiment.

    Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. Je le connais bien, dit notre tudiant en nous le dsignant dun signe

    de tte, cest un lgiste ddimbourg, et il sentend joliment enler desvers. Il se nomme Waie Sco.

    Aucun de nous navait encore entendu parler de lui, mais il ne se passagure de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute lcosse.

    Bien des fois nous pensmes alors cet homme qui nous avait de-mand la route dans la nuit terrible.

    Mais ds le matin, nous emes lesprit tranquille.Il faisait un temps gris et froid.Mamre tait retourne la maison pour nous prparer un pot de th,

    quand arriva un char bancs ramenant le docteur Horscro, dAyton etson ls Jim.

    Le docteur avait relev jusque sur ses oreilles le collet de son manteaubrun, et il avait lair de fort mchante humeur, car Jim, qui navait quequinze ans, stait sauv Berwick la premire alerte, avec le fusil dechasse tout neuf de son pre.

    Le papa avait pass toute la nuit sa recherche, et il le ramenait pri-sonnier ; le canon de fusil se dressait derrire le sige.

    Jim avait lair daussi mauvaise humeur que son pre, avec ses mainsfourres dans ses poches de ct, ses sourcils joints, et sa lvre infrieureavance.

    Tout a, cest un mensonge, cria le docteur en passant. Il ny a paseu de dbarquement, et tous les sots dcosse sont alls arpenter pourrien les routes.

    Son ls Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces mots,ce qui lui valut de la part de son pre un coup sur le ct du crne avec lepoing ferm.

    ce coup, le jeune garon laissa tomber sa tte sur sa poitrine commesil avait t tourdi.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Mon pre hocha la tte, car il avait de laection pour Jim, et nousrentrmes tous lamaison, en dodelinant du chef, et les yeux papillotants,pouvant peine tenir les yeux ouverts, maintenant que nous savions toutdanger pass.

    Mais nous prouvions en mme temps au coeur un frisson de joiecomme je nen ai ressenti le pareil quune ou deux autres fois en ma vie.

    Sans doute, tout cela na pas beaucoup de rapport avec ce que jai en-trepris de raconter, mais quand on a une bonne mmoire et peu dhabi-let, on narrive pas tirer une pense de son esprit sans quune douzainedautres sy cramponnent pour sortir en mme temps.

    Et pourtant, maintenant que je me suis mis y songer, cet incidentntait pas entirement tranger mon rcit, car Jim Horscro eut unediscussion si violente avec son pre, quil fut expdi au collge de Ber-wick et comme mon pre avait depuis longtemps form le projet de myplacer aussi, il prota de loccasion que lui orait le hasard pour my en-voyer.

    Mais avant de dire un mot au sujet de cee cole, il me faut revenir lendroit o jaurais d commencer, et vous mere en tat de savoir quije suis, car il pourrait se faire que ces pages crites par moi tombent sousles yeux de gens qui habitent bien loin au-del du border, et nont jamaisentendu parler des Calder de West Inch.

    Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce nest point un beaudomaine, autour dune bonne habitation.

    Cest simplement une grande terre pturages de moutons, ou la bisesoue avec pret et que le vent balaie.

    Elle stend en formant une bande fragmente le long de la mer.Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste gagner son

    loyer et avoir du beurre le dimanche au lieu de mlasse.Au milieu, slve une maison dhabitation en pierre, recouverte en

    ardoise, avec un appentis derrire.La date de 1703 est grave grossirement dans le bloc qui forme le

    linteau de la porte.Il y a plus de cent ans que ma famille est tablie l, et malgr sa pau-

    vret, elle est arrive tenir un bon rang dans le pays, car la campagnele vieux fermier est souvent plus estim que le nouveau laird.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    La maison de West Inch prsentait une particularit singulire.Il avait t tabli par des ingnieurs et autres personnes comptentes,

    que la ligne de dlimitation entre les deux pays passait exactement par lemilieu de la maison, de faon couper notre meilleure chambre coucheren deux moitis, lune anglaise, lautre cossaise.

    Or, la couchee que joccupais tait oriente de telle sorte que javaisla tte au nord de la frontire et les pieds au sud.

    Mes amis disent que si le hasard avait plac mon lit en sens contraire,jaurais eu peut-tre la chevelure dun blond moins roux et lesprit dunetournure moins solennelle.

    Ce que je sais, cest quune fois en ma vie, o ma tte dcossais nevoyait aucun moyen de me tirer de pril, mes bonnes grosses jambesdAnglais vinrent mon aide et men loignrent jusquen lieu sr.

    Mais lcole, cela me valut des histoires nen plus nir : les unsmavaient surnomm Grog leau ; pour dautres jtais la Grande Bre-tagne pour dautres, lUnion Jock .

    Lorsquil y avait une bataille entre les petits cossais et les petits An-glais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autresdes coups de poing sur les oreilles.

    Puis on sarrtait des deux cts pour se mere rire, comme si lachose tait bien plaisante.

    Dans les commencements, je fus trsmalheureux lcole de Berwick.Birtwhistle tait le premier matre, et Adams le second, et je navais

    daection ni pour lun ni pour lautre.Jtais naturellement timide, trs peu expansif.Je fus long me faire un ami soit parmi les matres, soit parmi mes

    camarades.Il y avait neuf milles vol doiseau, et onze milles et demi par la route,

    de Berwick West Inch.Javais le coeur gros en pensant la distance qui me sparait de ma

    mre.Remarquez, en eet, quun garon de cet ge, tout en prtendant se

    passer des caresses maternelles, soure cruellement, hlas ! quand on leprend au mot.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    la n, je ny tins plus, et je pris la rsolution de menfuir de lcole,et de retourner le plus tt possible la maison.

    Mais au dernier moment, jeus la bonne fortune de mairer lloge etladmiration de tous depuis le directeur de lcole, jusquau dernier lve,ce qui rendit ma vie dcolier fort agrable et fort douce.

    Et tout cela, parce que par suite dun accident, jtais tomb par unefentre du second tage.

    Voici comment la chose arriva.Un soir javais reu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de

    lcole. Cet aront, sajoutant tous mes autres griefs, t dborder mapetite coupe.

    Je jurai, ce soir mme, en enfouissant ma gure inonde de larmessous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit WestInch, soit bien prs dy arriver.

    Notre dortoir tait au second tage, mais javais une rputation de bongrimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige.

    Je nprouvais aucune frayeur, tout petit que jtais, de me laisser des-cendre du pignon de West Inch, au bout dune corde serre la cuisse, etcela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol.

    Ds lors, je ne craignais gure de ne pas pouvoir sortir du dortoir deBirtwhistle.

    Jaendis avec impatience que lon et ni de tousser et de remuer.Puis quand tous les bruits, indiquant quil y avait encore des gens

    rveills, eurent cess de se faire entendre sur la longue ligne des cou-chees de bois, je me levai tout doucement, je mhabillai, et mes souliers la main, je me dirigeai vers la fentre sur la pointe des pieds.

    Je louvris et jetai un coup doeil au dehors.Le jardin stendait au-dessous de moi, et tout prs de ma main sal-

    longeait une grosse branche de poirier.Un jeune garon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise

    dchelle.Une fois dans le jardin, je naurais plus qu franchir un mur de cinq

    pieds.Aprs quoi, il ny aurait plus que la distance entre moi et la maison.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Jempoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autrebranche, et jallais mlancer de la fentre, lorsque je devins tout coupaussi silencieux, aussi immobile que si javais t chang en pierre.

    Il y avait par-dessus la crte du mur une gure tourne vers moi.Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cee gure

    dans sa pleur et son immobilit.La lune versait sa lumire sur elle, et les globes oculaires se mouvaient

    lentement des deux cts, bien que je fusse cach sa vue par le rideauque formait le feuillage du poirier.

    Puis par saccades, la gure blanche sleva de faon montrer le cou.Les paules, la ceinture et les genoux dun homme apparurent.Il se mit cheval sur la crte du mur, puis dun violent eort, il aira

    vers lui un jeune garon peu prs de ma taille qui reprenait haleine detemps autre, comme sil sanglotait.

    Lhomme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues.Puis ils se laissrent aller tous deux par terre dans le jardin.Jtais encore debout, et en quilibre, avec un pied sur la branche et

    lautre sur lappui de la fentre, nosant pas bouger, de peur dairer leuraention, car je les voyais savancer pas de loup, dans la longue lignedombre de la maison.

    Tout coup exactement au-dessous de mes pieds jentendis un bruitsourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant.

    Voil qui est fait, dit lhomme dune voix rapide et basse, vous avezde la place.

    Mais louverture est toute borde dclats, t lautre avec un trem-blement de frayeur.

    Lindividu lana un juron qui me donna la chair de poule. Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je. . .Je ne pus voir ce quil t. Mais il y eut un court haltement de douleur. Jy vais, jy vais, scria le petit garon.Mais je nen entendis pas plus long, car la tte me tourna brusque-

    ment.Mon talon glissa de la branche.Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-

    vingt quinze livres, juste sur le dos courb du cambrioleur.

