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du même auteur - WordPress.com · 2018. 7. 14. · La voiture longe le jardin des Tuileries, s’arrête au feu rouge à l’angle de la rue Royale et de la place de la Concorde

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  • dumêmeauteur

    AZF–Uneaffaireausommetdel’État,ÉditionsduRocher,2013.LaChutedesidoles,Michalon,2015.

  • ARNAUDARDOIN

    «PRÉSIDENT,LANUITVIENTDETOMBER»

    LemystèreJacquesChirac

    COLLECTIONDOCUMENTS

  • Vouspouvezconsulternotrecataloguegénéraletl’annoncedenosprochainesparutionssurnotresite:www.cherche-midi.comDirectionéditoriale:ArianeMolkhou©lecherchemidi,201730,placed’Italie75013ParisMisenpagesparSoftOffice–Eybens(38)Dépôtlégal:octobre2017ISBNnumérique:9782749150192Couverture:M.C.Photos:©ChristianVioujar«Cette oeuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteoeuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriété Intellectuelle.L’éditeur se réserve ledroit depoursuivre toute atteinte à sesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»

    http://www.cherche-midi.com

  • Mardi18juillet2017,danssonappartementdu9earrondissementdeParis,«lanuit»deDaniel

    estdéfinitivementtombée.Celivreluiestdédié.Unhommageàcethommedel’ombrequiaconsacré

    unegrandepartiedesavieàJacquesChirac.Leprésident,commeill’appelait,futàlafoissonidole,unfrèred’armesdontilsaisissaitlasubtilitédessilences.

    UnhommeauquelDanielvouaitunamouretunrespectsansbornes.

    AucrépusculedelaviedeJacquesChirac,ilfutuncompagnonméticuleux,cherchantinlassablement

    àluitransmettrecetteénergievitale,capabledeluiredonnerlaforcedesebattreetd’affronter

    letempsquipasse,inexorablement…

  • 1

    VIVREPOURMIEUXBRÛLERL’ENNUI

    Mieuxvautlafind’unechosequesoncommencement,mieuxvautpatiencequesuperbe.

    L'ECCLÉSIASTE

    Paris–octobre2015La place Saint-Georges est déserte ou presque. Il est neuf heures trente

    précises. L’air est doux, l’automne n’est pas encore arrivé, l’été s’éternise unpeu.Commechaquematin,depuis troismois, lechauffeurduprésidentagarélaVelSatisgriseaunuméro28.Lespremiersjours,leshabitantsdecequartierbobo,unpeusurpris,onttournélatêteverslaberlined’oùilsontaperçu,parlafenêtre entrouverte, le visage de Jacques Chirac. Puis, au fil des semaines, lavoitureduprésidents’estfonduedansledécor.Daniel,encostumecravate,descendlarueNotre-Dame-de-Loretteetrejointle

    véhiculesurlaplace,Sketchauboutdesalaisse,unwestie,uneraceécossaiserobuste et rustique…Daniel ouvre la portière, toujours côté gauche, aide sonchienquigrimpepéniblement sur labanquette arrière car l’animal estmalade.Entempsnormal,Danielprendlemétro,maisquandleprésidentasuquesonchienétaitmalade,ilaexigéquesonchauffeuretluiviennentleschercherpouréviteràl’animaltropdefatigue.Daniel plie sa grande carcasse et s’engouffre dans la voiture, salue

    respectueusement le président assis à droite sur la banquette arrière, c’est saplace. Daniel est un fidèle parmi les fidèles, un homme de l’ombre : de cespersonnages qui fuient la lumière pour se réfugier dans le clair-obscur, jamais

  • surlesphotos,parfoiscitéparunjournalistedepresseécrite,jamaisaupremierplan,maisjamaisbienloinnonplus.L’ancienchefd’Étatportebeau.Uncostumegris,unechemisebleueà fines

    rayures,lacravateetlapochettecomposentuncamaïeusobreetélégant.Ilalesyeuxdanslevague,levisagecolléàlavitre.Sansdireunmot,leprésidentposesamainsur lechien,commechaquematin.Cen’estpasvraimentunecaresse,maisquelquechosed’autre,ungesteindéchiffrable.Salonguemainauxdoigtsfins constellés de taches de vieillesse s’est doucement posée sur la petite bêteblottie au fond de la banquette en cuir. Lamain du président, celle que desmillions de Français ont observée à la télévision lorsque Jacques Chiracdébattait,sedéfendait,essayaitdeconvaincredubien-fondédesapolitique,desmainspleinesd’énergie,desmainsquiontfaitsaforce.Lavoituredémarrelentement,traverselequartier–directionruedeLille,làoù

    le président a installé ses bureaux, à quelques mètres de l’endroit où, trente-neuf ans auparavant, Charles Pasqua et lui ont créé le RPR 1, unemachine àvictoires qui allait propulser Jacques Chirac au pouvoir. Comme si sa vie,foisonnante, multiple et complexe, avait effectué une boucle parfaite pourreveniraumêmepoint,àquelquesmètresprès,làoùtoutacommencé,làoùtoutsetermine.Depuisquelamaladieafrappéàsaporteen2005,quiluifaitperdredoucementsesfacultésintellectuelles,leprésidentaimecesmomentsdelibertécarsesjournéessontdevenuesd’étrangesparenthèses.Lavitregrandeouverte,ilobserveavecgourmandisecesvisagesetcescorpsinconnusquidéfilentsur letrottoir,lavraievie,brouillonne,simple,quiluibrûle,chaquematin,lesrétines.Lamain toujours posée sur le chien qui ne bouge pas, le président regarde lemonde,humel’odeurdelaville,savillequ’ilfaçonna,celledontilfutlemairependantdix-huitans,unmoisetvingt-sixjours.Cettevillelumière,Daniellaconnaîtluiaussisurleboutdesdoigts.Àvingt-

    cinqans,encorejeuneétudiantendroit,ilseretrouvedanslebureaudePasqua.Le destin. Le « patron » lui demande d’arpenter la ville, de la labourer,arrondissement par arrondissement, de visiter chaque permanence afin depréparerlacampagneélectoraleéclairenvuedesélectionsmunicipalesde1977.Jacques Chirac a créé le RPR en 1976. Il s’agit alors d’un tout jeune partipolitiqueetilfautconvaincrequeleseulhommecapabledegagnerParis,c’estChirac. Daniel est un gamin de vingt-cinq ans qui cherche un débouché à savie…Chirac,illeconnaîtàpeine,maisilprendsamissiontrèsàcœur.DanielacroiséJacquesChiracen1972danslapropriétécreusoisedupuissant

    Pierre Juillet. Juillet est alors conseiller du président Pompidou aux côtés de

  • Marie-France Garaud. Tous deux deviendront les mentors de Jacques Chirac.Pierre Juillet est un homme discret, amoureux de la nature, à la recherche dusilence.Régulièrement,pours’éloignerdesbruitsdelaville,ildescenddanslaCreuse : il marche en forêt, il tond ses moutons qu’il attrape sans vergogne,commeunpaysanaguerri,toutenréfléchissantauxstratégiesqu’iléchafauderade retour dans la capitale. Daniel se souvient, l’image a imprimé sa rétine :PierreetJacquessontpostéscommedessoldatsàl’entraînementets’amusentàfairedescartonsavecdesrevolverssurdesemballagesdebouteillesdewhiskyGlenfiddichvides.Lesouvenirest intact, jusqu’àlamarquedelabouteille.Cejour-là,DanielnesedoutepasdecequivaluiarriveretJacquesChiracnonplusd’ailleurs,aveugléspar leur jeunesse. Ils ignorentquedébute laplus longueetpeut-être la plus belle histoire de leur vie.Quarante ans aux côtés de JacquesChirac,sansunnuage,sansuneride.Daniell’avusetransformersoussesyeux,ilsontgrandiensemble,aujourd’huiilsvieillissentensemble,l’unbeaucoupplusvitequel’autre.Danielapris lebateauRPRen1976pourne jamaisplusmettrepiedà terre.

    Unvoyageaulongcours,tumultueux,harassant,excitant,l’aventured’unevie:la conquêtedeParis, lenouveauparti gaulliste et sonappareil qu’il faut tenir,puis les meetings qui s’enchaînent à une vitesse folle avec chaque soir, envedetteaméricaine,lefringantJacquesChirac.Unbelhomme,sil’onencroitlesuccès qu’il a auprès des femmes.Si unpeintre devait le croquer, il lancerait,dansungestevif, un trait au fusain, souple et élégant, commeune fulguranceinaccessible. Jacques Chirac, c’est un mouvement, une énergie brute sous leslumières d’une estrade de province. À ses côtés, Daniel mène une vie desaltimbanque,unsoirici,unautrelà,jusqu’en1995,l’annéedelaconsécration:l’Élysée.DanieldevientchefdecabinetadjointduprésidentdelaRépublique.La ville défile lentement derrière les vitres de la berline. Les deux hommes

    sont assis l’un à côté de l’autre, silencieux. Un calme brisé parfois par unpassant, un homme, souvent une femme, qui a reconnu dans la voiture leprésidentdelaRépublique.Étonnédevoirenchairetenosceluiqu’ilatoujoursvuà la télé. Il est entrédans le cœurdesFrançais,qui semblent lui avoir toutpardonné. Jacques Chirac aime ces moments, des moments qu’il a toujoursaffectionnés d’ailleurs, même lorsqu’il détenait le pouvoir, même lorsque leprotocoleétaitunéteignoir,bridantsesfollesenvies.«Daniel,arrêtons-nous,j’aimeraisfumerunecigaretteetboireunverre!–Monsieur leprésident, ilest interditdefumerdans lescafés,vous lesavez

    bien,c’estvousquiavezfaitvotercetteloi!

  • –Ahoui,justeunepetitecigarette…»tenteleprésident.Le chien a levé la tête. Daniel profite du trajet pour regarder ses mails,

    répondre aux SMS, car bientôt il n’aura plus le temps de rien, tant il prend àcœursamissionauxcôtésdu«président»,commeill’appelleaffectueusement.LavoiturelongelejardindesTuileries,s’arrêteaufeurougeàl’angledelarue

    RoyaleetdelaplacedelaConcorde.Avant,dansl’autresiècle,lorsqu’ilavaitlepouvoir, le président fonçait sur l’avenue Gabriel pour rejoindre l’Élysée àn’importequelleheuredujouroudelanuit.Aujourd’hui,ilatoutsontemps.Dansquelquesminutes,ilmonteradanssonbureau–celuiquel’Étatamisà

    sa disposition comme pour tous les anciens présidents de la République –,accompagnédeDaniel.Sesdeuxgardesducorpsluiontouvertlagrandeportevertedu119delaruedeLille,laVelSatisaroulétrèsdoucementsousleporcheétroit,pournepasrayerlesrétroviseurs.Chaquematin,lesdeuxhommesaidentle président à descendre, un pied sort lentement, puis l’autre. Son long corps,légèrementvoûté,s’extirpepéniblement.JacquesChiracestenfindebout,noyédansune lumière fade.Daniel se tient là, juste à côté.Avec sonmètrequatre-vingt-huitetsacarrurederugbyman,ilveilleàtout.La vie est un combat, le président le saitmieux que quiconque.L’ascenseur

    montelentement.Ilfautensuiteouvrirlaporte,saluerl’équipe.Claude,safille,est déjà au travail, elle qui le connaît le mieux, elle qui le suit depuis tantd’années,ellequifut«l’artisan»desesvictoires.Elleestsonœil,parleensonnom, incarne l’autorité. Elle regarde son père, devenu un vieil homme, quirejointsonbureauenfaisantpéniblementtraînersespiedssurleparquet,ellequil’avubondirsurscène,s’agiter,serrerdesmainsjusqu’àplussoif.Levoilàenfinseul,assisdanssongrandfauteuil,surlequelilvaresterjusqu’à

    l’heuredudéjeuner.Leprésident s’accordeunpetitplaisir, il sortde sapocheson paquet de cigarettes, des PhilipsMorris Ultra Lights, pour se convaincrequ’elles sont moins dangereuses, une entorse aux recommandations desmédecins.Ellessontsondernierespacedeliberté.Avantilseréfugiaitdanslestoilettespourtirersursabouffardeafind’échapperauxreprochesdesonépouseBernadette. Maintenant il ne se cache plus. Il attrape son briquet, laisse seconsumer le tabac qui rougit et avale lentement la première bouffée. Il laissemonterlesvolutesauplafond,commedespetitsnuagesd’unbleudilué.JacquesChirac regarde son bureau, un grand rectangle auxmurs blancs, recouvert depeintures,dephotographies,desculptures.Nichéedansuncoin,unegigantesquedentdenarvalofferteparsonamiJeanChrétien2, l’ancienPremierministreduCanada.Ils’attardesuruneétagèreoùreposelacopiedupremiercrânehumain,

