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DU MÊME AUTEUR - ekladata.comekladata.com/EYh_xRDVCyVvLzS3uQfr3rcpyO4/T8-Accro... · SOPHIE KINSELLA L’ACCRO DU SHOPPING À LA RESCOUSSE Traduit de l’anglais par Daphné Bernard

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DUMÊMEAUTEUR

SophieKinsella:

Confessionsd’uneaccrodushopping,Belfond,2002;rééd.,2004;Pocket,2004BeckyàManhattan,Belfond,2003;Pocket,2005L’accrodushoppingditoui,Belfond,2004;Pocket,2006LesPetitsSecretsd’Emma,Belfond,2005;Pocket,2008L’accrodushoppingaunesœur,Belfond,2006;Pocket,2007Samantha,bonneàrienfaire,Belfond,2007;Pocket,2010L’accrodushoppingattendunbébé,Belfond,2008;Pocket,2009Confessionsd’uneaccrodushoppingsuivideBeckyàManhattan,Belfond,2009LexiSmartalamémoirequiflanche,Belfond,2009;Pocket,2011TrèschèreSadie,Belfond,2010;Pocket,2013Mini-Accrodushopping,Belfond,2011;Pocket,2012PoppyWyattestunsacrénuméro,Belfond,2013;Pocket,2014NuitdenocesàIkonos,Belfond,2014;Pocket,2015L’AccrodushoppingàHollywood,Belfond,2015;Pocket,2016

MadeleineWickhamaliasSophieKinsella:

Unweek-endentreamis,Belfond,1995;rééd.,2007;Pocket,2009Unemaisonderêve,Belfond,1999;rééd.,2007;Pocket,2010LaMadonedesenterrements,Belfond,2000;rééd.,2008;Pocket,2010Drôledemariage,Belfond,2001;rééd.,2008;Pocket,2011Desvacancesinoubliables,Belfond,2002;rééd.,2009CocktailClub,Belfond,2012;Pocket,2013Undimancheauborddelapiscine,Belfond,2013;Pocket,2015

Vouspouvezconsulterlesitedel’auteuràl’adressesuivante:

www.sophiekinsella.fr

SOPHIEKINSELLA

L’ACCRODUSHOPPING

ÀLARESCOUSSE

Traduitdel’anglaisparDaphnéBernard

ÀLindaEvansAvecmonaffectionetmesremerciementspourtout

De:[email protected]À:Brandon,Rebecca

Objet:Une«demande»

ChèreMadameBrandon,

Cela fait longtempsque jen’aipaseu lachancedevousavoir. J’espèreque toutvabienpourvousetvotrefamille.En ce qui me concerne, tout en appréciant pleinement mon existence de retraité, je merappelle souvent avec plaisir certains moments de ma vie professionnelle à la EndwichBank.J’aidoncdécidédecommenceràécrireuneautobiographieoudesmémoiresdontletitreprovisoireest:«Créditsetcréances:leshautsetlesbasdudirecteurpatient(maispastoujours)d’unebanquedeLondres».J’ai déjà rédigé deux chapitres qui ont été très bien reçus par les membres du clubd’horticultureauquel j’appartiens.Certainsontmêmedéclaré :«Ondevrait en faireunesérietélé.»Jen’iraispasjusque-là.ChèreMadameBrandon,vousavezassurémentétél’unedemesclienteslesplusoriginales.Jemesouviensdevotrefaçonuniquedegérervosfinances(jesuiscertainqu’aujourd’huivotremanièred’abordercedomaineestnettementplusraisonnable).Bienquenousayonsétéendésaccordàmaintesreprisesilmesembleque,àlaveilledemondépartàlaretraite,nous étions arrivés à un statu quo ou, comme on dit en français, à une sorte d’ententecordiale.Toutcelapourvousdirequejesouhaiteraisvousinterviewerpourmonlivre.Aumomentquivousconviendra.En espérant une réponse positive de votre part, je vous adresse, chère Madame, messincèressalutations.

DerekSmeathDirecteurdebanque(retraité)

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:Re:Une«demande»

ChèreMadameBrandon,C’estavecregretquejevousréponds.Jevousavaisécritentoutebonnefoi,entantquebanquieretmême,sij’oseledire,entantqu’ami.J’espéraisquevousmeconsidériezainsi.

Refuserde figurerdansmesmémoiresestvotredroit leplus strict.Maisélaborerun telmensongepournepasyapparaître?J’avouenepasbiencomprendrevotreattitude.Car,franchement,cettehistoirede«poursuitedevotrepèredansl’Ouestaméricain»afinde«découvrirunmystère»etdevousassurerque« lepauvreTarkien’estpasvictimed’unlavagedecerveau»meparaîtdelaplushautefantaisie.Combiende fois,dans lepassé,m’avez-vousadressédes lettresoùvous juriezquevousvousétiezcasséunejambe,quevoussouffriezd’unefièvreglandulaireouquevotrechien(imaginaire)venaitdemourir?Jepensaisqu’étantmariéeetmèredefamille,vousvousétiezassagie.Maisjevoisavectristessequejemesuistrompé.Jevouspried’accepter,chèreMadame,l’expressiondemeshommagesdéçus.

DerekSmeath

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:Re:Re:Re:Une«demande»

ChèreMadameBrandon,Direquejesuissidéréparvotrederniermailseraitau-dessousdela vérité. La série des photos jointes me permet de mieux saisir les faits et je vous enremercie.

Jemerendscomptequevousêteseffectivementdansledésert.Jevoislecamping-carquevous indiquez du doigt et le gros plan d’une carte de Californie. Sur un des clichésj’aperçois également votre amie, ladyCleath-Stuart. Sachez cependant que ce n’est pas àmoidejugerà«l’expressiontragiquedesonvisage»que«sonmariadisparu».Puis-jevousdemanderd’êtreplusexplicite?Votrepères’estvolatilisé,ainsiquelemaridevotremeilleureamie?Touslesdeuxenmêmetemps?Jevouspriederecevoir,chèreMadame,l’expressiondemeshommagesperplexes.

DerekSmeath

De:[email protected]À:Brandon,Rebecca

Objet:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Une«demande»

ChèreMadameBrandon,

Maisquellehistoire!Votremailétantunpeuconfus,jemepermetsderécapitulerlesfaits–enespérantnepasmetromper.•VotrepèreestvenuvousrendrevisiteàLosAngelesaprèsavoireudesnouvellesd’unamicomplètementperdudevue.•Ilaensuitedisparupouraccomplirune«mission»enlaissantunmotoùilétaitquestionde«rectifieruneterribleerreur».•Ilaenrôlépourl’épaulerlordCleath-Stuart(Tarkie),quivientdetraverserunepériodedifficileetsetrouveactuellementdansunréel«étatdefragilité».•IlaaussidemandéàundénomméBryce(ilsontdecurieusesfaçonsd’orthographierlesnomsenCalifornie!)delesaccompagner.•VousêtesàleurpoursuiteetvouscraignezqueceBryceàl’espritmalfaisantchercheàextorquerdel’argentàlordCleath-Stuart.En réponse à votre demande, je dois bien vous avouer que je n’ai pas de suggestionéblouissanteàvousfaireetqu’aucunesituationaussiétrangenes’estprésentéelorsquejetravaillaisàlabanque.Ahsi!Unindividuaessayéunjourdedéposersuruncompteunpleinsacdebilletsdevingtlivres,etjemesuisvucontraintdeprévenirlesautorités.Jenemanqueraipasderacontercetépisodedansmonlivre.Biensûr,sijepuisvousêtred’uneaidequelconque,n’hésitezpasàreprendrecontactavecmoi.En vous souhaitant de retrouver les trois personnes que vous recherchez, je vous pried’agréer,chèreMadame,l’expressiondemeshommagesdéconcertés.

DerekSmeath

1

—Allez,pasdepanique!ditLukecalmement.Pasdepanique?Lukemedemandedenepaspaniquer?Non.Noooon.Ilyaquelquechosequi

nevapas.Monmarineditjamais«pasdepanique».S’illedit,c’estqu’àsonavisilyatouteslesraisonsdepaniquer.

Résultat?Jepanique.Lesgyropharesdelavoituredepoliceclignotent,lasirènecontinuedehurler.Toutessortesde

penséesdémentesmetraversentl’esprit:Lesmenottes,çafaitmal?,Quijevaisappelerdemacellule?,Lesuniformesdeprisonnières,ilsnesefontqu’enorange?

Un policier s’approche de notre camping-car Class C sept mètres (rideaux en vichy bleu,banquettesrecouvertesdetissuàfleurs,six lits–bienqu’appeler« lits»cesmatelasposéssurdesplanches me semble largement exagéré). Il a la dégaine typique des flics américains – bronzageuniformeet lunettesmiroirs. Je flippeàmort.Moncœurs’emballeet je regardepartoutautourdemoipourvoiroùjepourraisbienmecacher.

D’accord,jedramatiseunpeu.Maisdepuisquej’aicinqans,lavuedesreprésentantsdel’ordreme rendnerveuse. Jem’explique : jevenaisdepiquer sixpairesde chaussuresdepoupéedansunmagasinquandj’aivuunpoliciersedirigerversmoi.Lorsqu’ilm’ademandédesagrossevoix:«Ehbien,jeunefille,faisdoncvoircequetuaslà»,j’aiflippéàmort.Enfait,iladmiraitsimplementmonballondebaudruche.

Je précise que dès que maman et papa ont découvert mon larcin, nous avons renvoyé leschaussuresdansuneenveloppeavecunelettred’excusesécritedemamainetlemagasinarépondutrèsgentimentdenepasm’enfaire.(Cejour-là,j’airéalisépourlapremièrefoisqu’unelettrepeutpermettredesetirersanstropdemald’unmauvaispas.)

—Luke,jemarmonne,affolée.Dis-moivite!Onestcensésluidonnerdel’argent?Combienonaencash?

—Pasdepanique,Becky,répond-ilcalmement.S’ilnousademandédenousrangersurleborddelaroute,c’estqu’ilyauneraison.

—Ondoittoussortir?demandeSuze.—Non,àmonavis,onnebougepas ! s’exclameJanice.Faisonscommesionn’avait rienà

cacher.—Maisnousn’avonsrienàcacher,s’énerveAlicia.Allez,relax!— Il est armé, commentemaman après un coup d’œil par la fenêtre. Janice, regarde, il a un

revolver.—Janice,calme-toi,s’ilteplaît,ditLuke.Jevaissortiretluiparler.Quand il quitte le camping-car, nous échangeons des regards anxieux. Nous, c’est-à-direma

meilleureamie,Suze,mameilleureennemie,Alicia,mafille,Minnie,mamèreetsameilleureamie,Janice.Nous sommes en route pourLasVegas et l’air conditionné et le choix des sièges ont déjàdonné lieu à des disputes. Autre sujet de discussion : faut-il laisser Janice écouter de la musiqueceltiquepoursecalmerlesnerfs?(Le«non»l’aemportéàcinqvoixcontreune.)ÇafaitàpeinedeuxheuresquenousavonsquittéLosAngelesetl’ambianceestdéjàtendue.Ilnemanquaitplusquelapolice.

LeflicestentraindeparleràLuke.—Oh,letoutou!s’écrieMinnie.Gros,grostoutou!UndeuxièmepoliciersedirigeversLuke,tenantenlaisseunénormechienpolicier.Lechien-

loupreniflelespiedsdeLuke.Puis,illèvelemuseauverslecamping-caretsemetàaboyer.Janicepousseuncrid’horreur.—Etvoilà!J’enétaissûre!C’estlesstups.Ilsvontmerepérer.—Quoi?Janiceestunefemmeentredeuxâgesdontlesdeuxpassionsconsistentàfairedesbouquetsetà

maquillersescopinesenforçantnettementsurleblush.—Ilfautquejevousavoue…J’aidessubstancesillicitesavecmoi.Pardon,toutlemonde!Silencesépulcral.Monespritserefuseàassemblercestroismots.Substances?Illicites?Janice

?—Deladrogue,Janice?Tudisn’importequoi!réagitmaman.—C’estunmédicamentcontreledécalagehoraire,gémitJanice.Monmédecinn’arienvoulu

savoiralorsjesuisalléesurInternet.Annabel,macopineduclubdebridge,m’adonnélenomd’unsite.Ilyavaitunavertissementsurlaboîte:«Ceproduitestprohibédanscertainspays.»Maintenant,lechienvalesentiretnousallonsêtreinterrogés…

Unaboiementinfernalluiclouelebec.Ilfautdirequelechienparaîtparticulièrementattiréparnotrecamping-car.Iltiresursalaisseenglapissant.Etsonmaîtreal’airtrèsénervé.

Suzeexplose.—Vousavezachetédessubstancesillicites?Maispourquoi?

—Janice,àcausedetoicevoyagerisqued’êtreundésastre!s’emportemaman.FaireentrerunedroguedecatégorieAauxÉtats-Unis?Tuasperdulatête!

Jemetsmongraindesel:—Jesuissûrequecemédicamentn’estpasdecatégorieA.MaismamanetJanicesontdansuntelétatd’hystériequ’ellesnem’écoutentpas.—Débarrasse-toidecetruc,ordonnemaman.Envitesse.—Voilà!Janicesortd’unemaintremblantedeuxboîtesblanchesdesonsac.—Sij’avaissu,jen’auraisjamaisachetéça,commente-t-elle.—Bon,alorsonenfaitquoi?demandemaman.—Chacunn’aqu’àavaleruneplaquette,proposeJaniceenouvrantlesboîtes.—Vousêtesdingues,s’insurgeSuze.Necomptezpassurmoipouravalerdescachetstrouvés

surInternet.Mamanprendalorsleschosesenmain:—Janice,tuvasjetercestrucsimmédiatement.Sorsducamping-caretvaleséparpillerlelong

de la route.Jemecharged’occuper le flic.Àvraidire,ons’encharge toutes.Allez,zou!Tout lemondedehors.

—Maislesflicsvontmeremarquer,gémitJanice.—Passituesrapide,répliquemaman,trèsremontée.Tum’entends,Janice?Ilsneteverront

pas.Elleouvrelaportièreetnousdescendonsdanslachaleurdéjàtorride.Noussommesgaréssurle

bas-côtédel’autorouteaumilieud’undésertbroussailleuxquis’étendàpertedevue.—Vas-y,Janice!ordonnemaman.Tandis que son amie s’aventure sur le sol aride,maman s’avance vers le policier, suivie de

Minnieetd’Alicia,sousleregardsidérédeLuke.—Jane,vousn’aviezpasbesoindesortir!Leregardqu’ilmelanceestclair.C’estquoicebordel?Jemecontentedehausserlesépaules

d’unairimpuissant.—Bonjour,monsieurl’agent,faitmamanaupremierpolicier.Mongendreadûvousexpliquer

lasituation.Monmariadisparuaucoursd’unemissionsecrète.Unequestiondevieoudemort.Jemedoisd’éclaircirlasituation.—Pasforcémentdevieoudemort,jerectifie.Chaquefoisquemamanutilisel’expression«unequestiondevieoudemort»,jejureraisque

satensionmontededixpoints.J’essaiedelacalmermaisjenesuispascertainequ’ellesouhaiteêtrecalmée.

—IlsetrouveencompagniedelordCleath-Stuart,poursuit-elle.D’ailleursjevousprésentesafemme, lady Cleath-Stuart. Ils vivent à Letherby Hall, une des plus belles demeures de toutel’Angleterre,ajoute-t-ellefièrement.

—Ons’enfiche!s’écrieSuze.Undesflicsretireseslunettespourl’examiner.—CommedansDowntonAbbey?Mafemmeestfolledecettesérie.—LetherbyestbienmieuxqueDownton,corrigemaman.Vousdevriezallerlevisiter.Du coin de l’œil, j’aperçois Janice au milieu du désert qui, dans son ensemble vert d’eau à

fleurs,entreprendnerveusementdesedébarrasserdesonstockdepilulesderrièreuncactusgéant.Pas vraiment discrète.Heureusement,maman a de quoi distraire les policiers en leur racontant lecontenudelanotequ’alaisséepapa.

—Elleétait sursonoreiller, s’indigne-t-elle. Ilappelleça«unpetitvoyage».Quelgenredemaridécidetoutàcoup,commeça,departirpour«unpetitvoyage»,jevousledemande.

—Messieurslesagents,intervientLuke,quitentedeplacerunmot,mercidem’avoirprévenuquemonfeuarrièrenemarchaitpas.Pouvons-nouscontinuer?

Silence.Lesflicss’interrogentduregard.—Pasdepanique,déclareMinnie,quijusqu’àmaintenantjouaitavecsapoupéepréférée.Aprèsunsourireradieuxàl’undespoliciers,ellerépète:—Pasdepanique!—Tuasraison,monchou,répond-ilavecungrandsourire.Commenttut’appelles,majolie?—Lapolicenevarienremarquer,poursuitMinniesurletondelaconversation.Soudain,toutsefige.Monestomacfaitdesbonds.Jen’osepascroiserleregarddeSuze.—Excuse-moi,monchou,tudisaisquoi?demandelepolicieravecunsourirefigé.Qu’est-ce

qu’onneremarquerapas?—Riendutout,dis-jed’unevoixperçante.Untrucqu’onavuà la télé.Voussavezcomment

sontlesenfants…—C’estfait !s’exclameJanice,horsd’haleine,envenantnousrejoindre.Bonjour,messieurs,

onpeutvousaider?Lesflicsparaissenttrèsétonnésparsonirruption.—Oùétiez-vous,madame?demandel’undesdeux.—Derrièrelecactus.Poursatisfaireunbesoinnaturel,préciseJanice,trèsfièredelaréponse

qu’elleapréparée.—Votrecamping-carn’apasdetoilettes?demandeleflicblond.Janiceestdécontenancée.—Euh,si,sansdoute.Sonassuranceadisparu.Ellelanceauxflicsdesregardséperdus.—MonDieu…Enfait…je…j’avaisenviedefairequelquespas.Leflicauxcheveuxchâtainscroiselesbras.—Quelquespas?Derrièreuncactus?—Lapolicenevarienremarquer,ditMinnieàJaniced’untonconfiant.Cettedernièresursautecommeunchatébouillanté.

—Minnie!Mapucejolie!Remarquerquoi?Ha,ha,ha!—Quelqu’unpeutfairetairecetteenfant?s’impatienteAlicia.—C’était une promenade botanique, explique Janice d’une petite voix. J’admirais les cactus.

Superbes…euh…cesépines!Dessuperbesépines?C’esttoutcequ’elleatrouvé?Jamaisplusjenepartiraienvoyageavec

Janice. Elle a l’air agité et coupable. Normal que les flics soient méfiants. (Bon, c’est vrai,l’interventiondeMinnien’apasvraimentaidé.)

Lespoliciers échangentdes regards entendus.Dansuneminute, ils vontnous annoncerqu’ilsnousembarquentouqu’ilsappellentleFBI.Jedoisintervenir.Maiscomment?Comment?Creuse-toilesméninges,Becky…

Toutàcoupj’aiuneinspiration.— Monsieur l’agent ! Je suis bien contente de vous voir. En fait, j’ai un service à vous

demander.Undemesjeunescousinsveutentrerdanslesforcesdel’ordreetseraitravidefaireunstage.Est-cequ’ilpourraitprendrecontactavecvous?Vousêtesl’agentKapinski…

Jesorsmonportableetcommenceànoterlenominscritsursonbadge.—Pensez-vousqu’ilpourraitfaireéquipeavecvous?—Ilexisteuneprocédureofficielle,répondfroidementl’agentKapinski.Dites-luideconsulter

notresiteweb.—Oui, mais tout est une question de contacts personnels, c’est connu, fais-je en battant des

paupièresd’unairinnocent.Vousêteslibredemain?Onpourraitsevoiraprèsvosheuresdeservice.Oui!C’estça!Jevousattendraiàlasortieducommissariat.

Jemerapprochedeluitandisqu’ilreculeaveceffroi.— Il est tellement doué et loquace, mon petit cousin. Vous allez l’adorer. Donc, demain,

d’accord?Etj’apportedescroissants,d’accord?L’agentKapinskiflippetotalement.—Vouspouvezyaller,murmure-t-il.Surce,iltournelestalons.Trentesecondesplustard,ilareprislaroute,avecsoncollègueetle

chien.—Bravo,Becky!applauditLuke.—Tuasétégéniale,mapuce,renchéritmaman.—Ils’enestfalludepeu,chevroteJanice.Vraimentd’uncheveu.Ilfautêtreplusprudents.—C’estquoi,cettehistoire?s’étonneLuke.Pourquoivousêtesdescenduesducamping-car?— Janice est recherchée par la brigade des stups, je réponds,me retenant de rire devant son

expressionmédusée.Jet’expliqueraienchemin.Allons-y.

2

Çafaitdeuxjoursqu’ilsontdisparu.Vousmedirezpeut-être:Etalors?Ilsfontsansdouteunepetitebaladeentremecs.Pourquoinepasattendretranquillementqu’ilsreviennent?Enfait,c’estcequelespoliciersontdit.Mais lasituationestpluscompliquéequ’ellen’ena l’air.Tarquinaétéunpeu déprimé ces derniers temps. Il est également extrêmement riche. Du coup, il est devenu unevictimeidéalepourBryceetsespratiquesmalhonnêtes.Suzes’inquièteetlesoupçonnedevouloir«enrôlersonmaridansunesecte».

Cen’estqu’unehypothèse.Maisparmidestasd’autres.Franchement–etjamaisjenel’avoueraià Suze –, je pense que la clé dumystère se trouve peut-être à LosAngeles, dans un de ces cafésouvertsjouretnuitoùpapaetTarquinaurontpassétoutcetemps.Desoncôté,SuzecroitqueBryceadéjàpousséTarquinaufondd’uncanyonaprèsluiavoirponctionnétoutsonargent(ellepréféreraitmourirplutôtquedel’admettre,maisjesaisqu’ellepenseça).

Nousdevonsnousorganiser.Avoirunplan.Nousprocurerundeces tableauxqu’ilsontdanslessériespolicières,surlequelonnoteraitlesindices,onpunaiseraitdesphotosdepapaetdeTarkie,oncrayonneraitdes flèches. (Non! Ils ressembleraient tropàdesvictimesd’assassinat.Mieuxvauts’abstenir.)Nousavonsbesoind’agiravecméthode.Or,jusqu’àprésent,touts’estpassédansleplusgranddésordre.

Trèstôtcematin,leremue-ménageacommencé,aveclesvalisesàfaireetlesrecommandationsàlanounouquivagarderlestroisenfantsdeSuzeàlamaisonpendantnotreabsence.Ensuite,Lukeestarrivéaveclecamping-cardelocationetj’airéveillémamanetJanice,quin’onteuquequelquesheuresdesommeildepuisleurarrivéed’Angleterre.Finalement,nousavonstousembarquéencriant:«ÀLasVegas!»

Pourêtre toutà faithonnête,nousn’avionspasvraimentbesoinde loueruncamping-car.Audépart, Luke voulait qu’on parte à deux voitures. Mais je lui ai fait remarquer que nous aurionsbesoin d’échanger des idées, et donc de rester ensemble. D’où le camping-car. D’ailleurs, il étaitinenvisageabledeselancerdansuneexpéditionsurlesroutesd’Amériquesanscamping-car.

Depuis le départ, Suze n’a pas arrêté de chercher les sites des sectes existantes sur sonordinateur.Graveerreur.Maintenant,elleaunetrouilledetouslesdiables.Surtoutdepuisqu’elleesttombée sur un groupe dont les membres se peignent le visage en blanc et se marient avec desanimaux.Luke,lui,apasséleplusclairdesontempsautéléphoneavecsonbrasdroit,Gary,quilereprésente à une réunion, à Londres. Luke dirige sa propre société de relations publiques. En cemomentilaénormémentdetravailmaisilatoutmisenstand-bypourconduirelecamping-car.C’estvraiment adorable de sa part de nous manifester ainsi son soutien. Bien évidemment, je feraisexactementlamêmechosepourluisilecasseprésentait.

Janiceetmamann’ontcesséd’échangerdespropossinistresd’oùilressortquepapa,enpleinedéconfituremorale,seraitallévivredansledésertenponcho.(Pourquoienponcho?Mystère.)QuantàMinnieelleadéjàdûhurler:«Cactus,maman!Cac-TUS!»aumoinstroismillefoisdesuite.Moi,jesuisrestéesilencieuseàmetripoterlescheveuxenlaissanttoutessortesdepenséestourbillonnerdansmatête.Despenséesplutôtsombres.

J’essaie vraiment de me montrer positive et pleine d’entrain. D’entretenir une atmosphèrejoyeuse.Jem’efforcedenepastropm’appesantirsurlepassé.Mais,dèsquejebaissemagarde,toutrevient,dansuneimmensevaguedeculpabilité.Carvoicilavérité.Sicevoyagealieu,c’estàcausedemoi.Toutestmafaute.

Unedemi-heureaprès l’épisodeflics,nousnousarrêtonsdansundinerpournousressaisiret

petit-déjeuner.J’emmèneMinnieauxtoilettes,oùnousnousentretenonslonguementdesdifférentesvariétésdesavonproposées.Elle tientabsolumentà les tester tous,cequiprenddessiècles.Quandnous finissons par regagner la salle à manger nous voyons Suze, plantée toute seule devant uneaffichestylevintage.Jem’approched’elleetluidispourlamillionièmefois:

—Écoute,Suze,excuse-moi.—T’excuserdequoi?demande-t-elle,lesyeuxfixéssurlemur.—Tusaisbien.Pourtout…Jemesens tellementmalheureuseque jem’interromps.Quepourrais-jeajouter?Suzeestma

plusancienneetmameilleureamie.Avecelle,jemesuistoujourssentieformidablementàl’aise.Etmaintenant,faceàelle,j’ail’impressiondemetrouversurunescènedethéâtre,d’avoiroubliémonrôleetqu’ellemelaissemedépatouillertouteseule.

C’est au cours de ces dernières semaines, à LosAngeles, que les choses ont commencé à sedégrader.PasseulemententreSuzeetmoi.Surtouslesplans.J’aiperdulespédales.J’aidéraillépourunehistoiredeboulot.Jevoulaistellementdevenirstylistedemodeet travaillerpourlescélébritésquej’aiperdulatête.J’aipeineàcroirequ’hiersoir,commejemetenaissurletapisrougeavantunepremièredefilm,jemesuisrenducomptequejen’avaisaucuneenviedemeretrouverdansunesalledecinéma,entouréedetoutescesstars.J’étaisenferméedansunebulle.Etcettebulleaéclaté.

Lukeacomprisça.Nousavonsfaitunegrandepromenadehiersoiretmispasmaldechosesàplat.Cequim’étaitarrivéàHollywoodétaiteffarant,m’a-t-ildit.Enuneseulesoiréej’étaisdevenuecélèbre sans le vouloir, et çam’avait complètementdésarçonnée.Mes amis etma famille nem’entiendraientpasrigueurlongtemps,m’avait-ilassuré.Ilsallaientmepardonner.

Luim’asansdoutepardonné.MaispasSuze.Lepire,c’estquej’aicruhiersoirquetoutétaitarrangé.Suzem’asuppliéedelalaisserpartir

avecnousetjeluiaipromisdetoutlaissertomber.Quandelleafonduenlarmesenmedisantquejeluiavaismanqué,j’aiéprouvéunimmensesoulagement.Mais,depuiscematin,sonattitudeachangé.Ondiraitqu’elleregrettequejesoislà.Elleneveutpasenparler,maisjesenssonhostilité.

Jesaisbienqu’elles’inquiètepourTarkie.Jesaisbienquejedoismemontrerindulgente.Maisc’est…dur.

—Peuimporte,ditSuzebrusquement.Et, sans un regard, elle rejoint la table. Tandis que je la suis, je vois Alicia, la Garce-aux-

longues-jambes,mejeterunregarddédaigneux.Jen’arrivepasàcroirequ’ellefaitpartiedenotretroupe.Alicia,laGarce-aux-longues-jambes,mapireennemie.

En fait, je devrais dire Alicia Merrelle. Car c’est son nom depuis qu’elle a épousé WiltonMerrelle, fondateur de La Paix d’or, le fameux centre de yoga, de bien-être et de désintox. Uncomplexe géant avec toutes sortes de salles de cours et une boutique de cadeaux. J’étais fana del’endroit. Et je n’étais pas la seule. Jusqu’à ce queTarquin semette à le fréquenter assidûment encompagnied’undénomméBryce,qu’ildéclareàsa femmequ’elleétait« toxique»etdevienneunpeubizarre.(Rectification:unpeuplusbizarre.CarcevieuxTarkien’ajamaisvraimentétécommetoutlemonde.)

C’estAliciaquiadécouvertqu’ilsserendaientàLasVegas.Aliciaquiaapportéuneglacièrepleinedebouteillesd’eaudenoixdecocopourlevoyage.Aliciaquiestl’héroïnedujour.Maisjememéfie toujoursd’elle.Elleestmabêtenoire 1 depuis lepremier jourdenotre rencontre, ilyadesannées,avantmonmariage.Elleatoutfaitpourfoutreenl’airmavieetcelledeLuke.Chaquefoisqu’elle a pu, ellem’a humiliée et rabaissée.Elle prétend aujourd’hui que c’est du passé, que nousdevonsoublier,qu’elleachangé.Désolée,jen’encroispasunmot.Impossible.

—Nousdevonsétablirunplan,jedisenprenantunevoixprofessionnelle.Jesorsunstyloetuncarnetdemonsac,j’yinscrisPLANenlettresmajusculesetjeleplaceau

centredelatableafinquetoutlemondepuisselevoir.—Examinonslesfaits,j’ajoute.—TonpèreaembarquéTarkieetBrycedansunehistoireliéeàsonpassé,lanceSuzeavecle

regardaccusateurquim’estdésormaisfamilier.Maistuignorescedontils’agit,puisquetun’aspasprislapeinedeluiposerlaquestion.

—Tuasraison,jemarmonne.Navrée.J’auraisdûparlerdavantageàmonpère.Si jepouvaisrevenirenarrière, jemecomporterais

différemment.Biensûr.Biensûr.Maisc’esttroptard.Désormais,toutcequejepeuxfairec’estme

racheter.— Donc, récapitulons ce que nous savons, je propose avec un optimisme feint. Graham

BloomwoodestvenuauxÉtats-Unisen1972. Ilavoyagéencompagniede troisamisaméricains :Brent,CoreyetRaymond.Etvoicileuritinéraire.

J’ouvrelacartedepapaetl’étaled’ungestelarge.—Piècenuméro1.Pourlamillièmefois,nousexaminonsledocument.C’estunecarteroutièreclassique,uséeet

toutejaunie,avecuntrajetsoulignéaumarqueurrouge.Envérité,çanenousaidepasbeaucoupmaisnous continuons à la scruter, au cas où. Je l’ai dénichée dans la chambre demon père après sondépart.Endehorsdeçaetd’unvieuxmagazine,jen’airientrouvé.

—J’endéduisqu’ilssuiventcetteroute,commenteSuze,lenezsurlacarte.DeLosAngelesàLasVegas.Regarde,ilssontpassésparleGrandCanyon.

—Pas sûr, je réplique, avant qu’elle ne décrète que papa et Tarkie gisent au fond duGrandCanyonetquenousdevonsimmédiatementyallerenhélicoptère.

—Tonpèreestdugenreàrevenirsursespas?demandeAlicia.Jeveuxdire:est-ildugenrerétropasséiste?

«Rétropasséiste»?C’estquoi,ça?—Ehbien,detempsentemps,jerépondsentoussotant.Aliciamebombardedequestionsdifficiles.Etclôtsaprestationparunclignementdepaupières

triomphant,commepourmesignifier:Pauvrenouille,tuesvraimentlarguée,hein?Enplus,elles’exprimedecettevoixposéequimefaitsortirdemesgonds.Alicianeressemble

plusàlachargéederelationspubliquesqu’elleétaitàLondres.Désormaiselleportedespantalonsdeyoga,secoiffeenqueue-de-chevaletémaillesaconversationd’expressionsNewAge.Maiselleestaussipimbêchequ’avant.

J’improvise:—Parfois,ilrevientsursespas,parfoispasdutout.Çadépend.—Bex,tuassûrementdesinformationssupplémentaires,s’agaceSuze.Raconte-moiencoreta

visiteauparcdemobilehomes.Undétailt’apeut-êtreéchappé.J’obéis.—PapavoulaitquejerendevisiteàsonvieuxpoteBrent.Dèsquej’aieul’adresse,j’ysuisallée

pourapprendrequeBrentvenaitd’êtrefichudehors.Soudain,unesortedeboufféedechaleurm’obligeàavalerunegorgéed’eau.C’estlàquej’ai

vraimentmerdé.Monpèrem’ademandéderetrouverBrent,maisj’aisanscesseremisàplustardceque je considérais comme une corvée. Parce que, eh bien…parce que j’avais autre chose de plusamusantàfaire.Sijeluiavaisrenduceserviceàtemps,sij’yétaisalléesanstraîner,papaseraitpeut-êtreparvenuàparleràBrentavantquecelui-cireçoivesonavisd’expulsion.Ilneseraitpeut-êtrepasparti.Toutauraitpeut-êtreétédifférent.

Jepoursuis:

—Papanevoulaitpascroireàcetteexpulsion.IlpensaitqueBrentétaitriche.—Comment se fait-il qu’il ait cru ça, vu qu’ils n’avaient pas communiqué depuis aumoins

quaranteans?—Jenesaispas.Ils’imaginaitqueBrentvivaitdansunegrandepropriété.—Alorstonpèreaprisl’avionpourL.A.afinderevoirsoncopain?—Oui.Ilvoulaitserendredansleparcdemobilehomes.Ilsavaientunproblèmeàrégler.—Etc’estlafilledeBrentquit’amiseaucourant,hein?Rebecca?Silence.Nousarrivonsàlapartielaplusbizarredel’histoire.Unefoisencore,jemerepassela

scène.LafilledeBrentestsurlesmarchesdelacaravane.Lesvaguesd’hostilitéqu’elledégagesontaussi brûlantes qu’une route goudronnée un jour de canicule. Sidérée, je l’observe enme disant :Maisqu’est-cequejeluiaifait,àcettenana?C’estalorsqu’elleprononcelaphrasequitue:«NousnousprénommonstoutesRebecca.»Jen’aitoujourspascompriscequ’ellevoulaitdirepar«toutes».Etellen’allaitsûrementpasmel’expliquer.

—Ellet’aditquoid’autre?s’impatienteSuze.—Rien!Situn’espasaucourant,tantpispourtoi.Suzelèvelesyeuxauciel.—Trèsutilecommeréponse!—Visiblement,ellenepouvaitpasm’encadrer,c’estlemoinsqu’onpuissedire.Jemegarded’ajouterqu’elles’estmoquéede«mapetitevoixbranchée»etquesesderniers

motsontété:«Etmaintenanttirez-vous,princessedemesfesses!»Suzetapotenerveusementsonstylosurlatable.—Ellen’apasparlédeCorey?—Non.—MaisCoreyestlecopainquihabiteLasVegas.Ilyadeschancesquetonpèreaillelevoir.—Jepense,oui.—Tupenses?riposteSuze.Bex,ilnousfautdesfaitsconcrets.Toutça,c’estbienjoli,maisnimamannimoineconnaissonslesnomsdefamilledeCoreyet

de Raymond. D’ailleurs, nous ignorons tout d’eux. Maman nous a confié que papa en parlaitseulementquandilseremémoraitsonfameuxvoyage,unefoisparan,aumomentdeNoël,etqu’ellen’avaitjamaisvraimentécouté.(Commentairematernel:«Si,commeilmel’aracontéunmilliondefois, il faisait aussi chauddans lavalléede laMort, pourquoi ilsne sontpas restés aubordd’unepiscineaulieud’allersepromener?»)

J’ai googlé corey las vegas, corey graham bloomwood, corey brent, entre autres entrées. Leproblèmeestqu’ilyadestonnesdeCoreyàLasVegas.

—Trèsbien,merciquandmême,ditAliciaenfermantsonportable.Elle vient de téléphoner à tous les gens qu’elle connaît pour savoir si Bryce avait parlé de

l’endroitoùilallaitséjourneràLasVegas.Jusqu’àmaintenantelleafaitchoublanc.—Riendeneuf?

—Non,fait-elleensoupirant.Suze,j’ail’impressiondet’êtreinutile.—Pasdutout,rétorqueSuzeenserrantlamaind’Alicia.Tuesunange.Toutesdeuxm’ignorent.Detoutefaçon,c’estlemomentdefaireunepause.—Jevaismedégourdirlesjambes,j’annonceavecunsourireforcé.Apparemment,ilyaune

basse-courderrière.Vousmecommandezdesgaufresausiropd’érable?Etdescrêpesetunmilk-shakeàlafraisepourMinnie?Allez,viens,mapuce!

Sentir la petite main de ma fille dans la mienne me réconforte. Son amour à elle estinconditionnel.

Ceseraaumoinslecasjusqu’àcequ’elleatteignesestreizeansetqu’ellemehaïsseparcequejel’empêcheraideporterunminishortàl’école.

(Horreur!C’estdéjàdansonzeans!Pourquoiellen’apasdeuxansetdemipourtoujours?)

1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.l.T.)

3

Enmedirigeantversl’arrièredudiner, jetombesurmamanetJanicequisortentdestoilettes.Janice a relevé ses lunettes de soleil à monture blanche sur sa tête. Minnie les regarde, éperdued’admiration.

—Minnieadooore,sepâme-t-elle,enlesmontrantdudoigt.S’ilteplaîîîîît!—Tulesveux,machoute?—Non,Janice!jemerécrie.Ilnefautpas!—Oh,maisj’enaiplein!JedoisavouerqueMinnieestadorableavecceslunettestropgrandespourelle.Maisjenedois

paslaisserpassercecaprice.—Tun’aspasditmerci,mapuce.Et tunedoispasdemanderqu’on tedonnedeschoses.La

pauvreJanice,ellevafairecomment,maintenant,sanslunettesdesoleil?LeslunettesglissentsurlenezdeMinniequilesretientenréfléchissant.—Merci,lance-t-ellefinalement.MerciWouanice(ellen’arrivepasàprononcerlej).ElleretirelenœudenvichyrosedesescheveuxetletendàJanice:—PourWouanice.Jenepeuxretenirunrire.—Monchou,Janiceneportepasdenœuddanslescheveux.—Biensûrquesi.C’estravissant,Minnie.Mercibeaucoup,ditJaniceenfixantlabarrette.Sursescheveuxgris,lenœudaunpetitairincongru.Jeressenssoudainunéland’affectionpour

elle.Jelaconnaisdepuistoujours.D’accord,elleestunpeuloufoque,maisquandmême,ellen’apashésitéàsauterdansunavionpourL.A.uniquementpourêtreavecmaman.Ellenousamuseennousracontanttoutessortesd’anecdotessursescoursd’artfloral.Saprésenceapporteunenotegaieetbonenfant.Sauf,évidemment,quandelletransportedessubstancesillicites.

—Mercid’êtrevenue,Janice,jelancespontanément.

Etjelaserredansmesbrasautantquejelepeuxétantdonnéquelapochetteoùelleacachésonargentfaitunegrossebossesoussontopetluidonnel’aird’êtreenceinte.Mamanetelleportentlemême modèle de pochette. Une vraie incitation au vol, à mon humble avis. Comme si elles setrimballaientavecunepancarteproclamant:RÉSERVEDEDOLLARS.Maisjen’aifaitaucuneremarque.Mamanabienassezdesouciscommeça.

—Net’enfaispas,maman,dis-jeenl’enlaçant.Papavabien,j’ensuissûre.Elleestsitenduequ’ellenemerendpasmonétreintecommeellelefaitd’habitude.—Situledis,Becky!Maistouscesmystèresetcessecrets,c’esttrèséprouvantàmonâge.—Jesais.—Tonpèrenevoulaitpasqu’ont’appelleRebecca.C’estmoiquiaimaisceprénom.—Jesais.Nousavonseucetteconversationaumoinsvingtfois.«Pourquoijem’appelleRebecca?»C’est

pratiquementlapremièrequestionquejeluiaiposéequandelleadébarquédel’avion.—Àcausedulivre.LeromandeDaphnéduMaurier.—Jesais.—Maistonpèrenevoulaitpas.IlasuggéréHenrietta,m’expliquemamanunefoisdeplus,la

bouchetremblante.—Henrietta?JenemevoispasenHenrietta!—Maispourquoinevoulait-ilpasdeRebecca?insistemaman.Savoixgrimpedanslesaigus.Nous nous taisons. Le seul son audible est celui des perles avec lesquelles maman joue

nerveusement.C’estpapaquiluiaoffertcecollierancien,del’époquevictorienne.Jesuisalléechezlebijoutieravecellepour l’aideràchoisir.Elleétait tellementcontente.Chaqueannée,papareçoituneSP–uneSuper-Prime–qu’ildépenseenjoliscadeauxpournoustous.

Monpèreestvraimentquelqu’und’étonnant.Bienqu’ilsoitàlaretraite,iltouchetoujourscetteSP,enrécompensedesquelquesconsultationsd’assurancesqu’ildonneicietlà.D’aprèsLuke,ildoitavoirune spécialitéparticulièrement rare,pour recevoirune telle sommed’argent.Mais il est trèsmodeste,ilnesevantejamais.IlsecontentedenousgâteretdenousinviteràdesdéjeunersdefêteàLondres.Papaestcommeça.Généreux.Affectueux.Attentifàsafamille.Cequiarrivemaintenantluiressemblebienpeu.

J’éloignedoucementlamaindemamandesoncollierdeperles.—Tuvaslecasser.Essaiedetecalmer!S’ilteplaît.—Allez,Jane!Allonsnousasseoiretmangerquelquechose,proposeJaniceenluiprenantle

bras.Ici,c’estcaféàvolonté.Laserveuserevienttouteslestrentesecondesproposerderemplir les

tasses.Quelbonsystème!C’esttellementmieuxquetousceslatteetces«grandaccinos»…

Tandisqu’ellesentrentdanslasallederestaurant, jeprendsMinnieparlamainetnousallonsvers la porte de derrière. Dès que je suis dehors, jeme sensmieux,malgré la chaleur écrasante.J’avais besoin de sortir. Tout le monde est tendu, irritable. J’aimerais vraiment m’asseoirtranquillement avecSuzepourparler sérieusement.Mais comment faire, aveccetteAlicia toujoursdansnospattes…?

Oh,oh!Jem’arrêtenet.Pasdevantlabasse-courquiconsisteentroischèvresmiteusesparquéesdansun

enclosmais devant une pancarte annonçantVENTE D’ARTISANAT LOCAL. Et si j’achetais un petit trucpourmeremonterlemoral?Pourm’égayerl’humeuretsoutenirl’économielocaleenmêmetemps?Oui,quellebonneidée!

Sixstandsproposentdesobjetsd’artisanatetdesvêtements.Unefillemaigrichonneenbottesdedaimàtalonshautsremplitunpanierdecolliersenexpliquantàlavendeuse:

—Nonseulementjelesadore,maisenplus,toutmonshoppingdeNoëlestfait.Je m’approche. Une vieille dame grisonnante surgit sans crier gare et me fait sursauter. Un

véritableobjetd’artisanatambulant.Sapeauparcheminéeetbrunea l’air tannéeouressembleàunmorceaudeboispatiné,auchoix.Sonchapeaudecuirestmaintenuparuncordonsouslementon.Illuimanqueunedentetsajupeécossaisesembleavoircentansd’âge.

—Vousêtesenvacances?demande-t-ellealorsquejejetteuncoupd’œilàsessacs.—Plusoumoins.Àvraidire,jefaispartied’uneexpédition.Nousrecherchonsdesgens.—Unechasseàl’homme,constate-t-ellesanssedémonter.Mongrand-pèreétaitunchasseurde

primes.Chasseurdeprimes?Waouh!Quelmétiersuper-cool!Jenepeuxm’empêcherd’imaginerce

quepeutêtrelacartedevisiteprofessionnellecorrespondante.Peut-être:

RebeccaBrandonChasseusedeprimes

—Jesuismoi-mêmeungenredechasseusedeprimes,m’entends-jedécréteravecnonchalance.Enfin,enunsens!

C’estunpeuvrai,non?Jesuisbienentraindepisterdesgens.—Vousavezdestuyauxàmedonner?j’ajoute.—Jepeuxvousendonnerunebesacepleine,majolie.Commemongrand-pèreavaitcoutume

dedire:«Situpeuxpasl’attraper,fais-toidescopains.»—Etçaveutdirequoi?—Ça veut dire : soismalin.Cours pas après une cible enmouvement.Cherche ses amis. Sa

famille.Elleproduittoutd’uncoupunétuiencuirbrunfoncé.

—C’est-ypasunbeaupetitholster,majolie?Ducousumain.Unholster?Unholsterpour…mettreunpistolet?Jesuistoutedécontenancée.— Bien sûr ! Un holster. Waouh ! C’est… top ! Le problème c’est que… (petite toux

embarrassée)…jen’aipasdepistolet.Ellesembleabasourdieparlanouvelle.—Pasd’armedutout?Je me sens complètement nulle. Premièrement, je n’ai jamais eu de pistolet en main et

deuxièmement,jen’aijamaisenvisagéd’enacheterun.Jedoisavoirl’espritétroitaprèstout.Onestdansl’Ouestici.Onporteunchapeau,desbottes,unpistolet.Quandlesfillesducoinsepromènentenville,elleslorgnentsûrementsurlesarmesàfeudesautresnanas,commemoiàLondresjereluquelessacsHermès.

— Je n’ai pas d’armepour lemoment, je rectifie. Pas surmoi.Mais quand j’en aurai une, jeviendraivousacheterunholster.

Enm’éloignant, jemedemandesi jenedevraispasprendredesleçonsdetir,meprocurerunpermis de port d’arme et unGluck.Ou unGlock ? Je ne sais plus.Ou un Smith and…Wagon ?Quellemarqueestlaplussympa?Ilfautquejecreuselaquestion.UnVoguespécialpistolets,voilàquimeseraitutile.

Jemedirigeverslestandvoisinoùlamaigrichonnequej’airemarquéeenarrivantremplitunsecondpanier.

—Bonjour,lance-t-ellegentiment.Jevoussignalequ’ilyacinquantepourcentderabaissurleschâles.

— Et même soixante-quinze pour cent sur certains, précise la propriétaire du stand, dont lalonguenattegriseestornéederubansduplusbeleffet.Jefaisunegrandebraderie.

—Waouh!Jedéplieundeschâles.En laine toutedouce,avecdes ravissantesbroderiesd’oiseaux.Etpas

cherpourcequec’est.—J’enprendsdeux,unpourmamèreetl’autrepourmoi,m’informelamaigrichonne.Etallez

voirlesceinturesàcôté.Moi,desceintures,jen’enaijamaisassez.—Jesuisd’accord.Onnepeutpasvivresans.—C’estvrai,ditlafilleavecenthousiasmeenréclamantunautrepanieretendemandantsielle

peutpayeravecunecarteAmericanExpress.J’examinedeuxchâles.Bizarre,jenedoispasêtred’humeurdépensièreaujourd’hui.Mêmesije

les trouvesuper, jen’aipasenviede lesacheter.Exactementcommesi jevoyaispasserunchariotcroulantsousdedélicieuxdessertsmaisquejen’avaisplusfaim.

Ducoup,jevaisjeteruncoupd’œilaustanddesceintures.

Elles ne sont pasmal du tout.Et plein de couleurs.Avecdes boucles originales.Zéro défaut.Maisçanemefaitnichaudnifroid.Enfait, l’idéed’achetermedonnevaguement lanausée.C’estinvraisemblable.

LamaigrichonneaalignécinqpanierspleinsàrasbordsurlacaisseetfouillefrénétiquementdanssonsacMichaelKors.

—J’étaissûrequecettecartedecréditfonctionnait.Jevaisessayeravecuneautre.Oh,merde!s’exclame-t-elleenfaisanttombersonsac.

Ellesebaissepourrécupérertoutcequis’estéparpilléparterre.Aumomentoùjemepenchepourl’aider,j’entendsqu’onm’appelle.

—Bex?Lepetitdéjeunerestservi.C’estSuze,àlaportedudiner.Lesyeuxfixéssurlescinqpaniers,elles’exclame:—Encoredushopping!DuBextoutcraché!Décidément,tun’aspaschangé.Cequ’ellepeutêtrecritique,alors!Jepiqueunfardsanspiper.Paslapeinedemejustifier.De

toutefaçon,Suzeestdéterminéeàmeprendreenfautequoiquejefasse.Ellerentredansledineretjerespireungrandcoup.

—Allez,mapuce.C’estl’heuredupetitdéj.Ilyamêmeunmilk-shakequit’attend.—Unmilk-shake!seréjouitMinnie.Unmilk-shakedevache.Unevacheauchocolat?—Non,aujourd’huic’estunevacheàlafraise,jerépondsenluichatouillantlementon.Bon, d’accord.Un jour il faudra qu’on rétablisse la vérité à propos des vaches.Mais rien ne

presse.Minniecroitdurcommeferqu’ilyadesvachesauchocolat,àlafraise,àlavanille.C’esttropchou.

—Oui,c’estunedélicieusevacheàlafraise,faitLukeens’avançantversnous.Ilmefaitunclind’œiletajoute:—Tacommandeestsurlatable,Becky.—Merci.Onarrive.—Onfaitlabalançoire?demandeMinnie,levisagecrispéd’espoir.—D’accord,monchou,répondLukeenriant.Pendantquelquesminutes,nousmarchonsenbalançantMinnieentrenous.—Ça roule, Becky ? demande Luke au bout d’unmoment. Tu étais bien silencieuse dans le

camping-car.Jesuisétonnéequ’ill’aitremarqué.—Oh,tusais,jesuisplongéedansmespensées.Mensonge.Jesuissilencieuseparcequejen’aipersonneàquiparler.SuzeetAliciafontéquipe;

mamanetJaniceaussi.ResteMinnie,complètementabsorbéeparIlétaitunefois,qu’elleregardeenbouclesurl’iPad.

J’aipourtantfaitdemonmieux.EnquittantL.A.,jemesuisassiseàcôtédeSuzeetjeluiaifaitune bise sur la joue. Peine perdue : elle est restée raide comme un piquet avant de se détourner

délibérément.Jemesuissentiesibêtequejemesuisrenfoncéedansmonsiègeenfaisantsemblantdem’intéresseraupaysage.

Maisjenevaispasparlerdeça.Inutiled’embêterLukeavecmesproblèmes.Ilaététellementformidable.Lemoinsque jepuisse faireestdenepas l’assommeravecmessoucis idiots. Jeseraidigneetréservée,commeunebonneépouse.Alorsj’ajoute:

—Tuesuntrésord’êtrevenu,dem’accompagner,alorsquetuastantdeboulot.—Jen’allaispas te laisserconduiredans ledésertseuleavecSuze, rétorque-t-ilavecunpetit

rire.C’est Suze qui a voulu se précipiter à Las Vegas – Alicia et elle étaient persuadées qu’elles

allaientretrouverBrycetrèsvite.Pourlemoment,ellesn’ontpasréussi.Etnousvoiciàmi-chemin,sansréservationd’hôtel,sansplanprécis,sansrien…

Croyez-moi, je suis partante pour courir les routes,mais jeme rends bien compte que cetteexpéditionestunpeufolle.Celadit,sijel’exprimeàvoixhaute,Suzevametaillerenpièces.Penseràellemedéprime.Impossibledegardertoutçapourmoi.Jeseraidigneetréservéeuneautrefois.

—Luke, j’ai l’impressionqu’elleneveutplusêtremonamie.Ellem’évite,ellenem’adressepluslaparole…

Ilesquisseunegrimace.—Oui,j’airemarqué.—Jeneveuxpaslaperdre.C’estmonamiedetroisheuresdumat.—Taquoi?—Tusais, l’amiequetupeuxappeleraumilieudelanuitsi tuasunproblèmeetquiaccourt

sansposerdequestions.Janiceestl’amiedetroisheuresdumatdemaman.Garyesttonpotedetroisheuresdumat.

—OK.Compris.Gary est le mec le plus loyal du monde. Le plus fidèle ami de Luke. En cas de besoin, il

arriveraitventreàterreàtroisheuresdumatinpourêtreavecLuke,quiferaitdemêmepourlui.JepensaisqueSuzeseraitpourmoicegenred’amiejusqu’àlafindemesjours.

JeregardeLuketristement.—Aujourd’hui,sij’étaisdanslesennuisàtroisheuresdumat,jen’appelleraissansdoutepas

Suze.Ellem’enverraitpaître.—N’importequoi!Ellet’adoreautantquetul’adores.—Non,jefaisensecouantlatête.Maisjeneluifaispasporterlechapeau.Toutestmafaute….Lukeaunrirequimesurprend.—Pasdutout.Tutetrompes!Commentpeut-ildireça?—Maissi!Sijem’étaisdépêchéed’allervoirBrent,nousn’enserionspaslà.—Beck,cen’estabsolumentpastafaute,protesteLukeavecfermeté.Tuignorescequiseserait

passésituavaisrencontréBrent.Etj’ajoutequetonpèreetTarquinsontdesadultes.Etquetunepeux

pastesentirresponsabled’eux.D’accord?Ilatort.Ilnecomprendpas.—Detoutefaçon,Suzen’enaquepourAlicia.—Aliciaessaiedetedémolirpsychologiquement,affirmeLuke.—Tucrois?—C’estévident.Elleditn’importequoi.«Rétropasséiste»estunmotquin’existepas.—C’estvrai?Jecroyaisquej’étaisdemeurée.Soudain,monmoralremonte.—Idiote,toi?Jamais.LâchantlamaindeMinnie,ilm’enlaceet,enmeregardantdroitdanslesyeux,ildit:—Madame Catastrophe quand tu te gares, parfois, mais demeurée, jamais. Ne te laisse pas

abattreparlesagissementsdecettegarce.—Tu sais ce que je crois ? jemurmure, bien que personne ne soit à portée de voix.Alicia

mijotequelquechose.—Genrequoi?—Jenesaispasencore.Maisjevaisledécouvrir.—Faisattention,Becky.Suzeestàfleurdepeaucestemps-ci.Jesais.Pasbesoindemelerappeler.Ilmeserrefortcontreluietjemedétends.Enfait,jesuiséreintée.—Allez, Becky, on y retourne.Au fait, Janice s’est fait arnaquer. Ces fameux cachets ? J’ai

regardéla listedescomposantsactifs.Ehbien,cen’estniplusnimoinsquedel’aspirinedéguiséesousdesmotssavants.

— C’est trop marrant, je commente en revoyant Janice dispersant frénétiquement sesmédicamentsdansledésert.Enfin,paslapeinedeluidire…

Quandnousrevenonsdanslediner,latablecroulesouslanourriture.Maispersonnenesemble

avaler quoi que ce soit, à l’exception de Janice qui dévore une assiette d’œufs brouillés. Mamanremuesoncaféavecfureur,Suzesemordille lapeaudupouce(signedegrandstresschezelle)etAlicia touille une sorte de poudre verte dans un bol. Sûrement un de ses répugnants complémentsalimentaires.

—Salut,lacompagnie,jedisenm’asseyant.C’estbon,toutça?— On essaie de réfléchir, grommelle Suze. Nous devons nous creuser beaucoup plus les

méninges.Alicialuimurmureuntrucàl’oreille.Suzehochelatête.Ettoutesdeuxmejettentunregarden

coin.Pendantunabominablemoment jemecrois revenueau tempsde l’école,quanddespestessemoquaientdematenuedegym.(Jeportaisunvieuxsurvêt,alorsquelesautresfillesenavaientdenouveaux, carmaman trouvaitquec’étaitunedépense inutile. Jene lui enveuxpasmais j’entendsencoreleursricanementschaquefoisquenousavionssport.)

Bon,cen’estpaslemomentdeselaisserabattre.Jesuisunefemmeadulteavecunemissionàaccomplir.Jeprendsunmorceaudegaufre,mepenchesurlacarteroutièreetl’examinejusqu’àcequ’elledeviennefloue.J’entendsencorelesmotsdelavieillefemmepleinedesagesse.«Cherchesesamis.Safamille.»

Derrièrecetteénigme,ilyaquatrecopains.Reprenonsdepuisledébut.CoreyestlecopaindeLas Vegas. C’est notre indice le plus sérieux. Il faut le retrouver. Nous montrer malins. Maiscomment?

J’ensaiscertainementplusquejenelepense.Oui,certainement.Jedoismeconcentrer.Jefermelesyeuxetreviensenarrière.C’estNoël.JesuisassiseprèsdufeuquibrûledanslacheminéedelamaisondemesparentsàOxshott.Odeurdechocolatà l’orange.Voixdepapaquiaétalésavieillecartesurlatablebasse.Souvenirséparsdesonvoyageaméricain.

«…onn’arrivaitpasàmaîtriserl’incendie.Croyez-moi,cen’étaitpasunepartiedeplaisir…»« … on dit “têtu comme une mule”. Je sais pourquoi – cette abominable bête refusait de

descendredanslecanyon…»«…onrestaitéveilléstarddanslanuitàboiredelabièrelocale…»«…BrentetCoreyétaienttrèsintelligents–diplômésensciences…»«…ilséchangeaientleursthéoriesetnotaientleursidées…»«…Coreyavaitdel’argent.Safamilleétaitriche…»«…riendemieuxquecamperetassisterauleverdusoleil…»«…Raymondétaittellemententêtéquenousavonsfailliperdrelavoituredansunravin…»«…Corey faisaitdes croquis. Il étaitdouépour ledessin, commepourbeaucoupdechoses,

d’ailleurs…»Minute!Coreyétaitdouépourledessin.J’avaisoubliécedétail.IlyavaitautrechoseconcernantCorey

etsestalentsd’artiste.Maisquoi?Lorsqu’il s’agit de donner des ordres àmon cerveau, je suis assez bonne. C’est une demes

qualités.Quandjeveux,parexemple,oubliermesfacturesVisa,apaiserunediscussion,voirl’aspectpositif d’une situation. Je le somme donc de mettre en marche ses connexions vers le passé. Defouillerdanstouslesrecoinspoussiéreuxdemamémoirequejen’aijamaisprislapeinedenettoyer.Desesouvenir.Carjesaisqu’ilyaundétail…J’ensuissûre…

Oui!«… il avait l’habitude de tracer un aigle sur chacun de ses dessins, comme unemarque de

fabrique…»J’ouvre les yeux. Un aigle ! Je savais bien que je dénicherais une indication. Pas énorme,

d’accord,maisc’estquandmêmeundébut.JesorsmoniPhone,tapecoreypeintreaiglelasvegasetattendslerésultat.Commeleréseauest

faible, jepianoteavec impatiencesur leclavier toutensollicitantmesneuronesafind’obtenirplusd’informations.Coreylepeintre.Coreylerichehéritier.Coreylescientifique.Quoid’autre?

—Jeviensd’avoirdesnouvellesdemonderniercontact,lanceAliciaquivientderaccrocher.Rienderien,mapauvreSuze.IlvafalloirretourneràL.A.etrevoirnosplans.

—Abandonner?secrispeSuze.Cette idéeme panique.Nous nous sommes précipités dans le désert en surfant sur une vague

d’adrénalineetdedrame.Sinouslaissonstomberpourrentreràlamaison,Suzevacraquer.—Nelâchonspastoutdesuite,jelanceenessayantdeparaîtreoptimiste.Àforcederéfléchir

nousallonsforcémentaboutiràquelquechose.—Tucroisvraiment,Bex?fulmineSuze.C’estbiensympad’affirmerça,maistunousaidesen

quoi,dis-moi?Enrien!Tufaisquoi,d’ailleurs,encemoment?Probablementdesachatsenligne!—Pasdutout!Jemènedesrecherches.—Ah!Etquelgenre?Maconneried’écrans’estbloquée.JepressefrénétiquementlatoucheRechercher.— Luke, vous devez avoir de l’influence, intervient maman. Vous connaissez le Premier

ministre.Ilnepourraitpasnousdonneruncoupdemain?—LePremierministre?faitLukesidéré.Soudain, les résultats demandés s’affichent sur mon écran. En les parcourant, je me sens

remontéeàbloc.C’estlui!LeCoreyduvoyagedepapa!

Lepeintre local,CoreyAndrews… sa signature en forme d’aigle… a exposé à laLasVegasGallery.

Çanepeutêtrequelui,non?Je clique sur « Corey Andrews » en retenant mon souffle. Au bout d’un moment, plusieurs

entréesapparaissent.Wikipedia,unarticlefinancier,unarticleimmobilier,uneentreprisedunomdeFirelightsInnovations,Inc.Toutesrenvoientàlamêmepersonne.CoreyAndrews,deLasVegas!

—EtsivousfaisiezappelàcetypeimportantquevousconnaissezàlaBanqued’Angleterre?insistemaman.

—VousvoulezdirelegouverneurdelaBanqued’Angleterre?demandeLukeaprèsuntempsd’arrêt.

—Absolument!Appelez-le!—Jenepensepasquecesoitpossible,répond-ilpoliment.Et,s’adressantàAlicia:—Tuasencoredespistes?—Non!J’aiépuisétoutesmespossibilités.—Moi,j’enaiune,jedisnerveusement.Aussitôt,touteslestêtessetournent.—Toi?grinceSuze.

—J’aiessayéderetrouverleCoreyduvoyage.CoreyAndrews.Çateditquelquechose,maman?

Mamanfroncelessourcils.—CoreyAndrews.Oui,ilmesemble,Andrews…Oui,Becky,c’estcetype!Tuasmisledoigt

dessus!Papadisaittoujoursqu’ilavaitbeaucoupd’argent.Est-cequ’iln’étaitpaspeintre,aussi?—Parfaitement.IlvitàLasVegas.J’aisonadresse.—Bienjoué,machoute!s’exclameJanice.Etjenepeuxm’empêcherderougir.—Commenttuasdégottéça?aboieAlicia.Ondiraitpresquequ’onvientdel’insulter.—Euh…tusais.Uneapprochediagonaleduproblème.Tiens,voilàlecodepostal,j’ajouteen

tendantmonportableàLuke.Allons-y!

De:[email protected]À:Brandon,Rebecca

Objet:Re:devenirchasseurdeprimes

ChèreMadameBrandon,

Tout d’abord, merci pour votre mail. Si vous désirez faire partie de l’Association desagentsderecherchedespersonnesenfuite,jevouspriederemplirledossierci-jointavantdeleretourneravecunchèquede95dollarspourfraisd’inscription.Dèsréception,nousvous enverrons la carte officielle de notre association accompagnée de la liste desdifférentesoffresdecadeauxmentionnéessurnotresite.Encequiconcernevotredemande,j’aileregretdevousrépondrequenousnedisposonspasdebadgesouautresaccessoiresestampillés«Chasseurdeprimes».Jevouspréciseégalementque,sinousavonsunprogrammedébutants,nousneproposonsmalheureusementaucunséminairespécialsurles«recherchesdepèresdisparus»ousurla«façond’entretenirdesrelationsamicalesavecdescollègueschasseursdeprimes».En vous souhaitant bonne chance pour vos recherches, je vous adresse mes amicalessalutations.

WyattUnderwoodDirecteuropérationneldel’Association

desagentsderecherchedespersonnesenfuite.

4

NousnousdirigeonsversledomiciledeCoreyàLasVegas.Danslecamping-car,l’ambianceestaucalme.MamanetJanicesetaisent.SuzeetAlicia,assisesenfacedemoi,bavardentàvoixbasse.Etmoi,jecolledesstickersavecMinnieenpensantàBryce.

SonnomcompletestBrycePerryetilétait–ilest–àlatêtedudépartementduDéveloppementpersonnelàLaPaixd’or.Jel’aisouventcroiséquandjefréquentaisl’institutetplusieursquestionsme taraudent.Comment a-t-il séduitTarquin ?Pourquoipapa lui a-t-il demandéde l’accompagnerdanssamission?Pourquoi tous lesdeuxluifont-ilsconfiance?Enfait, jecroisque jeconnais laréponse:c’estparcequeBryceesttrèsbeaugosse.

Rienàvoiravecl’homosexualitéouuntrucdecegenre.Lesgensbeauxsonttoutsimplementirrésistibles.Enparticulierlesmecsàlamâchoirebiendessinéeavecunebarbedetroisjoursetdesyeux intenses. On tombe sous leur charme et on croit tout ce qu’ils disent. Par exemple, moi, sidemain je tombais sur Will Smith, qu’il m’affirmait être poursuivi par des membres dugouvernementcorrompusetmedemandaitdel’aide,jegoberaisimmédiatementsonhistoire.

PareilavecBryce.Onchancellesoussonregardfascinant.Onboitsesparoles.Onsedit:Bryce,tuasvraimentraison,surtoutelaligne!Mêmes’ilvousréciteleshorairesdescoursdeyoga.

Suze a succombé au charmedeBryce, j’en suis sûre.Ça fait ça à tout lemonde.Avant de lerencontrer,Tarquinétait auplusbas.Problèmes familiaux,échecprofessionnelembarrassant : sonmoralétaitenberne.EttoutàcoupBryceestapparuavecsespartiesdebeachvolley,saconversationamicaleetsapersonnalitéenvoûtante.Iln’enfallaitpaspluspourensorcelerTarkie.

QueBrycesoitintéresséparsonargent?Pasétonnant.QuandvousêtesaussirichequeTarkie,toutlemondeestintéresséparvotreargent.Pauvrevieux!Ilpossèdeunefortune,despropriétésenpagaille,desmontagnesdetitresmaisiln’estpasheureuxpourautant,franchement…

—OK,onyestdansvingtminutes.Interrompant mes pensées, Luke me fait sursauter. Je ne suis pas la seule. Les exclamations

fusent:

—Vingtminutes?—Déjà?—Maisonn’estpasencoreàLasVegas!—On arrive dans ses abords, explique Luke, les yeux fixés sur le GPS. C’est une banlieue

résidentielle.Avecpleindeterrainsdegolf.—Desgolfs!s’écrieJanice.Peut-êtrequeGrahametsonamifontunepartie.Qu’enpenses-tu,

Jane?—Oui,ilaimebienjoueraugolf,faitmamand’unairpeuconvaincu.Suzie,Tarquinjoueaussi,

non?—Jenesaispas.Unpeu.—Ehbienvoilà,c’estunehistoiredegolf,s’enthousiasmeJaniceenbattantdesmains.Unehistoiredegolf?Nous échangeons des coups d’œil ahuris. Alors comme ça, papa s’offrirait un petit séjour

golfiquedansledésert,etnousserionspartiscommedesflèchesàsestroussesuniquementpourlevoirenchaussettesécossaisessurlegreendudix-huitièmetrouetl’entendres’écrier:«Bonneballe,Tarquin»?

—EtBryce,iljoueaugolf?demandeSuzeàAlicia.—Aucuneidée.Apriori,jediraisnon.Maisçanesertàriendeseperdreenspéculations.On

verradequoiilretourneunefoisarrivésàdestination.Que voilà une réaction raisonnable ! Et décourageante !Notre excitation retombe d’un coup.

Nous restons silencieux jusqu’à cequenousdébouchionsdansunegrande artère bordéedevastesmaisonsetqueLukenousannonce:

—AvenueEaglesLanding.Nous regardons par les vitres, estomaqués. Je croyais qu’à Las Vegas il n’y avait que des

lumières, des hôtels et des casinos. J’imaginais que tout le monde vivait à l’hôtel. À l’évidence,l’endroit comporte aussidesmaisons.Ouplutôtdespalais.Construits aumilieud’immensesparcsplantésdepalmiersgéantsetferméspardesgrillesimposantes,commepourproclamer:Jevisicietjenesuispasàplaindre.

Nousobservonssanspipermotlenuméro235.C’estlaplusgrandemaisonducoin.Unbâtimentgris flanqué de quatre tourelles, comme un château de princesse. Je ne serais pas étonnéed’apercevoirRaiponcepenchéeàunefenêtre.

—Ilfaitquoi,déjà,ceCorey?s’enquiertLuke.—Ilauneboîtederecherche.Toussesbrevetssontdéposés.Ilestaussidansl’immobilier.Et

dansdestasd’autreschoses.—Quelgenredebrevets?—Commenttuveuxquejesache?C’estbourrédecharabiascientifique.JereviensauxnotesprisessurGoogleetlisàvoixhautelesrésultats.«CoreyAndrews,décoré

parl’Institutdesingénieursenélectricité….CoreyAndrewsadémissionnédesonpostededirecteur

généraldeFirelightsInnovations, Inc…CoreyAndrewsaaugmentésonparc immobilier…»Oh!Attends !Unextrait duLasVegasHerald d’il y a quelques années : «CoreyAndrews célèbre soncinquantièmeanniversaireauMandarinorientalavecsesamisetassociés…»

Consternée,jerelèvelatête.—Sescinquanteans?Jepensaisqu’ilavaitlemêmeâgequepapa.—Merde,faitLukeenéteignantlemoteur.Tucroisqu’ons’esttrompés?Delieuetdetype?—Commentsavoir?Entoutcas,ceCoreyAndrewssignesesœuvresd’unaigle.—C’estpeut-êtreCoreyJunior,suggèreSuze.—Peut-être.Maisalors,lepèreetlefilsseraienttouslesdeuxpeintres,etilsauraientlamême

signature?Cetteremarquenouslaisseperplexes.—Iln’yaqu’uneseulefaçondeledécouvrir,lanceLuke.Ildescendducamping-carets’approchedel’interphone.Quelquesminutesplustard,ilseremet

auvolant,etlesportesdelapropriétés’ouvrent.—Commentilsontréagi?s’impatienteJanice.—Ilss’imaginentquenousvenonsàunefête.Jenelesaipascontredits.Auboutdel’allée,unhommevêtud’uncostumeenlingrisnousfaitsignedenousgareràcôté

d’unbâtimentquiressembleàunhangaràavions.Leparcestimmense,avecdesarbresgigantesqueset d’énormespots de fleurs unpeupartout.Nous apercevonsun court de tennis.Deshaut-parleursinvisiblesdiffusentdujazz.Touteslesautresvoituresgaréeslàsontdesdécapotablesrutilantesavecdesplaquesd’immatriculationpersonnalisées.L’uneindiqueDOLLAR34,uneautreKRYSTLE.Quantàlatroisième,c’estunelonguelimousinepeintefaçontigre.