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous rpondre, cestquaujourdhui mme je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le sexprs.

    Il se peut bien que pendant que je songeais le faire, le hasard se soitcharg de trancher la question pour moi.

    Lindividu tait courb, la tte en avant, occup pousser le gamin travers une troite fentre quand je mabais sur lui lendroit mme ole cou se joint lpine dorsale.

    Il poussa une sorte de cri siant, tomba la face en avant et t troistours sur lui-mme en baant lherbe de ses talons.

    Son petit compagnon sclipsa au clair de la lune et en un clin doeilil eut franchi la muraille.

    ant moi, je mtais assis pour crier tue-tte et froer une demes jambes o je sentais la mme chose que si elle eut t prise dans uncercle de mtal rougi au feu.

    Vous pensez bien quil ne fallut pas longtemps pour que toute la mai-son, depuis le directeur de lcole, jusquau valet dcurie accourussentdans le jardin avec des lampes et des lanternes.

    La chose fut bientt claircie.Lhomme fut plac sur un volet et emport.ant moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans

    une chambre coucher spciale, o le chirurgien Purdie, le cadet des deuxqui portent ce nom, me remit en place le pron.

    ant au voleur, on reconnut quil avait les jambes paralyses, et lesmdecins ne purent se mere daccord sur le point de savoir sil en re-trouverait ou non lusage.

    Mais la loi ne leur laissa point loccasion de trancher la question, caril fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle.

    On reconnut en lui le bandit le plus dtermin quil y et dans le nordde lAngleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avaitassez de preuves sa charge pour le faire pendre dix fois.

    Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sansvous raconter cet vnement qui en fut lincident le plus important.

    Mais je ne mengagerai plus dans aucun sentier de traverse, car

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  • La grande Ombre Chapitre I

    lorsque je songe tout ce qui va se prsenter, je vois bien que jen au-rai de reste dire avant dtre arriv la n.

    En eet, quand on na conter que sa petite histoire particulire, ilvous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouveml de grandsvnements comme ceux dont jaurai parler, alors on prouve une cer-taine dicult, si lon na pas fait une sorte dapprentissage arranger letout bien son gr.

    Mais jai la mmoire aussi bonne quelle ft jamais, Dieu merci, et jevais tcher de faire mon rcit aussi droit que possible.

    Ce fut cee aventure du cambrioleur qui t natre lamiti entre Jim,le ls du mdecin, et moi.

    Il fut le coq de lcole ds le jour de son entre, car moins dune heureaprs, il avait jet, travers le grand tableau noir de la classe, Barton, quien avait t le coq jusqu ce jour-l.

    Jim continuait prendre du muscle et des os. Mme cee poque, iltait carr dpaules et de haute taille.

    Les propos courts et le bras long, il tait fort sujet ner, son largedos contre le mur, et ses mains profondment enfonces dans les pochesde sa culoe.

    Je nai pas oubli sa faon davoir toujours un brin de paille au coindes lvres, lendroit mme o il prit lhabitude de mere plus tard letuyau de sa pipe.

    Jim fut toujours le mme pour le bien comme pour le mal depuis lepremier jour o je s connaissance avec lui.

    Ciel ! comme nous avions de la considration pour lui !Nous ntions que de petits sauvages, mais nous prouvions le respect

    du sauvage devant la force.Il y avait l Tom Carndale, dAppleby, qui savait composer des vers

    alcaques aussi bien que des pentamtres et des hexamtres, et, cependantpas un net donn une chiquenaude pour Tom.

    Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre dAbel, surle bout du doigt, au point que les matres eux-mmes sadressaient luisils avaient des doutes, mais ctait un garon poitrine troite, beaucouptrop long pour sa largeur, et quoi lui servirent ses dates le jour o Jock

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  • La grande Ombre Chapitre I

    Simons, de la petite troisime, le pourchassa jusquau bout du corridor coups de boucle de ceinture.

    Ah ! il ne fallait pas se conduire ainsi lgard de Jim Horscro.elles lgendes nous btissions sur sa force ?Ntait-ce pas lui qui avait enfonc dun coup de poing un panneau de

    chne de la porte qui conduisait la salle des jeux ? Ntait-ce pas lui qui,je jour o le grand Merridew avait conquis la balle, saisit bras-le-corpset Merridew et la balle et aeignit le but en dpassant tous les adversairesau pas de course ?

    Il nous paraissait dplorable quun gaillard de cee trempe se casstla tte propos de spondes et de dactyles, ou se proccupt de savoir quiavait sign la Grande Charte.

    Lorsquil dclara en pleine classe que ctait le roi Alfred, nous autres,petits garons, nous fmes davis quil devait en tre ainsi, et que peut-tre Jim en savait plus long que lhomme qui avait crit le livre.

    Ce fut cee aventure du cambrioleur qui aira son aention sur moi.Il me passa la main sur la tte. Il dit que jtais un enrag petit diable,

    ce qui me gona dorgueil pendant toute une semaine.Nous fmes amis intimes pendant deux ans, malgr le foss que les an-

    nes creusaient entre nous, et bien que lemportement ou lirrexion luiaient fait faire plus dune chose qui mulcrait, je ne len aimais pas moinscomme un frre, et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille lencre, quand il partit pour dimbourg an dy tudier la profession deson pre.

    Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle aprs cela, et quand jensortis, jtais moi-mme devenu le coq de lcole, car jtais aussi sec,aussi nerveux quune lame de baleine, quoique je doive convenir que jenaeignais pas au poids non plus quau dveloppement musculaire demon grand prdcesseur.

    Ce fut dans lanne du jubil que je sortis de chez Birtwhistle.Ensuite je passai trois ans la maison, apprendre soigner les bes-

    tiaux ; mais les oes et les armes taient encore aux prises, et la grandeOmbre de Bonaparte planait toujours sur le pays.

    Pouvais-je deviner que moi aussi jaiderais carter pour toujours ce

    15

  • La grande Ombre Chapitre I

    nuage de notre peuple ?

    n

    16

  • CHAPITRE II

    La cousine Edie dEyemouth

    Q , alors que jtais un tout jeunegaron, la lle unique du frre de mon pre tait venue nousfaire une visite de cinq semaines.Willie Calder stait tabli Eyemouth comme fabricant de lets de pche,et il avait tir meilleur parti du l tisser que nous ntions sans doutedestins faire des gents et des landes sablonneuses de West Inch.

    Sa lle, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coie dunchapeau de cinq shillings et accompagne dune caisse deets, devantlaquelle les yeux de ma mre lui sortirent de la tte comme ceux duncrabe.

    Ctait tonnant de la voir dpenser sans compter, elle qui ntaitquune gamine.

    Elle donna au voiturier tout ce quil lui demanda, et en plus une bellepice de deux pence, laquelle il navait aucun droit.

    Elle ne faisait pas plus de cas de la bire au gingembre que si cet t

    17

  • La grande Ombre Chapitre II

    de leau, et il lui fallait du sucre pour son th, du beurre pour son pain,tout comme si elle avait t une Anglaise.

    Je ne faisais pas grand cas des jeunes lles en ce temps-l, car javaispeine comprendre dans quel but elles avaient t cres.

    Aucun de nous, chez Birtwhistle, navait beaucoup pens elles, maisles plus petits semblaient tre les plus raisonnables, car quand les gaminscommenaient grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point.

    ant nous, les tout petits, nous tions tous dun mme avis : unecrature qui ne peut pas se bare, qui passe son temps colporter deshistoires, et qui narrive mme lancer une pierre quen agitant le brasen lair aussi gauchement que si ctait un chion, ntait bonne rien dutout.

    Et puis il faut voir les airs quelles se donnent : on dirait quelles fontle pre et la mre en une seule personne, elles se mlent sans cesse de nosjeux pour nous dire : Jimmy, votre doigt de pied passe travers votresoulier ou bien encore : Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vouslaver au point que rien qu les voir, nous en avions assez.

    Aussi quand celle-l vint la ferme de West Inch, je ne fus pas en-chant de la voir.

    Nous tions en vacances.Javais alors douze ans.Elle en avait onze.Ctait une llee mince, grande pour son ge, aux yeux noirs et aux

    faons les plus bizarres.Elle tait tout le temps regarder xement devant elle, les lvres

    entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose dextraordinaire, maisquand je me postais derrire elle, et que je regardais dans la mme direc-tion, je napercevais que labreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier,ou encore les culoes de papa suspendues avec le reste du linge scher.

    Puis, si elle apercevait une toue de bruyre ou de fougre, ou nim-porte quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation.

    Elle scriait : Comme cest beau ! comme cest parfait !On et dit que ctait un tableau en peinture.