  • celuideToumaï,découvertparleprofesseurMichelBrunet.Faceàlui,encastrédans l’âtre d’une cheminée, un sumo miniature rouge dans la position ducombattant, une petite touche de couleur pour lui rappeler la vénération qu’ilporteàceshommesqu’ilavuss’affrontersisouventauJapon.Cenesontpasdes œuvres d’art poussiéreuses qui trônent ici. Pas de hasard dans cetordonnancement, chacune d’entre elles constitue un souvenir, une émotion,toutessontreliéesàunévénementparticulierdesavie,offertesparunhomme,un ami, un compagnon, achetées dans une galerie, elles sont les pièces d’unpuzzlequeluiseulsaitremettredanslebonordreetluidonnentlaforce,chaquejour,d’allerauboutdel’histoire.Avantderejoindreleprésidentdanssonbureau,Danieléchangequelquesmots

    avecChristine,lafidèlesecrétaire.Iljetteunœilsurleprogrammedelajournée,relit la note sur laquelle sont inscrits les noms des visiteurs triés sur le volet,ceuxquiaurontleprivilèged’entrerdanslebureauduprésident,sa«caverne».Claude, sa fille, veille scrupuleusement, comme elle l’a toujours fait. Car il

    fautéviterlesbavards,tousceuxquiessaieraientdetirerprofitdecetterencontreenétalantdans lesmagazinespeople lesdernières révélations sur leprésident.L’équipe doit aussi gérer les émotifs, ceux qui n’arrivent pas à retenir leurslarmes devant cet homme qu’ils aiment profondément et qui n’est plus celuiqu’ils ont connu, des dévots que l’on retrouve bouleversés au comptoir duConcorde,lecafé-restaurantsituéàdeuxpasdesbureauxduprésident.Neresteplus qu’un carré de fidèles, les grognards, et quelques personnalitésinternationalesqui,depassageàParis,veulentpartagerunmomentaveclui.Entre deux rendez-vous, les deux hommes se branchent sur une chaîne

    d’information en continu qui déverse ses mauvaises nouvelles. La furie dumonde,touteslesquinzeminutes.Avant,leprésidentauraitsautédansunavion,organisé des réunions d’urgence, affrontant le monde droit dans les yeux.Aujourd’hui, il le regarde se décomposer avec l’impuissance d’un retraité,commesitoutcelaétaitdevenuunécholointainetinaccessible.Surl’écran,desdjihadistes de l’État islamique, d’effrayants personnages tout de noir vêtusparcourantunevilledésertedansunpick-uppoussiéreux.Lebruitdelavillemontedoucement.Lasirèned’unevoituredepolicevient

    briser cette torpeur. Le boulevard Saint-Germain est embouteillé, le présidents’estassoupiquelquesinstants,pourrejoindresessouvenirs.Lechiendortàsespieds.JacquesChiraclivre,àquatre-vingt-troisans,sadernièrebataille.Autourdelui

    quelques fidèles qui reprennent leur souffle à chaque fois qu’ils poussent la

  • porte.Àquelquespasdelà,depuisplusieursmois,dansuntumultesourdquinefranchit pas le seuil de sa porte, la primaire à droite fait rage, elle bruisse demille rumeurs et de supputations. Sur les ruines de la chiraquie,Alain Juppé,Nicolas Sarkozy, François Fillon s’affrontent à la vie à lamort. Il connaît dechacunsesqualités,sesdéfauts,sesforces,sesfragilités,maistoutcelan’aplusbeaucoupd’importancemaintenant.JacquesChiracn’apluslaforcedefairenidedéfaire. Il n’aplus la forcepourgrand-chose. Il n’est plusqu’unnom,uneimage. Cet homme nu, vulnérable, assis dans ce bureau, a incontestablementmarqué de son empreinte la vie politique. Aujourd’hui, il s’accroche à la vieavec dignité, et tous ses amis, de Jean-Louis Debré à Pierre Mazeaud, ses«bébés»,ceuxqu’ilcouvad’unechaleurprotectriceetquisontdevenusàleurtour des hommes et des femmes politiques, ses copains de jeunesse, ceux quisontencoredecemonde,sedemandentceque lesFrançaisvontgarderdecethommeenapparencesisimpleetsicomplexeàl’intérieur.

  • Daniel a encore quelquesminutes pour flâner place Édouard-Herriot, àdeux pas du Palais-Bourbon. Son chien prend tout son temps, lui aussisavoure.ToutestprêtpourrecevoirlenouveauministrechinoisdesAffairesétrangères,WangYi.DepassageàParis,ilvientrendreunevisiteprivéeàce grand ami de la Chine. Le président a mis son plus beau costume, aplaquésescheveuxenarrièrecommeàlagrandeépoque.Commeencejourdu 16 mai 1997 à Pékin, lorsqu’il signait avec le président chinois JiangZeminunedéclaration sino-françaiseappelantàunnouvelordremondialpolitiqueetéconomique.Jacques Chirac, malgré sa santé chancelante, a ouvert la porte de son

    bureau à la petite délégation. Il a tenu à accueillir lui-même son hôte,arborantunlargesourire.Danielestlà,àsaplacehabituelle.Jean-MarcdeLa Sablière a été convié à cette rencontre. Haut fonctionnaire du Quaid’Orsay,ilfutsonsherpaàl’Élyséeetsonambassadeuràl’ONUpendantlacrise irakienne.Le14 février2003,auConseildesécuritéde l’ONU, ilestl’homme aux lunettes assis derrière le ministre français des Affairesétrangères, avec le visage fermé de celui qui sait que le moment esthistorique.Aufildutemps,lesdeuxhommesontapprisàseconnaîtreetàs’apprécier, à se comprendre. Depuis sa retraite en 2011, il vientrégulièrementrendrevisiteauprésident,accompagnédesonépouse.Cettefois-ci,ilestvenuseul.Aujourd’hui, il n’y a plus rien à négocier, pas demessage secret à faire

    passerauprésidentchinois.Pendantsesdeuxmandats,JacquesChiracfutun excellentVRPde laFrance. Sous son impulsion, desmilliards d’eurosontétéengrangésdans lescaissesde l’État,grâceà lasignaturede juteuxcontrats de vente d’Airbus, de locomotives, d’usines de retraitement deseaux.Àchaquefois, leprésidentvantelenouvelélanprisparlesrelationssino-françaises. Son amour pour l’empire du Milieu a des effets positifspourl’économiefrançaise.Unefaçonhabiledejoindrel’utileàl’agréable.Cettevisiteestjusteunhommagepourunaînéquel’onrespecte:«Vousêtesunhommed’ÉtatoccidentaltrèsconnuenChine,etsurtoutun

    grandami,delonguedate,dupeuplechinois.L’amitiéquevousportezàlaChine vient du fond de votre cœur et se fonde sur une compréhensionprofondedel’histoireetdelaculturechinoises,luidit-ilenpréambule.–ÀchacunedemesvisitesenChine,j’aiétéprofondémentimpressionné

    parlaforcedelacivilisationchinoise»,luirépondleprésident.

  • Jacques Chirac, dès l’adolescence, en arpentant les salles du muséeGuimet, avait comprisque l’avenirdumonde se jouaitdans cepaysqu’ilaimaitpar-dessustout.Leministrechinoisluioffreensuitedeuxbeauxouvrages.Leprésidentles

    ouvre lentement, regarde leur couverture, remercie leministre.Daniel lesposedélicatementsurlebureaudeJacquesChirac.L’entretiensetermine.Le président s’extirpe difficilement de son fauteuil. Jean-Marc de LaSablièreproposede raccompagner leministre jusqu’à sa voiture. JacquesChirac ne veut rien entendre, il veut le faire lui-même. « Le présidentchinois JiangZeminm’a toujours raccompagné lorsque j’étais en voyageofficiel»,dit-il suruntonquinesupporteaucunecontradiction.DanieletJean-MarcdeLaSablièreseregardent, interloqués. Ils le laissentpartiràson rythme.Un des gardes du corps ouvre la porte d’entrée de la rue deLille.Leministre chinois s’engouffredans sa limousine, le gratifiantd’underniersourire.JacquesChirac,deboutsurlepasdelaporte,lèvesalonguemainpoursaluerunedernièrefois laChine,commes’ilétaitencoresurleperrondel’Élysée.

    1.RassemblementpourlaRépublique.2.PremierministreduCanadadenovembre1993àdécembre2003.

  • L

    2

    LAVÉRITÉDEL’HUMANITÉ

    Lavéritéd’unhomme,c’estd’abordcequ’ilcache.ANDRÉMALRAUX

    eprésidentdortdeplusenplusmal,sesnuitssontagitées,iln’estpasrarequ’il se réveille à quatre heures du matin sans réussir à retrouver le

    sommeil. Alors il récupère ces heures perdues en faisant une sieste dans sonbureau,commelorsqu’ilétaitencampagneenCorrèzeàpartirde1967etqu’ildormaitunedemi-heuredans saPeugeot403grispoussière, sonmètrequatre-vingt-neufrecroquevillésurlesiègepassager,unsandwichsaucissonsecd’unemainetunecigarettede l’autre.Unpetit sommeavantd’affronterunnouveaumeeting, un nouveau comice agricole ou une fête de village à l’autre bout dudépartement. À cette époque, les électeurs ne voient qu’un beau garçonambitieux,unmétéoreàlunettes.LeChiraccôtéface…Aujourd’hui,soncorpsluirappelletoussesexcès,safolleenviedevivrequ’il

    a consumée sans compter. Mais ni les journalistes ni le grand public neconnaissent réellement ce qui habite cet hommepressé, qui est devenu, vingt-huit ans après sa première élection législative, le cinquième président de laCinquième République. Quand il arpente la campagne de Corrèze, l’airdéterminé,l’imperquiflotteauvent,lamaintendue,unecigaretteaucoindelabouche, le sourire en bandoulière, qui peut imaginer que lorsqu’il avaittreize ans, ce gamin séchait les cours, non pas pour aller jouer au football outraînerdans la rue,maispouradmirerdesvases,desbronzes,descédrats,desamphores,plongeantsonregardseptmillénairesenarrière.Percer son mystère, c’est emprunter les couloirs sombres d’un dédale. Car,

    quandils’agitdeparlerdelui,cetaiseuxélude,minimise,joueàl’imbécile,un

  • art qu’il maîtrise si bien… Il aura fallu attendre presque un demi-siècle etl’inauguration dumusée duQuaiBranly, le 20 juin 2006, pour entrapercevoirl’hommequisecachederrièreJacquesChirac.LeChiraccôtépile…Dixansetquatorzemillionsdevisiteursplustard,unecérémonieémouvante

    présidée par François Hollande, l’« autre » président corrézien, revient sur lelongcombatdeJacquesChirac,quibienavanttoutlemondeavaitsentiquelesartspouvaientréconcilierleshommesetéviterlechocdescivilisations,«quineconduit qu’à l’affrontement destructeur. […] Lorsque l’abjection terroristemenacelaliberté,lorsquedesdictateursensauvagentdespaysautrefoisberceauxde civilisations, comme en Syrie, lorsque la guerre civile jette à la mer desmilliers de réfugiés, nos valeurs sont le fil à plomb de la conscience et del’espoir.C’est aussi ceque cemusée traduit 3 ».Unmusée qui depuis ce jourporte son nom « Quai Branly-Jacques Chirac ». Un événement sans que lepatriarchepuisseyassister.Sonétatdesanténeluiapaspermisdesemontrerenpublic.Àlatribune,son

    petit-fils Martin, du haut de ses vingt et un ans, raconte, la gorge nouée, lapassiondesongrand-pèrepourlesartspremiers.Cemusée est d’abord un rêve devenu réalité à travers la rencontre de deux