—Unevoiture-tigre!s’emballeMinnie.Maman,unevoiture-tigre.—Magnifique,mapuce,jerépondsenessayantdegardermonsérieux.Etj’ajoute,àl’adressedemescompagnonsderoute:— Alors, les amis, on fait quoi maintenant ? Je vous rappelle que nous sommes entrés par

effraction.—Jen’aijamaisvuunendroitpareil!s’exclameSuze.—Pourtanttuespropriétaired’unchâteauenÉcosse,jeluifaisremarquer.—Oui,maispasuncommeça.Celui-ciestunchâteaudignedeWaltDisney.Regarde!Ilya

unepisted’atterrissagepourhélicoptèresurletoit.L’hommeenlingriss’approcheetnousdévisaged’unairsoupçonneux.—VousvenezpourlafêtedePeyton?Puis-jeavoirvosnoms,s’ilvousplaît?Nous sommes loinde ressembler àdes invités.D’ailleurs,nousn’avonsmêmepasdecadeau

pourPeyton.Lukerested’uncalmeolympien.—Nousne figuronspas sur la listedes invités,maisnousaimerionsvoirCoreyAndrews. Il

s’agitd’unequestionassezurgente.

—Unequestiondevieoudemort!s’écriemaman.Janiceajoutesongraindesel:—Nousvenonsd’Oxshott.OxshottenAngleterre.—Nousvoulonsretrouvermonpère,j’explique.—Etmonmari,ajouteSuze,quis’avanceaupremierrangdugroupe.Iladisparu.M.Andrews

estpeut-êtreenmesuredenousaider.L’hommeenlingrisparaîtperplexe.—M.Andrewsestoccupépourlemoment.Donnez-moilesélémentsdevotrerequête,jeleslui

transmettraiet…—Nousdevonslevoirtoutdesuite,trépignemaman.—Nousn’enavonsquepouruneminute,insisteLuke.—Veuxmonterdanslavoiture-tigre,déclareMinnieavecemphase.—Nousnel’ennuieronspas,affirmemaman,sivouspouviezseulement…—Auriez-vousl’amabilitédedonnerceciàM.Andrews?Alicias’approchedutypeenlingrisenluitendantunedescartesblasonnéesdeLaPaixd’or.L’hommelaprend.Illitensilencelesquelquesmotsquiysontécritsetaussitôtsonexpression

change.—Parfait.JevaisprévenirM.Andrewsdevotreprésence.Dès qu’il a tourné les talons, nous dévisageons Alicia qui, comme d’habitude, affiche cette

expressionàlafoissuffisanteetfaussementmodestequimefaitsortirdemesgonds.—Tuasécritquoi?jedemande.—Quelquesmotsquiàmonavispeuventdébloquerlasituation.Derrièrenous,mamanetJaniceyvontdeleurscommentairesmezzovoce:—AuxÉtats-Unis,lenomd’AliciaMerrelleestl’équivalentd’untitreprincier.—Penseàtouslesgenscélèbresqu’elleadûrencontreràLaPaixd’or.—Oui,maisellen’enparlejamais.Elleesttellementdiscrèteetgentille,cettefille.Discrèteetgentille?Çaalors!Ilfaudraquejeleurexpliqueenlong,enlargeetentraversqui

estréellementAlicialaGarce-aux-longues-jambes.Enfinbon!Passons!

Quelquesinstantsplustard,l’hommeenlingrisréapparaîtetnousentraînesansunmotversla

maison.Nous le suivons, à l’exceptiondeLuke,qui restedans lecamping-carpour répondreàuncoupdefildeGary(aucoursdudîner-conférence,ilaapprisunpotindepremierchoixconcernantunjeuneministre)etquinousrejoindraaprès.Laported’entréeenboismassifesthérisséedegrosclous. Je ne serais pas étonnée si un pont-levis s’abaissait pour nous laisser passer. Mais nousbifurquons. Nous contournons cette demeure-château pour nous engager entre des haies aussiimpeccablement taillées que celles du labyrinthe de Hampton Court. Et nous débouchons sur unegrande pelouse occupée par un château gonflable, une table couverte de nourriture, des hordes

d’enfantsquis’agitentsousunegrandebannièreproclamant : JOYEUXANNIVERSAIRE POUR TES CINQ

ANS,PEYTON!Ah,c’estdonc la fameusePeyton.Mais,comme toutes lespetites fillesprésentesarborentdes

robes de princesse brillantes, il est difficile de la repérer. En revanche, l’identité deCorey ne faitaucun doute. Il suffit de voir avec quelle déférence l’homme en lin gris s’adresse à lui, avant degesticulerdansnotredirection.

Plutôtcanon,ceCorey!Bronzé,avecdescheveuxnoirsépaisetdessourcilstrèsbiendessinés–etmêmeépilés,sivousvoulezmonavis.Ilal’airdrôlementplusjeunequemonpère.C’estpeut-êtrelefilsducopaindepapa,aprèstout.Mêmesicelasemblebizarrequ’ilssignenttouslesdeuxleurstableauxd’unaigle.ÀcôtédeluisetientunefemmequejedevineêtreMmeCorey.Enlaregardant,unseulmotmevientàl’esprit:«clinquante».Elleporteuntopbrillantsurunjeanàmotifsenrelief,dessandalesrecouvertesdestrass,etunequantitéinsenséedebaguesetdebracelets,ainsiqu’unbijoudanssescheveuxbrillantsetblonds.Pourrésumer,ondiraitqu’ellearenversésurelleunpleinpotde paillettes. J’oubliais ! Sa paire de seins gros calibre et archibronzés déborde de son décolletéprofond.Jeveuxdirevraimentprofond.Pourlegoûterd’anniversairedesafille!

Auboutd’unmoment, ledénomméCoreysedirigeversnous.Lesmembresdenotregroupeéchangentdesregardsinterrogateurs.Quivaparler?Etpourdirequoi?Commed’habitude,Alicias’impose:

—MonsieurAndrews,jesuisAliciaMerrelle.—Trèshonorédevotrevisite,madameMerrelle,ditCoreyenluiserrantlamain.Quepuis-je

fairepourvous?Deprès,ilnefaitpassijeune.Enfait,ilaffichelapeauarchitenduedesgensquiontabusédela

chirurgieesthétique.Ducoup,jenesaisplusquoipenser.Est-illeCoreydepapaounon?JesuissurlepointdeleluidemanderquandMmeCoreylerejoint.Sionl’habillaitd’unesimplerobedecotonetqu’onluiretiresatriplecouched’ombreàpaupièresnacrée,elleparaîtraitsansdoutevingt-troisans.Aufond,elleapeut-êtrevingt-troisans.

—Qu’est-cequisepasse,monpoussin?demande-t-elle.Sonmarilaisseéchapperunpetitrirenerveux.— Je ne sais pas.En tout cas, je te présenteAliciaMerrelle, la propriétaire deLaPaix d’or.

Alicia,voicimafemme,Cyndi.CyndiétouffeunhoquetdesurpriseavantdedévisagerAlicia.—VousêteslapropriétairedeLaPaixd’or?Quelendroitmerveilleux!J’aivotreDVD,unede

mesamiesaséjournéchezvous…Enquoipouvons-nousvousaider?Jemelance:—Nousrecherchonsmonpère,GrahamBloomwood.Vousfiguriezparmisesconnaissances,il

yapasmald’années.Oupeut-êtreétait-cevotrepère?Ils’appelleégalementCorey?—Sonpères’appelleJim,rigoleCyndi.Leseul,l’uniqueCoreyAndrewssetrouvedevantvous.

Pasvrai,monpoussin?

—Bonnenouvelle!jem’exclame.Donc,vousavezfaitunvoyageavecmonpèreen1972.Envoiture.Vousétiezquatre.

Quelquechosemeditque j’aimis lespiedsdans leplat.LevisagedeCorey reste impassiblemaissesyeuxm’envoientunmessagehostile.

—En1972?s’étonneCyndi.Maisilauraitététropjeunepourça.Tuavaisquelâge,poussinet?— Désolé, mais je ne peux pas vous aider, la coupe son mari. Si vous voulez bien nous

excuser…Quand il fait demi-tour, j’aperçois de minuscules cicatrices derrière ses oreilles. Malheur !

Quellevanité!C’estpourcetteraisonqu’ilnieavoirconnupapa.Cyndiseprécipitepouraiderunenfantàserelever.AumomentoùCoreyvapournousquitter,mamanleretientparlebras.

—Monmariadisparu.Vousêtesnotreseulespoir!gémit-elle.Jerenchéris:—Écoutez,vousêtesforcément lemêmeCorey.J’ensuiscertaine.Monpèreest-ilvenu ici?

Vousavezeudesesnouvelles?Ilmeregardeaveccolère.—Laconversationestterminée.Jepersiste:—Êtes-vousencontactavecBrentouRaymond?Saviez-vousqueBrentvivaitdansunmobile

home?Monpèren’arrêtepasdedirequ’ildoitremettreleschosesenordre.Voussavezdequoiilparle?

—Jevouspriedequitterleslieux.C’estl’anniversairedemafille.Jesuisnavrédenepasêtreenmesuredevousaider.

—Pouvez-vousaumoinsmedonnerlenomdefamilledeRaymond?—RaymondEarle!lanceCyndi,quiestrevenueparminous.C’estleseulRaymondqueCorey

mentionne.Coreyestlivide.—Cyndi,jetedemandedenepasadresserlaparoleàcesgens.Ilss’envont.Retourneavecles

enfants.—Cyndi,oùvitRaymond?jedemandeenvitesse.ÀAlbuquerque?SanDiego?Ouest-ce…

Milwaukee?J’ai lancé ces noms de ville au hasard, en espérant qu’ils déclencheront une réponse. Et ça

marche.—Euh,enfait,ilvitprèsdeTucson,c’estça,non?faitCyndienlançantunregardinterrogateur

àsonmari.Maisilestunpeudingue,hein,poussin?Unvraiermite.Jet’aientenduparler…Devantl’expressionglacialedesonmari,elles’arrêtenet.—Sijecomprendsbien,vousêtesencontactaveclui!Jesuisfurieuse.Nousavonsdonctrouvélabonnepiste.Maissicecrétinauvisageplastifiéne

nousdonnepasuncoupdemain,noussommescoincés.Alorsj’insiste:

—Corey,ques’est-ilpasséen1972?Pourquoimonpèrea-t-ildécidésubitementdes’acquitterd’unemission?Ques’est-ilpassé?

—Allez-vous-en!J’appellelasécurité.C’estunefêteprivée.Àprésent,jecrie.—Jem’appelleRebecca!Çavousditquelquechose?—Oh!réagitCyndi.Commetafilleaînée,poussinet.Coreymefixed’unairétrange.Personneneditmot.J’ail’impressionquetoutlemonderetient

sonsouffle.SafilleseprénommeégalementRebecca.Drôledecoïncidence,non?Finalement,iltournelestalonsetrejointlapetitefouledegamins.—Eh bien, c’était un plaisir de vous rencontrer, dit Cyndi. En partant, prenez une pochette-

surprisepourvotrepetitefille.—Ohnon!C’estpourvosinvités!—Nousenavonsbeaucouptrop.Allez,nevousgênezpas!Sur ce, elle s’éloigne en chancelant sur ses hauts talons pour aller retrouver son mari. Je

l’entendsdemander:—Poussinet,c’estquoicettehistoire?Uninstantplustard,l’hommeenlingrisapparaît,suividedeuxmalabarsquinesontpasvêtus

delingrismaissontenjean.Ilsontlescheveuxrasésetlegenredebobinesquiproclament«Jenefaisquemonboulot»quandilsvousréduisentenchairàpâtée.

Enfin,c’estcequejepense.—Allez,ons’enva,jedéclarenerveusement.—MonDieu!s’affoleJanice.Cesgarsontl’airvraimentmenaçants.—Desbrutesépaisses,oui,s’indignemaman.Une vision abominable s’impose soudain à moi : ma mère s’attaquant aux gros bras de la

sécuritéavecsabandedecopinesducoursdeself-défensed’Oxshott.—Maman,onfile,jedis,avantqu’unebrillanteidéeneluivienneàl’esprit.—Oui,allons-y,répèteAlicia.Nousavonsappristoutcequ’ilétaitpossibled’apprendre.J’ajoute,àl’adressedesgarsaucrânerasé:— Merci ! Nous partons. Formidable, cette fête. Nous allons juste prendre notre pochette-

surprise…Luke entraîneMinnie vers une table où s’amoncellent les pochettes-surprises et les cadeaux.

Cocktailàlamain,Cyndisehâteversnous.—Milleexcuses,fait-elle.Ilarriveàmonmarid’êtredésagréableaveclesgensqu’ilneconnaît

pas.Jen’arrêtepasdeluidire:«Poussin,faisuneffort!»Elleattrapeunsacfermépardesrubansrougesetjetteuncoupd’œilàl’intérieur:—Ilyaunepoupéeballerine.Tuaimeslesdanseuses,monchou?Minnieestfolledejoie.—Uncaaadeau!Merci-pour-la-jolie-fête-madame.

—Tuestropmignonne,souritCyndi.Etqueljoliaccentanglais!—C’estunefêtetrèsréussie,jedis.—Mon mari est extrêmement généreux. Nous avons beaucoup de chance mais nous savons

apprécier ce que nous avons. Et ne rien tenir pour acquis. Pour chaque cadeau donné à un gamininvité,nousoffronslemêmeàunenfantpauvre.

—Quellebonneidée!—J’aimedonnerunpeudecequej’aireçu.Jenesuispasnéedanscetteopulence.(D’ungeste

dubras, elle désigne le château.)Nousdevons toujoursnous rappeler quebiendesgensn’ont pasnotrechance.C’estcequejeveuxapprendreàPeyton.

—Bravo!Décidément,cetteCyndigagneàêtreconnue.—Coreyacréé sapropre fondationdebienfaisance,poursuit-elle, l’œil embué.C’est leplus

charitabledeshommes.Iln’arrêtepasdepenserauxautres.Maisvousavezdûvousenrendrecompterienqu’enlevoyant.

—Euh… oui… absolument, jemens. Eh bien, j’ai été ravie de faire votre connaissance. Aurevoir!

—Aurevoir!Byebye,monchou,dit-elleenfaisantunepichenetteàMinnie.Etbonnechancepourtout!

—Encoreunechose!jedis,minederien,aumomentdetournerlestalons.Jemedemandais…Savez-vouspourquoiCoreyaappelésafilleaînéeRebecca?

—Non.Enfait,ilsnecommuniquentpratiquementpas.Jenel’aimêmejamaisrencontrée.C’esttriste.

Jedigèrel’information.—J’auraisdûéviterdeparlerd’elle.Coreyn’aimepasqu’onseréfèreaupassé.D’aprèslui,ça

portemalheur.Uneannée,j’aivoulul’inviterpourThanksgivingmais…Aprèsuncourtinstantd’abattement,ellesereprend:—Peuimporte!Puis-jevousproposerquelquespetitsen-caspourlevoyage?

5

Lapochette-surpriseestd’unesomptuositéindécente.Quand,unedemi-heureaprèsavoirquittélechâteau,nousfaisonshaltedansunautredinerpour

nousressaisiretdéjeuner,Minnieenprofitepourl’ouvrirsousnosyeuxstupéfaits.Ellenecontientpasseulementunepoupéeballerine.IlyaaussiunemontreDKNY,unsweat-shirtàcapucheVersaceEnfant,deuxbilletspourlespectacleduCirqueduSoleil.Suzesemontreparticulièrementhorrifiée.Ellen’aimepaslespochettes-surprises,lestrouvantvulgaires.(Ellen’emploiejamaiscemotmaissafaçon de faire des nœuds avec ses doigts est assez parlante. Quand elle organise des goûtersd’enfants,elleoffre,enguisedecadeaux,desballonsetdescaramelsfaitsmaisonenveloppésdansdupapiersulfurisé.)

TandisqueMinnieextraitencoredelasienneuneravissantepochetteroseKateSpade,mamanetJanice vont sur Google pour avoir une idée des prix de l’immobilier à Las Vegas. Elles veulentsavoircombienvautlapropriétédesAndrews.Pendantcetemps,jesubtilisediscrètementlapochette.Jevaislagardersoigneusementjusqu’àcequeMinniesoitenâgedes’enservir.(Etdansl’intervalleilestpossiblequejel’emprunteuneoudeuxfois.)

—Commenta-t-ilgagnétoutcetargent?s’interrogeJanice.C’estincroyable!Cettemaison,là,estàvendrepourseizemillionsdedollars!

—L’immobilier,marmonnemaman.—Non,ilacommencéavecdesbrevets,j’explique.Desinventionsd’ingénieur.Apparemment,

ilamisaupointunressortoriginal.J’ai trouvé ces renseignements surGoogle en lisantunportrait deCoreypubliédans leWall

StreetJournal.D’aprèsl’article,leressortaétésapremièreinventionetcontinueàluirapporterdel’argent.Jemedemandecommentonpeutinventerunressort.Cen’estjamaisqu’unboutdefildeferentortillons,non?

—Tuvois,Becky,jet’avaisbienditdeteconcentrersurlescoursdesciences,maugréemaman.Janice,regarde,cettemaisonadeuxpiscines.

—Trèstape-à-l’œil,commentesacopine.Maisilsontunedecesvues!Jeréfléchistouthaut.—Commentpeut-ilmentiràcepointsursonâge?C’estincompréhensible.Coreyestforcément

de la même génération que papa. Pourtant, j’ai beau chercher sur Internet, je ne trouve aucuneindicationquiremetteenquestionsonprétendu«cinquantièmeanniversaire».Alors,commeça,onpeuts’inventerunâgebidondenosjours.Çam’étonne.QueditGoogle?

— Il a sans doute commencé àmentir avant l’apparition de Google, signale Janice. CommeMarjorieWillis.Tutesouviens,Jane?Unanniversairesurdeux,elleserajeunissaitd’unan.

—Ahoui,Marjorie!Elleafêtésestrente-quatreansaumoinsdeuxfois,sinontrois.C’estlameilleurefaçondeprocéder,mapuce,meconseillemaman.Commencerdebonneheureetyallerdoucement.

—Oui.Situdémarresmaintenant,Becky,tupourrasperdrefacilementdixans,préciseJanice.Moi?Merajeunir?Jen’aimêmejamaispenséàtrichersurmonâge.Prétendreêtreplusvieille

quel’onn’estmesembleunedémarchebeaucoupplusjudicieuse.Entendretoutlemondes’exclamer:«Waouh,elleestincroyablepourquatre-vingt-treizeans!»quandonn’enaquesoixante-dix…

JesuisinterrompuedansmespenséesparLuke,quimefaitsigneavecuneexpressionbizarre.—Qu’est-cequ’ilya?jeluidemandeenlerejoignantprèsdelafenêtre.Sansrépondre,ilmetendsonportable.«Dis-moiBecky,faitpapa,sansautrepréambule,tamèreprendl’avionpourL.A.?C’estquoi,

cettehistoiredefou?»C’estlavoixdemonpère.De…mon…père.Ilestvivant.Sijen’étaispassurlepointd’éclater

ensanglots,jetomberaisdanslespommes.«MonDieu!Papa,c’esttoi?»Leslarmesontdéjàjaillidemesyeux.Jenem’étaispasrenducomptequej’étaissiinquiète.À

quelpointjemesentaiscoupable.Combiend’horriblesimagestrottaientdansmatête.«Jeviensderecevoirunmessageconfussurmontéléphone.CommejeviensdeledireàLuke,

tudoistedébrouillerpourdissuadertamèredevenir.D’accord?Dis-luideresterenAngleterre.»Ilplaisanteouquoi?Iln’adoncaucuneidéedelacrisequenoustraversons?«Maiselledéjàlà,auxÉtats-Unis.EtJaniceaussi.Papa,onsefaitunsangd’encreàcausedetoi.

EtpourTarkie,etaussipour…—Toutlemondevabien,s’agacepapa.Disàtamèredenepassefairedebile.C’estseulement

l’histoiredequelquesjours.—Maisoùes-tu?Quefais-tu?—Riend’important,répondmonpère.Unpetitproblèmeentreamisquivaserésoudretrèsvite,

j’ensuissûr.Faistonpossiblepourdistrairetamèrependantcetemps.—Maisnoussommesàtarecherche!»Papasemblevraimentfurieux.

« Arrêtez ! C’est ridicule ! Est-ce qu’il est interdit à un homme de s’occuper d’une affairepersonnellesansavoirsafamilleauxtrousses?

—Maistun’asrienditàmaman!Tuastoutsimplementdisparu!—Jet’ailaisséunmot,s’impatientemonpère.Tusavaisquejenerisquaisrien.Cen’étaitpas

suffisant?—Papa,tudoisluiparler.Maintenant.Jetelapasse…—Pasquestion.Becky, jedoismeconcentrersur la tâcheque j’essaiedemeneràbien.Jene

peuxpasenplussubirlescrisesd’hystériedetamère.—Maisellene…»Je stoppe net. Ça ne me plaît pas de le reconnaître, mais papa a raison. Si maman prend le

téléphone,sesvociférationsdurerontjusqu’àcequelabatteriedutéléphonesoitmorte.«RamènetamèreàLosAngeles.Allezdansunspaet…commenttudis,déjà?…relax!»Là,ilvatroploin,lepaternel.« Comment veux-tu qu’on soit relax ? Tu ne nous expliques rien. En plus, nous savons que

BryceessaiedemanipulerTarquin,Aufait,commentva-t-il?— Bryce ne manipule personne. Au contraire. C’est un type très serviable. Son aide m’est

précieuse. Il connaît la région, tu sais. Et il a pris Tarquin sous son aile. Ils passent des heures àbavarderdechosesetd’autres.»

Soussonaile?Desheuresàbavarderdechosesetd’autres?Jen’aimepasça.«Tarkieestlà?—Oui.Tuveuxluidireunmot?»Quoi?Incrédule,jeregardeletéléphone.J’entendsunbruitdepas,puisl’inimitablevoixflûtée

deTarquin:«Becky?Salut!—Tarkie!jecrie,tantjesuissoulagée.J’appelleSuzetoutdesuite…—Non…Netedérangepas!Dis-luijustequejevaisbien.—Maisellesefaituntelsouci!Nousaussi,d’ailleurs.Tusais,Bryceestunmanipulateurde

première. Il est dangereux, Tarkie. Il est intéressé par ton argent. Tu ne lui as rien donné, hein ?Surtout,tuneluifilespasundollar,OK?

—Biensûrqu’ilestintéresséparmonargent.»LetondétachédeTarquinmecoupelachique.« Ilm’enparle toutes les cinqminutes, poursuit-il.Pas très subtil.T’inquiète, je ne lui donne

rien.—Tantmieux!Continuecommeça!—Becky,jesuispeutêtreuneandouille,maispasàcepoint-là!»J’émetsun«Oh!»étouffé.«AvecdestypescommeBryce,ilfautjustefairegaffe.—Tuasraison.»

Çaalors!CequeditTarkieestparfaitementcensé.Jecroyaisqu’ilétaitenpleinedépression?Mais alors, que signifiait son attitude à L.A. ? Je le revois, à table, nous lançant à tous des

regardsnoirsetdisantàSuzequ’elleétait«toxique».«Becky,jedoisyaller,ditTarquin.Jeterepassetonpère.—Nooon!»Troptard.«Becky?»C’estpapa.Jerespireunboncoupavantdemelancer:«Écoute-moi, s’il te plaît ! Je ne sais pas ce que tumijotes, et si tu ne veux rienmedire, je

l’accepte.Maistunepeuxpasplantermamandecettefaçon.TuesloindeLasVegas?Parcequesitunousaimesvraimentetquetuasuneminute,tupourraisnousrejoindrelà-bas.Onabesoindetevoiretd’êtresûresqu’ilnet’estrienarrivé.Ensuiteturepartirasenmission.Papa,jet’enprie!»

Longsilence.Jepeuxsentirsaréticence.«Jesuisloin,dit-ilenfin.—Ehbien,onvientteretrouver.Donne-moiuneadresse!—Non.Certainementpas.»Longsilence.Jeretiensmonsouffle.Monpère,siraisonnable–ilatravaillétoutesaviedanslesassurances.« D’accord, finit-il par dire. Retrouvons-nous pour un petit déjeuner rapide demain, à Las

Vegas.Ensuite vous retournerez àL.A. et vousme ficherez la paix.Mais à une condition : pas dequestions.

—Entendu.Onneteposerapasdequestions.»Mais comment m’en empêcher ? Je vais commencer à dresser une liste dès que j’aurai

raccroché.«Onseretrouveoù?»MaconnaissancedeLasVegasesttrèslimitée.MêmeaprèsavoirvuOcean’sElevenàpeuprès

unmillierdefois.«AuBellagio,jedéclare.PetitdéjauBellagio,àneufheures.—Parfait.Àdemain.»Jecomptaisnepaslequestionnersurcequimetientàcœurparcequedetouteévidenceilne

voudrapasmerépondre,maisimpossibledemeretenir.Alorsjelâche:«Pourquoitunevoulaispasm’appelerRebecca?»Autresilenceéloquent.Jeretiensmarespiration.Monpèreesttoujoursenligne.Ilestenligne,

ilrestemuet…Etpuisilraccroche.J’appuie immédiatement sur le bouton Rappel mais je tombe sur sa messagerie. J’essaie le

téléphonedeTarkie.Messagerie.Ilsdoiventavoirtouslesdeuxéteintleurportable.

—Bienjoué!meféliciteLuke.Danslesprisesd’otages,tuferaisunnégociateurhorspair.Sijecomprendsbien,nousavonsrendez-vousaveceuxpourlepetitdéjeuner.

—Ondiraitbien.Jesuiscommeétourdie.Après toutcestressetcetteangoisse, ilsemblequepapaetTarkiese

portenttousdeuxàmerveille.Qu’ilsnegisentpasaufondd’unravin.—Allez,décompresse,Becky!ditLukeenposantsesmainssurmesépaules.Lesnouvellessont

excellentes.Onlesaretrouvés!Jemepermetsenfinunsourire.—Oui.AllonsprévenirmamanetSuze.

Jecroyaisquec’étaitlesporteursdemauvaisesnouvellesqu’onaccueillaitmal.J’imaginaisque

maman et Suze me féliciteraient, qu’elles m’applaudiraient pour avoir convaincu papa de venirdéjeuneravecnousàLasVegas.Jem’attendaisàuneaccoladegénérale.Erreurtotale.

NimamanniSuzen’ontl’airspécialementraviesd’apprendrequeleursmarisbien-aiméssontsainsetsaufs.AprèsunbrefmomentdejoieaucoursduquelSuzealaissééchapperun«Dieumerci!»,ellesontrecommencéàseplaindre.

Etmamand’yallerdesonrefrain:—Pourquoimonmarinemefait-ilpasconfiance?C’estledébutd’unduoavecJanice.—Tuasraison,Jane.Tiens,Jane,avalequelquesM&M’s.L’argumentmassuedemamanestqu’unmariquidisparaîtetfaitdessecretsn’estpasdignede

respect.—C’estunadultequandmême.Ilseprendpourqui?Kojak?QuevientfaireKojakdanscetéchange?Mystèreetbouledegomme.Aufait,quiestceKojak?

Sûrementunpersonnagedelatéléautempsoùonl’appelait«lepetitécran».Les récriminationsdeSuze, elles, portent sur le fait queTarkien’apasvoulu lui parler.Elle

composesonnuméroaumoinsquatre-vingt-dix-neuffoisdesuite.Àchaqueessai,elletombesursonrépondeuretmelanceunregardpleindereproches,commesij’yétaispourquelquechose.PendantletrajetverslecentredeLasVegas,ellenecessedeserongerlesongles,tournéeverslavitre.

—Suze?jedisdoucement.Ellemefaitfaceetmeregardeavecimpatience,commesijevenaisdel’interrompredansune

activitéparticulièrementimportante.—Oui?—Tarkievabien.Cen’estpasunebonnenouvelle,ça?Ellemelanceunregardvide.Commesiellenecomprenaitpaslesensdemesparoles.—Tun’asplusàt’inquiéter.Quelsoulagement!

Sonvisageafficheuneexpressiondouloureuse.Serais-jetropbêtepourconstaterlaréalitédesfaits?

—Jeseraisoulagéequandjeleverrai.Pasavant.Jecroistoujoursqu’ilestsousl’emprisedeBryce.Qu’ilsubitunesortedelavagedecerveau.

—Cequ’ildisaitsemblaitpourtanttrèslogique.Etpuis,s’ilétaitvraimentsousl’influencedeBryce,ilneviendraitpasnousretrouver.C’estplutôtbonsigne.

—Tunecomprendspas,Bex.Àcemoment-là,AliciatapotegentimentlebrasdeSuzepourluimontrerqu’ellecomprend,et

qu’elleestunevraieamie.Moncœurseserre.JeprendsMinniesurmesgenouxpourmeconsoler.—Arrêter deme faire dumauvais sang ? s’insurgemaman, en réponse à Janice. Il va voir,

Graham,dequelboisjemechauffe.Est-cequej’aieudessecretspourlui,moi?—Etlatableàbronzerdanslegarage?objecteJanice.—Rienàvoir!Grahamestembarquédansuntruclouche.—Cen’estpassongenre.Janicea raison.Biensûr,papaetmamanontconnudeshautsetdesbas, ilsonteu leur lotde

surprises désagréables et de moments dramatiques. Mais, à ma connaissance, mon père ne s’estjamaismontréaussimystérieux,vis-à-visdemaman.

Pourchangerdesujet,jedemandeàlacantonade:—Oùva-t-onpasserlanuitàLasVegas?Pasdansuncamping,si?—Non,ditLuke.Onvagarerlecamping-caretalleràl’hôtel.Ça suffit àme réjouir,malgré l’atmosphère ambiante.C’est la première fois que jemets les

piedsàLasVegas.SachantquepapaetTarkievontbien,onpourracommenceràdécompresser.— Tu as besoin de te détendre, Jane, fait Janice comme si elle lisait dans mes pensées. On

devraitprendrerendez-vousdansunspa.— Est-ce qu’il n’y a pas un hôtel avec un cirque ? s’enquiert maman, un peu rassérénée.

J’aimeraisbienalleraucirque.—EtleVenitian?jesuggère.Onenprofiteraitpoursepromenerengondole.Janiceal’œilfixésurl’écrandesonportable.—Ilyaunhôtelégyptien,leMGMGrand.EtonpourraitfaireuntourauCaesarPalace.C’est

fabuleuxpourleshopping,Becky.—EtEltonJohn?intervientmaman.IlseproduittoujoursàLasVegas?—Commentpouvez-vousparlerdegondoles,d’EltonJohnetduCaesarPalace?nouscoupe

Suze d’une voix stridente. Nous ne sommes pas en vacances. Nous ne sommes pas là pour nousamuser.

Nousouvronsdegrandsyeux,sidéréesparl’accusationquiselitdanssonregard.—OK.On réserve d’abord des chambres et on voit après pour le reste, je propose, afin de

calmerlejeu.

—Pasdansundecesatrocesétablissementsàthème,déclareAliciaavecunepetitemouesnob.Dansunhôteltraditionnel,unendroitsérieuxpourhommesd’affaires.

Je la regarde, ahurie. Un hôtel traditionnel ? Sérieux ? À Las Vegas ? Elle déraille.Premièrement,aprèstoutescesémotions,mamanabesoindesedivertir,etpasdes’ennuyerdansunesinistre chambre sans caractère avecuneconnexionWiFipour toutedistraction.Deuxièmement, jeveuxqueMinnies’amuse.Elleleméritebien.

—Nous passerons la nuit là où nous trouverons des chambres libres, j’annonce fermement.D’ailleurs,jesuisvolontairepourpasserlescoupsdefil.

***

—Désolée, Suze, je répète pour la énième fois. Je sais que tu aurais préféré un hôtel pourhommesd’affaires.

Sousson regardsoupçonneux, jem’arrangepourarboreruneexpressionde réel regretalorsquejesuisauxanges.

Waouh!Noussommesdanslehalldel’hôtelVenitianetc’estcomplètementdingue.Ilyaungigantesquedômeornédecequiressembleàdesœuvresdegrandsmaîtresvénitiens(enfin,enunpeupluscoquin!),unefontaineavecunfantastiqueglobedoré,etdevantnousjoueunaccordéonisteaufoulardrouge.Etnousn’avonsencorerienvu!

Lukerevientdelaréception.—Voilà ! annonce-t-il, en brandissant les clés. Nos chambres ne sont pas voisines, mais au

moinsnoussommeslogés.Etcommec’estunjourdepromotion,nousavonsuncadeau.Desjetonsgratuitspourlecasino.

Il nous lesmontre, enveloppés dans un rouleau de papier, comme des bonbons. Trop bien !Dommage qu’ils ne soient pas décorés. Je verrais bien des cœurs, par exemple. Si j’ouvrais uncasino,mesjetonsseraientagrémentésdephrasescomme:«Bonnechance!»ou:«Encoreunessai!»

—Desjetonsgratuits!s’indigneAliciaennousservantsamouedégoûtée.Typiquedecegenred’établissement!Vouspouvezgarderlesmiens.

Bonsang,quellepunaise!NoussommesàLasVegas,lacapitaledujeu.Jen’aijamaisessayélarouletteoulebaccara,maisjesuissûrequej’apprendraitrèsvite.

—Bon,organisons-nous,ditLukeennousentraînantdanslecoinoùmamanetJanicesesontassisessurleursvalisesavecMinnie.

—J’adooooore!s’exclamemafilleentendantverslesjetonssespetitesmainspotelées.Tumedonnesuneassiettedepoupée?

Ellecroitquecesontdesassiettesdepoupée.C’estmignon.—Tiens,mapuce,jedisenluitendantunjeton.Maistunelemetspasdanstabouche,d’accord

?

Suzemedévisage,interloquée.—TudonnesàMinniedesjetonsdecasinopourqu’ellejoueavec?Jerêve!—Minnienesaitpascequec’est.Pourelle,c’estuneassiettedepoupée.—Quandmême!Suzesecouela têtecommesi jevenaisd’enfreindreunerèglefondamentaledeladéontologie

parentale.EllesetourneversAlicia.Toutesdeuxaffichentlemêmeairdésapprobateur.—C’estunboutdeplastique, jeproteste.Aucasino,oui, c’estun jetonmaisdans lamainde

Minnie,c’estuneassiettedepoupée.Vouscroyezquoi?Quejevaislaissermafillejoueraublackjack?

Vraiment,jenecomprendsplusSuze.C’estfoucequ’elleachangé.Jeconstateavechorreurquej’aileslarmesauxyeux.Jedétournelatête.Elleévitemonregard.Elleneplaisanteplusavecmoi.

C’estàcaused’Alicia.AlicialaGarce-auxlongues-jambes,apervertiSuze.Alician’ajamaiseulesensdel’humour,maisonmoinsonlesavait.Onconnaissaitlepersonnage,etonledétestait.Etmaintenantellejouelesgentilles,toutmiel,toutsucre,etelleaembobinéSuze.Maisaufond,elleesttoujourslamême.Froide.Pincée.Péremptoire.Etelleacontaminémameilleureamie.

Jesuistellementabsorbéeparcestristesconstatationsquejen’aipastoutdesuitevuqu’unSMSvenaitd’arriversurmonportable.

Enroute.SeraiàLasVegasenfindejournée.Bizzz.

Danny.

Danny!Quelbonheur!Ilvamefairerire.Ilvatoutarranger.Enmêmetantqu’uncréateurdemodecélèbreetunestar,DannyKovitzestmongrandami.Dès

qu’ilasuqueSuzeavaitdesproblèmes,ilapromisdesauterdansunavionetderéquisitionnertoutsonpersonnel,quelqu’ensoitleprix.Ilfautdirequ’iladoreaussiTarkie.(Àvraidire,ilestraidedinguedeTarkie.MaispasunmotàSuze!)

—Suze!Dannyarrive!Onvapouvoirseretrouver,dînerensemble,sedétendre…J’essaiedésespérémentdeluiinsufflerunpeud’optimisme,maisautantessayerderamollirun

murdebriques.Ellemecrachepresquesaréponseauvisage.—Bex,jenepourraipasmedétendreavantd’avoirvuTarkieenchairetenos.Avantdesavoir

qu’iln’estplussouslacoupedecet…individu.—Écoute,maSuze, tu te faisencoredumouron, jecomprends.Mais tudevraisessayerde te

changerlesidées.J’emmèneMinnieàl’aquariumauxrequins.Tuviensavecnous?—Non,faitSuzeensecouantlatête.

—Tuasbesoindet’occuper.—Maisj’ycomptebien.AvecAlicia,nousallonschercheruncoursdeyoga.Ensuite j’aides

mailsàécrire.Etjecomptemecoucherdebonneheure.Écriredesmails?Secoucherdebonneheure?J’hallucine!Maisrestonszen.—Jepensaisqu’onpourraitaussialleradmirerlesjeuxd’eauduBellagio,prendreunverre…Envoyantl’expressionmenaçantedeSuze,jestoppenet.—Cesfrivolitéstouristiquesm’ennuient,crache-t-elle,méprisante.Aliciaapprouved’unhochementdetête.Depuisquand?jemedemande,blesséeparsaremarque.QuandnousétionsàSévilleensemble,

ces«frivolitéstouristiques»,commeelledit,lapassionnaient.Unsoir,audîner,onaportélesrobesdeflamencoqu’onvenaitd’acheteretonn’apasarrêtéd’échangerdes«olé!».Mortesderire!C’estl’une desmeilleures soirées demavie.D’ailleurs,maintenant que j’y pense, c’était Suze qui avaitvouluétrennersarobeàvolants.Etpuis,çamerevient,elles’étaitaussioffertuneguitareornéederubans.Cen’étaitpas«frivole»,peut-être?

—Allez,Suze,viensaumoinsvoir les jeuxd’eauduBellagio.C’estplutôtunsymbolequ’unattrape-gogo.Tutesouviens,lapremièrefoisqu’onavuOcean’sElevenetqu’ons’estjuréd’allerunjouràLasVegas?

Ellehausse lesépauleset fixesonécrandeportablecommesicequejedisaisne l’intéressaitpas.Jesuisauborddeslarmes.

—Bon!D’accord!Amuse-toibien!jelance.Suzemeregarded’unairaccusateur.—Tun’aspasoubliéquenousavonsrendez-vousavecTarkieettonpèreàneufheuresdemain

matin?—Biensûrquenon!—Tunevasquandmêmepaspasserlanuitàpicolerdescocktailsgratuitsjusqu’àt’effondrer

souslatablederoulette?—T’inquiète!Tumetrouverasicimêmedemainmatinàhuitheuresetdemie,fraîchecomme

unerose.—Parfait!Àdemain!Suze et Alicia s’engagent dans un couloir qui ressemble à la chapelle Sixtine. Quant à moi,

complètementdéprimée,jerejoinslesautres.—Luke,tuviensvoirlesjeuxd’eauavecmoi?Etvous,mamanetJanice?—Et comment ! s’écriemaman, endescendant joyeusement laboissonqu’elle s’est procurée

pendantqueLukes’occupaitdenoschambres.N’essaiepasdenousfreiner.Monheureestvenue,mapuce.Monheureestvenue.

—C’est-à-dire?— Si ton père a pris la poudre d’escampette, moi aussi, je peux me lâcher. S’il s’amuse à

dépenserlafortunefamiliale,iln’yaaucuneraisonquejenelefassepaségalement.

Depuis qu’on a eu des nouvelles de papa, une drôle d’étincelle est née dans l’œil demaman.Sousl’effetducocktail,c’estdevenuunebraise.

—Papanedépenseraitpaslafortunefamiliale,jetempère.—Commentsavoircequ’ilfabrique?rétorquemaman.Quandjepensequependanttoutesces

annéesj’aiétéuneépousemodèle.Jeluipréparaissesdîners,jefaisaissonlit,j’étaissuspendueàlamoindredesesparoles…

Foutaises !Maman n’a jamais été suspendue aux paroles de papa et la plupart du temps, elleachètedesplatstoutprêtschezMarks&Spencer.

—Etmaintenant,c’estsecretsetmystères,continue-t-elle,mensongesetcomplots!—Ilfaitseulementunpetitvoyage.Cen’estpaslafindumonde…—Oui,mensongesetcomplots,répètemamanenm’ignorant.Janice,çateditdefaireuntour

auxmachinesàsous?Moi,j’yvais.—Onrevientvite,prévientJanice,essoufflée,s’efforçantdesuivremaman.D’accoooord!Ilvafalloirquejesurveillemamère!—Minnie,onvaregarderlesgrospoissons?Je la serre très fort dans mes bras. Elle a été tellement sage, assise tranquillement dans le

camping-cartoutelajournée.Elleabesoindesedistraireunpeu.—Ouiiiii!Despoissons!EtMinniefaitlepoissonavecsabouche.Danslabrochurequ’onadonnéeàLuke,jeparcourslarubrique«Attractionspourenfants».

J’enrestebaba.Ilyatout!UnetourEiffel,desgratte-cielnew-yorkais,despyramideségyptiennes,desdauphinsetuncirque.Ondiraitquequelqu’uns’estamuséàfaireentrerlemondeentierdansuneseulerueennegardantquelesaspectsamusants.

—Allez,enroute,macocotte!jedisenattrapantlamaindemafille.Entoutcas,j’aidécidéqu’elleprendraitdubontemps.

6

Deuxheuresplustard,toutesceslumières,cettemusique,cesbruitsdecirculationmedonnentletournis.Etsurtoutlesblip-blip.LasVegasestlaplusblip-blipdesvilles.Partoutoùonmetlespieds,un orchestre joue à plein volume un air unique, blip-blip-blip, avec pour seuls instruments desmachines à sous. Sans jamais faire de pause. Sauf quand elles déversent des pièces. Là, lespercussionsprennentlerelais.

J’aiunsacrémaldetête,àcausedeceraffut,maistantpis,c’estgénial.NouscirculonssurleStripdanslalimousinequeleconciergedel’hôtelamiseànotredispositionet,rienqu’enpénétrantdansdifférentshôtels,j’ail’impressiondefaireletourdumonde.J’aimêmecommandédu«pouletparisien»àMinniepoursondîner(desnuggets,enfait).

Nous sommesde retour auVenitian, qui paraît bien calmeet «normal», comparé à certainsendroitsquenousavonsvisités(Enfin,sil’onconsidèrecommetelssondécordeciel,denuages,decanauxetsaplaceSaint-Marc.)Lukeregardesatonnedemailsaucentredeconférences.MamanetJaniceontétéserenseigneravecMinniesurlespromenadesengondole.Etmoi,jefaislesboutiques.Enfin,Shoppes,commeonditici.Pourquoilesappellent-ilsainsi?C’estduvieilanglais?

DesShoppes,ilyenapourtouslesgoûts:depuislesboutiquesdecouturiersjusqu’auxbazarsdesouvenirs.Cettegaleriemarchandeestimpressionnante.Lefauxcielparfaitementbleuestparsemédenuageslégers,latempératureestidéale.Unedivaenrobedevelourssebaladeenvocalisantunaird’opéra.JesorsdechezArmani,oùj’airepéréunevesteencachemiregrisquiseraitdivinesurLuke(Évidemment, elle coûtehuit cents dollars, cequime fait hésiter.Àceprix, il faut aumoinsqu’ill’essaie.)Toutçaestàcouperlesouffle!Jedevraisêtreenchantée;àvraidire,iln’enestrien.

Jen’arrêtepasdepenseràSuze,etçamerendmalade.Ellem’ignoretotalement.C’estpourtantelle qui a demandé à faire partie de notre expédition.Quand nous étions à LosAngeles, ellem’amêmeprislamainenmedisant«J’aitellementbesoindetoi».Sonattitudeestinsensée.

Nousavonsdéjàconnuunepérioded’éloignement,Suzeetmoi.C’étaitpendantmonvoyagedenoces.Maisçan’avaitrienàvoir.C’étaituneséparation.Là,ondiraitbienunerupture.

J’entredansleBigSouvenirStoreet,lecœurlourd,jecommenceàremplirunpanier.Arrêtedet’apitoyer,Becky!Concentre-toisurtonshopping.J’aidéjàunebouleàneigeduskylinedeVegas,desmagnets-dollarset toutunassortimentde tee-shirts«C’ESTARRIVÉÀVEGAS», et jem’apprêteàsaisiruncendrierenformedechaussureenmedemandantquijeconnaiscommefumeur…

Mais je n’arrête pas de ressassermon problème avec Suze.Alors c’est ça ?Notre amitié estterminée?Aprèstoutescesannées,toutcequenousavonstraversé,c’estvraimentlafin?Ques’est-ilpassé?Jen’arrivepasàmettreledoigtdessus.D’accord,jemesuiscomportéecommeunebuseàL.A.Maisdelààtoutgâcher…

Ilyaunprésentoirdebijouxendés.Sansenthousiasme,jemetsdeuxcolliersdansmonpanier.Maman et Janice vont adorer. Avant, j’aurais acheté lemême pour Suze et pourmoi et on auraitrigolécommedesfolles.Aujourd’hui,jepréfèrem’abstenir.

Qu’est-cequejevaisdevenir?Quefaire?Je tourne en rond dans ce magasin en passant continuellement devant les mêmes objets.

Ressaisis-toi,Becky !Tunepeuxquandmêmepaspasser ton tempsàmarcher enbroyantdunoir.Bon, je vais payer mes achats et voir ensuite si maman a eu de la chance avec les horaires desgondoles.

Ilyadumondedanslemagasin.Troisfilesd’attentesesontformées.Quandj’arriveàlacaisse,unejolieemployéeenvestebrillantemesourit,toutesfossettesdehors.

—Bonjour!J’espèrequevousavezappréciénotremagasin.—Oui!Super.Merci.— Si vous avez le temps d’évaluer votre séance de shopping, nous vous en serions très

reconnaissants.Ellemetendunepetitecartesurlaquellejelis:

Maséancedeshoppingaété

◽Formidable (Vousnousfaitestrèsplaisir!)◽Pasmal(Oh!Etpourquoi?)◽Horrible (Désolés!Quelestleproblème?)

Je devrais cocher Formidable. La boutique est sympa. J’ai trouvé ce que je voulais. Je n’aiaucuneréclamationàfaire.VapourFormidable.

Maisjenesaispaspourquoi,mamainrefused’allersurlacaseFormidable.—Ça fera soixante-six dollars et quatre-vingt-douze cents, dit la fille enme regardant avec

curiositétandisquejerèglemesachats.Toutvabien,madame?ajoute-t-elle.—Bof.

Horreur!Jesuissurlepointdepleurer.— Je ne sais pas quoi cocher.A priori, c’est la caseFormidablemais je n’y arrive pas.Ma

meilleureamieacoupélespontsetçameprendla tête.Encemoment,rienn’estFormidablepourmoi.Mêmepasleshopping.Désoléedevousfaireperdrevotretemps.

Aulieudemedonnermonreçu,lafille(Simone:c’estinscritsursonbadge)meconsidèreavecinquiétude.

—Êtes-voussatisfaitedevosachats?demande-t-elleenouvrantlesac.Àlavuedetouscestrucs,jemesenshébétée.—Jen’ensaisrien,j’avoue.Jenesaismêmepaspourquoij’aiachetécessouvenirs.—Ah!—Etj’ignoreàquijelesdestine.Jesuiscenséeréfléchiravantd’acheter.J’aisuiviunethérapie

complèteàcesujetàLaPaixd’or.—Moiaussi!fait-elle.—Paspossible.— En ligne, explique-t-elle en rougissant. Leurs stages sont trop chers pour moi, mais ils

proposentuneappli.J’étaisvraimentuneacheteusecompulsive…Vousimaginez,avecmontravailici?Maisjesuisvenueàboutdemonproblème.

—Bravo!Alorsvouscomprenezcequejeveuxdire.—«Achetezcalmementetentouteconscience»,récite-t-elle.—Exactement!J’aicecommandementbrodéetencadré.—«Demandez-vouscequivouspousseàacheter.»—Oui!—Avez-vousbesoindeça?—Nousavonspassétouteuneséancelà-dessus…—Non, rectifie Simone. Là, on vous pose une question.Vous avez besoin de ça ou c’est un

moyendevousapaiser?Simones’emparedelabouleàneigeetmelafourresouslenez.—Vousenavezvraimentbesoin?insiste-t-elle.—Jenesaispas.Enfin,non,jen’enaipasbesoinàproprementparler.Personnen’enabesoin.

Jemesuisditquejel’offriraisà…àmonmari,peut-être.—Bien!Pensez-vousvraimentquececadeauluiferaplaisir?J’essaiedemereprésenterLukeentraindesecouercetrucetderegarderlaneigetourbillonner.

Illefera…unefois.—Passûr.Peut-être.—Seulementpeut-être?Àquoipensiez-vousquandvousl’avezmisdansvotrepanier?Touché!Jenepensaisàrien.Jel’aijustebalancédedans.—Enfait,jen’enainibesoinnienvie,j’admetsenmemordantlalèvre.Etjen’enveuxpas.—Alorsnel’achetezpas.Jevousrembourse?

—S’ilvousplaît,oui.—Etcestee-shirts?reprendSimoneenlesretirantdusac.Voussavezàquivousallezlesoffrir

?Jelaregarde,ébahie.J’ignorequelsensontlesdestinataires.Jelesaiachetésparcequejesuis

dansuneboutiquedesouvenirsetquecesontdessouvenirs.Simonemeregardeetdemande:—Jevousrembourse?—S’ilvousplaît,oui.Àmontour.Jesorslescolliersendés.—Etçaaussi.Ilsétaientpourmamèreetsameilleureamie.Maisbon,ellesvontlesmettrecinq

secondesavantdelesretireretdelesfourrerdansuntiroir.Etdanstroisans,ilsatterrirontdansuneventedecharitéoùpersonnen’envoudra.

—Vousavezraison!s’exclamederrièremoiunefemmeentredeuxâgesàlavoixrauquequis’empressederetirersixcolliersendésdesonpanier.Jelesaiprispourmescopines,maisellesnelesporterontjamais,hein?

—Jeconfirme.Danslaqueuevoisine,uneclientetoutdejeanvêtue,quiatoutentendu,demandeàlacaissière

delarembourser.—Désolée,explique-t-elle,j’aiachetétoutescesmerdouillessanssavoircequejefaisais.Elleextraitdesonsacunecasquettedebase-ball«LasVegas»brillantedestrass.—Mabelle-fillen’envoudrasûrementpas.Lacaissière,unerouquine,prendunairoffensé:—Unremboursement?Déjà?—Elle le faitbien, elle, dit la cliente en jeanenmedésignantd’unmouvementde tête.Vous

voyez?Ellerendtout.—Pastout,jerectifie.Simplement,jem’efforced’achetercalmementetentouteconscience.—Drôled’idée!commentelarouquine.—«Calmementetentouteconscience»,répèteMmeDenim.Çameplaît!Voyonsvoirceque

j’aid’inutiledanstoutcefourbi.Ellefouilledanslesacd’oùellesortunmug«LasVegas»etuneserviettedeplageimprimée

d’undollargéant.—Etjevouslerendsaussi.Àladernièrecaisse,uneautrefemmemarqueuntempsd’arrêt.—Attendez!Pourriez-vousmeremboursercetécriteaulumineux«LasVegas»?—Stop!s’écrielacaissièrerousse,deplusenplusdéconcertée.Finilesretours!—Comment?Maisvousn’avezpasledroitderefuserlesremboursements,objectelaclienteen

jean.D’ailleurs,jerendsçaaussi!Etelleflanquesurlacaisseunalbumdephotosrosevif.

—Detoutefaçon,c’estridicule.Jenefaisjamaisd’album,explique-t-elle.—Etmoi,jeneveuxriendetoutça,renchéritlaclientedelatroisièmecaisse,envidantsonsac

surlecomptoir.Sij’achète,c’estuniquementparcequejem’ennuie.—Moi,pareil!Danslesqueues,d’autresfemmesexaminentlecontenudeleurspaniersetcommencentàfaire

levide.Ondiraitqu’unvirusantishoppingvientdecontaminerlemagasin.—Qu’est-cequisepasseici?tonneunefemmeentailleur-pantalonquis’avanceavecautorité

verslescaisses.Pourquoicesclientesvident-ellesleurspaniers?—Ellesveulenttoutesêtreremboursées,crachelarouquine.Ellessontdevenuesfolles.C’estla

fauteàcelle-là.Etellemepointedudoigtenmelançantunregardmauvais.— Je n’avais aucune intention préméditée, je rétorque.C’est seulement que j’ai décidé deme

montrerraisonnable.D’acheterutile,quoi.—D’acheterutile?Lagérantemeregardecommesijevenaisdeproféreruneinsanité.—Madame,jevousprieraideterminervosachatsetdebienvouloirquitterlemagasin.

Franchement!Àcroirequej’étaisentraindetuerlesystèmecapitalisteàmoitouteseule!En

m’escortantverslasortie,labonnefemmeentailleur-pantalonmedemande:—Vousavezvucequis’estproduitauJaponaveclachutedelaconsommation?Vousvoulez

quelamêmechosearrivecheznous?C’estça?Jeme sensmal à l’aise. En fait, la situationm’a un peu échappé.À la fin, toutes les clientes

vidaientleurspaniersetremettaientlesarticlesoùelleslesavaienttrouvésensedemandantlesunesauxautres:«Maispourquoionachètetant?»ou:«Çasertàquelquechose,cetruc?»,tandisquelesvendeusescouraientpartoutenessayantdelesconvaincre:

—Quin’estpascontentd’avoirunpetitsouvenir?Cetobjetestàmoitiéprix.Prenez-entrois!Suis-je pour quelque chose là-dedans ? Je n’ai fait que remarquer à voix haute que personne

n’allaitjamaisporteruncollierendés.Aufinal, jen’aigardéqu’unpetitpuzzlepourMinnie.Jenediraispasque j’aiprismonpied

aveccetachat,mais j’aiéprouvéunautregenredeplaisir.Enpliantmonreçu(septdollars trente-deux),jemesuissentiecalme.Responsable.J’aimêmecochélacaseFormidable.

Maiscetteaccalmieestdecourtedurée.Aufildemoncheminementdanslagaleriemarchande,monhumeurs’assombritdenouveau.J’envoieunSMSàLuke:

Tuesoù?

Ilmerépondimmédiatement:

Toujoursaucentredeconférences.Jeterminemesmails.Ettoi?

Leseulfaitd’êtreencontactavecluimefaitsoupirerdesoulagement.Jetape:

Je suis dans les Shoppes. Luke, tu crois qu’on va se rabibocher, Suze et moi ?D’accord, j’ai ma part de responsabilité dans ce qui s’est passé à LA, mais depuisj’essaiederecollerlesmorceaux,etelles’enfout.Iln’yenaquepourAlicia,et

Mince!Jen’aiplusdeplace.Tantpis!Ilcomprendra.AprèsavoirappuyésurEnvoyer,jemedisquejen’auraisjamaisdûbalancertoutçaàLuke.Les

longs SMS énervés le déconcertent. À vrai dire, j’ai toujours eu l’intuition qu’il ne les lisait pas.Commec’étaitàprévoir,quelquesinstantsplustard,ilm’écrit:

Tuasbesoindetedistraire,machérie.Jetermineetjet’emmèneaucasino.Tamères’occupedeMinnie.C’estarrangé.Bizz.

Waouh!Jevaisjoueraucasino.Jesuisàlafoisexcitéeetinquiète.Lesloteriessontleseuljeudehasardauqueljemesuisrisquée.OntentaitnotrechanceenfamilleauGrandNational,maisc’étaitpapaquipariaitpournous.Jen’aijamaismislespiedsdansunPMU,nimêmejouéaupoker.

Celadit,j’aivudestonnesdeJamesBond.Trèsinstructifsdanscedomaine.Onapprenddestasde trucsutiles, comme rester imperturbable, lever les sourcils en sirotantun cocktail.Ça je sauraifaire.Lesrèglesdujeu,c’estuneautrepairedemanches.

Enm’arrêtantàuncafépourprendreunlatte,j’aperçoisuneblondeàqueue-de-chevalassiseàunetable.Lacinquantaine,envestedenimnoireornéedestrass,elleestabsorbéeparunjeudecartessursonportable.Devantelle,ungobeletencartongrandmodèleremplidepiècespourlesmachinesàsous.Etsursontee-shirt,l’inscriptionROCKWELLCASINONIGHT2008.

Le genre de nana qui doit s’y connaître. Et qui sera sûrement ravie d’aider une débutante.J’attendsqu’ellemarqueunepausepourm’approcher.

—Excusez-moi.Jemedemandaissivouspourriezmedonnerquelquesconseilspourlecasino.—Quoi?Elle lève le nez de son portable et…Bon sang ! chacune de ses paupières est ornée du $ du

dollar.Commentfait-elle?J’essaiedenepasregardertropostensiblementsesyeux.—Jesuisdepassageetjen’aijamaismislespiedsdansuncasino.Bref,jenesaispascomment

m’yprendre.Àl’évidence,lafemmesuspecteuneentourloupe.

—VousêtesàLasVegasetvousn’avezjamaisjoué?—Jeviensd’arriver.Jem’apprêteàalleraucasino,maisjenesaispasparqueljeucommencer.

Vouspourriezmedonnerdestuyauxsurlaquestion?—Destuyaux?faitlafemmeenmefixantsansciller.Ses yeux sont rouges, comme injectés de sang. D’ailleurs, sous tous ses faux diams et son

maquillage,ellenesemblepasengrandeforme.—Peut-êtreauriez-vousunguideàmerecommander?Maquestionestprobablementtropstupidepourmériteruneréponse.Ellel’ignoreetretourneà

sonjeudecartes.Jenesaispascequ’ellevoitsursonécran,mais toutàcoup,elleaunegrimacehorrifiée.

—Montuyauc’estdenepasyaller,lance-t-elle.Nevousapprochezd’aucuncasino.Pourvotresalut!

Jedéchante.—Oh!jedis.Jeprojetaisseulementd’allerquelquesminutesàunetablederoulette.—Ouais,c’estcequ’ondittoujours.Vousêtesdugenreaccro?Jeprendsletempsderéfléchirpourêtrescrupuleusementhonnêteavecmoi-même.Est-cequeje

suisdugenreaccro?Sansdoute,oui,unpeu.— J’adore le shopping, je confesse. J’ai été accro, autrefois. Je collectionnais les cartes de

crédit.Etilm’estarrivéd’êtreunpeudépasséeparlesévénements.Maismaintenantjevaisbeaucoupmieux.

Lafemmeéclated’unriresansjoie.—Vouspensezqueleshoppingestuneaddiction?Attendezdecommenceràjouer,monchou.

Lesjetonsdansvotremain.Lamontéed’adrénaline.Lebourdonnement.C’estcommeladépendanceàlacrystalmeth.Unepremièredéfonceetçayest,vousdevenezesclave,votreviepartàvau-l’eau.Etàcemoment-là,lesflicss’ymettent.

Je la dévisage, terrifiée. De près, elle a une tête sinistre. Les muscles de son visage ont desmouvements bizarres, ses extensions de cheveux sont visibles. Elle appuie sur une touche de sonportableetseplongedansunnouveaujeu.

—Trèsbien,jedisenreculant.Mercipourvotreaide…—Delacrystalmeth!répète-t-elled’unevoixcaverneuseenmefixantdesesyeuxinjectésdu

sang.Rappelez-vous.Delacrystalmeth.—Oui,jefais.C’estça.Delacrystalmeth.

Delacrystalmeth?Allonsbon!Est-cequejevaisquandmêmeaucasino,ouest-ceunetrèsmauvaiseidée?Une heure plus tard, je suis toujours sur les nerfs,malgré un agréable tour de gondole avec

Minnie,mamanetJanice.Celles-cisontpartiesaubarpoursifflerendouceunautrecocktail,selon

l’expression demaman tandis que, dans notre chambre,Minnie et moi jouons à lamarchande enmêmetempsquejememaquilletoutenm’interrogeantsuruneéventuelledépendanceaujeu.

Vais-jeêtreaccrodupremiercoup?Aupremier tourderoulette?Jemevois,penchéesur latableautapisvert,jetantdesregardsdefolleàLukeenmarmonnant:«Jevaisgagner,jevaisgagner» pendant qu’il essaie dem’écarter et quemaman sanglote doucement, en arrière-plan. Je devraispeut-êtrem’abstenird’alleraucasino.C’esttropdangereux.Mieuxvautresterdansmachambre.

— Encore des magasins, réclameMinnie en attrapant le dernier paquet de chips du minibarqu’elles’appropried’autorité.

—Magasin,allezmaman,ma-ga-sin!—D’accord,mapuce.Jeluiretireleschipsdesmainsavantqu’ellelesréduiseenmiettesetqu’ilfaillelespayer.Éduquerunenfantestaffaired’expérience.Etlarègleutilequej’aiappriseaujourd’huiest:«

Neplusprononcer lemot “minibar”devantMinnie.»Elle croit quec’estMinniebar,quec’est sapropreréservepersonnellededélices.Impossibledeluiexpliquer.Pourfinir,jelalaissesortirtoutcequ’ilcontient.Le tapisest jonchédepetitesbouteillesetdeminusculessachets.Nousremettronstoutçaenplaceplustard.(Évidemment,onauradesproblèmessic’estunminibarélectroniquemaisLukearrangeralecoupàlaréception:ilesttrèsbonpourça.)

J’aidéjà«acheté»unebouteilledetonicetunToblerone.Etjeluidemandeunebriquedejusd’orange.

—S’ilvousplaît,mademoiselleMinnie,pourrais-jeavoirunjusd’orange?jedemandetoutenm’appliquantdumascara.

Jetendslamainverslabouteille,maisMinnierefusedemeladonner.—C’estimpossible,madaaame,fait-ellesévèrement.Vousn’avezpasd’argent.Tiens,tiens?D’oùsort-elleça?Seigneur!Maisdemoi,biensûr.Est-ce que je suis vraimentméchante ?Est-ce que je suis unemauvaisemère ?Honnêtement,

c’estleseulargumentquej’aitrouvépourlacalmerquandnousfaisonsdescoursesensemble.Jem’explique.Minnie parle beaucoupmieux depuis unmoment. C’estmerveilleux, bien sûr.

Touslesparentsadorententendreleursenfantsexprimerleurspenséessecrètes.Leseulennui,c’estquelaplupartdespenséessecrètesdemafilleconcernentcequ’elleveutobtenir.

Ellenecrieplus:«ÀMinniiiie!»,cequiaétéuntempssaphrasepréférée.Maintenant,c’est:«Minnie adooore. » Dans les allées du supermarché, elle répète à tout bout de champ : « Minnieadooore»avecuneferveurintense,commesiellevoulaitmeconvertiràunereligionnouvelle.

Elle n’adore pas nécessairement des choses extravagantes. Plutôt des balais, des sacs decongélation,despaquetsd’agrafes.Ladernière fois,ellen’arrêtaitpasdedire«Minnieadoooore,s’il teplaîîîît»,et jen’arrêtaispasdefaireouidelatêteetderemettreleschosessurlesétagères,horsdesaportée.Soudain,elles’estmiseàhurler:«Jeveuxacheteeeeer»d’untonsidésespéréque

laplupartdesclientsquiassistaientàlascèneontéclatéderire.Etquandelleaarrêtéetregardésonpublicavecungrandsourire,leursriresontredoublé.

Jemedemandeparfoiscommentj’étaisàsonâge.Ilfaudraquejeposelaquestionàmaman.(Enyréfléchissant,jenesuispassûredevouloirsavoir.)Donc, dans les magasins, ma nouvelle tactique est de dire à Minnie que nous n’avons pas

d’argent.Elle comprend àpeuprès.Saufqu’elle semet à accoster lesgens en chouinant : «Nousn’avonspasd’argent»,cequiestparfoisgênant.

Pourlemoment,elles’adresseàSpeaky,sapoupée,d’unevoixdestentor.—Repose.Le.Là.Elleluiconfisqueunpaquetdecacahuètesetcontinue.—Pas.À.Toi.Bonsang!Jeparlecommeça?Jesuggère:—SoisgentilleavecSpeaky.Regarde,commeça.Je prends Speaky dansmes bras et la berce, maisMinnie vient la chercher avec des airs de

propriétaire.—Speakypleure.Speakyesttriste.Elleveutun…bonbon.Ilyatantdemalicedanssonregardquej’aidumalànepaséclaterderire.—Mais,nousn’avonspasdebonbons,mabelle,jeluiexpliquedemonairleplusimpassible.—Etça?Pasunbonbon?demandeMinnieenm’indiquantleToblerone.—Non,c’estuneboîtetrèsennuyeusepourlesgrands.ElleexamineleTobleroneavecattention.Sapetitecervelletravailledur.Ellen’ajamaismangé

deToblerone.Pourtant,saquestionétaitjudicieuse.J’insiste:—Cen’estpasunbonbon.Onenachèteraunautrejour.Maintenantonrangetout.Visiblement,saconvictionfaiblit.Minnieabeaupenserqu’ellesait tout,enfindecompteelle

n’aquedeuxansetdemi.— Merci, ma puce, je dis en récupérant fermement le chocolat. Tu veux bien compter les

bouteilles?Bonnediversion.Minnieadorecompter,mêmesielleoublietoujourslequatre.Nousremettons

touteslesbouteillesdansleminibaretattaquonslerangementdesfriandisesquandlaportes’ouvre.Mamanapparaît,suiviedeJanice.Ellesonttoutesdeuxlevisagerouge.Janiceestcoifféed’unetiareenplastique,mamanserrecontreelleungobeletencartonpleindemonnaie.

—Salut!Lecocktailétaitbon?—J’aigagnétrentedollars,triomphemaman.Çaluiapprendra,àtonpère!Réflexionabsurde.Çaluiapprendraquoi?Bon,paslapeined’ergoterquandelleestdansces

dispositions.—Félicitations!jem’exclame.Etbravopourlediadème,Janice.

— C’était gratuit. L’hôtel organise un concours de danse. Ils distribuent ça pour faire lapromotion.

—Onva souffler pendant que tu sors avecLuke, ensuite on fera unevirée enville, annoncemamanenagitantsongobelet.Monchou,tun’auraispasdesfauxcilsàmeprêter,aufait?

—Si,jecrois.Maisjenesavaispasquetuportaisdesfauxcils,maman.—CequiarriveàVegasresteàVegas,claironne-t-elleavecunregardéloquent.CequiarriveàVegas?Elleparledequoi,là,exactement?Desfauxcilsoud’autrechose?Elle

nedérailleraitpasunpeusurlesbords,machèremère?Maiscommentluidemanderavectactsiellesesentbien?Avantquej’aiepuformulermaquestion,unSMSs’affichesurmontéléphone.

—C’estDanny.Ilestenbas.—Quelbonheur!—Situesprête,descendsdoncl’accueillir,ditmaman.NousallonsdonnersonbainàMinnie,

etensuitelamettreaulit.D’accord,Janice?—Biensûr.LapetiteMinnieestunange.—Vousêtessûre?jedis.Parcequesinon…—Nesoispasbête,Becky,grognemaman.Pourunefoisquejepeuxm’enoccuper.Viens,ma

Minnie,vienst’asseoirsurlesgenouxdeGrana.Onvaraconterunehistoireetpuisonvajouer.Etpuis,j’aiuneidée…OnvacroquerunpeudanscedélicieuxToblerone.

7

Dannyestinstalléàunetabled’anglechezBouchon,unrestaurantchicavecnappesamidonnéesettout.Ilesttrèsbronzé(sûrementdufaux,sivousvoulezmonavis),etporteunblousondemotardbleulayette.Enfacedeluiestassiseunefilleblondeetpâle,avecdurougeàlèvresvioletpourtoutmaquillage.

Jemeprécipiteversluietleserredansmesbras.—Danny!Tuesvivant!Je ne l’ai pas vu depuis son retour du Groenland, où il a participé à une expédition de

bienfaisancesurlabanquise.Onl’aévacuéenavionaprèsuneblessureaudoigtdepiedetilestalléserefaireunesantéàMiami.

—Vivant?Àpeine!fait-il.Jereviensdeloin,machérie.Ilexagèrebeaucoup.J’aieusondirecteurcommercialautéléphoneetjeconnaislavéritévraie.

Maisilm’ademandédelabouclercarDannyestpersuadéd’avoiréchappédejustesseàlamort.—Monpauvre!Celaadûêtreterrifiant.Toutecetteneigeet…cesloups.—Uncauchemar!Tusais,Becky, je t’ai laisséuntasdetrucssurmontestament.Tuasétéà

deuxdoigtsdelesavoir.Impossibledecachermonintérêt.—Vraiment?Tum’aslaisséquoi?—Desfringues.MonfauteuilCharlesEames.Uneforêt.—Uneforêt?—Oui,dansleMontana.Jel’aiachetéepourdeshistoiresd’impôts.EtjemesuisditqueMinnie

pourraityallerjouer…Aufait,jeteprésenteUlla.—Bonjour,Ulla,jedisenagitantjoyeusementlamain.Ellemarmonne un « bonjour » rapide en clignant des yeux nerveusement et se remet tout de

suiteauboulot.Elledessineavecapplicationsurungrandblocl’arrangementfloraldelatable.

—Je viens d’engagerUlla comme « dénicheuse d’inspiration », se vanteDanny. Elle a déjàremplitoutcebloc.ManouvellecollectionaurapourthèmeLasVegas.

—JecroyaisqueceseraientlesInuits.Ladernièrefoisquej’aiparléavecDanny,ilnejuraitqueparlesgravuressurosdel’artisanat

inuit, l’infini des étendues blanches qu’il avait l’intention de représenter par une jupe-culotte pourhommegéante.

—UnmélangedeLasVegasetd’Inuits,répondDannysanssedémonter.Alors,tuasdéjàjouéaucasino?

—J’ailatrouille.J’airencontréunebonnefemmequim’aassuréquejouerpouvaitêtreaussiaddictifquelacrystalmeth.Quesijecommençais,jeseraifoutuepourlavie.

Jem’attendsàcequ’ilrétorque:«Rienquedesconneries!»,maisilhochegravementlatête.—Ça arrive.Une demes vieilles copines de classe,Tania, ne s’est jamais remise d’une nuit

passée à jouer au poker en ligne.Une vraie drogue.Après, elle n’a plus jamais été lamême.Unehistoiretoutcequ’ilyadetragique.

—Elleestdevenuequoi?jedemandeavecappréhension.Elleest…morte?—Presque.ElleestenAlaska.—L’Alaskan’estpaslamort!—Elle est allée travailler sur un derrick.Avec succès, d’ailleurs.Maintenant, elle dirige une

exploitationpétrolière.Maisavant,elleétaitaccroaujeu.—Iln’yariendetragiqueàêtreàlatêted’uneexploitationpétrolière,jeréplique.—Tuterendscomptedecequeçareprésente?riposteDanny.Tuasdéjàétélà-bas?J’oublietoujourscombienilpeutêtrepénible.—Detoutefaçon,cen’estpasdeçaquejevoulaisteparler,c’est…—Jesaisdequelsujetils’agit,mecoupeDanny,triomphant.J’aimêmeunesacréeavancesur

toi,mapoule,avecmesprospectus,mesbrochures,messtylos,mestee-shirts…—Destee-shirts?Jeleregarde,interdite.Dannyretiresonblousonpourmemontreruntee-shirtimpriméd’unephotodeTarquin.C’est

unclichéennoiretblancprisaucoursd’uneséancedephotosdemoderéalisée ilyadesannées.Tarkieestnu jusqu’à laceinture,unecordeenrouléeautourdu torse,et regarde l’objectifd’unairmélancolique. Une extraordinaire prise de vue, mais j’ai un mouvement de recul. Suze hait cetteimage.ElletrouvequeTarquinressembleàunmannequingay(et,pourêtrehonnête,c’estvrai).Ellenevapasêtrecontentedelavoirreproduitesurdestee-shirts.

