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Articles* DU LANGAGE RELIGIEUX ET DE LA "CRAINTE DE DIEU" (sur un texte talmudique) EMMANUEL LEVINAS Paris t. Parole de Dieu, parler ~ Dieu, parler de Dieu et de la parole de Dieu --Sainte Ecriture, pri~re, thEoiogie--les multiples figures du langage reli- gieux ont en commun la pr&endon de ne pas s'Epuiser en rEfErences au monde dont se tisserait la signification des mots, des propositions et des discours. Commene o.uvrir au langage les fronti~res de la r&lit6 donnde oh nous habitons ? Paul Ric(eur nous a montr~ les ressources de l'imagination qui ne serait pas une facult6 simplement reproductrice, doublant la percep- tion des objets ~t laquelle die devrait tout saul ses pouvoirs d'illusion. Elle serait, au contraire, la plus profonde dimension du psychisme humain, op&ant d'emb.l& dans l'616ment du langage poEtique, "racine myst&ieuse" de toutes les Energies de i'~me, qui l'apparentent au sur-r&l : '% langage po&ique seul nous restitue une appartena:~ce ~ un ordre de choses, qui pr& c&de notre capacitE de nous opposer ces choses comme des objets faisant face ~ un sujet"~. Dans l'imagination podtique l'inoui peut s'entendre, s'interpeller et se dire; un texte, s'ouvrir ~ l'herm6neudque plus largement que les intentions pr&ises qui I'avaient fixE; Ia m&aphore conduire au-del~ des exp&iences qui semblene l'avoir engendr&. Le symbole y donnerait 2t penser spdculativement. L'imp&atif ou 1'enseignement venant du dehors, quand il est marqud par la personne exceptionnelle du messager, serait mSme de se laisser attester dans l'~me de celui qui &oute : ce pouvoir de tdmoigner Ii~ ~ celui de ta parole po~tique, sera'it l~ pro/ondeur rn~me du psychisme. Le Transcendant serait ~ m4me de s6duire et d'ouvrir cette imagi- nation plut6t clue de contraindre la volont& Ii y aurait l~t une mediation * The first seven articles of this double issue (namely those by Levinas, Taylor, Wilder, Ihde, Greimas, Panikkar, and Smith) wore written in honor of Paul Ricaeur on the occasion of his sixty-fifth birthday. These essays focus on the theme "Meaning and Interpretation". k4an and World ±3 ." 265"279 (z98o) oo25"I534/8o/oz33-o265 $02.25. © Martinus Ni]hof/Publishers by, The Hague. Printed in the Netherlands.

Du langage religieux et de la “Crainte de Dieu”

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Articles*

DU L A N G A G E R E L I G I E U X ET DE LA " C R A I N T E DE D I E U "

(sur un texte talmudique)

EMMANUEL LEVINAS Paris

t. Parole de Dieu, parler ~ Dieu, parler de Dieu et de la parole de Dieu --Sainte Ecriture, pri~re, thEoiogie--les multiples figures du langage reli- gieux ont en commun la pr&endon de ne pas s'Epuiser en rEfErences au monde dont se tisserait la signification des mots, des propositions et des discours. Commene o.uvrir au langage les fronti~res de la r&lit6 donnde oh

nous habitons ? Paul Ric(eur nous a montr~ les ressources de l'imagination qui ne serait pas une facult6 simplement reproductrice, doublant la percep- tion des objets ~t laquelle die devrait tout saul ses pouvoirs d'illusion. Elle serait, au contraire, la plus profonde dimension du psychisme humain, op&ant d'emb.l& dans l'616ment du langage poEtique, "racine myst&ieuse" de toutes les Energies de i'~me, qui l'apparentent au sur-r&l : '% langage po&ique seul nous restitue une appartena:~ce ~ un ordre de choses, qui pr& c&de notre capacitE de nous opposer ces choses comme des objets faisant face ~ un sujet"~. Dans l'imagination podtique l'inoui peut s'entendre, s'interpeller et se dire; un texte, s'ouvrir ~ l'herm6neudque plus largement que les intentions pr&ises qui I'avaient fixE; Ia m&aphore conduire au-del~ des exp&iences qui semblene l'avoir engendr&. Le symbole y donnerait 2t penser spdculativement. L'imp&atif ou 1'enseignement venant du dehors, quand il est marqud par la personne exceptionnelle du messager, serait mSme de se laisser attester dans l'~me de celui qui &oute : ce pouvoir de

tdmoigner Ii~ ~ celui de ta parole po~tique, sera'it l~ pro/ondeur rn~me du

psychisme. Le Transcendant serait ~ m4me de s6duire et d'ouvrir cette imagi- nation plut6t clue de contraindre la volont& Ii y aurait l~t une mediation

* The first seven articles of this double issue (namely those by Levinas, Taylor, Wilder, Ihde, Greimas, Panikkar, and Smith) wore written in honor of Paul Ricaeur on the occasion of his sixty-fifth birthday. These essays focus on the theme "Meaning and Interpretation".

k4an and World ±3 ." 265"279 (z98o) oo25"I534/8o/oz33-o265 $02.25. © Martinus Ni]hof/Publishers by, The Hague. Printed in the Netherlands.

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rapprochant de la libert6 une certaine ob6issance, une "d6pendance sans h&&onomie" r&ondliant transcendance et int6riorit6.

Nous tenterons, ~t ce propos, de pr6senter, en le commentant, un court passage du Talmud de Babylone, pour mettre en lumi&re une description du langage religieux qui, certes, en derni&e analyse, le met en rapport essentiel avec une pens6e qui d6jk est discours--avec la lecture et l'&ude de la Thora--mais qui, entre la Thora et le discours laissant signifier la transcendance, fair intervenir des attitudes de volont6 porteuses de sens, un psychisme de l'ob~issance plus "ancien'" que la pens& vivant d'imagination po6tique, une disdpline, h6t6ro,nome jusqu'~ d6pendre d'une Communaut6 6ducatrice. ant6rieure aux possibilit6s propres du jeu langagier.