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  • La grande Ombre Chapitre II

    Elle naimait pas jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat per-ch ; a manquait danimation, car jarrivais toujours laraper en troissauts, tandis quelle ne marapait jamais, bien quelle t autant de bruit,autant dembarras que dix garons.

    and je me meais lui dire quelle ntait bonne rien, que sonpre tait bien sot de llever comme cela, elle pleurait, disait que jtaisun petit butor, quelle retournerait chez elle ce soir mme, et quelle neme pardonnerait de la vie.

    Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus rien de tout cela.Ce quil y avait dtrange, cest quelle avait plus daection pour moi

    que je nen avais pour elle, quelle ne me laissait jamais tranquille.Elle tait toujours me gueer, courir aprs moi, et dire alors :

    Tiens ! vous tes l ! en faisant ltonne.Mais bientt je maperus quelle avait aussi de bons cts.Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement quune fois jen

    eus quatre dans la poche, mais ce quil y avait de mieux en elle, ctaientles histoires quelle savait conter.

    Elle avait une peur areuse des grenouilles.Aussi je ne manquais pas den apporter une, et de lui dire que je la lui

    merais dans le cou, moins quelle ne me contt une histoire.Cela laidait commencer, mais une fois en train, ctait tonnant

    comme elle allait.Et entendre les choses qui lui taient arrives, cela vous coupait la

    respiration.Il y avait un pirate barbaresque qui tait all Eyemouth.Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charg dor pour faire

    delle sa femme.Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi tait all Eyemouth et

    il lui avait donn comme gage un anneau quil reprendrait son retour,disait-il.

    Elle me montra lanneau, qui ressemblait sy mprendre ceux quisoutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-l taiten or vierge.

    Je lui demandai ce que ferait le chevalier sil rencontrait le pirate bar-baresque.

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  • La grande Ombre Chapitre II

    Elle me rpondit quil lui ferait sauter la tte de dessus les paules.est-ce quils pouvaient bien trouver en elle ?Cela dpassait mon intelligence.Puis elle me dit que pendant son voyage destination de West Inch,

    elle avait t suivie par un prince dguis.Je lui demandai quoi elle avait reconnu que ctait un prince.Elle me rpondit : son dguisement.Un autre jour, elle dit que son pre composait une nigme, que quand

    elle serait prte, il la merait dans les journaux, et celui qui la devineraitaurait la moiti de sa fortune et la main de sa lle.

    Je lui dis que jtais fort sur les nigmes, et quil faudrait quelle melenvoyt ds quelle serait prte.

    Elle dit que ce serait dans la Gazee de Berwick, et voulut savoir ceque je ferais delle quand je laurais gagne.

    Je rpondis que je la vendrais aux enchres, pour le prix quon mof-frirait, mais ce soir-l elle ne voulut plus conter dhistoires, car elle taittrs susceptible dans certains cas.

    Jim Horscro tait absent pendant le temps que la cousine Edie passachez nous.

    Il revint la semaine mme o elle partit, et je me rappelle combienje fus surpris quil t la moindre question ou montrt quelque intrt ausujet dune simple llee.

    Il me demanda si elle tait jolie, et quand jeus dit que je ny avais pasfait aention, il clata de rire, me qualia de taupe, et dit quun jour oulautre jouvrirais les yeux.

    Mais il ne tarda pas soccuper de tout autre chose, et je neus plusune pense pour Edie, jusquau jour o elle prit bel et bien ma vie entreses mains et la tordit comme je pourrais tordre cee plume doie.

    Ctait en 1813.Javais qui lcole, et javais dj dix-huit ans, au moins quarante

    poils sur la lvre suprieure, et lesprance den avoir bien davantage.Javais chang depuis mon dpart de lcole.Je ne madonnais plus aux jeux avec la mme ardeur.

    20

  • La grande Ombre Chapitre II

    Au lieu de cela il marrivait de rester allong sur la pente de la lande,du ct ensoleill, les lvres entrouvertes, et regardant xement devantmoi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie.

    Jusqualors je mtais tenu pour satisfait, je trouvais mon existenceremplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus hautque mon prochain.

    Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose !Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste vote du ciel, puis je les

    portais sur la surface bleue de la mer.Je sentais quil me manquait quelque chose, mais je narrivais point

    pouvoir dire ce qutait cee chose.Et mon caractre prit de la vivacit.Il me semblait que tous mes nerfs taient agacs.Si ma mre me demandait de quoi je sourais, ou que mon pre me

    parlt de mere la main au travail, je me laissais aller rpondre entermes si pres, si amers que depuis jen ai souvent prouv du chagrin.

    Ah ! on peut avoir plus dune femme, et plus dun enfant, et plus dunami, mais on ne peut avoir quune mre.

    Aussi doit-on la mnager aussi longtemps, quon la.Un jour, comme je rentrais en tte du troupeau, je vis mon pre assis,

    une lere la main.Ctait un vnement fort rare chez nous, except quand lagent cri-

    vait pour le terme.En mapprochant de lui, je vis quil pleurait, et je restai ouvrir de

    grands yeux, car je mtais toujours gur que ctait l une chose im-possible un homme.

    Je le voyais fort bien prsent, car il avait travers sa joue plie uneride si profonde, quaucune larme ne pouvait la franchir.

    Il fallait quelle glisst de ct jusqu son oreille, do elle tombait surla feuille de papier.

    Ma mre tait assise prs de lui et lui caressait la main, comme ellecaressait le dos du chat pour le calmer.

    Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cee lere vientde lhomme de loi. La chose est arrive subitement. Autrement on nousaurait crit. Un anthrax, dit-il, et un ux de sang la tte.

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  • La grande Ombre Chapitre II

    Ah ! Alors ses peines sont nies, dit ma mre.Mon pre essuya ses oreilles avec la nappe de la table. Il a laiss toutes ses conomies sa lle, dit-il, et si elle na pas

    chang, par Dieu, de ce quelle promeait dtre, elle nen aura pas pourlongtemps. Vous vous rappelez ce quelle disait, sous ce toit mme, du thtrop faible, et cela pour du th sept shillings la livre.

    Ma mre hocha la tte et considra les pices de lard suspendues auplafond.

    Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, etde reste. Elle doit venir habiter avec nous, car a t son dernier dsir.

    Il faudra quelle paie son entretien, scria ma mre avec pret.Je fus fch de lentendre parler dargent dans un tel moment, mais

    aprs tout, si elle navait pas t aussi pre, nous aurions t jets dehorsau bout de douze mois.

    Oui, elle paiera. Elle arrive aujourdhui mme. Jock, mon garon,vous aurez la bont de partir avec la charree pour Ayton, et daendrela diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez lamener West Inch.

    Je me mis donc en route cinq heures et quart avec la Souter Johnnie,notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charree avec lacaisse repeinte neuf qui ne nous servait que dans les grands jours.

    La diligence apparut aumomentmme o jarrivais, etmoi, comme unniais de jeune campagnard, sans songer aux annes qui staient coules,je cherchais dans la foule aux environs de lauberge un bout de lle enjupe courte arrivant peine aux genoux.

    Et comme je mavanais obliquement, le cou tendu, je me sentis tou-cher le coude, et me trouvai en face dune dame vtue de noir, debout surles marches, et jappris que ctait ma cousine Edie.

    Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne mavait pas touch, jauraispu passer vingt fois prs delle sans la reconnatre.

    Ma parole, si Jim Horscro mavait alors demand si elle tait jolie ounon, je naurais su que lui rpondre.

    Elle tait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nosjeunes lles du border, et pourtant travers ce teint charmant, sentre-

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  • La grande Ombre Chapitre II

    voyait une nuance de carmin pareille la teinte plus chaude quon re-marque au centre dune rose soufre.

    Ses lvres taient rouges, exprimant la douceur et la fermet, maisds ce moment mme, je vis au premier coup doeil oer au fond de sesgrands yeux une expression de malice narquoise.

    Elle sempara de moi sance tenante, comme si javais fait partie deson hritage. Elle allongea la main et me cueillit.

    Elle tait en toilee de deuil, comme je lai dit, et dans un costumequi me t leet dune mode extraordinaire, et elle portait un voile noirquelle avait cart de devant sa gure.

    Ah ! Jock, me dit-elle enmeant dans son anglais un accentmanirquelle avait appris la pension. Non, non, nous sommes un peu tropgrands pour cela ?. . .

    Cela, ctait parce que, avec ma soe gaucherie, javanais ma gurebrune pour lembrasser, comme je lavais fait la dernire fois que nousnous tions vus. . .

    Soyez bon garon et donnez un shilling au conducteur, qui a textrmement complaisant pour moi pendant le trajet.

    Je rougis jusquaux oreilles, car je navais en poche quune picedargent de quatre pence.

    Jamais le manque dargent ne me parut plus pnible qu ce moment-l.

    Mais elle me devina dun simple regard, et aussitt une petite bourseen moleskine fermoir dargent me fut glisse dans la main.

    Je payai lhomme et allais rendre la bourse Edie, mais elle me forade la garder.

    Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. Cest l votre voi-ture, elle a lair bien drle. Mais o vais je masseoir ?