Sousl’image,onlit:RETROUVEZ-MOI!,suividunumérodeportabledeSuze.—J’en ai une cargaisonpleine, se réjouitDanny.Kasey et Joshdistribuent les prospectus au

CaesarPalace.—KaseyetJosh?

—Mes assistants. Il faut montrer son visage. C’est la première démarche à faire quand onrecherche une personne disparue. Mes chargés de com sont en train de voir pour de nouveauxsupports.Undesgarsestenpourparlersavecdesfabricantsdebriquesdelait…

Laréalitémetombedessusd’uncoup.—Attendsuneseconde!IlsdistribuentdesphotosdeTarquin?—Toutelavilleenaura.Onenaimprimédixmille.—Maisnousl’avonstrouvé.—Quoi?Ilsursautesouslechoc.—Enfin,presque.Nousluiavonsparlé.Etdemainnousprenonslepetitdéjeunerensembleau

Bellagio.—AuBellagio?Tuplaisantesouquoi?Jecroyaisqu’ilavaitétékidnappéetqu’ilavaitsubiun

lavagedecerveau.—Suzelecroittoujours.Entoutcas,ellenesedétendraqu’aprèsl’avoircontempléenchairet

enos…Maismontre-moicesprospectus.Tuesformidable,Danny.Absolumentgénial.Suzevat’êtretellementreconnaissante.

—Ilyenadetroissortes,déclareDanny,amadouéparlescompliments.Ulla,lesprospectus!Ullafouilledanssongrandsacencuird’oùellesorttroisprospectusqu’ellenoustend.Chacun

comporteunephotodifférenteennoiretblanc.Surlestrois,Tarkieressembleàunestardepornogay.Surl’uneestécrit:«RETROUVEZ-MOI!»,surladeuxième:«OÙSUIS-JE?»etsurlatroisième«JESUISPERDU».LestroisdonnentlenumérodeportabledeSuze.

—Cool,hein?—Euh….topissime.JedoisempêcherSuzedevoircesprospectus.—PaslapeinequeKaseyetJoshlesdistribuenttous,jedisenm’éclaircissantlavoix.Pasles

dixmille.—Maisjeferaiquoiaveclereste?Ç’al’airdeleperturberunbonmoment.Puissonfrontsedétend.—Jesais!Uneinstallation!Maprochainecollections’inspireradecetteexpérience.Ilrayonne.Etpoursuit:—Oui!Esclavagesexuel!Kidnapping!Bondage!Trèsnoir,tucomprends?Verydark.Des

mannequins enchaînés.Ulla, note ça en vitesse : liens, chaînes, sacs en plastique, cuir.Minishorts,ajoute-t-ilaprèsuninstantderéflexion.

—Ettacollectionmoitiéinuit,moitiéLasVegas?—Aprèscelle-là!Aufait,oùestSuze?Mabonnehumeurs’évaporeinstantanément.—AvecAlicia.Tu te souviensd’Alicia, laGarce-aux-longues-jambes?ElleaépouséWilton

Merrelleet…

—Jesais,Becky.C’estunegrossepointure.SamaisonestdanstouslesnumérosdumagazineArchitecturalDigest.

— Inutile deme le rappeler.Écoute,Danny, c’est horrible.Elle a éloignéSuze demoi.Ellespassenttoutleurtempsensemble.Suzeacomplètementperdusonsensdel’humour.Àcaused’Alicia.Jesuistotalementdéboussolée.

Jeconclusmatiradeenmefrottantlenez.Dannyréfléchituninstantavantdehausserlesépaulesavecphilosophie:—Lesgenschangent.

L’amitiécesse.SituaimesSuze,nelaretienspas.Çaalors!Iln’estpascensémediredestrucspareils.Jesuisstupéfaite.—Rienn’estimmuable,nilesgensnilavie…C’estainsi.Ledestin,peut-être.Jefixelanappemisérablement,dansunétatdetotaleconfusion.Perdrel’amitiédeSuze,cen’est

pasledestin.Sûrementpas.—ElleestcommentAlicia,cestemps-ci?demandeDanny.Toujoursaussisympa?Toujoursen

traindefoutrelamerdedanslescouples?Jesuissoulagée.Aumoins,DannysaitdequoiAliciaestcapable.—Elleprétendavoirchangédutoutautout.Maisjen’encroispasunmot.Ellemijoteuntruc,

crois-moi.—Ahbon?Tuasuneidée?—Jenesaisrien.Maisj’ensuispersuadée.C’esttoujourslareinedesmanigances.Gardeunœil

surelle.—Pigé,faitDanny.—Maistunelaverraspascesoir,j’ajoutetristement.NoussommesàLasVegas.Noussavons

queTarquinetpapasontsainsetsauf.Alorslogiquement,ondevraitfairelafête.MaisAliciaetSuzerefusentdes’amuser.Ellesvontsecouchertôt.Incroyable,non?

—Ehbien,moi,jevaism’amuser.Dannymeprendlamain.—Allez,machérie,secoue-moicecafard.Onfaitquoi?Unpetitcoupdecasino?—J’airendez-vouslà-basavecLukedansunmoment.Maisçamefaitflipper.—Pourquoi?Franchement!Iln’adoncrienécoutédecequejeluiaiconfié?—Parceque!jem’énerve.Lacrystalmeth.—Nemedispasquetuasprisçaausérieux,Becky.Jouer,c’estsuper-marrant!—Tunecomprendspas!Jesuisdugenreaccro.Maviepeutfacilementpartirenquenouille,

dansunespiraleinfernalededépendanceetd’addiction.Mêmesituessaiesdem’aideràensortir,tun’yarriveraspas.

J’aivudestasdedocumentairessurladrogueetlesdrogués.Jesaiscommentçaarrive.Unjourondit:«J’essaiejusteunefois»,etlelendemainonseretrouveautribunal,toutcrade,pourobtenirlagardedesesenfants.

—Onsecalme,Becky!ditDannyenattrapantlanote.Allonstaquinerlachance.Sijamaistumontresdessignesd’addictionaujeu,jetesorsducasinoparlescheveux.

—Mêmesijet’insulteentecrachantdessus?—Surtoutdanscecas!AllonsessayerdeperdretoutlefricdeLuke.Jeplaisante!précise-t-il

envoyantmonexpression.Jeplaisante!

Vingtminutesplus tard,noussommesaucasino.Enentrant, jeprendsunegrande inspiration.

Alors voilà le véritable Las Vegas, le centre névralgique de la ville. Je regarde autour de moi,presqueéblouieparlesnéons,lamoquetteàmotifs,lesvêtementsbrillants.D’unemanièreoud’uneautre,toutlemondeal’airderesplendir,ici,neserait-cequ’avecunemontreincrustéedediamantsquireflèteleslumières.

—Tuasdesjetons?demandeDanny.Jeluimontremesjetonsgratuits.CommeLukem’adonnélessiens,j’enaipasmal.—Çareprésentecinquantedollars,j’annonce,aprèsquelquessecondesdecalculmental.—Cinquante?Maisaveccettesommetupeuxàpeinejouer.Iltefautauminimumtroiscents

dollars.—Pasquestiondedépensertroiscentsdollarsaujeu.C’estbeaucouptrop.Pourcettesomme,je

peuxm’offrirunejoliejupe.—J’aidéjàl’équivalentdecinqcentsdollarsenjetons,rayonneDanny.Oncommence?—Cinqcentsdollars?jem’exclame.—Jevaisengagnerdixfoisplus.Attendsdevoir,machérie.Jesensquej’ailabarakacesoir.

Unechancedecocu.Cettemainvameporterchance,ajoute-t-ilensoufflantsursesdoigts.Son entrain est contagieux. En inspectant la salle de jeu, jetons en main, je ne peux pas

m’empêcherd’êtreauxanges.Etterrifiée.Lesdeuxenmêmetemps.C’estunendroitétonnant.Mêmel’airestcontaminéparlevirusdujeu.Encirculantparmiles

tables, on peut pratiquement sentir la tension dans l’haleine des gens. Des rugissements et desexclamationsnousparviennentdepuislestables,oùdesjoueurssontentraindeperdreoudegagner.Avec,enfondsonore,leblip-blipininterrompudesmachinesàsous.

—Onjoueàquoi?jedemande.Àlaroulette?—Plutôtaublackjack,décrèteDannyenm’entraînantversunegrandetable.Oh, là, là ! Tout a l’air tellement adulte, sérieux, et vrai. Personne ne lève le nez pour nous

saluerquandnousnous installons surdeuxchaises libres.C’estunpeucommes’asseoir àunbar,sauf que le bar est tendude tissu et que, au lieudenous servir unverre, le croupier distribuedescartes.Ilyadeuxhommesâgésàlatableetunefilleensmokingetchapeauàpaillettesquisembleassezmallunée.

—Commentonfait,jesouffleàDanny,paniquée.En fait, je saisvaguement.Çadoit ressembler à lavariantedublack jack twist auquel je joue

avecpapaetmamanchaqueannéeàNoël.Maisilyapeut-êtredesrèglesparticulièresàLasVegas.

—Facile,répondDanny.Tuplacesdesjetons.Vingtdollars.Ilprendunjetondansmamainetleposesanshésiterdansuncerclesurlatable.Lacroupière,

unefillesansdouted’originejaponaise,faitàpeineattentionàmamise;elleattendquechacunaitpariéavantdedistribuerlescartes.

J’aiunsixdecœuretunsixdepique.—Twist,jedéclareàhauteetintelligiblevoix.Toutlemondemeregarde.—Tunedoispasdire«twist»,corrigeDannyenjetantuncoupd’œilàmescartes.Tudoisdire

:jeveuxsplitter.Aucuneidéedecequeçasignifie,maisjeluifaisconfiance.—OK.Jefaisunsplit,jelance.—Tunedispas«split»,marmonneDanny.Tuposestonjetonsupplémentairelà,surlatable,et

tufaislesignedeuxavectesdoigts.—OK.Jesuissesconseilsetaussitôtjemesenshypercooletprofessionnelle.Lacroupièreséparemes

cartesetdistribueencore.— Oh, j’ai pigé ! je m’exclame quand elle me donne un huit de trèfle et un dix de cœur.

Maintenant,j’aideuxpiles,jesuissûredegagner.Jeregardelesautresjoueurs.Trèsamusant!—Becky,c’estàtoi.Toutlemondet’attend,murmureDanny.—D’accord.J’examinemonjeu.Jetotalisequatorzesurunepile,etseizesurl’autre.Qu’est-cequejefais?

Jetireoujereste?Impossiblededécider.—Becky?—Uneseconde!C’estfoucequecejeuestdifficile.Vraimentdifficile.Malédiction!Jefaisquoi?Jefermelesyeuxenimplorantlesdieuxdujeu.Maisapparemment,ilssontauxabonnésabsents.—Alors,Becky!mepresseDanny.Toutlemondefroncelessourcilsenmeregardant.Quoi?!Ilsneserendentpascomptecomme

c’estcompliqué!Jepasselamainsurmessourcils.—Hum…jenesaispas.Jedoisréfléchir…—Madame,s’impatientelacroupière.Madame,vousdevezjouer.Qu’est-cequec’eststressant!C’estcommedécidersiondoitacheterunmanteaudémarquéaux

soldesdechezSelfridgestoutensedisantqu’ontrouverapeut-êtremieuxchezLibertymaisquesionlaisseéchappercelui-là,quelqu’und’autrevasauterdessus…

—Bon,alors,jefaisquoi?jedemandeàlatable.Commentvousarrivezàgardervotrecalme?—Madame,jouez.

—OK.Jeprendsunecarte.Enfin,jetire.Oulesdeux.Oujedoublepourmoins.JemetourneversDanny.Jen’aiaucuneidéedecequeveutdire«jedoublepourmoins»mais

jel’aientenduaucinéma,doncçadoitexister.

—Non,m’assène-t-il.Lacroupièretireunneufetundix,finitsontouretmepiquemesjetons.—Quoi?Qu’est-cequisepasse?—Tuassauté,constateDanny.—C’estfini?Ellen’ariendit.—Non.Ellerécupèretamise.Etlamienneaussi,putain.J’observe la croupière muette, me sentant un tantinet offensée. Quand même ! On devrait y

mettreunpeuplusdecérémonie.Quandonachèteuntruccher,onvouslemetdansunjolisacenvousdisant«Excellentchoix»,non?

Enfait,lesmagasinsbattentlescasinosàplatecouture.Onydépenselesmêmessommes,maisdanslesboutiquesonenapoursonargent.Parcequequandmême, jesuisperchéesurce tabouretdepuisàpeinecinqsecondes,etj’aidéjàdépenséquarantedollars;etsansrienavoirenéchange.

—Jefaisunepause,j’annonce,englissantàbasdemontabouret.Allonsboireunverre.Jeregardemontéléphone.Lukealaisséunmessage.Ilestenchemin.—OKpourunverre,faitDanny.Alorsmachérie,çayest,tuesaccroaujeu?—Pasvraiment.Aufond,jenedoispasavoirçadanslesang.—C’estparcequetuasperdu,constateDanny.Attendsdecommenceràgagner.Àcemoment-

là,tunepourrasplusarrêter.Oh,salut,Luke!Monmaritraverselasalle,sûrdelui.Sescheveuxbrunsluisentsousleséclairages.Ilgratifie

Dannyd’uneclaquedansledos.—Alors,monvieux?Tuasfinipardécongeler?—Nem’enparlepas!C’estencoretropfraispourenparler.Lukeme regarde dans les yeux et je lui renvoie une petite grimace. Danny se prend très au

sérieux.Maisilesttellementgentilqu’ons’enaccommode.—Alors,Becky,tuasgagnéunefortune?—Non,j’aiperdu.Lejeu,c’estnuldecheznul.—Maistun’aspasencorecommencé.Essayonsuneautretable,proposeDanny.—Peut-être,jedissansbouger.Jenesuistoujourspasconvaincueparcettehistoiredejeu.Sionperd,c’estmerdique,etsion

gagne,c’estbien,maisonrisquel’addiction.—Tun’espaspartante,Becky?s’étonneLuke.—Non.Saufsi…Etsijecommenceàgagneretquejedevienneaccro?—T’inquiète.Ilsuffitdedéciderd’unestratégieavantdedémarreretdet’ytenir.—Quelgenredestratégie?—Parexemple:jejouependanttantdetempsetj’arrête.Jedépensetelmontantetjepars.Ou

simplement:«Jem’envaisquandj’aigagné.»Nemisejamaisbeaucoupd’argentaprèsavoirperdu.Situperds,tuperds.Aprèsuneperte,n’essaiepasderegagnercequetuasperdu.

J’ingèretoutescesrèglesensilence.—OK.J’aiunestratégie.—Super.Tuveuxjoueràquoi?—Finileblackjack.C’estidiot.Allonsàlaroulette.Nousnousinstallonssurdeschaiseshautes,devantunetablevide.Lecroupier,unchauvedans

lestrenteans,nousaccueilleavecunsourirepétillant.—Bonsoir.Bienvenueàmatable.Bienplussympaquelafilledublackjack.Unevraierabat-joie,celle-là!Pasétonnantquej’aie

perdu.—Bonsoir!Je lui rendssonsourireetposeun jetonsur le rouge, tandisqueLukeetDannymisentsur le

noir.Commehypnotisée,jeregardelaroulettetourner.Allezlerouge,allezlerouge…Labille s’arrêtedansunedescases.Tout étonnée, je clignedesyeux. J’aigagné ! J’aigagné

pourdebon!—C’estlapremièrefoisquejegagneàLasVegas,jedéclareaucroupier,quisourit.—Vousêtespeut-êtredansunebonnepasse.—Peut-être.Je place de nouveau mon jeton sur le rouge et fixe la table. Quel spectacle, cette roulette !

Presque envoûtant. Tous les joueurs fixent la bille en train de tourner, incapables de détourner leregardavantqu’elleralentisseettombedansuneencoche.

—Yes!Encoregagné!OK.La roulette est le plus formidable jeu dumonde. Pourquoi avons-nous perdu du temps à

cetteidiotiedeblackjack,mystère!Unedemi-heureaprèsavoircommencéàmisersurlatablederoulette, j’ai gagné si souvent que jeme sens la reine du casino.Luke etDanny n’ont ni perdu nigagnémaismoi,j’aiaccumuléunegrandepiledejetonsetjecontinue.

—Qu’est-cequejesuisdouée!Commentnepasjubileralorsquejeviensdegagnerunenouvellefois?J’avaleunegorgéede

margaritaetj’examinelatableenréfléchissantàmaprochaineannonce.—Lachanceestavectoi,mecorrigeLuke.—Lachance…letalent…c’estdupareilaumême.Aprèsuninstantdeconcentration,jeposetousmesjetonssurlenoir.Lukeenmetquelques-uns

surimpair.Captivés,nousregardonslabilletourner.—Noir!jem’écrieaumomentoùlabillestoppesurledix.J’aiencoregagné!Ensuite,jemisesurlenoir,puissurlerouge,etunefoisencoresurlerouge.Etjegagne.Un

groupedecélibatairesenvirées’approche.Lecroupierleurditquejesuisdansunebonnepasse.Ils

entonnent«Beck-ee !Beck-ee»chaque foisque jegagne.Avoirautantdeveineest incroyable. Jesuisunporte-bonheurambulant.

Etvoussavezquoi?Dannyavaitraison.Onnevoitpluslejeudelamêmemanièrequandongagne.Jeplanegrave.Cequim’entouren’existeplus.Laseulechosequim’importeestlaroulette,quiprenddelavitesseetquis’arrête…jusqu’àcequejegagneencore.

Mike,undescélibatairesengoguette,metapesurl’épaule:—C’estquoivotretruc?Jefaismamodeste:—Riendespécial.Jemeconcentre.Jeprogrammelacouleur.—Vousêtesunehabituée?demandeunautre.Êtreaucentredel’attentionm’enivre.—C’est lapremièrefoisdemaviequeje joue,mais jedevraispeut-êtredevenirunpilierde

casino.—EtvousinstalleràLasVegas.—Maisoui!jedisàLuke.Ilfautabsolumentqu’ondéménageici.Jerécupèretousmesgainset,aprèsunmomentd’hésitation,jelesplacesurlenumérosept.—Euh,vraiment?s’étonneLuke.— Vraiment ! J’ai un bon pressentiment. Oui, le numéro sept, j’ajoute, après une nouvelle

gorgéedemargarita,àl’intentiondemesadmirateurs.Lesept,c’estmonchiffre.Deuxd’entreeuxcommencentàpsalmodier:«Lesept!Lesept!»tandisqued’autresposenten

vitesseleursjetonssurlesept.Nousfixonslaroulettequidémarre,commeunebandedepossédés.—Lesept!Lesjoueurssedéchaînentquandlabilleselogedanslacase.J’aigagné.Mêmelecroupierme

donneunhighfive.—Elleesthot,cettefille!s’exclameledénomméMike.—Votreprochainpari,Becky?s’enquiertundesescopains.—Allez,Becky,dites-nous!—Becky!—Onmisesurquoi,Becky?Toutlemondeattend.Maisjeneregardepaslaroulette.J’examinelapiledejetonsquis’élève

devantmoienme lançantdansun rapidecalcul.Deuxcents…Quatrecents…Plusencore.Ouais !Poingfermé,jefaisunsignedevictoire.

—Alors?insisteungars.Jemetourneverslecroupieretdisavecunsouriretriomphant:—Jevaisencaisser.—Encaisser?s’inquièteMike.—J’aiassezjoué.—Maisnon!Vousêtesbienpartie!Continuez!

—J’aigagnéhuitcentsdollars.—C’estsuper!N’arrêtezpas.—Vousnecomprenezpas!Avecceshuitcentsdollarsjevaisachetercettevesteencachemire

pourLuke.—Quelleveste?s’étonneLuke.—LaArmani.Encachemiregris.Allonsyjeteruncoupd’œil.Elleestfaitepourtoi.—Partirpouruneveste,vousêtesdingue!Vousnevouspouvezpasquitterlatablequandvous

avezuneveinepareille,s’insurgeMike.—Sisi!C’estmastratégie.—Votrestratégie?—Monmarim’aconseilléd’adopterunestratégie.J’aidécidéd’arrêterquand j’auraisgagné

assezpourluioffrirlavesteArmani.Etc’estfait.—Mais…Mais…Mikeenperdpresquelavoix.—Pourquoistopperalorsquevousavezuneveined’enfer?—Çanedurerapeut-êtrepas.—Maissi!Quêtantl’approbationdesescopains,ilinsiste:—Ellevagagner,hein,lesmecs?—Becky,c’estunegagnante!s’enthousiasmel’un.Ils sont bouchés ou quoi ? Me voilà obligée de leur mettre les points sur les i : — Si je

commenceàperdre,jepeuxdireadieuàlaveste!Mike, qui a vraisemblablement plus d’un verre dans le nez, passe son bras autour de mes

épaules.—Allez!Partezpas!Onsemarrebien,non?—Oui,c’estcool.Vousêtesunebandehyper-sympa.Etj’adorejouer,enfin,oui…maiscequi

meferaencoreplusplaisirceserad’offrircettevesteàLuke.Désolée,jedisaucroupier.Jen’airiencontrevous.Votrerouletteestformidable.

Lukeémetunesortederireétouffé.—Quoi?Qu’est-cequ’ilyadedrôle?—Rien,machérie!Jeremarquejustequelaspiraleinfernalecenséetemenerdansl’enferde

l’addictionaujeun’estpaspourtoutdesuite.

LavestevaparfaitementàLuke.Elleesttailléeprèsducorpsetfaitressortirlesrefletschocolat

desescheveux.Quandilsortdelacabined’essayageetseregardedansungrandmiroir,touteslesvendeuses sont en admiration.Dommage queDanny ne soit pas avec nous et ait préféré rester aucasinoaveclegroupedecélibataires.

—Parfait!Jesavaisqu’elleseraitsupersurtoi.

—Merci,faitLukeensecontemplantdanslaglace.Toncadeaumetouchebeaucoup.Jefaislecomptedumontantdemesgainspendantquelavendeuseplielavestedansunejolie

boîterectangulaire.—Àmon tour de te gâter ! s’écrie Luke quand nous sortons du magasin. Voici un présent

beaucoupplusmodeste,ajoute-t-ilenmetendantunmailimprimé.UnedenoséquipesàLondresestleconseildeMac,quiaenvoyéàtoutlepersonnelunbonderéductiondequatre-vingt-dixpourcent.Pendantunmoment,j’aicruqu’ils’agissaitduMacd’Apple,maisc’estlamarquedemaquillage.Tupeuxutilisermonbond’achat.

—Unrabaisdequatre-vingt-dixpourcent.C’esttop!Ilregardeautourdelui.—Ontrouvecettemarqueoù?ChezBarney?Onyva?—Paslapeine.Çavaêtreassommantpourtoi.—Tuneveuxpasyaller?Les yeux sur le bon de réduction, je tâche d’analyser ma réaction. À l’idée de choisir des

produitsdemaquillage–mêmeàprixréduit–,jemesensbizarre.Commesiunefouledepapillonsvoletaientdansmonestomac.

Jesaiscequisepasse.J’aiadoréachetercettevestepourLuke.J’aiadoréacheterlepetitpuzzlepourMinnie.Maisdestrucspourmoi?Bof!C’estnon…Étrange,quandmême…Jen’aipas…

Jeneleméritepas.C’estça!Cetteexplicationquis’imposeàmoimefaitfrissonner.—Non,merci,jedisavecunsourireforcé.AllonsplutôtlibérermamanetJanice.—Tuneveuxplustebalader?Voirleslumières?—Non,merci.Moneuphories’estdissipée.AumomentoùLukeaparlédemefaireuncadeau,ilm’asemblé

qu’unevoixs’insinuaitdansmatêtepourmefairelamorale.Pasunevoixcalme,façonLaPaixd’or,m’enjoignantd’acheteravecmesureetaprèsréflexion,maisunevoixdurequimeserinaitquejeneméritaisrien.

Nousgagnonslesascenseurs,accompagnésparlarumeurdesconversationsambiantesetparla

musique.Lukemejettedespetitsregardsencoin.Ilfinitparsedécider.—Beckychérie,tudoisretrouvertaconfianceentoi.—Jenel’aipasperdue,jeriposte.—Oh!quesi.Qu’est-cequisepasse,maBecky?dit-ilenm’enlaçant.Lagorgeserrée,jetentedem’expliquer:—Rienneva.Jeculpabilise.Cevoyage,onlefaitàcausedemoi.Jen’auraispasdûattendre

pourallervoirBrent.J’auraisdûécouterpapaplusattentivement.PasétonnantqueSuze…Jem’arrête,auborddeslarmes.Lukesoupire:—Suzereviendra.

—J’enaiparléàDanny.Selonlui,çaarrivequelesamitiéscessent.EtjenedoispasessayerderetenirSuze.

—Sûrementpas!Certainesamitiésdurenttoutelavie.CellequitelieàSuzeenfaitpartie.—Jenepensepas.Àmonavis,elleadéjàprisfin.—N’abandonnepas,Becky.Tun’espasdugenreàrenoncer.Tuasconnuunemauvaisepasse,

d’accord.Suzeaussi.Maisjevousconnais,touteslesdeux,etjesaisquevotreamitiéestdecellesquirésistent.Vousvousretrouverez,grand-mères,àéchangerdestuyauxpourtricoterdeschaussons,jevousvoisd’ici.

—Tucroisvraiment?jedemandeavecunregaind’optimisme.Jenous imagine envieillesdames.Suzeaurade longs cheveuxblancs,unecanne très chic et

seratoujoursaussiravissante,avecseulementquelquesrides.Moi,jeneseraipastrèsjoliemaisjeporteraidesaccessoiresdivins.Onm’appellera«laVieilleDameaufabuleuxcollier».

—NelaissepastomberSuze.Tutiensàelle.Elleabesoindetonamitié,mêmesiencemomentellenes’enrendpascompte.

—Iln’yenaquepourAlicia,jefaisremarquerlugubrement.—Oui,mais un jour elle retrouvera sa lucidité et elle perceraAlicia à jour, prédit Luke en

appuyantsurleboutondel’ascenseur.Enattendant,souviens-toiquetuestoujourssonamie.Elleademandéàt’accompagnerdanscetteexpédition.NelaissepasAliciatedémolir.

—OK,jefaisd’unetoutepetitevoix.—Jet’assure,insisteLuke.NetelaissepasintimiderparAlicia.Bats-toipourcetteamitié,elle

envautlapeine.Sonoptimismeestpresquecontagieux.—D’accord.Jevaissuivretonconseil.—Enfin!JeretrouvemaBecky!Nous sommes arrivés à notre chambre. Luke sort sa carte électronique, l’insère et pousse la

porte.Lechocmeparalyse.Qu…Quoi????—Bonsoir,Rebecca!Bonsoir,Luke,faitunevoixglacialequejeconnaisbien.

Est-cequejerêve?Est-cel’effetd’unabusdemargaritas?Çanepeutpasêtrevrai!Etpourtant,si.Elinor,mabelle-mère,enrobeDianevonFurstenberg, trône, raidecommeun

piquet,surunpoufetmeconsidèredesonregardfroid.—Mère!s’écrieLuke,aussisidéréquemoi.Qu’est-cequetufaisici?Enlaregardant,jemesensbizarre.LesrapportsentreLukeetsamèren’ontjamaisétésimples

mais,récemment,ilssesontencorecompliqués.Ilyadeuxjours,àLosAngeles,j’aiorganiséuneréunionderéconciliationparticulièrementdésastreuse.Lukeestpartienclaquantlaporte.Elinorl’aimité.Moiquirêvaisd’êtreleKofiAnnandesconflitsmère-fils,quelratage.Lukeaétéécorchévif.Etvoilàquesamèrearrivesansprévenir.

Maman,assiseavecJanicesurlecanapé,expliqueavecemphase:—Elinorestvenueàmonsecours.Commejen’avaispersonneversquime tourner, je luiai

téléphoné.Personneversquisetourner?Dequoiparle-t-elle?Elleauncamping-carpleindegensàsa

disposition.—Maman,cen’estpasvrai.Tuasmoi,Suze,Luke…—J’avaisbesoind’unepersonne influente,explique-t-elleenfaisant tournersonverredevin.

PuisqueLukearefusédefaireappelàsescontacts…—Jane,intervientLuke,qu’attendiez-vousexactementdemoi?—J’attendaisquevous fassiez lemaximum.Elinorm’aapportéuneaide inestimable.Elle au

moinsacompris.N’est-cepas,Elinor?—Maisonalocalisépapa!jevitupère.Onamêmeretrouvésatrace.—Jel’ignoraisquandjel’aiappelée,ripostemaman.Elinorn’apashésitéàmevenirenaide.

Commeunevéritableamie.C’est dingue !Maman connaît à peineElinor.Ce n’est pas comme si nous étions une de ces

grandes familles heureuses dont les membres s’entendent à merveille et ont leurs coordonnéesréciproquesennumérotationrapide.Àcejour,nosrelationsfamilialespeuventserésumercommesuit:

•Elinorméprisemamanetpapa(desbanlieusards).•MamannesupportepasElinor(tropsnob).•PapaaimebienElinortoutenlaconsidérantcommeunevieillebêcheuse(iln’apastort).•LukeetElinorneseparlentpratiquementjamais.•Minnieadore tout lemonde,surtout«Grana»(maman)et«Madaame»(Elinor).Mais

elledortprofondémentetnepeutnousêtred’aucuneaide.Enbref,nullepartdanscescénarioiln’estmentionnéquemamanetElinorsont«amies».En

fait, jenesavaismêmepasquemamanavait lenumérodemabelle-mère. Je jetteuncoupd’œilàLuke.Ilasonvisagedesmauvaisjours.

—En quoi pensez-vous quemamère va vous aider ? demande-t-il d’un ton neutre—Noussortonsjustementpourfairelepoint,répondmaman.C’estlapremièrefoisqu’ElinormetlespiedsàLasVegasetnousaussi.Nousavonsdoncprévuunesoiréeentrefilles.

—Solidaritéféminine!s’enthousiasmeJanice.—Vousêtesenforme,Elinor,jedis,sanspouvoirm’enempêcher.Votrerobeestravissante.C’estmoiqui lui ai suggérédeporterdes robesportefeuille au lieude seshabituels tailleurs

compassés.Et,suprise,elleatenucomptedemesconseils.Sarobeimpriméenoiretblancluivaàmerveille–elleadûlafaireretoucher–etlarendbeaucoupplusféminine.Laprochainefois,jeluirecommanderaid’adopterunecoupedecheveuxdégradée. (Unechoseà la fois !)Lukeest furieuxcontremaman,bienqu’ilessaiedenepaslemontrer.

—Mère,netecroispasobligéed’intervenirdanscettehistoire.Janen’avaitpasàt’appeler.

—Commentça?répliquemaman.Elinorfaitpartiedelafamille.N’est-cepas,Elinor?—Mamèrevientd’avoirdesennuisdesanté,expliqueLuke.Seretrouvermêléeàdesdrames

familiauxestbienladernièrechosedontelleaitbesoin.Mère,tuasdîné?Jeproposedet’emmeneravalerquelquechose.Becky,tun’yvoispasd’inconvénient?

—Biensûrquenon.Allez-y.— En fait…, dit Luke d’une voix altérée, je regrettemon attitude de l’autre soir. J’aimerais

rattraperça.Nousavonslàl’occasiondenousrapprocher…Ils’arrête,embarrassé.Jesaiscombiencettedémarcheestdifficilepourlui,surtoutdevantdes

témoins.—Etpourteprésenterdesexcuses,dînerensemblemesembleapproprié,conclut-il.— J’apprécie ta démarche, Luke, dit Elinor après une pause. Merci. Je pense que si tu en

exprimesledésir,nouspourrions…tireruntraitsurlepasséetrecommenceràzéro.Elleal’airaussigênéequelui.JeretiensmonsouffleenobservantLuke.Jen’encroispasmesoreilles:ilsvontserabibocher!

J’espèrequeleurdînervadurerlongtemps,qu’ilsaurontletempsdediscuteràfondetquetoutvachanger.

—C’estmerveilleux!s’écrieLukeavecunsouriredesoulagement.Jen’osaispasenespérertant. Je vais retenir une table et pendant le dîner nous pourrons parler de ces vacances dans lesHamptonsquenousprojetonsde…

—Jen’aipasterminé,l’interromptElinor.Tesparolesmetouchent,Luke,etj’aimeraisenfiniravecnosproblèmespassés.Maiscesoir,j’aidécidé…Cesoir,jesorsavecJaneetJanice.

J’enrestecommedeuxrondsdeflan.ElinoretmamanenviréeàLasVegas?—C’estbien,faitmamanavecunepetitetapeencourageantesurl’épauled’Elinor.Venez!On

vas’éclater.—Solidaritéféminine,répèteJanice.Ellealesjouesbienrouges.Combiendepetitesbouteillesdevinduminibara-t-elledescendues

?—Tusorsavecellesetpasavecmoi?demandeLuke,aussiestomaquéquemoi.Incroyable!Lapremièrefoisqu’Elinorarencontrémesparents,ellelesaprisdehaut.Comme

silesBloomwoodétaientdespestiférés.—JaneadesphotosdeMinniequ’elleapromisdememontrer,ditElinor.Del’époqueoùelle

étaitbébé.Çam’atellementmanqué,cesmoments.Elle cligne des yeux, comme sous l’emprise d’une émotion lointaine et j’ai un pincement au

cœur.Lapauvre!Elleestrestéetroplongtempséloignéedenous.—Bien sûr,Elinor !Vous regarderez l’albumsurmon iPhone, et jevousenverrai toutes les

photosquevousvoudrez,ditmamanenselevantetenmettantsaveste.Vouspourrezfaireuncollagepourvotrecuisine.Ou…jesais!Vousaimezlespuzzles,hein?PourquoipasunephotodeMinnieenpuzzle?IlsfontçachezSnappySnaps.

—UnpuzzleavecunportraitdeMinnie?Quellebonneidée!—J’aidestasdebonnesidées!ditmamanensedirigeantvers laporte.Tuesprête,Janice?

Elinor,vousavezdéjàjouéaucasino?—Ilm’arrivedejoueraubaccaraàMonte-Carlo,répondfroidementElinor.AveclesBroisier.

Unevieillefamillemonégasque.—Parfait!—Vousnousapprendrez.J’aibesoindedécompresser,voussavez.Salut,Becky.Onsevoitau

Bellagiodemainmatinàneufheuresprécises.Tonpèrevaavoirdroitàquelquesvéritésbiensenties.Dites-moi,Elinor,vousaimezlescocktails?

Nous l’entendons encore jacasser en refermant la porte. Luke et moi échangeons un regardétonné.

Boîtevocale:1783messages

De:numéromasqué18:46Salut,beaumec!

De:numéromasqué18:48Quandtuveux,oùtuveux!

De:numéromasqué18:57Retrouve-moiauFlamingoà10heuresDemandeJuan

De:numéromasqué18:59Combiendel’heure?

De:numéromasqué19:01Tumebottes,solitaire

De:numéromasqué19:09Combien?

De:numéromasqué19:10Tum’embrassesquandtuveux

De:numéromasqué19:12Jeveuxtebooker

De:numéromasqué19:14Tukiffesleshommesoulesfemmes?

8

Onestlelendemainmatin.Celuiquiainventéleslendemainsmatinmérited’êtreabattu.Il est neuf heures moins le quart. Je suis assise à une grande table ronde au restaurant du

Bellagioetj’attendslesautres.Lamusiqueambianterésonnedansmatêtedéjàdouloureuse.Jesuisloindemesentirautop.Ce

quidémontrequelevinduroomserviceestaussialcooliséqueceluidesrestaurants.Mêmeremarquepourlescocktails.Etlesverresdedigestifetautresliqueurs.Le faitqueMinnienousait réveillésà troisheuresdumatinn’apasaidé.Ellecriaitdansson

sommeilquesonlitflottaitsurl’eau.Lafauteàcesstupidesgondoles.Ilsdevraientafficherdesmisesengarde.

Jelèvelesyeux.LukearrivedubuffetavecMinnie,quitientunboldecornflakes.—Maman,descooornflakes!s’écrie-t-ellecommesiellevenaitdedécouvrirunmetsrare.J’ai

descooornflakes!—Formidable,machérie!EtàLuke:—Surceténormebuffet,elleachoisidescornflakes?—J’aiessayédel’intéresseràl’assiettedecrevettesethomard.Envain.Rienquelesmots«crevettes»et«homard»meretournentl’estomac.Duhomardaupetitdéj!

C’estn’importequoi!—On peut avoir une omelette aux truffes,m’annonce Luke, tandis queMinnie commence à

mâchonnersescéréales.—Épatant,jecommentesansenthousiasme.—Ilyaaussiunefontaineàchocolat,destranchesdepainperduet…—Arrête!Nemeparlepasdenourriture!—Tuessouffrante?

—Non,jerépondsd’unairdigne.Enfait,jen’aipastrèsfaim.Idée!Etsijedémarraislerégime5:2?Cinqjoursnormauxetdeuxjoursdedétoxparsemaine.

Aujourd’huiseraitlejourdejeûne.Unserveurvientremplirmatassedecafé.Jeboisprudemment.Uninstantplus tard, j’entends

unevoixfamilière.Maman?MonDieu!Est-cebienmamèrequej’aperçoisàlaréception?Échevelée, lemascara en déroute, avec une espèce de fleur scintillante derrière l’oreille, elle

s’adresseàunemployé:—MafilleBecky,pourriez-vouslatrouvers’ilvousplaît?J’aivraimentbesoind’uncafé.Oh,

mapauvretête!gémit-elleenagrippantsesmèchesdésordonnées…Jefaisdesgestesfrénétiques.—Maman,jesuislà!Elleportelamêmerobequ’hiersoir.Est-cequ’elleneseseraitpascouchée.—Maman!jedisentraversantlerestaurantpourlarejoindre.Çava?Oùétais-tu?—Attendsuneseconde,j’appellelesdeuxautres.Ohé,lesfilles,parici!Elleagite lesbrasvers l’entréeet, àmagrande surprise, jevoisElinoret Janice s’approcher

brasdessus,brasdessousentitubant.Habillées comme la veille au soir mais dans un état… Janice arbore une grande écharpe

brillante qui proclame «REINE DU KARAOKÉ ». Quant à Elinor, ses cheveux sont ornés de ciergesmagiquescalcinés,enfin,çaenatoutl’air.

Lavache!J’étouffeunrirederrièremamain.—Alors,lanuitaétébonne?jedemande.—Becky,monchou,nemelaisseplusjamaisboiredeTiaMaria,murmureJaniced’unevoixà

peineaudible.—Jenemesenspasbien,déclareElinor,blanchecommeunlinge.Matête…Dessymptômes…

trèsalarmants.Ellefermelesyeuxetjelasoutienspourl’empêcherdetomber.— Vous n’avez pas dormi du tout ? je demande, me sentant comme une mère devant trois

adolescentes.Vousavezbudel’eau?Mangéquelquechose?—Onasomnolé,répondmamanauboutd’uninstant.C’étaitauWynn,non?—Jenemesensvraimentpasbien,insisteElinor,latêtepenchéecommecelled’uncygne.—Vousavezlagueuledebois,jeluidis,compatissante.Asseyez-vous.Jevaiscommanderdu

thé…Luke,quinousvoitarriver,selèved’uncoup,l’airaffolé.—Mère!Çava?Jelerassure.—Net’inquiètepas,elleaunebonnegueuledebois,c’est tout.Lesdeuxautresaussi.Elinor,

c’estlapremièrefoisqueçavousarrive?Ellemeregardesansrépondre,tandisquejel’aideàs’asseoir.

—Voussavezcequ’estunegueuledebois?—J’aientendul’expression,dit-elleenretrouvantunpeudesontonsnobhabituel.—Ehbien, buvez à la santé devotrepremièregueuledebois, je dis en lui tendant ungrand

verred’eau.Luke,tuasdel’aspirine?Aucoursdesminutessuivantes,Lukeetmoi,transformésenurgentistesspécialistesès-gueules

debois,dispensonsànospatientesdesverresd’eau,descachets,destassesdethé.Jen’arrêtepasdecroiserleregarddeLukeetj’aiuneénormeenviederiremaisl’étatd’Elinor,quin’estvraimentpasenforme,m’enempêche.

Quandsesjouesreprennentunpeudecouleur,jerisqueunequestion:—Vousvousêtesbienamusée,aumoins?—Jecrois,fait-elle,déconcertée.Jem’ensouviensàpeine.—Çaveutdirequevousavezprisdubontemps,commenteLuke.—Salut,meschéris!Depuisl’autreboutdurestaurant,Dannynoushèle.Ilporteunerobelongueornéedesequinset

unebonnecouched’ombreàpaupièresvioletnacré.Luinonplusnes’estpascouchédelanuit.—Danny!C’estquoicettetenue?Ilm’ignore.—Salut,meschéries!s’écrie-t-ilànouveau.Etlà,jecomprendsqu’ils’adresseàmaman,JaniceetElinor.—Dites donc, les filles, vous avez fait les folles hier soir. Elles ont été top, au karaoké du

MandalayBay,m’explique-t-il.Tamères’estsurpassée,avec«RollingintheDeep».EtElinor,quelnuméro!

—Elinoraparticipéaukaraoké?—Cen’estpaspossible!s’exclameLuke,abasourdi.—Ehsi!(Dannyrigole.)Untrucdébile.EnduoavecJanice.—Non!serécrieLuke.NosregardsconvergentversElinor,quiaposésatêtesurlatable.PauvreElinor!Lapremière

cuiteesttoujoursatroce.Etpourelle,detouteévidence,c’estbiendeçaqu’ils’agit.—Çavapasser,jeluidisenluimassantledos.Tenezbon!Comme je remplis sonverred’eau, j’aperçoisducoinde l’œilSuzeetAlicia s’approcherde

notre table. Inutile de préciser qu’elles n’ont pas eu une soirée arrosée. Alicia arbore cette mineresplendissantequ’affichetoutlepersonneldeLaPaixd’or.(Leursecret?Paslepleinair,maisunsérumbronzantspécial.)Suzea lescheveuxbrillantsetressembleàunange,danssonhautblancàmancheslongues.Uneodeurfraîcheetlégèreémaned’elles.Jemedemandesiellesportentlemêmeparfum.Peut-êtrebien,aprèstout:nesont-ellespasdevenueslesmeilleuresamiesdumonde?

Jem’obligeàêtreaimable.—Salut,vousdeux!Vousavezpasséunebonnesoirée?

—Nous nous sommes couchées tôt, m’informeAlicia. Et cematin, nous avons assisté à uncoursdetai-chi.

—Super,jedisavecunsourireforcé.Vousvoulezdel’eau?Ah!Dannyestlà.Vousl’avezvu?

Elles prennent place à la table au moment où Danny revient du buffet avec une assietteexclusivementrempliedehomardetderaisin.

Illuisouffleunbaiser.—Suzechérie!Jesuisicipourtoi.Littéralement,jeveuxdire.Oui,pourtoi.Dis-moicequeje

peuxfaire.—Danny!rétorqueSuzeavecuneexpressionféroce.Tufaisquoiexactementici?—Jesuisvenuaussivitequej’aipu,répond-ilfièrement.Mesassistantsetmoi-mêmesommesà

tadisposition.Dis-moicequejepeuxfaire.—Jevaistedirecequetunedoispasfaire!SuzebranditundesprospectusdeDanny.—Tu n’as pas le droit d’inonder tout LasVegas de photos demonmari. J’ai eu unmillion

d’appelsdegensquiveulent«sortir»aveclui.Tuimagineslegenredecoupsdetéléphonequejereçois?

—Non,s’enthousiasmeDanny.Ilsdisentquoi?Remarquantl’expressionfurieusedeSuze,ilseravise.—J’essayaisseulementd’êtreutile,Suze.Désoléd’avoirdéployétouscesmoyenspourt’aider.

Laprochainefois,jeneprendraipascettepeine.Suzetrembledefureur.Puiselleseforceàreprendresoncalme.Quelquesinstantsplustard,elle

s’excuse.—Jesaisqueçapartaitd’unbonsentiment.Maisfranchement!—Ellessontgéantes,cesphotos,tunetrouvespas?ditDannyavecunregardénamourépourla

mouedeTarkie.—Jelesdéteste!exploseSuze.—Jesais,maisellessontquandmêmesuper.Tudois l’admettre,Suze,avec tonœild’artiste.

Eh, il y a un manteau de ma nouvelle collection qui est fait pour toi. Avec un col genre fraisedémesurée.TrèsÉlisabethIre.Tuserassublimededans.Uncadeaudepaix?

Personne ne peut rester fâché longtemps avecDanny. Suze se détend et lève les yeux au cielavantdesecalercontreledossierdesachaiseavecunsoupirboudeur.

—Alicia,tuconnaisDannyKovitz?Danny,jeteprésenteAliciaMerrelle.—JemesouviensdevousaumariagedeBecky,ditDannyaimablement.Vousaviez faitune

sacréeentrée.Levisaged’Aliciatraduitquelquechose.Delacolère?Duremords?Toujoursest-ilqu’ellene

répondpas.Suzeluipasseunverre,etellescommencentàdégusterleureauavecélégance.—Tuesalléeoù,hiersoir?demandeDannyàSuze.

—Nullepart.Noussommesrestéesàl’hôtel.Onfaituntouraubuffet,Alicia?Dèsqu’ellesontledostourné,Dannysepencheversmoi:—C’estdesbobards,murmure-t-il.—Qu’est-cequiestdesbobards?—Alician’estpasrestéeàl’hôteltoutelasoirée.Jel’aivuedanslehallduFourSeasons,vers

minuit,entraindeparleràungars.—Tuplaisantes?—Tuplaisantes?répèteimmédiatementMinnie.—J’aimeraisbiensavoircequ’ellefabriquait.Etpourquoiellement.Dannyhausselesépaulesetenfournesixgrainsderaisind’uncoup.—Ilmefautdel’eauglacée,réclame-t-il.Cetteeaun’estpasassezfroide.OùestKasey?Pendantqu’iltapeunSMS,j’observeAliciaquichoisitdesquartiersdepamplemousseaubuffet.

Jesavais qu’ellemijotait un truc.Que faisait-elle auFourSeasons àminuit ?C’est très louche. Jem’apprêteàdemanderdavantagededétailsàDannyquandjeconstatequ’Elinors’estendormiesurlatable.Levisagesurlanappe,lescheveuxenbataille,elleronfledoucement.

Et si jeprenaisun selfiedenousdeux? Je suis tentéemais je résiste.Ce serait indignede labelle-filleraisonnablequejesuis.

—Elinor,jedisenlasecouanttoutdoucement.Elinor,réveillez-vous!—Hein?Elle revient à elle en sursaut et se frotte les yeux. Je la contemple avec effroi, m’attendant

presqueàvoirdesmorceauxdepeauluitomberduvisage.—Buvezunpeud’eau!Enluitendantunverrejeregardemamontre.—PapaetTarkienedevraientpastarder.—S’ilsviennent,intervientLukequipiochedansuneassietted’œufsaubacon,endonnantune

bouchéesurdeuxàMinnie.Jeleregarde,consternée.—«S’ilsviennent»?Qu’est-cequetuveuxdire?Biensûrqu’ilsvontvenir.—Tuplaisantes,faitMinnie.Tuplaisantes.Enchantéeparsaremarque,elleregardeautourd’elleetchipeunefraisedansl’assiettedema

mère.Maismamannefaitpasattention,ellefixeLukeavecconsternation.—Qu’est-cequivousfaitdireça,Luke?Grahamvousacontacté?—Absolument pas, répond-il au moment où Suze revient s’asseoir. Simplement, il est neuf

heuresdix.Àcegenrederendez-vous,onestponctuel.J’aiunesortedepressentiment,c’esttout.—Unpressentiment?s’étonnemaman.—Qu’est-cequetusais,Luke?imploreSuze.Tunouscachesquelquechose?Àmontourd’intervenir.

—Maisnon, ilnesait rien.Et ses intuitionssontgénéralement fausses. Jesuiscertainequ’ilsvontarriver.

Évidemment, jemens.LesintuitionsdeLukesontengénéralpertinentes.Sinon,iln’auraitpasréussi aussi bien dans ses affaires. Il a le don de lire dans les pensées des gens, de prévoir lessituations et de réagir avec un temps d’avance. Et soudain, alors que nous buvons notre café ensilence,montéléphonesonne.Lenomdepapas’affichesurl’écran.Moncœurseserre.

«Papa!jem’exclamed’untondécidé.Super!Tueslà?Noussommesàlagrandetableronde,àcôtédubuffetdefruits.

—Becky…»Ils’arrêtenet.Unsilences’installeetj’aicompris.J’aicompris,pointbarre.«Jetepassemaman,jedisd’untonrageur.Toutdesuite.Cettefois,tuluiparles.»Finidejouerlesmessagers.J’enaiassez.Jetendsletéléphoneàmamèreavantdedécouperavecfureurmatranchedemelon.J’ailatête

penchéesurmonassiette,cequinem’empêchepasd’entendre lavoixdemamangrimperdans lesaigus:

«Mais nous t’attendons !Graham, nemedis pas de ne pasm’inquiéter…Écoute, dis-moi lavérité…C’estmoiquidécidedecequiestimportantoupas…RetourneràLosAngeles?…Non,jen’aipasvisitélesvignobles…Etnon,jen’aipasenviedelesvisiter.Etmerde,arrêtedemeparlerdecesfoutusvignobles!»

—Jevaisluidireunmot,intervientSuze.Tarkieestaveclui?»Ellearracheletéléphonedesmainsdemamanetrugit:«Jeveuxparleràmonmari…Oùestil?…Commentça,“partimarcher”?Jedoisluiparler!»Ellefinitparraccrocheretjettel’appareilsurlatable.Elleestrougeetpeineàrespirer.—Siquelqu’unmeditdemedétendre,je…—Jesuisd’accord,explosemaman.—Commentpourrais-jemedétendre?—Desvignobles!Ilveutquej’aillevisiterdesvignobles!Jevaisluipasserundecessavons

quandjeleverrai!Iln’apasarrêtédedébiterdesâneries.Dugenre:«N’enfaispastoutunplat!C’estl’affairededeuxjoursseulement…Quelestleproblème?»Leproblème,c’estqu’ilmecachedeschoses.Ilyauneautrefemmedanssavie,j’ensuissûre!conclut-elleencognantsatassesurlatable.

Jesuischoquée.—Maisnon,maman!—Si!Elleessuiesesyeuxpleinsdelarmesavecuneserviette.—C’estlà-dedansqu’ilveut«remettredel’ordre».Danssasituationavecuneautrefemme.—Maisnon!—Alorsexplique-moicequeçapeutêtred’autre.

Jerestesansvoix.Àvraidirej’ensaisrien.

Même si nous savons qu’ils ne viendront pas, nous poursuivons notre petit déjeuner pendant

quaranteminutesencore.Commesaisisd’inertie.Il fautdireaussique lebuffetestvraimentdélicieux.Etqu’aprèsplusieurs tassesdecafé, j’ai

retrouvél’appétit.Enfait,j’aidécidédetransformerladiète5:2enrégime«mangerlepluspossibleparcequecebuffetestextraordinaire».

Dansl’intervalle,Elinor,ressuscitée,estengrandeconversationavecDanny.Apparemment,ilsfréquententlamêmesociétéfémininedeManhattan.Elinorparcequ’elleassisteàdessoirées,Dannyparcequ’ilvenddesrobesàcesdames.Ilaouvertsoncarnetdecroquisetildessinedesvêtementsàmabelle-mère,fascinée.

—Idylliquepour l’Opéra.Oupourun théchicouunvernissage, suggère-t-ilenhachurant lapartiejupedumodèle.

—Labasqueesttroplarge,commenteElinord’unaircritique.Jen’aipasenviederessembleràunabat-jour.

—Elinor, c’est exactement lahauteurdebasquequivous convient.Faites-moi confiance, j’ail’œil.

—Etmoi,j’ailesmoyens,répliqueElinor.Jeréprimeunricanement. Ilssontfaitspours’entendre,cesdeux-là.Dannyvientd’attaquer le

croquisd’unlargemanteauàgigantesquecolcheminée.—Cecolest flatteur, explique-t-il.Plushautderrièrequedevant,pourencadrervotrevisage.

Divinementdivin.Etnousallonsleborderdefaussefourrure.D’uncoupdecrayon,ilajoutelafourrure.Elinorn’enperdpasunemiette.Etjedoisdirequeje

suismoiaussiassezéblouie.Elinorseraitsublimedanscemanteau.—J’aibesoind’unmuffinpournourrirmoninspiration,déclaresoudainDannyenselevant.Je

revienstoutdesuite,Elinor.Jelerejoinsdevantlebuffetdespâtisseries.Ilal’airenchantédelui-même.— Je suis en train de créer toute une collection autour d’Elinor :DannyKovitzClassic.Une

lignedevêtementscouturepourlesfemmesauxcheveuxd’argent.—Tuveuxdireauxdollarsd’argent,jerépondsenrigolant.—Lesdeux,dit-ilavecunclind’œil.Tusais,tabelle-mèrealesensdustyle.—Oui.Maiselleestunpeucoincée.—Pasd’accord,machérie.Aucontraire,jelatrouveouverteauxidéesnouvelles.—Detouteévidence,elles’entendbienavectoi.J’en éprouve une pointe de jalousie. Moi qui me voyais comme le gourou vestimentaire

d’Elinor.Aprèstout,c’estmoiquiluiaiconseilléd’achetersesrobesportefeuille.EtvoilàqueDannymeremplaceetvarécoltertoutesleslouanges.

—Écoute,tantmieuxpourtoi!jedis.Combientuluidemandespourtoutça?

—Pasplusqueleprixd’unpetitappartementauMexique.J’aidéjàrepéréceluiquejeveuxsurGoogle.

—Tupoussesunpeu,là,Danny!—Jeluivendsencoretroismanteauxetc’estdanslapoche.—N’exploitepasmabelle-mère,Danny!— C’est elle qui m’exploite ! se récrie-t-il. Tu te rends compte de tout le boulot que ça va

demander?Etsijem’offraisunepetitegaufre?Pendant qu’il se dirige vers l’autre côté du buffet, je m’approche de la section italienne. Au

momentoùjem’empared’uncannolo,monportablesonne.Lenomquis’affichesurmonécranmescotche.Tarquin.Pourquoimetéléphone-t-il?S’est-iltrompédenuméro?

«Salut!Salut,Tarkie!J’appelleSuzetoutde…—Non,crie-t-il.Jeneveuxpasluiparler.—Mais…—Situmelapasses,Becky,jeraccroche.»Ilsemblesirésoluquejefixeletéléphoneavecstupeur.«Mais,Tarkie…—J’aibesoind’avoiruneconversationavectoi,Becky.C’estpourçaquejet’appelle.—Maisjenesuispastafemme,dis-jebêtement.—Tuesmonamie,non?—Biensûr…»Jemegrattelatêteenessayantdemeconcentrer.«Qu’est-cequ’ilt’estarrivé?—Riennem’estarrivé.—Tuaspourtantchangé.Tuasl’airbien.ÀLosAngelesnouspensionstousque…»Jem’arrêteavantdedire:Nouspensionstousquetudevenaisdingue.Jesais,çapeutparaîtreexagérémais, franchement,Tarkieétaitdansunsaleétat. Ilnevoulait

qu’unechose : passer tout son tempsavecBryce.Et il n’arrêtait pasdedirequeSuzegâchait tout.C’étaitatroce.

«Jen’étaispasenformeàL.A.,admetTarkieaprèsunlongsilence.C’était…étouffant.Cequipeutaltérerlesrelations.»

IlparleprobablementdeluietBryce.«La situation actuellen’est-ellepasplus étouffante ?Maintenantque tupasses tout ton temps

avecBryce,leschosesnedoiventpass’arranger…—AvecBryce?PourquoiBryce?C’estàSuzequejefaisaisallusion.—Suze?»Jeclignedesyeuxavecfureur.Ilveutdirequoiexactement?«Tarkie.Que…?jecommence,quelquepeueffrayée.

—Tuasdût’enapercevoir,Becky.Tuassûrementconstatéquel’atmosphèreétaitplutôttendueentreSuzeetmoi.Etças’estaggravéàLosAngeles.

—C’étaitunmomentstressantpourtoutlemonde,jeluirétorque.—Entrenous,c’étaitvraimenthorrible.»J’aicommeunnœudàl’estomac.C’estlapremièrefoisquej’aicegenredeconversationavec

Tarkie.Iln’yajamaiseudeproblèmeentreluietSuze.C’est impossibleàimaginer.Lemondenetourneraitplusronds’ilsnes’entendaientplus.

«Tuasdût’enrendrecompte,insisteTarkie.—Euh…TupassaistesjournéesavecBrycemais…—Oui,etpourquoi,à tonavis?vocifère-t-il.Oh,désolé, jenevoulaispasperdremonsang-

froid!»Tarkie est un vrai gentleman. Je l’ai rarement entendu hausser le ton. Quel stress ! Quelle

angoisse!MaismaprincipalepréoccupationresteSuze.«Il fautquetuparlesàSuze, je t’enprie.Ellesefaitunsangd’encre.Elleestdansunétatde

complet…—Non,jenepeuxpasluiparler.Pasmaintenant.Jenesaispascommentm’yprendreavecSuze.

Elleestingérable.Ellem’accusedemillechoses,ellem’agresse…J’avaisbesoindem’éloigner.Tonpèreestmerveilleux.L’équilibremême.

—Maiselleabesoindetoi!—Jevaisrevenir.C’estl’affairedequelquesjours.—Elleabesoindetoimaintenant.»Ilhurlepresquelarépliquesuivante.«Pourpréservernotremariage,onapeut-êtrebesoind’unepetiteséparation.»Que lui répondre ? Je suis plantée là, tremblant sous le choc, essayant de trouver un sujet de

conversationmoinspérilleux.«Alors,pourquoitum’appelles?jefinispardemander.—TudoisavertirAliciaàproposdeBryce.J’aidécouvertcequ’ilmanigance.—Waouh!»Moncœurcommenceà s’emballer.NoussavionsqueBrycemettait surpiedun truc louche–

maisquoi?Unesecte?Uneorganisationsecrète?Pourvuquecenesoitpasunterroriste!«Bryceaessayépendantunmomentdem’extorquerde l’argent. Ildisaitquec’étaitpourune

bonne“cause”,sansrévélerdequoiils’agissait.»Mon cœur fait des bonds. Une « cause » ? Malheur ! Je visualise Bryce dans un camp

d’entraînement en Amérique du Sud, aboyant ses ordres à une armée clandestine. Ou en hacker,essayantpeut-êtredepiraterGoogle.

«Ilm’afinalementditlavérité,poursuitTarkie.Sonplanc’estde…—Quoi?—…decréeruncentrepourconcurrencerLaPaixd’or.

—Ah,d’accord!»Je dois avouer que je suis un peu déçue. Bien sûr, je suis contente queBryce ne soit pas un

terroristeouungourou…maisquandmême.Unsimpletrucdebusiness.Cen’estpasexcitantpourunsou.

« Il a récupéré le fichier des clients de La Paix d’or, dont beaucoup étaient mécontents desprestations de l’établissement. Alicia et sonmari devraient se méfier. Il travaille sur ce projet encachette avec beaucoup de pugnacité. Il a essayé de soutirer des fonds à d’autres gens que moi,certainementavecsuccès.

—OK,jevaisprévenirAlicia.»Monexcitationadisparu.BryceveutentrerenconcurrenceavecAlicia.Etalors?Jem’inquiète

beaucoupplusdeTarkieetdecequ’ilfabriqueavecmonpère.EtdesesproblèmesavecSuze.Etdelafaçondontjedoisréagir.

Jemetrouvedansunesituationimpossible.SijepréviensAliciadesmanœuvresdeBryce,ellevamedemandercommentjelesais.Ilfaudraalorsluiavouerquej’aiparléàTarkie,etSuzevasedéchaîner.

«Tarkie,peux-tumeracontercequetufabriquesavecmonpère?»Jen’aipaspumeretenir.«S’ilteplaît.»

Ilhésite.«Becky,tonpèreestuntypebien.Ettrèsprotecteur.Ilneveutpasquetusoisaucourant.Jene

comprendspaspourquoi,maistudoisrespectersadécision.»J’entendsunevoituredémarrer.Tarquins’empressed’ajouter:«Jedoisyaller.Maisnet’enfaispas!—Attends!»Ilaraccrochéetjeresteimmobile,àdigérercequejeviensd’entendre.—Becky?Lukeestdevantmoi.—Qu’est-cequisepasse?Tuespâlecommelamort.—C’étaitTarquin.Tusais,Luke,iln’estpasdutoutendépressionnerveuse.Sonaccablement

estd’ordreconjugal. Ilveutpasserunpeude temps loindeSuze…Ilsne se supportentplus.Maisqu’est-cequejeluidis,àelle?

— Rien, rétorque Luke. Ne t’immisce pas dans leurs histoires de couple. Sinon, sa colèrerejaillirasurtoi.

—Iladitqu’elleétait«ingérable».—DisonsqueSuzeestdansunephaseétrange.Maissituleluidis,votreamitiéestfichuepour

toujours.Nousnoustaisonsquelquesminutes.J’ailecœurgros.C’estunesituationimpossible.J’aimerais

enrendrequelqu’unresponsablemaisjenesuispassûrequ’Aliciasoitàblâmer.—C’esttellementhorrible!

Jemesenspiteuse.Unsacréproblème.Pasfacile!Lukemeserrecontreluietm’embrassesurlefront.Jenichematêtedanssoncouetrespireson

parfumquejeconnaissibien:unmélanged’after-shave,dechemisefraîchementlavéeetd’odeursuigeneris.

—Etaufait,Brycenedirigepasunesecte.Ilessaiedepiquerlaclientèled’Alicia.Tarkieveutque je l’avertisse.Mais comment ? Je ne peux quandmême pas dire : « Tu ne devineras jamais :Tarkievientdem’appeler.»

—Oui,c’estembarrassant,confirmeLuke.Soudainj’aiuneinspiration:—Luke,etsitoi,tuprévenaisAlicia?Tun’asqu’àdirequec’estunerumeurquicourt.Comme

çajen’intervienspas.—Ohnon!Jenerentrepaslà-dedans!Jeprendsmavoixcajoleuse:—S’ilteplaît,Luke!Àquoisertd’avoirunmaris’ilnevousépaulepasdetempsàautre?Çafaitpratiquementpartie

ducontratdemariage,non?Lukeseversedujusdepamplemousseensilence.Puisillèvelatêteetsoupire:—Trèsbien, jevais le luidire.Mais,Becky, ilvafalloiravouersans tarderàSuzeque tuas

parléàsonmari.D’unemanièreoud’uneautre,ellefiniraparl’apprendre.—D’accord,maispasmaintenant.Ellevam’assassiner.—Qu’est-cequ’iladitd’autre?—Pasgrand-chose.Quemonpèreestunhommebien.—Onlesavaitdéjà.Allez,Becky,souris!Cesontplutôtdesbonnesnouvelles.Tutesouviens?

Ilyapeu,nouspensionsqueTarquinavaitétékidnappéettué.—Oui,maistoutesttellementcompliqué.Jeprendsunpainauchocolat,uncroissantauxamandesetunroulé.Jevaisenmettreundecôté

pourlegoûterdeMinnie.—Prochaineétape?Jesais!PuisqueTarkievabienetquepapaneveutpasqu’onlepiste,nous

devrionstoutsimplementrentreràLosAngeles.—Tuasraison,approuvepensivementLuke.Tul’annoncesàtamère,ouc’estmoi?

OK.C’étaitfichud’avance.J’auraisdûsavoirquemamann’auraitaucuneenviederentrer.Au

terme de ce qu’on pourrait appeler une « discussion animée » (les serveurs nous ont demandé debaisserleton),noussommesparvenusàuncompromis.Nousallonsrendrevisiteàl’autrecopaindemonpère,RaymondEarle,celuiquivitàTucson.Etsinousnetironsriendelui,nousrentreronsàL.A.pourattendreleretourdepapa.

Aprèsquoi,sansaucundoute,ilrefuseradenousracontercequis’estpassé.Etçaresteral’unedesplusgrandesénigmesde tous les temps.Mamanexploserapratiquementde rage.Mais,commeLuken’arrêtepasdemeleseriner,cen’estpasmonproblème.

Noussommesdevantlebuffetpourunderniertourdepiste.Quandjepensequejegarnisunenouvellefoismonassiette!Maistoutçaesttellementtentant!Chaquefoisqu’oncroitavoirfait lepleindedélices,onendécouvred’autres:unepileimpressionnantedegaufrestièdes,desbrochettesdepouletoudesfraisesnappéesdechocolat.Alorsonsedit«Aprèstout,c’estbuffetàvolonté!»toutenpensant:Jen’enpeuxplus.Enlevez-moitoutçadesyeux!

Je remplis de lait un verre pour Minnie. Suze est du côté des jus de fruits. Je me sensterriblementcoupable.C’estlapremièrefoisquejeluicachequelquechose.

Enfinnon.Ladeuxième.Lapremièrefois,c’étaitunecachotterieminuscule.JeluiavaispiquésontopMonsoon,quienfaitn’étaitmêmepaslesien,etellel’adécouvertdesannéesplustard.Àpartça,riend’autre.

Aliciasesertd’ananasentranches.Lukes’approched’elle,téléphoneàlamain.—Alicia, commence-t-il, trèsdécontracté,onvientdeme rapporterunpotinqui teconcerne.

Moncopainn’apasvoulu rentrerdans lesdétailsmais il aapprisdesourcesûrequeBrycePerryavaitl’intentiondemonterunétablissementrivaldeLaPaixd’or.

—Quoi?Lecrid’Aliciadominelebrouhahadelasalleàmanger.—Cesontdeson-dit,maistudevraisvérifier.Toutçabalancénaturellement,sansunregarddansmadirection.Oh,jel’aime,jel’adore,quel

marienor!Lesyeuxd’Alicialancentdeséclairs.—Alors,voilàcequ’ilmijotait?C’estpourçaqu’ils’estprécipitésurTarquin?Pourfinancer

sacombine?—Probablement.D’uncoup,Alician’aplusriendezen.Elleestblême.Lukehausselesépaules.—Écoute,c’estjusteunbruitquicourt.Maisçavautpeutêtrelapeinedeterenseigner.—Oui.Mercipourletuyau,Luke.Surce,ellepartinformerSuze.—TusaiscequeLukevientdemedire?commence-t-elle,avantdebaisserleton.—Vraiment?Bonsang!faitSuze.—Tuterendscompte?Ilnoustrahitalorsqu’ilaétélebrasdroitdeWiltonpendantdesannées.Lafureurfaitgrimpersavoixd’uneoctave.—Alorsc’estpourçaque…Suzesetaitbrusquement.Elleregardedanslevague.Difficilededevinercequ’ellepense.AliciacommenceàtaperunSMS.

—JenesaispascommentWiltonvaréagir,murmure-t-elle.Ilamisdesannéesàsefaireuneclientèledepremierordre.Etmaintenant,Bryceveutlaluivoler.

Jelaregarde,ébahie.C’estellequiparledepiquerdesclients?Uncomble!J’aienviede luibalanceràlafigure:«Alicia,tuterappellesquandtufaisaistoutpourfaucherlesclientsdeLuke?Quandtuvoulaisfoutreenl’airlaboîtequ’ilavaitcrééeentravaillantcommeunfou?»

Paslapeine.Elleaeffacécettehistoiredesamémoire.Dannys’approched’elleavecuneassietterempliedebacon.Laminemachiavélique,ilmefait

unclind’œilavantdes’adresseràAlicia:— J’apprends queBryce a l’intention de vous faire concurrence.C’est incroyable !Dis-moi,

Alicia, tucroisqu’ilvapratiquerdes tarifsplusabordables?Parcequ’il fautbien ledire,LaPaixd’or,c’estto-ta-le-menthors…deprix.

—Aucuneidée,répondAliciafroidement.—Commetoutlemonde,jenecrachepassurunebonneséancederemiseenforme,continue-t-

il, l’airderien.EtsiBryceadestarifsplusraisonnables, iln’yaurapasphoto.Touslesgensfontattention auxprix, aujourd’hui.Même les stars de cinéma.Sérieusement, vouspourriezperdredesclients.

—Danny!intervientSuzed’untonbrusque.—C’estjustehistoired’êtrefranc,faitDannysanssedémonter.Alicia,siBryceouvreuncentre,

tucroisquevotreempirevas’effondrer?Qu’ilfaudraquetutedégottesunjob?—Boucle-la,Danny!s’écrieSuze.—Wiltonetmoin’allonspaslaisserunemployénousconcurrencer,décrèteAlicia.Ilseprend

pourqui,ceBrycePerry?J’aienviederépondre :«Pourungarssuper-séduisantque tout lemondeadore.»Mais je la

boucle,carj’aipeurqu’ellem’attaqueàcoupsdefourchette.—Viens,allonsnousasseoir,ditSuzeàAliciaenjetantàDannyunregardmauvais.Jesuisentraindemedemandersijevaislessuivreoumecacherderrièreunepiledemuffins

quandElinors’approche.Elleabienmeilleuremine.Est-celasaladedefruitsqu’elleagrignotéeoulafuturegarde-robequeDannyvaconcocterspécialementpourellequi l’arequinquée?(J’attendsavecimpatiencedelavoirporterlemanteauàcolmontant.)

—Unmuffinvousferaitplaisir?jedemandepoliment.—Certainementpas,réplique-t-elleenjetantunregarddédaigneuxsurlesditsmuffins.Qu’est-

cequeLukeracontaitausujetdeWiltonMerrelle?— Un de ses employés projette d’ouvrir un centre concurrent et de lui voler sa clientèle.

Pourquoi?Vousleconnaissez?—C’estunhommeatroce!cracheElinor.Jemeretienspournepasapplaudir.EntendredesvacheriessurWiltonMerrelleestexactement

cedontj’aienvie.—Pourquoi?Vouspouvezmeledire.Jesuisunevraietombe.