Notre passage emprunt6 aux Trait6, Berakhoth p. 33b, est relatif aux normes du langage religieux qu'est la pri~re =. Ce texte n'6puise certes pas le probl~me dont il traite. I1 n'est pas non plus, dans le Talmud, unique en son genre, n i l e plus c~l~bre, ni exdusif de textes oh les accents peuvent ~tre distribu& autrement sur les th~mes qu'ils 6voquent et oh d'autres th~mes, peut-~tre, moins s6v&es, peuvent surgir dans la discussion. Celui que nous avons choisi est repris litt~ralement dans un autre trait4 (Meguila p. 25a). I1 est doric important darts le courant de pens6es auquel il appartient.

Le commentaire est n&essaire ~t la pr6sentation m~me de cet extrait, car sa structure propre, comme celle de tout texte talmudique, est insolite k la premi&e lecture. Ramass6, elliptique, allusif et comme d6fiant toute rh6to- rique et tonte magie de la parole--sa simple traduction, pour &re intelligible, exige l'adjonction de particules syntaxiques et m~me de membres de phrase sousentendus--il est fait de th&ses, de questions et de r6ponses, d'objec- tions et de r~ponses aux objections, chronologiquement s6par6es entre dies, p arfois par des si&des, mais r6unies par la logique du propos dont routes les m~diations ne sont pas explidtes. II a un incessant souci d'attribuer chaque dire ~ celui qui en rut historiquement l'auteur. D'o~, ~ tout moment, l'&ocation de noms propres des docteurs rabbiniques qui out parl6 ou qui, dans telle ou telle circonstance, ont eu telle ou telle conduite, laquelle n'offre pas au lecteur un int&& purement anecdotique mais est enseignante. I1 y a, enfin, dans la pr&entation des discussions, une fa~on de les laisser tr&s souvent ouvertes, ce qui ne manquerait pas de surprendre ceux qui croient la fausse r~putation de dogmatisme attach6e aux trait& talmudiques s.

Notre texte--et tout texte talmudique, et tout commenaire de ces textes-- et m~me le n&re, si modeste qu'il soit--sont, pour la pens6e jude tradi.

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tionnelle, et discours religieux et relation k Dieu au moins aussi intime clue la pri&e. Qualit6 qui, ~ notre effort en tout cas, ne viendrait clue de surcrolt; il ne cherche que l'explication du texte dans son dit--et dans le non.-dit qu'it sugg~re--en tant que contribution ~ la r6flexion sur le langage religieux

ouverte par Paul Ricoeur.

2. Voici ce texte ~: Michel. Celui qui di t : "Ta mis&icorde s'&end )usqu'au hid d'oiseau" ou qui dit "Que ton Nora soit rappel6 pour le bien (que tu fais)" ou qui dit deux lois ! "Nous (te) rendons gr~ce"--on le fair taire.

Gudmara. D'accord pour celui qui dit deux fois : "nous te rendons grfice", car il semble rendre un culte ~ deux Puissances; d'accord aussi pour celui qui d i t : "clue ton Nora soit rappel6 pour le bien", car cola signifie pour le b ion et non pas pour le real, alors clue nous avons un enseignement (selon lequel) l 'homme est tenu de b6nir (Dieu) pour le mal, comme il le Mnit pour le bien; mais pour quelle raison fait-on taire celui qui dit : "ta mis&i- corde s'&end jusqu'au hid d'oiseau" ? - Deux docteurs (amoraim) en discu- tent en Occident ~ : Ray Yossi bar ANne et Ray Yossi bar Zvida. L'un dit : "Parce qu'il (celui qui di t : "ta mis&icorde s'&end," etc.) introduit la jalousie dans les muvres du Commencement (de la cr&tion)," et l'autre dit : "Parce qu'il fair passer les mesures prises par l'Eternel-b6ni-soit-ll, pour l 'effet de la mis&icorde alors que ce ne sont clue des arr&s de Sa volont6". - Un jour quelqu'un devant Rabba priait (on cos termes) : "Tu as eu mis&i- corde du hid d'oiseau, @argne-nous et aie piti6". Alors Rabba dit : "Comme ce nourrisson de rabbins s'entend bien ~ faire plaisir ~t son Maitre (c61este) !". Abbay6 dit ~ Rabba "N'avons-nous pas appris qu'il fallait le fake taire ?" En r6alit6, Rabba n'avait voulu (par son intervention) que mettre ~i l '@reuve l'acuit6 de l'esprit d'Abbay6. - Un jour quelqu'un priait devant Ray Hanina (en ces termes) : "Dieu grand, vaillant, redoutable, noble, v6Mment, craint, fort, puissant, stir et honor6". Ray Hanina attendit qu'iI termin~e. Quand iI out termin6, il lui dit : "As-tu @uis6 toutes les louanges (glorifiant) ton Maitre ? A quoi bon tout cola ? M~me les trois louanges que nous avons coutume de r&iter (dans la pr i&e)--s i Moist notre maitre ne los avait pas dites dans la Thora et si les hommes de la Grande Synagogue ne les avaient pas institu&s (dans le rituel), no~as n'aurions pas pu le s dire. Et toi, m dis tant et plus ! Cola se compare ~ un roi de chair et de sang qui possddait mille fois mille dinars d'or et qu'on louait (d'en poss6der) d'argent. N'est-ce

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pas lk lui faire ddshonneur ?" - Et Ravi Hanina dit : "Tout est entre its

mains du Ciel sauf la crainte du Ciel, car il a &6 dit (Deut&onome 10,12) :