    Jacques.Unerencontrecommeuneétincelledanslanuit.JacquesKerchacheestun collectionneur à la personnalité hors du commun, expert incontournable enarts premiers, reconnu dans le monde entier pour ses connaissancesencyclopédiques de l’art, sous toutes ses formes. La passion d’une vie qu’ilaimerait partager avec les Français. Célébré aux États-Unis, il est ignoré enFrance.Unsoir,AnneKerchachereçoitunappeldeStevenSpielbergquiveuttournerunfilmsurunaventurieret luiproposedes’installeravecsa familleàLos Angeles pour qu’il raconte ses voyages, ses aventures… mais il déclineet IndianaJones, succèsdubox-officemondial, se fera sans lui puisqu’il veutrester en France, sa patrie. JacquesKerchache, lui qui n’est pas un expert desalon, voudrait tellement que l’on découvre la beauté de ces œuvres venuesd’Afrique,d’Océanie,d’Asie,qu’ilalui-mêmetransportéesàdosd’hommeousurdespiroguesdansdesconditionsextrêmes.Danslesannées1980,ilchercheà convaincre le présidentFrançoisMitterrandde soutenir sonprojet demuséedes arts premiers, en vain… Cet amoureux des belles lettres n’y croit pas etconsidèrecesœuvrescommeunartmineur,pournepasdired’autresmots.Ilyapourtant, derrière cette obstination, un véritable message politique, celui queJacques Chirac partage sans encore le savoir… Quelques mois avant leurrencontre,le15mars1990,JacquesKerchachesigneunmanifestevirulentdans

  • les colonnes de Libération : « Pour que les chefs-d’œuvre du monde entiernaissentlibresetégaux».Cetaventurieréruditvoudraittellementfairepartagerauplusgrandnombrelapassionquil’habitedepuissilongtemps.Jacques Kerchache a vingt-quatre ans lorsqu’il quitte Paris. Sa famille, de

    souchemodeste 4, vapendantunan fairedes économiespour luipermettredevivre sa passion. Son petit pécule en poche, il part à l’aventure auDahomey,aujourd’huileBénin,leberceauduvaudou5…Pendantplusdedixans,chapeaudebrousseetsacàdos,ilsillonnel’Afriqueaupérildesavie,pourrencontrerdestribusquiviventdanslaforêt,pourcomprendreleursarts,s’immergerdansleur intimité et partager leurs ritesmystiques. Peu à peu, il devient leur frèreblancetréussitàvivreaveclespapasvaudous,ceuxquidétiennentlepouvoiretla force.Une force qu’ils vont lui transmettre « parce qu’ils savaient qu’il enprendraitsoin6».JacquesKerchachedevientleurambassadeur,unefidélitépourlavie. Ilconnaît lapuissancedechacunedesœuvresqu’il rapporteenFrance.Desœuvresétrangesàl’esthétiquetroublanteetambiguë,desobjetsintimementliés à leur fonction.Carcesœuvresd’art sontd’aborddesobjetsdeculte,quirenfermentl’énergiedesancêtres,dontlafonctionestdeprotégeroudenuire…L’étincellequibouleverselaviedesdeuxJacquesseproduitàl’été1990,sur

    l’îleMaurice.Uninstantfondateurparcequ’ilscelleuneamitiéindéfectible.LescouplesChiracetKerchache résidentdans lemêmehôtelet,par leplusgranddes hasards, sont voisins de chambre.Quelques semaines auparavant, JacquesKerchacheavaitdécouvert,dansunarticledeParisMatchconsacréaumairedeParis,unephotodévoilantauxlecteurssonmonumentalbureausur lequelétaitposéenévidencesonlivreLesArtsafricains.«Iladécidédel’interpellerdanslecouloirde l’hôtel, je lui avaispourtantdéfendudenepasdéranger lemairependantsesvacances,maisc’étaitplusfortquelui7.»AnneKerchacheensouritencore. Contrairement à la légende colportée d’article de presse en article depresse8,JacquesChiracnel’apasrepoussé,bienaucontraire.Ilestauxanges,ravid’avoirdevantluil’auteurdel’undeseslivresdechevet.Pendantlestroissemainesdevacances,lesdeuxhommesnesequittentplus:«Ilsmarchaientsurlaplagependantdesheures,discutaientsanss’arrêter,jen’enrevenaispas.»Delongues marches sur le sable, entre mer et soleil, où les deux hommes sedécouvrent cette passion commune. Une révélation. Le soir venu, le coupleChiracet lafamilleKerchacheseretrouventpour l’apéritif,commedesimplesvacanciers.MaïaetDeborah,lesdeuxenfantsdesKerchache,amusentbeaucoupJacquesetBernadette…Onrit,onestheureux.Uneamitiévientdenaître.

  • DeretouràParis,lesdeuxhommespoursuiventleurséchangessuruneœuvre,unobjet que JacquesChirac a dénichés.À lamairie deParis, puis à l’Élysée.JacquesKerchachepassedesaprès-midientiersavecleprésident,enfermésdansleur monde. Ils confrontent leurs points de vue, posent à même le sol leursdocuments, comme deux étudiants exaltés. Ils se ressemblent tellement. LesdeuxJacquessontdesenfantsuniques.Tousdeuxontunemèreétouffante,tousdeuxontfuilesbancsdel’écolepourvivreleurvie,attirésparl’ailleurs.Etpuisilsontenpartagecegoûtdel’aventure,l’amourdesgrandsvoyagesetdel’art.Mais l’un est allé aubout de ses rêves en sillonnant les continents, l’autre estrestésurplaceenvoyageantdanssatête.Deuxhommesàpartquionttracéleurchemin chacun de leur côté et qui à travers cette rencontre vont se révéler,jusqu’àsetranscenderpourdonnernaissanceàcemuséequiouvrirasesportesen2006.Kerchache,c’estsondouble,leseulàcomprendretoutcequelesamispolitiquesdeChiracconsidèrentcommedes«chinoiseries».Ce lundi 11 juillet 2016, l’âme de JacquesKerchache plane au-dessus de ce

    petit groupe de visiteurs qui déambulent dans les salles du musée du QuaiBranly-Jacques Chirac fermé au public comme chaque lundi. Ce ne sont pasn’importequels visiteurs, autourde JacquesChirac en chaise roulante, sa filleClaude, son épouse Bernadette, le président du musée Stéphane Martin, lecommissaire d’exposition Jean-Jacques Aillagon 9 et son ami Abdou Diouf,l’ancien président du Sénégal. Ils savourent l’exposition qui est consacrée auprésident Chirac. Ce musée, c’est le rêve de deux gosses passionnés. Siseulement il pouvait être là pour partager ce moment avec lui. JacquesKerchache, qu’il considérait comme un frère, est décédé prématurément auMexiqueen2001àl’âgedecinquante-neufans,cinqansavantl’inaugurationdecemuséepourlequelils’étaittantbattu.Onpousselachaiseroulanteduprésidentàtraverslesvastessallesdumusée.

    JacquesChiracestsilencieux,absent.Cetteexposition,miseenscèneparJean-JacquesAillagon,estungrandvoyagedanslacathédraleintérieuredel’hommeChirac.Sonenfance,sespassionspourlescultureslointainesetsoncombatpourimposer les arts premiers, méprisés par des conservateurs pédants qui nes’intéressent qu’à l’art académique, occidental de préférence. La visite de cemusée qui porte dorénavant son nom est la plus belle des reconnaissances.Seize ans de bataille contre les intellectuels, les bien-pensants, les savants, lesexperts, plus largement contre l’esprit français où l’art reconnu et célébré necommencequ’àlaRenaissancepourseterminerauXXesiècleaveclescubistes.

  • Sesouvient-ildecesannéesdepalabresavecPierreRosenberg,leconservateurduLouvre,unesommitédanslemondedesarts,quiafaittoutesacarrièredanscemuséeleplusvisitéaumonde?L’hommeàl’écharperouges’opposaautantqu’illeputàexposerdesœuvresprimitivesaupavillondesSessionsdumuséedu Louvre. « Le Louvre n’a d’ailleurs pas vocation à présenter l’art del’ensemble de l’humanité », explique-t-il dans l’introduction de son cataloguetrimestriel.Carcequise jouederrièrecettequerelleestunvieuxetvaindébatsur le rôled’uneœuvred’art.PourPierreRosenberg,cesœuvresd’artprimitifn’en sont pas parce qu’elles sont avant tout des objets ethnologiques, ladimensionesthétiquen’arrivantqu’ausecondplandelacréation.Ilfaudratoutel’énergiedeJacquesChiracetdesonamiKerchachepourfaire

    plierleconservateurafinquelegrandpublicdécouvre,enavril2000,aprèsdesannées de bataille, des sculptures inuits, des terres cuites maliennes ou desœuvres océaniennes posées à quelquesmètres deLa Joconde et des toiles dePoussin,lagrandepassiondePierreRosenberg.JacquesChiraca-t-ilappréciécemoment?Quelquescommentairesconvenus

    indiquentqueleprésidentl’auraitbeaucoupaimé,répétantàplusieursreprises,selon les témoins : « Quelle belle exposition ! » C’est en fait une victoireposthume,tristementposthume,carJacquesChirac,cejour-là,semblebienloin,coupédumonde…Commentsesamisont-ilspupassersilongtempsàcôtédecettepassionquile

    dévoreetqui,parrésurgence,ainfluencésamanièredefairedelapolitiqueetdepenser le monde. Les médias s’interrogent, surpris, étonnés de découvrir queJacquesChiracneseréduitpasauwesternetàlatêtedeveau.SafilleClaudelèveuncoindevoilesurlajeunesseturbulentedesonpère:«Ilavaitdéjàenluicette ouverture d’esprit, cette curiosité, cette envie de découvrir le monde.JacquesChiracatoujoursétéunrévolté10»,raconte-t-elle.Pourappréhendersonmondeintérieursiriche,ilfautpousserlaportedeson

    bureau où le calme feutré contraste avec le bouillonnement de sa vie. JacquesChiracestà lafoisenmouvementperpétuel,unêtrequis’agiteetqui,dans lemême temps, recherche le silence, lit, étudie, seplongecorpset âmedansdesouvrages savants pour essayer de comprendre l’histoire du monde, de sacréation.L’aventured’unevien’ysuffitpas.Chiracestunhommequicherchedésespérémentparcequepourluiledébutdetoutresteuneénigmeabsolue,auxlimitesdel’absurde.C’estdanscetrounoirdumondequ’ilachoisideplonger.En remontant le temps jusqu’à ses premièresminutes, JacquesChirac cherche

  • confusémentdesréponsessursesorigines,surlemystèredesaproprevie,mûparcesoufflevitalquiguidelepasdeshommesdepuislesorigines.Dans cet espace apaisant, il est un peu commedans le ventre de samère, il

    retrouvelasérénité.Faceàlui,surlacheminéefaisantfaceàsonbureau,toutcequi constitue son panthéon, tout ce qui l’aide depuis un demi-siècle à se tenirdroit, àpenseràautrechosequ’auxaffresde lapolitique :deuxvaseschinoisd’un bleu dilué, posés aux extrémités, et au milieu une statuette africainelongiligneenboissombre–uneœuvremumuyevenuedel’estduNigériadatantduXIXesiècle,unepériodesurlaquelleleprésidentestincollable.Sur un autre pandemur, sur depetites étagères encastrées, sommeillent des

    œuvres venues de tous les continents.Des statuettes précolombiennes côtoientun anneau en jade asiatique porte-bonheur et une cuillère de l’ethnie dan,implantée dans l’est de la Côte d’Ivoire – un cadeau que l’on offre dans lesvillages aux femmes les plus valeureuses. Un ours blanc miniature toise desobjetsenbronze.Surunautrepanencore,unegrandetoiledeZaoWouKi,artistechinoisàla

    renommée mondiale, partage l’espace avec un Boli, une œuvre sacrée dogonofferteparlesKerchache.Ellereprésenteunanimalimaginaire,toutenrondeur,mi-éléphantmi-hippopotame, constituédematières organiques etminérales detoutessortes,aggloméréesaveclesangd’animauxsacrifiés.Surlacheminéeenfacedesonbureau,unestatuetteanthropomorphewongo-lelevenueduCongo,surnomméeparJacquesChirac«KofiAnnan»,parcequ’elle ressembleàsonami,secrétairegénéraldesNationsuniesde1997à2006.JacquesChiracenferasoninvitéd’honneuren2006lejourdel’inaugurationdumuséeduQuaiBranly.Dans un coin de la pièce, une dent de narval offerte par le Premier ministrecanadien,JeanChrétien,servantà«punirlescollaborateursindociles».Maisqueracontentcesœuvres,cellesquipartagentsonquotidiendepuistant

    d’années?Ellesconstituentdesviatiques,venusdesprofondeursdutemps,quiont guidé ses pas, elles racontent l’intelligence primitive et le raffinement demondesengloutisquiembellissentsonquotidienetluirappellentquelesvanitésdelavienesontquedeminusculesconfettis.Cesœuvresbigarréesincarnentlecombatd’unevie,sarévoltecontreunevisioncolonialistedumonde,contrelatoute-puissance occidentale. Car, pour lui, il n’y a pas d’art majeur, ni d’artmineur,iln’yapasdepetitesougrandescivilisations,voilàcequiconstituelacolonnevertébraledeJacquesChirac.Le15octobre2001, lorsde l’ouverturede laXXXIe conférencegénéralede