—IlapratiquementexpulséuneamieàmoidesonappartementdeParkAvenue.—Commentça?—Ilaachetél’appartementvoisinets’estlancédansunecampagnedeharcèlement.Lapauvre

Anne-Marie s’est retrouvée pour ainsi dire assiégée. Elle n’a pas eu d’autre choix que de le luivendre.

—Lamalheureuse!Qu’est-elledevenue?— Elle s’est réfugiée dans sa propriété des Hamptons, répond ma belle-mère le plus

sérieusementdumonde.D’accord,ilfautabsolumentqu’Elinoramélioresonstockd’histoirestristes.Malgrétout,çame

rassérènequ’onaitunennemicommun.—Figurez-vousqu’Aliciaestaussiépouvantablequesonmari,jeconfie.Pire,même.Jem’apprêteàluiréciterlalistecomplètedesmauvaiscoupsd’Aliciaquandjevoismabelle-

mèreexamineraveccuriositéungrainderaisinenfilésuruncure-dent.—Trèsminimaliste,cettepetitebrochette,observe-t-elle.—C’estpourlafontaineàchocolat.Elinorétudielechocolatd’unairincrédule.Jeluiprendsleraisindesmains,letrempedansle

chocolatetleluitends.—Ah!soupire-t-elle.VoilàquimerappellelesfonduesàGstaad.—Vousn’avezjamaisrientrempédansduchocolat?—Biensûrquenon!Génial ! Première gueule de bois. Première fontaine à chocolat. Quelle sera la prochaine

premièrefoispourElinorSherman?—Elinor,avez-vousdéjàportéunjean?—Vousn’ypensezpas,s’indigne-t-elle.Çayest!J’aitrouvémoncadeaudeNoëlpourelle.UnjeanbleufoncéJBrand.Oualors…Oserai-jeunjeantroué?Imaginermabelle-mèredansunjeantrouélejourdeNoëlmeremplitd’unetellejoiequej’ai

toujourslesourirequandjeretournem’asseoir.Maisjel’effaceenvoyantl’expressiondedouleurdeSuze.

— Il faut que j’arrache Tarkie des griffes de Bryce, déclare-t-elle. Avant qu’il le tonde deplusieursmillions.

—Aumoins,confirmeAlicia,morose,avantdeseruersursonportable.—On prévient la police, maintenant qu’on a cette nouvelle information ? demande Suze en

jetantunregardàlaronde,enquêtedesoutien.—Hier,Tarkiem’aaffirméqu’ilneluifileraitpasunsou,jelance.Jepensequ’ilserafermelà-

dessus.Ilrefusera,toutsimplement.—Bex,tudisn’importequoi!Tarkieestextrêmementvulnérable.Iln’apasappelé,iln’apas

envoyédemessage.Ilsemontraitdéjàhargneuxavecmoi,àL.A.,iln’estpasnormal.

LesyeuxbleusdeSuzejettentdesflammes.Jemereculesurmachaise.Ellefaitpeur,quandellemontesursesgrandschevaux.

—Suze,TarkieétaitunpeutenduàLosAngeles.Iladitdesdrôlesdetrucs.Maisçaneveutpasdirequ’ilasubiunlavagedecerveau.Il…Euh…

Jen’achèvepasmaphrase.Impossiblededire:Ilneveutpasteparlerpourlemoment.—Qu’est-cequetuensais?cracheSuze.—Jetedonnemonpointdevue,c’esttout.—Ehbien,abstiens-toi!Tupassestontempsàessayerdemesaperlemoral.Cen’estpasvrai,

Alicia?Ellemeregarde,lesyeuxbrillantsd’hostilité.Alorsjecraque.Etjedéballetout:—Pourquoitum’asdemandédeparticiperàcevoyage?ÀLosAngeles,tum’asditquetuavais

besoin de moi. Je suis contente qu’on soit ensemble, mais tu refuses mon amitié, mes idées, maprésenceettoutcequej’aiàoffrir.Iln’yenaplusquepourAlicia.Tiens,aufait,elleteracontedesbobards,tacopine.

C’estsortimalgrémoi.Tantpis!Finalement,jesuisassezcontentedel’avoirdit.—Desbobards?Çasignifiequoi?—Çasignifie«desbobards»,Alicia.Tuasprétenduquevousn’aviezpasbougédel’hôtelde

toutelasoirée,non?—C’estvrai,ditSuzeavecunregardincertainversAlicia.—Ehbienpaselle.Hein,Alicia?Quias-turencontrédanslehallduFourSeasons,àminuit?

Paslapeinedenier,Dannyt’avue.Aprèsavoirdécochécetteflèche,jemecalecontremondossier,brascroisés.Finalement,Alicia

laMenteuseestdémasquée.Maisellenesemblepasgênéelemoinsdumonde.Ellenerougitpas,ellenerenversepasson

verre.Bref,ellenefaitriendecequejeferaisenpareilcas.—J’avaisrendez-vousavecundétectiveprivé,dit-ellefroidement.Unquoi?—Àmes frais, bien évidemment, précise-t-elle enme foudroyant du regard. Comme ça n’a

donné aucun résultat, j’ai préféré cacher cette démarche, pour ne pas décourager Suze.Merci desabotermesefforts,Becky!

Un silence demort s’installe. Les jouesme brûlent. J’ai la tête qui tourne. Une fois de plus,Alicias’ensortavecleshonneurs.Unevraiesorcière!

—Tuasquelquechoseàajouter,Becky?s’enquiertSuzedumêmetonqueladirectricedemonécolequandj’ailancélacampagne«Apportezunvêtementàvotreprof.»(Jepersisteàcroirequec’étaitunebonneidée.)

— Désolée, je marmonne en fixant mes pieds, exactement comme dans le bureau de MmeBrightling.

—Bon,allez,ons’enva!ditSuzeenavalantunedernièregorgéedecafé.

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:Désastre!

ChèreMadameBrandon,

Mercipourvotremail.Jesuisnavréd’apprendrequevousrencontrezdetellesdifficultés.Nousnousconnaissonseneffetdepuislongtemps,etbiensûrvouspouvezvousautoriseràépanchervotrecœur.Jesuisflattéquevousvoyiezenmoiunconseilleraviséet,commelePèreNoël,jeferaitoutmonpossiblepournepasvousdécevoir.Encequiconcernelesmesuresàprendre,jevoussuggéreraisdevouslieràcetteMmelaGarce-aux-longues-jambes. Il ressort nettement de votre mail que lady Cleath-Stuart l’aralliée.Envousplaçantdanslecamprival,vousrisquezdeperdrevotreamie.Essayez de trouver des centres d’intérêt communs. C’est un bon point de départ. Avecl’habiletéquivouscaractérise,jesuispersuadéquevousyparviendrezetenrécolterezlesfruits.J’espère sincèrement que votre voyage se conclura par un succès, et que vous aurez leplaisirderenoueravecvotreamie.Avecmesmeilleurssentiments.

DerekSmeath

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Derek Smeath est un homme avisé. J’aurais dû suivre un peu plus (voire beaucoup plus) lessagesconseilsqu’ilm’aprodiguésaufildesannées.Ainsi,quand ilm’arecommandéd’arrêterdecollectionner les points de fidélité pour obtenir des cadeaux, il avait raison : je neme suis jamaisserviedesbigoudischauffantsquej’aigagnés.

Nous quittons Las Vegas. Cette fois, je vais suivre ses conseils. Si je dois me rapprocherd’Alicia laGarce-aux-longues-jambes pour conserver l’amitié deSuze, je le ferai. Je n’aurai qu’àm’inspirer de Pollyanna, la gentille héroïne des romans dema jeunesse, etme concentrer sur lesaspectspositifsd’Alicia.EntapantsurGoogle«Commentselieravecdescollèguesdetravailqu’onn’aimepas»,j’aiglanéquelquestuyauxpratiques.Commetrouverunhobbycommunouleurdonnerundiminutifaffectueux.(Celadit,commenttrouverunsurnomplusadaptéàAliciaquelaGarce-aux-longues-jambes?)

Nous sommes arrivés sur l’autoroute. Jeme rapproche de la table où Suze et Alicia se sontinstallées.Sur labanquette,maman, Janice,DannyetMinnie jouentaubridge (ils s’arrangentpourqu’ellefasse«lemort»àchaquefois,cequiestmalindeleurpart.Leseulproblème,c’estqu’ellen’arrêtepasdemontrersonjeuenclaironnant«C’estmontour»etveutramassertouteslescartes).ElinorestrestéeàLasVegaspour«sereposer».Jelacomprends:lapremièregueuledeboisesttoujoursperturbante.Àmonavis,ilvabienluifalloirunesemainepourseremettre.

Larouteestbordéed’étenduesdésertiques,desmontagnesseprofilentauloin.Chaquefoisquejeregardeparlafenêtre,jefrissonnedejoie.Quellevue!Quelpaysage!Pourquoin’ena-t-onpasdetelsenAngleterre?Quandj’étaispetite,mamanetpapas’exclamaient :«Regardece jolipaysage,Becky!»alorsqu’ilnes’agissaitqued’unbosquetd’arbresetd’unevache.AutantdirequeçamebarbaitetquejepréféraismeplongerdansDebbieetsarobemagique.

Je suisdeboutprèsde la table.Suze lève la tête.Ausecours !Et si elle refusaitdeme laisserpasser?Mais,après trois secondesgênantes,elle sepousseet jem’assiedsenm’efforçantd’avoir

l’air naturel. Comme si on avait l’habitude de passer du temps toutes les trois telles de vieillescopines.

—Tonhautesttop,Alicia,jedisavecuneconvictionforcée.Àmonavis,lafaçonlaplusrapidedemefairebienvoirestdeluibalancerdescompliments.En

fait,sonhautn’ariendespécialmaisc’estsansimportance.—Merci,faitAliciaenmegratifiantd’unregardméfiant.—Ettescheveuxsontsuperbes,j’ajouteauhasard.Tellementbrillants.—Merci.—Et…tonparfum.—Merci.C’estceluideLaPaixd’or.—Surtoiilsentvraimentbon…euh…Ali.J’ailancéçatimidement,maisjemerendscompteaussitôtquelediminutif«Ali»necollepas.

Iln’yaqu’àvoirsamineétonnéeetcelle,sidérée,deSuze.—Ali?Jerectifieenvitesse:—JeveuxdireLissy!Personnenet’appelleLissy?Çatevabienpourtant.Lissy.OuLiss.J’appuiemonproposenluipinçantgentimentlebras.—Aïe!Non,personne.Etjetepriedelaissermonbrastranquille.— Excuse-moi, je dis, en cherchant rapidement d’autres amabilités. Ton nez est vraiment

ravissant.Ilesttellement…J’avalemasalive.Voyons!Quepeut-onsortirdesympasurunnez?—J’adorelaformedetesnarines,jem’entendsdéclarersansgrandeconviction.Argh!«J’adorelaformedetesnarines»?Zéropointé,Becky!Suzem’adresseunregardbizarrequej’ignoretandisqu’Aliciam’examineenplissantlesyeux.—Ahoui,c’estça!s’exclame-t-elle.Jecomprendsmaintenant.Tuveuxlenumérodetéléphone

demonchirurgienesthétique,hein?Ehbien,tupeuxtebrosser.Quoi?Sonchirurgienesthétique?Elleestfolle!Ratagetotal.Oublionslescompliments.Etlesdiminutifs.J’essaieuneautreapproche:—Dis-moi,letai-chi,c’estchouette?Tucroisquejedevraism’ymettre?—Jenepensepasqueçateconviendrait,réplique-t-elleavecunsouriresupérieur.Pourletai-

chi,ilfautcontrôlersoncorpsetsonesprit.EllelanceunregardentenduàSuze.—Oh,jevois,jedis,m’efforçantderesterzen.—Combien de chambres, tu as dit ? demandeAlicia, reprenant la conversation passionnante

qu’elleavaitavecSuzeavantquejenelesinterrompe.Pourlacamaraderie,jerepasserai.Échecsurtoutelaligne.Aufait,qu’ya-t-ild’intéressantdans

cettehistoiredechambres?Pourquoifaut-ilquecertainespersonnesparlenttoujoursdemaisonset

duprixdel’immobilierouvousdemandentsilepapierpeintfiguratifesttoujoursàlamode?(Parexemplemamère,àquijen’arrêtepasderépéterquejeneconnaisrienenmatièredepapierpeintfiguratif.)

—Jen’ensaisrien,répondSuze,jediraisvingt-huit.Maislamoitiésontenmauvaisétat.Nousn’ymettonsjamaislespieds.

—Vingt-huit?Incroyable!Vingt-huitchambresàcoucher!EllesparlentcertainementdeLetherbyHall.PauvreSuze!Çal’ennuietellementquandlesgens

veulentluisoutirerdesinformationssursamaison.Surtoutleshistoriensquisortentdesremarquesdugenre«Vousvoulezsansdoutediredix-septcentquinze?»d’untonsuffisant.J’étaisunjourchezlefruitieravecellequandunvieuxbonhommel’aaccostée.Ilacommencéàl’interrogerendétailsurla cheminée ancienne du grand salon. Quand il en est arrivé à l’ancêtre de Tarkie qui l’avaitcommandée(commesiçaavaitlemoindreintérêt!),jemesuissentieobligéedefairediversionenfaisantdégringolerunepiledemandarinespourpermettreàSuzededéguerpir.

—Ilyauntitre,attachéàcemanoir?—Oui,répondSuze,quial’airdes’ennuyer.Letitredelord.Aliciaplisselégèrementlefront.—Jecomprends.Donc,lepropriétairedelamaisonestautoriséàs’appelerlord.—C’estça,répondSuzeévasivement.Mais,dansnotrecas,laquestionneseposepas,parceque

Tarkieaunautretitre.Àvrai dire,Tarkie est autorisé à porter six titres différents.MaisSuze est bien tropmodeste

pourlesouligner.Enfait,ellehaitcesconversationssurl’aristocratie.Moi,enrevanche,jemesuisrenseignée sur Internet, car jenedétesteraispas être« ladyBrandondeTruc-machin-chose».Lestitresnecoûtentmêmepastrèscher.Pourquelquescentainesdelivres,onenachèteunpourlerestantdesesjours,maisiln’estpashéréditaire.Finalement,pourquoipasladyBrandon?(Bon,ilsetrouvequeLukem’asurpriseentraind’alleràlapêcheauxinformationsnobiliaires.Résultat?Unesemainedemiseenboîteacharnée.)

QuandSuzeselèvepourserendreaupetitcoin,j’enprofitepourobserverAlicia,plongéedansses pensées. D’accord, je suis censée copier l’attitude positive de Pollyanna, mais mon esprit s’yrefuse.Au lieudemedire :Bonsang, jepariequ’Aliciaestunechic fille.Ceserait sympad’allerprendreunmilk-shakeensemble,jepense:Qu’est-cequecettegarcemijoteencore?

Jesuispeut-êtreunepersonnenégative,enclineauxsoupçons.J’aisansdoutebesoindesuivreune thérapie avant de faire amie-amie avec Alicia. Je nous imagine soudain chez le conseillerconjugal,obligéesdenoustenirlesmains.Cettevisionm’arracheunpetitricanement.Entre-temps,SuzeestrevenueetAliciareprendsonbavardagesurLetherbyHall.

—Monmariesttrèsanglophile.Iladoreraitvisitervotrepropriété.—Ilestlebienvenu,répliqueSuzeavecuneexpressionmorose.LetherbyHallcoûteunefortune

à entretenir.Nous faisons tout pour le rendre rentable.Vous jugerez par vous-mêmes quand vousviendrez.

—Alicia va passer un moment chez toi ? je demande, comme si c’était une idée fabuleuse.Quandça?

—Nousnesavonspasencore,s’agaceSuze,quitrouvevisiblementmaquestionhorsdepropos.NousdevonsattendrequeleproblèmeTarkiesoitrésolu.

—Formidable,jecommente.Merveilleux.Jeresteunmomentsansouvrirlaboucheàregarderdéfilerlepaysage,enlaissantdespensées

morosestourbillonnerdansmatête.Rasleboldemonespritsuspicieux:jesuiscenséemeconduirecomme Pollyanna. Oui, Pollyanna. Allez, Becky, tu n’as aucune raison de te méfier d’Alicia.Absolumentaucune.

Mais… depuis que je la connais, Alicia a toujours manigancé des trucs. Je ne peux pasm’empêcherdemedemandercequ’elleprépare.Suzeestsiconfiantedenature.Alicialesait.

Soudain,jemeredresse.Minute!Ainsidonc,WiltonMerrelleestunanglophileconvaincu.Jevois!Unanglophileagressif,doubléd’unprédateurquiarrivetoujoursàsesfins.EtvoilàAliciaentrain de cuisiner Suze surLetherbyHall…Et siWiltonMerrelle avait décidé de s’approprier unedemeureetuntitre?Ets’ilvoulaitdevenirlordMerrelledeLetherbyHall?

Jeruminecettehypothèseensilencependantunevingtainedemiles.Maisnon!C’estridicule.Suze et Tarkie ne vendraient jamais leur propriété de famille, même sous la pire des pressionsfinancières.Biensûr.

Biensûr?JejetteunregardencoinversSuze.Cesjours-ci,sescheveuxsontattachésn’importecomment,

ondiraitqu’ellesefichedesonapparence.Ellealeslèvresgercéesetmauvaisemine.Enfait,jenesais plus quoi penser. Suze et Tarkie ne s’entendent pas. Tarkie trouve que Letherby Hall est unfardeau.Suzen’apaslesidéesclaires.

Mais ils ne peuvent pas vendre. Cette demeure est dans leur famille depuis des siècles. Cettesimple hypothèse me révulse. Surtout vendre à Alicia la Garce-aux-longues-jambes. Je l’imaginesoudain, une tiare sur la tête, demandant aux habitants du village de lui faire la révérence pendantqu’unepetitefille luiremetunbouquetdefleursenluimurmurant :«Vousêtessibelle,princesseAlicia.»Beurk!C’estimpossible.Impossible!

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:Désastre!

ChèreMadame,

Je vous remercie pour votre mail. Vous me voyez navré que vos efforts pour vousrapprocher deMme laGarce-aux-longues-jambes se soient soldés par un échec. Je suiségalementdésolédevoussentirsiimpuissanteetdésemparée.N’abandonnez pas ! C’est le conseil que jeme permets de vous donner. Les démarchespositivessontexcellentespourlemoral.Depuis toutes ces années, j’ai admiré votre approche dynamique des problèmes et votresens innéde la justice.Cesqualités,quivousontaidéepar lepassé,continuerontdans lefutur.Jesuiscertainquevousaurezledessus,danscettesituationquivoussembleactuellementinsurmontable.Avecmesvœuxsincèresderéussite.

DerekSmeath

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Leseulinconvénientd’unlongvoyageenvoiture,c’estprécisementsalongueur.Toutleresteestgénial:lecamping-car,lesarrêtsdanslesdiners,lespaysages,lacountrymusic.(J’aidemandéàLukedenousbranchersurunestationdecountry.Ceschanteurssontsiprochesdenossentiments!Unechanson,«Seuletaplusvieilleamie»,m’apresquetiréleslarmes.)

Mais la route, c’est carrément emmerdant. Interminable. Une absurdité. On ne pourrait pasrevoir les distances ?Enplus, les cartes sont très trompeuses.Voire sournoises.Despièges.Vousvousdites:Jenevaisfairequ’unebouchéedecetteportiond’autoroute:ellemesureseulementuncentimètre.Uncentimètre?Unejournéeentière,oui!

Pour rallier Tucson, en Arizona, le trajet n’en finit pas. C’est encore pire quand on se rendcomptequeleranchqu’onveutatteindresesitueaprèsTucson.LorsquenousarrivonsauRedRanch,àCactusCreek,enArizona,nousavonspratiquementpassétoutelajournéeenvoiture.Nousavonsconduitàtourderôle,noussommesankylosés,fatiguésetàcourtdeconversation.J’ajoutequematêterésonnedelamusiqued’Aladdin,queMinniem’aforcéeàregarderensacompagnieavecdesécouteurs.

Avantdesortirducamping-car,jemedonneuncoupdebrosse.Peineperdue:làoùj’aiappuyématêtemescheveuxrestenttoutplats.J’ail’impressionquemesjambesontdoublédevolumeetmespoumonsmanquentdésespérémentd’airfrais.

Lesautrespassagersn’ontpasnonplusl’airentrèsgrandeforme.MamanetJaniceavancentàpetitspashésitantssur lesolpoussiéreux:ondiraitdubétailqu’onvientdedébarqueràl’air libreaprèsdescentainesdekilomètresencamion.SuzeetAliciaavalentdescachetsdeTylenolavecdel’eau.Dannys’estlancédansunesériedeposturesdeyogacompliquées.Minnieestlaseuleàpéterlefeu.Elleessaiedesautersurunegrossepierre,mais,commeellen’yarrivepas,ellecourttoutautourenfaisantl’avionavecsesbras.Quandelles’aperçoitquejelaregarde,elles’arrêtenet,sepencheetcueilleuneminusculefleurblanchequ’ellem’apporte,toutecontente:

—Unerose.Unerosepourmaman.

Minniecroitquetouteslesfleurssontdesroses,àl’exceptiondesjonquilles,qu’elleappelledes«conquilles».

—Elleesttrèsjolie,machérie.Merci.Commetoujours,jemetslafleurdansmescheveux.Minnie,enchantée,vaenchercheruneautre

immédiatement. (Nous jouons souvent à ce jeu. Pas étonnant que je trouve unemyriade de petitesfleursfanéesdanslabondedeladouche.)

Leciel estbleumarineet l’air a la tiédeur immobileducrépuscule.Ondistingueau loinuneinterminablechaînedemontagnesauxrefletspourpres.Lesbroussaillesquinousentourentdégagentun parfum d’herbe. Un lézard se dore au soleil. Je jette un coup d’œil à Luke pour voir s’il l’aremarquémaisilcontemplel’entréeduranchàquelquesmètres.

Desportes immensessurmontéesdecamérasdesurveillance,avecunepetitepancarteenboisqui indiqueREDRANCH.RAYMONDEARLE.Lapropriétés’étendàpertedevue,bordée le longde laroutedehautesclôtures.Ilya,paraît-il,cinqcentshectares,dontlepropriétairenes’occupepaslui-même.Illouesesterresetvitseuldanssamaison.

Nous avons récolté ces informations au Bites’n’Brunch où nous venons de faire un arrêtboisson.Megan,lapropriétaire,étanttrèsbavardeetmamanlareinedesinquisitrices,nousluiavonssoutirétoutcequ’ellesavaitsurRaymond.Àsavoir:

1°Ilnevitpastoutletempsdanssonranch.2°Ilnevoitpresquepersonne.3° Il a rénové sa cuisine il y a trois ans. Les ouvriers qui s’en sont chargés l’ont trouvé

plutôtsympathique.4°C’estunpotierassezconnu.

Certes,lalisten’estpasexhaustive.Aucuneimportance.Noussommesdevantchezlui,etl’heuredelarencontreasonné.L’heuredevérité.

—Onyva?demandeDannyenfaisantdegrandsgestesverslamaison.—Onnepeutpasdébarquercommeçaentroupe,j’objecte.Çafaitbeaucouptropdemonde.Jesuissurlepointdedirequejevaisyallerseulequandmamèreprendlaparole.—Tout à fait d’accord, dit-elle en se remettant du rouge à lèvres. Si quelqu’un doit voir cet

homme,c’estmoi.MoiavecJanice.—Janiceetmoi,corrigeAlicia.Jeluilanceunregardmeurtrier.C’estbienlemomentdejouerlespuristes!—Allez,enroute!s’exclameJanice.Jesuggère:—Vousnevoulezpasquejevienneaussi?Pourvoussoutenirmoralement?—Non,monchou.Quoiquejepuisseapprendresurlepassédetonpère…Lesyeuxdanslevague,mamanpoursuit:—Jepréfèrequetun’entendesrienconcernantsonautrefemme.—Maman!C’estdel’inventionpureetsimple.

— J’en suis sûre, Becky, fait-elle de la voix frémissante d’une héroïne de série télévisée.Absolumentsûre.

Malheur!Dedeuxchosesl’une.Soitelleenvisagelepireparcequec’estlareineduscénarioinvraisemblable, soit elle possède l’intuition que lui confèrent de longue années demariage et cequ’elleditestvrai.

Jecapitule.—Trèsbien.Vas-yavecJanice.—Noussommestoutprès.Emportezuntéléphone,luiconseilleLukepourlarassurer.—Demandez-luipourTarkie,ajouteSuze.Ilsaitpeut-êtrequelquechose.—Demandez-luisisondomaineestàvendre,ajouteDanny.Undemesamisquitravailleavec

FredSegalmeurtd’envied’avoirunranch.Celui-cial’airparfait…J’interviens.—Danny,cen’estpaslemomentdeparlerimmobilier.Onessaiededécouvrircequisetrame.Mamanpinceleslèvres.Ensilence,nouslesregardons,Janiceetelle,foulerlaterrearidevers

lesportesmassives.Mamans’approchede l’interphoneetparle lapremière.Ensuite,curieusement,c’estautourdeJanice.Puismaman,unenouvellefois.Maislesportesnes’ouvrentpas.Quesepasse-t-il?

Ellesfinissentparrevenir.Mamanparaîtsecouée.—Ilnousarenvoyées!s’écrie-t-elle.Incroyable,non?Exclamationgénérale.—C’estinsensé!—Ilvousarenvoyées?—VousavezparléàRaymondenpersonne?jelanceau-dessusdelamêlée.—Oui.Audébut,c’estprobablementuneemployéedemaisonquinousarépondu.Ensuiteelle

est allée le chercher. Je lui aidit que j’étais la femmedeGrahamet je lui ai expliqué la situation.Hein,Janice?

—Maisoui.Tuasétéparfaite.Trèsclaire.Trèsconcise.—Et…?—Etiladitqu’ilnepouvaitpasnousaider,glapitmaman.Nousavonsfaitplusdesixheuresde

routepourlerencontreretilrefusedenousaider.Janiceaessayédeleconvaincre…—Nousavonsfaittoutnotrepossible,gémitcettedernière.—Iln’amêmepasvoulunouslaisserentrercinqminutes.Pourtant,ilpouvaitmevoir.Avecson

systèmevidéo,ilserendaitbiencomptequej’étaisbouleversée.Maisilaquandmêmeditnon.—Etvous,vouspouviezlevoir?Ilressembleàquoi?—Onnel’apasvu,ditmaman.Ilsecachait.Nousregardonstouslesportesrésolumentferméesaumondeextérieur.Jesuisfollederage.Il

seprendpourqui,cetype?Dequeldroitsemontre-t-ilsiméchantavecmamère?—J’yvais,annonceAlicia.

Et,sansattendrenosprotestations,ellemarcherésolumentverslesportes,ensortantdesapocheunecartedeLaPaixd’or.Nouslavoyonspresser lebouton,parlerdans l’interphone,présentersacarteàl’objectifdelacaméra,parlementerengesticulant,puisabandonnerlapartie.

—C’estscandaleux,éructe-t-elleennousrejoignant.Ilprétendn’avoirjamaisentenduparlerdeLaPaixd’or.Unmenteur,detouteévidence.Jenesaispaspourquoinousperdonsnotretempsaveclui.

—Nousn’avonspasd’autrepiste,s’énervemaman.— Eh bien, peut-être que votre mari aurait dû mieux choisir ses amis ! glisse, sarcastique,

Alicia,quilaissesonnaturelreprendreledessus.—Ehbien,peut-êtredevriez-vousgardervosopinionspourvous,ripostemaman.Ellessontàdeuxdoigtsd’envenirauxmains.Heureusement,Lukeintervient:—Jevaistentermachance,déclare-t-ilavantdesedirigerversl’entréeduranch.Pendant qu’il parle dans l’interphone, nous le regardons en espérant qu’il aura la formule

magique,commeAliBabadevantlacaverne.Maistrèsviteilrevientversnousensecouantla tête,avecuneexpressionpensive.

—Onnepourrapaslefairecraquer.Sadomestiqueestvenuemedirequ’ilrefusedediscuter.—Alorsonfaitquoi?pleurnichemamanenlevantverslesportesunpoingvindicatif.Quandje

pensequ’ilesttoutprèsetqu’ildoitconnaîtrelefinmotdel’histoire…—Ilesttard,répondLuke.Jesuggèrequenousallionsnousrestaurerpuisdormir.Peut-êtreune

idéebrillanteva-t-ellesurgirpendantledîner.

Nousespéronstousquesousl’effetdelanourriturel’und’entrenousauraunéclairdegénie.

Unventd’optimismesouffle,tandisquenousattaquonsnosassiettesdesteak,fritesetpaindemaïs,auTallRockInndeCactusCreek.Quelqu’unvabienavoiruneidéeintelligente.

Allez!Ilfauttrouverquelquechose.Onadroitàpasmalde«Peut-êtreque»,«Yaqu’à»,«Fautqu’on»,avantquetoutlemondeperdeconfianceetsetaise.

J’ai moi-même envisagé cinq façons d’escalader les clôtures du ranch mais j’ai gardé cessuggestionspourmoi.

Enfait,ons’imaginaittousqueRaymondnousaccueilleraitdanssonranchàbrasouverts,nousoffriraitl’hospitalité,etqu’aucoursd’unrepasdélicieuxilappelleraitpapaetrégleraittout.Entoutcas,moi,jelesupposais.

Onarriveaudessert.Laconversationestminimaliste.Quivaoserdireenpremier:«Allez,onabandonne»?

Pasmoi.Pasquestion.Jeserailàjusqu’aubout.Janice,peut-être,quimontrequelquessignesdenervosité?Jepariequ’elleaimeraitrentreràOxshott.

Notreserveuse,Mary-Jo,s’approchedelatable:—Jepeuxvousapporterundessert?Impulsivement,jelance:

—Vousnesauriezpas,parhasard,commentnouspourrionsentrerencontactavecRaymondEarle?Ilsemblevivreenermite.

—RaymondEarle?LegarsduRedRanch?—Oui,jedis,pleined’espoir.Vousleconnaissez?Et si elle travaillait pour lui àmi-temps ? Je pourrais faire semblant d’être son assistante et

entrerdansleranchavecelle…—Désolée,macocotte.Onlevoitrarement.Disdonc,Patty,cespersonnescherchentRaymond

Earle.—Onlevoitpassouvent,déclareladénomméePatty,quiofficiederrièrelebar.—Ouais,répèteMary-Joenécho,onlevoitpassouvent.—Merciquandmême!Finalement,jevaisprendreunetarteauxpommes.—Ilseraàlafoiredemain!Pourexposersespoteries.Un vieux type barbu en authentique chemise de cow-boy a pris la parole d’une voix rauque.

Nousnoustournonsversluiavecenthousiasme.—C’estvrai?—Ouais,poursûr,ilysera.—Àquelendroitsedéroulelafoire?s’enquiertLuke.—ÀWilderness.C’estlafoireducomté.Jecroyaisquevousétiezlàpourça,s’étonneMary-Jo.

Elleduretoutelasemaine,etc’estuntrucànepasrater.—Donc,RaymondEarleysera?insistemaman.—Engénéralilyest,répondlebarbu.Ilexposesespoteriesdanslatentedescéramiques.Elles

sonttropchères,d’aprèsmoi.Personnenelesachète.—Sivousn’êtesjamaisallésàlafoire,vousdevezyfaireuntour,s’emballeMary-Jo.C’estla

plusbellefoired’Arizona.Yalesprésentationsdebétail,leconcoursdebeauté,ladanseenligne…Seigneur!Ladanseenligne!Monrêvedetoujours!Bon,jesais,cen’estpaspourçaquenoussommesici.Jeprendsviteunaircoupable,aucasoù

Suzeauraitludansmespensées.—Voicicequejepropose,résumeLuke.Nouspassonslanuiticietnousnousrendonsdemain

debonneheureàlafoirepourcoincerRaymondsouslatentedescéramiques.Onsentcommeunevaguedesoulagementparcourirlatablée.Lesridesd’angoissedemaman

ont disparu. Pourvu que cette rencontre avec Raymond porte ses fruits, je me dis. Sinon, c’estl’impasse.Etdanscecascommentgérerai-jemaman?

Lelendemain,jemeréveillepleined’optimisme.ÀnouslafoireducomtédeWilderness!Nous

avonspassélanuitauTreesideLodge.Desgensvenaientd’annulerleursréservations,etilsétaientravisd’accueillirdesclientsdedernièreminute.MamanetJaniceontdûseserrerdansuneminusculechambre,maisc’étaitçaoulecamping-car.

Commenous ledécouvronsaupetitdéjeuner, tous lesclientsde l’aubergesontvenuspour lafoire.Lesfamillesarborentdestee-shirtsetcasquettes«FOIREDUCOMTÉDEWILDERNESS»etévoquentleurs plans pour la journée. Leur excitation est contagieuse. Hier soir, j’ai cherché des infos surGoogle. C’est un événement colossal ! Avec des centaines de tentes et de stands, un rodéo, desprésentationsdebétailetunegranderoue.D’aprèsleplan,latentedescéramiquessetrouvedanslapartienord-ouestdel’enceinte.Àproximitédela tentequiabrite l’expositiondesgerbesdeblé lesmieuxdécorées,danslevoisinagedelagrangeoùalieulefestivaldedanseensabotsetpastrèsloindel’enceintedurodéoquiabriteleconcoursdetraitedevachessauvages,lacoursedecochonsetlacavalcadedemoutons.

Toutça,c’estduchinois.Uneexpositiondegerbesdécorées?Commentçasedécore,unegerbedeblé?Etcefestivaldedanseensabots?Etlacoursedecochons?Sansparlerdelacavalcadedemoutons.

—Luke,àtonavis,c’estquoi,unecavalcadedemoutons?—Aucuneidée.Unconcoursdedégustation,genrefarandoledesmeilleursmorceaux,peut-être

?Jegrimace.—Aucasoùçat’intéresserait,Becky,ilyaunecompétitiond’empilaged’Oreo.Jel’aivusur

leursitehiersoir.Ah,voilàquimeplaît!FaireunéchafaudageenbiscuitsfourrésOreo,c’estsûrementdansmes

cordes.Jemevoisdevantunepiledequatremètresdehaut,souriantaupublicenrecevantlepremierprix,quiconsisteprobablementenunpaquetdebiscuits.

Maisnon,pasquestiondeparticiperàdesconcours.Noussommeslàpourdesraisonssérieuses.D’ailleurs,nousneresteronspasàlafoireplusd’unedemi-heure.

—Tuesprêt? jedemandeàLukequicherchesonportefeuille.Et toi,mapuce,prêtepourlafoire?

—Lafoire,sepâmeMinnie.VeuxvoirWinniel’Ourson.Hum!VoilàcequiarrivequandonemmèneunegamineàDisneyland.Ellecroit ensuiteque

tousceslieuxressemblentàDisneyland.Ettenterd’expliqueràunepetitefillededeuxans,commeLukes’estévertuéàlefairehier,lesnotionsdemarquesetdecopyrightnesertàrien.

—Peut-êtrequenousverronsWinniel’Ourson,jedis,aumomentprécisoùLukedéclare:—NousneverronspasWinniel’Ourson.Minnienousregardesanscomprendre.Jecorrigeimmédiatement:—NousneverronspasWinniel’Ourson,tandisqueLuketemporise:—Nousverronspeut-êtreWinniel’Ourson.Argh…Touslesmanuelséducatifsaffirmentqu’ilestimportantdeprésenterunfrontunipour

éviterdetroublerl’espritdesenfantsetdelesameneràexploiterlesdifférentspointsdevuedeleursparents.Jesouscristotalementàcetteidée,maisellen’estpastoujoursfacileàmettreenapplication.

Unjour,LukeaannoncéàMinnie:«Mamansortfaireunecourse»,alorsquejevenaisdechangerd’avis.Plutôtquedelecontredire,j’aifaitsemblantdepartirencriant«Aurevoir»etenclaquantlaporteavantderevenirenmeglissantparunefenêtre.

Mamèrem’atraitéedefolleendisantquecesmanuelséducatifsfontplusdemalquedebien,que papa et elle ne s’étaient jamais embêtés avec des bêtises pareilles. Et elle a terminé sadémonstration par un : « Et regarde ce que tu es devenue, Becky ! » qui a arraché à Luke ungrognementironique.(Ilaprétenduensuitequ’onavaittouteslesdeuxétévictimesd’hallucinationsauditives.)

Minnie porte son petit blue-jean et une nouvelle veste en daim à franges que son père lui aachetéehier.Elleesttropchoute.Unevraiefilledel’Ouest.Quantàmoi,j’aimisunshortetunhautsansmanches.Jemeregardedanslemiroiret…Bon,jenesuispasmal.Çaira.

Monlooknemepassionneplus.J’attendsundéclic–celuiquimeferaitmedire:Super!Unefoire!Commenttuvast’habillerpouryaller?Maisenvain.Silenceradio.

—Prêtes?demandeLuke,depuislaporte.—Ouais,jedisavecunsourireforcé.Enroute!Toutvabien.Qu’importentceshistoiresdetenues,aufond.Peut-êtrequejesuistoutsimplement

devenueuneadulte.Lesautresnousattendentàlaréception.Uncertainempressementselitsurlesvisages.—Directionlatentedescéramiques!annonceLuke.JaneiravoirRaymondavecBecky.Nous

resteronsenarrière.Ons’estunpeubagarréshiersoirpoursavoirquidevaitaccompagnermaman.CommeJanice

mettait en avant son rôle deMeilleureAmie, j’ai contre-attaqué en faisant valoirma condition deFille.Là-dessus,SuzeasuggéréquenousaccostionstousRaymond,maiss’estvitefaitremettreàsaplace.J’aifinalementgagnéenarguantque,siRaymondavaitdeschoses–bonnesoumauvaises–àdiresurpapa,c’étaitàmamanetmoidelesentendreenpremier.

Laseulepersonnequisefichedecetterencontrecommedesapremièrechemise,c’estAlicia.Enfait,ellenevientmêmepasàlafoire.ElleauneréunionàTucson,nousa-t-elledit.UneréunionàTucson?QuiorganisedesréunionsàTucson?

LeshabitantsdeTucson,jesuppose.Maisàparteux…?JenecroispasunesecondeàcettehistoirederéunionàTucson.Aliciamijoteuntruc,j’ensuis

convaincue. Si je pouvais, je ne la quitterais pas des yeux.Chose impossible car je dois aller à lafoire.Etqu’elleadéjàfiléenlimousinepourlajournée.

Suze est assise sur une chaise en forme de tonneau et tape frénétiquement un SMS sur sonportable. Vraisemblablement destiné à Alicia, vu qu’elles sont séparées depuis une vingtaine deminutes. Elle est tellement triste que j’aimerais l’enlacer et secouer le nuage de malheur quil’enveloppe.Mais jenem’yrisquepas.Nonseulementellen’estplusmonamiede troisheuresdumatin,maisellen’estpasnonplusmacopinedeneufheures.

Lukeinterromptmescogitations.

—Prêt,toutlemonde?Jane?—Oui,ditmamand’unairpresquemenaçant.Archiprête.

Nousentendonslebruitdelafoireavantmêmedelavoir.Lamusiquehurle,pendantquenous

faisonslaqueuepourgagnerleparking.Unefoislecamping-cargaré,nousdevonsnousprocurerdes passes, puis trouver l’entrée qui correspond. Quand nous atteignons enfin la porte B, nouscrevonsdechaudetsommessurlesnerfs.

(ÀceuxquicroientquelaporteBsetrouveàcôtédelaporteA,jeréponds:«Erreur!»)—Bonsang!s’écrieJanice.C’esttrès…exagéré.Jecomprendscequ’elleveutdire.Partout,nosyeuxseposentsurquelquechosedebrillant,de

pétantoudetotalementinouï.Ilyadestentesetdesstandsàpertedevue.Chaquehaut-parleurcracheun morceau de musique différent. Un dirigeable dans le ciel afficheWILDERNESS COUNTY FAIR enlettresgigantesques.Deuxballonsargentés,qu’oncroiraitlâchésparerreur,s’élèvent,formantdeuxpointsbrillantssurlebleuduciel.Unetroupedepom-pomgirlsencostumevertd’eausepresseversunetente.Minnielesregardeavecadmiration.Unhommenousdépasse,quitientungrosmoutonparunecorde.Jereculeinstinctivement.

—Bex!Cen’estqu’unmouton,mefaitremarquerSuzeenlevantlesyeuxauciel.Hum!Cen’estpeut-êtrequ’unmoutonmaiscetanimalestdotédecornesenspiraleetal’œil

mauvais.Sûrementlevainqueurduconcoursdumoutontueur.L’airestsaturéd’odeursvariées–essence,bouseetcrottin,vianderôtie,arômeàlafoisdouxet

sucrédesbeignets tout fraisquidominequandnousnous arrêtonsprèsdu stand.Minnie le repèreimmédiatement.

—Gâââteau!s’exclame-t-elleenmetirantparlebras.J’adoore!—Non,pasdegâteau.Viens,allonsvoircescéramiques.Malgrél’heurematinale,ilyadesgenspartout:agglutinésdevantl’entréedestentes,faisantla

queueauxstandsdenourriture,zigzaguantdanslesalléesd’uneattractionàl’autre,avecdebrusquesarrêts pour consulter leur plan. Atteindre le Village créatif et trouver la tente nous prend plus detempsqueprévu.Mamanavanced’unpasrésolu,fendantlafoule,lementonenavant.Janice,elle,selaissedistraireparlesstands.Jedoisl’entraînerenluidisant:

—Janice,turegarderascesmaniquesbrodéesplustard!ElleestpirequeMinnie!Nouspénétronsenfindans la tentedescéramiquesetnousconsultons la listedesparticipants.

Raymond expose dans la partie Artisans adultes. Il est inscrit dans la section Bols, la sectionRécipientsaveccouvercleet lasectionTousobjetsconfondus.Quelques-unesdesescréationssontégalementàvendredanslagalerie.Sespoteriessontfacilementreconnaissablesparleurtaille,cinqfois supérieure à toutes les autres. Son absence est également évidente, les sept personnes qui setrouventdanslatente,endehorsdenous,étantdesfemmes.

Pendant deuxminutes,maman etmoi examinons en silence les pièces présentées, faisant unepausedevantchacunedecellesdeRaymondcommesiellesétaientsusceptiblesdenousfournirdesindices.Devantchacune,uncartonexpliquel’influenced’unecéramistefrançaisedunomdePaulineAudette(uneillustreinconnue)sursontravail,évoquelasourced’inspirationqueconstituepourluilanatureetdétaillelatechniqueduglacis.

—Bon,ehbien,iln’estpaslà,constatemamandevantunénormebolvertpresqueaussilargequelatable.

—Maisilestforcémentvenu.Ilvapeut-êtrerepasser.J’aviseunefilleentopàbretellesquisetientprèsdelatablevoisine.—Excusez-moi,vousconnaissezRaymondEarle?Vouspensezqu’ilvaveniraujourd’hui?—Oh,Raymond!soupire-t-elle.Ilétaitlàdebonneheure.Ilreviendraprobablementplustard.

Maislà,maintenant,iladûquitterlafoire.—Merci.C’estvousquiavezfaitcevase?jedemande.Ilestmagnifique.Purmensonge. Je n’ai jamais rien vud’aussimoche.Mais jemedis qu’avoir quelques alliés

danslaplacepeutêtreutileencasdebesoin,sinousdevonsplaquerRaymondausol,parexemple.—C’estgentil,faitlafille,enplaçantsamaindevant,enungesteprotecteur.J’aidespiècesen

venteàlagalerie,sicelavousintéresse.Ellepointeladitegalerie,àl’autreboutdelatente.— Formidable ! J’irai regarder tout à l’heure. Dites-moi, vous êtes influencée par Pauline

Audette,vousaussi?Laquestional’airdel’agacer.—Qu’est-ce qu’il y a, avec cettePaulineAudette ?Avant de rencontrerRaymond, je n’avais

jamaisentenduparlerd’elle.IlluiaécritenFrancepourluidemanderd’êtrejuréduconcours.Ellen’apasrépondu,bienqu’ilnel’admettepas.Àmonavis,c’estdelaprétentionpure.

Jem’empressed’approuver.—Pourquoiaurait-onbesoind’unejugefrançaisealorsquenousavonsEricaFromm,quività

Tucson?—EricaFromm?Biensûr.Lafillemeregardeavecunregaind’intérêt:—Vousfaitesdelapoterie?Impossiblededirenon.—Euh…Unpeu.Quandj’ailetemps.Cequiestquasimentvrai.J’aifaitdelapoterieàl’école,etjereprendraipeut-être.Jemevois

tout à coupvêtued’uneblousedecéramiste, tournantunvase fabuleuxpendantqueLuke,derrièremoi, enfouit son visage dans mon cou. J’imagine les gens ouvrant leurs cadeaux de Noël ets’exclamant:«Waouh,Becky,onnesavaitpasquetuétaisunetelleartiste.Pourquoitunet’espasmiseàlapoterieplustôt?»

—Ehbien, bonne chance, je dis.Ravie d’avoir fait votre connaissance.Au fait, jem’appelleBecky.

—Moi,c’estDee.Nousnousserronslamainetjerejoinsmamanquiexamineunecollectiondepetitespoupéesen

terrecuite.—Alors,s’impatiente-t-elle,tuasapprisquelquechose?—Apparemment,Raymondvarevenirplustard.Nousn’avonsqu’àfaireleguetdanslatente.

C’estLukequiorganiselestoursdegarde.MamanetJaniceassurerontlapremièreheure,dans

lamesureoùellesontenvied’examinerlespoteriesendétail.Dannyprendraledeuxièmetour,aprèsun arrêt à la tente des rafraîchissements pour le traditionnel thé glacé deWilderness qui contient,paraît-il,quatre-vingtspourcentdebourbon.

—J’emmèned’abordMinnieauVillagedesenfantspourluiacheterunballon,déclareLukedeson ton de commandant en chef. Nous sommes la troisième équipe. Becky et Suze, pourquoi neprenez-vouspaslequatrièmetour.Entre-tempsvousn’avezqu’àvousbaladeretprofiterdelafoire.Çateconvient,Suze?

JedevinecequeLukeaen tête. Ilessaiedenous réunirpourquenous fassions lapaix.C’estvraimentadorable,maisjemesenscommeunpandaqu’onobligeàs’accoupleravecuncongénèreréticent.Suzen’estpasenthousiaste, je levoisbien.Elle fronce les sourcils etme lanceun regardnoiraussipeuamicalquepossible.

—Çam’estégaldefaireleguettouteseule,dit-elle.Luke,BeckyetMinnie,pourquoivousnerestezpasensemble?

Ses parolesme transpercent le cœur. Elleme déteste au point de ne pas supporter de passerquelquesheuresavecmoi?

—Non, c’estmieux comme ça, répliqueLuke vivement.En plus, en nous promenant dans lafoire,nouspouvonstombersurRaymond,quisait?

Hier soir, Luke a trouvé une photo deRaymond sur un site d’actualités de Tucson. Sansmevanter,monpèreestbeaucoupplusséduisantquesesvieuxcopainsdevoyage.SiCoreyestbizarre,totalementrefaitàneuf,Raymondaccusesonâge.Iladegrossourcilsenbataillequ’ilfroncedevantl’objectif.Iln’apasl’aircommode.

—Leréseaun’estpasterrible,signaleLuke.Alors,siquelqu’unaperçoitRaymond,lemieuxestqu’ilenvoieimmédiatementunSMSauxautres.D’accord?

Aumomentoùl’équipesedisperse,Lukemelanceunregardpleindesous-entendus.«Courage!»jetraduis.IldisparaîtensuitedanslamêléeavecMinnie,etSuzeetmoirestonsfaceàface.

Jen’aipasétéseuleavecelledepuis…jenepeuxmêmepasmerappelerquand.Jetrouvequ’ilfaitchaudtoutàcoup.Lapeaumepicote.Jerespireàfondpourmedétendre.Suzeregardeparterre,commesijen’étaispaslà.Quedire?Parquoicommencer?Jenesaispas.

Elleestassisesurunepiledecaissesretournées,enjeanettee-shirtblanc,chausséedesvieillesbottesdecow-boyqu’elleportaittoujoursàLondres.J’aimeraislacomplimentersursatenue,maisles mots restent bloqués dans ma gorge. Au moment où je prends ma respiration pour lui direquelquechose–n’importequoi–,sontéléphonesonne.Ellefixel’écranetfermelesyeux.

—Suze?—Quoi?aboie-t-elle.Jen’aipasditdeuxmotsqu’elleestdéjàd’uneagressivitétotale.Jebrandisleguidedelafoired’unemaintremblante.—Je…tuveuxcommencerparquoi?Lescochons,çatedit?Unvraisacrificedemapart,carj’aiunepeuratrocedecesanimaux.Jen’adorepasnonplusles

moutons,mais les cochonsme terrifient, ce sont àmesyeuxdesmonstresbruyants etmalfaisants.MaisSuzeetTarkieenont,dansleurfermeduHampshire,etjesaisqueSuzelesaimeaupointdeleur donner des petits noms. Peut-être qu’aller les voir favorisera un rapprochement. Et que nousparviendronsàéchangerdescommentairessurleursoreillespointuesouleurqueueentire-bouchon.

Ellen’apasrépondumaisjepersiste.—Lescochonsaméricainssontsûrementintéressants.Àmoinsqu’onaillevoirlesmoutons?

Ilsprésententdestasd’espècesrares.Ou…Tiens,ilyaaussideschèvresnaines.MaisSuzealeregardabsent.J’ail’impressionqu’ellen’arienentendu.—Bex,j’aiuntrucàfaire.Jeterejoinsaprès.OK?Elleselèvedesacaisseetdisparaîtdanslafoule.—Suze?Suze?Elle ne peut pas me planter comme ça. On est censées faire équipe. Se tenir les coudes.

Instinctivement,jedécidedelasuivre.Avecsagrandetailleetsescheveuxtrèsblonds,ilestfaciledenepaslaperdredevue,mêmesi

lafoulegrossitdeminuteenminute.Ellepasseavecdéterminationdevantl’enceintedurodéo,puisdevantleVillagegourmandetlezoooùlesenfantspeuvents’approcherdesanimaux.Ellen’apasunregard pour l’estrade où un type fait sauter son chien à travers un cerceau.Ni pour les stands dechapeauxdecow-boy,debootsetdesellesqu’entempsnormalellepasseraitdesheuresàexaminer.Elleeststresséeetpréoccupée,jelevoisàlatensiondesesépaules.Etaussiàsonvisagequandelles’arrêtedansunendroitdégagé,derrièreunstandquiproposeducochonrôti,etqu’elleseretourne.

Appuyéecontreunpoteauenbois, elle sort son téléphone.Elle sembleplusquepréoccupée :désespérée.Àquienvoie-t-elleunSMS?ÀAlicia?

Monpropremobilevibre.Jemecacheenvitesse.UnSMSdemaman,LukeouDanny?C’estTarquin.

Salut,Becky.Justepourvérifier.Suzevabien?

Je regarde le téléphoneavec fureur.Non,ellenevapasbien !Pasbiendu tout !Tout enmeréfugiantdanslatentedesconfituresetdesconservesmaison,jecomposesonnuméro.

Tarquinsembleétonnéquejel’appelle.«Becky?Ilyaproblème?»Jehurlepresque:«Tarkie,est-cequetuterendscomptedecequenousendurons?Suzeestdanstoussesétats.On

essaiedecoincerun typedansune foireagricole.Mamèrenecomprendpasceque fabriquemonpèreet…

—Quoi,toujourssurnotrepiste?»Ilal’airstupéfait.«Évidemment!—Tunepeuxpaslaissertonpèreagirenpaix?Tunepeuxpasluifaireconfiance?»Jesuisprisedecourt.Jenevoyaispasleschosesdecettemanière.Pendantuninstant,jemesens

mortifiée.Jusqu’àcequejerecommenceàbouillirderage.Cesgarssontbiengentilsdesetirerenmissionfaçonhéros.Est-cequ’ilspensentàceuxqu’ilslaissentderrièreeuxetquisemorfondentencraignantpourleurvie?

Jecontre-attaqueavecvéhémence:«Etlui,ilnepeutpasfaireconfianceàmamère?Ettoi,tunepeuxpasfaireconfianceàSuze?

Vousêtesmariésquejesache!S’ilyadesproblèmes,vousdevezlespartager.»Silence. J’ai touché un point sensible. J’ai envie de continuer.De crier : « Sois heureux avec

Suze!Soyezheureux!»Maisonnepeutpass’immiscerdanslavieintimed’uncouple.C’estcommeessayerd’entrerdansunnuagequisedissoutjusqu’àcequ’onensoitsorti.

Aprèsunepausepénible,Tarkielance:«Detoutefaçon,cen’estpaslapeinedenoussuivre.Nousnesommesplusensemble.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Noussuivonsdesvoiesdifférentes.J’aidetonpèreavec…untruc,maisdemoncôté.Luifait

cequ’ilaàfaire.EtBryceadisparuDieusaitoù.»Jen’encroispasmesoreilles:«Disparu?—Ilestpartihiersoir.Volatilisé.—Ahbon.»Jesuistotalementpriseaudépourvu.Quandjepenseàtouteslesthéoriesqu’onaéchafaudées.

Pourfinir,Brycen’apasdutoutembarquéTarquindanssesprojetsmachiavéliques.Ilneluiapasfaitsubirdelavagedecerveau,nel’apasescroqué,nel’apaspousséàvendredesappartementsentempspartagé.Ilasimplementfoutulecamp.

« Becky, retournez à L.A., dit Tarquin comme s’il lisait dans mes pensées. Arrêtez lesrecherches.Abandonnez.

—Maisonpourraitvousaider.Qu’est-cequevousfaites?Qu’est-cequisepasse?»

J’aienviedecrier:Laisseznousparticiper.S’ilvousplaît!«Nousn’avonspasbesoindevotreaide,réplique-t-il.DisàSuzequejevaisbien.Quejedonne

uncoupdemainà tonpère.Que jemesensutilepour lapremière foisdepuis…toujours. Jedoism’acquitterdecettetâche,d’accord?EtjeneveuxpasqueSuzeoutoivousinterfériez.»

Surce,ilcoupelacommunication.Jenemesuisjamaissentieaussidésarmée.Lafrustrationmedonneenviedepleurer,ouaumoinsdeflanqueruncoupdepieddansuntonneau.

(Pourinformation:lecoupdepieddansletonneaunem’apassoulagée.Jeportedestongsetlestonneaux,c’estsacrémentdur.)Taperdupoingdanslapaumedesamaincommeonvoitlefaireaucinémanesertàriennonplus.(Çafaitmal!Lecharmedelaboxem’atoujourséchappé.Encoreplusmaintenantqu’avant.Imaginezcequeçadoitêtrequandquelqu’unvouscognesansqu’onpuisseluidemanderd’arrêter.)

La seule chose qui peutm’apaiser, c’est de parler àSuze. Je vais lamettre au courant demaconversationavecTarkie.L’assurerqu’ilvabienetqu’ilestloindeBryce.Urgenceabsolue.Jedoism’armerdecourageetnepasmedéfiler.

En quittant la tente aux conserves et aux confitures, je suis une boule de nerfs. Il est aussidifficiled’approcherSuzequ’unelionnequiauraitlagardeàlafoisdeseslionceaux,desprovisionsde la famille etdes joyauxde laCouronne.Elle arpente la clairière, lamaindroite serrée sur sonportable,lessourcilsfroncés,enjetantdesregardsdedroiteetdegauche.

J’avaisrépétédansmatêteundébutdeconversationpossible–Çaalors,Suze, tropsympadetomber sur toi ! – quand elle s’immobilise.Elle semble en alerte.Comme si elle attendait quelquechose.Quoi?

Auboutd’unmomentjecomprends.Jevoisquis’avanceverselle.Jesuffoquetellementquejemanque m’évanouir.Non. Je dois halluciner. C’est inconcevable. Mais cette longue silhouette quimarcheàgrandesenjambéesestfacilementreconnaissable.

C’estBryce.Bryce.Enpersonne.Ici.ÀlafoireducomtédeWilderness.Jesuisbouchebée.Ilesttoujoursaussibeaugosseetaussibronzéqued’habitude,enjeancoupé

ettongs.AussinatureletrelaxqueSuzesembleanéantie.Parcontre,saprésencen’apasl’airdelasurprendre.Cetterencontreaétéarrangée,c’estévident.Mais…pourquoi?

Oui,pourquoi?Commentsefait-ilqueSuzeretrouveBryce?Nous l’avons traqué.Nousnous sommes inquiétés de la combinequ’ilmettait aupoint.Nous

n’avonspascessédeparlerdelui,dechercheràsavoircequ’ilavaitentête,del’imaginerentueurensérie(enfinpresque!).Suzeaurait-elleétéencontactavecluitoutcetemps-là?

Jenesaisplusoù j’ensuis.Jegémis intérieurementet j’aienviedehurler :Explique-toi !DesurgirencriantàSuze:Tun’aspasledroit!

Maisjenesuiscapablequedelesobserverpendantqu’ilséchangentdesproposinaudibles.Suzecroise lesbrascommepourseprotégeretelles’exprimeenphrasescourtes,saccadées, tandisque

Bryceaffiche sadécontractionhabituelle. Jene seraisqu’àmoitié étonnée s’il sortait unballondevolleyetcommençaitàfairedespasses.

Finalement,leurdiscussionsembleseterminer.BrycehochelatêteavantdeposerlamainsurlebrasdeSuze.Ellel’envoiebaladeravecuneragequimefaitsursauter.Brycehausselesépaules.Saréactional’airdel’amuser.PuisilrejointlafouleàgrandspasetSuzeresteseule.

Elles’affalesurunebottedefoindécorative,latêtebaisséeetlaminesitristequ’uncoupledepassantslaregarded’unairconsterné.Elleestdansuntelétatquejen’osepasladéranger.Quelquechosemeditqu’ellem’enverraméchammentpaîtrequandellesauraque j’aisurprisson tête-à-têteavecBryce.

Bon,jemedoisd’intervenir.Cen’estplusseulementnotreamitiéquiestenjeu,maistoutecetteaffaire.

J’avancerésolumentet j’attendsqu’ellelèvelatête.Quandellemerepère,elleressembleàunanimal acculé. Tous lesmuscles tendus, elle jette des regards éperdus autour d’elle, comme pourvérifierquejesuisseule.Aprèsquoi,constatantquec’estlecas,ellesecalmepeuàpeu.

—Suze…J’ailavoixenrouée.Etjenesaispastropparquoicommencer.—Tuas…?Ellen’arrivepasàcontinuer.—Suze…—Non!fait-elled’unevoixtremblante.Ellealesyeuxrougesetsemblemalade.Maladed’inquiétude.Paspoursonmari,jepense.Pour

uneautreraison,qu’ellegardesecrète.Pendant ce qui me semble une éternité, nous nous regardons. C’est presque comme si nous

conversionsensilence.—J’auraissouhaitéquetumeparles.—Moiaussi.—Pasterriblecommesituation,hein?—Non.—Tironsçaauclair.Sesdéfensesbaissentgraduellement.Sesépaulessedétendent,samâchoiresedécrispe.Pourla

premièrefoisdepuisdessiècles,sonregardcroisenormalementlemien.Sonaccablementmedésole.Ilsepasseuntruc.Unchangementdansnosrapports.Depuisquenousnousconnaissons,c’est

moi qui ai des ennuis et Suze qui vient à la rescousse. Telle est notre façon de fonctionner.Aujourd’hui,l’inverseseproduit.Jenesaispasexactementcequis’estpassé,maisunechoseestsûre:Suzes’estmisedansunsacrémerdier.

J’aidestonnesdequestions.Maisjevaisattendrequ’ellerecouvresesesprits.—Allez,viens!Onabesoindeboireuncouppourseremettre.

Jel’emmèneversunetentequiproposedesdégustationsdetequila.Ellemesuitsansrésister,latêtebasse.Jecommandedeuxverresetluientendsun.Puis,d’untonprofessionnel,jemelance:

—Alors,Suze,raconte-moitout.IlyaquelquechoseentretoietBryce?Etbiensûr,dèsquejevoissonexpression,jesais.Enfait,jel’avaisdevinéaumomentoùj’aivuBryceapparaîtredanslaclairière.Maiscequeje

lissurlevisagedeSuzemefendlecœur.—Suze,tun’aspas…?Elleréagitcommesijel’avaisébouillantée.—Non!Pascomplètement…—Commentça,«pascomplètement»?—Je…Nous…Onnepeutpastrouverunautreendroitoùs’asseoir?—Suze,raconte!jedis,lagorgeserrée.TuastrompéTarkie?Jelesrevoislejourdeleurmariage.Suzeétaitradieuseetravissante.Ilsétaientsiconfiantset

optimistes.Nousétionstoussiconfiantsetoptimistes.Bon, c’est vrai, Tarkie peut se montrer un tantinet bizarre. Ses goûts vestimentaires sont

étranges. Ses préférences musicales aussi. Et tout le reste. Mais jamais il ne serait infidèle, non,jamais.S’ildécouvrelavérité,ilsouffriradetoutsonêtre.Cetteéventualitémeserrelagorge.

—Je…Est-cequ’embrasserc’esttromper?—Tul’asseulementembrassé?—Pasexactement.—Tuas…?Ellehésite.—Non!Pasexactement.Durantlesilencequisuit,j’entrevoisdifférentsscénarios.—Tuasl’impressiond’avoirétéinfidèle?Uneautrelonguepause.Suzealesyeuxbrillants.—Oui, s’écrie-t-elle.Oui, j’aieuenvied’être infidèle. J’enavaisassez.Tarkieétait tellement

déprimé.ToutallaitdetraversenAngleterre.EtBryceétaitpositif,nouveau.Tusais…—Ungenrededieudusexe.Jemesouviensdelapremièrefoisqu’ilssesontrencontrés.Del’étincellequiavaitjaillientre

eux.Maisj’étaisàmillelieuesde…Jenesuispasassezméfiante,voilàtout.Jamaisplusjeneseraiconfiante.Peut-êtrequetoutle

mondecoucheavectoutlemondeetquejeneremarquerien.—C’estça.Bryceétaitspécial.Sisûrdelui.—Quanddoncavez-vous…?Mamémoireserembobine.J’essaiedemesouvenir.—TunefréquentaispastantqueçaLaPaixd’or?Çasepassaitlesoir?

—Arrête ! réplique Suze.Neme demande pas les dates, les heures, les endroits. C’était uneerreur,OK?Jem’enrendscomptemaintenant.Maistroptard:ilmetient.

—C’est-à-dire?—Ilveutdel’argent.Beaucoup.—Tuneluiendonnespas,j’espère?—Qu’est-cequejepeuxfaired’autre?Jesuishorrifiée.—Suze!Ilnefautpas.Neluidonneplusrien!Suzeéclateensanglots.—MaisildiratoutàTarkie.Etmonmariageserafichu.Lesenfants…Bex,j’aifaituneénorme

connerieetjenesaispasquoifaire.Tusais,jenepouvaisriendire.Jemesentaissiseule.Jesuisblessée.Indignée,peut-être.Furieuse,peut-êtreaussi.—Tuauraispum’enparler, jedis enm’efforçantde rester zen, en luttant contre ladouleur,

l’indignationetlaragequim’habitent.Tuauraisputeconfieràmoi,Suze.—Impossible.ToietLukevousformezuncoupleparfait.Tun’auraisjamaiscompris.Quoi?Commentpeut-elleaffirmerça?—OnafaillirompreàLosAngeles,j’objecte.Ons’estterriblementengueulés.Lukeestrentré

enAngleterre,etjenesavaispass’ilreviendrait.Donc,jecroisquej’auraiscompris,situm’enavaisdonnél’occasion.

Suzes’essuielesyeux.—Jenesavaispasqueçaallaitsimal.—J’aiessayédeteledire,maisçanet’intéressaitpas.Tum’as…repoussée!—Toi,tum’asrepoussée!Leverreàlamain,nousnousdévisageons,lesoufflecourt,lerougeauxjoues,agrippantnotre

verredetequila.Allez,Becky,jemedis,baslesmasques,!C’estl’occasion.Soissincère.—Tuas raison,Suze.Je t’aipeut-être repoussée.JemesuissansdoutemalcomportéeàLos

Angeles.Mais je t’aiprésentédesexcusesunmilliondefois.J’aientrepriscevoyageavectoi, j’aifaitdemonmieuxettun’asjamaisdaignémeprêterattention.Tunem’adressespaslaparole,tufuismon regard, tune cessesdemecritiquer.La seulepersonnequi t’importe, c’estAlicia.Mais c’estmoi,tonamie!

Uneblessureancienneetprofondeseréveille.Jesuissurlepointdepleurer.—C’estmoi,tonamie,Suze.—Jesais,jesais,murmure-t-elleenfixantsonverre.J’essuiebrusquementmeslarmes.—Pourquoitumetraitescommeça?Jen’inventerien.Lukeaussil’aremarqué.—Jesais.Jemesuismalcomportée,maisjen’arrivaispasàteregarderenface.—Pourquoim’as-tutraitéeaussimal?J’aipresquehurlé.

—Parcequetuauraistoutdeviné.Tumeconnaisbien,Bex.PasAlicia.Jepeuxfairesemblantquandjesuisensacompagnie.Àtoi,jenepeuxriencacher.

Ellepleurepourdebon.Ellealevisagerouge,lenezquicoule.J’objecte:—Tum’ascachétonhistoireavecBryce.—Ent’évitant.Oh,Bex,jesuisdansuntelétatdepuissilongtemps…J’auraisdûtoutteconfier

depuisledébut…Jen’ai jamaisvuSuzedansun telétat.Ellesembleavoir rapetissé.Sonexubéranceadisparu.

Ellealevisagetiré.Et,soussesextensions,sescheveuxsontgras.—Qu’est-cequisepasserasimonmariagevoleenéclats?Sonangoissemeserrelecœur.—Ça n’arrivera pas, je réponds en lui passant un bras autour des épaules. Tout ira bien.Ne

pleurepas,onvatoutarranger.—J’aiététellementbête,sanglote-t-elle.Sistupide…Jemecontentedelaserrerplusfort.Sansriendire.Moiaussi,jemesuiscomportéecommeuneidiote.Ilm’estarrivédestrucsembêtantsdansle

passé. Mais Suze a toujours été gentille, elle ne m’a jamais fait la leçon. Au contraire, elle m’asoutenue.Etjevaisfairepareil.

Sansprêterattentionà lamusiquemexicaine, jepenseaumomentoù leschosesont tournéauvinaigre avec Suze. Je croyais que c’étaitma faute. À cause demes problèmes de boulot. Je n’aijamaisimaginéqueSuzepouvaitavoirsespropressoucis.

BonDieu!—C’estpourçaquetuvoulaiséloignerTarkiedeBryce.Tuavaispeurqu’ilcrachelemorceau.—Enpartie,admet-elle.—Attendsuneseconde!Cettehistoiredelavagedecerveau,tul’asinventée?—Non ! J’étais sincèrement inquiète pourTarkie. Il est vraiment vulnérable.EtBryce est un

hommediaboliqueetmanipulateur.Ellerespireàfondavantdepoursuivre:—Ilestobsédéparl’argent.Audébut,ilacruqueseulTarkieétaitriche.Iladoncessayédelui

ensoutirer.Puisilacomprisquej’avaisunefortunepersonnelle,alorsil…ils’estattaquéàmoi.—Neluidonnepasunsou!Tulesais,hein?Suzeneréagitpas.Jelaregarded’unairsévère.—Tusaisquetunedoisrienluidonner.Tuluiasditquoi?—Jedoisleretrouveràdix-neufheurespourluiapporterl’argent.—Suze!—Qu’est-cequejepeuxfaired’autre?—Situpaiesunefois,ilnetelâcherapas.Ilnefautjamaiscéderàunmaîtrechanteur.Toutle

mondesaitça.

—Ets’ilracontetoutàTarkie?Suzeposesonverrevideetsetripotenerveusementlescheveux.—Bex,qu’est-cequisepasserasij’aitoutfoutuenl’air?SiTarkieetmoionsesépare?Etles

enfants?J’aicompromismavieentière,tout…Undesmariachiss’approchedenousetsecouesesmaracasensouriantbéatementàSuze.Illes

luitend.Mauvaisepioche,amigo!—Laissez-moitranquille!hurleSuze.Letypes’éloignesansdemandersonreste.Nous nous taisons. La têteme tourne ; pas seulement à cause de la tequila. J’ai encoremille

questionsàposer.Parexemple:Quiacommencé?Et:Quandtudis«pasexactement»,çasignifiequoi?Maisl’interrogatoirepeutattendre.Lapriorité,c’estdesedébarrasserdeBryce.

—Suze,Tarkienetequitterapas!— Pourquoi ne le ferait-il pas ? Je peux être épouvantable. Quand je pique une crise, je lui

balancedeshorreurs…—Ilmel’adit.Écoute,tudoissavoirquej’aiétéencontactavecluisansteledire.Elle accuse le coup, respire de toutes ses forces. Va-t-elle m’accabler d’insultes ? Non. Elle

souffleàfondetlaissesacolèresedissiper.—D’accord,finit-ellepardire.J’auraisdûm’endouter.Jepariequ’ilt’adit:«Mafemmeest

unesalope.»—Pas du tout ! Il a dit…que… (comment le lui dire avec tact ?)…que vous traversiez une

mauvaisepasse.—Une«mauvaisepasse»?ricane-t-elle.—Suze,toutvabien.Tarquinestbeaucoupplussolidequetunel’imagines.Iln’estplusavec

monpèremaisill’aidedesoncôté.Jel’aitrouvétrèspositif,pasdutoutsousl’influencedeBryce.LaraisondesamauvaisehumeuràL.A.était…toutautre.

—J’enétaislacause?— Pas seulement. Rien n’allait, en fait. Mais il s’est secoué. Maintenant il se sent utile. Il a

l’impressionqu’ilatrouvésontruc.Suzeruminecesinformationsensilence.—Tarkieadoretonpère.Ilauraitaiméenavoiruncommelui.—Jesais.—Ilt’amiseaucourantdecequ’ilsfaisaient?Jelèvelesyeuxauciel.—Biensûrquenon!Ilm’aditdelaisserpapaenpaixetderentreràLosAngeles.—Ilapeut-êtreraison,déclareSuze,qui,perchéesursontabouret,entouresesgenouxdeses

bras.Parceque,aufond,onfaitquoilà,tous?Jepréfèrem’abstenirderépondreàcettequestion.Parconséquent,aulieuderépliquer:Nous

suivonsTarkieparcequetunousl’asdemandé,Suze,jemecontented’avalerunegorgéedetequila.