Et maintenant, oh Isra~l, ce que l'Eternel, ton Dieu, te demande unique-

ment, c'est de craindre l'Eternel ton Dieu. - Mais la crainte du Ciel, serait-elle

peu de choses ? Ray Hanina n'a-t-il pas dit au nora de Rabbi Sim6on bar

Yocha'i : "L'Eternel n'a dans sa tr6sorerie que le tr6sor de la Crainte du

Ciel, car il a 6t6 dit (Isaie 33,6) : la crainte de Dieu, voil~t sa richesse ?" - Certes, par rapport ~ Moise ce n'&ait qu'une petite chose, car Ray Hanina

die : "Cela ressemble ~ ceci : si on demande k un homme un objet important

et qu'il le poss~de, il est comme (si on lui demandait) un objet sans impor-

tance; si on lui demande un objet sans importance et qu'il ne le poss&de

pas, il est comme si on lui &man&i t un objet important. - Ap ropos de :

"Qui dit deux fois : nous te rendons grftce, on le fair taire", Rav Z&a dit :

Quiconque dit deux fois "Chema" ("Ecoute Israel") ressemble ~t celui qui

dit deux fois "Nous te tendons grace". - D'ofi objection : (il y a un enseigne-

ment selon lequel) qui dit Chema en le redisant est in616gant; on le dit

in~16gant certes, mais on ne fait pas taire celui qui le dit ! - Pas de pro-

blame ! L'un r~p~te (en effet) mot par mot, l'autre, verset par verset.

- On enseigne encore: Ray Papa dit ~ Abbay6 "Peut-&re a-t-il rfidt6 la

premi&e fois sans concentrer sa pens6e sur le texte et, la deuxi&me fois, pou,

y fixer sa pens6e". I1 (Abbay6)lui r6pondit : "Depuis quand le "copinage"

avec le Ciel ? Si au commencement il n'y fixait pas sa pensde, il aurait fallu ie

flapper avec un marteau de forgeron pour qu'il accorde bien sa pens6e".

3. Commentaire. ~) Les trois "interdits". Notre michna d6nonce d'inconvenance de trois

formules de pri&re clui , paradoxalement, ont toutes les apparences de la pi4t6.

La premiere fait allusion ~t Deut&onome 22,6 : "Si tu rencontres en ton

�9 chemin un hid sur quelque arbre ou ~t terre, de jeunes oiseaux ou des eeufs, sur lesquels soit pos& la m~re, tu ne prendras pas la m~re avec la couv6e;

�9 u es tenu de laisser envoler la mSre, sauf k t'emparer des petits, de la sorte, tu seras heureux et tu verras se prolonger tes jours". - Laissons de c6t6 les multiples explication.s que l'herm6neutique rabbinique---~ ses divers ni-

veaux--donne de ce verset biblique : de sa lettre, de ses d&ails, de ses sym-

boles possibles. Elles n'interviennent pas ici. Le sens selon lequel il serait entendu dans la pri&e, paradoxalement proscrite, consiste k glorifier la mis&icorde de Dieu qui semble 6tendre sa protection jusqu'au r~gne animal,

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pourtant subordonn6 k l'homme (GenSse 1,28). La proscription de la deuxi&me formule peut sembler plus &range encore :

elle interdirait de rappeler le nora de Dieu en motivant ce rappel par les

bienfaits regus. La troisi~me "inconvenance"--et cela nous Etonne aussi--tiendrait au

redoublement des termes Nous te rendons grace par lesquels commence l'une des benedictions qui figure dans la pri~re quotidienne du rituel israelite dite des "18 bSn~dictions" 6.

"I1 faut le faire taire"--cette expression par laquelle se termine la mich,a se trouvera pr&is4e dans la guemara ~ partir de la conduite de Rabba et de Rav Hanina qu'elle relate.

b) De l'homme a Dieu : confession de l'unitd de Dieu et amour de Dieu.

Pourquoi ces trois interdictions ? Quelle est leur cohesion ? La guemara nous explique d'abord les deux derni}res.

Celui qui redit "Nous te rendons grfice", semble s'adresser ~t deux Puis- sances divines an lieu de confesser le monothEisme strict. Extr4me forma- lisme dans le respect de l'exdusivisme monoth6iste et extreme importance attach& aux effets psychologiques du symbotisme des attitudes, des gestes et des paroles--discipline caract&istique de la culture jude et dont d6pendrait aussi un langage vrai. Mais multiplier les "actions de grace", se "rEpandre en remerciements", vouer reconnaissance ~t tous ceux qui nous comblent, n'est-ce pas, en dehors mSme de la vie rituelle proprement dire, reconnaltre ouse cr&r des cultes nombreux, perdre la distinction entre les niveaux, alors que Dieu--le-plus-haut--"E1 Elyon"--est unique.

Mais ce culte de l'unique r&iste-t-il au dualisme insurmontable du Bien et du Mal ? Tentation : trahir le monoth4isme, en n'invoquant le Nora de Dieu que pour le Bien qui vient de Lui, en pensant les forces du real, comme ind~pendantes de la volontE divine. Danger d'une h4rSsie qui ne vise pas une position purement intellectuelle, mais le vdcu fondamental de la Relation ~t Dieu. Qu'est donc la pidtd par laquelle le parler-a-Dieu ou la priSre est possible en v&itd ? Voila le th8me v&itable de notre texte, si formaliste en apparence. En lui, se l&ve, d~s maintenant, la question de la place qui reviene ~ l'amour de Dieu dans ce vdcu et de la nature de cet amour religieux : est-il dans la reconnaissance pour la satisfaction de nos besoins ou dans la gratitude pour une proximitd ? Notre guemara 6voque, en effet, un enseignement des tanaites--une michna--selon lequel : 'Thomme est tenu

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de b6nir Dieu pour le mal, comme il le b6nit pour le Bien" (54a de notre trait6 m~me). En void la traduction suivie de la traduction de la guemara

qui s'y rapporte (ibid. p. 60b). Ce qui constitue un deuxi~me texte ~ inter- pr&er :