    l’Unesco, de retour deNewYork, où il fut le premier président à survoler les

  • décombres fumantsdes toursduWorldTradeCenteraprès lesattentatsdu11-Septembre,JacquesChiracs’interrogeàvoixhautesurnotreresponsabilitédansce désastre : « L’Occident a-t-il donné le sentiment d’imposer une culturedominante,essentiellementmatérialiste,vécuecommeagressivepuisquelaplusgrandepartiedel’humanitél’observe,lacôtoiesansyavoiraccès?Est-cequecertainsdenosgrandsdébatsculturelsnesontpasparfoisapparuscommedesdébats de nantis, ethnocentrés, qui laissaient de côté les réalités sociales etspirituellesdecequin’étaitpasl’Occident?»Ilyadelapolitiquedanscettepassionquicontientunmessageprofond,bienplusconcretqu’onnel’imagine,etquivientheurternoscertitudesd’hommesriches.Devantlesreprésentantsdel’Unesco, il conclut son discours sur le dialogue nécessaire des cultures enplongeantauxracinesdel’humanité:«QuelquepartenAfriquedel’Est,voiciplusieurs millions d’années, notre ancêtre commun s’est levé et a décidé departir à la conquête de l’inconnu. Au gré de ses errances, les peuples et lesculturessontnés.»JacquesChiracestunAfricainblanc,ilenal’âme,cequialedondedérouter

    sesamis.«Ilsesentloindel’Occident,ilvoueuneméfianceànotrecivilisationoccidentale. Il n’aime pas Rome, ses empereurs et ses vieilles pierres, cetteespèced’arrogancedel’Empire,çal’ennuieprofondément.IlconsidèrequelesAfricains ont raison sur les Occidentaux, c’est finalement une vision tiers-mondiste11.»Le26juillet2007,lesangdeJacquesChiracnefaitqu’untourlorsqu’ilentend

    sonsuccesseur,NicolasSarkozy,prononcercettephrasequ’il reçoitcommeuncoupdepoignardenpleincœur.ÀDakar,NicolasSarkozydéveloppesapensée,pourlui,l’hommeafricainneseraitpas«assezentrédansl’histoire.[…]Jamaisilnes’élanceversl’avenir»,assène-t-ildevantunparterred’universitairesetdenotablesmédusés.Cediscours,écritparHenriGuaino12,provoquelacolèreduprésident.Deuxansplustard,le15juin2009,dansundocumentairediffusésurFrance 5, le président se confie à deux journalistes, Christian Malard etBernard Vaillot, pour rectifier les propos de Nicolas Sarkozy : « L’hommeafricainestentrédansl’histoire.Ilyestmêmeentrélepremier.Onnepeutavoiràsonégardquedurespect,lerespectquel’onapourunancêtrecommun13.»Ainsi, il aime les westerns, non pas par inculture ou par facilité, comme

    beaucoup l’ont cru,mais parceque ces films très codifiés parlent des Indiens,d’un peuple colonisé devenu au fil des années une vitrine folklorique. ChezJacquesChirac,ilyadeslignesànepasfranchiretceuxquiladépassentsefontvertement remettre à leur place.Un jour, alors qu’il rentrait duCanada d’une

  • réuniondesherpaspourpréparerunG8,Jean-MarcdeLaSablièrearapportéauprésident, sans imaginer la gravité de ses propos, que trois Indiens en tenuetraditionnelleétaientvenusleurfairefumerlecalumetdelapaix.Sacrilège!Leprésidentestalorsentrédans«unecolèrenoirequejeluiavaisrarementvue:“Vousn’aviezpasàfaireça,alorsquevousmereprésentiezàcetteréunion14”».Imaginercespauvres Indiensà laculture si riche, contraints,pournourrir leurfamille,des’exhiberdevantceshommesencostumecravate,estuneinsulteàcepeuplequ’ilrespectetant.Ilestcommeça,JacquesChirac,soupleàl’extérieur,élastiquedanssamanièredefairedelapolitique,d’enchanger,des’adapter,dejoueraveclesidéologiescommeaubonneteau,rigideàl’intérieur, traverséparquelques principes érigés en lignes de vie, faites d’un bois millénaire etinaltérable.Unhumanismeàfleurdepeau.

    ***

    Cesœuvresbigarréesposéesdanscebureausontlestémoinssilencieuxdesonascension,ellessaventtoutdelui:sesangoisses,sestristesses,seseuphories.Etsi finalement nous n’avions vu de cet homme que le feu qui le brûlait, sanspercevoirl’eaucalmeetapaisantequicoulaitenlui.Depuis plus de vingt ans, il ne se sépare jamais d’une sacoche noire qui

    renfermeuntrésor,bienplusprécieuxàsesyeuxquelescodesnucléairesouquelesgrandssecretsdelaRépublique,commesi l’énergiedumondebouillonnaitdanscepetitrectanglenoir.Lorsqu’ilquittechaquesoirsonbureaudelaruedeLille, JacquesChirac l’emporte avec lui.Très régulièrement, il la pose sur sesgenoux,l’ouvrecommeunrituel.«Ilrelitquelquesnotes,prendtoutsontemps,observe,commes’ilvoulaitvérifieruneinformationdelapremièreimportanceinscrite sur ces documents. Puis il les range dans le sac, le visage serein »,raconteDaniel,quivoitcettesacochedepuistantd’années.Qu’ilfûtdansunavion,dansunhôteloudanssonbureaudel’Élysée,ilavait

    toujours près de lui cette petite sacoche noire. Cette serviette intriguaitbeaucoup. Il aimait le contact de ces documents et ne s’en séparait jamais.HuguesRenson a eu le privilège de voir le président en exercice ouvrir cettesacocheetconsultersesplanches.«C’étaittoujoursunmomentparticulierdelevoir lire ces notes 15. » Hugues Renson, que Jacques Chirac appelleaffectueusement «Barbichu», parce qu’il porte cette barbe naissante très à lamode ces derniers temps, fait partie de ces collaborateurs qui ont noué unerelation particulière avec le président. À l’Élysée, en qualité de conseiller enchargedes affaires sociales, puis, à partir demai2007, il a fait le choixde le

  • suivre après son départ de l’Élysée pour partager sa nouvelle vie. Lorsque leprésidentsedéplace,ilestsurtouteslesimages,prèsdelui,àsonécoute.Surcesdocuments,queleprésidentaprissoindecacherdesregardsetquiont

    fait le tour dumonde plusieurs fois, est inscrite l’histoire de l’humanité : desfriseschronologiquesquidémarrentdubig-bangilyaquinzemilliardsd’annéesjusqu’àl’apparitiondupremierhommemodernecentcinquantemilleansavantJésus-Christ ; une centaine de dates et de découvertes scientifiques quitémoignent de notre évolution depuis la création de la Terre.On l’imagine sepencher sur ces documents, posés sur son bureau de l’Élysée, repoussant lesparapheurs, les réunions, les courtisans, les collaborateurs en file indiennederrière la porte, éloigner le quotidien pour se plonger dans cette grandetraverséede l’humanité.Parceque leprésidentne secontentepasd’apprendredes chronologies, il y a, sur d’autres planches, une étude détaillée descivilisations préhistoriques relatant les grandes étapes de l’aventure humaine.JacquesChiraclesconnaîtparcœuroupresque.Onyapprend,parexemple,quesousl’èrequis’étenddugravettienauchâtelperronien,l’Homosapienssapiensinvente l’art en colorant le sol d’ocre rouge. Sur une autre, on découvre lescoupes anthropométriques des crânes de nos ancêtres, de l’australopithèquejusqu’à l’homme de Cro-Magnon, le plus proche de l’homme moderne.Lorsqu’illesregarde,JacquesChiracseparleàlui-même…Personne ne sait vraiment à quel moment Jacques Chirac s’est procuré ces

    planches. Il est possible que Jacques Kerchache ait joué, ici aussi, un rôleimportant, fondateur. Non seulement ce collectionneur s’est mis en tête deréaliserl’inventairemondialdesœuvresd’art,mais,danssa«maison-muséedumonde»dansle13earrondissementdeParis,ilacrééunesalleinformatique.Àl’époque, nous n’en sommes qu’aux prémices de l’ère 2.0. Mais, sur sonordinateur,ilsynchroniseunemultituded’informationsquivontdelapréhistoirejusqu’àlapériodecontemporaine,archive,compile,pourconserversonimmensepatrimoineculturel.LemairedeParisestfascinéparcesschémas,cescourbes,ces dates, dont probablement celles contenues dans la fameuse sacoche duprésident«parcequecelacorrespondaità sa façondevoir lemonde 16».Desmilliers de données qui théorisent l’évolution et l’extinction des civilisations,avec une idée obsessionnelle qui unit les deux Jacques : prouverscientifiquement que cesœuvres forment un ensemble cohérent, toutes reliéesentreellesparun fil invisibleneconstituantqu’un tout,commes’ilsvoulaientécrirelegrandrécitdel’histoiredumondeetdel’univers.

  • Derrièrecemasquede franchouillardetdebonvivantdeceluiquiestdécritpar les journalistes et les observateurs pendant des décennies comme unsympathique ignare, unebêtede foire justebonne à tâter le cul desvaches auSalondel’agricultureetàséduirelafermière,secache,enréalité,unêtred’unegrandeérudition,dotéd’unecultureencyclopédique.Aucunecivilisationneluiestétrangère,aucunpeupleautochtonen’échappeàson intérêt : lacivilisation,lesartsprimitifs,qu’ilssoientafricainsouocéaniens,etbiensûrl’artasiatique.En 1992, Jacques Chirac refuse d’associer la mairie de Paris aux festivitéscommémorant lescinqcentsansde ladécouvertede l’Amérique.Pasquestionde célébrer ces hordes de barbares emmenées par Christophe Colomb queJacques Chirac considère comme des génocidaires. Des conquistadors qui ontdécimédescivilisationsentières.Deux ans après ces cérémonies, en février 1994, une grande exposition, au

    PetitPalaisàParis,présentepourlapremièrefoisdesœuvrestaïnos,dévoilantau grand public cette civilisation amérindienne détruite par les Espagnols.Personne en France n’a entendu parler de ces Taïnos sacrifiés sur l’autel del’histoire officielle des conquêtes de Christophe Colomb. On peut y voir dessculptures, des colliers et des objets rituels prouvant à quel point les Taïnosétaientunesociétéraffinéeetdéveloppée.JacquesKerchacheestledirecteurdel’exposition, un événement culturel en forme de promesse. Car, à travers cetévénement, Jacques Chirac pose la première pierre du futur musée du QuaiBranly,cegrandédificequelesdeuxhommessontentraindebâtirdansleurstêtes.Maisd’oùluivientcebesoindecomprendrel’histoiredel’humanité?Parquel

    étrangeprocessuscethommea-t-iltoujourscachécequ’ilavaitdeplusbeauenlui?D’oùluivientcebesoindepercerlemystèredesorigines?Dedécouvrircequi se cache après lamort ?Dedéchiffrer la vie aprèsqu’elle adisparu ?Autravers de cette quête universelle, Jacques Chirac se parle à lui-même. Enfouillant dans les catacombes de l’humanité, il part à la recherche de sesorigines,quelquechosequiluiaéchappéetqu’ilchercheàrattraperpartouslesmoyens.

    ***

    LamortdesonamiJacquesKerchache,le8août2001,interromptbrutalementlevoyageaucœurdescivilisationsquelesdeuxhommeseffectuaientdepuislespremièresminutesdeleurrencontreàl’îleMaurice,dixansauparavant.Unchoc

  • terriblepourJacquesChirac,quivalerapprocherunpeuplusd’unautrehommequi,luiaussi,vamarquersavie.Jamaissurlesphotosofficielles,unvisiteurdusoirdiscret:ChristianDeydier.