—Jemesuismisedansdebeauxdraps,constatesoudainSuze.Etjem’ensuispriseàtoi.—Maisnon!jeriposte,gênée.—Si,fait-elleavecunregardtriste.J’aiétévraimentmoche.C’estunmiraclequetum’adresses

encorelaparole.—Ehbien…Tuesmonamie.Demoncôté,jemesuismontréeassezpunaiseàL.A.Onaété

touteslesdeuxatroces.—Moisurtout.Jevoulaisquetutesentescoupable,toutletemps.Jepensaisàquoi?Oui,àquoi

?Avisdedétresseabsolue!Savoixgrimpedanslesaigusetleslarmesinondentdenouveauses

joues.— J’ai été prise de folie, continue-t-elle. Même avant d’arriver en Californie, j’avais envie

d’échapperà lavieennuyeusequejemèneenAngleterre.Maisaujourd’hui jedonneraisn’importequoipour…

—Tuvaslaretrouver,tavied’avant.Maisd’abord,tudoisrefuserdecéderauxexigencesdeBryce.

Suzeréfléchitensetordantlesmains.—Oui,maiss’ilparleàTarkie?Àmonavis,iln’yaqu’uneseuledécisionàprendre.—Tunepeuxpasvivreaveccettemenace,jedis.Ilfautquetuenparlestoi-mêmeàTarkie,etle

plusvitepossible.Elleencaisselechocsansmotdire.Puis,aprèscequimesembleuntempsinfini,elleacquiesce.Jemesensaussimalqu’elle.Aucoursdesannéesprécédentesilafalluquej’avoueàLukeun

certain nombre de bêtises. Les six pendulesTiffany que j’ai vendues sur eBay, par exemple.Bon,maismettreauxenchèresdespendulesTiffanyn’arienàvoiravecembrasserunautrehomme.

Etquandjedis«embrasser»,c’estparégardpourSuze,jesuissûrequ’elleestalléeplusloin.(Jusqu’où,aufait?Ellenemeledirapasspontanément.Quantàmoi,jenevaispasluidemanderdedétails.Jen’aiqu’àfairepreuved’imagination.)

Àvraidire,non.Nefaispasça,Becky!Beurk!Nousdécidonsquejel’appelleraidemonportableetqu’elleluiparlera.Quandjepressesurle

numéroabrégé,moncœurbatàtouteallure.«Tarkie,jelancedèsqu’ilrépond.Écoute-moi:jetepasseSuze.Siturefusesdeluiparler,jene

t’adresserai plus jamais la parole. Et mon père non plus. Tout ça est grotesque. Tu ne peux pascontinuer à m’appeler et refuser de parler à Suze. C’est ta femme. Et elle a des choses trèsimportantesàtedire.»

Unsilence,puisTarkieacceptesansprotester.Suze prend le portable et fait quelques pas. J’espérais vaguement qu’elle me demanderait de

resteravecelleetquejepourraisécouterTarkieenpressantmonoreillecontrel’appareil.Maisellemesignifiequ’elleveutluiparlerenprivé.Et…Bon,ils’agitdesoncouple,aprèstout.Dommage!

Jeluiauraisétéd’unegrandeaideenluifilantuncoupàboirepourluidonnerducourageetenluisoufflantdesidéesquandelleauraitétéàcourtdemots.Enfin,cequej’endis…

Ellesortdelatente,etjeresteàproximitédugroupedemariachisensirotantuncocalightpourdiluer la tequila. Ilyaquelquesminutes,un typeenponchom’a tenduun tambourinavecune telleinsistancequejen’aipaseulecœurdedirenon.Mevoilàdoncentraindemarquerlacadenceetdechanter (« Aheya-aheya-aheya-aheya ») dans ce que je pense être un excellent espagnol, et enm’efforçantdenepaspenseràSuzeetTarquinplantéssurlesmarchesdupalaisdejustice.Soudain,Suzesematérialiseàl’entréedelatente,l’airflippéeàmort.

Lecœurserré,j’interrompsmadémonstrationdetambourin.—Alors?jemerisqueàdemanderquandelleestprèsdemoi.Çava?—Bex,lesarbresdenotrepropriété,marmonne-t-elle,trèsénervée.Lesarbres.Tutesouviens

dequelquechoseàcesujet?Lesarbres?Qu’est-cequ’elleraconte?—Non,jenesaisriensurlesarbres.Calme-toi,Suze.Commentças’estpassé?—Jenesaispas,grogne-t-elle.—Tunesaispas?Commentça?Iladitquoi?—Nousavonsparlé.Jeluiaidit.Audébut,ilnecomprenaitpasvraiment.Ellesefrottelenez.Etmoi,j’entendslaconversationcommesij’avaiseuletéléphoneenmain.

Suze:Ilm’estarrivéuntruchorrible,Tarkie.Etlui,croyantqu’elleaégarésonmascara.—Maistuluiasvraimentavoué?Ilsaitcequis’estpassé?—Oui.Àlafin,ilapercuté.Maisleréseaun’étaitpasbon.—Et?—Ilaétévraimentchoqué.J’avaiscruqu’ils’étaitdoutédequelquechose,maisnon.Bien sûr qu’il ne se doutait de rien, c’est dans son caractère. Mais pas la peine de le faire

remarqueràSuze.Elleestsursalancée.—Jen’aipasarrêtédeluidirequej’étaisdésolée,etqueleschosesn’étaientpasaussiaffreuses

qu’ill’imaginait,etqu’ilm’avaitétéimpossibled’allerjusqu’auboutavecBryce.Ilm’arépondu:«Etjedoist’enêtrereconnaissant?»

Tuaseuraison,Tarkie,jedisensilence.Etàtoi,Suze,bravo!Parcequetun’aspasétéinfidèle.Entoutcas,ausenslégalduterme.

Ya-t-ilunsenslégalenlamatière?JevaisdemanderàLuke.Ildoitsavoir.Enfait,non, jevaism’abstenir. Il sedemanderapourquoi jeveuxsavoir.Çaentraînera toutes

sortesdemalentendusdontjen’aivraimentpasbesoinencemoment.—Àlafin,jeluiaiditqu’ilfallaitqu’onsevoieleplusvitepossiblepourparler,continueSuze

d’unevoixchevrotante.Ilarefusé.—Non!—Ilaentreprisquelquechosedesuper-importantpourtonpèreetneveutpasêtreinterrompu.

Ensuite,jen’aiplusriencapté.

Ellehausselesépaulescommesielles’enfichait,maisellesetordlesmainsnerveusement.—Votreconversations’estterminéelà-dessus?jedemande,incrédule.—Oui.—Donc,tuignoresoùvousenêtes?—C’estça.Elleseposesuruntabouretàcôtédemoi.Jeladévisage,unpeuinterloquée.Ilyaunproblème.

L’intérêtd’appelersonmaripourluifaireuneconfessioncomplète,c’estd’alleraubout.Àlafin,lasituationestclaire:soitonsesépare,soitonseréconcilie,non?

L’ennui, c’est que Tarkie ne regarde pas la télé. Les choses de la vie lui échappent donccomplètement.

—Suze,ilfautquetuachètesdestéléviseurs.Tarkien’aaucuneréférence.—Tuasraison.Iln’apasréagicommejem’yattendais.—Iln’apasditqu’ilavaitbesoindetemps?—Non.—Iln’apasdit«Commentest-cequejepourraitefaireconfiance,àprésent»?—Non.—Iladitquoi?—Qu’ilcomprenaitpourquoiBrycem’avaitséduite,parcequelui-mêmeétaittombésousson

charme…—C’estvrai.—…mais que nous étions des Cleath-Stuart, et que dans cette famille on ne faisait pas de

compromis.C’étaittoutourien.Jegrimace.—Qu’est-cequ’ilvoulaitdire?—Aucuneidée,gémitSuze.C’étaitconfus.Etpuisilacommencéàparlerdecefameuxarbre

qu’onaàLetherby:Owl’sTower.Tusaisquenosgrandsarbresontdesnoms?Affirmatif.Dansunedeschambresd’amischezSuze,ilyaunebrochuresurlesarbresquej’ai

essayédelire.Chaquefoisquej’arriveaupassageoùlordHenryCleath-Stuartrapportedesgrainesd’Indeen1873,jem’endors.

—C’estpositifqu’ilparledesarbres,jem’enthousiasme.Trèsbonsigne.Çaveutdire:jeveuxquenotreuniondure.S’ilparled’arbres,jecroisquetuessauvée.

—Tunecomprendspas,pleurniche-t-elle.JenesaispasquelarbreestcetOwl’sTower.Onadestonnesd’arbresappelésOwl’sMachin-truc.Dontunvraimenttrèscélèbrequiaététouchéparlafoudreetquiestmort.Quisaits’ilneparlaitpasdecelui-là.

Maconfianceestlégèrementébranlée.—Vraiment?Suzepoursuitd’unevoixtremblante.

—Imaginequelemessagesoit lesuivant :Bryceest l’éclair,etnotremariageestunesouchecalcinéed’oùs’échappedelafumée.

Jecontre-attaque.—C’estunesupposition.CetOwl’sTowerestpeut-êtreunsolidechênequiarésistéàdestas

d’épreuvesetdecatastrophes.Tuneluiaspasdemandédequelarbreilparlait?L’angoissedeSuzesemblesanslimites.—J’étais censée le savoir.CommeTarkie dit toujours que je devraism’intéresser davantage

aux arbres, j’ai prétendu avoir fait le tour de la propriété avec le gardien-chef et que c’étaitpassionnant.

—Tul’asfait?—Non,soupire-t-elleavantd’enfouirlatêtedanssesmains.Àlaplace,jesuisalléefaireune

baladeàcheval.Je pose mon tambourin sur le bar. Il est impossible de réfléchir convenablement avec un

tambourindanslamain.—Si jecomprendsbien,Tarkiecroitqu’il t’a transmisunmessagecodéque,étantdonnéton

amourpourlesarbresancestraux,tuvasdéchiffrer.—Exact.—Ortun’asaucuneidéedesasignification.—Non.Voilàcequirisqued’arriverquandonvitdansunepropriétédefamilleparseméedesymboles

poétiques.S’ilshabitaientunemaisonnormale, avecunpommier etunehaie, il n’yauraitpasunetellepagaille.

—OK.Tudoisdécouvrirdequelarbreils’agit.Téléphoneàtesparents,auxsiens,augardien-chef,àtoutlemonde!

—C’estfait.J’ailaissédesmessagespartout.—Bon,quelleestlasuite?—Jenesaispas.Onattend.C’estincroyable!LecoupleCleath-Stuartdépendd’unarbre.DuTarquintoutcraché!Enfin,çapourraitêtrepire.Imaginezquel’énigmesoitbaséesurlelivretd’unopéradeWagner

!Suzedescenddesontabouretet tourneenrondensemordillant lesonglesetenvérifiantson

mobiletouteslesdeuxsecondes.Elleparletouteseuleenroulantdesyeuxfous.—C’estpeutêtrelemarronnier.Oualorslegrandfrêne.Àcetrain-là,ellevadevenirdingue.Jefaisungestepourluiattraperlebras,maisellem’évite.—Calme-toi,Suze,tunepeuxrienfaire.Penseàautrechose.Allonsnousbaladerdanslafoire.

S’ilteplaît.Tuestropstressée.C’esttrèsmauvaispourlasanté.Çaaugmenteletauxdecortisoletçat’empoisonne,littéralement.

MonsavoirmevientdeLaPaixd’or.J’aisuiviunesériedecourssurlethème«Apprendreàlimitersonstress»quiauraientététrèsutilessijen’étaispaschaquefoisarrivéeenretardauyogaetsijenem’yétaispascopieusementbarbée.(Enfait,jemeseraisplutôtdébarrasséedemonstressenn’assistantpasàcescours.)

—D’accord,concèdeSuze,quifaittoujourslescentpas.Jevaisessayerdeneplusypenser.—Onapleindetempsavantnotreheuredeguet.Allonsnousdistraire.—OK,fait-elleencessantdepiétiner.Tuasraison.Onvaoù?Jemedemandesijenepourrais

pasemprunteruncheval.Etm’inscriredanscertainesépreuves.Jen’aijamaisparticipéàunrodéo.Unrodéo?Elleesttombéesurlatête.—Euh…tucrois?Jepensaisplutôtàunepromenade.Allerregarderlesanimaux,despoules,

notamment.Suzeatoujourseuunfaiblepourlespoules(encoreplusbizarre,àmonavis,quesonpenchant

pour lescochons).J’ouvremonguidepour luidétailler lesespècesdepoulesprésentes,quandsonvisages’éclaire.

—J’aiuneidée,s’exclame-t-elleenmetirantparlamain.—Onvaoù?jeproteste.—Tuverras.

Suzesemble trèsdéterminée.Pas lapeinedediscuter.Aumoins,elleacessédese ronger les

onglescommeunemalade.Nouscontournonslesstandsdenourriture,nouslongeonsl’espacebétail,passonsdevant leVillagecréatif(àdeuxreprises,enfait.Suzeadumalàserepérer,mêmesiellerefusedel’admettre).

—Nousyvoilà,annonce-t-elle.Suzes’arrêtedevantunetentesurmontéed’unécriteauDUTALONAUXDOIGTSDEPIED.L’airde«

SweetHomeAlabama»retentitàl’intérieur.—Noussommesoù?—Onvaacheterdesbottes.Nousnoustrouvonsdansuneauthentiquefoiredel’Ouest,ilnous

fautdoncdesbottesdecow-boytypiques.Ellemepousseàl’intérieurdelatenteoùrègneuneprégnanteodeurdecuir.Tellementforteen

fait qu’ilme faut unmoment pourme rendre comptedu spectacle extraordinaire que j’ai sous lesyeux.

—MonDieu!—C’estproprementincroyable…,faitSuze,toutaussiimpressionnée.Bras dessus, bras dessous avec une expression d’admiration béate, nous ressemblons à deux

pèlerinsconfitsendévotiondevantunereliquesacrée.Sérieusement,j’aidéjàvutrèssouventdesétalsdebottes.Vousvoyezlestyle:uneétagèrepar-

ci, une étagère par-là. Mais jamais une accumulation pareille. Les présentoirs montent jusqu’auplafond.Chacuncomportequinzeétagèrescouvertesdebottesdedifférentsmodèles.Desmarronet

desnoires,des rosesetdes turquoise.Certainesornéesde strass, certainesbrodées.Certainesavecdespierresetdesbroderies.Sousl’écriteauBOTTESDEPRESTIGEsontprésentées,entreautres,unepairedebottesblanchesavecdesincrustationsdepythonquicoûtentcinqcentsdollarsetunepaireencuird’autruchebleucielàseptcentsdollars.Danslerayon«Àladernièremode»,ilyamêmeunepairedecuissardesnoires,mais,pourparlerfranchement,jelestrouvedéplacéesici.

Devantcettevisionéblouissante,nousrestonssansvoix.Suzeenlèvelesvieillesbottesqu’elleaachetéesàCoventGardenetessaieunepaireencuirroseetblanc.Avecsonjeanbleuetsescheveuxblonds,c’estduplusbeleffet.

—Ouregardecelles-là,jedisenluitendantunepairecouleurfauverehausséededélicatsmotifsenstrasssurlescôtés.

—Divines,sepâmeSuze.—Etcelles-ci!Pourl’hiver?J’ai trouvéuneétonnantepairedebottesmarronetnoirdont lecuirépaisetodorant rappelle

celuidesselles.Ona l’impressiondesegorgerdechocolats.Chaquepaireestplus tentanteetplus incroyable

quelaprécédente.Pendantunevingtainedeminutes,jenecessedepasserdesbottesàSuzeetdelaregarder les essayer. Ses jambes paraissent interminables. Elle n’arrête pas de secouer la tête enagitantsescheveuxetdedire:

—DommagequeCaramelnesoitpaslà!Caramelestsonnouveaucheval.Etjedoisavouerquejesuiscontentequ’ilnesoitpaslà,sielle

pensevraimentparticiperàunrodéo.Finalement, son choix se porte sur les bottes fauves avec les strass et des noires ornées de

broderiesétonnantes.Jepariequ’ellevaacheterlesdeuxpaires.—Uneminute!Ettoi,Bex?Tun’enessaiespas?Pourquoi?—Oh,jen’enaipastrèsenvie.Suzesembleétonnée.—Tun’aspastrèsenvied’essayerdesbottes?—Oui.C’estça.—Pasdutoutenvie?—Ehbien,non.Maistoi,continue.—Jen’aipasenviedecontinuer,rétorqueSuze,déconfite.Monidée,c’étaitdenousacheterà

chacuneunepairedebottes.Pourmarquernotreréconciliation.Leretourdenotreamitié.Maissituneveuxpas…

—Si,si!Quellemerveilleuseattention!Pas question de faire de la peine à Suze. Mais j’ai une fois de plus l’estomac noué. En

m’efforçantdenepas en tenir compte, j’attrapeunepairedebottes sur l’étagère laplusproche etSuzemetenddeschaussettes.

—Ellessontbelles,jecommenteenlesenfilant.

Marron,avecunmotifgraphiquenoir.Ellesmevontparfaitement.—C’estlabonnetaille,enplus.Jelesprends,j’ajouteavecunsourirecontraint.Enchaussettes,sesdeuxpairesdebottesàlamain,Suzemedévisage:—C’esttout?—Euh…oui.—Tun’enessaiespasd’autres?Je passe en revue les autres modèles en essayant de retrouver mon ancien état d’esprit.Des

bottes,jemedis.Suzeveutm’offrirdesbottessuper-cool.Ouais!Hum,çasonnefaux.QuandSuzeessayaitsesbottes,j’étaisraviepourelle,maismaintenantque

c’estàmoi,çanemefaitnichaudnifroid.Pourfairepreuvedebonnevolonté,j’enfileenvitesseunepaireturquoise.

—Ellessontjoliesaussi,jedis.—«Jolies»?—Jeveuxdire…(jecherchelemotjuste)…Ravissantes.Oui,ellessontsomptueuses,j’ajoute

enm’efforçantdeparaîtreemballée.—Bex,arrête!Soistoi-même!Montre-toienthousiaste.—Jesuisenthousiaste!Maispasconvaincante,jesais.—Qu’est-cequit’arrive?—Rien!—Maissi!Tuesdevenueétrange.Tu…Attendsuneseconde,tuasdesdettes,Bex?Parceque

ça,c’estuncadeau.—Non,pourunefois,jen’aipasdedettes.Écoute,leshoppingnemeditpresqueplusrien,c’est

tout.Suzeenlaissetomberlesdeuxpairesdebottes.—Leshoppingneteditplusrien?—Trèspeu,quandc’estpourmoi.Maisj’aimeacheterdeschosespourMinnieetLuke…Offre-

toiunepairedebottes,moi,ceserapouruneautrefois.Jeramasseunedespairesquisontparterreetlaluitends.—Ellessontfabuleuses.MaisSuzen’esquissepasungesteetmeconsidèreavecméfiance.—Qu’est-cequit’arrive?demande-t-elleenfin.—Rien.J’aisansdouteétéunpeusouspressioncestemps-ci,c’esttout.—Tuasl’airàplat.Jenem’enétaispasaperçueparcequej’étaistropabsorbéepar…Bref,je

nefaisaispasattentionàtoi.—Iln’yarienàremarquer,Suze.Toutvabien.Silence.Ellem’examinesanssedépartirdesonairsoupçonneux.Puiselles’approche,m’attrape

lesbrasetmefixedroitdanslesyeux.

—Dis-moi,Bex,sitonsouhaitlepluscherpouvaitêtreexaucé,ceseraitquoi?Jeneparlepasdeshopping,maisd’expériences,devacances,deboulot,deprojets.Detout,quoi!

—Ehbien…Voyons,monplusgranddésirseraitde…C’estcurieux,jenetrouvepas.Commesicettecase

étaitvide.—Jesouhaiteque…toutlemondesoitenbonnesanté,jedéclaremaladroitement.Lapaixdans

lemonde.Tuvois,lestrucshabituels.— Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. (Suzeme lâche les bras.)Mais qu’est-ce qui

t’arrive,Bex?—Parcequejen’aipasenvied’unepairedebottesdecow-boy?—Non!Parcequeriennet’exciteplus.Cettepêchequetuastoujourseue?Cetteénergie?Elle

estpartieoù?Tutepassionnespourquoiencemoment?Je restemuette.Mais je tremble intérieurement.Ma dernière passion a faillime coûter toutes

mesrelations.—Jesaispas,jedisavecunhaussementd’épaulesenévitantsonregard.—Réfléchis!Etpasdemensongesavecmoi!—Sansdouteque…,jedisaprèsunlongmoment.—Quoi?Vas-y!—J’aimeraisavoirunautreenfant.Maiscen’estpasarrivé,etçan’arriverapeut-être jamais.

Qu’importe!Cen’estpasunproblème,tusais.Suzeestéberluée.—Jenesavaispas,Bex.Tunem’enasjamaisparlé.—Cen’estpaslegenredesujetsurlequelj’aienviedem’étendre.Jereculeenlevant lesyeuxauciel.Jen’aipasenviedesusciter lapitié.Jen’auraispasdûen

parler.—Bex…—Non!(Jesecouelatête.)N’enparlonsplus.Franchement,toutvapourlemieux.Nousdéambulonssansmotdiredansunetenteadjacentequiproposedesaccessoiresencuir.—Vousallezfairequoi,aprèscevoyage?medemande-t-elle,commesielleenvisageaitcette

questionpourlapremièrefois.LukevaretournerenGrande-Bretagne?—Oui.Unefoiscetteexpédition terminée,nousfaisonsnosbagagesetnousrentrons.Jevais

essayer de trouver un job en Angleterre. Ce n’est pas gagné. La situation n’est pas facile là-bas,commetusais.

J’examinevaguementuneceintureencuirtresséavantdelareposer.—Ç’auraitétésuperquetudeviennesstylisteàHollywood,faitSuzed’unairrêveur.L’étonnementmefaitchanceler.—Tudisçamaintenant!Tun’aspasarrêtédem’accablerdereproches,àL.A.

—C’estvrai.Maistoutça,c’estdupassé.J’adoreraisvoirtonnomaugénériqued’unfilm.J’enseraisvraimentfière.

—Ehbien,onoublie!Jedétournelesyeux.Lesujetesttoujourssensible.—Etjen’aipasdejobquim’attend.—Tuenretrouverasunfacilement.—Onverra.Jem’éloigneversunautrestandafind’évitersonregardinquisiteur.PasquestionqueSuzeme

prennesoussaprotection.Jesuisencoretropàvif.Etjepensequ’elles’enrendcompte,parceque,quand elleme rejoint, tout ce qu’elle arrive à dire, en désignant un colliermonstrueux décoré debouchons,c’est:

—Çateferaitplaisir?—Non!—Heureusement,sinonjem’inquiéteraisvraiment.Ellerouledesyeuxdemanièrecomique.Jenepeuxm’empêcherd’esquisserunfaiblesourire.

Ellem’amanqué,Suze.Mameilleureamie.Notrevieillecomplicitém’amanqué.Biensûr,c’estmerveilleuxd’êtreunefemmeadulteetlamèred’unepetitefille.Celaremplitune

vie. Procure des joies immenses. Mais parfois, le samedi soir, j’aimerais me saouler gentiment,regarderDirtyDancingetmeteindrelescheveuxenbleu.

—Suze,tutesouvienslorsquenousétionscélibataires,dansnotreappart?Quandj’avaisessayédetecuisineruncurry?Etquenousnepensionsnil’unenil’autreànousmarier,etencoremoinsàavoirdesenfants?

—Niàcommettreunadultère,ajoutelourdementSuze.—Sors-toicettehistoiredelatête!Jemedemandaisseulement…Tupensaisqueçaressemblait

àça,lavieconjugale?—Jen’ensaisrien,fait-elleaprèsavoirpesélepouretlecontre.Non,pasvraiment.Ettoi?— Je croyais que ce serait plus simple. Mes parents menaient une existence sans histoire.

Déjeunerdudimanche,partiesdegolf,verresdesherryàl’apéro–toutsemblaitsicalme,siordonnéetraisonnable.Maisregarde-lesmaintenant.Etregarde-nous.Toutesttellementstressant.

—Maistun’asplusdeproblèmedecouple.ToutvabienentreLukeettoi.—ÇairabienaussientreTarkieettoi,jeluiprédisavecautantdeconvictionquepossible.J’en

suiscertaine.—Etentrenousdeux?Bex,j’aiététellementméchanteavectoi.—Maisnon!Enfin…nous…c’est…Je suis à courtdemots.Quedire?Suzeest ànouveauchaleureuseet adorable.Le sera-t-elle

toujoursquandAliciaseraderetour,oumelaissera-t-elledenouveautomber?—L’amitié,çava,çavient.Cen’estpasgrave!—Commentça,çava,çavient?fait-elle,horrifiée.

—Tusais,maintenantquetuessiamieavecAlicia…Suzefermelesyeux:—Jenelesuispas,bonsang!Suzefermelesyeuxd’unairaccablé.—J’aiétéodieuse.Jemesentaistellementcoupable…C’étaitnul.Horrible.Bex,Alician’estpas

mameilleureamie.Etelleneleserajamais.Mameilleureamie,c’esttoi.Dumoins,jel’espère.Tul’estoujours?demande-t-elleenmedévisageant,lesyeuxemplisd’angoisse.

Enregardantsonvisagesifamilier,lenœudquimeserraitlagorgesedéfait.J’ail’impressionqu’onm’aretiréunpoidsde lapoitrine,quelquechosequimefaisaitmaldepuissi longtempsquej’avaisfiniparm’yhabituer.

Suzeinsiste:—Bex?—Sijet’appelleàtroisheuresdumatin,fais-jed’unepetitevoix,turépondras?—Jeviendraiventreà terre, affirmeSuze, l’œilhumide. Je seraià tescôtés,quelque soit le

problème.Etjen’aipasbesoindeteposerlaquestionparceque,lorsquej’aiétédanslepétrin,tut’esprécipitée.Ettuesencorelà.

—Pourêtrehonnête,iln’étaitpastroisheuresdumat.Plutôtvingtheures!—C’estdupareilaumême,Bex!Suzemedonneuncoupdecoude,etalorsquejesuisauborddeslarmes,jememetsàrire.Jemesentaisperduesansl’amitiédeSuze.Jel’airetrouvée.Enfin,jepense.Jem’efforcedereprendrecontenance.Puis, impulsivement, jesoulèveunhorriblebraceleten

cuir avec des capsules de bière en guise de breloques – encore plus ringard que le collier auxbouchons–etletendsàSuzed’unairimpassible.

—Tusaisquoi?C’esttoutàfaittongenre!—Tucrois?rétorqueSuze,lesyeuxrigolards.Ehbientoi,tuseraisdivineaveccetruc.Etellebranditunbandeaucouvertdefauxraisinsauxcouleurscriardes.Nouséclatonsderire.

Jememets en quête de plus horrible encore, quand j’aperçois du coin de l’œil Luke etMinnie àl’entréedelatente.

—Onestlà,Luke!jem’écrieenagitantlesbras.Desnouvellesdemaman?—Mamaaan!s’exclameMinnie,quitiresonpèreparlebras.Lesmoutons!—Pasdenouvelles,autantquejesache,annonceLuke.Etvous,lesfilles?Il m’embrasse et nous regarde à tour de rôle. Je peux lire dans ses yeux : Alors, cette

réconciliation?—Toutroule.Pasvraimenttoutmais…Tout roule, mis à part le fait que Suze subit un chantage de son amant et qu’elle risque de

divorcer. J’essaie de lui faire passer ce message en le fixant intensément mais il n’a pas l’air depercuter.

—Luke,tuconnaislesarbresdeLetherbyHall?demandeSuzeàbrûle-pourpoint.Tarkiet’enaparlé?TuterappellesunchênequiapournomOwl’sTower?

—Non,désolé,répondLuke,visiblementintriguéparlabizarreriedelaquestion.—Tantpis,faitSuze,déçue.—Jet’expliqueraiplustard.Dis,Suze,çanetefaitriensijemetsLukeaucourantde…detout?Ellepiqueunfard,lesyeuxbaissés.—OK.Maispasdevantmoi.J’enmourrais!—Quoi?faitLukeenremuantleslèvressilencieusement.—Toutàl’heure,jeluirépondspareillement.—Moutoooon!bêleMinnieentirantsonpèresifortqu’ilchancelle.—Uneseconde,monpoussin.Ondoitd’abordenparleràmaman.—Elleveutquetuluiachètesunmouton?—Elle veut grimper dessus. C’est ça, la cavalcade desmoutons. Les jeunes enfantsmontent

dessus.Dansl’enceintedesrodéos.—Ilsmontentdessus?Tublagues?—Ilss’accrochentplusqu’ilnechevauchent,enfait.C’esthilarant.—Ohnon,Minnie,tunemonteraspassurledosd’unmouton.Àlaplace,onvat’offrirunbeau

moutonenpeluche.Jeposeunemainprotectricesurlebrasdemafille,maisellelabalaied’ungeste.—Veuxmontersurunmouuuuuton!— Allez, laisse-la faire, plaide Suze. En Écosse, quand j’étais petite, je galopais à dos de

mouton.Elleestsérieuse?—Maisc’estdangereux.—Pasdutout!Onleurmetdescasques.—Elleesttroppetite!— Ils commencent à deux ans et demi, intervientLuke. Je suis venu te voir pour te suggérer

qu’onleluipermette.—Tuesdingue?— Où est passé ton esprit d’aventure, Bex ? En tant que marraine de Minnie, je lui donne

l’autorisation.Là,jeretrouvelavraieSuze.—Allez,Minnie,fait-elle,onyva!Noussommesdansl’Ouest,lepaysdesrodéosdemoutons!

Serais-jelaseuleadulteresponsabledelabande?Dèsquenouspénétronsdansl’enceintedelacavalcade,jesuishorrifiée.Paroùcommencer?

D’abord,cesbestiauxsontdesanimauxsauvages.Ensuite, lesgensmettent leursenfantsdessus. Etmême,lesencouragent.Àcetinstant,ungamind’environcinqans,avecunbandana,s’agrippeàla

toisond’ungrosmoutonblancquicabriole toutautourdelapiste.Lepublicpoussedeshourrasetfilme,pendantqu’untypecommentedansunmicro:

— Et le jeune Leonard est toujours en selle… Bravo, Leonard… Il a du cran, ce garçon…Aaaaaah!

Leonard est tombé, ce qui n’a rien de surprenant vu que lemouton a tout d’une bête féroce.Troishommesseruentpourl’immobiliser.Leonardserelèveetsouritfièrement,tandisquelafoulesedéchaîne.

—OnacclameLeonard!—Leonard!Leonard!scandeungroupedegens,probablementdesmembresdelafamilledu

gamin.Lequelfaitunpetitsalut,dénouesonbandanaetlelancedanslepublic.Incroyable:cegossevientdedégringolerd’unmouton,cen’estpaslegagnantdeWimbledon,

quandmême ! Je chercheSuze des yeuxpour partager avec ellema réprobation,mais elle a l’airradieux.

—Çamerappellemonenfance!s’écrie-t-elle.Jenevoispaslerapport.SuzeagrandidanslechâteaudesafamilleauRoyaume-Uni,pasdans

unranchdel’Arizona.Jemepermetsdericaner:—Tesparentsportaientdeschapeauxdecow-boy?—Parfois, répond-elle du tac au tac. Tu connaismaman, elle venait aux concours hippiques

dansdestenuespaspossibles.Véridique. Lamère de Suze avait une garde-robe des plus éclectiques, digne de figurer dans

Vogue.C’étaitégalementunefemmesuperbe,danslegenreosseux,unpeuchevalin.Siunestylistedetalent (à savoirmoi) l’avait conseillée, elle aurait euuneallure sublimementoriginale. (En fait, laplupartdutemps,elleavaitl’aircurieusementoriginale.)

Unautreenfantentreenpiste,surledosdumêmemouton–oupeut-êtred’unautre?Commentsavoir?Àmesyeuxilsembleaussiremuant.Etlapetitefilleestdéjàsurlepointdelâcherprise.

—EtvoiciKayleeBaxter,proclamelespeaker.Elleasixansaujourd’hui.—C’estlemomentd’amenerMinnie,ditSuze.Elle lui prend la main et elles se dirigent vers le stand des inscriptions. Luke se charge du

formulaireàrempliretàsigner,tandisquejepassementalementenrevuetouteslesbonnesraisonsdem’opposeràcequiseprépare.

—Luke,ilmesemblequeMinnienesesentpastrèsbien.—Mouton!claironneMinnieensautantàpiedsjoints.Àchevalsurunmouton-euh!Àcheval

surunmouton-euh!Sesyeuxbrillentd’excitationetellealesjouesécarlates.—Regarde,ondiraitqu’elleadelafièvre,j’insiste,enposantlamainsursonfront.—Maisnon!—Elles’estfoulélachevillerécemment.

—Tachevilletefaitmal,mapuce?demandeLuke.—Nan!Pasmal!Àchevalsurunmouton-euh.—Becky, tunepeuxpas l’éleverdansducoton,protesteLuke.Elledoit faire l’expériencedu

monde,prendredesrisques.—Excuse-moimaisellen’aquedeuxans.Jem’approchede la femmemaigreet tannéequi récupère les formulaires.Sonblousonporte

l’inscription:«ENTRAÎNEURDESRODÉOS,SECTIONJUNIOR».—Oui?Z’avezvot’formulaire?—Mafillen’apastroisans.Àmonavis,elleesttropjeunepourparticiper.Qu’enpensez-vous

?—Elleadeuxansetdemi?—Oui,mais…—Alors,pasdesouci.—Si,justement,ilyaunsouci!Ellenepeutpasmontersurunmouton!Personnenepeut.C’est

untrucdefou!Lafemmepartd’unrirerauque.— Pas de panique, m’dame. Les p’tits bouts d’chou sont tenus par leur papa. Ils restent pas

longtempsd’ssusl’mouton,conclut-elleavecunclind’œil.Elleaundecesaccents!—Justement,j’veuxpasqu’map’titesoitd’ssusl’mouton.Etj’veuxpasqu’elletombe.—Pasdedanger.Sonpapalatiendrafort.Hein,m’sieur?—Biensûr.—Avantqu’ellemonted’ssusl’mouton,ym’fautl’formulaire.Je capitule.Ma précieuse fille vamonter d’ssus l’dos d’unmouton. Unmouton ! Nous nous

dirigeonsversl’entréedesparticipants.Ungarsentee-shirt«FOIREAGRICOLEDEL’ARIZONA»metàMinnieuncasqueetungiletdeprotection,puisill’emmènedansunpetitenclosoùsontparquéssixmoutonsdetailledifférente.

—Tuvasêtresaged’ssusl’mouton,conseille-t-ilàMinnie,quiécoutedetoutessesoreilles.Tulelaissespasfairel’méchant,hein?Tufaisattention!

Minnieacquiesceavecconcentration.Legarsrigole:—Cesp’titsboutsd’chou,ym’fontmarrer.Fautpasavoirpeur,m’dame.Çaserafinitrèsvite.

Vouslatenezbien,m’sieur,d’ac?—OK.Prête,Minnie?ditLuke.Jemesensmal.Aufond,c’estcommeunrodéo.Çayest!OninstalleMinnieàcalifourchonsur

lemouton,onouvrelaporteetlavoilàsurlapiste…OnsecroiraitdansGladiateurs.Bon,pasexactement,maisc’estpresqueaussiflippant.Lecœurserré,jeregardeàtraversmes

doigtsécartéstandisqueSuzeprenddesphotosencriant:«Vas-yMinnie!»LetypedonnesesinstructionsàLuke:

—Vousetmoi,oncourtàcôtédumouton.Etvouslâchezpasvot’p’tite.Descendez-ladèsquevouspouvez.

—Compris.—C’estunvieuxmoutonobéissant.Exprèspourlestoutp’tits.Maisonsaitjamais…Minnie, les sourcils froncés, est totalement concentrée. Je ne l’ai vue qu’une fois aussi

déterminée:quandellearefusémordicuspendanttouteunejournéedeporterautrechosequesarobedeféequiétaitdanslamachineàlaver.

Unesonnerieretentit.Lespectaclecommence.—Allez,Minnie!s’égosilleSuze.Accroche-toi!Ouais!Jesuisparalyséedepeur,m’attendantàcequelemoutoncommenceàruercommeunforcenéet

envoieMinnie valdinguer à trois mètres de hauteur. Mais il reste tranquille, en partie grâce à lapoignefermedugarsentee-shirt.Mêmes’ilgigoteunpeu,çaneportepasàconséquence.

Enfait,cen’estpastoutàfaitaussiterriblequejelecraignais.LegarsféliciteMinnieaprèsunedizainedesecondes:—Bonboulot,map’tite.Unevraiecavalière.Maintenant,tudescends…—C’esttout?s’exclameSuze,pendantqueLukereculedequelquespaspourprendreMinnieen

photo.Çan’apasdurélongtemps.—Àchevalsurmonmouton,brameMinnie.Àchevalsurmonmouton!—Toutlemondedescend!—Nan!Àchevalsurmonmouton!Jenesaispascequisepasse–siMinniedonneuncoupdepieddansl’échinedumouton–,mais

soudain l’animal fait un écart, se dégage de l’étreinte du gars au tee-shirt et se met à trotterrapidementautourdelapiste,Minnieaccrochéeàsatoison.

—Àl’aide!Ausecours!jehurle.—Tiensbon,Minnie!crieSuze.Jedevienshystérique.—Sauvezmafille!Luke,valachercher!—AdmirezMinnieBrandon,âgéededeuxansetdemi,mesdamesetmessieurs,s’époumonele

speakerdanssonmicro.Seulementdeuxansetdemi,ettoujoursenselle!Lemoutonvirevolte allégrement, poursuivipar legars etLukemaisMinnie reste fermement

cramponnéeàsondos.Etcroyez-moi,quandelledécidedenerienlâcher,sesdoigtssontd’uneforceinvraisemblable.

—Regardetafille!Elleestformidable!s’émerveilleSuze.—Minn-ieeee!Ausecouuuurs!jecrie,désespérée.C’estinsoutenable.Jedoisagir.Jefranchislabarrièreetm’élancesurlapisteaussivitequemes

tongsmelepermettent.—J’arrive,machérie!Laissemafilledescendre,espècedesalebête!

Jemeruesurlemoutonetagrippesatoison,biendécidéeàl’envoyerboulerparterred’unseulmouvement.

Malédiction,c’estcostaudcebestiau!Enplus,ilvientdem’écraserlepied.Lukes’emporte.—Bonsang,Becky,qu’est-cequetufais?—Jeveuxarrêterlemouton.Attrape-le,Luke!Commejerecommenceàpoursuivrelabête,ilmesembleentendrerirelepublic.—Et lamamandeMinnies’est jetéedans lamêlée !clame lespeaker.Bonnechance,Minnie

mom!Ungrouped’adolescentsrenchérit:—Bonnechance,Minniemom!Minniemom!Minniemom!—Bouclez-la,bandedecrétins!Ettoi,lefriséàcornes,rends-moimafilleimmédiatement!Jemelanceàlatêtedumoutonquiarrivesurmoid’unbonpas.Etjefinislesquatrefersenl’air

danslasciureboueuse,pournepasdirepire.Aïe!Matête!—Becky!hurleLukedel’autrecôté.Çava?—Oui.SauveMinnie.Attrapecemauditmouton!—Attrape cemauditmouton ! clame labandede jeunes en contrefaisantmonaccent anglais.

Attrapecemauditmouton!—Laferme!—Laferme!répètent-ils,hilares.Miladyadit:«Laferme!»Jehaislesadolescents.Etjehaislesmoutons.Luke,legarsautee-shirtetdeuxautrestypesontréussiàempoignerlemoutonparlescornes.

IlslemettentàterreentâchantdefairedescendreMinniequineleurtémoigneaucunegratitude.Aucontraire.Furieuse,elles’agrippeàlalaineenbramant:

—Àchevalsurmonmooouton!Puis elle regarde le public et, se rendant compte qu’elle est la star dumoment, se fend d’un

grandsourireetagitelamainentriomphe.Quellefrimeuse.—Notreplusjeuneconcurrenteestcellequiestrestéelepluslongtempsenselle.Applaudissez-

la,jevousprie…La foule se déchaîne. Les vivats fusent, les bravos retentissent, tandis que Luke soulève une

Minniefuribardequidonnedescoupsdepieddanslevide.Jecoursverselle,esquivantlemoutonqu’onemmèneverssonenclos.—Minnie,toutvabien?—Encore!exige-t-elle,rougedesatisfaction.Encoreàchevalsurmonmouton.—Non,c’estfinilacavalcade,moncœur.Tremblantedesoulagement,jel’entraînehorsdel’enceinte.Etj’attaquebilleentête:—Luke,jet’avaisditquec’étaitdangereux!—Becky,jet’avaisditqu’elleyarriverait,répliqueLuke.

Undecesmoments«D’accord-Pasd’accord»typiquesdelaviedecouple.CommeceNoëloùjeluiavaisoffertunecravatejaunecanari.(Jepersisteàdirequelejauneestsacouleur.)

AprèsavoirretiréàMinnielecasqueetlegiletdeprotection,jepropose:—Sionallaitboireunthéouunedoublevodka?Jesuiscomplètementlessivée.—Minnieétaitétonnante,s’emballeSuze,quivientdenousrejoindre.J’airarementvuça.— Le principal, c’est qu’elle soit entière. Pour le moment, j’ai besoin d’un remontant, je

rétorque.—Attendez, tous les deux, il faut que je vous parle, fait Suze en prenant lamain deMinnie.

Votrefilleestréellementdouée,voussavez.—Dansqueldomaine?jedemande,perplexe.—Commecavalière.Elleavaituneassietteinouïesurcemouton!Imaginez-lasuruncheval.—Oui.Peut-êtrequ’unjourellemonteraàcheval.— Tu ne comprends pas, insiste Suze avec ferveur. Je veux l’entraîner. Pour le concours

complet.Oupourlejumping.—Pardon?— Elle possède un équilibre naturel peu fréquent. Je m’y connais, Bex. On doit repérer les

talentsprometteursdebonneheure,etceluideMinnieeststupéfiant.—MaisSuze…Querépliquer?Jenepeuxquandmêmepasdire:Tuperdslaboule!Ellen’afaitquetenirsur

ledosd’unmouton.LukesouritgentimentàSuze.—C’estunpeutroptôt,sijepeuxmepermettre.Ellepersisteavecfièvre.—Laissez-moim’enoccuper,laissez-moifairedeMinnieunechampionne.Ilsepeutquemon

mariagesoitterminé,quemaviesoitfichuemaisça,jepeuxleréussir.—Tonmariageestfini?questionneLuke,atterré.Ah!c’estpourcetteraisonqu’ellefaitunefixationsurMinnie.—Suze,tun’ensaisrien,arrêtedediren’importequoi!jeproteste.—Si!L’arbren’estplusqu’unpetitmoignoncalciné,gémit-elle.J’ensuissûre.—Quelarbre?s’étonneLuke,deplusenplusinterloqué.Pourquoituparlesencored’arbres?—Non, j’objecte.L’arbre est vert et couvert de feuilles.Et de fruits.Et…et…d’oiseauxqui

pépientsursesbranches.Comme elle ne réagit pas, je l’attrape énergiquement par les épaules pour essayer de lui

insufflerdel’énergiepositive.—Tucrois?Tuaspeut-êtreraison,soupire-t-ellefinalement.—Allez,lesfilles!C’estmatournée!Onyva!PrenantMinnieparlamain,Lukes’éloigned’unpasvif;jemedépêchedelesrattraper.—C’estincompréhensible,cettehistoire.Tupiges,toi?

—Bryce,jemurmure,aussidiscrètementquepossible.—Bryce?—Chuuuut!Chantage.Tarkie.Arbre.Owl’sTower.Jeremuela têtedemanièresignificativeenespérantqueLukeliraentre les lignes.Mais jene

récoltequ’unregardchargéd’incompréhension.—Jenecomprendsrien.Qu’est-cequisepasse,bordel?Parfois,monmarimenavre.Vraiment.

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:Voulez-vousunchapeaudelafoire?

ChèreMadameBrandon,Jevousremerciemillefoispourvotretrèsaimableproposition.Vousmevoyezcependantobligéde ladécliner.Toutenétantcertainque,ainsiquevousl’affirmez,j’auraisuneallurefabuleusepourjardineravecunstetsonpersonnaliséportantl’inscription«Smeathie»d’uncôtéet«estunevedette»del’autre,jenepensepaspouvoirmepermettrecelookwesterndanslacommuned’EastHorsleyoùjerésidedésormais.

Concernantl’autresujet,jesuisravidesavoirquevousaveztrouvéunefaçonderésoudrevotreconflitavecladyCleath-Stuart.Envoussouhaitantderéussirdansvosfutursprojets,jevouspried’agréermessentimentslesmeilleurs.

DerekSmeath

11

OK,voicimonavissurlesfoiresagricoles.Ellessontvraimentamusantes,pleinesdesurprisesetexposentunefoultitudederacesdecochons–cequiestpassionnantpourquiconques’intéressedeprèsàcetanimal.Unseulpetitinconvénienttoutefois:aprèsunejournéeonestlessivé.

Ilestdix-septheurestrente.Noussommeséreintés.Pasl’ombredeRaymonddansla tentedescéramiques,malgrélesdeuxtoursdeguetdechaqueéquipe.Tarkien’apasdonnésignedevienonplusmaisSuze, trèscourageusement,n’enparlepas.Elleapassédesheuresau téléphoneavecsesgaminsens’efforçantd’êtrejoyeuse,sansyarrivervraiment.Noussommespartisdepuistroisjours.Suze déteste être éloignée de ses enfants pendant aussi longtemps, même dans les meilleurescirconstances(etcesjours-ci,commechacunsait,lescirconstancesnesontpasexcellentes).

Dannyesten traindesurveiller la tente.Mamanet Janice fontdushopping.Dansune tentedespécialités culinaires de l’Ouest décorée de balles de foin et dotée d’une piste de danse, Minniedévore des frites pendant que je donne des conseils à Suze pour son prochain rendez-vous avecBryce.

—Évite toute conversation.Dis-lui seulement que tune rentres pasdans son jeu.S’il devientagressif,tuluirentresdanslechou.

—Soisprécise,Bex!Jenerentrepasdanssonjeumaisjeluirentredanslechou?—Oui,enfin,bon!Tusorsdutruc,tutedégagesdesonchantagequoi!—D’accord,faitSuze,perplexe.Bex,tuvoudraisbienm’accompagner?—Tuenasvraimentenvie?—S’ilteplaît!J’aibesoind’êtresoutenue.Tusais,j’aipeurdem’écroulerenlerevoyant.—Trèsbien,jeviendrai.Nousscellonsnotreaccordparunepoignéedemain.Mebalader avecSuzedans la foire, traînerd’un standà l’autre enbavardantm’a requinquée.

Ellem’atellementmanqué,macopine!Commesiellelisaitdansmespensées,ellemedéposeunebisesurlajoue.

—Quellebellejournée!fait-elle.Endépitdetout!Ungroupedecountryjoueunairentraînant.Unefemmeenvestedecuirmontesurl’estradeet

donnedes instructions pour le prochain quadrille tandis qu’unevingtaine de personnes se dirigentverslapiste.

—Viens,Minnie,onvadanser,ditSuze.Jenepeuxpasm’empêcherdesourireenlesregardant.SuzeaoffertàMinniedesminuscules

bottesdecow-boy.Enlesvoyantexécuterlespas–talon,pointe,onchangedepiedetonpivote!–,jemedisqu’ellesressemblentàd’authentiquesfillesdel’Ouest.Bon,c’estsurtoutSuzequichangedepiedetpivote.Minniesecontentedesauterd’unpiedsurl’autre.

—Mademoiselle,m’accorderez-vouscettedanse?L’invitationdeLukemeprendparsurprise.Jeluisouris.Ilavaitdestonnesdemailsàlire,je

l’aidoncàpeinevudel’après-midi.Maislevoilàdevantmoi,souriantetbronzé.—Tusaisdanserça?jeluilanced’unairtaquin.—Onapprendra.Allezhop!Il m’emmène sur la piste, où les gens avancent et reculent en ligne et en cadence. Je me

concentresurlesinstructionsmaisavecdestongsauxpieds,cen’estpasgagné.Jenepeuxpastaperdutaloncommeillefaudraitsurlesol.Quantàpivoter,c’estimpossible.Enplus,cessaloperiesmesortentsansarrêtdespieds.

JemerésoudsàabandonneretindiquepargestesàLukequejeveuxretournerm’asseoir.—Pourquoi?—Mestongs.Cen’estpasfaitpourdanserlequadrille,situveuxmonavis.Peuaprès,SuzeetMinnienousrejoignent.—Allez,Bex,onyretourne,proposeSuze,lesyeuxbrillants.—Missionimpossibleaveccestrucsauxpieds.Tantpis!Jem’attendsà cequeSuze retournedanser après avoirhaussé les épaules,mais elleme fixe,

presqueencolère.—Suze?Çava?—Cen’estpastantpis,justement!J’aivoululuioffrirdesbottesetellearefusé,explique-elleà

Luke.Etmaintenantelleneveutpasdanser.—Oh,iln’yapasdequoienfaireunplat!jeréponds,toutdemêmeunpeuébranlée.Laisse-

moitranquille.—Bexestvraimentbizarre,ditSuzeàLuke.Elleneveutmêmepasaccepterdecadeaudema

part.Pourquoi,Bex?Tousdeuxmedévisagentavecunecertaineinquiétude.—Jen’ensaisrien.OK?Soudain,mesyeuxseremplissentdelarmes.—Jen’enaipasenvie,c’est tout!Parcontre, jebrûledemerendreutile.Jeretournedansla

tentedescéramiques.Luke,jesaisquetudoisbosser,alorsvas-y.Ettoi,Suze,jeteretrouveplustard.

Dix-neufheuresdanslatenteoùonsertducochonrôti.C’estbiença?Et,sansattendreleurréponse,jem’éloigned’unpasénergique.Toutessortesdepenséessinistrestournicotentdansmatête.Pourquoin’ai-jepasvouluqueSuze

m’achètedesbottes ? Jeneparvienspas àme l’expliquer.Ellepeut sepermettred’êtregénéreuse.Alors?Est-cepourlapunirelle?Pourmepunirmoi?Ouquelqu’und’autre…

Maisqui?Entoutcas,Suzearaison,çanevapasfort.Jemesuisplantéeprofessionnellement(monjobdestyliste)maisaussidansmesrelationsfamiliales(monpère),sansparlerdureste.J’ail’impressiond’avoiradditionné leserreurssansm’enrendrecompte.Soudain,alorsque j’arriveàl’entréedelatentedescéramiques,uneévidences’impose: j’aipeur.Auplusprofonddemoi, j’aipeurdenepasêtreàlahauteurunefoisdeplus.Certainespersonnesontpeurdeskier,demonteràcheval,deconduire.Moi,j’aipeurdelavie.

Ilyaplusdemondequecematinauxcéramiquesetpoteries.IlmefautunmomentpourrepérerDanny, assis dans un coin, très occupé à dessiner un vêtement. Des feuilles couvertes de croquiss’empilentàsespieds.Visiblement,ilalenezdanssoncarnetdepuisunboutdetemps.EtRaymond,dontilestcenséguetterl’arrivée?

—Danny!(Ilsauteenl’air.)AucunsignedeRaymond?Turegardes,aumoins?—Biensûr.Jeveille.Il se concentre sur les visiteurs pendant trois secondes puis baisse les yeux et se remet à

crayonner.Franchement,iln’apastellementl’airenalerte.Jeposelamainsursafeuille,énervée.—Danny !Tu étais censé surveiller les abords de la tente de façon à repérerRaymond. S’il

passaitdevantencemoment,tuneleverraismêmepas.—Oh,là,là!Becky.Écoute,soisréaliste,Raymondneviendrapas.Sinon,ilseraitlà.Tousles

autrespotierssontprésents.J’aibavardéaveceux,ilsdisentqueRaymondsemontrerarement.—Nousdevonsaumoinsessayer.Déjà iln’écouteplus, ilestconcentrésurunmodèlede robeceinturéeàeffetcapequia l’air

sensationnel.Jesoupire.—Continueàdessiner.Net’enfaispluspourRaymond.Jevaispatrouillerdehors.—Jesuisrelevé?demandeDanny,pleind’espoir.Danscecas,jevaism’offrirunverre.Àplus

!Ilfourresonmatérieletsesdessinsdansunportfolioencuirets’enva.Quand il est parti, je scrute la foule des visiteurs. Je suis en alerte rouge.Danny est sûr que

Raymondneviendrapas,OK.Maiss’ilsetrompe?Sic’estàmoiqu’incombelatâchedepercerlemystère?Sij’yparviens,çameredonneraconfianceenmoi,jemesentiraimoinsnulle.

J’examinelaphotodeRaymondsurmonportableetscannelesvisagesalentour.Jefaisletourdelatenteàplusieursreprises,mefrayantunpassageentrelesgroupesdegens,regardanttousles

pichets,lesplatsetlesvases.J’aimeassezunbolcouleurcrèmeavecdestachesrouges,maisquandjevoissonnom,Carnage,j’aiunhaut-le-cœur.Cestachesrouges,c’estdu…?

Quelleidéed’appelerunbolCarnage!Cespotierssontdingues.—Vousaimez?C’estmapiècepréférée.Unefemmeblondeetmenueenblousem’arejointe.Elleporteunbadgeaccrochéàuncordon

surlequelestécritARTISTEengrosseslettres.C’estdoncelle,MonaDorsey,lacréatricedubol.— Il est très joli. Celui-là aussi, j’ajoute, en montrant un vase orné de rayures noires

irrégulièresquidevraitplaireàLuke.—C’estProfanation.Ilestlependantd’Holocauste,explique-t-elleensouriant.Profanationet…Holocauste?—Trèsbien.Jefaisdemonmieuxpourconserverunemineimperturbable.—OK.Jemedemandaisquandmêmesivousn’aviezpasquelquesœuvresauxtitresunpeuplus

gais.—«Plusgais»?—Plusoptimistes.Plusjoyeux.Ellesembledésemparée.—J’essaiedefairepasserunmessageàtraversmesœuvres.Toutestlà,dit-elleenmetendant

unebrochureintituléeFoiredeWilderness.Festivaldescréateurs.Annuairedesartistes.— Tous les participants y racontent leur vie et leur travail. Le mien dépeint le côté le plus

sombre,leplusmorbideetleplusnihilistedelanaturehumaine.—Oui…(Jedéglutisavecpeine.)Euh…super!—Ya-t-ilunepiècequivousintéresseenparticulier?—Jenesaispas.J’aimevotrestyle,maisjepréféreraisquelquechosed’untoutpetitpeumoins

déprimantetnihiliste.—Attendezquejeréfléchisse,faitMonaavantdemedésignerunebouteilleaulongcolétroit.

Celle-cis’appelleFaimdansunmonded’opulence.—Hum!C’estencoreassezdémoralisant,jetrouve.—Etquepensez-vousdeDétruit?demande-t-elle en saisissantunpotvert etnoirmunid’un

couvercle.—C’estvraimentbeau.Maislenommesembleencoreunpetitpeulugubre.—Pourvous,«détruit»estunmotlugubre?Ellesemblesurprise.Jelesuisaussi.«Détruit»cen’estpasfranchementmarrant.—Untoutpetitpeu,oui.Enfin,ç’acetterésonnancepourmoi.—Étrange.Ah,voiciunepiècedifférente.Ellemeprésenteunvasebleufoncéornédecoupsdepinceauxblancs.—Danscetteœuvre, j’aimeàpenserquesousuneépaisseurdedésespoir seprofileunenote

d’espoir.Ellem’aétéinspiréeparlamortdemagrand-mère.

—Trèstouchant,vraiment.Etelles’intitule?—Violencedusuicide,déclare-t-ellefièrement.J’enrestesansvoix.JemevoisinvitantSuzeàdîneretluidisant:Ilfautabsolumentquejete

montremonnouveauvase,Violencedusuicide.—EtvoiciBattu,annonceMona.Ravissant,non?—Enfait,jevaisréfléchir.Maisvospoteriessontsuperbes.Merciinfinimentdemelesavoir

présentées. Et bonne chance avec les pulsions sombres etmorbides des êtres humains, j’ajoute entournantlestalons.

Punaise!Jenesavaispasqu’unepoteriepouvaitvéhiculerdessentimentsaussiflippants.Pourmoi,c’étaitjustedelaterreetduvernis.Bon,ilyaunpointpositif:pendantquenousparlions,j’aieu une idée. Je vais lire le passage du catalogue consacré à Raymond. J’y trouverai peut-être unindice.

Jem’isoledansuncoindelatente,meperchesuruntabouretettournelespagesjusqu’àcequejetombesurRaymondEarle,artistelocal.

Né àFlagstaff, RaymondEarle…bla-bla-bla…Carrière dans le design industriel… bla-bla-bla… Philanthrope et mécène local… bla-bla… amoureux de la nature… bla-bla…Fortement inspiré par Pauline Audette… A correspondu avec elle durant de nombreusesannées…Voudraitluidédiercetteexposition…

Jetournelapageettombepresqueàlarenverse.Non!Incroyable.Impossible…Sérieusement…?En fixant la page, je pars d’un rire sonore. C’est trop extraordinaire. Trop bizarre. Mais

pouvons-nousutilisercetteinfo?Biensûrqueoui,jedécide.L’occasionesttropbelle.Nousdevonsl’utiliser.Prèsdemoi,uncouplem’observeavecundrôled’air.Jeleuradresseunsourireradieux.—Désolée,jeviensdetombersurquelquechosedetrèsintéressant.Unelecturetrèsinstructive,

jefaisenagitantlabrochure.Vousdevezabsolumentvouslaprocurer.Ilss’envontetjerestesurmontabouret,n’arrêtantpasdemereplongerdanslabrochure.Les

idéesm’arriventenrafales.J’élaboreplansurplan, jesens l’adrénalinecourirdansmesveines.Etpourlapremièrefoisdepuisdessiècles,j’éprouveunesorted’enthousiasme.Deladétermination.Del’optimisme.

Je reste encore un bon moment dans la tente, jusqu’à l’arrivée de maman et Janice. Je les

observependantqu’ellesfendentlafoule.L’étonnementmefaitclignerdesyeux.Mamanestcoiffée

d’unstetsonroseetarboreuneceintureassortiepiquéedeclousargentés.Janicetrimballeunbanjoetarboreunevesteendaimàfranges.Toutesdeuxsonttrèsrouges,maisilestimpossiblededevinersicettemineéclatanteestdueàuncoupdesoleilouàunabusdethéglacéaubourbon.

—Alors?s’enquiertmamandèsqu’ellem’aperçoit.—Rien.—Ilestpresquedix-neufheures.Lajournéeestpourainsidirefinie.Jemeveuxrassurante.—Ilferapeut-êtreuneapparitionauderniermoment.Onnesaitjamais.—Peut-être.Bon,c’estl’heuredenotretourdegarde.Tufaisquoi,Becky?—Jemetslesvoileset…Jenepeuxquandmêmepasluidire«JedoissoutenirmoralementSuze,quiestconfrontéeau

chantagedesonancienamant».D’accord,mamanetSuzesontproches.Maispasàcepoint.—JevaisvoirSuze.Onseretrouveplustard,d’accord?Jesourisàmamèrequi,tropoccupéeàscruterlesvisagesdesvisiteurs,neremarquerien.Leregardtriste,lamineabattue,elledemande:—EtsionnemetpaslamainsurRaymondEarle?Onlaissetomberetonrentre?—En fait,maman, j’ai un plan. Je t’en parlerai plus tard.Repose-toi et tâche de te détendre.

Tiens,voilàdeuxchaiseslibres.Vousdevriezboireuntrucfrais.Dis-moi,Janice,c’estbienunbanjoquetuaslà?

— Je vais apprendre toute seule à en jouer, mon chou. C’est le rêve de ma vie. On pourrachanterenchœurdanslecamping-car.

Siquelquechoseadeschancesd’énerverLukeaumaximumpendantqu’il conduit, c’estbienunechoraleaccompagnéeaubanjo.

—Formidable…Jevousapporteunthéglacétoutdesuite.J’achètedeuxthésglacésàlapêcheaustanddesrafraîchissements,lesdonneàmamanetJanice

etparsenquatrièmevitesse.Ilestpresquedix-neufheures.Simoi,j’ail’estomacnoué,DieusaitcequelapauvreSuzedoitéprouverencemoment.

Noussommesconvenuesdenousretrouverdanslatenteducochonrôtiavantd’allerensembleaurendez-vous.Quandj’arrive,c’estlechoc:Aliciaestlà.Quefait-elleavecSuze?

—Coucou,Alicia!Tueslà?JecroyaisquetuavaisuneréunionàTucson.UneréunionàTucson.Franchement,çasembledemoinsenmoinscrédible.— J’ai pensé venir vous retrouver après, dit Alicia, impavide. Et j’ai eu du flair. C’est

invraisemblable,cequisepasse!—Jel’airacontéàAlicia,avoueSuzed’unevoixtimide.—Tunedoispastesentircoupable,Suze.Bryceestunêtrevénéneux.JelanceàAliciaunregardmauvais.Jedétestelesgensquiclament:«Tunedoispastesentir

coupable.»Lemessagesous-jacentestprécisément:«Tudevraistesentircoupable.»

—Toutlemondefaitdeserreurs,jeréplique.L’important,c’estdesedébarrasserdeBryceunefoispourtoutes.Ilesttempsd’yaller.

—Aliciavientaussipourmesoutenirmoralement,expliqueSuze.Est-cemonimaginationoua-t-ellevraimentadoptéuntond’excuse?Jem’efforcedesourire.—Parfait.Bon,Suzetuesfinprête?Tusaiscequetuvasluisortir?—Jecrois,oui.—Eh!Vousêteslà,lesfilles!C’estDanny,unebarbeàpapadansunemain,unverredethéglacédansl’autre,sonportfolio

coincédetraverssouslebras.—Vousallezoù,commeça?SiSuzeafaitdesconfidencesàAlicia,iln’yapasderaisondefairedescachotteriesàDanny.

Detoutefaçon,ill’apprendra.—Bryceestici.Suzevalerencontrercarilessaiedelafairechanter.C’estunelonguehistoire.—Jelesavais!s’exclameDanny.Jel’aiditdepuisledébut!—Faux!jeproteste.—Entoutcas,j’avaisdessoupçons.Et,s’adressantàSuze:—Tuascouchéaveclui,c’estça?—Pasdutout!aboie-t-elle.—Maistufricotaisaveclui.Tarkieestaucourant?—Oui.Jeluiaitoutavoué.Dannymordillesabarbeàpapa.—Gloireàtoi,sainteSuze!—Merci,réponddignementl’intéressée.Visiblement,Dannycogiteàpleinevapeur.— Attends ! Je croyais que Bryce voulait plumer Tarkie pour son nouveau centre de yoga.

Maintenant,ilveutaussitesoutirerdel’argent.Ils’attaqueaumarietàlafemme?—Apparemment,oui.—Ilestsacrémentfort,cetype!s’extasieDanny.Ettoi,Alicia,tupensesquoideceprojetde

centre?Prêteàaffronterlaconcurrence?Quellepeaudevache,ceDanny,quandils’ymet!Mêmesic’estunemiseenboîte!—Certainementpas,répliqueAlicia.Pasquestionquecet individufassedel’ombreàLaPaix

d’or avec un établissement de deuxième ordre. Crois-moi, Wilton l’en empêchera. Il est temps,ajoute-t-elleaprèsuncoupd’œilàsamontre.

—Onyva,ditSuze.—Enroute!renchéritDanny.—Pastoi,serebelleSuze.

—Biensûrquesi,sedéfendDanny.Lesrenfortsnesontjamaistropnombreux.Tiens,boisunboncoupdethéglacé.Chargédebourbonàpresquecentpourcent.

Suzeremercieduboutdeslèvesetavaleunegorgée.—Punaise,c’estfort!—Jet’avaisprévenue.Encore?—Nonmerci.Allez,onbouge!Sansdireunmot,nousmarchonsd’unpasmartialverslelieuderendez-vous.Unepetitetroupe

encadrantSuzeetprêteà ladéfendre.Pasquestiondese laisserembobinerparBryce.Nousseronsfermesetrésolus.Etinsensiblesàsonlookd’enfer.

Ilestlà,nonchalammentadosséàunstandfermé,plusbronzéetresplendissantquejamais,sonregard bleu denim perdu dans le vague.On le croirait sorti d’une pubCalvinKlein.Mmmm ! Jeréprimeuneexclamationd’admiration.Çavapas,Becky?Allons!Pasdemauvaisepensée!

Puis son regard change et sa personnalité s’affiche. MonMmmm s’évanouit instantanément.Commentai-jepunepasmerendrecompteàquelpointcetypeétaitodieux?

Ilestvisiblementétonnédenotreprésence.—Ah,Suze,tuasamenédesrenforts,àcequejevois!Aussitôt,Suzecommenceàparlerd’unevoixtremblante,enfixantunpointderrièrel’épaulede

Bryce,commejeleluiaiconseillé.—Bryce,j’aiquelquechoseàtedire:laissetombertonchantage.Jenetedonneraipasunsou,

etjetepriedenouslaissertranquilles,monmarietmoi.Sachequetoutcequetupourrasluidirenemenuiraenrien.J’aiétéfrancheavecluietneluiairiencaché.Tun’asaucuneprisesurmoi,etàpartirdemaintenanttuespriédet’abstenirdetoutcontactavecmoi.

«Abstenir»,c’estmoiquiaitrouvécemot.Çasonnebienetç’aunpetitairjuridique,non?JepresselamaindeSuzepourl’encourager,enluimurmurant:«Excellent!»Elleatoujours

le regard fixé dans la même direction. Et Bryce, quelle tête fait-il ? Manifestement il réfléchitcalmement.

—Du«chantage»?dit-ilenriant.C’estlargementexagéré!J’aisollicitédetapartundonpourunecauselouable.Tuappellesçaunchantage?

—«Unecauselouable»?répèteSuzeavecincrédulité.—Une cause louable ? s’exclame Alicia, qui semble plus horrifiée que nous tous. Tu ne

manquespasd’air!Jesaiscequetuprépares,Bryce,etcrois-moi,tun’arriveraspasàtesfins.Ellesereculed’unpas,lementonbelliqueux,etpoursuit:—Tun’auras jamais lesmoyensquenous avons, ni notrepuissance.Monmari anéantira tes

effortsdérisoirespournousconcurrencer.Tonprojetneverra jamais le jour.EtquandWiltonenaurafiniavectoi,Bryce…cejour-làtusouhaiterasn’avoirmêmejamaiscommencéàypenser.

Waouh!Ondiraitunparraindelamafia.ÀlaplacedeBryce,jecrèveraisdetrouille.Maisiln’apasl’airterrifiélemoinsdumonde.IlregardeAliciacommes’iln’avaitpascompris.Puisilpartd’unriresceptique.

—Miséricorde!C’estquoicenuméro?Uneexpressionétrangepassesurlevisaged’Alicia.—Quoi?réplique-t-elledesavoixarchiglaciale.Jeterappellequetuestoujoursl’employéde

monmari.—Oui.Etalors?Ilssetaisentunmoment.Jeprofitedecettepausepourregardermescompagnons.Àmescôtés,

Suze serre les poings.Dannyparaît effaré.Alicia, elle, défieBryce du regard.Et ce dernier ne secomportepascommeonpourraitl’imaginer.IlneregardepasSuzemaisAlicia,qu’ilsemblejauger.

—Jevaispeut-êtrequittermonjob,annonce-t-il,une lueurdedéfidans lesyeux.J’enaiplusqu’assezdecesconneries.

—Danscecas, tues tenuparcontratàuneobligationdeconfidentialité,répliqueAlicia.Je terappellequenousavonsdesconseillersjuridiquesparticulièrementefficaces.

Sontonsefaitsicinglantquenouséchangeonsdesregardsperplexes.QuelestlerapportavecSuze?

—Essayezdoncdemepoursuivreenjustice,ditBryceenfaisantclaquersonchewing-gum.Jenepensepasquevousleferez!Avez-vousenviedevoirçaétalédanslesmédias?

—Bryce,jappeAlicia,penseàtasituation!—Rasleboldema«situation»!Sivoussaviezcommejevousplains,pauvresandouilles!—Ilvousplaintpourquoi,Alicia?Dequoiparle-t-il?demandeSuze,quisembleseréveiller.—Aucuneidée!réplique-t-elle,rageuse.Brycesecouelatête.—Allez,jet’enprie!Tuesunemanipulatricedepremière,AliciaMerrelle.—Jeneme laisseraipas insulter ainsi.Et je suggèrequenousarrêtions immédiatementcette

discussion.Jevaistéléphoneràmonmari,quivaprendrelesmesures…Bryceestsurlepointd’exploser.—Assez,bordel!Et,s’adressantàSuze:—Jene suispasenconcurrenceavecWiltonMerrelle, je travaillepour lui. J’ai essayéde te

soutirerdel’argent,c’estexact,maispaspourmoi.PourlesMerrelle.Unsilenceabasourdisuitsesparoles.Ai-jebienentendu?—Quoi?s’écrieSuze.Brycesoupireavecimpatience.—Wiltonprojettedecréerunétablissementrival.Ilpenseques’ilpeutfairelepleinàLaPaix

d’or, il aura suffisamment de clients pour un second centre. Celui-ci portera un nom différent etpratiqueradestarifsmoinsélevés.IlseraconçupouraccueillirlesclientsmécontentsquicherchentunealternativeàLaPaixd’or.Uneidéegagnanteàcentpourcent.Commetulesais,Alicia.

Sansvoix, jeregardeSuzeavantdemetournerversAlicia,dontlevisageaprisunecurieuseteintemauve.J’aidumalàdigérercesinformations.

—Tuveuxdireque…—…queWiltonMerrelleestderrière toutça,complèteDanny.Donc,quandvousavezciblé

Tarquin…—Oui.C’étaitl’idéedeWilton.Ilcroyaitpouvoirluisoutirerplusieursmillions.Pasfacile,cela

dit.Vous,lesBritanniques,vousêtessacrémentradins!AutourdeSuzedes’enprendreàAlicia,dontlevisageestmaintenantd’unepâleurmortelle.—Tut’esserviedenous?Tuteprétendaismonamiemaistoutcequetuvoulaisc’étaitnotre

argent?Jenepeuxm’empêcherd’admirerAlicia,quiparvientàcontrôlersesmusclesfaciauxaupoint

degardersonhabituelleexpressionhautaine.C’estlachampionneolympiquedusang-froid.—Bryceraconten’importequoi,déclare-t-elle.Jedémensabsolumenttout.—Tudémensaussilesmails?demandeBryceenbrandissantsonportabled’unairamusé.Pour

Wilton,lesCleath-Stuartétaientunecibleparfaite.Aliciaétaitaucourant.Cen’estpaspourluirendrecomptedenosprogrèsquetuviensdelerencontreràTucson?