    Sur le sac, dis-je. Et comment faire pour monter ? Meez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai.Je me hissai dun saut, et je pris deux petites mains gantes dans les

    miennes.Comme elle passait par-dessus le ct de la carriole, son haleine passa

    sur sa gure, une haleine douce et chaude, et aussitt seacrent par

    23

  • La grande Ombre Chapitre II

    lambeaux ces langueurs vagues et inquites de mon me.Il me sembla que cet instant menlevait moi-mme et faisait de moi

    un des membres de la race des hommes.Il ne fallut pour cela que le temps quil faut un cheval pour agiter sa

    queue, et pourtant un vnement stait produit.Une barrire avait surgi quelque part.Jentrai dans une vie plus large et plus intelligente.Jprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma

    timidit, dans ma rserve, je ne sus faire autre chose que dgaliser lerembourrage du sac.

    Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait grand bruit la direc-tion de Berwick.

    Tout coup elle se mit faire voltiger en lair son mouchoir. Il a t son chapeau, dit-elle, je crois quil a d tre ocier. Il avait

    lair trs distingu. Peut-tre lavez-vous remarqu un gentleman surlimpriale, trs beau, avec un pardessus brun.

    Je secouai la tte, et toute la joie qui mavait envahi t place unesoe mauvaise humeur.

    Ah ! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines vertes, etla route brune et tortueuse ; elles sont bien restes les mmes quautrefois.Vous aussi, Jock, je trouve que vous navez pas beaucoup chang. Jespreque vos manires sont meilleures que jadis ; vous ne chercherez pas memere des grenouilles dans le cou, nest-ce pas ?

    Rien qu cee ide, je sentis un frisson dans tout le corps. Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse West

    Inch, dis-je en jouant avec le fouet. Assurment, cest bien de la bont de votre part que daccueillir une

    pauvre lle isole, dit-elle. Cest bien de la bont de votre part que de venir, cousine Edie,

    balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le crains, dis-je. Elle sera assez calme en eet, Jock, nest-ce pas ? Il ny a pas beau-

    coup dhommes par l-bas, autant quil men souvient. Il y a le Major Ellio, Corriemuir. Il vient passer la soire de temps

    autre. Cest un brave vieux soldat, qui a reu une balle dans le genou,pendant quil servait sous Wellington.

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  • La grande Ombre Chapitre II

    Ah ! quand je parle dhommes, je ne veux pas parler des vieillesgens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre ge, donton peut se faire des amis. propos, ce vieux docteur si aigre, il avait unls, nest ce pas ?

    Oh ! oui, cest Jim Horscro, mon meilleur ami. Est-il chez lui ? Non, il reviendra bientt. Il fait encore ses tudes dimbourg. Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu son

    retour, Jock. Ah ! je suis bien lasse, et je voudrais tre arrive West Inch.Je s arpenter la route la vieille Souter Johnnie, dune allure la-

    quelle elle na jamais march ni avant, ni depuis.Une heure aprs, Edie tait assise devant la table souper.Ma mre avait servi non seulement du beurre, mais encore de la gele

    de groseilles qui, dans son assiee de verre, scintillait la lumire de lachandelle et faisait fort bon eet.

    Je neus pas de peine mapercevoir que mes parents taient toutaussi surpris que moi, du changement qui stait opr en elle, mais quilsltaient dune autre faon que moi.

    Ma mre tait si impressionne par lobjet en plumes quelle lui vitautour du cou, quelle lappelaitMiss Calder au lieu de Edie, et ma cousine,de son air joli et lger, la menaait du doigt toutes les fois quelle se servaitde ce nom.

    Aprs le souper, quand elle fut alle se coucher, ils ne purent parlerdautre chose que de son air et de son ducation.

    Tout de mme, pour le dire en passant, t mon pre, elle na paslair davoir le coeur bris par la mort de mon frre.

    Alors, pour la premire fois, je me souvins quelle navait pas dit unmot ce sujet, depuis que nous nous tions revus.

    n

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  • CHAPITRE III

    LOmbre sur les eaux

    I pas longtemps la cousine Edie pour rgner souve-rainement West Inch et pour faire de nous tous, y compris monpre, ses sujets.Elle avait de largent, et tant quelle voulait, bien quaucun de nous ne stcombien.

    Lorsque ma mre lui dit que quatre shillings par semaine paieraienttoutes ses dpenses, elle porta spontanment la somme sept shillingssix pence.

    La chambre du sud, la plus ensoleille, et dont la fentre tait encadrede chvrefeuille, lui fut assigne, et ctait merveille de voir les bibelotsquelle avait apports de Berwick pour les y ranger.

    Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole nelui plaisait pas, elle loua le gig dAngus Whitehead, qui avait la ferme delautre ct de la cte.

    Et il tait rare quelle revnt sans apporter quelque chose pour lun de

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  • La grande Ombre Chapitre III

    nous ; une pipe de bois pour mon pre, un plaid des Shetlands pour mamre, un livre pour moi, un collier de cuivre pour Rob, notre collie.

    Jamais on ne vit femme plus dpensire.Mais ce quelle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa prsence.Pour moi, cela changea entirement laspect du paysage.Le soleil tait plus brillant, les collines plus vertes et lair plus doux

    depuis le jour de sa venue.Nos existences perdirent leur banalit, maintenant que nous les pas-

    sions avec une telle crature, et la vieille et morne maison grise prit untout autre aspect mes yeux depuis le jour o elle avait pos le pied surle paillasson de la porte.

    Cela ne tenait point sa gure, qui pourtant tait des plus arayantes,non plus qu sa tournure, bien que je naie vu aucune jeune lle qui ptrivaliser en cela avec elle.

    Ctait son entrain, ses faons drlementmoqueuses, samanire toutenouvelle pour nous de causer, le geste er avec lequel elle rejetait sa robeou portait la tte en arrire.

    Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds.Ctait enn ce vif regard de d, et cee bonne parole qui ramenait

    chacun de nous son niveau.Mais non, pas tout fait son niveau.Pour moi, elle fut toujours une crature lointaine et suprieure.Javais beau me monter la tte et me faire des reproches.oi que je sse, je narrivais pas reconnatre que lemme sang cou-

    lait dans nos veines et quelle ntait quune jeune campagnarde, commeje ntais quun jeune campagnard.

    Plus je laimais, plus elle minspirait de crainte, et elle saperut de macrainte longtemps avant de savoir que je laimais.

    and jtais loin delle, jprouvais de lagitation, et pourtant lorsqueje me trouvais avec elle, jtais sans cesse trembler de crainte quequelque faute commise en parlant ne lui caust de lennui ou ne la f-cha.

    Si jen avais su plus long sur le caractre des femmes, je me seraispeut-tre donn moins de mal.

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  • La grande Ombre Chapitre III

    Vous tes bien chang de ce que vous tiez autrefois, disait-elle enme regardant de ct par-dessous ses cils noirs.

    Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la pre-mire fois, dis-je.

    Ah ! je parlais alors de lair que vous aviez, et je parle de vos ma-nires daujourdhui. Vous tiez si brutal avec moi et si imprieux, et vousne vouliez faire qu votre tte, comme un petit homme que vous tiez. Jevous revois encore avec votre tignasse emmle et vos yeux pleins de ma-lice. Et maintenant vous tes si douce, si tranquille. Vous avez le langagesi prvenant !

    On apprend se conduire, dis-je. Oh ! mais, Jock, je vous aimais bien mieux comme vous tiez.Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car jaurais

    cru quelle ne mavait jamais bien pardonn la faon dont je la traitaisdordinaire.

    e ces faons l plussent tout autre qu une personne vadedune maison de fous, voil qui dpassait tout fait mon intelligence.

    Je me rappelai le temps, o la surprenant sur le seuil en train de lire,je xais au bout dune baguee lastique de coudrier de petites boulesdargile, que je lui lanais, jusqu ce quelle nt par pleurer.

    Je me rappelai aussi quayant pris une anguille dans le ruisseau deCorriemuir, je la poursuivis, cee anguille la main, avec tant dachar-nement quelle nit par se rfugier, moiti folle dpouvante, sous letablier de ma mre, et que mon pre massna sur le trou de loreille uncoup de bton bouillie qui menvoya rouler, avec mon anguille, jusquesous le dressoir de la cuisine.

    Voil donc ce quelle regreait ?Eh bien, elle se rsignerait sen passer, car ma main se scherait

    avant que je sois capable de recommencer maintenant.Mais je compris alors pour la premire fois, tout ce quil y a dtrange

    dans la nature fminine, et je reconnus que lhomme ne doit point rai-sonner ce propos, mais simplement se tenir sur ses gardes et tcher desinstruire.