    Il connaît Jacques Chirac depuis la fin des années 1990, une complicité devingtans–pournepasdireuneamitié–prenantsasourcedansl’artchinois.Ilsparlent le même langage, aiment l’archéologie, les voyages, l’aventure et ladécouvertedumonde.Ilsont,chevilléauplusprofondd’eux-mêmes,cetamourpour laChine,uneconnaissanceprofondedecettecivilisationunique,dont lescodessontsiéloignésdenossociétésoccidentales.ChristianDeydierfaitpartiedesmeilleursexpertsmondiauxd’artasiatiqueetdebronzeschinois, lagrandepassionduprésident.Christian Deydier est né au Laos, il étudie l’écriture chinoise, mène une

    campagne de fouilles archéologiques en ouvrant le tombeau de la princesseimpériale Xincheng de la dynastie Tang, bourlingue à travers la Chine et leNépal à la recherchede ces trésors enfouis. Il est celuique JacquesChiracnesera jamais. Les résultats de ses recherches sont publiés dans les plusprestigieusesrevueschinoisesd’archéologie.Onvientdumondeentierpour leconsulter,luidemanderunavissuruneœuvre…Danscecercletrèsfermé,ilestincontournable. Lui aussi a remarqué cette sacoche noire et il sait pourquoiJacquesChirac ne s’en sépare jamais. Le président nourrissait secrètement unprojetimmense.Luiquirêvaitdedevenirarchéologueaprèsl’Élysée17caressaitl’espoir de créer un musée des civilisations, quelque chose de beaucoup plusglobalencorequesonmuséedesartspremiers.Iln’ajamaispulemeneràsonterme. « C’est pour cela qu’il conservait ses précieuses planches 18 », croitdevinerChristianDeydier,parcequ’ellesétaientunebasederéflexionpourcréercemusée universel où chaque culture aurait pu se parler et se répondre. « Jecrois qu’il voulait comprendre l’être humain, c’était chez lui une quêteincessante»,commes’ilavaitgardéintactlefeudesajeunesse,cettevolontédel’ailleurs, ce besoin d’atteindre l’âme des peuples à travers leurs créationsartistiques.Jacques Chirac est un être complexe, beaucoup plus complexe que l’image

    qu’ilabienvouludonnerde lui.Nombreuxsontceuxqui l’ontapprochémaispeuontréussiàleconnaîtrevraiment.«Jepréfèrefairelegâteuxpourqu’ilsmefoutentlapaix»,dit-ilparfoisenprenantdesairsdevieuxpaysancorrézien.Untrait de son caractère comme le fil conducteur qui va rythmer toute sa vie.Mêlant l’envie d’être libre pour ne jamais être prisonnier dequiconque et une

  • envie profonde d’être aimé et de se faire aimer, des désirs contradictoires queJacquesChiracvaessayerdedomptertoutesavie.ChristianDeydierfaitpartiedecepetitcerclequiapul’observerdeprès,loin

    duprotocole,loindesobligationsliéesàsafonction.IlestdetouslesvoyagesenAsie, enChine, le suit des heures entières dans tous lesmusées exposant desœuvreschinoises.Ilparlespontanémentdecesfameusesmains, longues, fines,élégantes. Sur le site internet de cet expert, Jacques Chirac est omniprésent,souvent penché sur une œuvre, à lamanière des spécialistes, une position ducorpsinhabituelle,unregardqu’onneluiconnaîtpas.Àcesinstants,ilestsansfard,plongéàl’intérieurdelui-même.Tous les deux ans à la fin de l’été, au Grand Palais, Christian Deydier, à

    l’époque président du Syndicat des antiquaires, organise la biennale desantiquaires.Unévénementàlarenomméemondiale.Parmilepublic,triésurlevolet, Karl Lagerfeld, un ami de Bernadette, des vedettes de cinéma, de lamusique, des collectionneurs, des capitaines d’industrie, comme FrançoisPinault,unamidelonguedateduprésident.Labiennaleestlelieuoùilfautêtrevu.Leprésidentestsurtouteslesphotos.Ilserredesmains,souriant,commeàsonhabitude,affableetgénéreux.Quelquesraresclichésledévoilentdevantlesœuvresexposées. Ici,une statuette africaine, là,devantunbronzechinois.Surces images, son visage a changé, ses traits ne sont plus ceux du bateleur, del’hommepolitiquequerienn’impressionne.Ilasoudainunairgrave,sabouchedessineunesortedemoue,sesyeuxsefontperçantscommes’ilessayaitd’entreren communication avec l’artiste. Sur une autre, la seule d’ailleurs de cediaporama, le photographe a choisi de faire un gros plan de sa main,reconnaissable entremille. Elle est délicatement posée sur un petit animal enbronze,seslongsdoigtssemblenteffleurerlasculpture,donnantl’impressiondecaresserl’œuvre,uneffleurementcommepourmieuxressentirl’énergiequis’endégage. «C’est ainsi que l’on décèle si uneœuvre est un faux ou une copie,lorsqu’on ne sent pas l’énergie de l’œuvre, lorsqu’on ne sent pas la force del’artiste.Chiracestcapablederessentirça,çanes’expliquepas19.»Sentirl’énergied’uneœuvregrâceàsesmains,enselaissanttraverserparla

    forceducréateur,unpouvoirqueJacquesChiracpossède,capablederesterdelonguesminutesàfixerunbronze,àchercheràdécelersamusiqueintérieure,àlasentirvibrer.Uneimageétrange,auxfrontièresdumysticisme.UneforcequeJacques Chirac protège avec de hautes parois étanches parce que ses amispolitiquesdumomentnecomprennent rienoupasgrand-choseàcettepassionquin’a riend’académique,carcequi l’habiteestbienplusqu’unepassion,un

  • passe-tempsdéfouloir,c’estunepuissanceétrangequilesubmerge,ledévoreetcontrelaquelleilnepeutpasfairegrand-chose.

    ***

    Du plus loin que Jacques Toubon 20 se souvienne, il garde intact leurspremièresrencontres,quirévèlentdèsledébutlescontrastesdupersonnage.Lapremière fois qu’il croise Jacques Chirac, c’est à Bayonne en 1967. JacquesToubon,deneufanssoncadet,estdirecteurdecabinetdupréfetdesPyrénées-Atlantiques. Il voit débouler un individu avec de grandes jambes, les cheveuxplaqués.Iltraverselessalonsdelapréfectureàtouteallure.JacquesChiracestsecrétaired’Étatàl’Emploietaentrepris,àlademandedePompidou,untourdeFrance pour préparer les ordonnances sur l’emploi qui, entre autres, allaientdonnernaissanceàl’ANPE.JacquesToubonestimpressionnéparsoncharismeetsafaçond’être.Lesprémicesd’unelongueamitié,vieilledepresqueundemi-siècle.Deux ans plus tard, nouvelle rencontre au ministère des Finances. Nous

    sommesen1969,JacquesChiracatrente-septans.Ilestdevenusecrétaired’Étatau Budget dans le gouvernement de Maurice Couve de Murville. Ils doiventmonterlastructurejuridiquedelaFondationClaude-Pompidou.Cen’estpluslejeune loup que Jacques Toubon a en face de lui : « À peine avions-nouscommencénotreentretienqu’ilm’ademandésijeconnaissaiscelivreposésursonbureau;L’Artdessteppes21,unbelouvragequ’ilm’atenduenm’invitantàle lire. Je l’ai pris, un peu surpris, embarrassé, n’osant pas lui dire que je neconnaissaisrienàl’arteurasiatique22.»Celivreaunelonguehistoirecar,avantdetrônersursonbureaudeministre,le

    député Chirac le dévore déjà dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale pourpasser le temps. « En général, les hommes lisent le magazine Playboy en lecachantdansunrecueildepoésie.ChiraclitdespoèmesenlesdissimulantdansunnumérodePlayboy 23. »Aujourd’hui, lesdéputés envoientdesSMSà leursamis, tweetent leursmeilleuresphrases,naviguentàpartirde leur iPadsurdessites d’information… Jacques Chirac, lui, se plonge dans les mystères descivilisations.Uneautreépoque.Noussommesen1967, la jeune journalistepolitiqueMichèleCotta, installée

    en tribune de presse, qui surplombe l’hémicycle, fait partie de ces témoinsprivilégiés.CroisantledéputésalledesQuatre-Colonnes,ellel’interrogesurseslectures :«Unbrinperfide, ilme répondqu’il lisaitL’Artdessteppes,etm’amêmedemandésijel’avaislu24…»Pendantquelesdéputésfontlaloi,Jacques

  • Chirac s’évade, voyage, loin, très loin de débats parlementaires qui semblentl’intéresser si peu. « Oui, c’est vrai, il était passionné des arts venus decivilisations lointaines, explique Marie-France Garaud, qui fut l’une de seséminencesgrisesdanslesannées1970,jamaisavared’uncoupdegriffe,jamaistendre avec celui dont elle fut si proche. Il est commeMurat, sabre au clair,toujours prêt à foncer et de temps en temps il aimait se reposer 25. » Peut-onréduire la passion pour les arts premiers à une sorte de loisir folklorique etexotique?Dès cette période et probablement bien avant d’ailleurs, se cache un autre

    Jacques Chirac. Une énergie puissante à fleur de peau, dissimulée sousl’épidermedupersonnagepolitiqueetmédiatiquequiestàcetteépoqueentraind’éclore. Comment cette spiritualité si particulière, comment cette façond’appréhender le monde a-t-elle influencé ses choix politiques, du discoursduVél’d’Hiv le 16 juillet 1995, où, pour la première fois, un président de laRépubliquereconnaîtlaresponsabilitédelaFrancedansladéportationdesjuifspendant la Seconde Guerre mondiale, à la décision de ne pas participer auxopérations américaines en Irak en 2003, en passant par le discours deJohannesburgauSommetdelaTerrede2002,dontonretiendracettephrasequifaitofficeaujourd’huiderempartcontrelesclimato-sceptiques:«Notremaisonbrûleetnousregardonsailleurs26»,uncrid’alarmeduprésidentfrançaispoursauverlaterredenosancêtres?«IlyatroisenveloppeschezJacquesChirac:unepremière,extérieure,c’est

    son image ; la deuxième, c’est le Chirac au quotidien, gros travailleur,méticuleux ; et une troisième, secrète, son noyau dur dans lequel il cache sesblessures,sespassionspourlesartspremiers,saspiritualité27.»Son ami Christian Deydier est un des rares à avoir côtoyé la troisième

    enveloppe. Il connaît cethommecôtéyinmaisaussi côtéyang.Des souvenirsavecJacquesChirac,ilenapleinlatête,enFrance,enAsie,dansunmuséedeShanghai, devant les meilleurs archéologues chinois, « les meilleurs dumonde » : « Ce jour-là, nous frôlons l’incident diplomatique parce que leprésidentn’estpasd’accordsurladatationd’unbronze“cochon”.IlaffirmequecebronzedateduXIIesiècleavantJésus-Christalorsqueledirecteurdumuséeprétendqu’ilestduXIesiècleavantnotreère.Ladiscussionestvive.Jedemandealors si leprésidentpeutprendre l’œuvredanssesmainssansmettre lesgantspour sentir son énergie. Je réussis finalement à calmer la passion desarchéologues en leur expliquant que celui qui avait daté l’objet était mort

  • quelquesjoursauparavantetqu’ilpouvaitcontrediresondiagnostic.Nousnousensommessortiscommeça28…»JacquesChirac est devenu, le plus discrètement dumonde, un desmeilleurs

    expertsdebronzeschinoissansqu’aucunFrançaisnelesache.Parfois,ilappelleson ami Deydier à sept heures du matin pour lui demander son avis sur unecéramiqueSongouun conseil sur unepièce rare, c’est devenu commeun jeuentreeux.«Ilestcommeça,passionné,curieux,ilaunpetitcôtéenfantgâté,ilveutlaréponsetoutdesuite…Etpuis,unefoissatisfait,ilvousoubliependantquelquesmois,parcequ’ilaautrechoseàfairedeplusimportant.Celanem’ajamaisgêné,jen’aijamaisfaitpartiedeceuxquileharcelaient,celaavaitledondeterriblementl’agacer.Jelelaissaisreveniretilpoussaitlaportedemagalerieparcequesapassionétaittropforte29.»Au fil des années, Christian Deydier est devenu un familier des Chirac,

    partageant des dîners en famille à l’Élysée. Avec lui, Jacques Chirac arrivetoujoursà trouverunpeudeplacedans sonagendapourposer lemasquequeson statut l’oblige à porter et oublier une heure ou deux les contingences duquotidien. Christian et Jacques sont restés deux gosses amoureux de la vie,prisonniers de leur passion, deux galopins qui s’amusent en donnantl’impressiondenejamaisseprendreausérieux.Depuissondépartde l’Élyséeenmai2007,iln’estpasraredevoirJacquesChiracentrerau30,ruedeSeine,dans la galerie de son ami Christian. Souvent discrètement. Car les deuxcompères aiment aussi se détendre autour d’une bière, assis à la terrasse durestaurantLaPalette,justeenfacedelagalerie,profitantdusoleiletdesjoliesfilles.DesmomentsdedétenteauxquelsJacquesChiracapeugoûtépendantsaviedeprésident.Uneamitiéoùl’onmélangel’éruditionetlesblaguesgauloises,desdéjeunersasiatiquesoùleprésidentsavouredesvapeursouuncanardlaquéqu’ilaffectionnepar-dessustout.ChristianDeydieraime,chezsonami,sonœilaiguisé,saculture,safaçonde

    serrerdesmains,d’alleraucontactdel’autre,qu’ilsoitbalayeurougranddecemonde. «Mépriser les hauts, repriser les bas », commedisait son grand-père,une petite phrase que le président a fait sienne tout au long de sa vie,impressionnéparcettefaçond’êtrehorsducommun.Loindesbronzeschinois,ilsesouvientdeleursviréesàlafoiredeParis,unmomentdedépaysementetde«grandesrigolades,[…]saufquandilyavaittropdejournalistes,etquenousnepouvionsapprocher lesstandspourparleravec lesvraiesgens.JacquesChiracaimaitcesmoments,ilnefaisaitjamaissemblant30».Ilyachezluibeaucoupdelégèreté, une sorte d’insouciance, une envie permanente de croquer la vie dès

  • qu’un moment de liberté lui ouvre les bras, alors que, simultanément, il doitprendre des décisions graves pour la France, préparer un G20, éliminer unadversaire politique, conclure un accord commercial, envoyer des troupescombattre à l’autre bout du monde, bref, faire le « job » de président G20,commedisentlesAméricains.JacquesChiracestunlabyrinthedanslequelonseperd, tantilyadeportes.