Tucson?OK,jeretirecequej’aidit.Ilyabiendesréunions,àTucson.Encorefallait-illesavoir.Les muscles du visage d’Alicia sont tendus au maximum, un spasme fait tressaillir sa joue

gauche.Sesyeuxressemblentàdeuxmorceauxdelaveenfusion.— Tu vas voir ce que tu vas voir, Bryce, crache-t-elle avec une telle hargne que je me

recroqueville.—Donc,c’estvrai.Incroyable:jemesuistotalementfaitavoir!commenteSuze,abasourdie.Brycesecouelatêteavecdégoût.—C’estunsacrémerdier!Jesuiscontentd’enêtresorti!Bon,onaquandmêmeprisdubon

temps, hein, mon poussin, dit-il à Suze, qui frissonne. Et toi, Becky, poursuit-il avec une œilladesuggestive,reviensassisteràundemescours,undecesjours.Onétaitenbonnevoie,non?

—Plutôtrôtirenenfer.—Commetuveux,dit-il,l’airamusé.Àundecesquatre,Alicia!En deux grandes enjambées, il disparaît. Personne ne pipe mot. On a l’impression qu’un

tremblementdeterrevientdeseproduire.Jedistinguepratiquementlapoussièredansl’air.Dannyromptlesilence.—Beckysavait.—Quoi?s’écrieSuze.—Jenesavaisriendutout.—Elleavaitdevinéqu’Aliciamanigançaituntruc,maintientDanny.Ellel’avaitàl’œil,Suze.—Vraiment?Suzelèveversmoisesgrandsyeuxbleusemplisdedouleur.—Bex, jenesaispascomment j’aipunepasmerendrecomptequ’Alician’était riend’autre

qu’unehypocritemalveillante.D’ailleurs,Alicia,pourquoies-tuvenuefairecevoyageavecnous?

Pour t’assurer queBrycem’extorquait biende l’argent ?Et ton rendez-vous, l’autre soir, auFourSeasons?Cen’étaitpasundétectiveprivé,n’est-cepas?

Ilfautabsolumentquejeluidévoilel’autreplanmachiavéliqueducouple.—Suze,ilyaautrechose.Faisattention,jecroisqu’AliciaadesvuessurLetherbyHall.—Queveux-tudire?Suzes’écarted’Aliciaetlaconsidèreavecméfiance,commeelleleferaitd’unebombe.—LetherbyHall?Maisvousêtesdingues!protesteAlicia.Jecontinuesurmalancée,sansluiprêterattention.— Les faits sont là, Suze ! Pourquoi Alicia te questionne-t-elle sans cesse sur la maison ?

Pourquois’intéresse-t-elleau titre liéà lapropriété?Pourplusieursraisons…(Jecomptesurmesdoigts:)Un:sonmariestanglophile.Deux:ilsadoreraientporterletitredelordetladyLetherby.Trois:elleveuts’appropriertamaison.Quatre:elleconvoitetontitre.Etprobablementaussitoustesbijouxdefamille.

Jevienstoutjustedepenseràcedernierpoint.Maisjesuissûrequec’estvrai,Aliciaadoreraitposséder ces diadèmes anciens et ces parures. (Suze les considère plutôt commeune collection demochetés,etjesuisassezd’accord.)

Aliciaéclatederire.—Becky,tuesencorepluscingléequejelepensais.Qu’est-cequej’auraisàfairedeLetherby

Hall?C’estnouveau,ça!—Netefichepasdemoi,Alicia!Letherbyestl’unedesplusbellesdemeuresclassées,ettoitu

esunesnob,unemondaineetunearriviste.Le regard d’Alicia passe de Suze à moi. Cette fois, elle ne vire pas au mauve. Elle semble

sincèrementétonnée.—Unemondaineetunearriviste?Moi?EnAngleterre?Tucroisqu’avecWiltonnousrêvons

devivredansunemonstruositéglacialesanschauffageausoletentourésdepéquenots?Unemonstruosité?Jesuistellementindignéequejenepeuxm’empêcherdehurler.—LetherbyHalln’estpasunemonstruosité.C’estunedemeuregeorgienne très réputée,avec

unebibliothèqueauxboiseriesd’origineetunparcpaysagédessinéen1752.Tiens,commentjesaisça?J’aidûenregistrermalgrémoilesdétailsquelepèredeTarkiem’a

débitésl’autrejour.—Peuimporte!Crois-moi,Suze,jepréfèredépensermesdenierspourautrechosequepourun

vieuxtasdebriquesbranlantes.—Commentoses-tu?N’insultepaslamaisondeSuze!Etpourquoias-tuposétantdequestions,

situt’enfichestellement?Ha!Jelatiens!—Ilfallaitbienquejetrouvedessujetsdeconversation.Àpartsonridiculemari,iln’yapas

grand-chosedontonpuisseparleraveccettepauvreSuze.Franchement,elleestd’unrasoir!Jeluidonneraisbienuncoupdepoing,là,toutdesuite!

MaisjemeretiensetmetourneversSuze.—Jepensequetuferaismieuxdepartir,Alicia!dit-ellesimplementd’unevoixblanche.Statufiés,nous la regardons s’éloigner.Trop, c’est trop.Lechocnousaassommés.Dannyse

reprendlepremier.—Onvaboireuncoup,lesfilles?Nouslesuivonsdansunetente-bar.Tandisquenoussirotonsunpunchàlapomme,ilnousparle

delacollectionqu’ilvientdecréerpourElinoretnousmontresescroquis.Ladiversionparfaite…C’estexactementcedontSuzeabesoinpoursedistrairedesesproblèmes.

QuandellerefermelecarnetdeDanny,nousnousregardonstouslestrois.Ondiraitqueçavamieux.MaisjemerefuseàaborderlesujetAlicia;pourmoi,elleneméritepaslemoindretempsd’antenne.

—Bex,jenecomprendspascommentj’aipum’enticherdecettefille…—Stop,Suze!Sinouscommençonsàparlerd’elle,elleauragagné.Elleadéjàsuffisamment

fichulapagailledansnosvies,tun’espasd’accord?—Si,finit-elleparacquiescer,têtebasse.—Bienvu!applauditDanny.Effaçonscetteabominablenanadenotreexistence.Aliciaqui?—J’approuve!Aliciaqui?Ilestévidentquenousparleronsd’elle.Nousdironsdeshorreurspendantunebonnesemaine,et

peut-êtrecriblerons-noussaphotodefléchettes.(Enfait,j’attendscemomentavecimpatience.)Maisc’esttroptôt.

—Ehbien,jelancepourchangerdeconversation,quellejournée!—Ilsembleraitquetamèren’aitpasvuRaymondnonplus,ditSuze.—Autrement,ellem’auraitenvoyéunSMS.—Quandjepensequenousavonssurveillécettetentetouteunejournéesansaucunrésultat.—C’estfaux,j’objecte.Janices’estachetéunbanjo.Suzepartd’unpetitrire.Etmoi-mêmejesouris.—Bon,etmaintenant?Quelleest lasuitedesévénements?demandeSuze.Soyonsréalistes :

nousn’avonsplusderaisondepoursuivreTarkie.Savoixestcalmemaischargéed’émotion.J’acquiesceenévitantsonregard.—Quefait-on,concernanttesparents?Jem’avachissurmachaise.—Aucuneidée.—Est-cequ’ontenteencoreunefoisnotrechancechezRaymond,ouest-cequ’onrentreàL.A.,

commetonpèren’acessédenousledire?Ets’ilavaitraison,aufond?Cetteexpéditionn’avaitpeutêtrepasdesens.

Jedevinecequ’illuiencoûtededireça.—Maisnon!jem’exclame.

—Pasquestionderentrer,renchéritDanny.Noussommesenmission.Nousdevonslameneràbien.

— C’est très joli, mais nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous devons faire,maintenantquelapisteRaymondaéchoué.

—Enfait,j’aiuneidée.—Vraiment,Becky?C’estquoi?—Enfin…quelquechosequi ressembleàune idée, jecorrige.C’estunpeucompliqué,voire

farfelu,maisc’estunedernièrepossibilité.Etsiçanedonnerien,onabandonneetonrentre.DannyetSuzemeregardentaveccuriosité.—Allez,vas-y!Quelleestcetteidéedeladernièrechance?—Voilà.(Jesorsdemonsaclabrochureconsacréeauxartistesexposantàlafoire.)Maisavant

quejevousdisequoiquecesoit,jetezuncoupd’œilsurcettepage.Jeguetteleurréaction,quibiensûrnesefaitpasattendre.—Ohbonsang!s’écrieSuze.Tuessûre,Bex?Jeveuxdire,commenton…—Commejel’aidit,çam’adonnéuneidée.—Tuastoujoursdesbonnesidées,commenteDanny.Accouche,Beckychérie.Avecunsourireencourageant,ilsecalesursachaisepourm’écouter.Unefoisdeplus,jesens

unflotd’adrénalineparcourirmesveines.Accompagnéd’uncourantd’optimisme.Commedevieuxamisquiviennentmeréconforter.

12

Bon,ilspensenttousquemonidéeestinsensée.Même Suze, qui la trouve également excellente. Pour Luke, c’est n’importe quoi.Maman est

partagéemaisseditaussiquec’estnotredernièrechance.Janiceoscilleentreoptimismebouillonnantet pessimisme profond. Danny est à fond pour – mais c’est seulement parce qu’il m’a créé undéguisement.

J’ajustemonfoulardpourladernièrefois.—Voilà.Parfait.Vousêtesd’accord?jedemandeenmetournantversmonpublic.Ondiraitdes

jumelles,non?—Tuneluiressemblespasdutout,critiqueLuke.—Maissi!—Chérie,tuasbesoind’allerchezl’ophtalmo!—Moi,jevois!s’exclameDanny.Laressemblanceestassezbonne.—Assezseulement?—Lesgensontl’airdifférentsurlesphotos,affirme-t-il.C’estvraimentproche.Ilprendlabrochureet latientàcôtédemonvisage,ouverteàlapagesurlaquellefigureune

photodePaulineAudette.LescommentairesdeLukesontnulsetnonavenus.Jeluiressemble,c’esttroublant–surtoutdepuisquejesuishabilléecommeelle.

JeporteunesortedeblousequeDannyadénichéehieràlafoireetunpantalonlargeempruntéàJanice.MescheveuxsonttirésenarrièreetmaintenusparunbandeauentissuteintparcequePaulineAudette a toujours ce genre de foulard bobo sur la tête. Danny a passé la matinée à épingler etretouchermatenue,puisl’aagrémentéedetraitsdepeintureetdeprojectionsdeglaise–substancesachetées dans un stand de matériel pour artistes, si bien que j’ai tout à fait l’air d’une céramistefrançaise.

—C’estl’heuredelarépétition,j’annonce.MynomeiiiisPaulineAudette.

Heureusementqu’ilexisteunemultitudedeclipsd’ellesurYouTube.Ellefaitcequis’appelledela«mini-sculpture»,c’est-à-direqu’elletransformeencinqsecondesunepoignéedeterreenoiseauouenarbre.(Elleestassezétonnante,jedoisdire.)J’aipasséetrepassécesséquences.Etàmonavisj’aiattrapésonaccent.

—Iamartisteincéramique.Myinspirationiiisinzenatoor.—Çaveutdirequoi?demandeJanice.—«Nature»,monchou,luiexpliquemaman.C’estlemêmemotenfrançais.—IaminArizonapour’oliday.MonsieurRaymondm’aécritzekindlettairs.Zut!Iwillvisite

MonsieurRaymond.Jefaisunepauseetdemande:—Alors,vousenpensezquoi?—«Zut»estdetrop,commenteLuke.—OndiraitHerculePoirotdanslesséries,faitremarquerSuze.Situparlesdecettefaçon,ilne

marcherapas.—C’estnotreuniquesolution,jerétorque.Jesuisunpeuvexée;jetrouvaismonimitationplutôtréussie.—D’accord,jenediraipas«Zut»!Allez,mademoisellel’assistante,onyva.Suzejouelerôledemonassistante:ennoirdespiedsàlatête,avecdeslunettes,unequeue-de-

chevaletuntraitderougevifsurleslèvres.Lelookparfaitdel’apprentieartiste,d’aprèsDanny.Ceuxquirestentnousregardentquitterlecamping-carpleinsd’espoir.—Souhaitez-nousbonnechance,jeleurdisaumomentdepasserlaporte.Biensûr,Alicianefaitpluspartiedugroupe.Onnesaitpastropcequ’elleafaithiersoir.Ellea

dûappelerunesociétédevoituresavecchauffeuretrentreràL.A.(Onatrouvéquelquesaffairesàelledanslecamping-car.Dannyétaitpartisandelesbrûlerdansunfeudejoie.Pourfinir,nousavonsdécidéde les lui renvoyeravecune lettrebiensentie.)Pendant ledîner, j’aiexpliquéàmamanetàJanicecequelecoupleMerrelleavaitentêteetcombienAliciaétaitmalveillante.Ceàquoiellesontinstantanément déclaré qu’elles l’avaient suspectée depuis le début, qu’elles avaient senti samalhonnêtetéauplusprofondd’elles-mêmesetque,heureusement,ellesm’avaientavertie.

Ha,ha!Ilvautmieuxentendreçaqued’êtresourde,commeondit.—Becky, et si tu te fais arrêter ? panique Janice.Nous avons déjà eu un accrochage avec la

police.—Enfin,sefairepasserpourquelqu’und’autren’estpasillégal.—Si,ditLukeensefrappantlefrontdelapaumedelamain.C’estconsidérécommeundélit.Lukeesttoujourssicatégorique!— Oui, parfois. Mais pas dans ce cas. C’est une recherche de vérité. Tout le monde peut

comprendre cette notion, même un policier. De toute façon, maintenant que je suis déguisée, pasquestionquejemedégonfle.Àtoutàl’heure!

—Minute,ditLuke.Vousn’oubliezpas,hein?Siladomestiqueestabsente,sivotretéléphonenecaptepas,sil’ambianceestbizarre,vousfilezimmédiatement.

—Luke,iln’yaaucundanger.JeterappellequeRaymondestunamidemonpère.Iln’apasl’airconvaincu.—Ouaisouais.Soyezprudentes!—Maisoui!Tuviens,Suze?Noussortonsetentamonsnotremarcheversleranch.Lukeconduitlecamping-carunpeuplus

loin,pourlecacheraprèsleprochainvirage.Enapprochantdesgrandesportes,j’aiunefroussedetouslesdiables.MaispasunmotàSuze,ellerisqueraitdemediredelaissertomber.Etmoi,jeveuxtenterlecoup.C’estnotredernièrechance.

Maisenplus,passeràl’actionmefaitrevivre,mêmesiceplanestunpeuridicule.Jemesensressusciter.PareilpourSuze.Elleesttoujourshyperstressée–ellen’aaucunenouvelledeTarkie,nesaittoujoursriensurOwl’sTower,maiscanalisersonénergiedanscetteopérationluifaitdubien.

Jeluitapedanslamain.—Onvaréussir.Tuassuividescoursd’artdramatique,tutesouviens.Sijepatauge,tuprends

larelève.Sur les portes en bois, je compte trois caméras de surveillance pointées sur nous. Plutôt

intimidant!MaisjemerappellequejesuisPaulineAudette,cequimedonnedel’assurance.Jepressesurleboutondel’interphoneetattendsquequelqu’unréponde.

—Horreur!Suze,lemotdecode,c’estquoi?jemurmure.—Merde!J’ensaisrien.Nousenavonsparlétoutelamatinée,sansenchoisirun.—«Patate»?—«Patate»?Tuesdingue,commentjevaisamenerçadanslaconversation,Bex?—Grouille-toid’entrouverunmieux!— Impossible, râle-t-elle. Tume prends au dépourvu. Il n’y a que « patate » quime vient à

l’esprit.«Oui»?Unepetitevoixdefemmerésonnedansl’interphone.Moncœurseserre.«Bonjour,ditSuzeensereculant.Jem’appelleJeannedeBloor.Jesuisl’assistantedePauline

Audette, qui désire voir M. Raymond Earle. Pauline Audette », répète-t-elle en articulantsoigneusement.

C’estSuzequiainventélepersonnagedeJeannedeBloor.ElleestnéeàLaHaye,s’estinstalléeàParismaissonamoureuxde toujoursvitàAnvers,elleparlecinq languesetapprend lesanskrit.(Suzeesttrèsconsciencieusequandils’agitdecréerunrôle.Elleprenddesnotesettoutettout.)

L’interphone reste muet. Nous échangeons des regards perplexes. Au moment où je vaissuggéreràSuzederéessayer,unevoixmasculinesefaitentendre.

«Bonjour.IciRaymondEarle.»Seigneur!Jem’approcheetdis:«Allô.MynomeiiisPaulineAudette.Weavecorresponded.—PaulineAudette?»Commeprévu,ilsembleestomaqué.« Iave siin l’expositionatze fair. Iweeeshparleraboutyourpots. I cannot findyou.Alors I

cometoyour’ouse.—Vousavezvumesœuvres?Vousdésirezmeparlerdemontravail?»Il semble si excité que je me sens coupable. Je ne devrais pas infliger cette mascarade à un

pauvrepotierinnocent.Jenedevraispasluidonnerdefauxespoirs.C’estmoche.Oui,maisiln’avaitpasàrenvoyermamanetJanice.Aprèstout, je luirendslamonnaiedesa

pièce.«Puis-jeenter?»Lesportessontdéjàouvertes.Noussommesdanslaplace!«Jeanne,jedisdevantl’objectifdelacaméra.Youaccompanymeandtakezenotes.—Vairygut»,répondSuzeavecunaccenthollandaisbidonàmourirderire.Lamaison se trouve à cinq centsmètres au bout d’un cheminmal entretenu.Raymond pense

probablementquenoussommesenvoiture.Maisjemevoismalfaireletrajetaveclecamping-car.En avançant, je repère des sculptures étranges un peu partout. Un taureau fabriqué avec ce quiressembleàdesmorceauxdecarrosseriedevoiture.Unhommequihurleentubesd’acier.Despiècesabstraitescrééesàpartirdepneus.Toutçaestunpeueffrayant.Jesuiscontented’atteindrelamaison.Etlà,j’entendsdeschiensaboyerfurieusement.

—Cetendroitmefoutlesboules,jemurmureàSuzeentirantlasonnette.Lamaisonasûrementconnuunepériodedesplendeur,maisaujourd’huielletombeunpeuen

ruine.C’estuneconstructionenpierreetboisavecunpignon,unevérandaetuneported’entréeenboismassif,maisilmanquedesbarreauxàlabalustradeetdeuxfenêtrescasséesontétérafistoléesàlava-vite.Lesaboiementsdeschienssefontplusforts.Nousreculons.

—Tucaptestoujours?jesouffleàSuze.Ellevérifiesontéléphone.—Oui,ettoi?—Oui.Çava,jedisplusfortàl’intentiondeLuke.LeportabledeSuzeestenmodeEnregistrement,lemienestconnectéàLuke.Lespassagersdu

camping-cardevraiententendretoutcequisepasse.—Couchés,crieRaymondauxchiensdepuisl’intérieurdelamaison.Vousrestezlà!Onentenduneporteclaquer.Puislebruitd’aumoinsvingt-cinqverrousqu’ontourne.Laporte

s’ouvreetRaymondnousaccueille.

Lepremieradjectifquimevientàl’espritenlevoyantest«grisonnant».Sabarbefaitcommeunecouvertureenfourruregrisequiluidescendjusqu’aumilieudutorse.Autourdelatêteilarboreunbandanableuetblanc.Sesvieuxjeanssontcouvertsdeboue,deglaiseoud’uneautresubstancedumêmegenre.Uneodeurdechien,detabac,decuisineetdepoussièrenousassaille,accompagnéedevagueseffluvesdevégétationpourrie.

Uneoudeuxbougiesparfuméesneseraientpasdetrop.Jesuis tentéedeluidonnerle liendusiteJoMalone.

—MissAudette,jesuistrèshonoré.Ilsefendd’unegrandecourbetteetsabarbetouchepresquelesol.Je culpabilise encoreplus,maintenant quenous sommesdevant lui. J’ai hâte d’aller dans son

atelieretdemettremonplanàexécution.—Enchantéetoencounteryouafterollzis time.InWildernessIavezesouvenirofMonsieur

Raymondandzekindlettairs.— Je suis ravi de faire votre connaissance, dit-il enme secouant énergiquement lamain.Un

immenseplaisirinattendu.—Let’sgotozestudio.Iwantobservezework.—Biensûr.Entrezdonc!Entrez.Raymondsemblehypnotisé.Il nous précède dans une large entrée qui serait étonnante, avec son haut plafond voûté et sa

cheminée,s’iln’yavaitpasautantdedésordre.Bottesboueuses,manteaux,paniersdechiens,tasdevieillesbriques,tapisrouléstraînentunpeupartout.

—Jepeuxvousoffrirunebière?Oudel’eaufraîche?Dans la cuisinemal tenue, des relents de viande cuite parviennent à nos narines. Unmur est

couvert d’étagères sur lesquelles s’entassent des peintures et des esquisses ainsi que quelquessculpturesd’aspectétrange.Unefemmedeménages’affaireàlesdépoussiérermaisjevoiscombienellepeine.

—Attention!luiditRaymondd’untonsec.Nechangezriendeplace.Alors,missAudette,vousnevoulezrienboire?

—Non,thankyou!Iwouldliketosiiyourwork.Yourmostfavoritepiece.J’aimeraisbienqu’ilsedépêcheunpeu.Hélas,Raymondn’estpasdugenrepressé.—J’aitellementdequestionsàvousposer,medit-il.—AndIavemanyquestionsforyou,jeréponds.Cequiestlavérité.—Avez-vousremarquémonDarin?demande-t-ilavecunmouvementdetêteversl’étagère.UnDarin?Qu’est-cequec’est?Unpeintre?—Absolument,jedéclarecatégoriquement.Allez,allonsinzestudio.—Quepensez-vousdesonusagedelaforme?

Exactementlegenredequestionquejenevoulaispasqu’ilpose.Vite,uneréponseconvaincanteetartistique!Untrucsurlaforme.Leproblème,c’estquependantlescoursdedessinjen’écoutaisjamais.

—Laformeestmorte,j’annonceavecunaccentprononcé.Dead,morte.Malin,hein?Silaformeestmorte,plusbesoind’aborderlesujet.—Let’sgotozestudio,j’insiste.MaisRaymondn’apasl’airdevouloirquitterlacuisine.Ilparaîtdéconcerté.—Laformeestmorte?répète-t-il.—Yes,finished.—Mais…—Theformdon’texisteanymore.Etj’écartelesmainspourappuyermonpropos.— Mais, miss Audette, com-comment est-ce po-possible ? bégaie Raymond. Votre style

personnel,vosécrits,voslivres?Allez-vousvraimentabandonnerl’œuvredetouteunevie?C’estinconcevable.

Ilmedévisageavecconsternation.Visiblement,c’étaitlaréponseànepasfaire.Maisimpossiblederevenirenarrière.

—Yes!jeconfirme.Itiiiisfinished,terminated.—Maispourquelleraison?—Iamartiste,jedispourgagnerdutemps.Notwoman,nothuman.Artiste.—Jenecomprendspas.—Jedoischercherzeverity,j’affirme,prised’uneinspirationsubite.Tobebraveornottobe.

Zeartistedoitêtrebrave,itiiisveryimportant.Destroyzeoldideas.Alorsjeseraiarealartist.J’entendsSuzeglousser,maisjenerelèvepas.—Mais…—N’enplusparlons!jedécrète.—Mais…—Zestudio!Go!Mon cœur bat à toute allure comme je traverse la maison derrière Raymond. Assez de

conversationssurl’art!Jeveuxqu’onparledemonpère.—Tuinterprètesqui?PaulineAudetteouMaîtreYodadansStarWars?persifleSuzedansmon

dos.—Tais-toi!—Ilfautallerdroitaubut!—Jesais!Nousarrivonsdansunegrandepièceauxmursblancsetauplafondvitré,occupéeensoncentre

parunelourdetableenboisetdeuxtoursdepotiercouvertsdetachesdeglaise.Maiscen’estpasce

quejeregarde.Mesyeuxsontfixéssurlesdeuxprésentoirsdufondquicroulentsouslesstatuesenterrecuite,lessculpturesetlesvasesauxformesbiscornues.Youpi!C’estcequ’onvoulait.

JelanceunregardàSuze,quimerépondparunhochementdetêtediscret.—Raymond,quelles,pourvous,sontzemostpreciouspiecesinzeroom?— Attendez voir ! Je dirais certainement Deux fois une, fait-il en indiquant une sculpture

représentant un homme à deux têtes. Elle a été sélectionnée pour le Stephens Institute Prize, il y aquelquesannées.Deuxsitesenontparlé.Est-cequevous…

—Trèsbelle.Andthepieceverypreciousàvotrecœur?—Oh,jenesaispas,dit-ilenpartantd’uncurieuxrirestrident.Si,j’aiunfaiblepourcelle-là.Ilmemontreunegrandeœuvreabstraiterecouvertedeglacisdedifférentescouleurs.—Iwishtoexaminezeminzelight!JemesaisisdeDeuxfoisune,tandisqueSuzes’emparedelasculpturemulticolore.Nousnous

écartonsdeRaymond.Puisjedis:—Ah!Ziiispieceremindmeof…unepatate.Suzeavaitraison,commecode,«Patate»estunmotvraimentnul.Maisçafonctionne.D’unseul

etmêmemouvementnouslevonslessculpturesenl’air.CelledeSuzesemblebeaucoupplus lourdeque lamienne.Çam’embête.Maisbon,elleades

brasdefer.—Venons-enauxfaits,jedéclaredemavoixlaplusmenaçante.Enfait,jenesuispasPauline

Audette.Jem’appelleRebecca,etjesuislafilledeGrahamBloomwood.Jeveuxsavoircequis’estvraiment passé pendant votre voyage. Si vous refusez de me raconter, nous laissons tomber lessculptures. Si vous appelez à l’aide, même chose. Donc, vous avez intérêt à parler… (Je réfrènel’envied’ajouter…«monpote».)

Raymondestvraimentlentàladétente.J’ail’impressionqu’ontientsessculpturesàboutdebrasdepuisdesheures.Saréponsetardeàvenir.Enattendant,nosmusclessouffrent,notretensiongrimpe.Ilclignedesyeux,plisselefront.Ilouvrelabouche,puislareferme.

Ilfautlebousculerpourlepousseràréagir.—Jedoissavoir.Apprendrelavérité.Ici.Toutdesuite.Raymondfroncelessourcils,commes’ilconsidérait lesgrandsmystèresdelavie.C’estd’un

frustrant!—Alors,vousn’êtespasPaulineAudette,dit-ilfinalement.—Non.—Tantmieux,j’aicruqu’elleétaitdevenuefolle.Vousluiressemblez,voussavez.Vraiment.—Jesais.—C’estincroyable.Aucunliendeparenté?—Pasquejesache,non.C’estinouï,cetteressemblance,n’est-cepas?—VousdevriezfairedesrecherchessurGoogle,vousavezpeut-êtreunancêtrecommun.Ou

alorsallerdansunedecesémissionsdetélé…

—Bon,assezdebla-bla!aboieSuzed’untond’adjudant-chef.Onveutlavérité!Soncoupd’œildésapprobateurmefaitcomprendrequejemesuiségarée.—Çasuffit,jerenchérisensoulevantDeuxfoisuneencoreplushaut.Noussommesvenuesdans

unbutprécis.Nousattendonsuneréponse.—Etn’essayezpasdefairelemalin,grondeSuze.Àl’instantoùvousappellerezlesflics,vos

poteriesseretrouverontenmiettes.Ellesemblaitn’attendrequeça.Tiens,tiens!Jeneluiconnaissaispascettepartdeviolence.Nouvelle minute de silence – qui semble en durer trente –, pendant que Raymond digère

l’information.—VousêtesdonclafilledeGraham,finit-ilpardireenmedévisageant.Vousneluiressemblez

pas.—Oui,jesuissafille.Iladisparu,etnoussommespartiesàsarecherchepourl’aider,maisle

seul indicequenous ayons, c’est qu’il essaie de« réparer » quelque chose.Vous savezdequoi ils’agit?

—Ilestvenuici?questionneSuze.—Ilvousacontacté?—Pouvez-vousnousexpliquer?LevisagedeRaymonds’estfermé.Ilcroisemonregardpuissedétourne.J’ailecœurserré.Il

saitquelquechose.J’insiste.—Ques’est-ilpassé?—Etquefait-ilencemoment?ajouteSuze.Raymondclignedesyeuxetfixeuncoindelapièce.—Vousêtesaucourant,hein?Pourquoivousneditesrien?Pourquoiavez-vousrefusédevoir

mamère?—C’estlemomentdecracherlemorceau,s’énerveSuze.—Quoiqu’ilfasse,cesontsesaffaires,assèneRaymondsansmeregarder.Ilsait.Nousavonsfaittousceskilomètrespourqu’ilnousexplique,etillaboucle.Jetremblede

rage.—Trèsbien,jevaislâcherDeuxfoisune.Puisjejetteraiparterrelecontenudecetatelier.Je

vouspréviens,jepeuxtoutmassacrerentrentesecondeschrono.Etjemefichequevousappeliezlapolice.Ils’agitdemonpère.Jedoissavoir.

—MonDieu, calmez-vous !Vous êtes vraiment la fille deGraham ? Il a toujours été d’unenaturetranquille,confie-t-ilàSuze.

—Iln’apaschangé,confirme-t-elle.—Jetiensplusdemamère,j’admets.—Donc…vousêteslafilledeGraham,constate-t-ilpourlatroisièmefois.

—Oui,jesuisRebecca.Maismonpèrenevoulaitpasmedonnercenom.Pouruneraisonquepersonnenem’explique.

—EtlesfillesdeBrentetdeCoreys’appellentégalementRebecca,préciseSuze.—LafilledeBrentm’adéclarél’autrejour:«NousnousprénommonstoutesRebecca»,sans

medirepourquoi.J’enaiassezdetouscesmystèressurmaproprevie.Jesuisunpeuémue.Uncurieuxsilences’installe.Raymondréfléchit.Ilnousregarde,Suzeetmoi,puisilcontemplelespoteriestoujourslevées

bienhaut.(Suzedoitavoirdesfourmisdanslesbras,àl’heurequ’ilest.)Finalement,ilsemblecapituler.—OK.Jevaisvousdirecequejesais.—Donc,vousdétenezdesinformations?—Ilestpasséici.Asseyez-vous.Unverredethéglacévousferaitplaisir?

MêmesiRaymondsembledécidéàsemontrercoopératif,nousn’abandonnonspaslespoteries.

Onnesaitjamais.Nousprenonsplacesurlecanapécouvertdetachesdepeinture,lessculpturessurnosgenoux.Raymondnousverseduthéglacépuiss’assiedenfacedenous.

—Àlabase,ilyaunproblèmed’argent,dit-il,commesiçatombaitsouslesens.—Quelargent?—Brentarenoncéàsesdroitsilyadesannées,maisvotrepèrenel’aapprisquerécemmentet

atrouvéquecen’étaitpasjuste.Ilvoulaitfairequelquechose.«C’estleuraffaire»,jeluiaidit.Maisvotre père n’en démordait pas. Corey et lui étaient… Comment dire ? Ça faisait toujours desétincellesentreeux.Coreyagaçaitvotrepère.Bref,voilàcequ’ilaentrepris.

Il se renverse sur sa chaise comme si tout était parfaitement clair et avale une gorgée de théglacé.Jesuisdéroutée.

—Écoutez,jenecomprendsrien.—Maissi!Leressort.L’argent.C’estdeçaquejeparle.Ilm’énerveàlafin.—Maisdequelargents’agit-il?Vousn’arrêtezpasdeprononcercemot,pourriez-vousêtre

plusexplicite?—Ilnevousenajamaisparlé?—Non.—Oh,Grahamquelpèrelamoraletufais!s’écrie-t-ilenéclatantderire.—Franchement,çanevousennuieraitpasd’éclairerenfinmalanterne?—D’accord,consent-ilavecunsourire.Écoutezavecattention.C’estunehistoireintéressante.

NousavonsfaitconnaissanceàNewYork.Nousétionsserveursdansunrestaurant.Touslesquatre.CoreyetBrentavaientdesdiplômesd’ingénieur.J’enavaisunendesign.Etvotrepère…jenem’ensouvienspas.Nousétionsjeunes,impatientsdevoircequelavienousapporterait.Nousavonsdécidéd’allerdansl’Ouest.Departiràl’aventure.

—Jevois.J’acquiescepoliment,m’efforçantdemasquermadéception.Quandlesgenscommencentpar«

C’estunehistoireintéressante»,celasignifiegénéralement«Jevaisvousraconterunépisodedemavie et vous avez intérêt à avoir l’air fasciné ». Le récit qu’il s’apprête à faire, je l’ai entendu desmillions de fois de la bouche demon père. Raymond va embrayer sur les couchers de soleil, lachaleurintenseetleurnuitdansledésert.

—Quelrapportaveccettehistoired’argent?—J’yviens!Donc,nousavonsfaitcepéripledansl’Ouest.Etnousavonsbeaucoupparlé.Pas

de téléphonesportablesàcetteépoque.PasdeWiFi.Seulementde lamusiqueetdesconversations.Danslesbars,autourdufeudecamp,surlaroute,partout.CoreyetBrentn’arrêtaientpasdelancerdesidées.Ilsparlaientdemonterensembleuneboîtespécialiséedanslarecherche.C’étaientdestypesbrillants.Coreyavaitdel’argent,etilétaitbeaugosse.Ilavaittoutdumâledominant,commeondit.

—Certes,jeconfirmesanssincéritéenmerappelantl’hommebronzéetliftédeLasVegas.—Unsoir,ilsonteul’idéed’unressort.Un petit sourire danse sur ses lèvres. Il fait une pause pour ménager le suspense avant de

continuer.—Vousavezdéjàentenduparlerduressortballon?Celaéveilleunéchoenmoietjemeredresse:—Attendez!Coreyestl’inventeurd’unressort,n’est-cepas?—C’estCoreyetBrentquil’ontmisaupoint,corrige-t-il.— Mais… j’ai consulté des articles en ligne sur ce ressort. Le nom de Brent n’est jamais

mentionné.—Coreyl’asansdouteeffacé,faitRaymondavecunricanementsec.MaisBrentl’aaidé.Ilsont

imaginélapremièreversiondeceressortunsoir,devantlefeu.Définileconceptàcetendroitmême.C’étaitquatreansavantqu’ilsoitmisenfabrication.Maistoutacommencécesoir-là.Corey,Brent,votrepèreetmoi,nousétionstouslesquatrepartieprenante.Nousavonsprisuneparticipationdanscettehistoire.

—Attendez!Monpèreaussi?Nouveauricanement.—Enfin,jedis«participation».Enfait,iln’apasmisuncentimedansl’affaire.C’étaitplutôt

unecontribution.—Quelgenredecontribution?—Votrepèreafournilesfeuillessurlesquellesilsontconsignéleursnotes.—Dupapier?C’esttout?— C’était beaucoup. Ils en plaisantaient. Corey et Brent cherchaient désespérément de quoi

écrire.Votrepèreavaitungrandcarnetdecroquis.Iladit:«Sijevousledonne,jeveuxêtredanslecoup.»EtCoreyarépondu:«C’estOK.Tuaurasunpourcent.»Onrigolait.Jelesaiaidésàmettreaupropre leurs idées. Ila falluplusieurssoirées.Etpuisun jour,ças’estmatérialisé.Et l’argenta

commencéàrentrer.D’aprèscequejesais,Coreyatenuparole.Chaqueannée,ilverseundividendeàGraham.

Je suis sidérée.Mon père a des intérêts dans l’industrie du ressort ? C’est effectivement unehistoireintéressante.

—Jevenaisde toucherunhéritage,àcemoment-là,poursuitRaymond.Donc j’ai investipasmald’argentdanscetteaffaire.Cequim’amisàl’abridubesoinpourlerestantdemesjours.

— Comment un ressort peut-il générer autant de revenus ? interroge Suze. Ce n’est jamaisqu’unespiraledefildefer.

Jepensaisexactementlamêmechosesanstoutefoisoserledire.— C’est une sorte de ressort pliant. Il a beaucoup d’applications. Dans les armes à feu, les

claviers d’ordinateur et des tas d’autres choses.Corey etBrent étaient intelligents.Corey, qui étaitchasseur,avaitunfusil.Lesoir,ilsledémontaient,s’amusaientaveclemécanismedechargement.Etc’estainsiquel’idéeleurestvenue.Voussavezcommentçasepasse.

Non, je l’ignore.Mille fois, jeme suis assise avec Suze devant une cheminée, et nous avonsdémontédesmilliersdetrucs,commedeskitsdemaquillage,maisjen’aijamaisinventéderessort.

Jecomprendstoutàcouppourquoimonpères’intéressaittantàmesnotesdephysique.Ildisaitsouvent : «Becky,mapuce, pourquoi ne pas te diriger vers des études d’ingénieur ? »Ou : «Lasciencen’ariend’ennuyeux,jeunefille!»

Hum!Ilavaitpeut-êtreraison.J’auraissansdoutedûl’écouter.Oh,mais…Etsi jepoussaitMinnieàs’orientervers l’ingénierie?Siellemettaitaupointun

ressort révolutionnaire et que nous devenions milliardaires. (Entre deux titres de championneolympiquedejumpingbiensûr!)

Raymondpoursuitsasaga.—Unefoislevoyageterminé,ilsontlouéunlaboratoireettravaillésurleressort.Quatreans

plustard,ilsl’ontmissurlemarché.Ouplutôt,Coreys’enestchargé.—Coreyseul?PourquoipasBrent?LevisagedeRaymondseferme.—Brentatirésarévérenceauboutdetroisans.—Troisans?Vousvoulezdireavantlelancement?Donc,iln’enpastiréprofit?—Pourainsidireaucun.Ilvenaitjustederenonceràsesdroits.Cetterévélationm’horrifie.—Maispourquoia-t-ilfaitça?Ildevaitconnaîtrelepotentielénormedecetteinvention.—JecroisqueCoreyluiadit…Ilstoppenetpuisdéclare,soudaintrèsnerveux:—C’estlepassé.Etçaneregardequ’eux.—Coreyluiaditquoi?Quoi,Raymond?—Quoi?répèteSuze.Cequidéclenchecheznotrehôteunesortedegrondementpeuaimable.

— Corey était responsable du volet commercial. Il a peut-être fourni à Brent de faussesinformations.Quelesinvestisseursnesebousculaientpasauportillon,queleurproduitétaitdifficileà vendre, que ça coûterait très cher de l’améliorer. Donc, Brent a vendu ses parts pour…Pratiquementrien,enfait.

Jesuisconsternée.—CoreyaescroquéBrent?Mais,çaméritelaprison!Desimagesdéfilentdansmatête.LepalaisdeCoreyàLasVegas.EtlaroulottedeBrent.C’est

tellementinjuste.Insupportablemême.—Àma connaissance, Corey n’a enfreint aucune loi. À certains égards, il avait raison – la

réussite n’était pas certaine. Il fallait des investisseurs.Brent aurait dû y regarder de plus près. Semontrerplusmalin.

—VoussavezqueBrentvivaitdansuneroulotteetqu’ilenaétéexpulsé?— Si Brent a été assez idiot pour croire au baratin de Corey, c’est son problème, réplique

Raymond.Jecroisqu’ilaentreprisuneactionenjustice,maislesélémentsdontildisposaitn’étaientpassuffisants.C’étaitlaparoledeCoreycontrelasienne.

—C’estinadmissible!Brentestleco-inventeurd’untrucquiarapportédesmillions.—Etalors?LevisagedeRaymondseferme.Jeleméprise!—Àvraidire,vouspréféreznepassavoir.Pasétonnantquevousviviezenreclus,pourainsi

direcoupédumonde.—SiBrentétaitsidoué,pourquoines’est-ilpaslancédansautrechose?demandeSuze.— Oh, il n’a rien d’un bagarreur. La réussite de Corey l’avait miné. Il buvait, il a fait des

mariagesdésastreux.Onclaquevitesonargentenmenantcettevie.—Bien sûr que cette l’histoire l’aminé !Çaminerait n’importe qui.Alors vous, ça ne vous

dégoûtepas?Undevosamisenarnaqueunautreetvousn’avezpasenviederéagir?—Jenemesenspasimpliqué.Detoutefaçon,nousnoussommesperdusdevue.—Maisvoustoucheztoujoursdel’argent.—Votrepèreaussi,jevousferaisremarquer.Pourautantquejesache,ilperçoitdesdividendes.Quelleembrouille!Papa.L’argent.Lesdividendes.Pourquoin’ena-t-iljamaisparlé?Dieusait

qu’ilnousaracontéparlemenusesvacancesavecsespotesdansl’Ouestaméricain.Maisilnousacachéleprincipal.

Maman ne sait sûrement rien, sinon elle l’aurait dit.Ce qui veut dire que…Qu’il a gardé cesecretpendanttoutescesannées.

Monpèreestlapersonnelaplusouverteetlaplusfranchedumonde.Pourquelleraisona-t-ilfaituntelmystère?

Suzeestaussiinterloquéequemoi.—Bex,tusavaistoutça?—Absolumentpas.

—Pourquoitonpèrea-t-ilcachécetteaffaire?—Aucuneidée.C’estbizarre.—Tucroisquetonpèreestunmilliardaireclandestin?—Impossible.—Àmon avis, la sommeque touche votre père n’est pas énorme, intervientRaymondqui a

entendunotreéchange.C’étaitunaccordentrecopains. Ildoit récolterquelquesmilliersdedollarsparan.

Quelquesmilliersdedollars…paran.J’aicommeuneillumination:laSuper-Primedepapa.SaSP.Cetteprimeprétendumentliéeàsesactivitésdeconsultingprivédanslaquelleilpuisepournousemmener faire des repasdélicieux et nousoffrir des cadeaux.Est-cequ’elle neviendrait pas…deCorey?

JecroiseleregarddeSuze.Jevoisqu’elleseposelamêmequestion.—LaSP,souffle-t-elle.Ilsetrouveque,uneannée,Suzeséjournaitcheznousàl’époquedelaSPannuelle.Papaluiavait

offertunsacLuluGuinness,malgrésesprotestationsvéhémentes.—Oui,laSP.Elleprovientduressort,pasdesmissionsdeconsulting.J’ailatêtequitourne.Touscesmystères!Ilfautquej’enaielecœurnet.—Coreysait-ilqueBrentaétéexpulséduparcdecaravanes?Cettefois,c’estSuzequiaposélaquestion.Silence.Raymondremuenerveusementsursachaiseetregardeparlafenêtre.—JecroisqueGrahamluiaditetqu’il luiademandéunarrangementfinancierenfaveurde

Brent.—C’estdoncçaqu’ilessayaitderectifier?Jevois.Toutcommenceàsemettreenplace.—EtCoreyluiaréponduquoi?jereprends.—Jecroisqu’ilarefusé.—Vousnevousenêtespasmêlé?—Cen’estpasmonproblème,répondRaymondsanslamoindregêne.C’estfoucequejedétestecethomme.Rienneletouche.Ilseprotège.Pourlui,c’estparfait:ila

la chance de vivre des revenus de son investissement, avec ses poteries, son ranch et sa maisonbordélique.EnsefichantdeBrent.Brentquin’aprobablementplusdetoitsurlatête.

J’aileslarmesauxyeux.Jesuisfièredemonpère,quisebatpoursonvieuxcopainenessayantderéparerlespotscassés.

—MaisCorey, il ne se sent pas coupable ? s’enquiert Suze.Vous étiez censés être des amisproches,quandmême.

—LesrelationsentreBrentetCoreynesontpassimples.C’estdel’histoireancienne.—Quiremonteàquand?—ÀRebecca,jedirais.

Rebecca?Jesuisprèsd’hyperventiler.—Qui?Quoi?j’articuleavecpeine.—NousvoulonssavoirquiestcetteRebecca,décrèteSuze.Dites-noustout,sansomettreaucun

détail.Légèrementautoritaire,macopine.Visiblement,Raymondn’appréciepastrop.—Jenedirairien,rétorque-t-il.Jesuisfatiguéderemuerlepassé.Sivousvoulezapprendredes

chosessurRebecca,demandezdoncàvotrepère.—Vousdeveznousenparler,insisteSuze.—Jenedoisriendutout.Jevousenaiassezdit.L’entretienestterminé.Ilselèveet,avantquej’aiepurégir,ilm’arracheDeuxfoisunedesmainstoutenordonnantà

Suze:—Vous!Posezmasculpture!Etquittezleslieuxavantquej’appellelapolice.Oh, là, là!Raymondne rigoleplus ! Il est tempsde ficher le camp.Enme levant, jenepeux

m’empêcherdeluidécocherunregardméprisant.—Eh bien,merci pour ce récit. Je suis ravie que ça ne vous empêche pas de dormir, je lui

balance.—Tropaimable.Aurevoir!Maria,vouspouvezvenir?—Unedernièrechose.Voussavezoùsetrouvemonpère?Àsonexpression,jedevinelecombatquiselivreenlui.—VousavezessayéRebecca?Unefoisencore,çamefaittoutdrôled’entendremonpropreprénom.—Non!Vousn’avezpascompris?Nousnesavonsrienàsonsujet.Nisonnomdefamille,ni

oùellehabite…—RebeccaMiades.EllevitàSedona,àquatrecentskilomètresaunordd’ici.Votrepèreparlait

de la contacter. Elle était présente lors de la fameuse nuit. Elle a vu comment les choses se sontpassées.

Elleétait là?Pourquoinousa-t-il cachécette information?Aumomentoù jem’apprêteà lesonder,ladomestiquearrive.

—Maria,reconduisezcesfillesàlaporte.Faitesattentionqu’ellesn’emportentrien.Commesinousétionsdesvoleuses!Sur ce, sans unmot, il quitte l’atelier par uneporte quimène au jardin et allume sa pipe.En

croisant le regard de Suze, je vois que nous partageons la même opinion : Ce mec est infect,totalementinfect.

Comme mon téléphone n’a pas quitté ma poche, maman a dû entendre une partie de la

conversation, à conditionbien sûr qu’elle ait pu capter. Je neme senspasde la voir tout de suite.Donc,dèsquenousavonsfranchilesportesdelapropriété, jem’assiedsentailleursuruncoindeterresansbroussaillesetenvoieunmessageàLuke:

Toutvabien.Nousrevenons.

Puisjelèvelatêteetcontemplel’immensitéducielbleu.Pourêtrehonnête, jemesensdépassée. Je suis fièredemonpèrequiestparti aider sonami,

maisjesuiségalementperplexe.Pourquoinousa-t-ilcachélavérité?Pourquoinousa-t-ilservicemensongesurlaSuper-Prime?Pourquoicesomissions?

—Onn’enapasfini,déclareSuze.Maintenant,ondoitfileràSedona.—Oui.Pourtoutdire,jesuisunpeufatiguéedecavalerderrièremonpèreàtraverstoutlepays.J’aisoudainlanostalgiedenotrevietoutesimpleàOxshott.Dessoiréestélé,desdînersMarks

&Spencertoutprêtspourlesquelsonfélicitaitmaman,desdiscussionssurlalongueurdescheveuxdelaprincesseAnn.

—Jecomprendsladécisiondepapavis-à-visdeBrent,jedisàSuzetoutenadmiranttoujourscecield’unbleumagnifique.Maispourquoinenousena-t-ilpasparlé?

—C’estvraimentbizarre.Elle aussi a l’air éreintée.Nousnous taisonsunmoment, nous contentant de respirer l’air du

désertetdesavourer lachaleurdusoleil surnotrevisage.Sousceciel immense, jeme sensàdesmillionsdekilomètresdetout,etilmesembleaussiyvoirplusclair.

—Cettehistoireacausébientropdedivisions,dis-jesoudain.Personnen’estplussurlamêmelongueurd’onde.Papaetmaman,toietTarkie,monpèreetmoi.Onseretrouveenpiècesdétachéesavecdessecrets,desmalentendus,desincertitudes…c’esthorrible.J’enaiassezdecesdivisions.J’aienviedecohésion,j’aibesoindenoussentirrassemblés.Suze,jevaisalleràSedonapourretrouvermonpère.Quoiqu’il fasseouqu’ilprojette,nous l’accompagnerons,parcequenous sommesunefamille.

—Jeveuxenêtreaussi,répliqueSuzesanshésiter.Jesuistameilleureamie.C’estcommedelafamille.Tupeuxcomptersurmoi.

—Tupeuxaussicomptersurmoi,faitunevoix.Lukeapparaît,tenantMinnieparlamain.—Onsedemandaitoùvousétiezpassées.Beckychérie,tunepeuxpasdisparaîtredanslanature

sansprévenir.—Maisonétaitlà.AvecSuze,nousparlionsdelaprochaineétape.—C’estcequejeviensd’entendre,faitLukeenm’enveloppantdesonregardchaleureux.Jete

ledisettelerépète,Becky,jeveuxêtredelaprochaineexpédition.—Tupeuxaussicomptersurtamèreetmoi,s’empressed’annoncerJanice.Moiaussi,jesuis

quasimentdelafamille,monchou.Tuasraison,tonpèreabesoindesoutien.— J’en suis également ! lanceDanny, qui arrive derrière Janice.Nous avons tout entendu au

téléphone.Quelleordure,ceCorey!EtRaymondnevautpasmieux.Maistonpèreestgénial.Nousdevonsl’aideraumaximum.

Sonenthousiasmem’émeut.Dannyestuncréateurconnu,avecd’énormesresponsabilités.Rienneleforceàêtrelà.D’ailleurs,aucund’entrenousn’estobligédesetrouverdanscecoinperdudel’Arizonaetderépareruneinjusticequ’asubieuncopaindemonpèreilyatrèslongtemps.Lesgensont d’autres chats à fouetter, non ? Mais l’amour et l’affection que je vois sur les visages quim’entourentmedonnentpresqueenviedepleurer.

—Merciàvoustous.Monpèreseraittouché.—Becky?Janice,toutechiffonnée,etmamantraînentlespiedssurlebas-côtédelaroute.Mapauvremère,

lesjouesrouges,échevelée,n’estpluselle-même.—Pourquoiment-il?dit-ellesimplementd’unevoixcasséeparladouleur.Jesouffrepourelle.—Jenesaispas,maman.Maisilyasûrementuneexplication…Mamanjoueavecsesperles.SoncollierSuper-Prime.Maisdoit-onencorel’appelerainsi?—Alors,onvaàSedona?Ellesembleàplat.Commesiellevoulaitquejeprennelarelève.—Oui.C’estlameilleurefaçondedénicherpapa.Enplus–maisjemetais–,c’estlameilleurefaçonderencontrermonhomonyme,Rebecca.Et

franchement,j’aihâtedefairesaconnaissance.

13

Pourquoipersonnenem’avait-ilencorejamaisparlédeSedona?C’estàcouperlesouffle,c’estindescriptible.

Bon,d’accord,pas« indescriptible»ausens littéraldu terme.Onpeutdécrire l’endroit.Dansdestermesdugenre:Partoutoùl’œilsepose,d’énormesrochesrougesémergentdudésertetvousfontsentirminusculeetinsignifiant.L’ariditéquis’étendàpertedevuedonnelachairdepoule.Unoiseau de proie solitaire plane au-dessus de nos têtes, très haut dans le ciel, qui fait prendreconsciencedelafragilitédel’espècehumaine.

Toutcelaestexact,maisêtresurplacen’arienàvoir.—Regarde…Jen’arrêtepasdepointerdudoigtàdroite,àgauche,etDannynecessedes’extasier.Pour une fois, Suze semble se détendre un peu. Maman et Janice, le nez collé à leur vitre,

s’émerveillentégalementàquimieuxmieux.Enfait, lepaysagesembleboosterlemoraldetoutlemonde.

Finalement, nous avons passé une seconde nuit à Wilderness. Nous avions tous besoin desommeil,etLukeaestiméqu’iln’yavaitaucuneraisondeseprécipiteràSedonalejourmême.Suzea passé environ deux heures sur Skype avec ses enfants.Après quoi,Minnie etmoi nous sommesjointesàeuxpourjouerauxdevinettes,égalementsurSkype,cequiesttrèsdistrayant.IlestévidentqueSuzeestpresséederetrouveruneexistencenormale.Elleestaffreusementmalheureuseetdorttrèsmal.EllerestetoujourssansnouvellesdeTarkieetn’ensaitpasplussurcetteidiotied’arbre.Nile gardien-chef de la propriété ni ses parents n’ont répondu à ses questions, ce qui est vraimentnullissime.Jeleurenveuxterriblement.

Mais quand je l’ai interrogée, elle a admis qu’elle avait laissé un message super-vague.Pourquoi ? Par pure parano, parce qu’elle s’imaginait qu’ils feraient le rapprochement entre soncoupleetOwl’sTower,sibienquepersonnen’apenséqu’ilyavaiturgence.

Toujoursest-ilqu’elleestdansunsaleétat.L’inquiétudefiltrepourainsidirepartouslesporesdesapeau.Elleabesoindesavoiràquois’entenir.Ilyasûrementquelqu’unenmesuredel’aider.

Minute!J’aiuneidée.Jerédigesubrepticementunbrefmail,encachantmoniPhonederrièreunmagazinepourque

Suzenemedemandepascequejefabrique.Cen’estpasgagné….Maisonnesaitjamais.J’appuiesurEnvoyer, pose mon iPhone et me concentre à nouveau sur les étendues spectaculaires que noustraversons.

Nousavonsdémarréàl’aube.Cinqheuresdéjàquenousroulons,avecunbrefarrêtpournousrestaurer.Lecielacebleuintensedumilieudejournée.Jedonneraisn’importequoipourunetassedethé.

NotredestinationestleHighViewResort.D’aprèsleursite,l’endroitoffreunpanoramaintégraldesrochesrougesetsetrouveàquelquesminutesàpeinedesboutiqueschicetdesgaleriesducentre-villedeSedona.Maiscen’estpaspourcelaquenoustenonsàyséjourner.Notrebutestderencontrerla directrice du programme de méditation et du centre New Age de l’hôtel, qui n’est autre queRebeccaMiades.

Surlesitefiguremêmesonportrait,quejemesuisbiengardéedemontreràmaman.CarcetteRebecca est particulièrement jolie pour une femme de son âge. Elle a de superbes cheveux longsteintsenrougevifetunregardsuper-sexy.

Ons’enfiche,d’ailleurs,qu’ellesoitjolieounon.Jesuissûrequepapa…Jesuissûre…Bon, jepréfèrenepasm’aventurer surce terrain.Mais inutilequecettephoto tombedans les

mainsdemamère.ChaquefoisquejeregardelevisagedecetteRebecca,çamefaitunchoc.J’avaiscommencéà

mepersuaderqu’ellen’existaitpas.Maissi.Etjevaisenfincomprendrelepourquoiducomment.Ilestplusquetemps!L’ignorancefatiguesérieusementlesneurones.Commentfontlesdétectivespourrestersainsd’esprit?Moi,jenecessed’échafauderdeshypothèses.Etsi…Sepourrait-ilque…Sansdouteque…jusqu’àcequemesméningessoientsurlepointd’exploser.

—Onarrive!annonceLuke.L’hôtelsetrouveenretraitdelaroute,auboutd’unealléebordéedepalmiers.C’estunbâtiment

basenpierresrougesquisefondparfaitementdanslepaysage.—Jevaisgarerlecamping-car,ditLuke.Allezvousinscrireàlaréceptionettoi,Becky,tâche

demettrelamainsurtonhomonyme.Nouséchangeonsunpetitsourire.JecroisqueluiaussiatrèsenviederencontrercetteRebecca.Fairelarépartitiondeschambresprendpasmaldetemps.Pourfinir,Suzes’ycolle.Danny,qui

a repéréuneaffichevantant lesbienfaitsd’une séancede remiseen formeau spa,décided’yallersansattendrecar,déclare-t-il,«cetteexpéditionm’aflinguélesmusclesetlesnerfs».(Lafautebiensûrauvoyage,pasà sesnuitsblanchesdeLasVegas,niauxverresdebourbonau théglacéde lafoire!).Moi,j’aidénichéunebrochuresurlesactivitésproposéesparRebeccaMiades.Jemeretiredansuncoinduhall,melovedansungrandfauteuildeboisetcommenceàlireavecavidité.

LeHighViewResort est fier d’accueillir entre sesmurs RebeccaMiades, conseillère enspiritualitéetmédiumpsychique.RebeccaaétéforméeàcesdisciplinesenInde,oùelleaétudié. Diplômée de l’Institut de mysticisme Alara, elle dirige aujourd’hui le centre despiritualité de Sedona où, sous les fameuses roches rouges, se tapissent des vortexmillénaires, des énergies telluriques et des forcesmystiques àmêmede fortifier l’âme etl’esprit.

Waouh!Jen’avaispasréaliséquelesous-soldeSedonaregorgeaitdevortexmillénaires.Etdeforcesmystiques.Jeregardeautourdemoidansl’espoirdevoircetteénergiesematérialiser.MaisàpartunevieilledamequipianotesursoniPad,jeneremarquerien.Ilfautsansdoutequejesortedel’hôtel.

Rebeccavousproposedescircuitsguidésà ladécouvertedesvortexsacrés.Elleproposeégalementdesséminaires,desconsultationsdeconseilintuitif,desoins,delectured’aura,decommunicationaveclesangesetd’artscélestes.

Decommunicationavec lesanges?Je relis l’intitulé.Angescomme…anges?Jamaisentenduparlerdecetruc.Nidecettehistoired’artscélestes,d’ailleurs.Àmonavis,çaconsisteprobablementàdessinerdesétoiles.

Unbruitdecarillonàventattiremonattention.Unjeunehommeauxcheveuxlongsémergedederrièreunrideaudeperles.Surlebadgeépingléàsachemisejelis:SETHCONNOLLY–CONSEILLERBIEN-ÊTRE. Il se fend d’un grand sourire amical et, avisant la brochure que je tiens, me demandeaimablement:

—NotrecentreNewAgevousintéresse?Puis-jevousyemmener?—Hum,peut-être!JeviensdelirelesinformationsconcernantRebeccaMiades.Ilsourit.—Ah,Rebecca,lapersonnequej’aimeleplusaumonde!Jesuissurprise.—Vraiment?Elleestcomment?—Douceetbonne.Vousvoyezcequejeveuxdire…Ellefaituntravailsensationnel.Elleaide

nosrésidentsàtrouverleurlumièrespirituelle.D’ailleurs,elleestdiplôméeenthérapieséraphique,siçavousdit.Ellelitaussidanslescartes,déchiffrelesauras…

— OK, je vais voir. Elle est très séduisante, j’ajoute, espérant déclencher une foule derévélations.Cescheveux!

—Ilsfontsagloire.Ellelesteintchaqueannéed’unecouleurdifférente.Bleu,rouge,vert.Nousluiavonssuggérédeprendrelenomd’Arc-en-ciel!

—Pensez-vousquejepourrais larencontrer? jedemande, l’airderien.Prendrerendez-vousavecelle?

—Biensûr!EllerésideaucentreNewAge.Elleétaitendéplacement,maiselleadûrevenir.Sivousyallez,unconseiller spirituelvousprendraencharge.Par ici,m’indique-t-il endésignant lerideaudeperles,puisvoustraversezlesalondelecture.Lecentreesttoutaubout.

—Trèsbien.J’iraitoutàl’heure.Merci.Une fois qu’il est parti, je jette un coup d’œil furtif dans le hall. Maman, Minnie et Janice

regardent lescapteursderêveexposésdansunevitrine.Suzeparleàuneemployéede la réceptiontandisqueDannyemboîtelepasàunefilleenuniformeblanc,endirectionduspa.

Jecroisque jevaisdébarqueraucentreNewAgepourvoirRebecca tranquillement.En têteàtête.Enmelevant,j’ail’impressiond’êtreunebouledenerfsetjem’enjoinsdemeressaisir.Jen’aiaucuneraisond’êtrenerveuse.Cettefemmefaitpartiedupassédepapa.Etalors?

Jetraverselerideaudansuntintementharmonieuxetmeretrouvedansunvasteespacemeubléde canapés et de fauteuils, oùquelquespersonnes lisent des journauxoudesmagazines. Il y a despalmiersenpots,uneimmensebaievitréeetunécriteauindiquantladirectionducentreNewAge.Jesuissurlepointdem’yrendrequandunepairedechaussuresdépassantd’unlargefauteuilenrotinattiremon attention.Desmocassins en daimusés. Je connais ces chaussures ! Je les connais.Toutcommelebrasposésurl’accoudoir,justeunpeuplusbronzéqued’habitude.

—Papa?Moncriajaillidemongosieravantquejepuissel’arrêter.Papa?Lebrasbronzésesoulève,leschaussuress’animent.Lefauteuil,repousséenarrière,grincesur

lecarrelageenterrecuite.Etmonpèretoutentiersematérialisedevantmoi.Enchairetenos.Monpèredisparu!

—Papa?dis-jeenmeretenantpournepaspleurer.—Becky,mapuce!Visiblement,ilestautantsouslechocquemoi.—Bonsang!Qu’est-ceque…Quit’aditquej’étaisici?—Personne.Noussommesàtarecherche,nousavonssuivitatrace.Tuterendscompte–j’ai

dumalàtraduireenparolesmespenséestourbillonnantes–,tuterendscompte,papa,que…Ilfermelesyeuxcommes’iln’ycroyaitpas.—Becky,jet’avaisditd’arrêtercettepoursuiteetderentrercheztoi…—Nousétionsmortsd’inquiétude,tunecomprendspas?Littéralementmortsd’inquiétude.Toutes sortes d’émotions me traversent. J’ai l’impression d’être un volcan sur le point de

crachersalavebrûlante.Commentsavoirsijesuissoulagée,heureuse,furieuse,ousij’aienviedehurler.Leslarmesruissellentsurmesjoues.

—Tuespartisansprévenir,dis-je,àboutdesouffle.Tunousasquittés.—Becky.Viensici,mapuce,fait-ilenouvrantgrandslesbras.—Non!C’esttropfacile.Tusaisdansquelétatestmaman?Maman,jecrie.Maaaaaman!

Unmoment plus tard, maman, Janice etMinnie font leur apparition, dans un grand bruit deperlesdebois.

—GRAHAM?Lavoixdemamanaatteintsondegrédestridencemaximal.Ondirait lesifflementd’untrain.

Noustressaillons.Nousentendonslesfauteuilsgrincer.Lesgenstournentleurssiègespournerienperdreduspectacle.

Mamères’approchedemonpère.Sesyeuxjettentdeséclairsdefureur,sesnarinessontdilatées.—Oùétais-tuPASSÉ?—Jane,jet’aiditquej’avaisunemissionàaccomplir.—Unemission?JecroyaisquetuétaisMORT!Elleéclateensanglots.Monpèrel’enlace.—Jane,monamour,roucoule-t-il.Net’enfaispas.Mamandresselatêtecommeuncobra.—Tuenasdebonnes,Graham!JesuistaFEMME,tuasoublié?D’unamplemouvement,elleluibalanceunegifle.Horreur malheur ! C’est la première fois que je vois maman frapper papa. Je suis atterrée.

Heureusement,Minnie,quis’amuseaveclerideaudeperles,n’arienvu.—Mapuce,luidis-jeenhâte,GrandpaetGranadoivent…euh…separler.—Ne t’aviseplus jamaisdedisparaître ! J’aicruque j’étaisdevenueveuve,sanglotemaman,

lovéecontrelui.—C’estvrai,confirmeJanice.Janerelisaitvoscontratsd’assurance-vie.—Veuve?s’exclamepapaavecunrireincrédule.—Netemoquepasdemoi,GrahamBloomwood!JET’INTERDISDERIRE!Sielleluiflanquaituncoupdepoingdanslenez,jeneseraispasétonnée.—Allez,monchou,viens!J’attrapelamaindeMinnieetjel’entraînedel’autrecôtédurideau,lecœurbattant.Janiceme

rejointuninstantplustard.Nouséchangeonsunregardensecouantlatête.—C’estquoiceramdam?demandeSuzeennousapercevant.Pourquoitamèrepousse-t-elleles

hautscris?Ànouveauàcausedelaprononciationcorrectedumot«scone»?Unjour,mamannousavaitemmenéesprendrelethédansungrandhôteldeLondres;elleavait

euuneprisedebecavecunmembredupersonnelpourcetteraison.Suzes’ensouvientencore.—Pasdutout,jedis,prochedufourirenerveux.Suze,figure-toique…

IlmefautdeuxArizonaBreeze(gin,jusd’airelles,jusdepamplemousse:undélice)pourme

calmer.Dieusaitlenombredeverresdontmamanvaavoirbesoin.Papaestici.Nousl’avonstrouvé.Après toutes ces recherches, toutes ces angoisses…Et il était là, dans un fauteuil, en train de liretranquillementlejournal.Ausecours!

Impossibledem’asseoir.Jen’aienviequed’unechose:retournerdanslesalondelecturepourcuisinerpapa,toutapprendre,jusqu’auplusinfimedétail.MaisSuzem’enempêche.

—Tesparentsontbesoindetranquillité.Laisse-lesseuls.Donne-leurdutemps.Soispatiente.EllemedéfendmêmedepasserdevanteuxpouralleraucentredénicherlafameuseRebecca.Et

elles’estinterditdedemanderdesnouvellesdeTarkie.Nous sommes tous sur la véranda, installés dans des fauteuils en osier, nous dévissant la tête

chaque fois que la porte s’ouvre. Je dis tous, mais Luke est allé consulter ses mails au centred’affaires.Etnouspatientonsdepuisunebonnedemi-heure.

Soudain,lesvoilà!Ondiraitquemamanvientdecourirunmarathon.Monpèreestsurprisdevoirnotrepetitetroupeetsursauteàchaqueinterpellation;les«Graham!»,«Vousétiezoù?»,«Toutvabien?»nemanquentpas. Il répondinvariablement :«Oui, jevaisbien.Jen’avaisaucuneidée…Bon,maintenantquenoussommesréunis,quiveutquelquechoseàboire?Ouàgrignoter?Onvacommander.»

Ilesttrèsagité,cequineluiressemblepasdutout.Dèsquenoussommesservis,lesbavardagess’arrêtent.Unparun,nousnoustournonsversmon

père.Jesuislapremièreàdégainer.—Bon,alorspourquoias-tudisparu?Quelestdonccegrandsecret?Suzeenchaîne.—Pourquoin’avoirriendit?Jemesuisfaittellementdesouci…—MapetiteSuze,jesuisdésolée.Jenepouvaispasimaginer…(Ilhésiteavantdepoursuivre.)

J’aidécouvertrécemmentuneinjusticeterriblequej’aidécidéderéparer.—Maispourquoicesecret?lanceJanice,assiseàcôtédemaman.Janeétaitbouleversée,elle

imaginaitlepire.—Jesais,déclarepapaensepassantlamainsurlevisage.J’aiétéasseznaïfpourpenserque,si

jevousdemandaisdenepasvousinquiéter,voussuivriezmonconseil.Ilyauneautreraisonpourlaquellejevousaicachécetteaffaire.Oh!jemesenstellementridicule!

—LaSuper-Prime,jedis.Ilhochelatête,sansosernousregarder.—C’estlecomble,d’êtreprisenflagrantdélitdemensongeàmonâge!Ilal’airsincèrementmalheureux.Quantàmoi,j’hésiteentrelaconsternationetlacolère.—Mais,papa,pourquoi?(Jesuisincapablederéfrénermonexaspération.)Pourquoinousavoir

racontéquecetargentprovenaitdetesmissionsdeconsulting?PourquoiavoirinventécettefabledeSuper-Prime ? Tu aurais pu nous dire que Corey te versait cet argent. Ça n’avait aucune espèced’importance.

—Mapuce, tunecomprendspas.Peuaprès tanaissance, j’aiperdumonboulot.Sansque j’ysoispourquelquechose:unecompressiondepersonnel.Maistamère…Ellen’apasbienréagi.

Ladiscrétiontypiquedepapa.Connaissantmaman,jetraduis:Ellem’alancédesassiettesàlafigure.

—J’avaispeur,sedéfendmaman.Ilyavaitdequoi,non?Nosrevenusavaientdégringolé,etilyavaitlebébé.

—Oui,c’étaitunepériodedifficile,acquiescepapa.—Tut’entiraistrèsbien,Jane,intervientJaniceentapotantlamaindemaman.Jemerappelle.

Tufaisaisdesmerveillesavecquelquesboutsdeviandehachée.—Jesuisrestéplusieursmoisauchômage.Unesituationdélicate.Etunjour,j’aireçuunelettre

deCoreyavecunchèque.Aprèsdesdébutstranquilles,l’inventionrapportaitbeaucoupd’argent.Ilsesouvenaitdenotreaccordenformedeblagueetill’honorait.Cettepremièrefois,ilm’aenvoyécinqcentslivres.Jen’encroyaispasmesyeux.

— Tu n’as pas idée de ce que représentaient cinq cents livres à cette époque, l’interromptmaman,tournéeversmoi.Aveccettesomme,tupouvaisacheter…unemaison!

—Pasunemaison,corrigepapa,maisunevoitured’occasion,oui.—Cetargentnousasauvés!s’exclamemamanavecdesaccentsdetragédienne.Ilt’asauvéla

vie,Becky!Quisaitsiautrementtuneseraispasmortedefaim?Suzeouvrelaboucheprêteàprotester,àdireuntrucdugenre:«Ilyavaitsûrementunsystème

d’aide sociale »,mais je lui fais signe de la boucler.Maman, à fond dans son rôle, n’a pas envied’entendreparlerd’aidesociale.

—C’estlàquej’aicommisunegrosseerreur…Papasepermetunelonguepause.Noussommessuspendusàseslèvres.— C’était de l’orgueil. Je voulais que ta mère soit fière de moi, Becky. Nous étions jeunes

mariés,parentsdefraîchedate,etj’avaisperdumontravail.Alors…j’aimenti.Jemesuisinventéunboulotetunsalaire.Quellebêtise,vraiment!