L'homme est tenu de b6nir Dieu du mal (qui lui arrive) comme il est tenu de le b6nir du bien, car il est &tit (Deut. 6, 4-9) : "Tu aimeras l'Eter- nel ton Dieu de tout ton cmur, de tout ton souffle, de tout ton surplus (ou de route ta force)" : de tout ton coeur--de tes deux penchants, du bon comme du mauvaisT; de tout ton souff le--m~me si tu devais y perdre la vie; de tout

ton surplus--de tout ce clue tu poss~des s. - Autre explication : de tout ton

surplus--quelle que soit la mesure qu'il t 'appliqueg--soit reconnaissant. Voici maintenant la guemara qui "~daire" cette michna : "Qu'entend-il

par l'expression : "comme il est tenu de b&ir pour le Bien, il doit b6nir pour le real ? - Tout comme pour le bien qui lui arrive il remercie (en utilisant la formule) le Bon qui fair du bien", il remerciera aussi pour le real (en disant) "le Bon qui fait du bien." - Objection : n'avons-nous pas appris (ailleurs) qu'au rer de bonnes nouvelles on dit : "le Bon qui fair du bien" et qu'au regu de mauvaises nouvelles on dit (seulement) : "B6ni soit le juge qui fait justice selo,n la v6rit6" ? - Rabba r6pondit : la loi demande (en effet) seulement que la mauvaise nouvetle soit regue avec joie 1~ - Ray Akha, au nom de Rabbi Levi dit : Quelle est la base de tout cela dans l'Ecriture ? C'est bien Psaumes 101,1 : "Je veux chanter la bont6 et la justice, ~t toi, Eternel, j'adresse mon cantique", s'il y a bont6 (toujours aimable), je chanterai, s'il y a justice (qui ne l'est pas toujours), je &ante- rai (aussi). - Ray Shmuel bar Nahmani dit : je le tire des Psaumes 56,11 : "Grace k l'Eternel (&tit par Tetragramme) je puis c616brer son arr&; grace ~ Elohim, je puis c616brer son arr&"; gr:3ce ~ Dieu (&rit par Tetra- gramme, signifiant selon la tradition rabbinique, la Mis6ricorde divine), je c616brerai : quand c'est un bienfait ! Grgce ~ Elohim (qui signifierait selon la meme tradition, la stricte justice de Dieu), je c61~brerai : quand c'est un ch~timent ! - Ray Tanhoum di t : je le tire des Psaumes 116, 3-4: "Je l~verai la coupe du salut et proclamerai le nom de l 'Eternd, j'avais ~prouv6 d&resse et douleur, mais j'ai invoqu6 le nom du Seigneur". Les docteurs ont dit : l'enseignement se tire de Job 1, 21 : "L'Eternel avait donn6, l'Eter- nel a repris, clue le Nom de l'Eternel soit b6ni".

Qu'y a-t-il derriere cette "&udite" d~monstration ? Avant tout, ~ travers l'apparent attachement ~ la lettre, une extreme attention ~t l'esprit du texte

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biblique et une herm~neutique qui replace un passage du Deut&onome

dans le contexte--et dans l'approfondissement-- de la totalit6 de la Bible. Un commentaire complet de ce commentaire se devrait de reprendre chacune des r~f&ences bibliques et de pr~ciser la diff&ence des conceptions qui se cachent sous la vari&~ des citations. Nous n'allons pas entreprendre ce travail. Notons toutefois la derni&e opinion pr&& aux "docteurs" (ce qui indique souvent l'opinion la plus autoris6e). I1 suffit, en effet de se reporter au contexte du Job 1,21 pour voir que la b6n6diction de i'Eternel

l'heure du malheur, n'est pas une insensibilit6, ni une simple inversion de la sensibilit6 naturelle. C'est, dans la douleur, un plus-fort-que-la-douleur-- un au-del~t de la sensibilit6.

Pour nous, lecteurs de la page 33a de Berakhoth, qui, sous le devoir de "faire taire celui qui remerde Dieu en &oquant seulement les bienfaits obtenus," d&ouvrons l'amour au cmur de la pi&d, la michnu de la page 54a et la guemara de la page 60b, pr6cisent la notion de cet amour. Ii transcende Its pr~f&ences de nos pulsions naturelles, comme si, par deist its biens qui, conformes k notre mesure et k nos capacit6s, c'est-k-dire ~t nos besoins, nous satisfont, &air possible le bien d'un attachement d~s-int&ess&--le bien ~thi- que--condliant Its contradictions de la nature humaine et commandant le sacrifice de notre &re et de nos avoirs; attachement qui ese aussi une grati- tude ressentie dans la conscience d'une proximit6, plus haute que l'intimit~ de ia satisfaction; gratitude pour la proximit6-m~me v&ue dans la gratitude et comme si le sens m~me du mot Dieu et la possibilit6 de l'&oquer et de l'invoquer--le discours transcendant--surgissait dans cet attachement. Cette proximit~ et cette gratitude appel~es amour caract6risent le monoth6isme comme si la possibilit6 du bien &hique par delft la diff6rence entre biens et maux naturels, 6tait la perc& de la transcendance et la source du Iangage religieux.

Quelle est la voie ou l'&at d'~me qui m~ne ~ cet amour transcendant ? Nous verrons par la suite de notre texee que c'est de cela surtout qu'il y est question. Mais nous avons en attendant montr4 la fagon done l'inconve- nance d'6voquer Dieu "uniquement pour les biens requs" rejoint celle qui consiste ~t compromettre le monoth6isme par la dispersion des gratitudes.

c) De Dieu c~ I'Homme : prdf&ence ou justice ? Mais pourquoi l'6vocation de la mis&icorde divine s'&endant jusqu'au nid d'oiseau serait-elle r6pr& hensible ?

