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HISTOIRE DE LA MÉDECINE © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 45 AMC pratique n°219 juin 2013 J.-J. Monsuez Service de cardiologie, Hôpital René-Muret, Hôpitaux universitaires de Paris Seine-Saint-Denis [email protected] L’étape suivante, initiée par Andrew Buchanan (1798-1882) en 1830 à la Royal Infirmary de Glasgow, visait à comprendre comment le précurseur soluble (fibrinogène) passait à l’état solide de fibre (fibrine). L’expérience fondatrice, rapportée par Buchanan devant la Glasgow Philosophical Society en 1836, a consisté à placer un caillot frais dans un tissu en lin le séparant du liquide non coagulable d’une hydrocèle. La coagulation progressive du liquide d’hydro- cèle l’amène à la conclusion qu’une substance produite par le caillot traverse le tissu et déclenche la coagulation de l’autre côté. L’expérience est reproduite, affinée en diluant le liquide extrait du caillot, puis publiée dans la London Medical Gazette en 1845. La plupart des auteurs qui ont suivi ont reconnu dans ces travaux la première description de la thrombine, qui transforme le fibrinogène en fibrine. On admet aussi le plus souvent que c’est à partir de l’expérience de Buchanan que l’Allemand Alexander Schmidt (1831-1894) a reproduit le même modèle d’acti- vation de la coagulation, appelant la substance L a première étude anatomique de la throm- bose vasculaire revient à Malpighi, qui décrit en 1686 dans son célèbre opuscule « De polypocordis » l’aspect semblable à des poulpes (« polypi ») des ramifications du caillot dans les vaisseaux et leur réseau de membranes juxtapo- sées. Malpighi avance très vite l’hypothèse « qu’il y a dans le sang un matériel fluide… à l’origine de la formation de cette croute » [1]*. En 1771, William Hewson remarque que ce matériel fluide, qu’il appelle « lymphe coagulable » est présent dans la partie liquide du sang et non dans le sédiment érythrocytaire [2]. Le Français Fourcroy montre ensuite en 1800 que le précur- seur des fibres décrites par Malpighi est une subs- tance contenue dans le plasma mais pas dans le sérum, qui permet la formation de la fibrine [3]. Ce précurseur, que Babington nomme fibrino- gène en 1830 [4], est précipité en présence de sulfate de sodium par Denis en 1859, puis par Hammersten en 1879 et Schmidt en 1892 [5]. Du« ferment de fibrine » à la thrombine Alexander Schmidt. Andrew Buchanan.

Du « ferment de fibrine » à la thrombine

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Page 1: Du « ferment de fibrine » à la thrombine

HISTOIRE DE LA MÉDECINE

© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 45AMC pratique � n°219 � juin 2013

J.-J. MonsuezService de cardiologie, Hôpital René-Muret, Hôpitaux universitaires de Paris [email protected]

L’étape suivante, initiée par Andrew Buchanan (1798-1882) en 1830 à la Royal Infirmary de Glasgow, visait à comprendre comment le précurseur soluble (fibrinogène) passait à l’état solide de fibre (fibrine). L’expérience fondatrice, rapportée par Buchanan devant la Glasgow Philosophical Society en 1836, a consisté à placer un caillot frais dans un tissu en lin le séparant du liquide non coagulable d’une hydrocèle. La coagulation progressive du liquide d’hydro-cèle l’amène à la conclusion qu’une substance produite par le caillot traverse le tissu et déclenche la coagulation de l’autre côté. L’expérience est reproduite, affinée en diluant le liquide extrait du caillot, puis publiée dans la London Medical Gazette en 1845. La plupart des auteurs qui ont suivi ont reconnu dans ces travaux la première description de la thrombine, qui transforme le fibrinogène en fibrine. On admet aussi le plus souvent que c’est à partir de l’expérience de Buchanan que l’Allemand Alexander Schmidt (1831-1894) a reproduit le même modèle d’acti-vation de la coagulation, appelant la substance

La première étude anatomique de la throm-bose vasculaire revient à Malpighi, qui décrit en 1686 dans son célèbre opuscule « De

polypocordis » l’aspect semblable à des poulpes (« polypi ») des ramifications du caillot dans les vaisseaux et leur réseau de membranes juxtapo-sées. Malpighi avance très vite l’hypothèse « qu’il y a dans le sang un matériel fluide… à l’origine de la formation de cette croute » [1]*. En 1771, William Hewson remarque que ce matériel fluide, qu’il appelle « lymphe coagulable » est présent dans la partie liquide du sang et non dans le sédiment érythrocytaire [2]. Le Français Fourcroy montre ensuite en 1800 que le précur-seur des fibres décrites par Malpighi est une subs-tance contenue dans le plasma mais pas dans le sérum, qui permet la formation de la fibrine [3]. Ce précurseur, que Babington nomme fibrino-gène en 1830 [4], est précipité en présence de sulfate de sodium par Denis en 1859, puis par Hammersten en 1879 et Schmidt en 1892 [5].