— Jane, jeme souviens quand tu es venueme prévenir en courant, dit Janice, dont le visages’éclaire.J’étendaismalessive.Tuasdébouléencriant:«Devinecequemongénialmarivientdem’annoncer !Nous sommes tellement soulagés ! »Vous n’imaginez pas la pression qu’elle avaitsubie,avecl’arrivéedubébéetlesfacturesquis’accumulaient…

Aprèscetteenvolée,ellesepenchepourtapotergentimentlebrasdepapa.— Pas la peine de culpabiliser, Graham. Tout le monde aurait raconté un bobard dans ces

circonstances!—Non,c’étaitlamentable,soupirepapa.Jevoulaisêtrelesauveur.—Maistul’étais.Cetargentestarrivégrâceàtoi,Graham.Peuimportentlesconditions.Papareprendsonrécit.—Jeluiaiécrit:«Corey,vieillebranche,tuassauvémoncouple.»Ilm’arépondu:«Tusais,

jepourraifairepareill’anprochain!»Toutacommencécommeça.Ilboitunegorgée,puisilnouscouvedesyeux,mamanetmoi.

—Chaqueannée,jemedisaisquej’allaisvousavouerlavérité.Maisvousétiezsifièresdemoi.C’étaitdevenuunetelletraditiondedépenserensemblelaSuper-Prime.

Maman tripote ses perles. Et jeme souviens de toutes ces années.Desmerveilleux déjeunerscensésfêterlaprimedepapa.Descadeauxqu’ilnousoffrait.Denotrejoieetdenotregratitude.Pasétonnantqu’ilaitcontinué!Jelecomprendsàcentpourcent.

Je comprends aussi sa réactionhorrifiée quand il a appris queBrent avait été expulsé de sonmobilehome,alorsquelui-mêmemenaitunevieprospère:Delààdisparaîtrependantdesjoursenfaisanttantdemystères!

—Bon,mettons les choses à plat, papa. Tu espérais pouvoir aller à LasVegas, voir Corey,arrangerleproblèmedeBrentetrevenirsansquepersonnen’exigededétails?

—Enrésumé,c’estàpeuprèsça,acquiesce-t-ilaprèsquelquessecondesderéflexion.—Tupensaisqu’ont’attendraitpatiemmentsansbouger?—Oui.—AlorsquenousétionspersuadéesqueBrycevousavaitkidnappés,Tarkieet toi,pourvous

manipuler.—Ah…—Tupensaisqu’àtonretourmamandirait«Tuasfaitbonvoyage,chéri?»,queturépondrais

«Oui»etquelesujetseraitclos?—Hum!Jen’aipasvuaussiloin.Leshommes!—Pourfinir,qu’est-iladvenudeBrent?Lukevientdesejoindreànous.Ilajouteavecunsourireenserrantlamaindemonpère:—Contentdevousvoir,Graham!Etdevousretrouversainetsauf.—Brent?Ilestdanslepétrin.J’aitoutessayé.J’aifaitappelàCorey,j’aifaitappelàRaymond.

Maisilyaeudesdifférendsentreeux,voussavez.Toutecettehistoirem’exaspère.—Celan’a pas de sens !PourquoiCorey t’envoie-t-il de l’argent chaque année alors qu’il a

complètementarnaquéBrent?Illuienveutpourquelleraison?—C’estunehistoirequi remonteauvoyage,dit-il en regardantmamanbizarrement.Àcause

de…—Cherchezlafemme,décrètemamanenlevantlesyeuxauciel.Jelesavais!N’ai-jepasditet

répété«Toutceramdamc’estàcaused’unefemme»?—Oui,tul’asdit,monchou!confirmelaloyaleJanice.Alors,quiestcettefemme?—Rebecca,déclarepapaaveccequisembleêtredusoulagement.Silencedemort.Nousretenonstousnotrerespiration.— Graham, dit Luke de son ton calme que j’admire tant, Graham, pourquoi ne pas nous

expliquerquiestcetteRebecca?

J’ai appris pas mal de choses durant ce voyage. J’ai appris que l’on ne pouvait pas danserconvenablement le quadrille en tongs. J’ai appris que je n’aimais pas les flocons demaïs (j’en aicommandé àWilderness.Minnie aussi trouve ça « beurk »). Et j’apprends maintenant que, quandvotre père vous déballe une ancienne histoire d’amour à trois hypercompliquée, il vaut mieuxprendre des notes. Ou lui demander de faire une présentation PowerPoint avec impression dudocument.

Bienquetotalementdésorientée, jevaisessayerderésumerlesfaitsàmafaçonpourclarifierles choses, en laissant tomber les couchers de soleil, la fournaise des journées et tout le baratinpoétiquedontmonpèreagrémentesonrécit.

SijepeuxcomprendreleshistoiresdeserialkillersquejeregardesurDVD,jepeuxsûrementsuivrecettehistoire.Ilsuffitdelaconsidérercommeunfeuilleton.Avecdesépisodes.Oui!Bonneidée!

Épisode1:Pendantleurrandonnéeenvoiture,papa,Corey,BrentetRaymondrencontrentdans un bar une fille superbe qui s’appelle RebeccaMiades. Corey en tombe amoureuxmaiselleluipréfèreBrent.

(Jusque-là,toutestlimpide.)

Épisode2 :Corey n’oublie jamaisRebecca. (J’anticipe rapidement : il nommemême sapremièrefilleRebecca.Sapremièrefemmel’apprend,pensequ’ilestobsédéparcettenanaetlequitte.)QuandBrentetRebeccaseséparent,CoreyessaiedereconquérirRebecca.Ellelefaitmarcherunmomentet,pourfinir,retournedanslesbrasdeBrent.

(Àcestade,jecomprendstoujours.)

Épisode3:Aucoursdesannées,lesrelationsentreBrentetRebeccaoscillententrelebeaufixeetlarupture.Ilsontunefillequis’appelleégalementRebecca.

(Jel’airencontrée!C’estlafillequiétaitsurlesmarchesdumobilehomeetquim’avaittraitéede«princessedemesfesses».Jepigemaintenantlaraisondesonhostilité,cequin’excusepas lecommentaire(«avecvotrepetitevoixbranchée!»)quecetteteignem’abalancé.

Épisode4 :PapasavaitqueRebeccaavait faitmarcherCorey.SaréticenceàmebaptiserRebeccatientaufaitqu’ilnelatrouvait«pasclaire».

Épisode5:Entre-temps,ilssesonttousperdusdevuecarFacebookn’existaitpas,quelescoupsdetéléphonecoûtaientunefortune,etc.

(Onsesentdésolépourlavieillegénération.Commentsedébrouillerquandonnedisposequedecabinestéléphoniques,detélégrammesetdecourrierparavion?)

Épisode6:Coreycommenceàgagnerbeaucoupd’argent.Papareçoitsonpremierchèqueet suppose que Brent profite de cette manne également. Il ne se doute pas que Corey atruandéBrentpardépitamoureuxetjalousie.

(Encoreunefois,siseulementilsavaienteuFacebook.Oumêmes’ilss’étaientpasséuncoupdefil…)

Épisode7:Desannéesplustard,papadécouvrequeBrentn’apasunrond.Lechocestsigrand qu’il saute dans un avion, direction les États-Unis, et se précipite chez lui. Maisl’entretiensepassemaletBrentdisparaît.PapaengageTarquinetBryceet,telslesTroisMousquetaires,ilsessaientd’obtenirunrendez-vousavecCorey.Cedernierrefusedeleurparlerautéléphoneetdelesrencontrer.

(Cequimelefaitdétesterencoreplus.Commentquelqu’unpeut-iléconduiremonpère?)

Épisode8, le dernier de la saison :Aujourd’hui,Brent n’a plus de toitmaisCorey s’enfiche.Raymondseplanquedanssonranch.PersonnenesaitoùsetrouveBrentet…

—Minute,jem’écriesoudain.Rebecca!IlfautquejesoisdrôlementtournebouléepouravoiroubliéRebecca.L’excitationmefaitcracherlesmotsenrafale:—Papa,tusaisqu’elletravailleici?Rebeccaquin’estpaslaraisonpourlaquellejem’appelle

Rebeccaestdanscethôtel.Icimême.Oui,ici!—Jesais,mapuce.D’oùmaprésenceàSedona.—Biensûr,qu’est-cequejesuisbête!—Elles’estabsentéemaiselledoitrentreraujourd’hui.C’estpourçaquejemetrouvedansce

salon,jel’attends.—Jevois!J’aivraimentbesoindudocumentimprimé.

—Ya-t-ilunespoirderetrouverBrent?s’enquiertLukeaumomentoùleserveurapporteuneautretournéedeboissons.Quelleestvotrestratégie?

— J’ai d’abord cru que Corey se serait adouci avec l’âge, répond tristement papa. Je metrompais. J’ai mis un avocat sur l’affaire.Mais c’est difficile, sans Brent. Tout s’est passé il y atellement longtemps… Il n’y a aucune preuve écrite, et il me semblait que Rebecca pourraitm’aider…Maisjenesaispassinousallonsaboutir.

—EtTarkiedanstoutça?LapauvreSuzeaattendutoutcetempsavantdeposerlaquestion.Ellesetordnerveusementles

mains,assisesurleborddesonsiège.—Ilvabien?reprend-elle.Çafaitunmomentquejen’aipaseudesesnouvelles.—Ne t’inquiète pas,mapetiteSuze.Tarquin est très occupé en cemoment. Il est resté àLas

Vegas pour en apprendre davantage sur le compte de Corey. Sans me dire comment il allait s’yprendre.Tonmariestunhommepleinderessources.

CequinesemblepasapaiserSuze.—Trèsbien.Bon,Graham,dites-moi,est-ceque,àunmomentouàunautre,ilauraitmentionné

un…arbre?—Unarbre?s’étonnepapa.—Aucuneimportance,ditSuze.Elleattrapeunmorceaudepainqu’elledéchiquettemachinalement.—J’oseespérerqueBrentappréciecequetufaispourlui…Aprèstoutcequenousavonssubi.Là,c’estmamanquiintervient,lesjouesrougesd’énervement.—Jenepensepas,répliquepapad’unairbadin.J’aimeraisquetulerencontres.C’estunvieil

obstinéquipeutêtresonpireennemi,maisilpossèdeunecertainesagesse.Saphrasefavoriteétait:danslavie,onalechoixentreVPouGP.Jem’ensuistoujourssouvenu.

—Traduction,Graham,s’ilteplaît,imploreJanice.—Onpeutvivrepetitougagnerplus.—Excellent!Jevaislenoter,seréjouitJanice.Jeregardepapaavecstupéfaction:«VPouGP»,çavientdeBrent?—Maisc’estladevisedeBecky!s’écrieSuze,égalementétonnée.Ils’agitpourainsidirede

sonévangile.—Papa,jecroyaisquec’étaitdetoi,dis-jed’untonaccusateur.J’aitoujoursprécisé:«Comme

l’affirmemonpère»,encitantcetteformule.—C’estvraiquejel’utilise,sourit-il.Maisjel’aiempruntéeàBrent.Enfait, ilm’abeaucoup

appris.—Parexemple?—Pleindetrucs;jenesaisplus.Monpèresecalecontreledossierdesonfauteuilet,sonverreàlamain,regardedanslevague.

—Brentétaitungenredephilosophe,quisavaitaussiécouter.Àcetteépoque,j’avaisdesdoutesquantàmonorientationprofessionnelle.Ilm’aaidéàprendredurecul.Sadeuxièmephraseféticheétait:«L’autreasouventraison.»IllasortaitenparticulierquandRaymondetCoreysequerellaient,cequiarrivaitgénéralementaprèsquelquesbières.(Ilsouritàcesouvenir.)Ilssedisputaientcommedeschiffonniersetlui,allongéparterre,lespiedssurunepierre,cigaretteàlamain,leurdisait:«L’autreasouventraison.Écoutez-le.»Çalesrendaitdingues.

Ilmarqueunarrêt,perdudanssespensées.OK.Quand,àNoëlprochain,papanousraconterasonvoyage,jeboiraichacunedesesparoles.

Promisjuré!Jemerisqueàdemander:—S’ilétaittellementavisé,commentexpliques-tuqueBrents’ensoitsimalsorti?Uneombredemélancoliepassesursonvisage.—Pas si facile quand il s’agit de sa propre vie. Il savait qu’il buvait trop, à l’époque aussi,

mêmes’illecachait.Jevoulaislemettreengardemais…nousétionsjeunes.Etpuis,qu’est-cequejesavaisdel’alcoolisme?Queldommage!conclut-il,l’airdémoralisé.

Nousrestonsunmomentsilencieux.Cettehistoireesttellementtriste.Commemonpère,jebrûled’unejusteindignation.J’aienviederétablirBrentdanssesdroitsetdefairerendregorgeàl’infâmeCorey.

—Lasuitedesévénementsestindécise,poursuitpapa.Sijen’aipasaccèsàCorey…—Incroyablequ’ilneveuillepastevoir.Toi,sonvieilami.—Ilaconstruitune forteresseautourde lui,ditpapaenhaussant lesépaules.Desportes,des

gardes,deschiens…—Onnousalaissésentrerparcequec’étaitl’anniversairedeleurfilleetqu’onnousaprispour

desinvités.—Bravo!Jen’aimêmepasréussiàl’avoirautéléphone.—Nousavonsvusanouvellefemme.Elleal’airassezcool.—D’aprèscequ’onm’adit,elleesttrèsgentille.Jemesuisimaginéquejepourraispasserpar

elle.MaisCoreylasurveille.Ilveuttoutletempssavoiroùelleest,illitsoncourrier…J’aiessayédela rencontrer,maisellem’arenvoyéunmailderefus,enmepriantdeneplus lacontacter.MailàmonavisrédigéparCorey.

—Jesuisdésolée,papa!—Ilyapire : j’aiessayéde les intercepteralorsqu’ilssortaientde leurpropriétéenvoiture.

J’aicrié,agitélesbras…Envain.CeCoreyestunvraisalaud!Commentose-t-iltraitermonpèredelasorte?—SiseulementBrentserendaitcomptedetoutcequetufaisdanssonintérêt!Tucroisqu’ilen

aunevagueidée?—Çam’étonnerait.Ilsaitquejesuisdésireuxdel’aider.Maisilnem’imaginecertainementpas

engagédansunetelleaventure.

Unbruitdeperlesentrechoquéesl’interrompt.Ilcilleplusieursfois,avecundrôled’air.Jemeretourneetmefige.

Cen’estpaspossible!Çayest,lefeuilletoncontinue.Unenouvellesaisondémarre.

Saison2,Épisode1 :Quarante-cinqansplus tard,dansunhôteldeSedona, enArizona,GrahamBloomwoodetRebeccaMiadesseretrouventfaceàface.

Elle se tient devant le rideau de perles, enroulant autour de son doigt une longue mèche decheveuxteintsenrouge.Sesyeuxvertssontnoyéssousdestonnesd’ombreàpaupièresambreetunexcès de khôl. Elle arbore une longue jupe flottante bordeaux et un top assorti très décolleté. Sesonglessontvernisdenoir,etuntatouageauhennégrimpelelongdesonbras.Elledévisagepapaet,sansdireunmot,souritenlereconnaissant.Sesyeuxseplissentcommeceuxd’unchat.

—MonDieu!s’exclamefinalementpapad’unevoixéteinte.Rebecca!—BonDieu!entendonquelqu’uns’écrierderrièreelled’unevoixéraillée.Laprincessedemes

fesses!

De:[email protected]À:Brandon,RebeccaObjet:Re:unserviceGIGANTESQUE

ChèreMadameBrandon,Votremail,quim’estparvenuilyauneheure,m’aalertéparsontond’urgence.Jenecomprendspasbienenquoi,«desviespeuventêtreenjeu»,danscequevousm’exposezmaisjeperçoisvotreangoisse.Etjemesouvienseffectivementvousavoir«proposémonaide»,ainsiquevouslerappelez.

J’aidoncquittéimmédiatementmondomicileavecunpetiten-casetmonThermosetmetrouveencemomentmêmedansunestation-servicedel’A27,d’oùjevousécris.J’espèreatteindremadestinationsanstroptarderetvoustiendraiaucourantdesprochainsdéveloppements.Bienàvous!

DerekSmeath

14

Bon,pourcommencer,ilyabeaucouptropdeRebeccaàcetteréunion.Moi,Becky.Rebecca.EtBecca,lafilledeBrentetRebecca.Cellequej’airencontréedansleparcdemobilehomesà

LosAngeles.Etquivientdenouveaudemetraiterde«princessedemesfesses».Unedemi-heures’estécoulée.Papaacommandéunenouvelletournéederafraîchissementsetde

petits trucs à grignoter, (plutôt pour nous occuper qu’autre chose), et nous essayons de lierconnaissance avec les deux nouvelles venues. Le climat est loin d’être détendu. Maman jette desregards soupçonneux àRebecca, ouplus exactement à sa tenue.Mamanadesprincipes très strictsquant au code vestimentaire des femmes d’un certain âge. Et celui-ci exclut aussi bien décolletéprofondquetatouageauhenné,etpiercingdanslenez(unanneausiminusculequejeviensàpeinedeleremarquer).

Beccaestassiseàcôtédemoi,enjeancoupé.Jerespirelespuissantseffluvesd’adoucissantquiémanentdesontee-shirt.Elleestavachiesursonsiège,lesjambesécartées,dépourvuedelagrâcedesamère,quiressembleàunesorcièreéléganteàchevalsursonbalai.

Becca,quiestenroutepourSantaFe,oùelletravailledansunhôtel,s’estarrêtéeàSedonapourlanuit.QuandjeluidemandedesnouvellesdeScooter,lepetitjackrussellquiétaitavecelledansleparcdemobilehomes,ellemerépondqu’elleaétéobligéedeledonner,sesnouveauxemployeursn’acceptantpaslesanimaux.Ellemecracheçaavecagressivité,commesic’étaitmafaute.

J’aidumalàcomprendresonhostilité.LesdeuxRebecca,mèreetfille,devraientapplaudirpapapoursonactionen faveurdeBrent.Voireyparticiper.Au lieudequoiBecca, sur ladéfensive,nerépondàchaquequestionqueparmonosyllabes.Elleignoreoùsetrouvesonpère.Selonelle,illacontacteraquandillejugerabon.Ellenevoitpascommentpapapeutréparerl’injusticedontBrentaétévictime.Ellen’enapaslamoindreidée,etellen’apasenviedesecasserlatêtepourça.

Pendant ce temps, Rebecca mère nous décrit les bienfaits de son étonnant parcours depurificationspirituelle.QuandpaparemetlaconversationsurBrent,elleluiparledushamandontilsavaientfaitconnaissancedansuneréserveindienne.

Papafinitparexploser.—Écoute,Rebecca, j’ai besoinde ton aide. J’essaie de réparer les torts infligés àBrent, que

justicesoitfaite.Ellesecontentederépondreavecsonmystérieuxsourire:—Oh,Graham!Tuestellementbon!Tul’astoujoursété.Tudébordesdebonté.—Lajustice!marmonneBecca,l’œilmauvais.Ellealedondememettreenrogne,celle-là!—C’estquoitonproblème?jerugis.Pourquoituestellementnégative?Onestlàpouraider

tonpère.—C’estunpeutard,crache-t-elle.Vousétiezoù,en2002?—Quoi?—MonpèreaappeléCoreyàl’aideen2002,parcequ’ilétaitvraimentauboutdurouleau.Ila

enfiléuncostumeets’estpropulséàLasVegas.Laprésencedetonpèren’auraitpasétéduluxe.—MaispapaétaitenAngleterre.Ilnesavaitpas.—Biensûrquesi.Papaluiaécrit.Çasuffit!!J’interrompsmonpère,engrandeconversationavecRebecca:—TusavaisqueBrentavaitdemandéàCoreydel’aideren2002?—Non.Premièrenouvelle.—Tun’asjamaisreçudelettre?BeccapensequetuasreçuunelettredeBrent.—Certainementpas,s’énervepapa.Tucroisquejen’auraispasréagisij’avaisappriscequise

passait?CetteréponseprendBeccaaudépourvu.—Ehbien,Coreyaditàmonpèrequevoussaviez. Iladitquevousétiezaucourantetqu’à

votreavis,c’était…Iladitque…Elles’arrête.C’estfrustrant.JemedemandequelleshorreursaproféréesCorey.—Coreyapumentir,expliquepapagentiment.Voilà.Toutprendforme.Coreyaracontédescraquessurmonpère,ducoup,Beccanoushait.—Tuascompris?Monpèren’ajamaistenulesproposabominablesqueCoreyluiaprêtés.Alorspasbesoind’êtresiteigneuse,jepoursuissilencieusement.Pasbesoindecrier:«Tire-toi,

princessedemesfesses!»Jem’attends à ce queBecca s’exclame : «MonDieu ! Je comprends,maintenant. Jeme suis

trompée sur votre compte. Je vous demande pardon. » Mais elle hausse les épaules en fixant sonportableetgrommelle:

—Detoutefaçon,vouspouveztoujourscourirpourobtenirquelquechosedeCorey!

C’est fou ce que les gens sont décevants dans la réalité. Dans une série, elle se seraitmieuxcomportée.Autantdirequejesuisplutôtcontentedelavoirquitterlapièce.

—Adios,princessedemesfesses!lance-t-elleenmettantsonsacsurl’épaule.J’aienviederétorquer:«Salut,espècedepouffemalélevée!»maisjesourisetmeborneà

dire:«Ongardelecontact»,enajoutantàpartmoi:Danstesrêves,pauvrecloche!UnefoisBeccaetsamèreparties,l’atmosphères’allègeunpeu.Suzevadanssachambrepour

appelersesenfants.Mamansedemandetouthautsiellevacommanderunautrepetitquelquechoseousiellenevapasseréserverpourledîner,etJanicelitànotreintentionunebrochuresurlesguidesspirituels.

Surprise!Rebeccaréapparaîtsoudain,lesyeuxbrillants.—Çavat’amuserdejeterunœillà-dessus,dit-elleentendantàpapaunevieillephotoennoiret

blancunpeupassée.—Montre-moi,faitpapaenajustantseslunettes.Ilcontemplelonguementleclichéavantdeleposersurlatable.Jemepenchepourregarder:

toutelabandeduvoyageestlà,immortaliséesurfonddedésert.Papan’apas tellement changé.Coreyn’a rienàvoir avec le typeà labobinearchi-liftéeque

nousavonsvuàLasVegas.Raymondestplusoumoinslemême,bienqu’avecsalonguebarbegriseactuelle il soitdifficilede juger.Lapersonnequiattiresurtoutmonattention,c’estBrent.Jescrutesonvisagepouressayerdemefaireuneidéedel’hommequioccupenospensées.

Ilaunvisagelarge,surmontéd’ungrandfrontrectangulaire.Mêmeenphoto,ilal’airtêtu.Toutendégageantuneimpressiondegentillesseetdesagesse,commeaditmonpère.MonregardpasseàRebecca.Là,jeclignedeuxfoisdesyeux.Unevraiebombe!Elleestassiseunpeuàl’écart,latêterenverséeenarrière,sescheveuxcascadantsursondos,sesseinsjaillissantpresquedudécolletédesarobewestern.JevoispourquoiCoreyesttombéamoureuxd’elle.PourquoiBrentasuccombéàsescharmes.Quin’auraitpascraqué?

Raymondetpapaont-ilseuxaussiétéséduits?Cetteidéemedonneunpetitcoupaucœur.—Faisvoir!s’écriemamanens’emparantdelaphoto.Labouchepincée,elleétudiedeprèsRebecca.Etsonexpressionnechangepasquandellepose

sonregardsurlaRebeccad’aujourd’hui.— J’ai pris la liberté de vous réserver une séance demassage à tous, demain, annonce cette

dernière de sa voix ensorceleuse. Ensuite, l’hôtel peut vous organiser un pique-nique.Vous devezabsolumentalleradmirerlesgenévriers.

—Cen’estpasunvoyaged’agrément,objectepapa.Oublionslesmassages.—Vouspouvezquandmêmevousoffrirquelquesjoursdedétente,répond-elleavecsonsourire

félin.Pasbesoindevousépuiser.—Hélas,non.Nousn’avonspasdetempsàperdre.—TuesàSedona,Graham.Lacapitaledelarelaxation.Profites-enpuisquetuesici.

—Jetelerépète:non.Brentestnotrepriorité,lavictimeàaider.—Lavictime!murmureRebeccaenlevantlesyeuxauciel.Elleparlesibasquejenesuispascertained’avoirbiencompris.Papa,enrevanche,aentendu.—Rebecca?Qu’est-cequeçasignifie?—J’enaiassezdemetaire.Vouscroyezbienfaire,tousautantquevousêtes?Ehbienmoi,je

vousdisquec’estn’importequoi.—Nousvoulonsréparerl’injusticedontaétévictimeunvieilamidepapa,jedis,énervée.Ellemefixeaveccolère.—Réparerl’injustice?Maisvousêtescomplètementàcôtédevospompes!SiBrents’estfait

escroquer,c’estsafauteàlui.ToutlemondesavaitqueCoreyétaitunmenteur.SiBrentn’avaitpastantbu,ilauraitpuévitercettesituation.

—Tuescruelle,serécriepapa,choqué.—C’estlavérité.Brentestunloser.Depuistoujours.Vousvoulezl’aider?(Ellesemblehors

d’elle.)Pourquoidevrait-onl’aider?Nouséchangeonsdes regardschoqués.Apparemment, l’histoired’amourdeBrent etRebecca

n’apasconnuunefinheureuse.Jem’insurge.—C’estquandmêmelepèredevotrefille.etilesttrèsprobablementàlarue.—Jem’enmoque.Cetimbécilen’aàs’enprendrequ’àlui-même.La transformationest radicale.Endix secondes, toute sadouceur sirupeuseadisparu, et avec

ellesonvernisdeséduction.Toutàcoup,elleal’airvieilleetamère,avecdesplisauxcoinsdelabouche.J’aienviedeluiglisseràl’oreille:«Laméchanceté,çaenlaidit,voussavez.»

Papa la dévisage longuement. Jeme demande si elle était comme ça dans le temps. Elle étaitpeut-êtrepire.

Entoutcas,mamann’apasàsefairedesouci,j’ensuispersuadée.Papasedécideenfinàluirépondre,d’untonamène.—Nousagissonscommebonnoussemble.Libreàtoidepensercequetuveux.Ravidet’avoir

revue,Rebecca.Ilselèveetattend.Auboutd’unmoment,ellel’imiteetramassesonsacencuiràpompons.—Detoutefaçon,tun’arriverasàrien,siffle-t-elle.Beccaaraison:tupeuxtoujourscourir.Surce,ellesehâteverslaporte.Jebousd’indignation.Cettefemmeestunesorcière.Jesorsmesgriffes.—Une seconde,Rebecca !Vouscroyezque jem’appelleRebeccaà causedevous?Comme

BeccaetcommelafilledeCorey?Sansrépondre,ellesecontentedesecouersalonguechevelureavecunpetitsouriresatisfaità

l’intentiondepapa.Ellecroitcertainementqueleshommesl’adorenttellementqu’ilsontdonnésonprénomàleurfille.

—J’aicompris!C’estcequevotrefillecroyait,lapremièrefoisquejeluiaiparlé.Vousl’avezcruaussi.Ehbien,vousaveztoutfaux,Jem’appelleRebeccaàcausedulivre.

—Exactement,insistemaman.Àcausedulivre.—Etinformationencoreplusintéressante,j’ajouted’untoncinglant,papanevoulaitpasqu’on

m’appelleRebecca.Ilauraitpréférén’importequelautreprénom.Jemedemandepourquoi.Pasvous?

Rebeccarestesansvoix.Deuxpetitestachesrougesapparaissentsursesjoues.Ha!Trèsbien.Quandlerideaudeperlesserefermederrièreelle,nousrespirons.—Ehbien!explosemaman,sije…—Allons,ditpapaensecouantlatête.—Elleme rappelle cetteAngela qui venait à la tombola de l’église, commente Janice.Tu te

souviensd’elle,Jane?AvecpleindebraceletsetuneHondableue?ImpayableJanice!Iln’yaqu’ellepourparlerdelatomboladelaparoisseàunmomentpareil.

Jesenslefouriremegagner,suivid’ungenredereniflement.Puisj’éclated’unvraigrandrire.Çanem’étaitpasarrivédepuisbienlongtemps.

Papa a le sourire, et mêmemaman semble s’amuser. Je regarde Luke : il rit aussi. Quant àMinnie,elleneveutpasêtreenreste.

—Tropdrôle,annonce-t-elleensetenantleventre.Ladaaame,elleestdrôle!—Tul’asdit,Minnie,approuveJanice.Et nos rires redoublent. Quand Suze vient nous retrouver, nous hoquetons encore. Elle nous

considèreavecétonnement.—Pardon,Suze!jedisenmemouchant.Jet’expliquerai.Çaroule,àlamaison?—Toutvabien.Ilfaitsibeauquejemedisais…Ondevraitprofiterdecettefind’après-midi.

Unepetitebalade,çatedit?

15

Sedonaestunlieuparfaitpoursepromener.Leshautesrochesrougesquiledominentévoquentundécordefilm.Nousnecessonsdelever lenezpournousassurerdeleurprésence.Quandnousarrivons devant les boutiques chic et les galeries, mes parents se tiennent le bras de manièretouchante.MinnietrottineentreSuzeetJanice,quiluidétaillentlesvitrines.Luketapeunmailsursonportable.Quantàmoi,j’avanceseule,dansunesortedetranse.J’écumetoujoursderageenpensantàRebecca(etàsafille).Plusonmepréditquejevaiséchouer,plusj’aienviedeprouverlecontraire.Nousallonsréparercetteinjustice.Ohoui!Ellevavoir.

Desidéesgermentdansmatête,desréflexions,desébauchesdeplan…Jeprendsunstyloetuncarnetdansmonsacpourmettretoutçanoirsurblanc.Onyarrivera.D’unemanièreoud’uneautre.

—Qu’est-cequetufabriques,monchou?demandemaman.J’arrêtedegriffonner.—J’aipeut-êtreunplanpourcoincerCorey.Undébutdeplan…,jedis,lesyeuxsurmafeuille.Nousnousréunironsdanslasoirée.D’icilà,j’espèrequecevagueprojetauraprisforme.—Bravo,machérie!—Pourlemoment,j’ensuisauvirtuel.Ilfautquej’affinetoutça.—Oh,regardez!s’écrieSuze.Nous nous arrêtons devant une boutique à l’enseigne de « Prime à l’imprimé ». La vitrine

regorge de cahiers, classeurs, boîtes de rangement et coussins, tous décorés au pochoir d’arbres,d’oiseaux,defeuillesoudefleurs.

—C’estravissant!ditmaman.Becky,tuasvucesmignonnespetitesvalises?Allez,onentre!Luke restedehorspour finir sonmail. Il prétendquec’est super-urgent,maisqu’autrement il

auraitétéenchantédeveniradmirerdescadresornésdecactus.(Quelmenteur!).Ànotreentrée,unefemmeenrobeàmotifsdeplumesselèvepournousaccueillirensouriant.

—Bienvenue!—C’estvousquiavezfaittouscesdessins?demandeSuze.Jelesadore.

Ellemitraillelafemmedequestionssurlapratiquedupochoir.Suzeauntempéramentd’artiste.Jelaverraisbiendansunmagasincommecelui-là.Enfait,elledevraitpeut-êtrefaireçaàLetherbyHall :créer touteunecollectiond’impressionsexclusives.Ceseraitfantastique.Jevaisgardercetteidéeentêtepourluienparlerplustard.Pourlemoment, jetombeenarrêtdevantunprésentoirdecrayonscommejen’enaijamaisvu.

Unpeuplusépaisquelescrayonsordinaires,ilssontcouvertsdemotifsimprimés,etleurboisaussiestcoloré.Ainsi,ilyadescrayonsàmotifsorangeetboislavandeouàmotifsturquoiseetboisrougevif.C’estétonnant.Etenplus,ilssontparfumés.J’enapprocheundemonnezetjerespireunemerveilleuseodeurdesantal.Divin.

—Tuenachètesun,Becky?s’enquiertmaman.Elletientdanssesbrastroisgrandesboîtesornéesd’arbresetJaniceaenmainunedizainede

serviettesàthédécoréesdecitrouilles.—Non, jenecrois,pas je répondsautomatiquementen reposant lecrayon.Mais ils sont très

jolis.—Ilsnecoûtentquedeuxdollarsquarante-neuf,précisemamanensoulevantuncrayonvertet

ambre.Tudevraisenprendreun.—Ettoi,qu’est-cequetuachètes?—Jeréorganisemavie,m’informefièrementmaman.Ungrandchangement.Lettres,garanties,

mailsimprimés.Cettepaperasseriemetue!J’enaipartoutdanslacuisine.—Pourquoituimprimestesmails?—Jen’arrivepasàbienlesliresurécran.Jemedemandecommenttufais.EtLukequitravaille

sursonminusculeportable!Commentyarrive-t-il?—Tupeuxagrandirlescaractères,dis-je.Mamanmedévisagecommesij’avaisannoncéqu’ilétaitpossibledeserendresurMars.—Jem’offreunesériedeboîtespourtoutarchiver.Ceserabeaucoupplussimple,déclare-t-elle

enlestapotantavecaffection.Parfait, je sais ce que je vais lui offrir pour son anniversaire : une journée de cours

d’informatique.—Ettoi,qu’est-cequetuachètes?Uncrayon?Ilssontravissants.—Rien,jedisensouriant.Allez,vapayertesachats.—Bexaarrêtéleshopping,intervientSuze,quinousarejointes.Mêmesicemagasinesttrès

abordable.ElledonnelamainàMinnie.Toutesdeuxontdanslesbrascequiressembleàdestabliersornés

delapins.—Commentça?—J’aivoululuioffrirunepairedebottesdecow-boymaisellearefusé,expliqueSuze.—Jen’enavaispasbesoin.—Maistuasforcémentbesoind’uncrayon,objectemaman.Pourrédigertonplan.

—Non,non!Allez,ons’enva.—Ilsnesontpaschers,observeSuze.Etilssententsibon.Jecontempledenouveau lescrayons,mesentant tourmentéeetmalheureuse.Eneffet, ilssont

superbes.Ettoutàfaitdansmesprix.Maisj’aicommeunblocage.L’horriblepetitevoixdelaraisonsefaitencoreentendre.

—Sionallaitexplorerlerestedelaville?jepropose,pourchangerd’air.Mamanmelanceunregardsoucieux.—Becky,mapuce.Çaneteressemblepas.Qu’est-cequit’arrive?Desennuis?Lavoixaffectueusedemamère,cettevoixquej’entendsdepuismanaissance,auneffetsurmoi.

Elle perce mes défenses et s’insinue au plus profond de mon cœur. Je ne peux que l’écouter. Etacceptercequ’elledit.

—Je…euh…jesuisresponsabledecequis’estpasséàL.A.J’aifichulebazar,etc’estàcausedemoiqu’onadûse lancerdanscevoyage.Toutestma faute…Donc…Disonsque jeneméritepas…Enfinpeuimporte.Toutvabien.Jesuiscenséearrêterdefairedesachatscompulsifs.Voilà.

J’ailivrécetteconfessionlesyeuxrivésausol.— Mais pas de cette façon ! s’insurge maman. Pas en te punissant toi-même ! Quelle idée

ridicule.Tuneméritespasuncrayon!C’estcequ’ilst’ontmisdanslecrâne,danscecentre?—Pasexactement.Àvraidire,àLaPaixd’or,onm’aapprisà«fairedesachatsréfléchis»,à«dépenseràbon

escient»,lebutétantdetrouverunjusteéquilibre.Lehic,c’estquejenesuispeut-êtrepasfaitepourlejusteéquilibre.

MamancherchedesyeuxlesoutiendepapaetdeSuze.—Jemefichedecequis’estpasséàLosAngeles,décrète-t-elle.Cequejevoisenfacedemoi,

c’estunejeunefemmequiatoutlaissétomberpourvenirenaideàsonamie.Quiaréussiàtrouverl’adressedeCorey.Quiatrouvélemoyend’approcherRaymond.Etquoid’autreencore?

—QuiapercéAliciaàjour,complèteSuze.—Exactement!faitmaman.Tuasétésensationnelle,Becky.Tun’aspasàculpabiliser.—Becky,pourquoipenses-tuquecetteexpéditionalieuàcausedetoi?intervientpapa.—Eh bien, si j’étais allée voir Brent sans traîner, il n’aurait pas été expulsé, il n’aurait pas

disparudelacirculation…—Becky,ditmonpèreenposantsesmainssurmesépaulesetmeregardantavecsonregard

avisé.Tun’asaucuneraisondetesentirfautive.Cen’estpasàcausedeçaqueBrents’estvolatilisé.Enfait,iln’avaitpasbesoindepartir.J’avaisréglésesarriérésetleloyerdesonmobilehomepourl’annéeàvenir.

Premièrenouvelle!Très vite, la surprise fait place à l’admiration. Mon père s’est montré à la hauteur, comme

d’habitude.—Maissafilleaprétenduque…

—Elle n’était sans doute pas au courant. Ce sont des affaires compliquées, Becky. Personnen’estàblâmer,ettoimoinsquequiconque.

Jelâcheunprofondsoupir.Jenesaispasquoidire.Unechoseestsûrepourtant:lepoidsquialourdissaitmoncœurestentraindes’alléger.

Papareprend.—Àlalumièredecesprécisions,jetedemandedoncd’accepterquejet’offreuncrayon.Tule

méritesàplusd’untitre.—Non,non!s’interposemaman.Cequiestprimordial,c’estBecky.Cequ’elleressentaufond

d’elle-même.Nousprofitonsdelapausequ’elleobservepouréchangerdesregardsincertains.Trèsvite,mamanpoursuit:— Je refuse d’avoir élevé une fille qui répugne à s’acheter un crayon dans un réflexe

d’autopunition.Becky,ma puce, refuser le shopping pour de bonnes raisons et le refuser pour demauvaisesraisonssontdeuxchosesdifférentes.Personnenesouhaitequetusuccombesàtesanciensdémons,quetucachesdenouveautesreçusdecarteVisasoustonmatelas.Désolée,mapuce,çam’aéchappé.

—Ne t’en fais pas, je réponds enpiquant un fard.Tout lemonde le sait, nous sommes entreamis.

Jecroise le regardd’une femmequiade touteévidenceentendunotreéchange.Elle file sansdemandersonreste.

—Maistut’yprendsmal,poursuivretesbonnesrésolutions,reprendmaman.Tuesàdécouvert?

— En fait, non. J’ai été payée pour mon travail de styliste à L.A. Je n’ai pas de problèmed’argent.

—Tuasenvied’uncrayon?—Hum…(Jedéglutisavecpeine…)Oui.Sansdoute.Peut-être.—Àtoidedécider,mapuce.Teschoixt’appartiennent.Tuasparfaitementledroitdenerien

vouloiracheter.Maisarrêteavectes«Jeneleméritepas»etcompagnie.C’estridicule.Pendantlesilencequisuit,legroupesedispersedanslemagasin,l’airdégagé.Jemesenstrès

bizarre, comme si on venait de redistribuer les cartes, et que j’avais unemeilleuremain.Donc cen’estpasmafaute…Entoutcas,pascomplètement.Peut-être…

Peut-êtrevais-jem’offrir un crayon, après tout.En souvenir.Pourquoi pas le violet, superbe,avecdesimpressionsgrisesetduboisorange?Cen’estpascher,etuncrayon,c’esttoujoursutile,non?

Oui,moi,BeckyBrandon,néeBloomwood,jevaisacquériruncrayon.Aumomentoùmesdoigtsserefermentdessus,jesenslajoieenvahirmonvisage.Uneétrange

chaleurs’insinuedansmonventre.Commecessensationsm’ontmanqué!

Oh!Minute!Suis-jeentraindefaireunachatcalmementetentouteconscience?Faut-ilquej’analyse la situation ? Voyons voir : suis-je calme ? À mon avis, oui. En ce qui concerne laconscience?Ehbien,n’est-cepasaccorderuneimportancedémesuréeàunpetitcrayon?

Minute !Lefaitestqu’ils’agitd’unmagnifique crayon. Jene suispas la seuleà ledire.Suzeaussi.

—Super-crayon,Bex,fait-elleavecunsourireencoin,commesiellelisaitdansmespensées.Papahochelatête.EtJaniceyvadesonencouragement:—Tuvasadorert’enservir,monchou.J’ai l’impressiond’avoircinqans.Surtoutquandpapaetmamanéchangentdesregardsetque

mamanmedit:—Tutesouviensdesachatsdelarentréescolairequ’onfaisaitchaquemoisdeseptembre?Mevoilà expédiée dans le passé, en quête d’une trousse. Je suppliemesparents dem’acheter

cellecouvertedefourrurerose.Aprèsquoiilsmedemandentsij’aivraimentbesoind’unenouvelleéquerre.

Àvraidire,chaqueannéejemefaisaisacheterunenouvelleéquerresansjamaisl’utiliser.Détailquejemegardaisbiendeleursignaler.

—Dèsqu’onaurapayé,oniraprendredesphotosdecesuperbepaysage,suggèremaman.Uneoccupationesthétiqueteremettra les idéesenplace,machérie.Tunousphotographieras,Minnieetmoi,surungrosrocherrouge.OnenverraçaàElinor.

Minnieperchéesurundecesénormesrochersrouges?Elleplaisante!—Bonneidée!Maisàcôtéd’unrocher.Àlacaisse,lafemmevêtuedelarobeàplumesal’airravie.Quandmontourarrive,jetendsun

billet de cinq dollars. Et j’aperçois une grande boîte de crayons identiques aumien.Une étiquetteindique«Offrespéciale:dixcrayonspourleprixdecinq».

Cettepromotionvautlecoup.Je tombe en arrêt.Voyons… Jeme livre à un rapide calculmental.Ça fait dix crayons pour

douzedollarsquarante-cinq.Pasmal!Ilfautajouterlataxelocale,d’accord.Maisquandmême.Etj’aicevieuxbilletdevingtdollarsquimoisitdepuisdessièclesdanslapochedemaveste.Enplus,jepourraisdonneruncrayonàchaquemembredenotrepetitebande.Commeporte-bonheur.

—Bex?demandeSuze,percevantmonhésitation,tuleprendsoupas?—Oui.Mais regarde cette offre.Alléchante, non ?Tu vois, jeme disais que j’aimerais bien

vousoffrirunpetitsouvenir.Aprèstout,uncrayon,c’est…toujoursutile.J’entendssoudainundrôledebruit,commeuneexplosionassourdie.Toutàcôtédemoi.Suze?

Maiscomments’yest-elleprisepourproduireuntelson.—C’étaitquoi?Aulieudemerépondre,ellemedévisageavecuneexpressionindéchiffrable.Toutàcoup,elle

m’enlacesifortquejemanqueétouffer.—Rien,Bex,murmure-t-elleàmonoreille.Riendutout.

En sortant de la boutique, je plane. Cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi

heureuse. Finalement, je ne suis pas fautive. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point jeculpabilisais.Maintenant,jemesenslibérée.

En fin de compte, nous avons acheté les dix crayons,mais chacun a contribué d’un ou deuxdollars.MamanetJaniceontdéjàchoisileleur.Suzehésiteentreleturquoiseetlerosepâle.

—Leturquoisevaavectesyeux,jebonimente.Maislerosevaavectout.Ettuasvucebleupâle?Divinaussi…

—Suze?Ellen’écoutepas.Lecrayonenmain,ellefixeunpointprécisderrièremonépaulegauche,avant

depousserunpetitcouinement.—Tarkie?C’estTarkie?Tarkie?Il est là, sa silhouette sedessinantàcontre-jourdans la lumièrede la find’après-midi.Onne

peutpasdiscernersestraits.Malgrétout,chosecurieuse,ilal’airdifférent.Ondiraitqu’ilagrandi.Est-ceunequestiondeposture?Unnouveaucostume,peut-être?

—Oh,Tarkie,pleurnicheSuze.Deux larmes roulent sur ses joues. Puis elle s’élance vers lui avec une telle violence qu’elle

pourraitpresquelerenverser.Àprésent,elleaussisedétacheenombrechinoisedanslalumièrevive.Onn’aperçoitqueleurs

silhouettesfonduesl’unedansl’autreenuneétreintesansfin.Quesepasse-t-il?Quesedisent-ils?Peut-êtresetaisent-ils.Commeaveclaboîtenoired’unavion,jesauraiplustard.

SiSuzemeraconte,biensûr.Ellepeutaussinerienmedire.Ilyadeschosesqu’onveutgarderpoursoi.Aprèstout,noussommesdesadultesetlesadultesn’ontpasenviedetoutpartager.(Celadit,j’espèrebienqu’ellemeracontera.)

Je les observe, immobile, la main plaquée sur ma bouche. Je ne suis pas la seule, mescompagnonsdevoyagesemblentégalementfascinés.Quelquespassantss’arrêtent.L’unlaissemêmeéchapperun«Ah»desympathie.

Lukesematérialiseàmoncôté—Tuasvu,Becky?Tarquinestlà.—Évidemment, je l’aivu !Tucroisqu’il luiapardonné?Que toutest rentrédans l’ordre?

Qu’est-cequ’ilpeutbienluidire?—C’estleuraffaire,jepense,faitLuke.Ilexagère.Jesaisbienquec’estleursoignons,maisSuzeestmameilleureamie.Àcemoment-la,montéléphonevibre.Cequis’affichesur l’écranmeflanqueunchoc.Ilfaut

prévenirSuze.Vite.Subrepticement,jem’approcheducouple,entendantl’oreille.—Nousavonseul’unetl’autreuncomportementabsurde,ditTarkie,lesyeuxplantésdansceux

desafemme.Maisnousn’étionspasvraimentnous-mêmes.Suzedéglutitpéniblement.

—Non,jen’étaispasmoi-même.Jenesaispascequim’apris.— La vraie Suze n’est pas cette fille de L.A. avec des extensions capillaires. La vraie Suze

aime…lanature,lesarbres…Ilappuiesesparolesd’unlargemouvementdemain.Unlongsilencesuit.Lespaupièresdemonamietressautentdenervosité.— Hum… Oui. Les arbres, finit-elle par dire. Tu as raison. À propos d’arbres, je me

demandais…CommentseporteOwl’sTower?—Commetoujours,Suze.Commetoujours.LeregarddeTarquinestgrave,sonton,indéchiffrable.LapauvreSuzelescruteavecnervosité,

essayantdésespérémentdedécrypterlemessage.—Donc,nimieuxniplusmal?lance-t-elleauhasard.—TuconnaisOwl’sTower,Suze.Tun’aspasbesoinquejetefasseundessin.C’estdelatorture!—Suze,jechuchote.Ilfautquetuvoiesuntruc.Maisellesecouelatêteetm’envoiebouler,l’airfurieux,d’unmouvementdelamain.—Bex,tunevoispasquecen’estpaslemoment?—Oui,mais…Excuse-moi,Tarkie,j’enaipourdeuxsecondes.JemerueversSuzeavantqu’ellemerepousseetluifourremonportablesouslenez.Toutesridesdehors,DerekSmeathsouritsurl’écran.Ilsetrouvedansuneforêtsombreoù,à

l’aide d’une lampe torche, il éclaire un tronc d’arbre. En zoomant, on peut apercevoir une petiteétiquettemétalliqueindiquant«Owl’sTower».

—Cen’estpaspossible,s’exclameSuze.Non!—Maissi!L’arbreal’airenpleinesanté,jecommenteenfaisantdéfilerdestasdephotosde

feuillagetouffu.Ilestlàpourdurer.Commetoncouple,Suze.Fort,prospère,grandiose.Deslarmesjaillissentdesesyeux.Ellelaisseéchapperunpetitsanglot,puisposeunemainsur

sabouche.Jelaconsoled’uneaccolade.Quelenferelleavécu!—Maiscommenttuas…?demande-t-ellelorsqu’elleareprissesesprits.—Jeteraconteraiplustard.Ah,salutTarkie,tuvasbien?Bon,jevouslaisse,lesamis.Désolée

devousavoirdérangés.Suzesemetsoudainàsangloterdetoutesonâme,commesiellenepouvaitplusseretenir.—Tarkie,jesuistellement,tellementnavrée…Il l’enlace d’unbras ferme et protecteur et l’emmènedans le jardin d’un café tout proche. Je

croiseleregarddeLukeenfrissonnant.Pourvuqu’ilsserabibochent!Quetoutredeviennecommeavant.Maisaufond,j’ensuissûre.MaintenantqueTarkieestlà,ilsvontpouvoirs’expliquer.

Entoutcas,cettehistoiremontrequeleschosespeuventsedésintégreràvitessegrandV.Uneseuleerreur,et…

—Luke,onneserajamaisinfidèles!jedéclareàbrûle-pourpointenattrapantlebrasdemonmari,enquêtederéconfort.

Ilauneexpressionamusée.—D’accord!Onneserajamaisinfidèles.—Tumefaismarcher,jeprotesteenlepinçant.Arrête,jesuissérieuse.—Jenetefaispasmarcher.Juré!Danssonregardprofond,jelisplusqu’unacquiescement.Uneapprobation.—Nonseulementonnesetromperajamais,maisonnecommuniquerajamaisdefaçoncodée!

promet-ilenriant.(PourLuke,cetteénigmeforestièreétaitdelabêtisepure.Passonstyledutout.)—Motionadoptée.Quandilm’embrasse,jeleserrefort,trèsfort,contremoi.Aurisquedel’étouffer.Tantpis,je

nepeuxpasm’enempêcher.

C’estunpeucommeattendreunenaissance.Nousentronsdans le jardinducaféet, en restant

délibérémentàdistancedeSuzeetTarkie,nouscommandonsdesboissonsetcausonsde toutetderien.Le jardin est assezgrand, avecdes rochers, des arbres, desbuissons. Jeprendsunephotodemamanadosséeàunegrossepierre,uneautredeMinnieassisedessusetunedernièred’unlézardquiparesseàl’ombre.

—Tuescapabledefairebeaucoupdechoses,situledésires,machérie,sortmamandebutenblanc.Pourquoitunedeviendraispasphotographenaturaliste?

Moi,photographenaturaliste?Jecomprendsimmédiatementqu’elleaparléàSuzeouàLuke,voireauxdeux,demonchômage

forcéetdel’inquiétudequimerongequantàmonavenirprofessionnel.Mêmesijenemevoispasdutoutenphotographenaturaliste,saremarquemetoucheprofondement.Mamancroitenmoi.Ellemepensecapabledetoutréussir.

—Oui!Bonneidée,maman.Pourquoipas?Etjecommenceàmitraillertoutessortesdebuissons.Environquatre-vingt-quinzeprisesdevue

quej’effaceraiplustard.Quand la commande arrive, nous nous rasseyons. Pendant tout ce temps,mine de rien, nous

n’avonspasquittédesyeuxSuzeetTarkie,enpleineconversation.Est-cebonsigne?Tarkieluitientlamain.Elleparleavecvolubilité,toutenversantdeslarmesqueTarkieessuieavecsonmouchoir.

Il fautpréciserqu’ilsdésiraientautant l’unque l’autresemarierensemble.Unexcellentdébutpouruncouple,non?

Tout à coup, ils cessent de parler et s’avancent vers nous.Nous nous efforçons d’avoir l’airnaturel,debavardernormalementaulieudesurveillerchacundeleursmouvementsenspéculantsurcequ’ilspeuventsedire.

—C’estincroyable,cesrochesrouges!lancemaman,tandisqueJanices’exclame:—Quellecitronnadedélicieuse!—Salut,toutlemonde,ditSuze,timidement.Aussitôt,nousaffichonsuneexpressiondesurprise.

—Oh,Suzie,tevoilà!s’exclamemamancommesiellenel’avaitpasvuedepuislongtemps.Ettoiaussi,Tarquin!Tuasl’airenforme,dis-moi.

Commentaire extrêmement judicieux, car Tarquin a l’air tout à fait bien dans sa peau. Sescheveux ont pasmal repoussé depuis la coupe immonde que lui avait infligée un coiffeur de LosAngeles. Il est mieux habillé (un impeccable costume en lin bleu marine) et même sa mâchoiresembleplusvolontaire.

—Jesuisheureuxdevousvoir,Jane,dit-ilàmamèreensepenchantpourl’embrasser.Etvous,Janice,pastropfatiguéeparcevoyage?

Sa voix semble plus assurée. Il n’a pas bégayé une seule fois.D’accord, il n’a prononcé quequelquesmots,maisquandmême.Oùestpassél’aristocrateunpeugodiche, timideetbredouillant,quisautaitenl’airsionluicriait«Bouh!»àl’oreille?

JedévisageSuze,quisesoustraitàmonregardenreculantcommesiellenevoulaitpasqu’onlaremarque.

Jetapotelachaiselibreàcôtédemoi.—Suze,vienst’asseoir.Tuprendrasbienunpeudecitronnade?Commentçasepasse?j’ajoute

entremesdents.—Pastropmal.Tarkieaunetellegrandeurd’âme.Ilessaiedeminimisersablessureparcequ’il

veut vraiment que tout rentre dans l’ordre. Il veut aussi se concentrer sur l’affaire qui occupe tonpère.Maisildevraitêtremortifié,etm’envouloir,tunecroispas?

Jetournelatêteversluiqui,rayonnant,gratifiemonpèred’unevigoureusepoignéedemain.—Contentdevousrevoir,Graham,dit-ilavecuneintonationonnepeutplussincère.—Laisse-legérerçaàsamanière,Suze.Leprincipal,c’estquevoussoyezréunis.Carc’estle

cas,hein?jedemande,soudainprisedepanique.—Oui,ditSuze,mi-riant,mi-pleurant.MonDieu,oui!Nousnoussommesretrouvés.—Tuluiasparléd’Owl’sTower?—Pasencore.Quandnousseronsrentrés,jeluiraconteraitout,absolumenttout.Maispastout

desuite.Ondiraitqu’ilnevoulaitpassavoir.Ilmefaitpenseràunjoueurdetennisautopdesonjeu,hyperconcentré,presqueentranse.

—C’estvrai.Ilesttransformé.Jelescruted’unregardcurieux.—Dites-moi,Graham,faitTarkieens’asseyant,vousavezlumesmessages?—Oui,maisdonne-moidesprécisions.TudisquetuaspriscontactavecCorey.Tuluiasécrit?

Envoyéunmail?—Pasdutout,jel’airencontré.—Commentça«rencontré»?—Pourdéjeuner.TarkieadéjeunéavecCorey?Surlemoment,l’ébahissementnousclouelebec.—Tarkie,tues…incroyable!bredouilleSuze.

—Maisnon!Jemesuisservidemontitre.Çaaide,parfois.—Etvotreentretienportaitsurquoi?—Surmasociétédecapitalrisqueetmonenviedem’associeraveclui.Unesociétéinventéede

toutespièces.—Tarquin,tuesformidable!s’écriepapaensetordantderire.—Génial,j’ajouteavecélan.—Jevousenprie,protestel’intéressé.J’aieuaccèsàCorey,c’estleprincipal.Unbondébut,je

dirais.Maintenant,ilfautréfléchiràlafaçonpertinented’utilisercetteported’entrée.Tarkiem’impressionne.Ilsemblesiadulteetdéterminé.Cen’estpluslemêmehomme.Papaestvisiblementépaté.—Tarquin, ce que tu as fait constitue un progrès immense dans notre enquête. Une avancée

inespérée.Quantàmoi,jedigèrecettenouvelleinformation.Voilàquichangetout.Jeveuxdire…Bon…

J’ouvremoncarnet,raiecertainesidées,enajoutequelquesautres.—Nousallonsnousréuniretdiscuterdetoutça,poursuitpapa.Unpeuplustard,pourpermettre

àtoutlemonde(ilregardeSuze)derécupérer.—Parfait,ditTarkie.Jevousdonneraitouslesdétails.Etmaintenant,jeproposequ’oncélèbre

lanouvelleautourd’unverre.

Nousrestonsunbonmomentàboireetàbavardertranquillementtoutenadmirantlepaysagede

rochesrouges.Sedonadoitgénérerdesondesmystiquesbénéfiquespourl’âmecarjesensquenoussommesenfinsurlechemindelazénitude.

Enrouteversl’hôtel,lesmainsdeSuzeetTarkiesefrôlentsansarrêt.Unprésageencourageantdont je suisvraiment ravie.Parceque jene suispasen faveurdudivorce.Ça laisse tropde tracesindélébiles.

—Tonpèreestmerveilleux,meconfieTarkiependantquenousattendonsaufeupourtraverser.—Jesais,jerépondsavecfierté.—C’estsonhéros!affirmeSuzeenserranttendrementlamaindesonmari.—Dequoiavez-vousparlépendantletrajetenvoiture?jedemande.Jesuisréellementintriguée.CarsimonpèreetTarquins’apprécientmutuellement,ilsn’ontpas

grand-choseencommun.Saufpeut-êtrelegolf.—Enfait,ilm’aremontélesbretelles,sérieux.—Pauvredetoi!fais-je.—Pasdutout,j’enavaisbesoin.Ilm’aditque,danslavie,chacunavaitunrôleàjouer,etqueje

medéfilais.Quecequej’étaisreprésentaitquelquechose.Jenel’avaispaschoisi,certes,maisjenepouvaispasmedébiner. Jedevais l’assumer.Et j’enai l’intention. Jevaismener àbienmesplansd’améliorationdeLetherbyHall,quoiqu’enpensentmesparents.

—Sesidéessontbrillantes.LetherbyHallvadevenirunautreChatsworth,approuveSuze.

— Peut-être pas, proteste Tarkie. Mais je vois exactement à quoi je veux aboutir. Et on yarrivera.Oui,onvaréussir.

Onal’impressionqu’ilveuts’enpersuaderlui-même.Est-cel’influencedepapa?Entoutcas,ilamûri.Ils’estaffirmé.Ilressembleàunhommeprêtàprendreenmainsonempire,plutôtqu’às’entrouveraccablé.

Suzeetmoimarchonscôteàcôte.Nousnouséloignonsunpeudugroupepournousretrouverentêteàtête(avecunedemi-têtedeplus,puisqueMinnienousaccompagne).

—Bex,souffle-t-elle.Devine?—Quoi?—Jesuis…Etelleesquissedesgestesvaguesàsamanièrehabituelle.—Quoi?Non,nemedispas…—Si,répond-elleenrougissant.—Tun’espas…—Ehsi!OK.Jedoism’assurerquenoussommessurlamêmelongueurd’onde.Parcequemoi,j’aiun

trucprécisentête,alorsqu’elleveutpeut-êtresimplementmedirequ’elleal’intentiondesuivredescoursdecuisineàsonretourenAngleterre.

—Enceinte?jemurmure.—Oui!—Tulesaisdepuisquand?—LelendemaindujouroùTarkieestparti.J’étaiscomplètementpaniquée,meconfie-t-elle,le

visagetenduausouvenirdesonstress.Oh!quelmomentatroce,Bex!Jenesavaispasquoifaire.L’horreur…Unvraicauchemar.

OK, voilà qui explique beaucoup de choses. D’abord, samauvaise humeur. Elle est toujoursirritablequandelle attendunbébé.Ensuite, le fait qu’elle ait perdu lespédales avecBryce.Elle sedisaitquesonmariageétaitfoutu,queTarkienesavaitpasqu’ilallaitêtredenouveaupère…Quandjepensequ’elleaassuméçatouteseule.

Peut-êtrepas,aufond?—Aliciaétaitaucourant?Maquestionafuséplusbrutalementquejenelevoulais.—Biensûrquenon!Jeneleluiauraisjamaisditavantquetoitulesaches.Jamais,Bex,insiste-

t-elleenmeserrantlebras.Je la regarde attentivement. Tous les signes annonciateurs que seule une amie intime peut

discernersontlà.Lapeaudesesnarinesestirritée.Cequiluiarrivetoujoursquandelleestenceinte.Et…

Enfait,c’esttout.—Hé!Maistuaspicolé!Delatequila.Etlethéglacéaubourbon.

—J’aifaitsemblant.Jem’endébarrassaisquandturegardaisailleurs.Sinon,tuauraisdeviné.—Toutjuste!OhmonDieu,Suze!Quatreenfants.Quatre,tuterendscompte?—Jesais.—Oucinq,situasdesjumeaux.Oumêmesix,situasdestriplés…Suzen’estpasd’humeuràplaisanter.Ellesembletoutcequ’ilyad’effrayé.—Boucle-la,s’ilteplaît.Jesouhaiterais…J’aimeraisquecesoittoiqui…—Jesaiscequetupenses,maSuze.—Cen’estpasjuste.Cen’étaitpasvoulu,tusais.Lasurpriseesttotale.Unesurprisetotale?J’adoreraisça!Jemesensunpeujalouse.Combledel’horreur,jesensles

larmesarriver,etjemehâtedemedétourner.Allons,toutvabien.LukeetmoisommeslesparentscomblésdeladélicieuseMinnie.Quiest

bienplusquedélicieuse.Nousn’avonspasbesoind’unautreenfant.Jemepenchepourembrassermapuce. Je l’aime tantqueçamefaitmal.Enmeredressant, jecroise le regardbrillantde larmesdeSuze.

—Ahnon,nepleurepas,Suze!dis-je,avecdifficulté.Écoute,onnepeutpastoutavoir.—C’estvrai.—Non,onnepeutpastoutavoir,jerépèteenmarchant.C’estmacitationfavorite.Jel’aimêmesurunmagnetdefrigo.—Oui,parfaitement,onnepeutpastoutavoir,jerépètedenouveau.Parceque,bonsang,oùon

mettraittoutça,hein?Suzepouffederire.Jel’imite.Ellemedonneuncoupd’épaule,jeluirépondsparunetape.Puis

nousprenonschacuneunemaindeMinnieetnouscommençonsàlasoulevertouslesdeuxpas.—Encooore!Encooore!demande-t-elle.Pendant quelquesminutes, il n’y a plus ni stress ni urgence. Nous sommes simplement deux

amies,dansunerueensoleillée,quijouentàbalanceruneadorablepetitefille.

16

Pournotreréunion,Tarkiearetenuunesalledeconférences.Ilamêmenégociéleprix.C’estl’hommede la situation. Incontestablement. Sur la table, devant chaque place : un bloc, un crayonporte-bonheur,etunverred’eau.Surlapremièrepagedemonbloc,j’aidéjàécritJusticepourBrent,enlesoulignanttroisfoispourmemotiver.

Suze et moi sommes côte à côte. On n’arrête pas de se donner des coups de coude tout enadmirant nos nouvelles bottes de cow-boy. Suze a insisté pour les acheter ; ellem’a pratiquementtraînéedans lemagasinenannonçantà lapropriétaire :«Nousvoulonsvoirdesbottes»avecunefermetéprochedel’agressivité.Ensuite,nousavonsessayépresquetouslesmodèles.Ons’estbienamusées.

C’estbizarrecequim’estarrivélejouroùj’airefusélesbottes.Vousconnaissezunefillequirefuserait qu’on lui offre des bottes de cow-boy ? Non ! Aujourd’hui, j’ai l’impression que lebrouillardquiépaississaitmoncerveaus’estdissipé.JesuisànouveauBecky.

Mesbottessontgrises,ornéesdeclousargentés.Minnieestenextasedevant.Dèsquejelesaisortiesdelaboîte,ellelesaenfiléesets’estbaladéeavectoutelasoirée.Ellevoulaitmêmelesgarderdanssonlit.Quandjeluiaiexpliquéqu’ellenepouvaitpasdormiravecdesbottesauxpieds,ellem’arépliqué qu’elle allait les serrer contre elle comme un nounours. J’ai été obligée de lui dire quej’allaislesporterpourdîner.Alors,voussavezcequ’ellem’asorti?

«LesbottesadoooorentMinnie!»Etellem’alancéunregardtriste,pleindereproche.Résultat:jemesenscoupablealorsqueces

bottessontàmoi.Encemomentelledort.Judy,unebaby-sitterdontonnousaditleplusgrandbien,lagardera

pendant le tempsquedureranotre réunion.Bien sûr, j’auraispuemmenerMinnieet l’installer surmesgenoux.Maispremièrement, ça la feraitveiller tard.Etdeuxièmement, il s’agitd’une réunionsérieuse.Ladéterminationtendnostraits.SaufceuxdeDanny,raidisparle«sérumfermeté»qu’onluiainjectélorsdesessoinsduvisage.(Sonaprès-midiauspaaétésimerveilleuxqu’ilneregrette

pasd’avoirratélesgrandsmomentsquenousavonsvécus.Jepourraitoujourslemettreencourant,dit-il–autrementdit,ilcomptesurmoipourtoutluiraconter!)

Lavoixdemonpèremeramèneàlaréalité.—Coreyressembleàuneforteresse,imprenable,commence-t-il.Néanmoins,Tarquinaréussià

pénétrerdanssonsanctuaire.— Il m’a demandé de rencontrer ses administrateurs. J’ai son numéro de portable. Je peux

l’appeleràtoutmoment.—Bravo!Bienjoué!Jecommenceàapplaudir, immédiatement imitéepar l’ensembledugroupe, tandisqueTarkie

afficheunairmodeste.—Pourtant, lasituationrestedélicate,ajoute-t-il.D’abord,parcequ’ils’estunpeuretirédela

directiondesesaffaires.Il tientàsanouvellefemmeetàsafillecommeàlaprunelledesesyeux.C’estmêmelaseulechosequilepassionnevraiment.Ensuite,parcequ’iln’aimepasparlerdupassé.

—Safemmecroitqu’ilaseulementcinquanteansetquelques,jel’informe.C’estpourça!Moncommentairefaitrigolerpapa.—Passeulement,expliqueTarkie.Ilestpresquephobique.Ilévitetouteréférenceàsajeunesse.

Quand,parexemple,jeluiaidemandés’ilavaiteffectuéuntourdesÉtats-Unisaprèssesétudes,ilatressailliets’estlancédanslerécitdesesdernièresvacancesàHawaï.

—Parconséquent, inutilede faireappelà sabonté.Ouàunequelconquenostalgie,endéduitpapa.

—Exact,renchéritTarkie.Ilnousfautmalgrétoutleforceràréglersadette.Commejevousl’ai dit, des avocats examinent àma demande l’accord qu’avait concluBrent.Malheureusement, iln’existe aucune preuvedemensongeou de tromperie.C’est de l’histoire ancienne.La parole d’unhommecontrecelled’unautre.

—NousavonsquandmêmeletémoignagedeRaymond,faitremarquerSuze.—Peut-être.Maiscrois-tuqu’ilviendraàlabarredéposerenfaveurdeBrent?J’endoute.Et

CoreyprétendraqueBrentn’estqu’unhommeamer,un ratéqui s’enveutd’avoir faitunmauvaischoix.

—CommelamarquededisquesEMIlaissanttomberlesBeatles,ajouteJaniceobligeamment.Brentétantdanslerôled’EMI.

—Non,danslerôledubatteur,ripostemaman.Dudeuxièmebatteur.—TuveuxparlerdeRingoStarr,Jane?—Non,dePeterTrucmuche.—Trèsintéressant,Jane,l’interromptbrusquementTarkie.Maissirevenionsànosmoutons…?Iljetteàmamanunregardqui,desapart,estpresquesévère.Etqui,àmagrandesurprise,lui

coupeimmédiatementlesifflet.— Il y a un point obscur que les avocats examinent plus particulièrement. Entre-temps, nous

sommesenprésencedudilemmesuivant:est-cequenouscontactonsCoreyavantde recevoir leur

rapportouest-cequenousattendons?—Queluidira-t-onsionprendcontactaveclui?demandemaman.—Nous ferons pression sur lui. Nous tenterons de l’influencer, peut-êtremême en usant de

menaces,répondTarkie.—Demenaces?s’inquièteJanice.—J’aiuneclientequipourraitmedonneruncoupdemain,intervientDanny.Elleestrusseet

richissime.Questionmenaces,sonmariestl’hommequ’ilnousfaut.Papaesthorrifié.—Vousfaitesallusionàlamafiarusse,Danny?—Pas du tout, répond celui-ci en faisant le geste de fermer la bouche. Première règle de la

mafia:nejamaisévoquerlamafia.—C’estlarègleduFightClub,objecteSuze.—DuFightClubetdelamafia.EtdemondéfilédehautecoutureauQatar.Dannymefaitdescachotteries,maintenant?—J’ignoraisquetufaisaisuneprésentationhautecoutureauQatar,jedis.Illèveunsourcild’unairmystérieux.—C’estprécisémentparcequejenepeuxpasenparler.Voilàquiestpalpitant.Jemeursd’envied’ensavoirplus,maislemomentsemblemalchoisi.LapauvreJaniceestprochedumalaise.—Onnepeutpasavoiràfaireaveclamafia.Graham,tun’asjamaisparlédelamafia.—Biensûrquenon!Pourlabonneraisonquenousn’avonsrienàvoiraveclamafia,réplique

papa,agacé.Nideprès,nideloin,Janice.Àmoidefaireentendremonopinion.— Je ne crois pas quemenacerCorey est la tactique à adopter. Plus onmenace ce genre de

personnes,plusellessontcombatives.Ilfautaucontrairelesprendredanslesensdupoil.Lescajoler.Arriveràlesconvaincre.Commedanslecontedel’hommeetdesonmanteauqueleventn’arrivaitpasàluiretirer,alorsqu’ausoleilill’enlevaitdelui-même.Tutesouviensdecettehistoirequetumelisais,maman?Aveccesravissantesillustrations?

J’aimeraisgagnermamanàmacausemaisellesembleunpeuperturbée.—Machérie,tucroisvraimentpertinentdeteréféreràunlivrepourenfants?—Pourquoi pas ?Le convaincre est le seulmoyend’atteindre notre but.Ni les avocats ni la

mafian’aurontlemoindreeffet.Ils’enfichera.—Mais,machérie,commentnousyprendrepourlepersuader?demandegentimentpapa.—J’aiunepetiteidée,jeconfesse.—Fais-nous-enprofiter,glapitSuze.— Bon, c’est un peu compliqué. Il faut que nous nous mobilisions tous, et aussi que nous

retournionsàLasVegasetquenouspassionsquelquescoupsdefil.L’opérationdoitêtreplanifiéeau

détailprès.Nousallonslepiéger.Leduper.Pourcelanousavonsbesoind’Elinor.Elledoitprendrepartàl’opération.

—Mamère?s’étonneLuke.Becky,tumanigancesquoiaujuste?Papa,inquiet,renchérit:—TuespèresduperCorey?—Tuasdit«persuader»,intervientmaman.Duperuntypecommelui,c’estdangereux.—Machérie,tucroisquec’esttrèsprudent?insistepapa.—Écoutez, il s’agit de l’arnaquer juste un peu. C’est possible, si nous sommes tous dans le

coup.Jem’efforcedeleurcommuniquermonenthousiasmeavantdereprendre.—Noussavonstravaillerenéquipe,n’est-cepas?Nousl’avonsdéjàprouvé.Chacunaurason

rôle.Toutestunequestiond’organisationetdesynchronisation.—Combien sommes-nous ? fait Suze, en commençant à compter sur ses doigts : Toi, moi,

Luke,Tarkie,Jane,Graham,Janice,Danny,Elinor…—Peut-oninclureaussiUlla,tonassistante?jedemandeàDanny.Ellepourraitnousêtreutile.—Biensûr.Toutcequetuveux.—Donc,onestdix,récapituleSuze.Dixpourbernerunhommed’affairesàLasVegas.Tute

rendscompte,Bex?C’est«Becky’sTen».—Oh,monchou!s’extasieJanice.—«Becky’sTen»?répètepapa.Jenecomprendspas.— Le film, explique Suze. Vous vous souvenez ?Ocean’s Eleven, avec Brad Pitt et George

Clooney.—Ahoui,çam’avaitbienplu,acquiescepapa.—Super-cool,approuveDanny.Jeserailemilliardaire.Unrôlequejesaisjoueraupetitpoil.