272 Emmanuel Levinas

Ray Yossi ben Abine redoute la jalousie clue cette formule--ou cette pens6e--serait ~t m~me de susciter dans l'muvre de la Cr6ation. La cr4ature est soumise ~. la stricte justice. La mis&icorde met {t part une cr&ture. Ne serait-ce pas au d6triment d'une autre ? La formule: "jusqu'au nid d'oiseau", ne suppose-t-die pas, ~ la fois, que cette petite cr6ature n'a pas en principe droit ~t la mis6ricorde et que la pr6f6rence peut remplacer la justice ? Une mis6ricorde qui desk pas 6gale pour tous susdte la jalousie, c'est-~t-dire la guerre. Elle ne peut &re dire de Dieu. A l'amour qne l'homme dolt ~ Dieu lequel, on vient de le voir, n'est pas sensible--ne peut donc correspondre dans la pens6e et le discours que l'id6e d'une justice divine plus haute que la mis6ricorde.

d) Obdissance et ddsim&essement humain. Nous voil~t dans le prolongement des id6es impliqu6es dans les deux interdits d6fit expos&. L'opinion de Rav Yossi bar Zvida s'y place aussi : comment penser le rapport de Dieu ~t l'homme ? La fagon dont il l'entend, permet de pousser jusqu'au bout le d6s-int&essement de l'amour humain.

D'apr&s Ray Yossi bar Zvida, l'&ocation de la mis&icorde que Dieu aurait ressentie devant le hid d'oiseau, est inconvenante non pas parce qu'elle exprimerait une pr6f6rence, mais parce qu'elle exprime un sentiment. Les commandements de Dieu---rapport de Dieu ~t l'homme--sont les arr&s de sa volont~. Dans la justice certes, mais dans une justice injustifiable, dans taquelle on ne pent pas entrer ~ partir des sentiments naturels de l'homme auxquels la mis6ricorde ressemble encore. Justice dont les lois ne se mon- trent que par leur forme de purs commandements et qui exigent, par cons& quent, une ob~issance de pure h&&onomie. L'amour de l'homme pour Dieu se trouve ainsi d&rit positivement, par del~ sa caract&istique n6gative d'amo~r non-sensible. Ob~issance r@ondant ~t une volont6 totalement ext6- rieure o6 l'homme ne d&ouvre m~me pas l'universalit6 formelle de l'imp6- ratif cat6gorique de Kant. Nous apprenons par la suite que cette ob6issance, v6cue comme "crainte du Ciel", n'est pas "entre les mains" du Ciel. L'ext& riorit6 totale de la volont6 divine--l'Mt6ronomie absolue de ses arr&s--ne contraint donc pas l'homme comme une force. La guemara ne vient-elle pas sugg6rer que c'est dans le ph6nom&ne privil6gifi d'une ob{issance quasi aveugle ~t une h6t6ronomie totale mais d'une ob6issance que son d4sint&esse- ment m~me met g l'abri de toute contrainte, ffit-elle celle de la s6duction ou de la peur--que prend sens l'exception de la transcendance divine ? Dans

Du langage religieux el de la "Crai,~Ie de Dieu" 273

cette hdt6ronomie, parler de Dieu, c'est certes d4j~ s'exposer g la d&ision des &res raisonnables 1~, mais c'est aussi, pour l'homme, atteindre ~t l'intimit6 la plus grande et g la reconnaissance de la hauteur la plus haute ou plus exactement c'est atteindre au sens m~me du mot Dieu. Moment essentiel de la pi&6 juive.

Mais c'est probablement pour cela que la cat6gorie de la crainte de Dieu va tout ~t l'heure apparaitre dans la pattie centrale de notre guemara. Ne se montre-t-elle pas comme I'incontournable &ape--et la plus difficile--de

l'amour m~me de Dieu ?

e) Les imi3ossibles loua,~ges. Cette partie centrale de notre guemara est pr&6d6e de deux brefs r~dts qui sont des enseignements.

C'est d'abord l'intervention de Rabba devant qui un fid~ie--"61&ve de rabbins"--~voque dans sa pri~re pr6ds~ment la mis&icorde de Dieu pour un nid d'oiseau. L'intervention du maitre consiste non pas ~ interrompre la pri~re, mais ~t la d4sapprouver quand die s'ach~ve pour ~viter la repro- duction de l'inconvenance. D&approbation ironique du "nourrisson de rabbins", et ambigue pour ~prouver la d~licatesse spirituelle d'un autre docteur--Abbayd. Tout cela apporte des att6nuations aux rigueurs de la Michna. Celles-ci ne valent que pour un langage religieux de haut niveau que, peut-&re, un jeune coll~gue du maitre n'a pas atteint. I1 faut donc

traiter avec pr&aution le sentiment religieux moins affin~ recourant ~ un langage spirituellement moins ch~ti6 ou moins pr&is. Voil~ le premier enseignement.

La deuxi~me intervention relat6e, est celle de Ray Hanina instruisant un fid&le qui, dans sa pri~re, se laisse aller ~ des adjectifs hyperboliques pour louer l'Eternel. L~t aussi, l'attitude du maltre consiste g instruire et non pas

interrompre, ~t avoir par consequent de ia compr6hension pour un senti- ment religieux nail qui recourt ~ un langage naturel, tentant quoique impropre. Ce n'est pas par le superlatif des attributs naturels qu'on exprime la Hauteur de Dieu.