Du« ferment de fibrine » à la thrombine

Alexander Schmidt.

Andrew Buchanan.

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HISTOIRE DE LA MÉDECINE

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Du« ferment de fibrine » à la thrombine

de Buchanan devrait, pour certains, beaucoup à la promotion qu’en aurait fait le physiolo-giste anglais Arthur Gamgee à partir de 1870. Gamgee aurait ainsi mené une campagne auprès de ses collègues scientifiques pour faire admettre qu’Alexander Schmidt aurait puisé le modèle expérimental lui ayant permis de mettre en évidence le « ferment de fibrine » (1872) dans le travail préalable de Buchanan, et que d’une certaine manière, Schmidt ne faisait que reformuler la découverte d’un autre, opi-nion qui a prévalu depuis. L’analyse ultérieure des travaux des deux investigateurs suggérerait qu’en fait, si l’on fait abstraction de l’influence de Gamgee, ceux de Schmidt ont réellement eu l’influence prépondérante sur la découverte de la thrombine [8]. Quoi qu’il en soit, la démarche de raisonnement qui conduit à la construction de la cascade de la coagulation et à la décou-verte de ses premiers activateurs – qui n’inter-viennent pas dans la circulation sanguine mais uniquement au contact d’extraits tissulaires – relevait de la prouesse à une époque où la chimie ne faisait que débuter. Les méthodes expérimentales de Buchanan et de Schmidt pro-cèdent de la même intelligence d’analyse et de raisonnement, qui justifie bien que leurs deux noms soient restés attachés à une découverte de cette ampleur.

* Voir AMCP N° 204 : La thrombose : des polypes de Malpighi

à la fibrine de Fourcroy.

Références[1] Malpighi M. De polypocordis, 1686 et Operaposthuma, Ed

Churchill, London 1697.

[2] Hewson W. Experimental inquiry into the properties of the blood, 1772.

[3] Fourcroy A. Système des connaissances chimiques et de leurs applications aux phénomènes de la nature et de l’art. Ed. Baudouin, Paris, 1801.

[4] Babington BG. Some considerations with respect to the blood founded on one or two very simple experiments on that fluid. Medico-Chirurgical Transactions 1830;16:293-319.

[5] Douglas S. Coagulation history. Br J Haematol 1999;107:22-32.

[6] Kumar DR, Hanlin BS, Glurich I, et al. Virchow’s contribution to the understanding of thrombosis and cellular biology. Clin Med Res 2010;8:168-72.

[7] de Blainville HM. Injection de matière cérébrale dans les veines. Gazette Med Paris 1834, Série 2:524.

[8] Marcum JA. Defending the priority of remarkable researches: the discovery of fibrin ferment. Hist Philos Life Sci 1998;20:51-76.

traversant le tissu « ferment de fibrine » et débutant son isolation en obtenant sa précipita-tion par adjonction d’alcool dans du sérum frais [5]. Si le terme de thrombine lui-même revient à Rudolph Virchow quelques années plus tard [6], c’est encore Alexander Schmidt qui pressent en premier la possibilité que la trombine ait un précurseur inactif. Se rendant en effet compte qu’en présence du « ferment de fibrine » le sang ne reste jamais fluide mais coagule, Schmidt conclut que le ferment ne circule lui-même que sous forme d’un précurseur non actif (la future prothrombine).Le rôle du facteur tissulaire dans cette première cascade de la coagulation n’a été identifié que secondairement. Initialement mis en évidence en 1833 par le Français Henri-Marie Ducrotay de Blainville (1777-1850), qui déclenche une coagu-lation in vivo par injection intravasculaire de tissu cérébral chez l’animal [7], le concept n’est ratta-ché à la compréhension de l’hémostase que par Schmidt en 1892, lorsqu’il obtient une coagula-tion en exposant le sang à des extraits tissulaires variés. Schmidt propose alors que ce soit une telle substance tissulaire « zymoplastique » qui trans-forme la prothrombine en thrombine. Quelques années plus tard, Arthus et Pagès montrent l’im-portance du calcium dans cette activation.La primauté des travaux de Buchanan dans la découverte de la cascade de la coagulation a néanmoins été remise en cause récemment au profit de la contribution de Schmidt. En effet, la notoriété scientifique de l’expérience

Henri-Marie Ducrotay de Blainville.