Jem’imaginedéjàavecunemployédel’hôtel.«Jevoudrrrraismettreunearrrrmenucléairrredansvotrecoffrrre-forrrt»,dit-ilavecunaccentd’Europecentraletrrrrèsprrrononcé.

—Nous nemettrons rien dans un coffre-fort, je rectifie. Et d’ailleurs, c’est plutôt «Becky’sEleven».Nousdevonsenrôlerquelqu’und’autre.Unpersonnageessentiel.

—Qui?Occupéeàréfléchiràmonplan,jenerépondspas.Ilfautquejemettelescénarioaupropreet

quejel’examinesoustouteslescouturespourvoirsiçavamarcher.Rectification.Jesaisdéjàqueçavamarcher.Deuxièmerectification. Jenesaispassimonplanvamarcher…maisc’estunepossibilité.Et

mêmeuneprobabilité.Jecommenceàécrire,lecœurléger,excitée,enpleineaction.J’élaborequelquechose.Derek

Smeatharaison:lesdémarchespositivessontexcellentespourlemoral.—Ilnousfautpleindeballons,ditDanny,enveined’inspiration.Ettoutlemondedoitporter

deslunettesnoires.Mêmeàl’intérieurdescasinos.D’ailleurs,jevaisvouscréerunlook.Onnepeut

pastourner«Becky’sEleven»sansunlookd’enfer.Donc,enrésumé,onretourneàLasVegas,ons’installeauBellagio,onmontenotrecoup,etensuiteonadmirelesjeuxd’eaumusicaux.C’estça,Becky?

—Engros,jedis.—Cool.Bon,j’ensuis.Ettoi,Suze?—Moiaussi,évidemment.—Moiégalement,déclareTarquin.—Pareil,faitJanice.Autourdelatable,toutlemondeestd’accord,malgrél’airinquietdemonpère.—Machérie,enquoiconsistetonplanexactement?—Jevouslediraiquandj’auraimisaupointlesdétails.Pourlemoment,onfaitlesréservations

àLasVegasetonrèglequelquestrucs.Maisavanttout, ilyaunpointimportantdontnousdevonsnousoccupersansattendre.

17

—Mesbienschersfrères,entonneElvis.Hon-hon-hon.Nousvoiciréunis.Hon-hon-hon…Bonsang!Ilvafairehon-hon-honaprèschaquephrase?J’aidumalànepaspoufferderire.Cet Elvis est assez impressionnant. En costume noir pailleté, avec super-pattes d’ef, boots à

semellecompenséeetuneénormeperruquequicouvretoussesvraischeveux.Iladéjàchanté«Can’tHelpFallinginLove»avecvigueuretforcecontorsionsdehanches.

Nous avons quitté Sedona voilà deux jours. Nous sommes de retour à Las Vegas, dans lachapelle des mariages Elvis-Presley. L’ambiance est topissime. Minnie, déguisée en demoiselled’honneur,estaucombledelajoie.Suze,encoreplussublimequed’habitude,porteuneamplerobeblanche,etunecouronnedefleursornesescheveux.Maman,assiseaupremierrang,luiadéjàlancéunepoignéedeconfettisalorsquelacérémonien’apasencorecommencé(cematinjesuistombéesurpapaetmamandanslebardel’hôtelentraindesifflerduchampagne.Etplusd’uneflûtechacun,àenjugerparl’addition).

—Pourtémoignerdel’amourrenouvelédececouple.Hon-hon-hon.ElvisregardeSuze.—Quelssontvosvœux?Elles’éclaircitlavoix,contemplesonmariqui,trèsfier,setientàcôtéd’elle.—Moi, Susan, je te jure d’être toujours ton amie,Becky. Pour le pire et pour lemeilleur, à

touteslesheuresdujouretdelanuit,ycomprisàtroisheuresdumatin.Jelejuresurmesnouvellesbottesdecow-boy.

—Hon-hon-hon,approuveElvis.—Hourra!criemamanenlançantsurSuzeunenouvellepoignéedeconfettis.—Etmoi, Becky, je jure d’être ton amie pour toujours, Suze, je dis d’une voix légèrement

tremblante.Pourlemeilleuretpourlepire,àtouteslesheuresdujouretdelanuit,ycomprisàtroisheuresdumatin.Nousnelaisseronspersonnenousséparer.

JenedispasSpécialementAlicialaGarce-aux-longues-jambes,maistoutlemondeacomprisàquijefaisaisallusion.

— Je le jure sur mes nouvelles bottes de cow-boy, j’ajoute, pour faire bonne mesure, enponctuantmesproposd’unepetitepirouette.

J’adoremesnouvellesbottes. Je lesporterai jusqu’à la findemes jours.Etpour lequadrille,ellessontparfaites,commejem’ensuisaperçuehiersoir,danslebaroùnoussommesallés.C’estSuzequiainsisté.Unesoiréedefous.JedoisabsolumentacheteràLukeunepairedebottespourquenoussoyonsassortis.

(Danstesrêves,Becky!)C’estautourdeTarquinderenouvelersesvœux:—Jejuredenejamaistequitter,Suze,affirme-t-ilenserrantfortlesmainsdesafemmedans

lessiennes.Jejuredet’aimeretdeteprotégeraussilongtempsqu’Owl’sTowerseradebout.Oupluslongtemps, s’il tombe, sehâte-t-il d’ajouterquand il voit queSuze s’apprête àprotester.Beaucouppluslongtemps.Jusqu’àcequelamortnoussépare.

—Je fais levœude toujours rester ta femme,Tarquin, répondSuze.Etde t’être fidèle,monmaribien-aimé.

Elle ressemble à un ange, dans sa robe légère, avec son visage apaisé qui reflète l’amour etl’espoir.Enlesregardant,j’ail’œilhumide.Pourvuquej’aieunmouchoirdansmonsac!

Àcemoment-là,Lukeselève.—Becky,moiaussi,j’aiunsermentàtefaire.Sa voix profonde résonne dans la chapelle, me faisant sursauter. Cette séquence n’était pas

prévue. On en a parlé, puis on a abandonné l’idée en riant. Non, nous n’avions pas besoin derenouvelernotresermentdemariage.Etpourtant,voilàLukedebout,commeétonnédesadécision.

Je sais pourquoi il fait ça.À cause de…d’un truc.Un truc privé.Qui s’est passé à L.A. LesproblèmesconjugauxdeSuzeetTarkienousontincitésàreconsidérernotrepropremariage.Maissurtout,aprèslesrévélationsdeSuze,nousavonscomprisquenotrecouplen’étaitpasconcerné–entoutcas,cettefois-ci.Hiersoir,aulit,nousenavonsparlépendantdesheures.Et…

JesuisplusfrancheavecLukequejenelesuisavecquiconque,mêmeavecSuze.Doncilsait.—Jejure…Ilcherche lesmots justes.C’estcommesi jevoyais les rouagesdesonespritpasserenrevue

différenteséventualitésavantdelesrejeter.Àvraidire,ilnelestrouverapas.Àvraidire,iln’enapasbesoin.

—Jesais,jedéclare,lagorgeserrée.Jelejureaussi.LesyeuxdeLukesontrivésauxmiens.J’aiunpeuletournis.J’aimeraisquenousayonscette

chapellependantdesheures,rienqu’ànous.Maiscen’estpaslecas.Alorsjemereprends,hochelatête deux fois et murmure « Amen ». Ce qui est assez absurde, je vous l’accorde, mais rien n’avraimentdesensàLasVegas.

—Trèsbien,ditElvis,l’airunpeusurprisparl’interventiondeLuke.Mesdamesetmessieurs,aimez-vous tendrement. Faites-vous confiance. Hon-hon-hon. Par les pouvoirs qui me sontconférés…

—Attendez!jen’aipasterminé,l’interromptLuke.Mère,jesouhaitet’adresserunvœu.Elinor est assise en retrait dans un tailleur en soie noir et blanc beau à pleurer. Nous nous

sommesretrouvéscematin.Et,commeprévu,nosplansnel’ontpasdutoutimpressionnée.Avecsonpetitchapeauinclinésurunœil,ellesetientdroitecommeuni,parfaitementmaîtressed’elle-même.

Ellequinevoyagejamaissanschapeaus’estmontréetrèsétonnéequenousn’enportionspas.—Jesouhaitequenosrapportssoientmeilleurs,quenouspassionsdutempsensemblependant

lesvacances,quenousformionsunevéritablefamille,si…cetteidéet’agrée.Lukeetsamèreseressemblenttellement.Ilsseregardentensilenceaufonddeleursyeuxnoirs.

L’expressiondeLukeesttendueetdéterminée.Commecelled’Elinor.—Ellem’agrée.—Ellem’agréeaussi,s’enthousiasmemaman,quiàl’évidenceaabuséduchampagne.Biensûr

qu’Elinorfaitpartiedelafamille!Et,lançantsesconfettisavecvigueur,elledéclare:—Moi, JaneBloomwood, je jure d’honorer et de respecter lamère demon gendre, Elinor.

Ainsiquemon incomparable et chèrevoisine. Janice, que serais-je sans toi ?Tu réponds toujoursprésente.Danslamaladieetdanslasanté…quandjemesuiscassélacheville…quandlesplombsontsautéetquetuesvenueàmonsecours…

—OK,ilest tempsdepoursuivre, lesamis!s’impatienteElvisenconsultantsamontre.Hon-hon-hon.

Et,s’adressantàSuze:—Répétez après moi : Je nemarcherai pas sur tes chaussures en daim bleu (Au cas où on

l’auraitoublié,ils’agitd’undestubesduvraiElvis).MaisSuzenel’écoutepas,tropabsorbéeparleduodemamanetJanice.—Oh,monchou,tuauraisfaitlamêmechose!—Tunousasapportéduhachisparmentier.Tonhachisparmentier.—Jane,tuavaisditqu’onnerenouvelaitpasnosvœux,intervientpapaentirantsurlarobede

maman.—Jen’aipaschangéd’avis.—Mais si, Jane, tu n’arrêtes pas de donner ta parole. Dans ce cas, moi aussi je vais prêter

serment.Ilsetourneversmaman.—Moi,Graham,jejuredenejamaisplustelaisser,Janechérie.Jamais,augrandjamais.—Çasuffit!s’énerveElvis.Vousn’êtespasautorisésàfairedesvœuxàtoutboutdechamp.

Vousn’avezpaspayépour.

—Jem’engageàtoujourstefaireconfiance,répondmamanenchevrotantunpeu.EtjemefichedelaprovenancedelaSuper-Prime.Graham,jesuisfièredetoi!

—Arrêtez!tonneElvis.Aussitôt,Dannysautesursespieds,unelueurmalicieusedansl’œil.—Àmoi!Elinor,jejuredevouscréerunenouvellegarde-robeàtombersivousmejurezde

porterunedemescréationsauprochainbalduMetropolitanMuseum.—Parlepouvoirdontjesuisinvesti…—Lunettes,seréjouitMinnieens’approchantd’Elvis.Elle lui tend les lunettesde soleil àmontureblancheque Janice lui adonnéesenmontrantdu

doigtcelles,pailletées,dufauxrocker.—J’adooooreteslunettes.S’ilteplaaaît.— Bon sang de bois ! Par les pouvoirs qui me sont conférés dans cette chapelle, je vous

proclamecopainscommecochons.Tous.Vousméritezbiend’êtreensemble,bandededingos.Hon-hon-hon.

18

Bon, on verra comment ça se passe. Mais au moins, nos costumes sont super. Parfaitementadaptésauxpersonnages.

DannyahabilléLuke,papaetTarquind’uncomplet-vestonaccompagnéd’unecravateensoieetd’unechemisebrillante.Legenredefringuesdanslesbeigesetmauvesqu’aucund’euxnechoisiraitjamais.Lukes’estregardédanslaglaceenpoussantdescrisd’horreur:

—Jeressembleàungangsterenvacances!Etalors?Jemedemandes’ilavraimentvuOcean’sEleven.Suze et Elinor sont très glamour. Elinor en particulier, portant des vêtements luxueux qui

accentuentencoreson rôledegrandeet richissimemondaine.Suzearboreuncollierdeperles surune robe en laine crème. Elle joue l’aristo de service. (Elle aurait préféré être Amazing Yen, leChinoisdufilm,seplanquerdansunchariotdesupermarchéetexécuterunsaltoarrière,maisjeluiaifaitremarquerquecerôlen’existaitpasdans«Becky’sEleven».)

Danny est en jean et tee-shirt troué.Mais c’estOKparce qu’il joue son propre rôle.Maman,Janiceetmoi avons revêtu lesuniformesdupersonnelducentredeconférencesdeLasVegas,oùl’actionestcenséesedérouler.

C’estDannyquiadégotté lesuniformes.Comment?Grâceàun«contact»,commeildit. Jesuishabilléed’uneblousedefemmedeménageavecunbadgeaunomdeMarigoldSpitz.Janiceesten robe noire et petit tablier blanc – elle fait sans doute partie de l’équipe des serveuses dudépartementtraiteur,maisrienn’estmoinssûr.Quantàmaman,ellearevêtuuntailleurstrict,genregéranteouréceptionnisted’hôtel.

L’important, c’est d’avoir obtenu les salles de réunion que j’ai demandées – communiquantentre elles par des doubles portes. J’en ai surnommé une « Ben » et l’autre « Jerry’s ». Pour lemomentlesportesquilesséparentsontfermées.

Pourlamillionièmefois,jepassematroupeenrevue.—OK.Chacundevoussaitcequ’ilaàfaire?

Lamusiqued’Ocean’sElevenrésonnedansmatête:nousl’avonsvisionnéhiersoirpournousplongerdansl’atmosphère.Nousavonsaussijouéauxcartesenbuvantdelabièreetenrugissantàtoutboutdechamp:«Alors,tuenesoupas?»

—Oùsontlescupcakes?demandeSuze.Je sors une boîte à gâteaux d’un buffet et je dispose dix cupcakes sur une assiette que nous

contemplonstouteslesdeuxensilence.—Tucroisqu’ilenfautundeplus?Suzenebougepasuneoreille.Seulsonœiltressaute.Jerépètemaquestion.Ellenebronchetoujourspas.Jesaispourquoi.EllejoueBradPitt,jesuis

doncGeorgeClooney.—Pigé,jedisd’unairimpassible.J’enajouteun.Etjepercheleonzièmecupcakeausommetdelapileavantdem’essuyerlesmains.—Voilà!Noussommesprêts,jedéclare.—Coreyestarrivé,prévientLukeenregardantsontéléphone.Ilestlà.J’ailesboules.Unepeurépouvantable.Moteur.Action.Va-t-onvraimenttourner?Aumoins,Minnie est à l’abri dans notre chambre, sous la surveillancede la délicieuse Judy.

(ElleestvenueavecnousdeSedonacommenounoutemporaire.UneexcellenteidéedeLuke.)—Cyndiseralàdansdixminutes,annonceDanny.Bonnechanceàtous!Moncœurbatàserompre,mesmainssontmoites.J’aipresqueenviedetoutannuler.Maistout

lemondeattendmesinstructions.C’estmonshow.Àmoidelediriger.Jesuisà lafois terrifiéeetenchantée.

—OK.Quelafêtecommence!Papa,tudisparaisduchamppourlemoment.Luke,tuvasdanslehallchercherCorey.

Ensortantdelapièce,ils’arrêtepourm’embrasser.—Bravo,maSuperWomanàmoi!meglisse-t-ilàl’oreille.Jeluirépondsd’unepressiondelamainavantdecontinueràdonnermesdirectives.—TarkieetElinor,vousvouspostezdansBen.Danny,turestesencontactavecCyndi.Ullaet

Suze,vousprenezplacedansJerry’s.Toutlemondeconnaîtsonrôle.MamanetJanice,suivez-moi.Je prends l’assiette de cupcakes et me propulse dans le couloir. Le pire moment de cette

séquence,c’estl’attente.Jedoisfairepreuvedepatience,etonnepeutpasdirequecesoitmonfort.Commentnepasexploserdefrustration?

—J’aiapportéunbouquindesudoku,ditgaiementJanice,alorsquenousnousserronsdansunpetitlocalquej’airepéréuneheureauparavant.J’aiaussiprismoniPadavecdesfilms.EtsionsepassaitLaMélodiedubonheur?

Parfois,j’adorevraimentJanice.Vingt minutes plus tard, quoique distraite par le film, je suis dans un état de tension

inimaginable.Quesepasse-t-il?Oui,quoi?Lemomentvenu, jesorsenfinavecmonseauetmonmatérieldenettoyage(achetésspécialement).

Je frappeà laportede Jerry’s, attendsqueDannymedised’entreretpénètredans la sallederéunion,têtebaissée.

JetablesurlefaitqueCyndi,quinem’avuequebrièvementpendantlegoûterd’anniversairedesa fille, neme reconnaîtra pas.La tenuede femmedeménage est un camouflageparfait. Je gardepourtantlesyeuxrivésausol,toutenm’efforçantdevoirtoutelascène:CyndiestassiseprèsdelafenêtreentouréedeSuze,DannyetUlla.Surunetablebasse,desverresdechampagneet,éparpillésparterre,descartonsdevêtementsDannyKovitz.

IlestévidentqueCyndin’apasreconnuSuze.Pasétonnant,lafillehyperchicenrobedelainecrème et faramineux sautoir de perles n’a rien à voir avec la créature éplorée, pâle et échevelée,qu’elleaaperçueilyaquelquesjours.Ulla,elle,n’apaschangédepersonnage:ellefaituncroquisdeCyndiaufusain.

Cyndiestrosedeplaisir.Sesyeuxbrillent.Dannyadûl’encenserenluidisantqu’ill’aadmiréedanslespagesmondainesdecertainsmagazinesetqu’iladoresonélégance.

—Servicedenettoyage,jemarmonne.—Oui,bonjour!Maiscen’estpasvraimentlemoment,s’agaceDanny.—Excusez-moi.Jepeuxrevenirplustard.—Tantquevousêteslàoccupez-vousdecetécrandetélé.Ilestdégoûtant.Ill’est,eneffet,parcequ’onl’asoigneusementmaculédetachesd’huile.Chiffon à lamain, jeme précipite et commence à vaporiser un produit pour vitres. Tout en

frottant,j’essaiedésespérémentd’écouterlaconversationquisedérouledansmondos.—Donc,commejevousledisais,Cyndi,j’aimeraisvousdonnercettevestequirésumesibien

votrestyle,ditDanny.—Vraiment?Àmoi?s’extasie-t-elle.Voussavezqu’enrecevantlemaildevotreassistanteje

n’encroyaispasmesyeux?DannyKovitzveutmerencontrer?Enplus,c’esttellementflatteurqu’onfasseuncroquisdemoi.

—Riendeplusnormal,affirmeDanny.Ulladessinelesfemmesquim’inspirent.Mesmuses.—Moi?Votremuse?s’émerveilleCyndi.—Biensûr.Allez,jeveuxvousvoiraveccetteveste.—Sublimissime,machère!sepâmeSuze.—Oui,trèsbien,renchéritDanny.—Ainsi, vous organisez un défilé de mode au bénéfice d’une œuvre caritative ? s’enquiert

Cyndienadmirantsonrefletdanslemiroirsurpiedquenousavonslouéaudépartementaccessoiresducentredeconférences.

—Absolument. Jeprésentemescréationset l’événementaura lieusous lepatronnagede ladyCleath-Stuart, l’undes grands nomsde l’aristocratie britannique.Nous étions sûrs quevous seriezpartieprenante,entantquemembredelahautesociété,etphilanthrope.

Cyndi est sans aucun doute flattée par l’évocation de ce nom prestigieux, sans parler del’attentionqueluiporteDanny.Onleseraitàmoins.Maisilfallaitcebeauplateaudevedettespour

l’attirerici.Tout en frottant l’écran, je jette des regards en coin à la dénommée Cyndi. Je comprends

pourquoiCoreyenestfou.Elleestravissante,avecsonteintdepêche,seslèvrescharnuesqu’ellenecesse demordiller et ses grands yeux innocents. Si j’étais un homme, je tomberais probablementamoureuxd’elle.Impossibled’envouloiràCoreyd’êtreaussiépris.

C’estd’ailleurslà-dessusquenouscomptonspourlapiéger.Nisurlaforce,nisurlesmenaces,maisenluifaisanthontedevantl’amourdesavie.

—Monmari connaît lord Cleath-Stuart, vous savez, dit Cyndi en ajustant lesmanches de laveste.

—Nous le savons,bienévidemment,acquiesceDanny.C’estaussipourcette raisonquenousavonspenséàvous.Ilsaitquevousêtesiciaujourd’hui?

—Jeneluiaipasvraimentprécisé,répondCyndi,leroseauxjoues.J’aiditquejevoyaisdesamis.Maisilseraraviquandilsaura.

—Formidable!s’écrieSuze.Danny,tudevraismontreràCyndilemodèlesuivant.J’enaiassezentendu.Aprèsunderniercoupdechiffon, je remballemonmatérielet retourne

danslecouloir.PuisjefrappeàlaportedeBenetpénètredanslasallederéunion.—Servicedenettoyage,jemarmonne.Commepersonnenerépond,jedécidedem’attaqueràl’écrandetélé.Luke,Tarquin,Coreyet

Elinorsontréunisautourdelatable.Coreyraconteuneanecdoteoùilestquestiond’unoursetd’unecarabine.Àlafindel’histoire,LukeetTarquinsepermettentunrirepoli,tandisqu’Elinorapprouved’unpetithochementdetête.

—Mais, lord Cleath-Stuart, vous devez être un excellent fusil, fait remarquer Corey, rouged’excitation,danscettelandeàgrouses.

—Eneffet.Peut-êtreviendrez-vousunjourvousenrendrecompteparvous-même.—Ceseraitunhonneur,milord,ditCoreydontlevisageatournéàl’écarlate.—Etvotreépouse?Aimerait-ellevisiterl’Angleterre?—Elleadorerait !Et,madameSherman, je vous remercie pour votre très aimable invitation

danslesHamptons.—Votrefemmeaimeraitpeut-êtreêtreconviéeaubalannuelduMetropolitan?demandeElinor

avecunsourireglacial.Jesuistoujoursheureused’introduiremesassociésdanslahautesociéténew-yorkaise.

Aprèsuninstantdestupéfactionmuette,Coreyrépond:—Oh,pourCyndi,çaseraitleparadis!Lukem’adresseundiscretclind’œil.Parfait!Pourlemomenttoutfonctionneàmerveille.Jequitte lasalleetm’octroieunepetitepausedanslecouloir.Bon,passonsà l’étapesuivante.

Évidemment, ça serait beaucoup plus facile si nous disposions de caméras vidéo, comme dansOcean’sEleven.Maiscen’estpaslecas.

Jeretournedevantlepetitlocal,frappecinqfois,commeconvenu,etentre.

—Toutroule,j’annonce.Janice,c’estàtoi!Je pose le vase de fleurs que nous avons commandé sur la table roulante. (Luke l’a dénichée

dansunautrecouloir,etnousavonsjusteretournélanappe.)Monboulotconsistaitàm’assurerquedanslesdeuxsalleslesconversationsallaientdanslabonnedirection.CeluideJanice,c’estdedonnerlesignalpourpasserauniveaudeux.

Quandellecommenceàpousserlatableroulante,jeremarquequesesmainstremblent.—Unproblème,Janice?—Oh,Becky,jenesuispasfaitepourça.—Pourquoi?—Pourcesactionscriminellesdehautniveau.Allonsbon!Onn’auraitjamaisdûlalaisservoirOcean’sEleven.Maintenant,elles’estmisdans

latêtequ’elleparticipeaucambriolaged’uncasino.—Janice,nousnecommettonspasune«actioncriminelledehautniveau»!—C’estseulementungentilpetitbraquage,larassuremaman.—Non,cen’estpasunbraquage!jeproteste.Mamansait-elleseulementcequ’estunbraquage?— Janice, c’est simple comme bonjour. Tu apportes ces fleurs dans la pièce, tu les poses

quelquepartettusors.OK?Commejeprendssesmainsdanslesmiennes,elletressaille.—Bon,écoute,jevaist’accompagner.Toutsepasserabien.J’ouvrelaporteetnousavançonslentementdanslecouloir.Janice,quipousselatableroulante,

trembledetoussesmembres.Sij’avaissuqu’elleseraitsinerveuse,jenel’auraispasinclusedanslabandedesOnze.Maisilesttroptardpourmodifierleplan.

—Toutdoux,Janice!Onyestpresque.—Oùallez-vous?nousinterpelleunevoixnasale.Quoi?Unefemmehabilléeexactementcommemaman,maisavecdescheveuxmalteintsennoir,sort

d’unechambresituéedel’autrecôtéducouloir.—Etcesfleurs,ellesviennentd’où?fait-elleenplissantlesyeuxdèsqu’elleremarquelevase.

C’estlapremièrefoisquejevoiscegenredecomposition.Oh,nooooon!C’estsansdouteparcequej’aibâclécebouquetencinqsecondes.CommeJanicesembledevenuemuette,jerépondsàsaplace:—Euh,jenesaispas.—Vousêtesqui?demandelafemmeenscrutantmonbadge.—JesuisMarigold.—Marigold?Jecroyaisqu’elleétaitpartie.Quelleemmerdeuse!Pourquoisemontrersisoupçonneuse?C’esttrèsmauvaispourleteint.Jehausselesépaules.Lafemmes’adresseensuiteàJanice:

—Etvous,commentvousvousappelez?Pauvre Janice ! Je dois la soutenir dans cette épreuve. Mais que se passe-t-il, la voilà

complètement hagarde. Son visage exprime une terreur effroyable. Avant même que j’ouvre labouche,elles’effondre.

Malheur!—Janice!jem’écrieenm’agenouillant.Tuvasbien?Ellenebougepas.Mauvaissigne.—Janice,j’insisteenfourrageantdanssesvêtementspouressayerdepercevoirlesbattements

desoncœur.—Ellerespiretoujours?demandelafemme.—Jen’ensaisrien,jeréplique.Laissez-moim’enassurer.Jeposemonoreillesursapoitrine,maiscommentsavoirsij’entendssoncœuroumonpropre

pouls?J’approchealorsmonvisagedesabouchepourvérifiersonsouffle.Àcemoment-là,jel’entendschuchoter:—Jejouelacomédie,machoute.Commedanslefilm.Elle…Quoi?Jen’encroispasmesoreilles.Cetteséquencen’étaitpasprévue.JevaissonnerlesclochesàJanice.Maisenattendant, ilfaut

quej’improvise.—Elleestinconsciente!jem’exclameenm’accroupissant.Appelezunmédecin.Etrestezavec

ellependantquejelivrecebouquet.Je dois absolument arriver dans la salle avec cesmaudites fleurs.Danny et Suze attendent le

signal.S’ilsnel’ontpas,ilsnesaurontpascommentfairepour…—Attendez,ditlafemmealorsquejecommenceàfaireavancerlatableroulante.—Appelezunmédecin,c’esturgent,jerépète.Ellemeregarded’undrôled’airmaissortsontéléphoneetcomposeunnuméro:«Juliana,c’estLori.Passe-moil’infirmerie.»—Maisquivois-jelà?C’estBecky,maparole.Unevoixd’homme,cettefois.Ah,non!Quoiencore?La curiositéme fait tourner la tête.Arghh,Mike, lemecde la roulette duVenitian.Celui qui

voulaitquejereste.Ilattendl’ascenseuràvingtmètresdemoietmefaitdesgrandssignes.—Alors,lachancevoussourittoujours?Voustravaillezvraimentici?—Taisez-vous!j’imploreensilence.S’ilvousplaît,bouclez-la!—«Becky»?s’étonnelafemme,l’œilmauvais.Heureusement,lesportesdel’ascenseurserefermentsurMikeavantqu’ellepuisseluiposerdes

questions.

—N’importe quoi !C’était qui, ce type ?De toute façon, ilm’a sûrement confondue avec…MonDieu!Est-cequ’ellerespireencore?

JeprofitedecequelafemmeautailleurexamineJanicepourgaloperavecmatableroulante.Untoc-tocà laportedeJerry’s,et j’entresansattendrederéponse.Cyndi,enmanteaulong,prenddesposesdevantlemiroir.

— Il est d’une générosité naturelle, explique-t-elle avec sincérité. Vraiment généreux. Il aemmené toutema familleenvacances l’andernier, sans jamais regarderà ladépense.Mamaman,monpapa,masœurSherilee…

—Ilal’airformidable,murmureSuze.—Livraisondefleurs,j’annonce,malgrél’évidencedesfaits.Et je pose le vase sur une table en prenant le temps de croiser le regard de Suze. Nous

échangeonsunimperceptibleclind’œil.PuisSuzereprend,àl’adresseCyndi:—Quelqu’und’autrem’aparlédelagénérositédevotreépoux:BrentLewis.Cenomvousdit

quelquechose?Silence.Immobile,j’attendsuneréponse.—BrentLewis?répèteCyndienfronçantlessourcils.Non,jenecroispas.—C’estunebellehistoire,s’enthousiasmeSuze.Superbe.Toutàl’honneurdevotreépoux.Je

suissurprisequ’ilnevousenaitjamaisparlé.—Ilesttropmodeste,commenteDanny.—Tropmodeste,eneffet,approuveCyndi.Jenecessedeluidire:«Corey,monpoussin,mets

tesqualitésenavant!»Maisracontez-moicettehistoire.—Ç’acommencéavecleressort.Voussavez,lefameuxressort-ballonquialancélesaffaires

devotremari,ilyadesannées.—Euh,j’aidûenentendreparler,hésiteCyndi.C’estparti!Toutestsouscontrôle.Je sors de la salle, ferme tranquillement la porte et réfléchis en reprenant une respiration

normale.OK.Àmamand’entrerenscène!Aufait,etJanice?Ellenegîtplusàterre.Loriaégalementdisparu.Lemédecinserait-ildéjà

passéetaurait-ilemmenéJanice?Dieuduciel!Maisnon,lesvoilà.Danslecouloir,Loriavancepéniblement,Janicependuelourdementàsonbras.Commesielle

sentaitmonregard,elleseretourne.—Eh,vous!J’aideuxmotsàvousdire.— Je vous en prie, neme laissez pas, gémit Janice.C’est urgent, jeme sensmal. Il faut que

j’ailleauxtoilettes.Nemequittezpas!Jeneveuxpasresterseule!Jeréprimeunénormefourire.Janiceestvraimentunique.—Vous!aboiedenouveauLori.

Maisjefaissemblantdenepasentendreetfiledel’autrecôté.—Maman,jedisenouvrantlaportedupetitlocal(pluslapeinedes’embêteravecunsignal!),

leplansedéroulebien.Sicen’estqueJanices’estpermisunepetitefantaisie.Tuesprête?—Oh,mapuce,j’aipeur!—Ahnon,pastoi!Onleuraconfiélestâcheslesplussimples,etellestrouventlemoyendeperdreleursang-froid

!—Becky,viensavecmoi,suppliemaman.Touteseule,jen’yarriveraipas.—J’ysuisdéjàalléeunefois.Coreyvatrouverçalouche.C’estpourqu’ilnesedoutederienquenousavonsmisaupointtroisdifférentsrôles.—Maisnon!Ilnet’acertainementpasremarquée.Ellearaison.Leshommesdecetacabitnefontpasattentionaupersonnel.Pourfinir,j’accepte,nonsansleverlesyeuxauciel.—Trèsbien.Jet’accompagne,etj’envoieensuiteunmessageàpapa.Jecraignais tellementqueCoreyaperçoivemonpèreque je l’aiexpédiéà l’étagedudessous.

Désormais,iln’yaplusderisque,ilpeutremonter.J’attendsavecmamandevantlaportedelasalle.Quelquesinstantsplustard,papaarrive.—Alors?—Pourlemoment,zéroproblème.Ilestàl’intérieur.Papa regarde maman d’un air incrédule, avec une sorte de sourire désabusé, et déclare en

désignantlaporte:—Jenepeuxpascroirequenoussoyonsembarquésdansuneaffairepareille.Tuycrois,toi,

Jane?DetouteslesaventuresfollesdanslesquellesBeckynousaentraînésaufildesannées,celle-ciest…

—J’aidécidédenepasypenser.Jemecontentedesuivrelemouvement.C’estplusfacile,ditmaman.

Pitié!Ilsexagèrent.Commesijeleurfaisaisfairen’importequoi!—Mais si çamarche…, continue papa en serrantmamain dans la sienne. Becky, tu as déjà

réussi beaucoup de choses dans ta vie,mais cet exploit sera ton apothéose,ma chérie. Je le pensesincèrement.

—Àconditionqueleplanfonctionne…—Maisoui,nousallonsréussir,préditmaman.Je lis la fiertédans leursyeux.Commequand j’avaisdixans etque j’avais récolté leplusde

fonds pour la constructiondunouveau terrain de netball. (Comment j’avais fait ? J’avais écrit despetiteshistoiressurmescamaradesdeclasseenlesagrémentantdefigurinesenpapierhabilléesdevêtementsdécoupés.Résultat?Lesmèresavaientdonnédestonnesd’argent.)

—Nenousportepaslapoisse!jem’exclame.Allez,maman,onsebouge.Pendantqu’ellearrangesavestedetailleur,jedemandeàpapacequ’ilaprévudedireàCorey.

—Parcuriosité,tuvascommencerparquoi?Jeveuxdire,ilarefusédetevoiretdeteprendreautéléphone.Àtaplace,jeluiflanqueraisungnon.

Papasecouelatête.—Cettehistoiren’arienàvoiravecCoreyetmoi.ElleconcerneCoreyetBrent.Allez,ouste,

va-t’en!Tandisqu’ilrecule, jefrappeà laporteet,avantmêmedem’enrendrecompte,noussommes

danslapièce.

Corey,LukeetElinor,assisautourdelatable,écoutentTarquinévoquerdesfinancementspar

capitauxpropres.Ànotrearrivée,ilslèventlatêteavecunesurprisebienimitée.—Oui?s’enquiertElinor.—Désoléedevousdéranger,faitmamanaveclamineaffairéedesdirecteursd’hôtel.Jecrois

quevousavezretenuunedoublesallederéunion.Sonaccentaméricainestabsolumentatroce,maisCoreynesemblepas le remarquer.Toutau

moins,ilnefaitaucuncommentaire.—C’estvrai,ditLuke,jecomptaisd’ailleursmeplaindre.—Toutesmesexcuses,monsieur.Jevaisimmédiatementvousouvrirlesportes.Pourquoimaman aurait-elle besoin de soutien ? Elle est géniale. Elle s’approche dumur de

droite–celuiquisépareBendeJerry’s.Moncœurs’affole,onyest!Onyest!Ces salles de réunion ont des portes magiques. C’est pour ça que j’ai choisi le centre de

conférences.Lesportescoulissentdanslemurdefaçonàdoublerlasurfacedessallesoulesdiviser,auchoix.

Sans se presser, très professionnelle, maman ouvre la porte de communication. Pendant unmomentriennesepasse.Puis…

—Corey,c’esttoi?s’étonneCyndi.Elleseprécipiteverslui.—Oh,monpoussin,quellecoïncidence!JenequittepasCoreydesyeux.Ilsursauteenentendantlavoixdesafemmemaisrecouvretrès

vitesonsang-froid.Ilselèveaussitôt,auxaguets.—Salut,monchou!Qu’est-cequetufaislà?Quisontcesgens?Sonregardvadel’unàl’autrepouressayerdecomprendrecequisepasse.—JeteprésenteDannyKovitz,lefameuxcréateurdemode.Ilorganiseundéfilédecharitéet

voudraitm’engagercommemannequin.EtvoiciladyCleath-Stuart…—Votrefemme,jeprésume,lordCleath-Stuart.— Euh, oui, effectivement, répond Tarkie avec un tel accent de surprise que je manque

m’esclaffer.Coucou,machérie!—Peytonetmoiallonsouvrirledéfiléavecdesrobesassorties.Géant,non?—Super,seborneàrépondreCorey.

Maisilcontinueàscruterlascène,l’airauxabois.Cen’estpasledernierdesabrutis,ildoitsedouterquecetteprétenduecoïncidencen’estqu’unleurre.

IlfautabsolumentqueCyndicontinueàjouersonpersonnage.Ellel’ignore,maissonrôleestdéterminant.Ellemefaitpenseràunepêchesurunarbre.Unebellepêchemûreprêteàsedétacherdesabranche.Allez,continue!Net’arrêtepas!

—Oh,Corey!Jeviensjusted’entendreparlerdetonaffaireavecBrent!Tut’esmontrésijuste!Sigentil!

Etbing!Lapêcheesttombée.Celadit,vulatensionquirègnedanslapièce,cepourraitaussibienêtreunebombe.JerisqueunregardencoinversCorey.Miséricorde,ilestlivide.

—Dequoituparles,monchou,parvient-ilàdemanderd’untonenjoué.—DeBrent!Tusaisbien,l’accordquevousavezpassé!—L’accord?Ilsemblebutersurcemot.—Justement,intervientLukeavecbonnehumeur,j’allaisyvenir.L’undenosprécieuxassociés

estBrentLewis,quisetrouvevousavoirbeaucoupaidédansl’établissementdeFirelightInnovations,Inc,n’est-cepas?

—Jenevoispasàquoivousfaitesallusion,répliqueCoreysèchement.—Oh!Nefaitespaslemodeste,Corey!s’exclameLukeenriant.Et,s’adressantàCyndi:—Labonnenouvelleestquevotremarisigénéreuxs’apprêteàfaireunedonationenfaveurde

BrentLewisenremerciementdesaparticipationà laréussitedeFirelightInnovations.N’est-cepasadorable?Lesavocatsattendentenbasaveclesdocuments.Ceseral’affairedequelquesminutes.

—Corey,quelangetues!s’extasieCyndi.Commejelerépètesouvent:«Onrécoltetoujourscequel’onsème.»

—Vraiàcentpourcent,approuveLuke.—C’estunequestiondekarma,confirmeDanny,enveinedespiritualité.—Biensûr,légalementparlant,CoreynedoitrienàBrent.Maisilnelaisseraitjamaisunami

mourirdefaimdanslarue.N’est-cepas,vieillebranche?faitLukeenluiassénantunetapedansledos.

—C’estévident!ditCyndi,choquéeàcetteseuleéventualité.Coreyprendtoujourssoindesonprochain.Pasvrai,poussinet?

—Etlasommeestsimodiquequevousvousenapercevrezàpeine,persisteLuke.Lukeetlesavocatsontdéterminécequ’ilsestimaientêtreunjusteprix.Unesommesuffisante

pouraméliorergrandementlaviedeBrentmaispasexcessive,afindenepasrebuterCorey.Enfait,commeditLuke,pourlui,celanereprésentepasgrand-chose.

J’étaispourqu’onluiextorquedesmilliards,maisLukeasagementrefusé,enarguantquenousdevionsêtreréalistes.

Les yeux deCorey lancent des éclairs, la colère fait frémir ses narines. Il ouvre et ferme laboucheplusieursfoissansque,pourlemoment,aucunsonn’ensorte.Jecomprendssonproblème.AvecCyndiquileconsidèrecommeunhéros,ilestbeletbienpiégé.

—Onvadîner?propose-t-ilfinalementd’unevoixétranglée.—Etsivousvenieztousdîner,s’emballe lagentilleCyndi.Improvisonsunefêtecesoir!Un

barbecueprèsdelapiscine,avecdelamusique…—Jene…,l’interromptCorey.—Oh,monchéri,s’ilteplaît.Onn’invitejamaispersonne!Vousavezdesenfants?Amenez-

les,biensûr.Etsivouspensezàd’autrespersonnes…Maisnulne répond,car laportedevant laquelleellese trouves’estouverte, livrantpassageà

papa.Ilfaitquelquespaspuiss’arrêteetconsidèreCorey.Aufonddesesyeuxsibonsjediscerneunelueurd’ironie. Je rêveraisde fixercemomentenphoto.Après toutescesannées,papaetCoreyseretrouventenfinfaceàface.

Jepenseaussitôtauclichédeleurvoyagedansl’Ouest.Quatregarçonsenvirée,ignorantcequelavieleurréservait.

Coreyestpeut-êtreleplusriche,maisc’estmonpèrelegagnant.Gagnanttoutescatégories.Hautlamain.

—Contentdeterevoir,Corey,seborneàdirepapa.—Quiêtes-vous?demandeCyndi.Papaluiadressesonpluscharmantsourire.—Je suisavec lesavocats. Je suismontépourdireàCoreycombien j’étaisheureuxqu’ilne

laissepastombersonvieilami.Fascinée, j’étudie levisagedeCoreypourvoir si l’ombred’un remordsvasemanifester sur

son visage. Ou une pointe de regret. Si un voile de tristesse va apparaître. Ou un sentimentquelconque.Maisilresteimpassible.Peut-êtreuneffetsecondaired’unexcèsdechirurgieesthétique.

—Alors,onlesigne,cedocument?demandepapaaimablement.IlsouritàCoreyenl’invitantàsortir.Maiscelui-cinebougepas.—Corey?reprendpapa.Çaneteprendraquecinqminutes.Pasplus.Corey reste désespérément immobile. Je vois presque ses méninges en plein travail. Il

réfléchit…Ilcogite…—LordCleath-Stuart,s’exclame-t-ilenserasseyantàcôtédeTarkie,j’ypensetoutàcoup.Je

suis très intéressé par votre fondation caritative. Vous avez dit qu’elle soutenait des entrepriseslocales?

—Ahbon?faitTarquin,unpeusurpris.J’aiditça?— Je désire participer à hauteur d’un demi-million de dollars, proclame Corey. Un demi-

milliondedollars, immédiatement.Donnez-moilescoordonnéesbancaireset jem’arrangeraipourqueletransferts’effectuesanstarder.

—Oh,monpoussin!s’écrieCyndid’unevoixénamourée.Tues…extraordinaire!

—Àquoisertd’êtrerichesionnepartagepas?Corey récite cette phrase comme s’il l’avait apprise par cœur. Puis, avec désinvolture, il

s’adresseàpapa.—Onn’aqu’àremettrel’autrequestionàunprochainjour.Unprochainjour?Jesuisconsternée.J’envoieunsignalmuetàLuke.Non.Nooon!Coreyestuntypetordu.Onletenait,ilétaitànotremerci,etvoilàqu’ilarriveàs’échapperde

notrepiège.Cyndiestsontalond’Achille.Elleauraitpulepersuaderdesignerl’accord.Notreplanétaitbasé

là-dessus.Maismaintenant qu’elle est captivéepar la plusquegénéreusedonation àTarkie, le casBrentnelapassionneplus.Coreyvarepoussersasignatureindéfiniment.Pourfinirparsedérober.

Je le hais. Encore plus qu’avant. Quel esprit pervers ! Il préfère cracher un demi-million dedollarsaubénéficed’une fondationdont ilvientàpeined’entendreparlerque réparerune terribleinjustice infligée à un ami. Tout ça par rancune. Parce qu’ils se sont disputé une femme. C’esthorrible.Tragique.Indigne.

Heureusement…Loindemoil’idéedemevanter,mais…Jel’avaisvuvenir.Bon, ce n’est pas tout à fait vrai. Si je n’avais pas exactement prédit ce qui arrive, j’avais

imaginéunplanderechangeencasd’imprévu.Etj’ail’impressionquec’estlemomentdel’activer.M’efforçantd’êtrediscrète,jemerapprochedumurdufonddeJerry’s.Carenfaitnousavons

retenu trois salles (j’ai appelé la troisième Häagen-Dazs). Et notre équipe compte un onzièmemembrequiattendpatiemmentdansHäagen-Dazs,prêtàagirsibesoinest.

Lentement,presquesilencieusement,jepousselesportescoulissantesetjeluifaissigne.Il m’a fallu une soirée entière pour convaincre Rebecca de coopérer. Elle n’est pas folle de

Brent–ellesefichebienqu’ilcrèvedefaim.Ellen’adorepasmonpèrenonplus(àmonavis,illuiabrisé le cœur autrefois. Toutefois, je me garderais bien de faire part de cette hypothèse à mesparents).Maisceluiqu’elledétesteleplus,c’estCorey–etcelaajouéennotrefaveur.Parfois,ilfautfaireappelauxmauvaissentimentsdesgens.Cen’estguèrereluisant,maistantpis!

ÀlasecondeoùRebeccaseplantedansl’ouverturequisépareHäagen-DazsdeJerry’s,legangsemobilise.IlsconnaissenttousleplanB.Nousl’avonsétudié,chorégraphié,répété.Suze,DannyetUllasedéplacent,surlequi-vive.Noussavonstouscequenousavonsàfaire,sedébrouillerpourqueCyndineseretournepas.Qu’ellen’aperçoivepasRebecca.

Suzeouvrelebal:—Alors,Cyndi,combiend’enfantsavez-vous?—Vousdevriezchoisirlescroquisquevousvoulezemporterchezvous,embrayeUllaenlui

tendantsoncarnetdedessins.

—Oui!poursuitDanny.Regardezceluioùvousportezmaveste.Divin!Cyndiestenchantée.—Vraiment,jepeux?Surcelui-là,jemetrouvesiélégante!Pourrépondreàvotrequestion,

ladyCleath-Stuart,j’aiunenfant.Monbienleplusprécieux.Etvous?Rebeccaestdeboutdansl’embrasuredelaportedufond.Ellenebougepas,neparlepas.Elle

attendseulementqu’onlaremarque.Corey écoute Tarquin, les yeux au plafond. Il fronce les sourcils avec impatience. Puis, son

regardpassedeTarkieàCyndiet…Sonvisagesecrisped’horreur.C’estbon.Ill’avue.Autantavouerque jenesuispasdéçueparsaréaction.Lesyeuxfixes, les jouesblafardes,on

diraitunfantôme.Ilparaîttellementsonnéquejesuispresquedésoléepourlui,malgrélahainequ’ilm’inspire.Cethommefaittoutpoureffacerlepassé.Ilnelésinepassurlesliftings.Ilmentsursonâge,reniesesamis.Ilneveutpasquesesannéesdejeunesselerattrapent.Maissonpasséestlà,enfacedelui,dansuneamplerobeviolette,lesyeuxcernésdekhôl.

Pendantunmoment,Rebeccasecontentedeledévisager,avecsonregarddechatdémoniaque.Ensuite, sansunmot,elle sepenchevers lesécriteauxquenousavonspréparésensembleavecdescartons et unmarker.Nous les avonsmême testés à distance : leurs inscriptions sont parfaitementlisibles.

(Jeprécisequecetteidéenevientpasd’Ocean’sEleven.Jel’aipéchéedansLoveActually.Tiens,pourquoinepasrebaptisernotrebande«BeckyActually»?Non,c’estnul.Etdetoutefaçon,cen’estpasnotrepriorité.)

Surlepremierécriteau,onlit:

SalutCorey!

Elleletientenl’airpendantquelquessecondespuisleremplaceparledeuxième.

Çafaitlongtemps…

LafaçonméprisantedontRebeccaregardeCoreydonneàcestroismotstoutleurmordant.Enproduisantletroisièmeécriteau,ellelefixetoujours.

J’adoreraisrencontrertafemme.

Elle tourne son regardversCyndi, cequi apour effet dedécupler la ragedeCorey. Il n’oseémettreaucunsonpournepasl’alerter.Ilestpiégé.Unenouvellefois.

Parleravecelledutempspassé.Tutrouvesque

c’estunebonneidée?

Ilsembleparalysé.Apparemment,ilestausupplice.Passeulementapparemment,véritablement.Rebecca,elle,prendsonpied.

—Etlejardind’enfants?Vousl’appelezmaternelle,ici,non?s’informeSuzeauprèsdeCyndi.EnGrande-Bretagne,c’esttellementdurd’obteniruneplace.

—Nem’enparlezpas ! s’exclameCyndi, inconscientedudramequi se joue toutprèsd’elle.Pourtant,Peytonesthyper-douéemais…

EtpourladonationàBrent?

Rebeccabranditunécriteaupuisunautre:

Tuasunedetteenverslui.TUASUNEDETTEENVERSLUI,COREY.

Subitement,ellegriffonnequelquechosesurunécriteausupplémentaire.Unmessagequenousn’avonspasprévu.Ellelebrandit,lesyeuxbrillantd’unelueurmauvaise.

Jepeuxt’empoisonnerlavie.J’ADORERAISt’empoisonnerlavie.

Voilàqui s’appellede la franchise.Coreyestcongestionné, lesveinesde son front saillent. Ilserrelespoings.Commes’ilallaitluifoncerdessus.

Signe,etjedisparaisdetavie.Signel’accord,Corey!

Fais-le!

Coreyalesoufflecourt.Ondiraitqu’ilvaexploser.

Signecetaccord,bordel!Allez,Corey!

Signe!signe!signe!

—D’accord!Coreyémetunbeuglementdetaureauenragé.—OK,jevaislesigner,cefoutuaccord!Passez-moiunstylo,quejem’endébarrasse!MonDieu,ill’adit.JecroiseleregarddeRebeccaenretenantmarespiration.Onaréussi?Onagagné?Oui,onagagné.

Lentement,silencieusement,Rebeccarefermeladoubleporte.C’estcommesiellen’avaitjamais

étélà.—Parfait,déclareLuke.Commec’estgentildevotrepart,Corey.Onrègleçatoutdesuite?—Çanevapas,monpoussin?s’étonneCyndi.Tun’espasdanstonassiette?Tuasl’airtout…

désintégré.—Non,non,ditCoreyavecunsourirefigé.Jeveuxjusteenfiniraveccetruc.—Unebonneaction,applauditpapa.Allonstrouverlesavocats.Sansattendre,papapousseCoreyverslaporte.Enlesregardantpasser,unedrôledesensation

m’envahit.Soulagement?Nerfsquilâchent?Incrédulité?PendantqueCyndiserépandsurlestalentsdeballerinedesafille,jecroiseleregarddeSuze.

Puisceluidemaman.Jefaisensuiteletourdelapièce.Tarquin,Danny,Elinoret,endernier,Luke.Ilmesouritenlevantsatassedecaféenl’honneurdenotrevictoire.Jesourisàmontour,detoutesmesdents.Aprèstoutescesépreuves,nousavonsréussi.

Nousavonsréussi.

19

Lesjeuxd’eauduBellagiosontmagiques.D’accord,c’estuneattractiontouristique.D’accord,c’estbanald’enparler.D’accord,destasdegenslesadmirentenmêmetempsquenous…Mais,encetinstant, j’ai l’impressionqu’ils jaillissentets’élèventpournousseuls.PournotregangdesDix.C’estnotrerécompense.

Noussommesalignéslelongdelabalustrade,commelescomédiensàlafind’Ocean’sEleven.J’ai dans la tête les notes de piano de la bande-son. Aucun de nous ne parle, mais nous sommesradieux.Jemesensenpaixcommejamais.C’estfait,nousavonsobtenujustice.Brentn’ensaitrien,cequiestassezridicule,maisonverraplustard.

Jecroisquejen’aijamaiséprouvéunetellesatisfaction.Laviemesembleparfaite.Lamachinationasuperbementfonctionné.Chacuns’estacquittédesonrôleimpeccablement,de

Tarquin à Janice… Une mention spéciale à Janice. (Apparemment, elle s’est enfermée dans lestoilettespourdamesengeignantjusqu’àcequeLoris’enaillechercherdusecours.Aprèsquoi,elleadécampévitefait.)Pendantquenousbuvonsleverredelavictoire,jeraconteendétailseshautsfaits.Elle rougitet réclameduchampagne.Puischacunévoqueson rôle.Papa,quiest restéhorschamppendant un bon moment, demande aux autres de décrire leur prestation. Maman dit que c’estdommagedenepasavoirdevidéo-souvenir.Lukerépondqu’enavoirunerisqueraitdenousenvoyerenprisonpourcoercition.

Commentsavoirs’ilplaisante?Maisjem’enfiche,lesdocumentssontsignés.Brentvatouchersonargent.Ilpourras’acheter

unemaison,c’esttoutcequicompte.Rebeccanes’estpas jointeànous.Ellea tiré sa révérencesansdireau revoir.Cequi…Bof,

c’estsonchoix.Etpourêtrehonnête,jem’enréjouis.Etjeserairaviedeneplusjamaislavoir.Finidefarfouillerdanslepassé.Jeveuxallerdel’avant.M’intéresseràl’avenir.IlesttempsderentreràlamaisonavecLukeetMinnie.PasàL.A.Cheznous.

SuzeetTarkievontpartireuxaussi.Ilsvontrécupérerleursenfantsetsauterdansunaviondèsque possible. Direction l’Angleterre, Letherby Hall et leur existence normale. Tarkie attend avecimpatiencede reprendreses travauxd’embellissement.Suzemeurtd’enviede revoirOwl’sTower.Elle dit qu’elle va luimettre de l’engrais toutes les semaines pour qu’il se porte bien. (Elle feraitmieuxdes’abstenir.Çarisquedeletuer.)

Lukeetmoidevonspréparernotredéménagement,prévenir l’écoledeMinnie,réglercertainsdétails.Dansunsens, jesuis triste,maisc’est lemieuxà faire. JesourisàLuke,dont levisageestéclairéparlesfontainesdelumière.Ilmeserrecontrelui.

Queva-t-ilsepasser,maintenantquechacundenousvaretourneràsonexistencequotidienne?LadifférenceavecOcean’sEleven est quenous sommesdans la réalité, pasdans la fiction, et quenousne sommespasmillionnaires.Et aussiquenousn’allonspasnous séparer en silencepour labonneraisonquenousavonsréservéunetabledansunsteakhousedontLukeaentendudireleplusgrandbien.

Je fais un clin d’œil à maman, qui donne un coup de coude à papa. Janice, le nez sur sontéléphone,annonceàlacantonadequesonmariestenchemin.

—Ilvientd’embarqueràHeathrow!Martinvientpasserquelques joursauxÉtats-Unis.Encompagniedemesparents, Janiceet lui

irontvisiterquelquesvignoblesdeCalifornie.Unebonneidéedebalade.Et,delapartdemesparents,unegentillefaçonderemercierJanice,quilemériteàcentpourcent.

—Onyva?faitmaman.—Jeveuxd’abordimmortalisercetinstant.Toutlemondedevantlesfontaines,s’ilvousplaît!

s’écrieJanice.OK!Là,nousnouséloignonsvraimentduscénariod’Ocean’sEleven.VousimaginezBradPitt

demandantàuntouristedeprendre«unclichédugang,siçanevousennuiepas»?Ensuite,mamanveutunephotod’elle et papa etune autre avec Janice. Je suis sur lepointde

demanderàSuzedemeprendreavecLukequandjeremarquelesregardsappuyésquenousjetteunhommerâblé.Enfait,jen’auraispasfaitattentionàluis’iln’avaitfixépapaaussiintensément.Quandiltournelatête,sonvisageestenpleinelumière.

—Oh!—Quoi?ditLuke,inquiet.—Regardecetype.Cen’estpasBrent?L’hommeenquestion reculed’unpas.Sonair confus le trahit.C’est lui.Lemêmeque sur la

photo,enplussaleetplusmassif.Ondiraitqu’ilregretted’êtrelà.—Nepartezpas,jevousenprie!jem’exclame.Etjemerueversmonpèrepourl’avertir.—Tuasvuquiestlà?—Brent,tuasréussi!Jenepensaispasque…,s’étonnepapa.

—J’ai reçuunmessagedeRebeccasurmon téléphone.Ellem’aprévenuque tuétais là.Ellem’aaussiparléd’autrechose.Untrucabracadabrant.

LabandedesDixsereformeautourdeBrent.Incroyable, l’hommequenousavonspoursuivi,dontnousavonstantparlé,quiaétéaucentredenospréoccupationspendanttoutcetemps,vientdesematérialiser.Là,sousnosyeux.

Onnepeutpasdirequ’ilsoitséduisant.Ilatoujourslefrontrectangulairedesajeunessemaissescheveuxgrisonnent,desbajouesetdesyeuxcreuxenlaidissentsonvisage.Savesteestquelconqueetélimée.Ilporteunsacàdossurl’épaule.Bref,onvoitqu’iln’apaseuuneviefacile.

Ilnousregardeàtourderôle,l’airméfiant,commes’ils’attendaitàunemauvaisefarce.—Est-cequeRebeccat’aparlédeladonation?luidemandepapa.Del’argent?Brentsembleencoreplussurladéfensive,cequejecomprends.Àsaplace,jen’ycroiraispas.

Jerefuseraistoutespoird’améliorationavantd’enavoirlapreuve.—Çan’apasdesens,rétorque-t-il.PourquoiCoreycéderait-iltoutàcoup?J’aiessayéen2002.—Jesais,ditpapa.Brent,commejetel’aiditquandnousnoussommesvus,àcemoment-làje

nesavaispascommententrerencontactavecCorey.Jen’auraisjamais…(Ilal’airunpeudépassé.)Regardecepapier,reprend-il.C’estl’arrangementfinancierqu’asignéCorey.Lasommequ’iltedoitmoralement.Riendeplus.

La foule des visiteurs va et vient, s’arrête pour contempler les jeux d’eau, tandis que nousobservonslevisagedeBrententraindedéchiffrerledocumentproduitparpapa.

Jesuispersuadéequ’illelitaumoinstroisfois.Auboutd’unmoment,illèvelesyeux,hochelatêteetréagitenfin.

—Jevois.Oui.Jepeuxlegarder?Indifférence?Ingratitude?C’estcequ’onpourraitcroiresionnevoyaitpassesmainstrembler

etunegrosselarmes’écrasersoudainsurlepapier.Cequ’évidemmentnousfaisonssemblantdenepasremarquer.

—Garde-le,nousavonsdescopies.Brentpliesoigneusementledocumentavantdelerangerdanssonsacàdos.—C’estàtoiquejedoisdesremerciements,Graham?—Ànoustous,répliquepapa.Nousavonsœuvrétousensemble.—Maisquiêtes-vous?—DesamisdeGraham,répondJanice.—EtdeBecky,préciseDanny.—Jesuislabelle-mèredeRebecca,ditElinor.—C’estBexquiamisaupointleplanpourapprocherCorey,ajouteSuze.—L’opérations’appelle«Becky’sEleven»,l’informefièrementmaman.Vousavezvulefilm

?—QuiestBecky?veutsavoirBrent.Unpeunerveuse,jem’avance.

—Bonjour,c’estmoi.J’ai rencontrévotrefille,Becca.Dans leparcdesmobilehomes–ellevousl’adit?L’aventureacommencéquandj’aiprévenumonpèrequevousaviezétéexpulsé.

—Nousvoulionsréparerlestortsquevousaviezsubis,intervientJanice.CeCoreyestunsalecon–excusezmonlangage.

—Vousêtesanglaise,d’aprèscequej’entends?—D’Oxshott.J’aiprisl’avionpourdonneruncoupdemain.Onferaitn’importequoipourJane

etGraham.—EtpourBecky,renchéritSuze.Elleatoutorganisé.—C’estuntravaildegroupe,jerectifie.Toutlemondeaétéformidable.—Maispourquoi?Pourquoim’aider?Vousêtespratiquementtousdesétrangers.Vousneme

connaissezpas.—OnaidaitlepèredeBecky,résumeDanny.—Tudoisremerciermafille,Brent.Elleaétélecerveaudetoutel’opération.J’allaisoublier.—Aufait,Brent,mercipourVPouGP.C’estladevisedemavie,ondirait!Maisilnepercutepas.Ilregardelesmembresdugangavecuneexpressionderéelleadmiration.

Finalement,ils’adresseàmoi.—ChèreBecky,vosamisontdelachancedevousavoir.Oupeut-êtreest-cevousquiavezdela

chancedelesavoir.—C’estmoiquiaidelachance.Absolument.Ilssontépatants.—Çamarchedanslesdeuxsens,lanceUlla.Jelaconsidèreavecétonnement.Jusqu’àprésent,ellen’avaitpasouvertlebec.Maiselleaété

parfaiteavecCyndi.—Toutàfaitd’accord,confirmeSuze.—Bref, l’importantc’estde l’avoir fait.Etmaintenantvousêtes là,Brent !Venezdîneravec

nous,c’estunordre…Maisjeparledanslevide.Brentadisparu.Oùest-ilpassé?Nousessayonsdelerepérerdanslafoule.Lukepatrouilledanslepérimètredesfontaines.Peine

perdue,ilestclairqu’onneleretrouverapas.Brents’estévaporédanslanuit.

LesteakhouserecommandéàLukeestsensationnel.Nouscommandonsdessteaks,desfriteset

tous les accompagnements de la carte ainsi qu’un délicieux vin rouge.Nous levons notre verre ànotresuccèscommun.Toutlemonderespiredesoulagement.Enfin,notremissionestterminée.

Je suisheureuse.Nous allons tous tellementmieuxqu’il y aquelques jours.Mesparents sontassis en face demoi avec Janice. Ils regardent des photos de paysages sur le portable de papa etdiscutentdeleurtournéedesvignobles.Chezmaman,plusd’hystérie,plusdestress.Ellen’arrêtepas

detoucherlebrasdepapa,quiluicaressegentimentledos.Unefaçondeluidirequ’ilnelaquitteraplusjamais.

Elinorestelleaussitrèsrelax.ElleparleavecLukedesvacancesquenousdevonspasserdanslesHamptons.Dannys’immiscedetempsentempsdanslaconversationavecunpotincroustillantquifaitriremabelle-mère.

Sionvoulait êtrevraimenthonnête, onpourrait sedirequeDanny fait ami-amie avecElinorparcequ’elleprévoitdeluiacheterunetonnedevêtementsetqu’elleval’aideràlancerunenouvellecollectionpour femmesmûres,cequiva rapportergrosàsamaisondecouture.Maiscen’estpasseulementunequestiond’intérêt.Unvéritableliens’esttisséentreeux.Jesuissincèreenl’affirmant.Parexemple,ilsontdécidédetoutfairepourqueCyndiprofiteaumaximumdesasoiréeaubalduMetropolitan,carellen’arienàvoirdanslescombinesdesonmari.

QuantàSuzeetTarkie,ilsontchangédutoutautout.Suzeestredevenueelle-même,riantpourunrien,détendue,sanssesaffreusesridessoucieusessurlefront.Tarkieestunhommenouveau.Jen’arrête pas de le dévisager pour comprendre les raisons de sa métamorphose. Ce qu’il y a dedifférent?Pasuneseulechosemaisplusieurs.Apparemment,undesconseilsquepapaluiadonnéspendantleurvoyageétait:«Faissemblantjusqu’àcequetuyarrives.»Jenesaispascequiestvraiou faux – et si lui-même le sait –,mais çamarche.À son retour enAngleterre, je parie qu’il vas’imposercommelevéritableseigneurdeLetherby.

—Nousallonsplanter troismillesarbres l’annéeprochaine,confie-t-ilàpapa.Mais j’aipeurqueSuzenesoitpastrèsimpliquéedansceprojet.

Àcesmots,Suzepiqueunfard.—Aucontraire.Nonseulementj’aideraiàlesplantermaisjem’enoccuperai,jelessurveillerai.

J’adorelesarbres!Tarkieluifaitunsouriretaquinetellerougitencoreplus.Elleluiacertainementconfesséson

mensongeàproposd’Owl’sTower.Tantmieux!Indépendammentd’eux,cettehistoiremestressaiténormément.

Comme si elle lisait dansmes pensées, Suzem’envoie un coup de pied discret sous la table.Nousportonsnosbottesdecow-boy.Ellessontsiconfortablesquejenevaisjamaislesquitter.J’ailestylewesterndanslapeau.Etdanslatête.Jesuisfolledel’Ouest,desfringues,dusoleil,dudésert,delamusique…

Cequimerappellequelquechose.—Hé,Luke,j’aioubliédetedire.Cetaprès-midi,quandj’étaisavecSuze,jemesuisamuséeà

jouerdubanjo.Ondevraitenacheterun.—Quoi?Luke,horrifié,interromptsonbavardageavecsamère.— Je t’avais dit qu’il refuserait, commente Suze en piquant un morceau de viande avec sa

fourchette.Jeréplique:

—Neprendspascetair,Luke!CeseraitbienpourMinnied’apprendreà jouerdubanjo.Onpourraitprendredesleçonstouslestroisetmonterungroupefolk,lesBrandon.Oui,plusj’ypense,plusjevoisçacommeunsuperboninvestissement…

PALAISDEBUCKINGHAM

MmeLukeBrandon

C/oThePines43EltonRoad

Oxshott

Surrey

ChèreMadameBrandon,

SaMajestélareinemepriedevousexprimersesremerciementsenréponseauxbonsvœuxquevousluiavezadressés.Jesuistrèsheureused’apprendrequeM.DerekSmeath,résidantàEastHorsley(auparavantàFulham),s’estrévéléd’uneaide siprécieuse,nonseulementvis-à-visdevousmaisaussipourdéfendre«descausesaussiimportantes que l’amour et la justice ». Je suis persuadéequ’il a ainsiœuvrépour l’avènement d’unmondemeilleur.Jesuisnéanmoinsobligéedevousdirequ’iln’existepasde«processusaccéléré»pouraccéderau titredechevalieretque la reinenedisposepasd’unedécorationde l’ordrede l’Empirebritanniqueen tropqu’ellepourraitglisserdansuneenveloppeàl’intentiondevotreami.En vous remerciant une fois encore, de la part de la reine, pour votre lettre, je vous prie d’agréer, chèreMadame,l’expressiondemessentimentslesmeilleurs.

LaviniaCoutts-Hoares-BerkeleyDamed’honneur

LONDON,DISTRICTOFHAMMERSMITH&FULHAM

HÔTELDEVILLE

KINGSTREET

LONDONW69JUMmeRebeccaBrandon

C/oThePines

43EltonRoad

OxshottSurrey

ChèreMadameBrandon,

Jevousremerciedevotrelettre.Ilesttoujoursagréablederecevoiruncourrierd’anciensrésidentsdeFulham.Vous me voyez ravie d’avoir des nouvelles de votre ami Derek Smeath, qui a dirigé la succursale de laEndwichBankàFulhampendantdenombreusesannées.Decequevousdites,jedéduisqueM.Smeathestunhommedevaleuretqu’ilafaitprofiterleshabitantsdeFulhamdesagrandesagesse.Il n’est malheureusement pas en mon pouvoir de lui « décerner une médaille ou de le nommer citoyend’honneurdenotreville».Envousremerciantdel’intérêtquevousportezànotreconseilmunicipal,jevousjoinsnotredernièrebrochuresurletraitementdesdéchetsrecyclables.

Trèscordialement,

ElainePadgett-Grant

Conseillèremunicipale

EastHorsleyHorticulturalSociety

«LittleWhisperings»

55OldOakLane

EastHorsleySurrey

ChèreMadameBrandon,

Merciinfinimentpourvotrelettre.L’histoirequevousrelatezm’afasciné!Entantquecamaradedejardinagedumêmeclub,jenepeuxqu’êtred’accordavecvous:Derekest un homme épatant. Je suis heureux d’apprendre que lord et ladyCleath-Stuart projettent debaptiserunedesnouvellesavenuesarboréesde leurdomaine«promenadeSmeath». Il leméritegrandement.C’estavec leplusgrandplaisirquenotreassociationprévoitune sortiedegroupepourassisteràl’inaugurationdecetteavenue.Àcepropos,jevousconfirmequelasommequevousnousavezfaitparvenircouvriralargementnosfrais.JevousassureégalementqueDerekn’ensaurarienetquejevouslaisserailuienfairelasurprise.Iln’encroirapassesyeux.Dansl’intervallecesera,commeondit,motusetbouchecousue.Enespérantvivementvousrencontreraucoursdecettemémorablejournée,jevoussouhaite,chèreMadame,santéettranquillité.

Biensincèrement

TrevorM.Flanagan

Président

P.-S. Êtes-vous la Rebecca qui, dans le livre de Derek, s’attire tant d’ennuis ? Ne vousinquiétezpas:jegarderailesecret!!!

Remerciements

Écrire un livre, c’est comme faire un voyage en voiture : on grignote beaucoup, on regardesouventdanslerétroviseuretonaparfoispeurdenepassavoiroùonva.J’exprimeunegratitudesansbornesàtousceuxquim’ontaccompagnéedanscecamping-caraufiguré.Sansvousjen’auraispaspuarriveràdestination.Merci.Bizzz.

Danslecamping-carbritannique:

Araminta Whitley, Peta Nightingale, Jennifer Hunt, Sophie Hughes, Nicki Kennedy, SamEdenboroughettoutel’équipedeILA,HarrietBourton,LindaEvans,BillScott-Kerr,LarryFinlay,Sally Wray, Claire Evans, Alice Murphy-Pyle, Tom Chicken et son équipe, Claire Ward, AnnaDerkaczetsonéquipe,StephenMulcahey,RebeccaGlibbery,SophieMurray,KateSamano,ElisabethMerriman,AlisonMartin,KatrinaWhone,JudithWelsh,JoWilliamson,BradleyRose.

Danslecamping-caraméricain:

Kim Witherspoon, David Forrer, Susan Kamil, Deborah Aroff, Kesley Tiffey, AvidehBashirrad,TheresaZoro,SallyMarvin,ShaaronPropson,LorenNoveck,BenjaminDreyer,PaoloPepe,ScottShannon,MattSchwartz,HenleyCox.

Titreoriginal:SHOPAHOLICTOTHERESCUE

publiéparBantamPress,unemarquedeTransworldPublishers,LondresCelivreestuneœuvredefictionet,àl’exceptiondefaitshistoriques,touteressemblanceavecdespersonnes

réelles,vivantesoumortes,seraitpurecoïncidence.

Retrouvez-noussurwww.belfond.fr

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ÉditionsBelfond,12,avenued’Italie,75013Paris.

PourleCanada,InterforumCanada,Inc.,

1055,bdRené-Lévesque-Est,Bureau1100,

Montréal,Québec,H2L4S5.

EAN978-2-7144-7353-0

©SophieKinsella2015.Tousdroitsréservés.

©Belfond2016pourlatraductionfrançaise.

Couverture:DelphineDupuy.

Graphisme:AtelierDominiqueToutain