    Sesunivers restent cloisonnés, commedes fragmentsdispersés, tous reliésparun fil invisible : l’amourdes autres, venusd’ailleurs, une formed’humanismeconcret, la certitude secrètement enfouie qu’il existe un au-delà, unetranscendance, une immensité universelle, dont il cherche inlassablement lacohérence. Pour cerner Jacques Chirac, il ne faut pas penser avec l’esprit del’Homo economicus mais chercher dans un ailleurs lointain. « Ce qui l’attiredansl’artchinoisetpluslargementdanscettecivilisation,c’est,jecrois,qu’elleproposeunemeilleureinterprétationdumonde.IlyacettepiétéfilialechezlesChinois, mais aussi chez les Japonais, que nous avons perdue en Occident.JacquesChiracestpétridecettecultureparcequel’hommeavecluiesttoujoursaucentre31.»Mais,avouons-le,cettetournured’esprit,cettemanièredepenserlemonde,nesevoitpasàl’œilnutantlepersonnagepolitiquedeJacquesChiracaétouffé tous lesautres, tant l’étoffede sa fonctionacaché labeautédecetteâmerare.ChristianDeydier aimerait le voir plus souvent, juste pour lui égayer la vie,

    commeavant.Ladernièrefoisqu’ilestpasséruedeLille,iln’apaspulevoir.«Leprésidentestgrippé»,luia-t-onexpliquésurlepasdelaporte.Alorsilafaitdemi-tour,amissoussonbrassessouvenirsinnombrablesetsonamitiésansfaille, des images si fortesqu’elles sont gravées en lui à jamais.CommecettescèneincroyablequandonconnaîtlapuissancedelaChine.Noussommesen2009,JacquesChiracn’estplusprésidentde laRépublique

    mais, dans l’empire duMilieu, on continue à l’honorer comme le chef d’Étatd’unegrandepuissance.Rienn’est tropbeaupour lui.Ce jour-là, le présidentchinoisleconvieàundéjeunerdanslesjardinsduPalaisimpérialpourmidietdemi.Unprivilègeaccordéàquelquesinvitésdemarque.JacquesChiracestenretard. Il a flâné à l’hôtel sans trop se préoccuper des horaires, oubliant leslourdeursduprotocole.Lesconvivess’impatientent, leprésidentchinoisa trèsrarement l’habitude d’attendre, c’est d’ailleurs souvent l’inverse, on vient àCanossa pour parler à l’homme le plus puissant de la planète et on acceptepolimentd’attendredansl’antichambre…AprèsavoirtraverséPékinentrombe,escortés par desmotards, Jacques Chirac et ChristianDeydier pénètrent enfin

  • dans le jardin avec vingt-cinqminutes de retard. Autant dire une éternité. LeprésidentHuJintaoestdebout,souriant,heureuxd’accueillircevieilamidelaChine.Quelquesmotsdebienvenuepourdétendrel’atmosphèreetcettephrasequipourlesChinoissonnecommelaplusbelledesdécorations:«Laopengyou»,luidit-ildevantdesconvivesdeboutderrièreleurchaise.Celasignifie:«Monvieilami»,autrementdit:«Vousêtesunsage,ungrandhomme,vousêtesdesnôtres.»LesyeuxdeChristianDeydierbrillentlorsqu’ilracontecetteanecdote,car son ami Chirac est ce jour-là entré dans l’histoire de la Chine pourl’éternité…

  • Danielregarde l’agendacommechaquejour.Lenomd’AnneKerchacheestécritaufeutrenoir.Uncarnetderendez-vousquis’estconsidérablementallégé. Le président reçoit peu. Parfois, on annule tous ses rendez-vousparce qu’il n’a plus la force, plus l’énergie dans le regard pour tenir leséchangesavecsesvisiteurs.Claudelessélectionneavecsoin.AnneKerchache amarché jusqu’aubureaude « Jacques », comme elle

    l’appelle.Ellehabiteàquelquespas.Lemoisdejuinestgriscetteannée.Àses côtés, Maïa et Deborah, ses deux filles. Quand ils passaient leursvacancesensemble,JacquesChiraclesappelait«mesmouettes».Lesdeuxenfantssontdevenuesadultes.EllesontdemandéàleurmèrederendreunevisiteàJacquesChiracqu’ellesaimentcommeunpère.Anne Kerchache est une femme de caractère, d’origine sénégalaise et

    vietnamienne.Enl’épousantenoctobre1980,JacquesKerchacheembrasselesdeuxcontinentsqu’ilaimepar-dessustout:l’Afriqueetl’Asie.Vivreauxcôtés de Jacques Kerchache est une aventure de tous les instants. Annes’immergedans l’universfoisonnantdesonmari,partagesespassions,sesrêves et ses exubérances. Elle participe à la création du musée du QuaiBranly.Desnuitsdetravailpourélaborerl’ordonnancementdessalles,leurdimension,laplacedesœuvres.«S’ilm’arrivequelquechose,jetedemandede veiller sur mes filles et sur ma femme », avait demandé JacquesKerchache à son amiChirac. Il a tenuparole. Il est resté trèsprochedesfilles, qui lui ont souvent rendu visite à l’Élysée. Elles font partie de lafamille.Gamines, elles s’amusaientà lui envoyerparcourrierdesblaguesqu’ellesavaientdénichées,pouramuserleprésident.En 2006, Anne reçoit la Légion d’honneur desmains de son ami. Il lui

    ouvre en grand les portes de l’Élysée. Elle peut inviter le nombre depersonnes qu’elle souhaite. « J’ai préparé un grand discours », lui dit-il,ravi à l’idée de parler d’autre chose que de politique, devant un publicréceptif à sa passion pour les arts premiers.Anne préfère finalement unecérémonie intime. Dans le grand salon d’honneur, ils ne sont que quatreautour d’elle et du président : ses filles, Deborah et Maïa, BernadetteChirac et Claude, qui rejoindra le groupe en cours de cérémonie. Leprésidentluiaréservéunesurprise.Pourlapremièrefois,desœuvresd’artpremierontétédisposéesdanslegrandsalon,transforméprovisoirementenmusée.EllessontlamémoirevivantedesonamiJacquesKerchache,commes’il voulait prolonger le fil du dialogue rompu brutalement à samort. Lepetitgroupedéambuleparmi lesmasqueset lessculpturesafricains.Anne

  • est fière et heureuse, le président tout à sa joie de plonger dans ce quil’habitedepuissilongtemps.Ilssontencommunion.Anne,Deborah etMaïa poussent la porte du bureau de JacquesChirac

    ruedeLille.Leprésidentestassisdanssonfauteuil.Ons’embrassecommeavant, lorsqu’on se retrouvaitpour les vacances etque l’on savaitque lesjours allaient être doux et heureux. Mais maintenant, les silences sontpesants.Danielestauxcôtésduprésident.Ilfait le lien,posedesmotssurlessilencesquienvahissent lebureau.Chacunracontesaviedansun longmonologue ininterrompu.«Lesmouettes»duprésident sontheureusesetbouleverséesdel’avoirrevu.

    3.DiscoursdeFrançoisHollandeprononcéle20juin2016aumuséeduQuaiBranly-JacquesChirac.4.Sonpèreesttourneuretsamèreestfemmeaufoyer.5.LevaudouestunereligionanimistequiprendsasourceenAfriquedel’Ouest.Ilestconstituéausside

    ritessecretsdontlebutestdes’attirerlabienveillancedesdieuxetdesforcesinvisiblespeuplantl’univers.Avec la traitenégrière, levaudou s’étenddans lesCaraïbes, auBrésil,partoutoù lesesclavesauront étédéportés.6.Entretiendel’auteuravecAnneKerchache,août2016.7.Ibid.8.Cf.articleduParisiendu17juin2016.9.Ministre de la Culture et de la Communication des gouvernements Raffarin sous la présidence de

    JacquesChirac(2002-2004).10.InterviewdeClaudeChiracsurEurope1,le20juin2016.11.Entretiendel’auteuravecDenisTillinac,août2016.12.ConseillerspécialdeNicolasSarkozyentre2007et2012.AnciendéputédesYvelines.13.ProposdeJacquesChiracdansl’émission«Àvisagedécouvert»,France5.14.Entretiendel’auteuravecJean-MarcdeLaSablière,septembre2016.15.Entretiendel’auteuravecHuguesRenson,décembre2015.16.Entretiendel’auteuravecAnneKerchache,août2016.17.Chirac,unevie,deFranz-OlivierGiesbert,Flammarion,2016.18.Entretiendel’auteuravecChristianDeydier,février2016.19.Ibid.20. Aujourd’hui Défenseur des droits, il a été secrétaire général du RPR de Jacques Chirac dans les

    années1980,ministredelaCultureetdelaFrancophoniede1993à1995danslegouvernementBalladuretgardedesSceaux,ministredelaJusticede1995à1997souslaprésidencedeJacquesChirac.21.KarlJettmar,AlbinMichel,1965.22.Entretiendel’auteuravecJacquesToubon,janvier2016.23.CitationdeFrançoiseGiroud.24.Entretiendel’auteuravecMichèleCotta,avril2016.25.Entretiendel’auteuravecMarie-FranceGaraud,avril2016.26.Enouverturedel’assembléeplénièreduIVeSommetdelaTerrele2septembre2002.27.Entretiendel’auteuravecJacquesToubon,janvier2016.28.Entretiendel’auteuravecChristianDeydier,février2016.29.Entretiendel’auteuravecChristianDeydier,février2016.

  • 30.Entretiendel’auteuravecChristianDeydier,février2016.31.Ibid.

  • J

    3

    LIGNEDEFUITE

    L’enfanceestlesolsurlequelnousmarcheronstoutenotrevie.

    LYALUFT

    acquesChiracs’épanchepeusursaviepersonnelle.MêmeavecDanielquipartage ses journées et parfois ses soirées, l’homme n’ouvre que très

    rarement lesportesde son intimité.On ledit angoissé,hommeméticuleux,nenégligeant aucun détail, presque « pinailleur », prétendent certains de sescollaborateursquiontpartagéses réunionsà l’Élysée,à l’imagede l’enfantdehuitansquiveut«toutbienfaire»poursurtoutnepasdécevoirsesparents.Ilya de ça chez Jacques Chirac, donnant l’impression de cacher je ne sais quelsecret enfoui, offrant de lui l’image d’un personnage étrange et paradoxal,déchiré entre ses ambitions dévorantes, ses deux « premières enveloppes 32 »,incarnéesparsondésirdeconvaincreetderéussir,et«satroisièmeenveloppe»,sonnoyaudur,renfermantsaboîteàsecrets,danslaquellesecachentsesforcesetsesfaiblesses.Pour tenter de comprendre Jacques Chirac, il faut d’abord déchiffrer les

    messagesquenousenvoiesoncorps,desmessagescodésquifontremonteràlasurfacequelquesbribesde son inconscient, commecette jambesous lebureauqui gigote sans trop savoir pourquoi, pendant une réunion, avant une prise deparole en public ou lors d’une émission de télévision. Ausculter ensuite sesagacements,sesmainsquis’enroulententreelles,faisantdedrôlesd’arabesques,son langage saccadé qui a fait le succès de samarionnette aux «Guignols del’info » sur Canal +. Ses ennemis politiques ont décelé cette fragilité, ils lepiquent làoùçafaitmal :«L’imagedecegarçonsouffredu tranchantdeson

  • expression, d’une certaine pauvreté de son vocabulaire, de ses stéréotypes delangage 33. » Il a cette façon de traverser la vie comme un hyperactif, de nejamaiss’arrêter,de toutdévorer tropvite, tropmal : les femmes, lanourriture,alorsquesonintérioritélepousseausilenceetàl’étude.Sonimageluicolleàlapeau.PourFrançoisMitterrand,«siChiracvoyagetant,lepauvre,c’estqu’ilneveutpasresterentêteàtêteaveclui-même,iln’arienàsedire,cetypeestvide,complètement 34… » Des mots blessants prononcés pendant la campagneprésidentiellede1988,àlaguerrecommeàlaguerre…Chiracseraitdoncunecoquillevide,quirouleenpermanencesurelle-même…

    « Il a beaucoup joué avec cette image, il en a même fait une stratégie decommunication35.»MalgrélaférocitédesmotsdeFrançoisMitterrand,ilavaitsentichezJacquesChiracsonenviedefuir…Maisquoiaujuste?Pour percer son armure, il faut revenir à l’intime…Devenu président de la

    République, Jacques Chirac est victime d’extinctions de voix, toujours à lamêmepériode,aumoisdenovembre.ImaginezlapaniquedanslePalais,carunprésident qui n’a plus de voix, c’est un président au chômage technique…Lascène se répète plusieurs années de suite, quelle que soit la qualité des hôtesprésents.Leprésidentabeaucoupdemalàprononcerlemoindremot.Examens,médications, tisanes, rien n’y fait, et le président reste muet ou presque.Personne n’arrive à comprendre. Il faut toute la psychologie de l’équipemédicale pour diagnostiquer la cause, sans d’ailleurs trouver de solution. Enquestionnantleprésident,ondécouvrequelapériodeoùilperdsavoixcoïncidetoujours, à peude choseprès, avec la date de lamort de sonpère, comme si,confusément,lesubconscientduprésidentprenaitledessus,faisantressurgirlesnon-dits, les ultimes mots d’apaisement et de réconciliation que les deuxhommes n’ont pas eu le temps de se dire, comme si de l’au-delà son pèrecontinuait à lui envoyer desmessages. Jacques Chirac parle peu de son père,quelques privilégiés ont eu le droit de voir une photo. Jean-ClaudeLhomond,son chauffeur pendant presque trente ans, en fait partie. De la pudeur ou dudésintérêt, car les relations entre lepère et le fils ne sontpasbonnes, ne l’ontjamais été. Il est unpère autoritaire, ne supportant pas la contradictionde sonrejeton.Abel-François, qui depuis la SecondeGuerremondiale se fait appelerFrançois, prodigue à son fils une éducation stricte. Il s’illustra pendant laPremière Guerre mondiale et fut décoré de la croix de guerre. On le décritcommeunhommeblessant,brutaldanssesmots.Jacques,sonfilsunique,n’estjamaisà lahauteurdesesambitions, ilne fait jamaisassezbien.CarFrançoisChirac a réussi une bien belle carrière.Après la PremièreGuerremondiale, il

  • quitte sa sallede classe, ses craies et son tableaunoir, pas à la hauteurde sesambitions,pourdevenirbanquier.D’abordàBrive,puisàPariscommeemployéà la Banque nationale du crédit, il devient ensuite directeur de l’agence de laGrandeArmée.Parmisesgrosclients,ilyaHenryPotezetMarcelBloch,quines’appellepas

    encore Dassault. Les deux ingénieurs inventent l’hélice aérienne Potez-Bloch,baptisée « hélice Éclair ». À partir de 1917, elle va équiper la majorité desavions alliés, qui jouèrent un rôle déterminant dans la victoire contre lesAllemands. François Chirac les conseille si bien, lors des nationalisations de1936,qu’HenryPotezdécidedel’embaucheretlepropulsedirecteurgénéraldugroupePotez.LesChiracchangentdemonde.Ilsquittentleurlogementdu1delacitéCondorcet,dansle9earrondissement,pourhabiterlesbeauxquartiersdel’Ouestparisien.Ilsmènentgrandtrain,reçoiventdansleursappartements,avecdes domestiques pour servir le dîner. C’est à cette période queMarcel BlochrepèrelepetitChirac,dontildécèlelesqualités.Àpartirdecetteépoquesecréeunerelationquasifilialeentrel’avionneuretlejeuneChirac.François rêve d’un fils prodige. Lui qui est si fier de sa promotion sociale

    l’imaginemajoràPolytechnique,cequiseraitpourluilaconsécration.FrançoisChiracestunpèred’uneautreépoque,passionnédechasseetdefemmes,àquipersonne ne doit résister. Le futur président ne gardera de lui que la secondepassion.Cefilssousl’emprisedecepèreestobligéd’apprendresesleçonsparcœuretsetransformeen«petitsingesavant».Chaquesoir, lamêmescèneserépète,augranddésespoirdupetitJacques.Cetteéducationàladurevalebrideretlefaçonner.Cesontprobablementlesvestigesdecetteenfancequiontcontribuéàrendre

    leprésidentsimalàl’aiselorsqu’ildoitfaireundiscoursofficieloulorsqu’ilesten représentation. Autant il sait se montrer détendu quand il échange dansl’intimité, autant il se fige, raide et parfois « cafouilleux», quand il se trouvedevantdescamérasoutoutsimplementdevantdesjournalistes.Onluireprocheson débit, cette façon si particulière de parler en bougeant exagérément sesmaxillaires, ce que tout le monde a perçu sans en imaginer les causes. Noussommestouslefruitdenotreéducation,JacquesChiracplusquequiconque.«Jacky»,commel’appelleaffectueusementsamère,est–pourreprendreune

    expression de Jean-Pierre Chevènement qui a fait couler beaucoup d’encre àl’époque–un«sauvageon»,versiongalopindesannées1950.Ilaimelaliberté,déteste les contraintes que lui impose son père, adoremarcher pieds nus, une

  • sorted’enfantsauvagequ’ilresteratoutesavie.MaisJacquesChiracestaussiunenfant gâté par la vie qui, avec le recul du temps, lui a plutôt souri. «Enfantgâté », une expression qui revient souvent dans la bouche de ceux qui l’ontcôtoyé, ceux qui ont travaillé quotidiennement avec lui, comme BernardCourant,songardeducorpsjusqu’en1993.Spontanément,ilparled’unhommegénéreux,disponible,toujoursàl’écoutedeleursproblèmes,maistravaillerpour« leGrand», c’était accepterdedonner savie : «Vous savez,onabeaucoupdonnéàJacquesChirac,nousavonsdonnénotrevie,brisénoscouples.Vivreàses côtés, c’était du100%.Nous l’avons fait parcequenous l’aimions, parcequ’iln’étaitpascommelesautres36…»Maisrevenonsàsonenfance…D’uncôté,cepèrepeuaimant,exigeant,jamais

    àlamaison,toujoursendéplacementpoursontravailquil’absorbe,etdel’autre,Marie-Louise,unemèreauxpetits soinspourcet enfantqu’ellecouve,qu’ellesurprotègeàl’excès.Jackyestunpetitprincedanssonroyaume.MaiscequenesaitpaslepetitJacky,c’estqu’undramefamilialpèsesursesépaules,unvoilenoir qui obscurcit son horizon. Quelque chose que l’on ne dit pas, que l’oncache,maisquel’onressentfortement.Unedizained’annéesavantsanaissance,lecoupleChiracperdunepetitefille.

    Elle s’appelle Jacqueline, elle naît le 9 juin1922 etmeurt deux ansplus tard,emportéeparunemaladiepulmonaire.Undramefondateur,quifaitbasculerlavie des Chirac… Pour le couple, cette perte est d’une violence indicible,destructrice.FrançoisetMarie-Louises’accrochent,lecoupletienttantbienquemal. Ils vont devoir s’armer de patience avant d’accueillir un nouvel enfant.Pendantplusieursannées, riennesepassecommeils l’auraientvoulu :Marie-Louisefaitunefaussecouche,puisunesepticémielaterrasse,cequirepousseunpeu plus loin encore son rêve de maternité qui semble être devenu un désirinatteignable. Mais le 29 novembre 1932, miracle : Jacques Chirac arrive aumonde dans une clinique huppée du 5e arrondissement de Paris. Sa naissancevientconjurerlesort.Un an plus tard, le 11 juin 1933, alors que ses parents habitent dans le

    9e arrondissement de Paris, il est baptisé dans la chapelle de l’église Notre-Dame-de-Lorette,unjoyaudel’artnéoclassique,làoùontétébaptisésavantluilecompositeurGeorgesBizetetlepeintreClaudeMonet.Autourdubaptistère,son parrain, le colonelValette, et samarraine,MargueriteValette, l’épouse del’officier,quinereprésententqu’uncôtéde lafamilledeJacques.CarchezlesChirac et notamment chez le grand-père paternel, on est plus connu pour«mangerducuré»àchaquerepasquepoursaferveurchrétienne.

  • Maisl’histoires’est-elleécritedecettemanière?Danslesannées1990sortunlivre, Les Vertes Années du président 37, écrit par Michel Basset, un amid’enfancedeJacquesChirac,présentécommelejournalintimedesamère,unetrèsbonneamiedesChirac.Illereconnaîtraplustard,MichelBassetafabriquésonlivreennes’appuyantquesursespropressouvenirs.Sonfrèreetsasœurontrefusédeluidonneraccèsaujournalintimedeleurmère,cequiréduitsathèseànéantoupresque.Néanmoins, Michel Basset révèle que Marie-Louise ne serait pas la mère

    biologiquedeJacquesChirac,sansenapporterlamoindrepreuve.Pourdonnercorps à ces révélations, il explique que Marie-Louise, après le décès deJacqueline,futfrappéeparunesepticémiel’empêchantdéfinitivementd’avoirunenfant. Preuve pourMichelBasset que JacquesChirac ne serait pas le fils deMarie-Louise.Cettethèseserareprisequelquesannéesplustarddansunromanà clé d’ÉricZemmour,L’Autre 38. Sous les traits de FrançoisMarsac se cacheJacques Chirac. Albert Riedel n’est autre que Michel Basset. Sous la plumed’ÉricZemmour,Riedel,quisesenttrahiparsonami,veutsevengerenpubliantlejournalintimedesamère:« “Alors comme ça, ma mère aurait fait des confidences à la tienne ? Des

    histoiresdebonnesfemmes.Sij’aibiencompris:desligaturesdetrompes,toutça.Et jene seraispas le filsdemamère !Maisoùas-tupêchédes conneriespareilles?–Jel’aireconstitué,maisc’estlavérité,tulesaistrèsbien.–C’estbiencequimesemblait,cen’estpastamèrequiaécritcejournalettu

    asinventédesconneriespourmenuire.–Jen’airieninventédutout.Maistoi,tumeharcèlesdepuisdesmois,j’aides

    flicsauxtrousses,lessalauds.–Commentpeux-tuinventerunechosepareille?”»NiJacquesChiracnisonentourageneréagirontàcesrévélations.Larumeur

    vas’éteindreetdisparaîtrerapidementdesmémoires.Danslachapelledesbaptêmesdel’églisedeNotre-Dame-de-Lorette,Jacques

    Chiracestunnourrissonqui,poursesparents,estundonduciel,unesortedehérosidéalisé,lespsychologuesappellentcelaune«projectionfantomatique».Quels que soient le bonheur, la joie de samère, il y aura toujours Jacqueline,cette autre,une forme invisible,planant au-dessusde laviede JacquesChiraccommeuneombreportée,quidèssanaissanceetsanslesavoirporteunpoidsbeaucouptroplourdpoursesfrêlesépaulesdenourrisson.

  • Carlamortdesasœurn’apasliquidésonsouvenir,elleestlàetvienthanterles survivants. Elle s’appelait Jacqueline, ils l’appellent Jacques, comme pourraviver la flamme de samémoire, pour que Jacky vive éternellement avec sasœur défunte. Voilà pourquoi le vrai Chirac, confusément, sans connaître lescausesdecemalprofondquil’étreint,souffreensilence,donnantl’impressiond’être tenaillé par des forces qui le submergent. On lui épargne tout, sesmoindresdésirssontcomblésavantqu’ilaitpuouvrirlabouche.Naîtalorsunerelation fusionnelle entre un fils et une mère, enroulée dans le deuil deJacqueline.Dèssonplus jeuneâge,Jackydéveloppedoncunedoublepersonnalité :à la

    foisinsupportableàl’imaged’unenfantgâté,façonnéparunemèredébordanted’amour,etsoumis,respectueuxdelarèglequeluiimposeuneforcesupérieure,celledesonpèrecontrelaquelleilnepeutpaslutter.UnebatailleintérieureentrecesdeuxforcesdessinelecaractèredeJacquesChirac.Uneambivalencequ’ilvagarder toute sa vie et qui, à certains égards, peut expliquer une partie de seschoix ou de ses silences. C’est à la fois une force et un fardeau, avec cettecontradictionirrésolue:celledevivrelibresansjamaisréellementêtrecapabledebriserlesliensquil’étreignent.Ilestcommelemouvementd’unbalancierquijamaisnes’arrête,qui jamaisnechoisitetquioscilleenpermanence.Alors lepetitJackyvachercher,avecsesarmes,àélucidercemystèrequiluiaéchappédèssanaissanceetquiplaneau-dessusdesatête.La lettre que Jacques Chirac écrit à sa mère en 1943 – il est alors âgé de

    onze ans –, dévoilée pour la première fois en juin 2016, pour les dix ans dumuséeduQuaiBranly,révèleaugrandjourcettedualitéquil’imprègne.D’unebelleécriture,deceluiquis’applique, le filsaimantsouhaiteune jolie fêtedesMèresàsamaman.Avecsonpère,dit-il,illuioffre«unsac»,maisl’enfantluiditbienplus:«Jet’offreaussi,maisc’estdemoitoutseul,lapromessedefairemonpossiblepourmecorrigerdemesdéfauts, cequin’estpas facile, tudoist’endouter.»Àlafindecettelettre,ilembrassesamamandetoutessesforces.JacquesChiracà lafoissoumisà lapuissancedesfemmestoutencherchantàs’enlibérer.ÉchapperàcelledesamèreMarie-Louise,dotée,dit-on,d’unpetitbrindecaractère,etdetouteslesautresqui,plustard,baliserontsalongueroute,pascelled’unetocade,maiscellesquivontcompterdanssavie,faceauxquellesil redevient un enfant : Marie-France Garaud ; Bernadette, son épouse et sarivale;Claude,safille,quiaufildesannéespasseradustatutdefillecadetteàceluidementor,devestaleprotectrice;etLaurence,«ledramedesavie»,saprotégée.

  • JacquesChirac naît doncdans ce climat de deuil, condamné à fuir ce destintragique, à sedéfairedece fantômeet sedélivrerdecettepressionmaternellepourenfinvivresavie.Maislaquelle?Une grande partie de son parcours se comprend à l’aune de ce huis clos

    familial, ses traits de caractère, un grand nombre de ses choix politiques endécoulent sans que lui-même en soit véritablement conscient. Ces révoltesparlent de lui, celles du petit contre le grand, contre celui qui abuse de sonautorité.Unsentimentvifquiletranspercedèsl’enfance.Soncombatcontrelesinjusticesqu’ilvaprojetersurlemurdesesambitionsetquisediluerasouslescontraintesdumétier.Sonenveloppeestcelled’unénarqueambitieuxmétamorphoséenrequindela

    politique, sachantmanier la languedu technocrate.Mais, par résurgence, cetterévolte venue des profondeurs de son enfance affleure par intermittence à lasurfacedesonexistence.Parfois,ilchoisitdeprendrelatangente.Danslanuitdu28au29novembre1974,verstroisheuresdumatin,lePremierministrequ’ilest alors réussit à faireplierunepartiede samajorité, réticentevoirehostileàvoterlaloisurl’IVG.Toutesavie,ildéfendralespersonneshandicapéesdontpersonnenes’occupe;

    ilseralavoixdespeuplesoubliés,dessansdomicilefixepourlesquelsilcrée,avec Xavier Emmanuelli, le Samu social. Parfois, très rarement, sa révoltedevient colère. Comme ce jour où il s’emporte dans les rues de Jérusalem,hurlant contre le chef de la sécurité israélienne parce que ses hommesl’empêchentdeparleraveclesPalestiniensinstallésdanslavieilleville.L’imageferaletourdumonde…Desmomentsquisontdespetitscaillouxlaisséssurlaroute par Jacques Chirac, qui racontent cette façon de ne jamais considérerl’évidencecommeunecertitude.Toutesavie,JacquesChiracporterasonenfancesursondos.Danssabesace,il

    yabeaucoupderêves;celuidepartiràlaconquêtedumonde,commeunesorted’évitementdesoi-même.S’éclipserloinpouroublier,aveccebesoinperpétuelde mouvement, d’images, de sensations. Adolescent, il n’a pas encore lapossibilitédefuirsonquotidien,alorsils’évadeàsamanière,grâceàunhommequivabouleversersavie.IlsenommeVladimirBelanovitch.CeRusseblancestnéle15mai1884àTaganrog,unevilleportuairesurlamer

    de Crimée. Il fuit le communisme en 1917, comme des milliers de Russesblancs. « Vladi » entame alors un long voyage avant d’arriver en France. ÀOdessa,en1918,ilsemarieavecLudmila,unefilledebonnefamillequiresteraàsescôtésjusqu’àsamort.Unanaprès,ennovembre1919,onretrouvesatrace

  • àTéhéran,puisilrejointlaRoumanieavantdeposersesbagagesenFrance,ennovembre 1929. Sur les documents officiels de l’Agence française del’immigration,l’ancêtredel’OFPRA,quienregistrel’identitédecesmilliersdeRusses,VladimirBelanovitchseprésentecomme«gérantduconsulatrussedeBouchir»,unevilleportuaireausuddel’Iran.Ildéclareparlercinqlangues:lerusse,leturc,lepersan,l’arabeetlesanskrit.Savieestunvasteromand’aventuresdanslequelseplongeàcorpsperdule

    jeuneChirac.VladimirBelanovitchfutl’undesambassadeursdutsarNicolasII,envoyéenmissionauxconfinsdel’Empirerusse,unesortedediplomateespion,à une époque où le cheval est le seul moyen de locomotion. Cet aventurierpolyglotte,immensémentcultivé,aquittélaRussiebaluchonsursondos.EnFrance,ilsurvitendevenantmanœuvrespécialisépuisexercelemétierde

    maquettiste anatomique. Le choc est rude pour Vladi. Alors, pour briser sonennuietsonenfermementsocial,ildonnedesleçonsderusseetdesanskritauxjeunes gens des beaux quartiers. Après guerre, il initie le jeune Chirac et luitransmetlapassiondel’âmeslave,desgrandsespaces,cesimmensesterritoiresconquispar despeuplesnomades, assoiffésde conquête.Tout cequ’il aime…Toutcequ’ildéfendraplus tard.L’écoleet ses règlescontraignantes, l’autoritédesprofesseurs l’ennuient, l’agacent ;avecVladimir, ilapprendlavie.L’élèveChirac,turbulent,unbrinchahuteur,sefaitd’ailleursrenvoyerdulycéedeSaint-Cloud pour une histoire de lance-pierre, qui n’est pas l’instrument le plusapproprié dans une cour d’école. Secrètement, il est habité par d’autresaspirations, beaucoup plus spirituelles.Déjà, il voit plus loin que les autres etrêved’ailleurs.Dans la vie du jeune Chirac, Belanovitch joue un rôle décisif. Il n’est pas

    seulementsonprofesseurderusse,ilestbienplusencore,illuiouvrelesportesd’une autre vie. Jacques Chirac essaie d’abord d’apprendre le sanskrit, pourmieuxcomprendrel’hindouisme,mais,aprèsplusieursmoisd’unapprentissagefastidieux, il cale devant la difficulté de cette langue, sûrement l’une des plusardues au monde. Il se lance alors avec succès dans celui du russe. JacquesChiractraduit lesgrandsauteurs, telPouchkine,dont lesécrits luirenvoientsapropre image : «Enivrez-vous, en attendant, amis, de cette vie légère. Je saisqu’elleapeudevaleuretn’ytienspasoutremesure.J’aiditadieuauxillusions;mais de lointaines espérances viennent parfois troubler mon cœur 39. » Bref,amateurdefemmes,hommelibres’ilenfût,l’âmeslaveparexcellence.Une fois adulte, il tenteramême de publierEugèneOnéguine, qu’il connaît

    depuisl’adolescence,sanssuccès.Unmanuscritquepersonnen’ajamaisréussi

  • àvoir.Doucement,ceprécepteur,éruditetséduisant,intègreledomicilefamilialdes

    Chirac jusqu’àpasser sesvacances enCorrèze. Il est à la foisunmaître et unconfident,sondirecteurdeconsciencequileguidedansseschoixdelecture,luifait découvrir les richesses de l’Orient que peu d’Occidentaux connaissent àcetteépoque.Belanovitchluioffreleplusbeaudescadeaux,celuidelacuriositéet de la soif d’apprendre. Quand Jacques Chirac dévore du regard L’Art dessteppes 40, un livre qui l’accompagnera tout au long de sa vie, le fantôme deBelanovitchestlà,ill’aideàtournerlespagesdecebelouvragequiexhumedesœuvres d’art venues de provinces reculées, situées entre la mer Noire et laChine.Dans un avion, lors d’un déplacement présidentiel, Jean de Boishue 41 se

    souvientd’avoireu lemalheurdediredumaldesMongols :«JacquesChiracm’a répondudu tac au tacque c’était ungrandpeuple. Il était fascinépar cesaventuriersquipassaientleursjournéesàchevaldanslasteppe42.»JeandeBoishue,ancienministreetsecrétaired’État,cadetdeJacquesChirac

    deonzeans,aluiaussibienconnuVladi.Lorsqu’ilavaitdixans,ilécoutaitleshistoiresmerveilleusesqueluiracontaitcevieilhomme,quifinissaitsaviedansleplusgranddénuementà lamaisonderetraitedeSainte-Geneviève-des-Bois.Une pension longtemps dirigée par sa mère, où l’on accueille, encoreaujourd’hui, après un siècle, les descendants des réfugiés russes. Il gardeprécieusementavec lui l’icôneque lui aconfiéeLudmilaaprès lamortde sonmari,le19juin1960.Prèsdesoixanteansplustard,c’estleurVladimir,qu’ilsontconnuchacunde

    leurcôté,quilesréunitdevantsatombeaucimetièrerussedeSainte-Geneviève-des-Bois.«Parrespectpoursamémoireetpourtoutcequecethommenousaapporté dans notre vie, nous avions décidé de restaurer sa sépulture et à cetteoccasion d’organiser une cérémonie 43. » En février 2013, c’est un JacquesChiracaffaiblietémuquiserecueillesurlatombedel’hommequiluiaouvertlesportesdumonde.Toutesaviedéfileàcetinstant,saquêtedesgrandsespacesetsoninsatiablegoûtdelaliberté.SonamiHaïmKorsia,futurgrandrabbindeFrance,litlaprièredesmortsdesjuifs,etJeandeBoishuecelledesorthodoxes.JacquesChiracresteunlongmomentdevantlapierretombaleens’adressantàsonprofesseur:«Jesuiscontentdetevoir…![…]Aurevoir,Belanovitch!»luidit-ilavantdequitterlecimetière,levisagefermé.Quelquesinstantsplustard,fidèleà la tradition russequiconsisteàboirede lavodkaà lasantédesmorts

  • danslecimetièremême, ilseretourneendisant :«Etmaintenant,Jean,onvaboire!»Maisquecherche-t-ilaujuste?Dèsl’adolescence,cetteimpressiondefuitene

    masque pas du vide,mais une profonde quête de lui-même. Quelques annéesplus tard, en 1950, JacquesChirac a dix-huit ans, son bac en poche décrochéavec une mention assez bien, il sent qu’il faut prendre un autre chemin,s’éloignerducoconmaternel,loindelasévéritédesonpère,loindufantômedesasœurJacqueline,loindelaroutequel’ontracepourlui.Grâceàunerelationde son père, il embarque à Dunkerque, sur un navire de marine marchande.Françoisestpersuadéquelatocadedesonfilsvafairelongfeu,alorsilluioffrecette récréation. Trois mois comme pilotin sur leCapitaine Saint-Martin, unnavire charbonnier qui fait la liaison entre Dunkerque et l’Algérie. Il rêved’aventures,levoilàservi…Ilfumelapipeetgoûteavecdéliceàlavierudedesmarins en partageant leurs manières rustiques. Lors d’une escale en Algériefrançaise, le jeuneChirac découvre les joies de la vie dans la casbah d’Alg