    Nous nous trouvmes enn au mme niveau, quand elle dit quellenavait qu faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, et que jtais

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  • La grande Ombre Chapitre III

    aussi entirement ses ordres que le vieux Rob tait docile mon appel.Vous trouvez que jtais bien sot de me laisser mere ainsi la tte

    lenvers.Je ltais peut-tre, mais il faut aussi vous rappeler combien javais peu

    lhabitude des femmes, et que nous nous rencontrions chaque instant.En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-l sur un million,

    et je puis vous garantir que celui-l aurait eu la tte solide, qui ne se laserait pas laiss mere lenvers par elle.

    Tenez, voil le Major Ellio.Ctait un homme qui avait enterr trois femmes et qui avait gur

    dans douze batailles ranges.Eh bien ! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un chion

    mouill, elle qui sortait peine de pension.Peu de temps aprs quelle fut venue, je le rencontrai, comme il quiait

    West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueurdans loeil qui le rajeunissait de dix ans.

    Il tordait ses moustaches grises des deux cts, de faon en avoir lespointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autantde ert quun joueur de cornemuse.

    e lui avait-elle dit ?Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant deet que du

    vin vieux. Je suis mont pour vous voir, mon garon, dit-il, mais il faut que

    je rentre la maison. Toutefois ma visite na pas t perdue, car elle maprocur loccasion de voir la belle cousine, une jeune personne des pluscharmantes, des plus arayantes, mon garon.

    Il avait une faon de parler un peu formaliste, un peu raide, et il seplaisait intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases franaisesquil avait ramasss dans la Pninsule.

    Il aurait continu me parler dEdie, mais je voyais sortir de sa pochele coin dun journal.

    Je compris alors quil tait venu, selon son habitude, pour mapporterquelques nouvelles.

    Il ne nous en arrivait gure West Inch.y a-t-il de nouveau, major ? demandai-je.

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  • La grande Ombre Chapitre III

    Il tira le journal de sa poche et le brandit. Les Allis ont gagn une grande bataille, mon garon, dit-il. Je ne

    crois pas que Nap tienne bien longtemps aprs cela. Les Saxons lont jetpar-dessus bord, et il a subi un rude chec Leipzig. Wellington a franchiles Pyrnes et les soldats de Graham seront Bayonne dici peu detemps.

    Je lanai mon chapeau en lair. Alors la guerre nira par cesser ? mcriai-je. Oui, et il nest que temps, dit-il en hochant la tte dun air grave.

    a a fait verser bien du sang. Mais ce nest gure la peine, maintenant, devous dire ce que javais dans lesprit votre sujet.

    De quoi sagissait-il ? Eh bien, mon garon, cest que vous ne faites rien de bon ici, et

    maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pou-voir rentrer dans le service actif. Je me demandais sil ne vous plairait pasde voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres.

    cee pense mon coeur bondit. Ah ! oui, je le voudrais ! mcriai-je. Mais il se passera bien six mois avant que je sois en tat de me

    prsenter lexamen mdical, et, il y a bien des chances pour que Boneysoit mis en lieu sr avant ce dlai.

    Puis il y a ma mre, dis-je. Je doute quelle me laisse partir. Ah ! Eh bien, on ne le lui demandera pas cee fois.Et il sloigna en clopinant.Je massis dans la bruyre, mon menton dans la main, en tournant et

    retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en sonvieux habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par-dessus son paule,pendant quil grimpait la monte de la colline.

    Ctait une bien chtive existence, que celle de West Inch, o jaen-dais mon tour de remplacer mon pre, sur la mme lande, au bord dumme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cee maison grise de-vant les yeux.

    Et de lautre ct, il y avait la mer bleue.Ah, en voil une vie pour un homme !

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  • La grande Ombre Chapitre III

    Et le major, un homme qui ntait plus dans la force de lge, il taitbless, ni, et pourtant il faisait des projets pour se remere la besognealors que moi, la eur de lge, je dprissais parmi ces collines !

    Une vague brlante de honte me monta la gure, et je me levaisoudain, plein dardeur de partir, et de jouer dans le monde le rle dunhomme.

    Pendant deux jours, je ne s que songer cela.Le troisime, il survint un vnement qui condensames rsolutions, et

    aussitt les dissipa, comme un soue de vent fait disparatre une fume.Jtais all faire une promenade dans laprs-midi avec la cousine Edie

    et Rob.Nous tions arriv au sommet de la pente qui descend vers la plage.Lautomne tirait sa n.Les herbes, en se trissant, avaient pris des teintes de bronze, mais

    le soleil tait encore clair et chaud.Une brise venait du sud par boues courtes et brlantes et ridait de

    lignes courbes la vaste surface bleue de la mer.Jarrachai une brasse de fougre pour quEdie pt sasseoir. Elle

    sinstalla de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gensque jai connus, il nen fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumire.

    Moi, je massis sur une toue dherbe, avec la tte de Rob sur mongenou.

    Comme nous tions seuls dans le silence de ce dsert, nous vmes,mme en cet endroit, stendre sur les eaux, en face de nous, lombre dugrand homme de l-bas qui avait crit son nom en caractres rouges surtoute la carte dEurope.

    Un vaisseau arrivait pouss par le vent.Ctait un vieux navire de commerce laspect pacique, qui, peut-

    tre avait Leith pour destination.Il avait les vergues carres et allait toutes voiles dployes.De lautre ct, du nord-est, venaient deux grands vilains bateaux,

    grs en lougres, chacun avec un grand mt et une vaste voile carre decouleur brune.

    Il tait dicile davoir sous les yeux un plus joli coup doeil que celuide ces trois navires qui marchaient en se balanant, par une aussi belle

    31

  • La grande Ombre Chapitre III

    journe.Mais tout coup partit dun des lougres une langue de amme, et un

    tourbillon de fume noire.Il en jaillit autant du second.Puis le navire riposta : rap, rap, rap !En un clin doeil lenfer avait, dune pousse du coude, cart le ciel,

    et sur les eaux se dchanaient la haine, la frocit, la soif de sang.Au premier coup de feu, nous nous tions relevs, et Edie, toute trem-

    blante, avait pos sa main sur mon bras. Ils se baent, Jock, scria-t-elle. i sont-ils ? i sont-ils ?Les baements de mon coeur rpondaient aux coups de canon, et tout

    ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupe, ce fut : Ce sont deux corsaires franais, des chasse-mare, comme ils les ap-

    pellent l-bas, cest un de nos navires de commerce, et aussi sr que noussommes mortels, ils sen empareront, car le major dit quils sont toujourspourvus de grosse artillerie et quils sont aussi bourrs dhommes quily a de nourriture dans un oeuf. Pourquoi cet imbcile ne bat-il pas enretraite vers la barre lembouchure de la Tweed ?

    Mais il ne diminua pas un pouce de toile.Il se balanait toujours de son air entt, pendant quune petite boule

    noire tait hisse la pointe de son grand mt, et que le magnique vieuxdrapeau apparaissait tout coup et ondulait ses drisses.

    Puis se t entendre de nouveau le rap, rap, rap ! de ses petits canons,suivi du boum ! boum ! des grosses caronades qui armaient les baux dulougre.

    Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe.Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochs

    ses hanches.Tous trois ne formaient plus quune confuse masse noire enveloppe

    dans la fume, do pointaient et l les vergues. Den haut et du centrede ce nuage partaient, comme lclair, de rouges langues de ammes.

    Ctait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris de joie,de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles en tintrentencore.

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  • La grande Ombre Chapitre III

    Pendant une heure dhorloge, le nuage pouss par lenfer se dplaalentement sur les ots, et nous restmes l, le coeur saisi, regarder lebaement du pavillon, nous carquillant les yeux pour voir sil tait tou-jours sa place.

    Puis, tout coup, le vaisseau, plus er, plus noir, plus ferme que ja-mais, se remit en marche.

    and la fume se fut un peu dissipe, nous vmes un des lougresvacillant comme un canard qui tombe leau, avec une aile casse, tandisque sur lautre, on se htait dembarquer lquipage avant quil ne coult pic.

    Pendant toute cee heure, toute ma vie avait t concentre dans labataille.

    Le vent avait emport ma casquee, mais je ny avais pas pris garde.Alors, le coeur dbordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et rien

    quen la voyant je me retrouvai en arrire de six ans.Son regard avait repris sa xit, ses lvres taient entrouvertes,

    comme quand elle tait toute petite, et ses mains menues taient jointessi fort que la peau luisait aux poignets comme de livoire.

    Ah ! ce capitaine ! dit-elle, en parlant la bruyre et aux buissonsde gents, quel homme fort, quelle rsolution !elle est la femme qui neserait pas re dun tel mari ?

    Ah ! oui, il sest bien conduit ! mcriai-je avec enthousiasme.Elle me regarda. On et dit quelle avait oubli mon existence. Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme dit-

    elle, mais voil o on en est quand on habite la campagne. On ny voitjamais dautres gens que ceux qui ne sont bons rien faire de mieux.

    Je ne sais si elle avait lintention deme faire de la peine, bien quelle nese t jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que ft son intention,ses paroles me donnrent la mme sensation que si elles avaient traverstout droit un nerf mis nu.