Mais le deuxi~me r&it n'est pas la pure r4p&ition du premier. I1 met sur le m4me plan que l'exaltation de Dieu par des attributs moraux, son exalta- tion par les attributs de la puissance. Ils sont tous tir~s du monde. Une tr6sorerie royale qui contient de l'or est monnay6e en pi~ces d'argent. La doctrine de Ray Hanina va donc jusqu'k proscrire dans le langage religieux comme tel les louanges. Mais la sup&iorit6 ~ toute louange, la hauteur du

274 Emmanuel Levinas

Tr~s Haut, seule, est ici implicitement pens6e pour proscrire ces superlatifs particuliers. Enfin, par del~i la tol&ance consentie ~i la spiritualit6 moins cultiv& que celle des 61ites, le r6dt semble reconnaitre les n6cessit6s, propres aux formes institutionnelles du culte : il faut admettre les louanges dans une liturgie, celles que fit entendre Moise et clue les Hommes de la Grande Synagogue ont inscrites dans le rituel TM. N'6taient les n6cessit6s de ces insti- tutions, n'&ait ie petit nombre d'hyperboles admises, n'&ait l'autorit6 de ces maitres, les louanges de Dieu comme langage religieux seraient intol6rables.

f) La crainte de D?eu. I1 est dans la facon du texte talmudique--que l'on peut prendre pour un proc6d~ de la compilation--de citer, en &oquant l'adage d'un docteur rabbinique, ses autres dires, lesquels peuvent sembler sans rapport avec le sujet de la discussion. Mais il faut toujours se demander s'il n'existe pas entre ces dires, en apparence disparates, un lien profond qui relance la discussion, y ouvre de nouvelles perspectives, y projette un nouvel 6clairage ou en d&ouvre le v~ritable objet. Ray Hanina vient de parler. Son nouveau dire sur la valeur unique de la crainte de Dieu dans la "tr6sorerie divine" et que seul l'homme peut y apporter, car rile n'est pas en le pouvoir de Dieu, r&&le, en r&lit6, le secret de la relation ~t Dieu et du discours religieux, vers lesquels allait l'ensemble de la discussion clue nous commentons la.

Le tr&or unique de la tr&orerie divine est la crainte de Dieu. Malgr6 tout ce qui a 6t6 dit de l'amour ! Mais peut-&re ~t cause de toute ce qui a 6t6 dit de l'amour int6ress6. L'amour qui n'est pas une "reconnaissance du ventre" enveloppe la crainte de Dieu qui en fixe le niveau. Elle est le point n&ral- gique et incontournable de la relation k Dieu. Crainte qui ne serait pas simple peur suscit& par la menace laquelle devrait ~tre bel et bien parmi les

pouvoirs d'une Toute-Puissance ! Crainte qui r6pond par consequent, pri- mordialement, non pas k la Toute-Puissance pens~e k partir des forces du monde, mais ~ l'absolument Autre. Celui-ci ne saurait manifester son alt&it~ (sans la trahir par cette manifeseation-m4me), que dans l'h&&onomie reconnue par l'ob6issance comme sup&iorit6 sans violence, comme unique, comme sup&iorit6 sp&ifiquement divine, voilk la vraie hauteur du Ciel. N'est-ce pas cela la crainte ? Crainte fibre : reconnaissance en guise d'ob6is- sance, mais d'ob6issance sans servitude dans la d6couverte des obligations sans n&essit6 au-del~ des lois qui r~gissent l'4tre. Effroi devant le mal inscrit dans la d~sob6issance au plus haut. Crainte de Dieu qui, concr~tement, se

Du langage religieux et de la "Crainte de Dieu" 273

manifeste comme crainte pour l 'autre homme. Mais effroi qui t~moignerait

de Dieu ~4. T~moignage qui serait sa signification ou sa r&dlation originaire.

Mais la possibilit~ d'adh&er ~ cette alt&itd totale et unique, c'est-~t-dire de t~moigner par cette obdissance ~ la Hauteur, d~finirait--et justifierait--l 'hu-

manit6 de l ' H o m m e - - e t ddcrirait sa libertY. La crainte dr1 Ciel n'est pas dans la puissance du Ciel dit Ray Hanina, mais il dit aussi que cette crainte est l 'unique richesse du Ciel. Pour son unique tr&or, Dieu est demandeur.

L 'homme est ~ m~me d'y r~pondre. Cette r~ponse ne serait rien si rile

n'&ait que i 'effet d'une menace, si d ie relevait comme d'une interaction se jouant dans le monde. A la ddpendance sans h&~ronomie dont parle Ricceur, notre texte semble opposer une exaltation de l 'h&&onomie et de l'ob~issance

qui signifierait pr&is6ment une ind~pendance. L 'homme capable de tdmoigner de Dieu est n&essaire fi l'~conomie

divine. Tr~s curieusement, le bout du verset d'Isa~e (33,6) qui permet ~t Rav Hanina d'affirmer que la crainte de Dieu est l 'unique Tr&or de la T~&

sorerie c~leste, laisse planer, dans sa version h~bra~que, une ambiguit~ sur le possessif de "son tr&or." Le verset s'adresse ~ la deuxi6me personne

l 'homme et se termine ~ la troisi~me personne du possessif. S'agit-il du

tr&or de Dieu ou du tr&or de l 'homme ? A moins que cette singularit~ de

la syntaxe dans le verset d'Isaie ne signifie pour Ray Hanina clue la crainte de Dieu est tr6sor de Dieu dans la mesure o8 cet &at d'~me appartient rigou- reusement en propre ~t l 'homme ~s.

g) Crainte de Dieu et crainte pour l'homme. Que la crainte de Dieu puisse se dire autrement que par r6f&ence ~t I 'affect banal de la peur ressentie devant la menace et mettant en danger notre &re ou notre bien ~tre 1~, c'est peut-~tre cela clue la suite de notre texte sugg~re, d i e aussi.