    Cest trs bien, cousine Edie, dis-je en meorant de parler aveccalme, voil qui achve de me dcider. Jirai ce soir menrler Berwick.

    oi ! Jock, vous voulez vous faire soldat ? Oui, si vous croyez que tout homme qui reste la campagne est

    ncessairement un lche.

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  • La grande Ombre Chapitre III

    Oh ! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous avezmeilleur air quand vous tes on colre. Je voudrais voir toujours vos yeuxtinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme cela vous donne lairdun homme ! Mais jen suis sre, cest pour plaisanter, que vous parlezde vous faire soldat.

    Je vous ferai voir si je plaisante.Puis, je traversai la lande en courant, et jarrivai ainsi la cuisine, o

    ma mre et mon pre taient assis de chaque ct de la chemine. Mre, mcriai-je, je pars me faire soldat.Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils nau-

    raient pas t plus aerrs, car en ce temps-l, les campagnards mantset aiss estimaient que le troupeau du sergent se composait principale-ment des moutons noirs.

    Mais, sur ma parole, ces btes noires ont rendu un fameux service leur pays.

    Ma mre porta ses mitaines ses yeux, et mon pre prit un air aussisombre quun trou tourbe.

    Non ! Jock, vous tes fou, dit-il. Fou ou non, je pars. Alors vous naurez pas ma bndiction. En ce cas je men passerai. ces mots ma mre jee un cri et me met ses bras autour du cou.Je vis sa main calleuse, dforme, pleine de noeuds quy avait pro-

    duits la peine quelle stait donns pour mlever, et cela me parla plusloquemment que net pu faire aucune parole.

    Je laimais tendrement mais javais la volont aussi dure que le tran-chant dun silex.

    Je la forai dun baiser se rasseoir ; puis je courus dans ma chambrepour prparer mon paquet.

    Il faisait dj sombre, et javais parcourir un long trajet pied.Aussi me contentai-je de ramasser quelques eets. Puis je me htai de

    partir. Au moment o jallais mere le pied dehors par une porte de ct,quelquun me toucha lpaule.

    Ctait Edie, debout la lueur du couchant. Sot enfant, dit-elle, vous nallez vraiment point partir ?

    34

  • La grande Ombre Chapitre III

    Je ne partirai pas ? Vous allez le voir. Mais votre pre ne le veut pas, votre mre non plus. Je le sais. Alors pourquoi partir ? Vous devez bien le savoir. Pourquoi, enn ? Parce que vous me faites partir. Je ne tiens pas ce que vous partiez, Jock. Vous lavez dit ; vous avez dit que les gens de la campagne ne sont

    bons qu y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne faites pas pluscas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous trouvez que je ne suisrien du tout. Je vous ferai changer dide.

    Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brlaient les lvres.Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air la fois

    railleur et caressant. Ah ! je fais si peu cas de vous ? dit-elle, et cest pour cee raison-l

    que vous partez ? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez si. . . si je suisbonne pour vous ?

    Nous tions face face et fort prs.En un instant la chose fut faite.Mes bras lentourrent.Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, sur les

    yeux.Je la pressai contre mon coeur.Je lui dis bien bas quelle tait tout pour moi, tout, et que je ne pouvais

    pas vivre sans elle.Edie ne rpondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la tte,

    et quand elle me repoussa en arrire, elle ny mit pas beaucoup deort. Oh ! vous tes bien rude, vieux petit eront, dit-elle en tenant sa

    chevelure de ses deux mains. Comme vous mavez secoue, Jock, je ne megurais pas que vous seriez aussi hardi.

    Mais javais tout fait cess de la craindre, et un amour, dix fois plusardent que jamais, bouillait dans mes veines.

    Je la ressaisis et lembrassai comme si jen avais eu le droit.

    35

  • La grande Ombre Chapitre III

    Vous tes moi, bien moi, mcriai-je. Je nirai pas Berwick, jeresterai ici et nous nous marierons.

    Mais ce mot de mariage, elle clata de rire. Petit nigaud ! petit nigaud ! dit-elle en levant lindex.Puis, comme jessayais de mere de nouveau la main sur elle, Edie me

    t une jolie petite rvrence et rentra la maison.

    n

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  • CHAPITRE IV

    Le choix de Jim

    E passrent ces six semaines qui furent une sorte derve et le sont encore maintenant quand le souvenir men re-vient.Je vous ennuierais si je me meais vous conter ce qui se passa entrenous.

    Et pourtant comme ctait grave, quelle importance dcisive cela de-vait avoir sur notre destine ds ce temps-l !

    Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantt vive, tanttsombre comme une prairie au-dessous de laquelle dlent des nuages ;ses colres sans causes, ses brusques repentirs, qui tour tour faisaientdborder en moi la joie ou le chagrin.

    Voil ce qutait ma vie : tout le reste ntait que nant.Mais il restait toujours dans les dernires profondeurs de mes senti-

    ments une inquitude vague, la peur dtre pareil cet homme qui ten-dait la main pour saisir larc-en-ciel, et celle que la vritable Edie Calder,

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    si prs de moi quelle part, tait en ralit bien loin de moi.Elle tait, en eet, bien malaise comprendre.Elle ltait du moins pour un jeune campagnard lesprit peu pn-

    trant, comme moi.Car, si jessayais de lentretenir de mes vritables projets, de lui dire

    quen prenant la totalit de Corriemuir, nous pourrions ajouter lasomme ncessaire pour ce surplus de fermage, un bnce de cent bonneslivres, que cela nous permerait dajouter un salon West Inch, et denfaire une belle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se meait bouder, baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patiencepour mcouter.

    Mais si je la laissais sabandonner ses rves sur ce que je pouvaisdevenir, sur la trouvaille fortuite dun document prouvant que jtais levritable hritier du laird, ou bien si, sans cependant mengager dans lar-me, chose dont elle ne voulait pas entendre parler, elle me voyait devenirun grand guerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elletait aussi charmante quune journe de mai.

    Je me prtais de mon mieux ce jeu, mais il nissait toujours par m-chapper unmotmalheureux pour prouver que jtais toujours Jock Calderde West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses lvres exprimait denouveau le peu de cas quelle faisait de moi.

    Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre terre, et si la rup-ture ntait pas arrive dune manire, elle le serait dune autre.

    La Nol tait passe, mais lhiver avait t doux.Il avait fait juste assez froid pour quon pt marcher sans danger dans

    les tourbires.Edie tait sortie par une belle matine, et elle tait rentre pour d-

    jeuner avec les joues rouges danimation. Est-ce que votre ami le ls du docteur est revenu, Jock ? dit-elle. Jai entendu dire quon laend. Alors cest sans doute lui que jai rencontr sur la lande.oi ! vous avez rencontr Jim Horscro ? Je suis sre que ce doit tre lui. Un gaillard de tournure superbe,

    un hros, avec une chevelure noire et frise, le nez court et droit, et

    38

  • La grande Ombre Chapitre IV

    des yeux gris. Il a des paules comme une statue, et pour la taille, Jock, jecrois bien que votre tte aeindrait tout juste son pingle de cravate.

    Je vais jusqu son oreille, Edie, mcriai-je avec indignation. Dumoins, si ctait bien Jim ! Est-ce quil avait au coin de la bouche une pipeen bois brun ?

    Oui, il fumait ; il tait habill de gris et il avait une belle voix forteet grave.

    Ha ! Ho ! vous lui avez parl, dis-je.Elle rougit lgrement, comme si elle en avait dit plus long quelle ne

    voulait. Je me dirigeais vers un endroit o le sol tait un peu mou, et il ma

    avertie. Ah ! oui ce doit tre le bon vieux Jim, dis-je, voil des annes quil

    devrait avoir son doctorat, sil avait eu autant de cervelle que de biceps.Oui, pardieu, le voil mon homme en chair et en os.

    Je lavais vu par la fentre de la cuisine, et je mlanai sa rencontre,tenant la main mon beignet entam.

    Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main et lesyeux brillants.

    Ah ! Jock, scria-t-il, cest un vrai plaisir de vous revoir. Il nest pasdamis comme les vieux amis.

    Mais soudain il coupa court ses propos et regarda par-dessus monpaule, avec de grands yeux.

    Je me retournai.Ctait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui tait debout sur

    le seuil.Comme je fus er delle et de moi aussi, en la regardant ! Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le djeuner, M.

    Horscro ? demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fut. Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux.Moi aussi, et presque toujours je vais par l-bas, dit-elle. Mais, dites-

    moi, Jock, vous ntes gure empress recevoir votre ami. Si vous ne luifaites pas les honneurs de la maison, il faudra que je men charge votreplace pour en sauver la rputation.

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    Au bout de quelques minutes, nous tions avec les vieux, et Jim sat-tablait devant son assiee de potage.

    Il disait peine un mot et restait toujours la cuillre en lair contem-pler Edie.

    Elle ne t que lui lancer de petites oeillades.Il me sembla quelle se divertissait de le voir aussi timide et quelle

    faisait de son mieux pour lencourager par ses propos. Jock me disait que vous faisiez vos tudes pour devenir docteur,

    dit-elle, mais comme cela doit tre dicile, et quil doit falloir de tempspour acqurir les connaissances ncessaires !

    Cela me prend en eet beaucoup de temps, dit piteusement Jim,mais jen viendrai bout tout de mme.

    Ah ! vous tes brave ! Vous tes rsolu, vous xez votre regard surun but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous arrter.

    Vraiment, je nai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus dun qui a com-menc avec moi a dj sa plaque sa porte, alors que je ne suis encorequun tudiant.

    Cest que vous tes modeste, monsieur Horscro. On dit que lesgens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, quand vousavez aeint votre but, quelle gracieuse carrire ! Vous portez la gurisonpartout o vous allez. Vous rendez la force ceux qui sourent. Vous avezpour unique but le bien de lhumanit.

    Lhonnte Jim se dmenait sur sa chaise, en entendant ces mots. Je nai pas des mobiles aussi levs, je le crains bien, Miss Calder,

    dit-il. Je songe gagner ma vie, continuer la clientle de mon pre. Voilce que je vise, et si japporte la gurison dunemain, je tendrai lautre pourrecevoir une pice dune couronne.

    Comme vous tes franc et sincre ! scria-t-elle.Et cela continua ainsi : elle le couvrait de toutes les vertus, arrangeait

    adroitement son langage de faon lencourager entrer dans son rle,et sy prenait de la manire que je connaissais si bien.

    Avant quil ft subjugu, je pus voir quil avait la tte toute bourdon-nante de lclat de sa beaut et de ses propos engageants.

    Je frissonnais dorgueil penser quelle haute ide il aurait de ma pa-rent.

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    Nest-ce pas quelle est belle, Jim ? lui dis-je, sans pouvoir menempcher, aumoment o nous fmes sur le seuil, et pendant quil allumaitsa pipe pour retourner chez lui.

    Belle ! scria-t-il. Mais je nai jamais vu son gale. Nous devons nous marier, dis-je.Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda xement.Puis il ramassa sa pipe et sloigna sans mot dire.Je croyais quil reviendrait, mais je me trompais.Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tte penche

    sur la poitrine.Mais je ntais pas prs de loublier ! La cousine Edie eut cent ques-

    tions me faire au sujet de ses annes dadolescence, de sa vigueur, desfemmes quil devait connatre probablement : elle nen savait jamais as-sez.

    Puis jeus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journe, maisdune faon moins agrable.

    Ce fut par mon pre, qui rentra le soir, ne faisant que parler du pauvreJim.

    Le pauvre Jim avait pass tout ce temps boire.Ds midi, tant gris, il tait descendu aux coteaux deWesthouse, pour

    se bare avec le champion gipsy et on ntait pas certain que lhommepasst la nuit.

    Mon pre avait rencontr Jim sur la grande route, terrible comme unnuage charg de foudre, et prt insulter le premier qui passait.

    Mon Dieu ! dit le vieillard, il se fera une belle clientle, sil com-mence rompre les os aux gens.

    La cousine Edie ne t que rire de tout cela, et jen ris pour faire commeelle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans la nouvelle.

    Le surlendemain, je me rendais Corriemuir par le sentier des mou-tons quand je rencontrai Jim en personne, qui marchait grands pas.

    Mais ce ntait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait par-tag notre soupe lautre matin.

    Il navait ni col, ni cravate. Son gilet tait dfait, ses cheveux emmls,sa gue toute brouille, comme celle dun homme qui a pass la nuit boire.

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    Il tenait un bton de frne, dont il se servait pour cingler les gentsde chaque ct du sentier.

    Eh bien, Jim, dis-je.Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus dune fois

    lcole, quand il avait le diable au corps, quil se savait dans son tort etmeait toute sa volont sen tirer force deronterie.

    Il ne me rpondit pas un mot. Il me dpassa sur le sentier troit etsloigna dun pas incertain, toujours en brandissant son bout de frne etabaant les broussailles.

    Ah ! certes, je ne lui en voulais pas.Jtais fch, trs fch, voil tout.Certes, je ntais point aveugle au point de ne point voir ce qui se

    passait.Il tait amoureux dEdie, et il ne pouvait se faire lide quelle serait

    moi.Pauvre garon, que pouvait-il y faire ?Peut-tre qu sa place je me serais conduit comme lui.Il y avait eu un temps o je mtonnais quune jeune lle pt ainsi

    mere lenvers la tte dun homme plein de force, mais jen savais main-tenant davantage.

    Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscro, puis arrivacee journe de jeudi qui devait changer le cours de toute mon existence.

    Ce jour-l, je me rveillai de bonne heure, avec ce petit frisson de joie,si exquis au moment o lon ouvre les yeux.

    La veille, Edie avait t plus charmante que dordinaire.Je mtais endormi en me disant quaprs tout, je pouvais bien avoir

    mis la main sur larc-en-ciel, et que sans se faire des imaginations, sans semonter la tte, elle commenait prouver de laection pour le simple,le grossier Jock Calder, de West Inch.

    Ctait cee mme pense, qui, reste en mon coeur, tait cause de cepetit gazouillement matinal de joie.

    Puis je me rappelai quen me dpchant, je serais prt pour sortir avecelle, car elle avait lhabitude daller se promener ds le lever du soleil.

    Mais jtais arriv trop tard.

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    and je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et lachambre vide.

    Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-tre, et nous re-viendrons ensemble.

    Du haut de la cte de Corriemuir, on voit tout le pays dalentour ;donc, prenant mon bton, je partis dans cee direction.

    La journe tait claire, mais froide, et le ressac faisait entendre songrondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il ny et point eu devent dans notre rgion.

    Jemontai le raide sentier en zigzag, respirant lair lger et vif dumatin,et je siotais en marchant, et je nis par arriver, un peu essou, parmiles gents du sommet.

    En jetant les yeux vers la longue pente de lautre versant, je vis la cou-sine Edie, ainsi que je my aendais, et je vis Jim Horscro qui marchaitcte cte avec elle.

    Ils ntaient pas bien loin, mais ils taient trop occups lun de lautrepour me voir.

    Elle allait lentement, la tte penche, de ce petit air espigle que jeconnaissais si bien.

    Elle dtournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps autre.Il marchait prs delle, la contemplant, et baissant la tte, dans lardeur

    de son langage.Puis, quelque propos quil lui tint, elle lui posa une main caressante

    sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la souleva et lembrassa plusieurs reprises.

    cee vue, je me sentis incapable de crier, de faire un mouvement.Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, lair dun cadavre, lesyeux xs sur eux.

    Je la vis lui mere la main sur lpaule, et accueillir les baisers de Jimavec autant de faveur que les miens.

    Puis il la remit terre.Je reconnus que cee scne avait t celle de leur sparation, car sils

    avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient trouvs portedtre vus des fentres du haut de la maison.

    Elle sloigna pas lents, et il resta l pour la suivre des yeux.

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  • La grande Ombre Chapitre IV

    Jaendis quelle ft quelque distance. Alors je descendis, mais monsaisissement tait tel, que jtais peine une longueur de main de luiquand il passa prs de moi.

    Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrrent les miens. Ah ! Jock ! dit-il, dj sur pied. Je vous ai vu, dis-je dune voix entrecoupe.Ma gorge tait devenue si sche que je parlais du ton dun homme qui

    a une angine. Ah ! vraiment ! dit-il.Puis il siota un instant. Eh bien, sur ma vie, je nen suis pas fch. Je comptais aller West

    Inch aujourdhui mme, pour mexpliquer avec vous. Mieux vaut quil ensoit ainsi peut-tre.

    Le bel ami que vous faites ! dis-je. Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en meant ses mains

    dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire o nous ensommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je ne vous menspas. Voici ce quil y a. Jai dj rencontr Edie. . . cest dire Miss Calder, lematin de mon arrive, et il y avait certains dtails qui mont fait supposerquelle tait libre, et dans cee conviction, jai laiss mon esprit se lan-cer sa poursuite. Puis vous avez dit quelle ntait pas libre, quelle taitvotre ance, et ce ft le coup le plus dur que jaie reu depuis longtemps.Cela ma mis compltement hors de moi. Jai pass des jours faire dessoises, et cest par un hasard heureux que je ne suis pas dans la prisonde Berwick. Puis, le hasard me la fait rencontrer une seconde fois surmon me, Jock, ce fut pour moi le hasard et quand je lui parlai de vous,cee ide la t rire. Ctaient aaires entre cousin et cousine, disait-elle,mais quant ntre pas libre, et ce que vous fussiez pour elle plus quunami, ctaient des btises. Ainsi vous le voyez, Jock, je ntais pas tant blmer que cela, aprs tout, dautant plus quelle ma promis de vous fairevoir par sa conduite envers vous, que vous vous tiez mpris en croyantavoir un droit quelconque sur elle. Vous avez d remarquer quelle vousa peine dit un mot pendant ces deux dernires semaines.