L'Eternel demande "rien que la crainte de Dieu," il la demande ~. son peuple et par la bouche de Moise. Demande-t-il peu ? N e demande-t-il pas une valeur de la Tr&orerie c~leste elle-m~me ? La r~ponse de la guemara consiste fl souligner que la formule : "rien clue la crainte de Dieu" est pr& cis~mene de Moise. Elle exprime son point de vue. La crainte de Dieu est, en effet, en son pouvoir. N'est-il pas "MoZse no~re maitre" et "le plus humble d'entre les hommes" ? La crainte de Dieu dont te prix est, en effet, inestimable, cofite peu fi Mo~se; ~t Mo~se et ~t ses disciples, au Maitre de la Thora et au peuple de la Thora. Le lien est ainsi ~tabli entre la crainte de Dieu, d'une part, et la reconnaissance.--connaissance et 6tudemde la Thora,

276 Emmanuel Levinas

de l'autrelL Nous voilg revenus au rSle fondamental jou6 par un texte,

c'est-g-dire ~ la naissance du sens dans le langage; le sens6 ffit-il celui de l'ob~issance en serait ins6parable. Le rapport ~. la transcendance est insepara- ble du discours. I1 n'est certes pas impossible d'invoquer la pr6sence de la facult6 po&ique au sens tr~s large du terme dans l'herm6neutique qui en guide l'6coute et la lecture. N'emp&he que les vertus et I'autorit6 du maltre---c'est-~-dire les "violences" de la tradition et de la Communaut6-- dessinent des limites h&&o-nomes ~t la spontan6it~ de cette "po6sie" essen- tielle ~t la signification.

h) Crainte de Dieu el 8ducation. L'humanit6 de la crainte de Dieu est donc 6duqu& en l'homme par la Thora. Ainsi l'&ude de la parole de Dieu, &ablit- elle ou constitue-t-elle la relation la plus directe ~ Dieu, peut-&re plus directe que la liturgie. D'o6 dans le judaisme, la place centrale de l'enseignement

pour assurer la religiosit6 du discours religieux. Mais l'dducation de la crainte de Dieu n'est pas oubli&. Avant de s'achever, notre texte revient encore sur l'initiale "interdiction de redoubler la formule : Nous te rendons gfftce". Pourquoi ne pas assimiler le cas de ce redoublement ~i celui de la r~p&ition-- cependant autoris6e bien clue trait6e d'in616gante par Ray Zera--de la pri~re du Chema ? Voil~ une occasion de pr&iser que l'interdit ne vise pas la simple r6p&ition des roots (cas du Chema), des gestes verbaux perdant, dans la redite, le sens qu'ils avaient dans la proposition; l'interdit ne concerne clue le redoublement des propositions ayant un sens is. Mais voici que le retour ~t 'Tinterdit de redoubler"-est aussi une occasion d'insister en concluant sur l'id4e de discipline et, par cons6quent sur l'intervention 6ducatrice autoritaire

de la Communautd : excuser la redite des formules de la pri~re en pr6- textant une 6ventuelle premi&e r&itation purement m&anique n&essitant une deuxi~me r6citation, de pens& plus concentr6e, c'est donner une mauvaise excuse. Une r&itation purement m&anique, c'est du "laisser aller". La crainte et l'amour de Dieu excluent ces attitudes de "copinage". Ii faut une 6ducation et l'6ducation peut se faire violence. Communautaire ou de la tradition, qui a, ou plus exactement qui peut &re, le premier mot dont tout d6pend.

Du langage religieux et de la "Crainte de Dieu" 277

N o t e s

i La RSv~Iation, publication des Facult& Universitaires Saint-Louis, Bruxelles I977,

p. 40. 2 Le commentaire de la premi}re phrase de ce texte, a fair l 'obje t - -sur notre conseil,

mais sans notre part icipat ion--d 'une s~ance tSl~vis8e qui eut lieu le 14 aoC~t i978 la deuxi&me chaise de la RTF dans le cadre de l'dmission : "Lire c'est vivre".

3 Les lecteurs savent probablement que les traitds talmudiques repr~sentent la consi- gnation par &t i t - -en t re le 2e et le 7e si}cle de notre ~re--des legons orales des docteurs rabbiniques et des discussions qu'ils eurent entre eux. Ces lecons et ces discussions sont, pour la tradition religieuse juive, des enseignements remontant au Sinai, compldtant ou &lairant les enseignements de la Thora dcrite (la Bible et, plus sp~cialement Ie Pentateuque) et qui, Thora orale, signifient th~ologiquement la Parole et la Volont~ de Dieu avec la mSme autorit8 que la Thora ~crite. Voir aussi note suivante. I1 comporte, comme t o u s l e s textes talmudiques, deux parties distinctes qui se suivent : Michza et Guemara. Michna signifie "enseignement" ou "legon k r@~ter." Guemara veut dire "tradition;" elle apparalt comme commentaire ou discussion de la Michna; c'est aussi le terme par lequel on designe l'ensemble du talmud ( = michna + guemara), terme qui signifie, ~ peu pros, ~tude. Le talmud (ou la guemara) repr~sente la "Thora Orale" ~t travers laquelle la Thora Ecri te-- le Penta- teuque et l 'ensemble de l 'Ancien Testament--est lue dans le judMsme tradit ionnel.-- La Michna ~nonce des enseignements pratiqnes ou relatifs ~ Ia conduite (Halakha), attribu~s aux docteurs rabbiniques de la pIus grande autorit~--les tanaites--et consign6s par 6crit vers la fin du 2e si~cle de notre ~re. La Guemara, portant le plus souvent sur les enonces de la Nichna, est faite de discussions qui eurent lieu dans les "acad6mies rabbiniques" de la Terre Sainte et de Babylone h partir du 3e si~cle entre les docteurs appel6s amoral'm; ces discussions furent eonsign6es par 6crit vers la fin du 7e si6c!e.--Voir note pr6c6dente.

s En Terre Sainte qui est l 'Occident par rapport '~ Babylone oh s'61abore la pr~sente Guemara. Depuis le IIIe si~cle, les Communautes de Babylone arrivent, dans le monde juif, ~ une supr~matie et les academies rabbiniques de Soura et de Pom- peditha, ~ la c614brit~.

G L'antique prihre "des i8 benedictions", constitue la base de la liturgie quotidienne des Israeiites, ~ c6t4 de la recitation du Chema qui commence par le c~ihbre "Ecoute Israel, i 'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est Un" (Deut. 6,4-9, suivi de Deut. H, *3 ?~ 2~ et se terminant par Nombres ~5, 37-41) �9 II se trouve que l ' interdit de redoubler les termes de "Nous te rendons grace" se r6f&re ~ la pri}re des " i8 ben6dictions" et que, ~ propos de l 'interdit relatif l'~vocation de Dieu pour les bienfaits regus, la guemara va se referer au "Chema.'" II y a d6j~ de cette facon formelle un ordre clans l'6numdration des interdits. La partie finale de notre t e x t e ~ u i commence par l 'intervention de Ray Zera-- rap- proche aussi le "Nous te rendons grace" du "Chema." Dans notre commentaire nous montrons leur coh6sion interne.

278 Emmanuel Levinas

7 Le pr6texte de penser ~ "deux penchants" est fourni par le mot h6braique "levavkha" (ton cceur) qui, pr6f6r6 A la forme "libekka," 6galement possible, comporte la r~pdtition de la lettre V.

s Curieuse et profonde gradation : comme si le donner k . . . pouvait 8tre plus difficile que le mourir pour . . .

9 II y a ici un intraduisible "jeu de roots" sur le terme h6bra'ique et myst4rieux m'odekha qu'on traduit par le surplus, mot qui est rapproch6---licentia rabbinica-- du mot midoth ( z at.tributs ou mesures) pour permettre la traduction que nous en donnons.

10 Quelle que soit la formule de gratitude employ4e. 11 Le thhme de la valeur religieuse du Hok, commandemeut injustifi4 provoquant

la moquerie des rationalistes et du "Satan lui-m~me," est familier ~ la pens6e rab- binique (Cf commentaire de Rachi in Exode i5,26 ). Tel aussi~ pour cette pens6e, le m6rite d'IsraSl d'avoir di% quand on lui a pr6sent6 au d6sert le livre de l 'alliance: "Nous ex6cuterons et nous entendrons" (Exode 24,7i ) en plagant le mot signifiant "nous ex6cuterons" avant le mot signifiant "nous entendrons" d'avoir eu la disposition d'ob4ir avant d'entendre l'4nonc4 de la loi (Trait6 Chabath pp. 88a-88b). Cf. notre livre "Quatre lectures talmudiques," pp. 91-98.

l~ "Dieu grand, fort, redoutable"--paroles de Moise dans Deut4ronome Io, I7 et qui sont aussi reprises dans la premiere b6n4diction de la "PriSre des i8 b4n4dic- tions'" dont l 'institution est attribu6e aux "Hommes de la Grande Synagogue" qui auraient v6cu an retour de la Captivit6 de Babylone. De ces trois attributs, J6r6mie laisse tomber "redoutable" (J6r4mie 32,I8) et Daniel (9,4) laisse tomber "fort." Voir sur ce point le Trait6 talmudique "Yoma" 69 b.

13 De plus, la m6taphore de la tr6sorerie c61este est sugg6r4e par la parabole du "roi de chair et de sang qui possSde mille milliers de dinars d'or."

14 "Vous, vous ~tes rues t6moins," dit l 'Eternel (Isaie 43, io) . Cf. de ce verset le commentaire de l 'antique Sifri in Deut4ronome 33,5 : Quand vous ~tes rues t6moins je suis Dieu; quand vous n'~tes pas rues t6moins je ne suis pas Dieu.

15 S'il 6tait permis de m~ler au commentaire de la Guemctra un vocabulaire qui lui est compl~tement 6tranger, nous dirions que la hauteur du Ciel regoit un sens autre que spatial ~t partir de notre pouvoir de penser un superlatif absolu; que ce pouvoir de penser atteste l'id6e de l 'Infini en nous; que son mode propre d'Stre en nous est pr6cis6ment l'ob6issance ~t une Loi qui reste h6t6ronomie; et que cette fa~on pour l 'Infini, d'etre en nous en guise d'ob4issance humaine est aussi la fa~on dont l 'Infini transcende le fini, c'est-~-dire accomplit son infinit4 m4me.

z6 Cf. Psaumes 2 , i i : "R6jouissez-vous avec tremblement" comment4 dans le Trait4 "Berahoth" p. 3o-b.

lr D'une fa~on signlficative la formule "craindre Dieu" apparait dans le Pentateuque dans une s6rie de versets qui ordonnent sp6cialement le souci et le respect du prochain. Comme si l 'ordre de "eraindre Dieu," ne s'ajoutait pas seulement pour renforcer l 'ordre "de ne pas insulter un sourd" et de "he pas placer un obstacle sur le chemin d'un aveugle" (Ldvitique I9 , I4) , de ne pas "14ser l 'un l 'autre" (Ldvitique 25,~7), de ne pas accepter d'int4r~t ni de profit de la part "du frbre d4chu f6t-il

Du langage religieux et de la "Crainte de Died' 279

&ranger ou nouveau venu" (Lgv. 25,36 ) etc., etc.; comme si la crainte de Dieu se d~finissait par ces interdits &hiques; comme si la "crainte de Dieu" ~tait la crainte

pour autrui. �9 s I1 est int~ressant de rioter combien cette ~vocation du Chema--dont nous avons

soulign~ l'importance dans le rituel ju i f~convient en guise de conclusion. Dans la structure de l'assemblage des versets qu'il contient (Deut. 6, 4 ~t 9; I I , I3 ~ 2I; Nombres I5, 37-4I) on peut retrouver l 'ordre des iddes que nous avons d~gag~es en suivant notre morceau : affirmation de l'Unit~ de Dieu, de l 'amour d~sint~ress~ li& k la crainte de Dieu,/ i l'ob~issance, ~ l '&ude de la Thorn, ~t l'dducation.