    Jclatai dun rire amer.

    44

  • La grande Ombre Chapitre IV

    Hier soir, pas plus tard, s-je, elle ma dit que jtais le seul hommeau monde quelle pouvait jamais prendre le parti daimer.

    Jim Horscro me tendit une main cordiale, me la mit sur lpaule etavana sa tte pour regarder dans mes yeux.

    Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu profrer un men-songe. Vous ntes pas en train de jouer double jeu, nest-ce pas ? Voustes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous agissons franche-ment, dhomme homme ?

    Cest la vrit de Dieu, dis-je.Il resta me considrer, la gure contracte, comme celle dun homme

    en qui se livre un rude combat intrieur.Deux longues minutes se passrent avant quil parlt. Voyons, Jock, dit il, cee femme-l se moque de nous deux. Vous

    entendez, lami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime West Inch,elle maime sur la lande, et dans son coeur de diablesse, elle se soucieautant de nous deux que dune eur dajonc. Serrons-nous la main, monami, et envoyons au diable linfernale coquine.

    Mais ctait trop me demander.Au fond du coeur, il mtait impossible de la maudire, plus impos-

    sible encore de rester impassible couter un autre mal parler delle. Non,quand mme cet autre et t mon plus vieil ami.

    Pas de gros mots, mcriai-je. Ah ! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bnins. Je lap-

    pelle du nom quelle devrait porter. Ah ! vraiment ? dis-je en tant mon habit. Aention, Jim Horscro,

    si vous dites encore un mot contre elle, je vous le ferai rentrer dans lagorge, fussiez-vous aussi gros que le chteau de Berwick.

    Il retroussa les manches de son habit jusquau coude. Ce fut pour lesrabare lentement.

    Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de poids etcinq pouces de taille, cest une dirence qui ne peut se compenser pourpersonne au monde. Deux vieux amis qui se prennent corps corps pourune. . . Non, je ne le dirai pas. Ah ! par le Seigneur, na-t-elle pas de la-plomb pour dix ?

    Je me retournai.

    45

  • La grande Ombre Chapitre IV

    Elle tait l, moins de vingt yards de nous, lair aussi calme, aussiindirent que nous paraissions emports, vreux.

    Jtais tout prs de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus parleravec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour savoir de quoi ilsagissait.

    Horscro t quelques pas en courant, et la saisit par le poignet.Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais il la tira jusqu len-

    droit o jtais rest. Eh bien, Jock, voil assez de soises comme cela, dit-il. La voici, lui

    demanderons-nous de dclarer lequel de nous elle prre ? Elle ne pourrapas nous tricher, maintenant que nous sommes tous deux ici ?

    Jy consens, rpondis-je. Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure que

    je ne tournerai pas seulement un oeil de son ct. En ferez-vous autantpour moi ?

    Oui, je le ferai. Eh bien alors, faites aention, vous ! Nous voici deux honntes gens

    et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous connaissonsvotre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier soir. Jock sait ce quevous avez dit aujourdhui. Vous le voyez ; maintenant parlez carrment,sans dtour. Nous voici devant vous : prononcez-vous une bonne fois pourtoutes. Lequel est-ce de Jock ou de moi ?

    Vous croyez peut-tre la demoiselle accable de confusion.Loin de l, ses yeux brillaient de joie.Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus re.Pendant quelle promenait ses yeux de lun lautre de nous, sa gure

    claire par le froid soleil du matin, elle avait lair plus charmante quejamais.

    Jim tait aussi de cet avis, jen suis sr, car il lcha son poignet, etlexpression de duret de sa physionomie ladoucit.

    Allons, Edie, lequel sera-ce ? Sots gamins ! scria-t-elle, se chamailler ainsi ! Cousin Jock, vous

    savez combien jai daection pour vous. Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscro.Mais je naime que Jim. Il ny a personne que jaime autant que Jim.

    46

  • La grande Ombre Chapitre IV

    Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre lecoeur de Jim.

    Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus lpaule dEdie.Je voyais.Je rentrai West Inch, transform en un tout autre homme.

    n

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  • CHAPITRE V

    Lhomme doutre-mer

    J homme rester assis et geignant prs dune cruchecasse.and il ny a pas moyen de la raccommoder, le rle qui convient un homme cest de nen plus parler.

    Pendant des semaines jeus le coeur endolori, et javoue quil lest en-core un peu, quand jy pense, aprs tant dannes et un heureux mariage.Mais je me donnai lair de prendre bravement la chose, et avant tout, jetins la promesse que javais faite le jour de la promenade sur la cte.

    Je fus pour elle un frre, rien de plus.Pourtant il marriva plus dune fois de me sentir dans la ncessit de

    tirer durement sur le mors.Mme alors elle tournait autour de moi, avec ses faons clines, ses

    histoires que Jim tait bien rude avec elle, et combien elle avait t heu-reuse au temps o jtais bien dispos pour elle.

    Il lui fallait parler ainsi : elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir

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  • La grande Ombre Chapitre V

    autrement.Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle taient fort heureux.Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu ds quil serait

    reu docteur.Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine West Inch avec

    nous.Mes parents en taient contents et je faisais de mon mieux pour tre

    content de mon ct.Il y eut peut-tre un peu de froideur entre lui et moi dans les com-

    mencements.Ce ntait plus de lui moi cee vieille amiti de camarades dcole.

    Mais plus tard, quand la douleur fut passe, il me semble quil avait agiavec franchise, et que je navais pas de juste motif pour me plaindre delui.

    Nous tions donc rests amis, jusqu un certain point.Il avait oubli toute sa colre contre elle. Il et bais lempreinte laisse

    par ses souliers dans la boue.Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades.

    Cest de lune de ces courses que je me propose de vous parler.Nous avions dpass BramptonHouse et contourn le bouquet de pins

    qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Ellio.On tait alors au printemps.La saison tait en avance, de sorte qu la n davril les arbres taient

    dj bien en feuilles.Il faisait aussi chaud quen un jour dt.Aussi fmes-nous extrmement surpris de voir un immense brasier

    grondant sur la pelouse qui stendait devant la porte du Major.Il y avait l la moiti dun pin, et les ammes jaillissaient jusqu la

    hauteur des fentres de la chambre coucher.Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fmes bien au-

    trement stupfaits de voir le major sortir, un grand pot dun quart lamain, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son mnage, de deuxdes bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu.

    Ctait un homme trs doux, tranquille, comme on le savait dans toutle pays, et voil quil se prenait le rle du vieux Nick la danse du Sabbat,

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    quil tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa tte.Nous arrivmes au pas de course.Il nen mit que plus dentrain lagiter, quand il nous vit approcher. La paix ! braillait-il ! Hourra ! mes enfants, la paix ! ces mots, nous nous mmes aussi danser et chanter, car depuis si

    longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que deguerre.

    On tait excd ; lombre avait plan si longtemps au-dessus de nous,que nous tions tout tonns de sentir quelle avait disparu.

    Vraiment ctait un peu trop fort croire, mais le major dissipa nosdoutes par son ddain.

    Mais oui, mais oui, cest vrai, scria-t-il en sarrtant, et appuyantla main sur son ct. Les Allis ont occup Paris. Boney a jet le mancheaprs la cogne, et tous ses hommes jurent dlit Louis XVIII.

    Et lEmpereur ? demandai-je, est-ce quon lpargnera ? Il est question de lenvoyer lle dElbe, o il sera hors dtat de

    nuire. Mais ses ociers ! Il en est qui ne sen tireront pas aussi boncompte. Il a t commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui nontpoint t oublis, et il y a encore quelques vieux comptes rgler. Maiscest la Paix ! la Paix.

    Et il se remit ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie.Nous passmes quelques instants avec le major.Puis nous descendmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cee

    grande nouvelle et de ce qui sen suivrait.Il savait peu de choses.Moi je ne savais presque rien ; mais nous ajustmes tout cela, nous

    dmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillardsreviendraient au pays, que les navires iraient o ils voudraient en scu-rit, que nous dmolirions tous les signaux de feu tablis sur la cte, cardsormais nul ennemi ntait craindre.

    Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, etnous regardions lantique Mer du Nord.

    Et Jim, qui allait grands pas prs de moi, si plein de sant et dar-deur, il ne se doutait gure qu ce moment mme il avait aeint le point

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    culminant de son existence, et que dsormais il ne cesserait de descendrela pente.

    Il oait sur la mer une lgre bue, car les premires heures de lamatine avaient t trs brumeuses et le soleil navait pas tout dissip.

    Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vmes tout coupmerger du brouillard la voile dun petit bateau, qui arrivait du ct de laterre en se balanant.

    Un seul homme tait assis la manoeuvre, et le bateau louvoyaitcomme si lhomme avait de la peine se dcider pour aerrir sur la plageou sloigner.

    la n, comme si notre prsence lui et fait prendre son parti, il piquadroit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste