DU MÊME AUTEUR - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782707112811.pdf · le Développement du capitalisme en Russie, une combi- naison particulière, un chevauchement spécifique

DU MÊME AUTEUR

Nature des choses et droit. Essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1965.

Fascisme et dictature, F. Maspero, Paris, 1970. Nouvelle édition en coédition avec Le Seuil, collection « Politique », 1972.

Les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui, Seuil, Paris, 1974. La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne, F. Maspero, Paris,

1975. Nouvelle édition en coédition avec Le Seuil, collection « Politi- que« , 1976.

La crise de l'État, ouvrage collectif sous la direction de Nicos Poulantzas, P.U.F., Paris, 1976.

L'État, le pouvoir, le socialisme, P.U.F., Paris, 1978. Repères. Hier et aujourd'hui, textes sur l'État. Ouvrage posthume,

collection « Dialectiques-interventions », F. Maspero, Paris, 1980.

Nicos Poulantzas

P o u v o i r p o l i t i q u e

e t c l a s s e s s o c i a l e s

d e l ' é t a t c a p i t a l i s t e

F R A N Ç O I S M A S P E R O 1, place Paul-Painlevé, V

PARIS 1982

© 1968, Librairie François Maspero

(Publié précédemment dans « Textes à l'appui ».)

ISBN 2-7071-1281-X

Introduction

1) Le marxisme est constitué par deux disciplines unies mais distinctes, dont la distinction est fondée sur la différence de leur objet : Je matérialisme dialectique et le matérialisme historique 1

Le matérialisme historique — ou science de l'histoire — a pour objet le concept d'histoire, à travers l 'étude des divers modes de production et formations sociales, de leur structure, de leur constitution et de leur fonctionnement, et des formes de transition d'une formation sociale à une autre.

Le matérialisme dialectique — ou philosophie marxiste — a pour objet propre la production des connaissances, c'est-à-dire la structure et le fonctionnement du processus de pensée. A proprement parler, le matérialisme dialectique a pour objet la théorie de l'histoire de la production scientifique. En effet, si le matérialisme historique a fondé, dans un même mouvement théorique, le matérialisme dialectique comme discipline distincte, c'est parce que la constitution d'une science de l'histoire, c'est-à-dire d'une science qui définit son objet comme constitution du concept d'histoire — matérialisme historique —, a conduit à la définition d'une théorie de la science, qui comprend l'histoire comme partie constituante de son objet propre.

Ces deux disciplines sont distinctes : il existe en effet des interprétations du marxisme qui réduisent une dis-

1. Sur ces sujets, voir Althusser in Pou r Marx, et aussi Lire Capital, t. II ; « Matérialisme his tor ique et matér ia l i sme dialec- t ique », Cahiers Marxistes-Léninistes, N° 11 ; et « Sur le t rava i l théorique. Difficultés et ressources », La Pensée, avri l 1967.

cipline à l 'autre. Soit le matérialisme dialectique au maté- rialisme historique : c'est le cas typique des interpréta- tions historicistes, telles que celles du jeune Lukacs, de Korsch, etc., pour lesquelles le marxisme est une anthropologie historique, l'histoire étant une catégorie originaire et fondatrice et non un concept à construire. La réflexion des structures, la « prise de conscience de leur sens », est fonction, pa r le biais d'une intériorisation médiatrice, de ces structures mêmes. Soit le matérialisme historique au matérialisme dialectique : il s'agit là des interpréta- tions positivistes-empiricistes, qui diluent l'objet propre du matérialisme historique en subsumant tout objet histo- r ique sous la même loi « abstraite », universellement vala- ble, « modèle » réglant toute « concrétisation » historique.

Le matérialisme historique, Marx l 'a montré dans l'In- troduction de 57, dans la Préface à la contribution à la critique de l'économie politique et dans Le Capital, détient une théorie générale définissant des concepts qui commandent tout son champ d'investigation (concepts de mode de production, de formation sociale, d 'appropriation réelle et de propriété, de combinaison, d'idéologie, de politique, de conjoncture, de transition). Ces concepts lui permettent de définir le concept de son objet : le concept d'histoire. L'objet du matérialisme historique est l 'étude des diverses structures et pratiques liées et distinctes (économie, politique, idéologie), dont la combinaison constitue un mode de production et une formation sociale : on peut caractériser ces théories comme théories régio- nales. Le matérialisme historique comprend également des théories particulières (théories des modes de production esclavagiste, féodale, capitaliste, etc.), dont la légi- timité est fondée sur la diversité des combinaisons des structures et pratiques, qui définissent des modes de production et des formations sociales distinctes. Cet ordre n'est encore que celui d 'une énumération : il sera modifié et fondé dans un instant.

On sait que les deux propositions fondamentales du matérialisme (dialectique et historique) sont les sui- vantes :

1) La distinction des processus réels et des processus de pensée, de l'être et de la connaissance.

2) Le pr imat de l'être sur la pensée, du réel sur sa connaissance.

Si la deuxième proposition est bien connue, il faut insister sur la première : l 'unité des deux processus — du

processus réel et du processus pensée — est fondée sur leur distinction. Ainsi, le travail théorique, quel que soit le degré de son

abstraction, est toujours un travail portant sur les processus réels. Pourtant, ce travail qui produit des connaissances se situe entièrement dans le processus de pensée : il n 'y a pas de concepts plus réels que d'autres. Le travail théorique part d'une matière première composée non pas du réel-concret, mais soit d'informations, soit de notions, etc., sur ce réel, et la traite au moyen de certains outils conceptuels, travail dont le résultat est la connaissance d 'un objet.

On peut dire que seuls existent, au sens fort du terme, les objets réels, concrets et singuliers. Le processus de

pensée a pour fin dernière la connaissance de ces objets : la France ou l'Angleterre en un moment donné de leur développement. La connaissance de ces objets ne les suppose pas ainsi au point de départ dans la matière première, puisqu'elle est précisément, comme connaissance concrète d 'un objet concret, le résultat d 'un processus que Marx dé- signe par les termes de « synthèse d'une multiplicité de déterminations ». Par ailleurs, le processus de pensée, s'il a pour but final et comme raison d'être la connaissance des objets réels-concrets, ne porte pas toujours sur ces objets : il peut porter également sur des objets que l'on peut désigner comme abstraits-formels, qui n'existent pas au sens fort, mais qui sont la condition de la connaissance des objets réels-concrets : c'est le cas pa r exemple pour le mode de production.

Suivant leur place rigoureuse dans le processus de pensée et l 'objet de pensée sur lequel ils p o r t e n t on peut distinguer les divers concepts selon leur degré d'abstraction, des plus pauvres en déterminations théoriques, aux plus élaborés et aux plus riches en déterminations théoriques. Les concepts les plus concrets, ceux qui conduisent à la connaissance d'une formation sociale en un moment déter- miné de son développement, ne sont, pas plus que les objets réels-concrets, la matière première du processus de pensée ; ils ne sont pas non plus déduits des concepts les plus abstraits, ou subsumés sous ces derniers, ajou- tant à leur généralité une simple particularité. Ils sont le résultat d 'un travail d'élaboration théorique qui, en opé- rant sur des informations, notions, etc., au moyen des

2. Précisons-le afin de ne pas tomber dans la vieille équivoque de l' « abstract ion-concrét isat ion » positiviste.

c o n c e p t s l e s p l u s a b s t r a i t s , a p o u r e f f e t l a p r o d u c t i o n d e s c o n c e p t s l e s p l u s c o n c r e t s c o n d u i s a n t à l a c o n n a i s s a n c e d e s o b j e t s r é e l s , c o n c r e t s e t s i n g u l i e r s .

Prenons pour exemple deux concepts fondamentaux du matérialisme historique qui illustrent bien la distinction entre objets formels-abstraits et objets réels-concrets, ceux de mode de production et de formation sociale.

Par mode de production on désignera non pas ce que l 'on indique en général comme l'économique, les rapports de production au sens strict, mais une combinaison spécifique de diverses structures et pratiques qui, dans leur combinaison, apparaissent comme autant d'instances ou niveaux, bref comme autant de structures régionales de ce mode. Un mode de production, comme le dit de façon schéma- tique Engels, comprend divers niveaux ou instances, l'éco- nomique, le politique, l'idéologique et le théorique, étant entendu qu'il s'agit là d 'un schéma indicatif et que l 'on peut opérer un découpage plus exhaustif. Le type d'unité qui caractérise un mode de production est celui d 'un tout complexe à dominance. en dernière instance, de l'éco- nomique : dominance en dernière instance à laquelle on réservera le terme de détermination. Ce type de rapports entre les instances se distingue de celui que posent cer- taines interprétations du marxisme. Il ne s'agit pas, par exemple, d'une totalité circulaire et expressive, fondée sur une instance centrale-sujet, catégorie fondatrice des ori- gines et principe de genèse, dont les autres instances, parts totales, ne constitueraient que l'expression phéno- ménale. Il ne s'agit pas non plus de rapports de simple analogie ou corrélation d'instances externes l 'une par rapport à l 'autre. Bref, il ne s'agit ni d'une causalité linéaire, ni d'une médiation expressive, ni non plus d'une corréla- tion analogique. Il s'agit d 'un type de rapport, à l ' intérieur duquel la structure à détermination du tout commande la constitution même — la nature — des structures régio- nales, en leur assignant leur place et en leur distribuant des fonctions : les rapports qui constituent ainsi chaque niveau ne sont jamais simples, mais surdéterminés par les rapports des autres niveaux.

Plus : la détermination en dernière instance de la structure du tout par l 'économique ne signifie pas que l'éco- nomique y détient toujours le rôle dominant. Si l 'unité qu'est la structure à dominante implique que tout mode de production possède un niveau ou instance dominant,

l'économique n'est en fait déterminant que dans la mesure où il attribue à telle ou telle instance le rôle dominant, c'est-à-dire dans la mesure où il règle le déplacement de dominance dû à la décentration des instances. Ainsi, Marx nous indique comment, dans le mode de production féo- dal, c'est l'idéologie — sous sa forme religieuse — qui détient le rôle dominant, ce qui est rigoureusement déter- miné par le fonctionnement de l'économique dans ce mode. Ce qui distingue donc un mode de production d 'un autre, et qui, par conséquent, spécifie un mode de production, c'est cette forme particulière d'articulation qu'entretien- nent ses niveaux : c'est ce que l 'on désignera désormais par le terme de matrice d 'un mode de production. Autre- ment dit, définir rigoureusement un mode de production, consiste à déceler de quelle façon particulière se réfléchit, à l ' intérieur de celui-ci, la détermination en dernière instance par l'économique, réflexion qui délimite l'indice de dominance et de surdétermination de ce mode.

Le mode de production constitue un objet abstrait-formel qui n'existe pas, au sens fort, dans la réalité. Les modes de production capitaliste, féodal, esclavagiste constituent également des objets abstraits-formels, car eux non plus ne possèdent pas cette existence. Seule existe en fait une formation sociale historiquement déterminée, c'est-à-dire un tout social — au sens le plus vaste — à un moment de son existence historique : la France de Louis Bonaparte, l'Angleterre de la révolution industrielle. Mais une formation sociale, objet réel-concret, toujours original parce que singulier, présente, comme l'a montré Lénine dans le Développement du capitalisme en Russie, une combinaison particulière, un chevauchement spécifique de plusieurs modes de production « purs ». C'est ainsi que l'Allemagne de Bismarck se caractérise par une combinaison spécifique des modes de production capitaliste, féodal et patriarcal, dont la combinaison seule existe au sens fort du terme ; seule existe une formation sociale historiquement déterminée comme objet singulier.

La formation sociale constitue elle-même une unité complexe à dominante d 'un certain mode de production sur les autres qui la composent. Il s'agit d 'une formation sociale historiquement déterminée par un mode de production donné : l'Allemagne de Bismarck est une formation sociale capitaliste, c'est-à-dire dominée par le mode de production capitaliste. La dominance d'un mode de production sur les autres dans une formation sociale, fait que la matrice de ce mode de production, à

savoir la réflexion particulière de la détermination (en dernière instance par l'économique) qui la spécifie, marque l'ensemble de cette formation. Dans ce sens, une formation sociale historiquement déterminée est spécifiée par une articulation particulière — par un indice de dominance et de surdétermination — de ses divers niveaux ou instances économique, politique, idéologique et théorique qui est, en règle générale, compte tenu des décalages que l' on rencontrera, celle du mode de production dominant. Pa r exemple, dans une formation sociale dominée par le mode de production capitaliste, le rôle dominant est détenu en règle générale pa r l'économique, ce qui n'est que l'effet de la dominance, dans cette formation, de ce mode, carac- térisé lui-même, dans sa « pureté », par le rôle dominant que détient l'économique.

2) Ces données sont essentielles pour saisir l 'opération de constitution d 'une structure régionale en objet de science d'une part, l 'ordre logique de l'élaboration scientifique, à savoir l 'ordre nécessaire qui relie de droit les divers concepts, suivant leur place dans le processus de pensée, d 'autre part. Cet essai a en effet pour objet le politique, plus particulièrement la superstructure politique de l 'Etat, dans le mode de production capitaliste, c'est- à-dire la production du concept de cette région dans ce mode, et la production de concepts plus concrets visant le politique dans les formations sociales capitalistes. La méthode qui sera suivie est fondée sur la théorie exposée.

La théorie générale du matérialisme h i s t o r i q u e définit un type général de rapports entre instances distinctes et unies — l'économique, le politique, l'idéologique — : elle définit ainsi, à son propre niveau, et en rapport nécessaire avec ses concepts de mode de production, de formation sociale, de structure à dominante, etc., des concepts relativement abstraits de ces instances. A pro-

prement parler, il s'agit là de concepts circonscrivant des lieux formels assignés à toute structure sociale possible. Il s'agit par exemple du concept le plus abstrait de politique, fonctionnant sur tout le champ d'investigation de la théorie générale du matérialisme historique, à savoir dans les modes de production et formations sociales en général, divisés en classes plus particulièrement. C'est ici

3. Théorie générale qu' i l ne f au t pas confondre avec le ma té r i a l i sme dialectique, ce dern ier n 'é tant pas la simple épistémologie du maté- r ia l i sme his tor ique.

que trouve sa juste place théorique le problème du rapport du politique et de l'histoire, concept dont la construction est l'objet propre du matérialisme historique.

Pourtant, la théorie régionale du politique ne peut passer aux concepts plus riches en déterminations théoriques, qu'en localisant son objet dans un mode de production donné. Suivant les principes qui nous ont conduits à la construction du concept de mode de production, une instance régionale — en l'espèce le politique — peut cons- tituer un objet de théorie régionale, dans la mesure où elle est « découpée > dans un mode de production donné. Sa constitution en objet de science, c'est-à-dire la construction de son propre concept, dépend non pas de sa nature, mais de sa place et de sa fonction dans la combinaison particulière qui spécifie ce mode de production. On peut dire que cette instance, ainsi localisée, occupe le lieu assigné formellement au politique par son concept abstrait, relevant de la théorie générale. Plus particulière- ment, c'est l'articulation des instances propre à ce mode de production qui définit l'extension et les limites de cette instance régionale, en assignant à la théorie régio- nale correspondante son domaine. L'économique, le politique, l'idéologique ne constituent pas des essences préala- bles, qui entrent par la suite, suivant le schéma ambigu — s'il est pris au pied de la lettre — de la base et de la superstructure, dans des rapports externes. L'articulation propre à la structure du tout d'un mode de production, commande la constitution des instances régionales. Bref, construire le concept de l'objet de la science politique, en passant des déterminations théoriques les plus pauvres aux déterminations théoriques les plus riches, suppose la définition rigoureuse du politique comme niveau, instance ou région d'un mode de production donné.

C'est ici que s'opère la jonction, dans le matérialisme historique, entre ce que l'on a défini comme théories régionales, dont fait partie la théorie du politique, et théories particulières, c'est-à-dire les théories des divers modes de production. Cette jonction n'est pas un effet du hasard, elle s'opère suivant un ordre de droit qui est celui du processus de pensée : la théorie régionale du politique dans le mode de production capitaliste suppose la théorie particulière de ce mode de production. La place assignée au politique dans le mode de production capitaliste dépend de la théorie particulière de ce mode — de son type spécifique d'articulation, de son indice de dominance et de surdétermination —, telle que Marx l'a exposée dans Le Capital. La théorie particulière du mode de pro-

duction capitaliste possède ses concepts propres, fonctionnant sur l'ensemble du champ de son investigation, et qui commandent ainsi la production des concepts propres de la théorie régionale du politique de ce mode.

Pourtant, à la fois le mode de production capitaliste et le politique dans ce mode, par exemple l'Etat capitaliste ou les formes politiques de lutte de classe dans ce mode, constituent des objets, abstraits-formels, puisque seuls existent, au sens fort, les Etats de formations capitalistes historiquement déterminées. Le processus de pensée a finalement pour raison d'être la production des concepts les plus concrets, c'est-à-dire les plus riches en détermi- nations théoriques, qui permettent la connaissance des objets réels, concrets et singuliers, que sont chaque formation sociale toujours originale. Cet ordre logique, qui mène des concepts les plus abstraits aux concepts les plus concrets, va des concepts de la théorie générale du matérialisme historique à ceux qui permettent de pro- céder à l'analyse concrète d'une situation concrète, selon l'expression de Lénine 4

3) Il convient également de prendre en considération les problèmes relatifs aux informations, notions, etc., cons- tituant la matière première des divers paliers du processus théorique suivi dans ce texte d'une part, et relatifs au statut des textes des classiques du marxisme concernant le politique d'autre part.

En ce qui concerne la matière première, on est allé la chercher là où elle se trouve : dans les textes des classiques du marxisme, dans les textes politiques du mouvement ouvrier, et dans les ouvrages contemporains de science politique. On a fait, dans ce dernier cas, un premier choix, selon le degré de sérieux de ces ouvrages : il faut bien le dire, le caractère marxiste ou non marxiste de ces ouvrages ne constitue nullement, à l'état actuel de la recherche, et en ce qui concerne leur prise en considération comme matière première de la recherche, un critère per- tinent de leur sérieux ou de leur non-sérieux. Ouvrages

(4) En adoptant la terminologie d 'Al thusser ( in Pou r Marx) et en dés ignant p a r g.1 (généralités I) l a mat ière première du processus de pensée, p a r g.2 (généralités II) les outi ls ou moyens de t ravai l théorique, et p a r g.3 (générali tés III) les connaissances, on peut schématiser l 'ordre logique d u procès qui va des concepts les plus abs t ra i t s — por tan t sur des objets formels — abst ra i t s — aux

de science politique, concernant plus particulièrement l'Etat capitaliste, de langue française tout d'abord : cette science étant relativement peu développée en France, on a eu souvent recours à des ouvrages de langue anglaise — anglais ou américains — et de langue allemande. Ouvra- ges relativement inconnus en France : on connaît le pro- vincialisme caractéristique de la vie intellectuelle française, dont une des conséquences, et non la moindre, consiste à enfoncer souvent des portes ouvertes, c'est-à-dire à croire sereinement à l'originalité d'une production théorique, alors qu'elle se trouve déjà bien plus élaborée chez des auteurs étrangers. Pourtant, ces ouvrages ont été pris en considération au moyen d'un travail critique portant

c o n c e p t s l e s p l u s c o n c r e t s — p o r t a n t s u r d e s o b j e t s r é e l s — c o n c r e t s e t s i n g u l i e r s — , b r e f l e s d i v e r s p a l i e r s n é c e s s a i r e s d u d i s c o u r s t h é o - r i q u e , d e l a f a ç o n s u i v a n t e :

S o i t n o t r e o b j e t , l a t h é o r i e d u p o l i t i q u e d a n s le m o d e d e p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e .

s u r l e u r m é t h o d e e t s u r l a t h é o r i e , s o u v e n t i m p l i c i t e , q u i l e s s o u s - t e n d . P a r a i l l e u r s , c e s o u v r a g e s c o n t i e n n e n t

p a r f o i s , à l ' é t a t d ' é l é m e n t s s c i e n t i f i q u e s d a n s u n d i s c o u r s i d é o l o g i q u e , d e s c o n c e p t s t h é o r i q u e s a u t h e n t i q u e s q u e c e t r a v a i l c r i t i q u e n o u s a p e r m i s d ' é p u r e r .

Q u a n t a u x t e x t e s d e s c l a s s i q u e s d u m a r x i s m e , d u p o i n t d e v u e d e l e u r t r a i t e m e n t c o m m e i n f o r m a t i o n s c o n c e r -

n a n t p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t l ' E t a t c a p i t a l i s t e , i l a é g a l e - m e n t f a l l u l e s c o m p l é t e r e t l e s s o u m e t t r e à u n t r a v a i l

c r i t i q u e p a r t i c u l i e r . E t a n t d o n n é l e c a r a c t è r e n o n s y s - t é m a t i q u e d e c e s t e x t e s , l e s i n f o r m a t i o n s q u ' i l s c o n t i e n - n e n t a p p a r a i s s e n t p a r f o i s p a r t i e l l e s , o u m ê m e i n e x a c t e s ,

à l a l u m i è r e d e s i n f o r m a t i o n s — h i s t o r i q u e s , p o l i t i q u e s — d o n t o n e s t e n m e s u r e d e d i s p o s e r a c t u e l l e m e n t .

L a d e u x i è m e s é r i e d e p r o b l è m e s c o n c e r n e l e s t e x t e s

d e s c l a s s i q u e s d u m a r x i s m e , v o i r l e s t e x t e s d e M a r x ;

d ' E n g e l s , d e L é n i n e e t d e G r a m s c i q u i p o r t e n t s u r l e

t r a i t e m e n t p r o p r e m e n t t h é o r i q u e d u p o l i t i q u e . E n e f f e t , i l f a u t t o u t d ' a b o r d c o n s t a t e r , e t c ' e s t l à u n e r e m a r q u e

d ' o r d r e g é n é r a l , q u e c e u x - c i n ' o n t p a s s p é c i f i q u e m e n t t r a i t é , a u n i v e a u d e l a s y s t é m a t i c i t é t h é o r i q u e , l a r é g i o n d u

p o l i t i q u e . E n d ' a u t r e s t e r m e s , p r i s d a n s l ' e x e r c i c e d i r e c t

d e l e u r p r o p r e p r a t i q u e p o l i t i q u e , i l s n ' e n o n t p a s e x p l i -

c i t e m e n t f a i t l a t h é o r i e , a u s e n s f o r t d u t e r m e . C e q u e l ' o n t r o u v e f i n a l e m e n t d a n s l e u r s œ u v r e s , c ' e s t , s o i t u n

c o r p s o r d o n n é d e c o n c e p t s à l ' « é t a t p r a t i q u e » , à s a v o i r

p r é s e n t s d a n s l e d i s c o u r s e t d e s t i n é s , p a r l e u r f o n c t i o n ,

à d i r i g e r d i r e c t e m e n t l a p r a t i q u e p o l i t i q u e d a n s u n e c o n j o n c t u r e c o n c r è t e , m a i s n o n t h é o r i q u e m e n t é l a b o r é s ;

s o i t d e s é l é m e n t s d e c o n n a i s s a n c e t h é o r i q u e d e l a p r a -

t i q u e p o l i t i q u e e t d e l a s u p e r s t r u c t u r e d e l ' E t a t , c ' e s t - à - d i r e d e s c o n c e p t s é l a b o r é s , m a i s n o n i n s é r é s d a n s u n

d i s c o u r s t h é o r i q u e s y s t é m a t i q u e ; s o i t e n f i n u n e c o n c e p -

t i o n i m p l i c i t e d u p o l i t i q u e e n g é n é r a l d a n s l a p r o b l é m a - t i q u e m a r x i s t e , c o n c e p t i o n q u i s o u s - t e n d , a v e c u n e g r a n d e

r i g u e u r , m a i s a v e c d e s a l é a s c e r t a i n s q u e c o m p o r t e t o u t e p e n s é e q u i n ' e s t p a s c o n t e m p o r a i n e d ' e l l e - m ê m e — c ' e s t -

à - d i r e s y s t é m a t i q u e m e n t e x p l i c i t e d a n s s e s p r i n c i p e s — , l a p r o d u c t i o n d e c e s c o n c e p t s .

C e t é t a t d e c h o s e s , q u ' i l n e s ' a g i t i c i q u e d e c o n s t a t e r ,

s e r a p p o r t e à l ' o r d r e r é e l d u d é v e l o p p e m e n t — d e f a i t —

d u m a t é r i a l i s m e h i s t o r i q u e , q u ' i l n e f a u t p a s c o n f o n d r e a v e c l ' o r d r e l o g i q u e — d e d r o i t — d u p r o c è s t h é o r i q u e q u e l ' o n v i e n t d ' e x p o s e r ; i l e n t r a î n e g r a n d e s d i f f i c u l t é s .

E l l e s s e r a p p o r t e n t a u s t a t u t d e s t e x t e s q u e l ' o n p r e n d r a e n c o n s i d é r a t i o n .

a) La première difficulté concerne la localisation de la problématique originale du marxisme dans les œuvres de Marx et d'Engels. Cette problématique, qui est une coupure par rapport à la problématique des œuvres de jeunesse de Marx, se dessine à partir de l'Idéologie allemande, texte de coupure qui comporte encore de nombreuses ambi- guïtés. Cette coupure signifie bien que Marx est alors devenu marxiste. On ne prendra par conséquent, signalons- le tout de suite, nullement en considération ce qu'il est convenu d'appeler les œuvres de jeunesse de Marx, sauf à titre de comparaison critique, c'est-à-dire surtout comme point de référence pour dépister les « survivances » idéo- logiques de la problématique de jeunesse dans les œuvres de maturité. Ceci est particulièrement important pour la science politique marxiste, car on sait que les œuvres de jeunesse sont principalement axées sur la théorie politique. « Survivances » avons-nous dit, mais le terme est fallacieux : en fait, les notions des œuvres de jeunesse que l'on retrouve dans les œuvres de maturité prennent, dans ce nouveau contexte, un sens différent, soit comme repères d'indication de problèmes nouveaux, soit comme simples mots recouvrant abusivement une façon nouvelle de poser les questions, soit comme pierres d'achoppement à la production de concepts nouveaux : fonctionnement qu'il s'agira de déceler. Par ailleurs, le repérage de la problématique revêt de l ' importance également pour d 'autres auteurs, notamment Gramsci dont les œuvres, en dépit des coupures qui s'y trouvent, manifestent une perma- nence particulière de la problématique historiciste.

b) Considérons maintenant l'œuvre théorique majeure du marxisme qu'est Le Capital. Que peut-on en tirer en ce qui concerne, plus particulièrement, l'étude du politique, notamment de l 'Etat capitaliste ? En fait, Le Capital contient — entre autres, mais je me limite à ce qui nous intéresse principalement ici — d'une part un traitement scientifique du mode de production capitaliste, de l'articulation et de la combinaison — de la matrice — des instances qui le spécifie, d'autre par t un traitement théo- rique systématique de la région économique de ce mode de production. Et ceci non pas, comme on l'a cru long- temps, parce que rien d ' important ne se passe dans les autres régions et que leur examen serait secondaire : c'est parce que, on le verra dans un instant, ce mode de production est spécifié par une autonomie caractéristique de ses instances, passibles d'un traitement scientifique

particulier, et parce que l'économique détient dans ce mode, en plus de la détermination en dernière instance, le rôle dominant. Ainsi, les autres instances — le politique, l'idéologique — sont bel et bien présentes dans Le Capital — qui n'est pas, en ce sens, une œuvre « exclu- sivement » économique —, mais en quelque sorte en creux, c'est-à-dire par leurs effets dans la région écono- mique. Pas plus qu'on ne trouve dans Le Capital une théorie systématique de l'idéologie dans le mode de production capitaliste — les remarques sur le fétichisme capitaliste ne pouvant prétendre à ce titre —, on n'y trouve une théorie du politique. Cette présence en creux du politique dans Le Capital nous sera très utile, mais ne pourra nous mener bien loin. Elle se trouve à la fois dans les développements théoriques proprement dits du Capital, et dans les exemples concrets que Marx y apporte à titre d'il lustration de ces développements : voir les passages concernant le rôle de l 'Etat dans l 'accumulation primitive du Capital ou dans la législation de fabriques en Angle- terre. Ces remarques constituent des illustrations de la présence en creux du politique dans l'économique — c'est- à-dire de la théorie particulière du M. P. C. —, et ne sont pas destinées à produire des concepts plus concrets destinés à des connaissances des formations sociales — comme c'est le cas dans le 18 Brumaire.

c) On dispose par la suite d'une série de textes qui portent, partiellement ou entièrement, sur l'objet de la science politique sous sa forme abstraite-formelle — soit l 'Etat en général, soit la lutte des classes en général, soit l 'Etat capitaliste en général —, tels que la Critique du programme de Gotha ou La Guerre civile en France de Marx.. l 'Anti-Dühring d'Engels, l' Etat et la révolution de Lénine, les Notes sur Machiavel de Gramsci. Pourtant, ces textes sont principalement des textes de lutte idéolo- gique. Ils sont conçus comme ripostes urgentes à des attaques ou à des déformations de la théorie marxiste : leurs auteurs sont par là même fréquemment contraints à se placer sur le terrain idéologique des textes à réfuter. Ces textes contiennent souvent des concepts authentiques, mais oblitérés par leur insertion dans l'idéologie, et qu'on ne peut découvrir que par tout un travail critique.

d) Venons-en enfin aux textes politiques proprement dits. Comme il ressort de ce qui précède, leur statut est très complexe. Ils portent, en principe, sur des objets réels-concrets, c'est-à-dire sur des formations sociales his-

toriquement déterminées, par exemple la France, l'Alle- magne et l'Angleterre pour Marx et Engels, la Russie pour Lénine, l'Italie pour Gramsci, à un moment de leur déve- loppement. Plus particulièrement, ces textes comportent une « analyse concrète d 'une situation concrète », notamment de la conjoncture de ces formations. Dans ce sens, ils contiennent effectivement toute une série de concepts les plus concrets concernant la connaissance de cette conjoncture. Pourtant, ce n'est pas tout : de par l'absence d'œuvres théoriques systématiques dans ce domaine, ils portent en même temps, dans une même exposition dis- cursive non explicitée et analysée, sur des objets abstraits- formels, et relèvent d'une conception du politique dans la théorie générale, et d 'une théorie régionale du politique dans le mode de production capitaliste. Ce fait indiscu- table est très important : ces œuvres politiques contiennent en effet jusqu 'aux concepts les plus abstraits, mais soit à l' « état pratique », c'est-à-dire sous une forme qui n'est pas théoriquement élaborée, soit sous une forme plus ou moins élaborée mais à l 'état d'éléments, c'est-à-dire insérés dans un ordre discursif d'exposition qui n'est pas, dans l'ordre logique de la recherche, le leur.

On se rend donc compte des problèmes difficiles que

posent ces textes en raison de leur statut. Il faut alors les lire en leur posant les questions pertinentes dans l'ordre théorique du processus de pensée défini ci-dessus. Il s'agit, autrement dit, de remettre, par une élaboration — et non pas par une simple extraction —, les divers concepts contenus dans ces textes à la place qui leur revient de droit dans le processus de pensée, processus qui peut définir rigoureusement leur degré d'abstraction, c'est-à-dire leur extension et leurs limites précises : on verra ainsi parfois que leur champ n'est pas du tout celui que croyaient leur assigner leurs auteurs. Il est évident d'ailleurs que, par ce travail, ces concepts subiront des transformations nécessaires. Bref, pour apporter des exemples, il s'agira de déceler dans quelle mesure certains concepts, apparus dans l'étude du politique d'une formation sociale capitaliste concrète, fonctionnent en fait — dûment trans- formés ou non — sur le champ du politique dans le mode de production capitaliste, et valent ainsi pour les formations sociales capitalistes en général — en fait pour toutes les formations capitalistes possibles — (tel le concept de « bonapartisme » produit à propos de la France de Louis Bonaparte et dont le champ est le type capitaliste d'Etat) ; ou dans quelle mesure des concepts, exposés dans des textes concernant des formations sociales diffé-

rentes, s 'appliquent au mode de production capitaliste et aux formations sociales capitalistes (tel le problème posé par les textes de Lénine sur le front uni ou le bureau- cratisme en U. R. S. S. pendant la période de transit ion au socialisme) ; ou encore dans quelle mesure certains de ces concepts ont pour champ le politique en général ; ou même, enfin, dans quelle mesure certains concepts, auxquels leurs auteurs ont assigné pour champ le politique en général, n 'ont en fait comme champ que le politique dans le mode de production capitaliste (tel le concept d'hégémonie de Gramsci, etc.).

Il est d'ailleurs inutile d' insister sur le fait que, dans cet état de choses, on a souvent affaire, soit à des concepts contradictoires, soit à de simples mots pris pa r leurs auteurs pour des concepts, mais qui ne peuvent en fait servir que comme indicateurs de problèmes, soit aussi — et forcément — à des notions idéologiques.

4) Quelques brèves remarques concernant l'ordre d'exposition. En effet, Marx l'a souligné, l 'ordre d'exposition des concepts est partie intégrante de tout discours scientifique. La science est un discours démonstratif, dans lequel l 'ordre d'exposition et de présentation des concepts tient de leurs rapports nécessaires qu'il convient de faire appa- raître : c'est cet ordre qui relie les concepts et attribue à la discursivité scientifique son caractère systématique. Cet ordre d'exposition se distingue, d'une par t de l 'ordre d'investigation et de recherche, mais aussi, d 'autre part, et c'est ce qui importe, de l 'ordre logique — de droit — du processus de pensée. En d 'autres termes, si la systématique de l 'ordre d'exposition se rapporte à la liaison et aux rapports des concepts dans le processus de pensée, ce premier ordre n'est ni le parcours, ni le simple redoublement du deuxième : ce qui est d'ailleurs net dans le plan d 'exposition de Marx pour Le Capital. Le décalage entre les deux tient, dans notre cas, surtout du fait que le système du processus de pensée, ce qui est l 'objet propre du maté- rialisme dialectique, ne peut être explicitement présent dans l'exposition d 'un texte qui porte sur le matérialisme historique, en raison de la distinction des deux disciplines s.

Si l 'on peut ainsi déceler dans notre texte un ordre

5. Voir aussi , dans ce sens, A. Badlou : « Le recommencement a u maté r ia l i sme dialect ique », in Critique, mai 1967.

général d'exposition, la conception du politique en général, la théorie particulière du mode de production capitaliste, la théorie régionale du politique dans ce mode de production, l'examen de formations sociales capitalistes concrètes, sa systématicité devra être considérée suivant sa propre nécessité, et non pas suivant son degré de reproduction du processus de pensée. Des décalages entre les deux s'y manifesteront : notamment en ce qui concerne la théorie générale du matérialisme historique, dont les concepts seront introduits suivant — au fur et à mesure de — la nécessité de l'ordre d'exposition d'un texte portant sur la théorie régionale du politique dans le mode de production capitaliste. Des décalages s'y manifesteront éga- lement dans la présentation de la théorie particulière de ce mode de production qui, étant donné l'objet de ce texte, devra être présente déjà dans l'examen de la conception générale du politique. D'ailleurs, il ne faut pas se cacher le fait que ces décalages tiennent également de l'état actuel des recherches, c'est-à-dire de la conjoncture théo- rique du matérialisme historique qui, tout au moins en ce qui concerne la théorie générale et les théories parti- culières, est encore loin d'une élaboration systématique satisfaisante.

5) Ces difficultés m'ont conduit à prendre, dans ce texte, des précautions indispensables. p lus particulièrement, les analyses portant sur le politique dans la théorie générale ne prétendent qu 'à une systématicité relative, et ne sau- raient, de toute façon, être considérées comme exhaus- tives. Je tiens en effet à marquer mes réserves envers une tendance, trop répandue actuellement, dont on peut dire qu'elle met la charrue avant les bœufs, lorsqu'elle confond l'ordre de la recherche et de l'investigation avec l 'ordre logique du processus de pensée, et qu'elle systé- matise — dans le vide — la théorie générale avant de procéder à suffisamment de recherches concrètes, ce contre quoi pourtant Marx nous a bien mis en garde. En l'occur- rence, il m'a semblé particulièrement illusoire et dange- reux — théoriquement, s'entend — d'avancer plus à la systématisation du politique dans la théorie générale, dans la mesure où l'on manque actuellement de suffisamment de théories systématiques régionales du politique dans les divers modes de production, ou encore de suffisamment de théories systématiques particulières des divers modes de production.

Si l 'on s'est concentré ici sur la théorie régionale du politique dans le mode de production capitaliste, on a également pris en considération, non pas simplement dans la recherche, mais aussi dans l'exposition, des formations sociales capitalistes concrètes. Cette « prise en considé- ration » dans l'exposition a été opérée à deux titres distincts : soit à titre d'illustration de la théorie régionale, soit à titre de production de concepts concrets, qui conduisent à des connaissances de la conjoncture politique de ces formations : s'il s'agit de l 'un ou de l 'autre, cela res- sortira nettement du contexte.

On a également, en connaissance de cause, laissé des problèmes ouverts : ayant retenu ou établi les concepts qui fonctionnent sur le champ du politique du mode de production capitaliste, et pa r conséquent des formations sociales capitalistes, ou encore du politique de formations capitalistes concrètes, on n 'a pas voulu entrer dans l 'examen de la possibilité du déplacement, ou des torsions et t ransformations de ces concepts dans d'autres modes de production et formations sociales, notamment une formation en transit ion vers le socialisme ou le mode de production et une formation socialistes. Autrement dit, si l'on a tenté de situer exactement les concepts dans l 'ordre du processus de pensée, cela a toujours été fait en fonction des limites de l'objet de ce texte. Mais laisser le problème ouvert n'est pas seulement une précaution tenant à l 'état des recherches ; cela tient au part i pris théorique, qui consiste dans le repérage d'une difficulté — théorique — qu'on a trop souvent tendance à esca- moter : celle de la spécificité de la région du politique selon les modes de production et les formations sociales considérées.

6) Il nous faut enfin définir certains concepts supplé- mentaires de la théorie générale du matérialisme historique, et situer le cadre de la théorie particulière du mode de production capitaliste — que l'on désignera désormais par les initiales M. P. C. Ces définitions et remarques seront justifiées par la suite dans le corps même du texte.

On a signalé ci-dessus que la matrice d'un mode de production, l'articulation des instances qui le spécifie, est déterminée, en dernière instance, par l'économique. Com- ment cette détermination fonctionne-t-elle en général, et dans le M. P. C. en particulier ?

Ainsi que pour toute instance, l'économique en général

est constitué par certains éléments — invariants — qui n'existent en fait que dans leur combinaison — variable. Marx le signale de façon nette lorsqu'il d i t : « Quelles que soient les formes sociales de la production, les tra- vailleurs et les moyens de production (Marx ajoute par la suite le non-travailleur) en restent toujours les fac- teurs. Mais les uns et les autres ne le sont qu'à l'état virtuel tant qu'ils restent séparés. Pour une production quelconque, il faut leur combinaison. C'est la manière spéciale d'opérer cette combinaison qui distingue les dif- férentes époques économiques par lesquelles la structure sociale est passée. » S'il s'agit ainsi bien d'une combinaison et non d'une combinatoire, c'est parce que les rapports des éléments déterminent leur nature même, modi- fiée suivant la combinaison 7

Ces éléments invariants de l'économique en général sont les suivants : 1. — Le travailleur — le « producteur direct » —, c'est-

à-dire la force de travail. 2. — Les moyens de production, c'est-à-dire l'objet et

les moyens de travail. 3. — Le non-travailleur qui s'approprie le surtravail, c'est-

à-dire le produit. Ces éléments existent dans une combinaison spécifique

qui constitue l'économique dans un mode de production donné, combinaison qui est elle-même composée par une double relation de ces éléments.

1) Une relation d'appropriation réelle (parfois dési- gnée par Marx sous le terme de « possession ») : elle s'ap- plique au rapport du travailleur et des moyens de production, c'est-à-dire au procès de travail, ou encore au système des forces productives.

2) Une relation de propriété : relation distincte de la première, car elle fait intervenir le non-travailleur comme propriétaire, soit des moyens de production, soit de la force de travail, soit des deux, et ainsi du produit. Il s'agit ici de la relation définissant les rapports de production proprement dits.

6. Le Capital (Editions sociales). L. 1, t. I, p. 38. 7. A ce sujet, voir Balibar, in Lire le Capital, t. II. et Ch. Bet-

telheim : La t ransi t ion vers l 'économie socialiste, 1967. Je signale cependant que j 'expose ici les relat ions économiques, et leur combinaison, sous leur forme la plus simple. Bettelheim, dans son cours : Le calcul économique social, 1967, rédigé mais inédit, qu'il a bien voulu me communiquer , et qui est d 'une importance décisive, montre per t inemment la complexité (le double aspect) que revêtent ces relat ions et leur combinaison.

Ces deux relations sont distinctes : elles peuvent prendre, de par leur combinaison, des formes différentes. En ce qui concerne la relation de propriété, remarquons qu'elle appar- tient strictement à la région de l'économique, et qu'il faut la distinguer nettement des formes juridiques qu'elle revêt — de la propriété juridique. Dans les sociétés divisées en classes, cette relation de propriété instaure toujours une « séparation » du travailleur et des moyens de travail, propriété du non-travailleur qui, comme propriétaire, s'approprie le surtravail.

En ce qui concerne en revanche la relation d'appropriation réelle, elle peut instaurer, dans les sociétés divi- sées en classes, soit une union du travailleur et des moyens de production — c'est le cas des modes de production « précapitalistes » —, soit une séparation du travailleur et de ces moyens : c'est le cas du M. P. C., séparation qui intervient au stade de la grande industrie et que Marx désigne par l 'expression de « séparation du producteur direct et de ses conditions naturelles de travail ».

Ces deux relations appart iennent donc à une combinaison unique — variable — qui constitue l 'économique dans un mode de production — la combinaison du sys- tème des forces productives et du système des rapports de production. La combinaison caractéristique du M. P. C. consiste en une homologie des deux relations — la sépa- ration dans la relation de propriété coïncide avec la séparation dans la relation d'appropriation réelle —, celle des modes « précapitalistes » de production consiste en une non-homologie des deux relations — séparation dans la relation de propriété, union dans la relation d'appropriation réelle 8

La détermination en dernière instance par l'économique d 'un mode de production, de l 'articulation et de l'indice de dominance de ses instances, dépend précisément des formes que revêt la combinaison signalée. Marx l'indique d'une façon générale dans les deux textes suivants du Capital : « La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs di- rects, détermine le rapport de dépendance (politique), tel qu'il découle directement de la production elle-même, et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci.

8. Homologie /non-homologie : à ne pas confondre avec correspondance/non-correspondance (que l 'on rencontrera dans le cas de la t rans i t ion) , une combinaison de non-homologie pouvant bien consis- t e r en une correspondance des deux relat ions. Sur ce que recouvre le t e rme métaphor ique d 'homologie (que j 'emploie fau te de mieux et que j ' emprun te à Balibar) , Bettelheim, op. cit.

C ' e s t l a b a s e d e t o u t e f o r m e d e c o m m u n a u t é é c o n o m i q u e , i s s u e d i r e c t e m e n t d e s r a p p o r t s d e p r o d u c t i o n e t e n m e m e t e m p s l a b a s e d e s a f o r m e p o l i t i q u e s p é c i f i q u e . C ' e s t t o u - j o u r s d a n s l e r a p p o r t i m m é d i a t e n t r e le p r o p r i é t a i r e d e s m o y e n s d e p r o d u c t i o n e t l e p r o d u c t e u r d i r e c t q u ' i l f a u t c h e r c h e r le s e c r e t l e p l u s p r o f o n d , l e f o n d e m e n t c a c h é d e l ' é d i f i c e s o c i a l , e t p a r c o n s é q u e n t d e l a f o r m e p o l i t i - q u e q u e p r e n d l e r a p p o r t d e s o u v e r a i n e t é e t d e d é p e n - d a n c e , b r e f l a b a s e d e l a f o r m e s p é c i f i q u e q u e r e v ê t l ' E t a t à u n e p é r i o d e d o n n é e . . . » 9 C e t t e c o m b i n a i s o n — l ' é c o - n o m i q u e — d é t e r m i n e é g a l e m e n t l ' i n s t a n c e q u i , d a n s u n m o d e d e p r o d u c t i o n , r e v ê t l e r ô l e d o m i n a n t . V o y o n s M a r x r é p o n d r e a u x o b j e c t i o n s q u i l u i o n t é t é f a i t e s : « S u i v a n t c e s o b j e c t i o n s , m o n o p i n i o n q u e le m o d e d e p r o d u c t i o n d e l a v i e m a t é r i e l l e d o m i n e e n g é n é r a l l e d é v e l o p p e m e n t d e l a v i e s o c i a l e , p o l i t i q u e , i n t e l l e c - t u e l l e , e s t j u s t e p o u r le m o n d e m o d e r n e , d o m i n é p a r l e s i n t é r ê t s m a t é r i e l s , m a i s n o n p o u r le M o y e n A g e o ù r é g n a i t l e c a t h o l i c i s m e , n i p o u r A t h è n e s e t R o m e o ù r é g n a i t l a p o l i t i q u e . . . Ce q u i e s t c l a i r , c ' e s t q u e n i l e p r e m i e r n e p o u r r a i t v i v r e d u c a t h o l i c i s m e , n i l a s e c o n d e d e l a p o l i - t i q u e . L e s c o n d i t i o n s é c o n o m i q u e s d ' a l o r s e x p l i q u e n t a u c o n t r a i r e p o u r q u o i l à l e c a t h o l i c i s m e , e t i c i l a p o l i t i q u e j o u a i e n t l e r ô l e p r i n c i p a l . . . » 10

O r , s i M a r x f a i t d a n s s e s œ u v r e s u n e a n a l y s e s p é - c i f i q u e d e s e f f e t s d e l a c o m b i n a i s o n c a r a c t é r i s a n t l ' é c o - n o m i q u e d u M. P . C. — h o m o l o g i e d e s d e u x r e l a t i o n s , c a r s é p a r a t i o n d a n s l e s d e u x — s u r l a m a t r i c e d e ce m o d e , s ' i l c o n s t i t u e a i n s i u n e t h é o r i e p a r t i c u l i è r e d u M . P . C., i l n e f a i t p a s l a t h é o r i e d e ce q u ' i l d é s i g n e c o m m e m o d e s d e p r o d u c t i o n « p r é c a p i t a l i s t e s » o u « f o r m e s q u i p r é c è d e n t l a p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e ». A u t r e m e n t d i t , il n e c o n s t i t u e p a s d e s t h é o r i e s p a r t i c u l i è r e s d e c e s a u t r e s m o d e s d e p r o d u c t i o n , s p é c i f i é s s e l o n l u i p a r d e s f o r m e s d i f f é r e n t i e l l e s d ' u n e c o m b i n a i s o n d e n o n - h o m o l o g i e e n - t r e l e s d e u x r e l a t i o n s — s é p a r a t i o n d a n s l a r e l a t i o n d e p r o p r i é t é m a i s u n i o n d a n s l a r e l a t i o n d ' a p p r o p r i a t i o n r é e l l e . Ces a u t r e s m o d e s d e p r o d u c t i o n , i l n e l e s e x a m i n e q u e s e l o n d e u x o p t i q u e s p r é c i s e s : d ' u n e p a r t , e n t a n t q u e s i m p l e s i l l u s t r a t i o n s d e s a t h è s e g é n é r a l e , s u i v a n t l a q u e l l e t o u t l ' é d i f i c e s o c i a l r e p o s e s u r l e s f o r m e s d i f f é - r e n t i e l l e s d e c e t t e c o m b i n a i s o n — d e ce p o i n t d e v u e , s e s a n a l y s e s n e c o n t i e n n e n t q u e d e s i n d i c a t i o n s t h é o r i q u e s ;

9. Le Capital, L. 3, t. III, p. 171. 10. Le Capital, L. 1, t. I, p. 93 (note).

d ' a u t r e p a r t , en t a n t q u e po in t s de c o m p a r a i s o n des - c r ip t i f s avec le M. P. C., c ' es t -à -d i re afin d e m o n t r e r les ana log ies fo rme l l e s des m o d e s d e p r o d u c t i o n — « pré- cap i t a l i s t e s » — r e p o s a n t s u r u n e c o m b i n a i s o n de n o n - homolog ie et s i tués p a r r a p p o r t à u n m o d e — capi- t a l i s t e — r e p o s a n t s u r u n e c o m b i n a i s o n r a d i c a l e m e n t d i f fé ren te — d ' h o m o l o g i e — : on a u r a à r even i r s u r cet te i m p o r t a n t e q u e s t i o n . R e m a r q u o n s p o u r t a n t d é j à q u e ce t r a i t e m e n t p a r M a r x des a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n , s'il c o n t r i b u e à f a i r e r e s s o r t i r n e t t e m e n t les t r a i t s p a r t i - cu l i e r s d u M. P . C., c o n t i e n t d e g raves a m b i g u ï t é s : n o n s e u l e m e n t p a r c e q u e ce t r a i t e m e n t a s o u v e n t été cons idé ré p o u r ce qu ' i l n ' e s t p a s — c 'es t -à -d i re c o m m e u n e x a m e n s y s t é m a t i q u e d e s théo r i e s pa r t i cu l i è r e s d e s a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n —, m a i s p a r c e que , p a r ce t r a i t e m e n t ana lo - g ique n o n expl ici té , M a r x a r r i ve p a r f o i s à se f a i r e des idées p r o p r e m e n t « m y t h i q u e s » s u r ces m o d e s d e p ro - duc t ion .

7) V o y o n s de p l u s p r è s le p r o b l è m e , en ne p r e n a n t sché- m a t i q u e m e n t en c o n s i d é r a t i o n q u e les i n s t a n c e s écono- m i q u e et po l i t i que — p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t celle de l ' E t a t —, et e n l a i s s a n t p r o v i s o i r e m e n t de côté l ' i n s t a n c e de l ' idéologique .

M a r x établ i t , à la fois d a n s les F o n d e m e n t s de la cri- t i q u e de l ' économie po l i t i que — les G r u n d r i s s e z u r K r i t i k d e r p o l i t i s c h e n Oekonomie , p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s s a p a r t i e i n t i t u l ée « F o r m e s qu i p r é c è d e n t la p r o d u c t i o n cap i ta l i s t e » — e t d a n s Le Capital , les c a r a c t é r i s t i q u e s sui- v a n t e s de la m a t r i c e d u M. P. C. :

1) L ' a r t i c u l a t i o n de l ' é c o n o m i q u e et d u po l i t ique d a n s ce m o d e de p r o d u c t i o n est ca rac t é r i s ée p a r u n e a u t o n o m i e — re l a t ive — spéc i f ique de ces deux ins tances .

2) L ' é c o n o m i q u e d é t i e n t d a n s ce m o d e n o n p a s seule- m e n t la d é t e r m i n a t i o n e n d e r n i è r e ins tance , m a i s é g a l e m e n t le rôle d o m i n a n t .

L a p r e m i è r e ca rac t é r i s t i que , M a r x la dégage p a r l 'oppo- s i t ion du M. P . C. a u x m o d e s « p récap i t a l i s t e s » : ceux-c i p r é s e n t e r a i e n t , p a r r a p p o r t a u M. P. C., ce qu ' i l dé s igne c o m m e « mix i t é » ou r a p p o r t s « o r g a n i q u e s » et « n a t u - re l s », sa is is p a r f o i s sous le t e r m e de « s i m u l t a n é s », de l ' é c o n o m i q u e et d u pol i t ique . Répé tons- le encore , il ne f a u t p a s p r e n d r e ces r e m a r q u e s au p i ed de la le t t re , ce q u i a été s o u v e n t fai t , et qu i a c o n d u i t à t o u t e u n e mytho log ie m a r x i s t e c o n c e r n a n t p a r exemple le m o d e de

p r o d u c t i o n féodal . O n p e u t en r e v a n c h e re t en i r , s u r le p l a n scientif ique, q u e le M. P. C. es t spécifié p a r u n e au to - n o m i e ca r ac t é r i s t i que de l ' é conomique et d u po l i t ique : celle-ci fonde u n e dif férence r ad ica l e de l eu r s r a p p o r t s à l ' égard de ceux qu ' i l s e n t r e t i e n n e n t d a n s les a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n — ce q u i ne v e u t d o n c p a s d i r e e n fa i t que, d a n s ces a u t r e s modes , ces i n s t a n c e s ne p o s s è d e n t pas u n e a u t o n o m i e re la t ive , m a i s q u e celle-ci revê t des f o r m e s di f férentes .

Cet te a u t o n o m i e a des c o n s é q u e n c e s t h é o r i q u e s s u r l ' ob je t de no t re t r ava i l : elle r e n d poss ib le u n e t héo r i e rég iona le — a u sens t rès r i g o u r e u x — d ' u n e i n s t a n c e d e ce mode , p a r exemple de l ' E t a t cap i t a l i s t e ; elle p e r m e t la cons t i t u t i on d u po l i t ique en ob je t d e science au to - n o m e et spécif ique : M a r x l 'a m o n t r é , on le sait , d a n s L e Capi ta l à p r o p o s de l ' é conomique et de la science écono- m i q u e . A p r o p r e m e n t pa r l e r , ce t te a u t o n o m i e lég i t ime l ' absence, d a n s l ' expos i t ion d i scurs ive c o n c e r n a n t u n e ins- t ance d u M. P. C., des théor ies c o n c e r n a n t ses a u t r e s ins tances .

Cons idé rons b r i è v e m e n t les t ex tes de Marx, en t e n a n t compte de ces r e m a r q u e s . Q u ' e n est-il des m o d e s de p ro - d u c t i o n — « p ré -cap i t a l i s t e s » — où la r e l a t i on d ' a p p r o - p r i a t i o n réel le est c a r ac t é r i s ée p a r l ' u n i o n du p r o d u c t e u r d i rec t et des m o y e n s de p r o d u c t i o n ? « D a n s t o u t e s les f o r m e s où le t r a v a i l l e u r i m m é d i a t res te le « p o s s e s s e u r » des m o y e n s de p r o d u c t i o n et des m o y e n s d e travail . . . , le r a p p o r t de p r o p r i é t é do i t f a t a l e m e n t se m a n i f e s t e r s i m u l t a n é m e n t c o m m e u n r a p p o r t (pol i t ique) de m a î t r e à s e rv i t eu r ; le p r o d u c t e u r i m m é d i a t n ' e s t donc pas l ibre ; m a i s cet te se rv i tude p e u t s ' a m e n u i s e r depu i s le servage avec l 'ob l iga t ion de corvée j u s q u ' a u p a i e m e n t d ' u n e s imple redevance. . . D a n s ces cond i t ions , il f a u t des r a i s o n s ex t ra - économiques , de que lque n a t u r e qu 'e l les soient , p o u r les obl iger à effectuer d u t rava i l p o u r le c o m p t e d u p rop r i é - t a i r e fonc ie r en t i tre. . . Il f a u t d o n c n é c e s s a i r e m e n t des r a p p o r t s pe r sonne l s de dépendance , u n e p r i v a t i o n d e l iber té personnel le . . . b r e f il f a u t le se rvage d a n s tou te l ' accep t ion d u mot. . . » 11 M a r x i r a m ê m e j u s q u ' à d i re que , d a n s ces cas, « le r a p p o r t (pol i t ique) de m a î t r e à servi teur , est une pa r t i e essent ie l le d e la r e l a t ion d ' a p p r o - p r i a t i on » — re l a t i on qu i a p p a r t i e n t à la combina i son é c o n o m i q u e 12

11. Le Capital, L. 3, t. III, pp. 171-172. 12. Fondements.. . , p. 154. Je cite ce texte suivant l 'édit ion alle-

mande, Rowohlt : Karl Marx, Texte zur Methode und Praxis, t. III.

D a n s l e s F o n d e m e n t s d e l a c r i t i q u e d e l ' é c o n o m i e p o l i - t i q u e — e t d a n s le C a p i t a l , e n ce q u i c o n c e r n e l e m o d e d e p r o d u c t i o n f é o d a l — M a r x v a e n c o r e p l u s l o i n , e n n o u s d o n n a n t d e s i n d i c a t i o n s s u r l e p o l i t i q u e d a n s l e s d i v e r s m o d e s d e p r o d u c t i o n « p r é - c a p i t a l i s t e s ». S e s a n a l y s e s s o n t i n t é r e s s a n t e s p o u r d e u x r a i s o n s :

a ) M a r x m e t e n r a p p o r t l e s d i f f é r e n t e s f o r m e s p o l i - t i q u e s d e c e s m o d e s a v e c l a c o m b i n a i s o n q u i s p é c i f i e l ' é c o - n o m i q u e d a n s c h a q u e m o d e . P o u r t a n t , c e s m o d e s o n t c e c i d e c o m m u n , q u e l a r e l a t i o n d ' a p p r o p r i a t i o n r é e l l e a e s s e n t i e l l e m e n t u n e f o r m e i n v a r i a n t e — u n i o n d u p r o - d u c t e u r d i r e c t e t d e s m o y e n s d e p r o d u c t i o n . L e s f o r m e s s p é c i f i q u e s q u e r e v ê t l e p r o c è s d e t r a v a i l d a n s c e s m o d e s , e t q u i d é t e r m i n e n t l e s f o r m e s s p é c i f i q u e s d e p r o p r i é t é — é c o n o m i q u e — , s o n t s a i s i e s c o m m e v a r i a t i o n s d a n s l e s l i - m i t e s d e c e t i n v a r i a n t .

b ) M a r x a t t r i b u e l ' a n a l o g i e d e s r a p p o r t s d e l ' é c o n o - m i q u e e t d u p o l i t i q u e d a n s c e s m o d e s à c e t t e c a r a c t é r i s - t i q u e c o m m u n e d e l e u r s c o m b i n a i s o n s é c o n o m i q u e s . C e t t e a n a l o g i e e s t p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t s a i s i e d e l a f a ç o n s u i - v a n t e : à l ' e n c o n t r e d u M. P . C., l ' a p p a r t e n a n c e d u t r a - v a i l l e u r e t d u n o n - t r a v a i l l e u r à u n e c o m m u n a u t é — e n t e n - d u e i c i , d a n s le c a s d e s s o c i é t é s d i v i s é e s e n c l a s s e s , a u s e n s d e c o m m u n a u t é p o l i t i q u e , d e f o r m e d e r a p p o r t s p o l i t i q u e s — , e s t u n p r é s u p p o s é d e l e u r i n s e r t i o n d a n s l e s r e l a t i o n s d ' a p p r o p r i a t i o n r é e l l e — o u d e « p o s s e s - s i o n » — e t d e p r o p r i é t é . L a p r é t e n d u e « m i x i t é » d e l ' é c o n o m i q u e e t d u p o l i t i q u e e s t c a t a l o g u é e e n t a n t q u e « p o l i t i q u e « p r é s u p p o s é » d e l ' é c o n o m i q u e ». A i n s i , d a n s l e s c a s d e s m o d e s « p r é - c a p i t a l i s t e s » : « L ' a t t i t u d e e n v e r s l a t e r r e c o m m e p r o p r i é t é d e l ' i n d i v i d u . . . s i g n i f i e q u ' u n h o m m e a p p a r a î t d è s le d é b u t c o m m e q u e l q u e c h o s e d e p l u s q u e l ' a b s t r a c t i o n d e l ' « i n d i v i d u t r a v a i l l e u r », q u ' i l a u n m o d e o b j e c t i f d ' e x i s t e n c e d a n s s a p r o p r i é t é d e l a t e r r e q u i e s t l e p r é s u p p o s é d e s o n a c t i v i t é e t n ' a p p a r a î t p a s c o m m e s a s i m p l e c o n s é q u e n c e : c ' e s t a u t a n t u n p r é - s u p p o s é d e s o n a c t i v i t é q u e s a p e a u , q u e s e s s e n s . . . C e q u i e s t l a m é d i a t i o n d e c e t t e a t t i t u d e , c ' e s t . . . l ' e x i s t e n c e d e l ' i n d i v i d u c o m m e m e m b r e d ' u n e c o m m u n a u t é »

D a n s le c a s d u m o d e d e p r o d u c t i o n a s i a t i q u e , o ù i l s ' a g i t e n f a i t d ' u n e p r o p r i é t é d e l a t e r r e p a r d e s p e t i t e s c o m m u n a u t é s — r e l a t i o n d e p r o p r i é t é — , m a i s q u i p r e n d l a f o r m e d e p o s s e s s i o n h é r é d i t a i r e d e l a t e r r e p a r c e s c o m - m u n a u t é s — r e l a t i o n d ' a p p r o p r i a t i o n r é e l l e — : « L ' u n i t é

13. Fondements..., op. cit., p. 138.

q u i c o m p r e n d les a u t r e s (les pe t i tes c o m m u n a u t é s ) , qu i se t rouve au -des sus de t o u s ces pe t i t s o r g a n i s m e s c o m m u - n a u x , p e u t a p p a r a î t r e c o m m e le p r o p r i é t a i r e s u p é r i e u r ou un ique , les c o m m u n a u t é s réel les c o m m e ses p o s s e s s e u r s hérédi ta i res . . . Auss i est-il p a r f a i t e m e n t poss ib le q u e cet te u n i t é a p p a r a i s s e c o m m e q u e l q u e chose de s u p é r i e u r et de séparé des n o m b r e u s e s c o m m u n a u t é s par t icu l iè res . . . Une p a r t i e d u s u r t r a v a i l a p p a r t i e n t à l a c o m m u n a u t é supé - r i eu r e q u i a p p a r a î t en u l t ime a n a l y s e c o m m e u n e per- sonne.. . Le de spo t e a p p a r a î t ici c o m m e le pè re d e t o u t e s les n o m b r e u s e s c o m m u n a u t é s pa r t i cu l i è r e s , c o m m e réal i- s a n t l ' u n i t é c o m m u n e d e t o u t e s 1 4 »

Dans le mode de production antique, il s'agit d 'une coexistence de propriété d 'Etat et de propriété privée : « Etre un membre de la communauté reste un présup- posé pour l 'appropriation de la terre, mais dans sa capa- cité comme membre de la communauté l'individu est un propriétaire privé... Le fait que les conditions naturelles de son travail lui appartiennent est médié par son existence comme un membre de l 'Etat, par l'existence de l 'Etat comme un présupposé considéré comme divin... > 15

Dans ce que Marx désigne comme forme germanique de production et de propriété, il s'agit d 'une coexistence de propriété communale et de propriété privée : « Parmi les Germains, où des familles isolées s'installent dans les forêts, séparées par des longues distances, d'un point de vue externe la communauté existe simplement en vertu de chaque acte d 'union de ses membres, bien que leur unité existe en soi instaurée par l'hérédité... La commu- nauté apparaît ainsi comme une association, non comme union, comme un accord dont les sujets indépendants sont les propriétaires de la terre et pas comme unité. En fait, pour cette raison, la communauté n'a pas directement une existence comme Etat, comme entité politique, ainsi qu'il était le cas pour les anciens... Quand il s'agit

pour les les communautés de prendre une existence réelle, les propriétaires de la terre doivent tenir une assemblée, tandis que celle existant à Rome est indépendante de ces assemblées... » 16

Enfin, en ce qui concerne le mode de production féodal : « Au lieu de l 'homme indépendant nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suze- rains, laïques et clercs. Cette dépendance caractérise aussi

14. Ibid., p. 132. 15. Ibid., p. 133. 16. Ibid., p. 130.

bien les rapports de production matériels que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fonde- m e n t »

Dans le M. P. C., on assiste en revanche à une combinaison d'homologie entre la relation de propriété et la relation d'appropriation réelle : cette homologie s ' instaure grâce à la séparation de producteur direct et des moyens de production dans la deuxième relation, ce que Marx dé- signe comme séparation du producteur direct et de ses conditions naturelles de travail, intervenant au stade de la grande industrie. C'est notamment de cette sé- paration, faisant du travailleur lui-même un élément du capital et du travail une marchandise, que découle le caractère de l'économique de ce mode comme procès de production de la plus-value. Cette combinaison détermine une autonomie spécifique du politique et de l'écono- mique. Marx la saisit dans ses deux manifestations : d 'une part, dans ses effets sur l'économique : pa r exemple, le procès de production dans le M. P. C. fonctionne de façon relativement autonome, n 'ayant pas be- soin de l'intervention, caractéristique pour les autres modes de production, de « raisons extra-économiques » ; le procès de reproduction élargie — Rosa Luxemburg le faisait justement remarquer — est principalement déter- miné par la « raison économique » de production de la plus-value ; les crises purement économiques apparaissent, etc. Et il saisit, d 'autre part, cette autonomie dans ses effets sur l 'Etat capitaliste.

Cette combinaison spécifique de l'économique du M. P. C., comme détermination en dernière instance, attribue éga-

17. Le Capital, L. 1, t. I, p. 85. Si l 'on t i en t ainsi compte d u fa i t que : a) le mode de product ion est un concept impl iquant la présence de toutes les instances sociales, b) le mode de product ion féodal ne présente pas la même autonomie d ' instances que le M. P. C., e t c) le poli t ique revêt souvent dans le mode de product ion féodal le rôle dominant , on peut fonder la légit imité de la dés ignat ion par Marx de ce mode comme féodal : en effet, on l 'a souvent f a i t remarquer , cette désignation se rapporte sur tou t aux rappor ts poli- t iques de ce mode « féodal Il. (A ce sujet, J. Maquet : « Une hypo- these pour l 'é tude des sociétés afr icaines », in Cahiers d 'Etudes Afri- cains, 6, 1961 ; M. Rodinson : Is lam et capitalisme, 1966, p. 66 et s., etc.) Ce qui, en revanche, fa i t problème, c'est la « représen- t a t ion » que Marx se fa isai t de ces rappor ts poli t iques féodaux : prise au pied de la lettre, elle conduira i t à exclure du mode de pro- duat ion féodal des format ions sociales à base de servage, mais dont les rappor t s poli t iques ne correspondent pas à cette représentat ion.

l e m e n t à l ' é c o n o m i q u e , d a n s ce m o d e d e p r o d u c t i o n , l e r ô l e d o m i n a n t . Ceci , o n le s a i t , a é t é é t a b l i à l a f o i s p a r l e s a n a l y s e s d e M a r x d a n s L e C a p i t a l c o n c e r n a n t ce m o d e , e t p a r s e s r e m a r q u e s c o m p a r a t i v e s c o n c e r n a n t d ' a u t r e s m o d e s d e p r o d u c t i o n o ù le r ô l e d o m i n a n t i n c o m b e a u p o l i t i q u e o u à l ' i d é o l o g i q u e .

C e t t e i n t r o d u c t i o n n o u s a p e r m i s d e d é f i n i r l ' o b j e t e t l a m é t h o d e d e c e t e s s a i , a i n s i q u e l a t h é o r i e q u i s o u s - t e n d l a r e c h e r c h e e t l ' e x p o s i t i o n : e l l e n o u s a p e r m i s é g a l e m e n t d e d é f i n i r c e r t a i n s c o n c e p t s f o n d a m e n t a u x e t d e p o s e r a i n s i l e c a d r e t h é o r i q u e d u t e x t e q u i s u i t . Ces r e m a r q u e s i n t r o - d u c t i v e s y t r o u v e r o n t l e u r j u s t i f i c a t i o n .

I

Questions générales

1

Sur le concept de politique

I. POLITIQUE ET HISTOIRE — LE POLITIQUE ET LA POLITIQUE

On dispose ici déjà d 'un nombre suffisant d'éléments pour tenter de retracer le concept de politique chez Marx, Engels et Lénine, et ses rapports avec la problématique de l'Etat. Il faut pourtant faire deux remarques préalables.

1) On tentera, dans ce chapitre, de poser les problèmes de la théorie marxiste générale de l 'Etat et de la lutte politique des classes. Ce chapitre, qui concerne surtout le problème général de l 'Etat, précède, dans l 'ordre d'exposition, le chapitre sur les classes sociales et la lutte des classes. Pas par hasard : ce n'est pas, bien entendu, qu'on puisse entreprendre, dans l'ordre logique, un examen de l 'Etat sans référence directe et conjointe à la lutte des classes, ou que cet ordre de présentation corresponde à un ordre historique d'existence de l 'Etat avant la division de la société en classes ; c'est que les classes sociales constituent l'effet, on verra dans quel sens exact, de certains niveaux de structures, dont fait partie l 'Etat.

2) On introduira déjà la distinction entre la superstructure juridico-politique de l'Etat, ce que l'on peut désigner comme le politique, et les pratiques politiques de classe — lutte politique de classe —, ce que l'on peut désigner comme la politique. On devra avoir pourtant en vue que

cette distinction s'éclaircira dans le chapitre suivant sur les classes sociales, où l'on pourra fonder la distinction et le rapport entre les structures d'une part, les pratiques de classe, voire le champ de la lutte de classe de l'autre.

Le problème du politique et de la politique est lié, chez Marx, Engels et Lénine, au problème de l'histoire. En effet, la position marxiste à cet égard tient aux deux propositions fondamentales de Marx et d'Engels dans le Ma- nifeste communiste selon lesquelles : a) « Toute lutte des classes est une lutte politique », et b) « La lutte des classes est le moteur de l'histoire ». Il est très net que l'on peut faire une première lecture, de type historiciste, du rapport de ces deux propositions. Cette lecture pré- suppose finalement le type hégélien de « totalité » et d '« histoire » : il s'agit, en premier lieu, d'un type de totalité simple et circulaire, composée d'éléments équi- valents, qui se distingue radicalement de la structure complexe à dominante spécifiant le type d'unité marxiste. Il s'agit, en deuxième lieu, d'un type linéaire d'historicité, dont l'évolution est d'ores et déjà contenue à l'origine du concept, le procès historique étant identifié au devenir de l'auto-développement de l'Idée. Dans cette « totalité », la spécificité des divers éléments en cause est réduite à ce principe d'unité simple qu'est le Concept dont ils constituent l'objectivation ; l'histoire est réduite à un devenir simple dont le principe de développement est le passage « dialectique » de l'essence à l'existence du concept.

Or, on peut faire effectivement une lecture historiciste des propositions marxistes qu'on vient de citer. Quel en serait le résultat ? Seraient alors compris dans le domaine du politique non pas un niveau structurel particulier et une pratique spécifique mais en général l'aspect « dynamique » - « diachronioue » de tout élément, appartenant à n'importe quel niveau de structures ou de pratiques d'une formation sociale. Le marxisme étant pour l'historicisme une science « génétique » du devenir en général, la politique étant le moteur de l'histoire, il serait en der- nière analyse une science de la politique — voire une « science de la révolution » — identifiée à ce devenir uni- linéaire simple. Il s'ensuit plusieurs conséquences : a) Une identification de la politique et de l'histoire. b) Ce que l'on peut désigner comme surpolitisation des divers niveaux des structures et des pratiques sociales dont la spécificité, l'autonomie relative et l'efficace propre seraient

réduites à leur aspect dynamique-historique-politique. Le politique constituerait ici le centre, ou le dénominateur commun et simple, à la fois de leur unité (totalité) et de leur développement : exemple particulièrement frappant de ce résultat, la fameuse surpolitisation du niveau théo- rique qui aboutit au schéma « science bourgeoise - science prolétarienne ». c) Une abolition de la spécificité même du politique, son émiettement en tout élément indistinct qui romprait l'équilibre du rapport des forces d'une formation. Ces conséquences ont pour résultat de rendre superflue l'étude théorique des structures du politique et de la pratique politique, ce qui aboutit à l ' invariante idéologique volontarisme-économisme, aux diverses formes de révisionnisme, de réformisme, de spontanéisme, etc.

Bref, le politique, dans une conception historiciste du marxisme, tient très exactement le rôle que revêt finalement le Concept chez Hegel. Je ne m'occuperai pas ici des formes concrètes que revêt cette problématique. Je ne donnerai que deux citations afin de situer le problème.

L'une vient de Gramsci, dont les analyses politiques, toujours précieuses, sont souvent entachées par l'historicisme de Croce et de Labriola. Elle illustre les consé- quences signalées : « La première question à poser et à résoudre dans un exposé sur Machiavel est la question du politique comme science autonome, c'est-à-dire de la place que la science politique occupe ou doit occuper dans une conception du monde systématique..., dans une philosophie de la praxis. Le progrès qu'a fait faire Croce, à ce propos, aux études sur Machiavel et sur la science politique, consiste surtout... dans le fait d'avoir dissipé une série de faux problèmes, inexistants ou mal posés. Croce s'est fondé sur la distinction des moments de l'esprit et sur l 'affirmation d'un moment de la pratique, d 'un esprit pratique, autonome et indépendant, bien que lié circulai- rement à la réalité entière par la dialectique des distincts. Dans une philosophie de la praxis, la distinction ne sera certainement pas entre les moments de l 'Esprit absolu, mais entre les degrés de la superstructure et il s'agira donc d'établir la position dialectique de l'activité politique (et de la science correspondante) comme degré déterminé de la superstructure : on pourra dire à titre de première indication et d'approximation, que l'activité politique est précisément le premier moment ou premier degré, le moment où la superstructure est encore dans la phase immé- diate de simple affirmation volontaire, indistincte et élé- mentaire. En quel sens peut-on établir une identité entre

la politique et l'histoire, et pa r conséquent entre l'ensemble de la vie et la politique ? Comment dans ce cas tout le système des superstructures pourra se concevoir comme des distinctions de la politique et comment justifiera-t-on alors l ' introduction du concept de distinction dans une philosophie de la praxis ?... Concept de « bloc historique », c'est-à-dire unité entre structure et superstructure, unité des contraires et des distincts... » 1

On voit déjà poindre, dans cette citation de Gramsci, les conséquences signalées de l'historicisme qui aboutis- sent ici, comme il fut d'ailleurs le cas pour le gauchisme théorique des années vingt — Lukacs, Korsch, etc. —, à une surpolitisation de caractère volontariste : elle fait le pendant de l'économisme dans la même problématique 2

J 'emprunte m a deuxième citation à T. Parsons, maître de la tendance c fonctionnaliste > de la sociologie actuelle, tendance sur laquelle on reviendra longuement car, in- fluencée par l'historicisme de M. Weber, elle régit les analyses de la science politique m o d e r n e : il est f rappant de constater qu'elle aboutit, en raison précisément de ses principes théoriques communs avec l'historicisme marxiste, à des résultats analogues concernant le politique et la politique : « ...l'on ne saurait aborder l 'étude de la politique en s 'appuyant sur une conception théorique réservée à ce problème, pour la simple raison que la politique constitue u n centre d'intégration de tous les éléments analy- tiques du système social, et ne saurait être elle-même reconnue pour un de ces éléments particuliers » 4

1. Ce texte est cité selon les Œuvres choisies des Ed. Sociales (p. 197 et suiv.). Sur l ' identification, chez Gramsci, de l a « science » et de la « philosophie de la praxis », avec la polit ique, voir : I l mate r ia l i smo storico e la f i losofia di B. Croce, Einaudi , p. 117 et suiv., et Note sul Machiavelli, sul la poli t ica e sullo Stato moderno, Einaudi , p. 79 et suiv., 142 et suiv.

2. A ce sujet, j e renvoie aux analyses d 'Al thusser dans Lire le Capital, 1965, t. II.

3. The Social System, Glencoe, 1951, p. 126 et suiv. 4. En effet, non seulement ce courant est directement affilié à

l 'historicisme, mais il se donne, à t ravers l ' importance qu ' i l revêt, comme l' « a l te rna t ive » au marxisme. Ainsi que le signale W. Run- ciman, dans son excellent livre : Social Science and Pol i t ical Theory, 1965 (p. 109) : « En science poli t ique, il n 'existe en fait , à pa r t le marxisme, q u ' u n seul candida t sérieux pour une théor ie générale de la société... Ses par t i sans déclarent qu il existe une série a l ter - nat ive de proposi t ions générales qui fournissent une meil leure expl i- ca t ion d u compor tement poli t ique que le marxisme... Il s 'agit d u fonctionnalisme. . . ». Ou encore (p. 122) : « Le fa i t reste que quelque sorte de fonc t ionna l i sme est la seule al ternat ive courante a u marxisme, comme base d 'une théorie générale en science polit ique. »

On verra dans la suite que le fonctionnalisme constitue, en fait, sur le plan épistémologique, la continuité directe de la conception historiciste générale, : on voit nettement la réduction du politique qui s'ensuit, celui-ci devenant d'ailleurs ici, en tant que principe simple de la totalité sociale, le principe de son développement, dans la pers- pective synchronie-diachronie qui caractérise le fonctionnalisme.

Dans la conception anti-historiciste de la problémati- que originale du marxisme, on doit situer le politique dans la structure d'une formation sociale, d'une part en tant que niveau spécifique, d'autre part cependant en tant que niveau crucial où se réfléchissent et se condensent les contradictions d'une formation, afin de comprendre exactement le caractère anti-historiciste de la proposition que c'est la lutte politique des classes qui constitue le moteur de l'histoire.

Commençons par ce dernier point, mis en évidence par Althusser. Althusser a montré, on s'en souvient, que pour le marxisme, ce n'est pas un type universel et ontologique d'histoire, un principe de genèse, rapporté à un sujet, qui constitue le principe d'intelligibilité du procès de transformation des sociétés, mais le concept théoriquement construit d 'un mode de production donné en tant que tout-complexe- à-dominante. C'est à part ir de ce concept, qui nous est donné que le matérialisme historique, que l'on peut construire le concept d'histoire n 'ayant plus rien à voir avec un devenir linéaire simple. Tout comme les niveaux de structures et de pratiques présentent, à l 'intérieur de l 'unité d 'un mode de production et d'une formation sociale historiquement déterminée, une spécificité propre, une autonomie relative et une efficace particulière, ils présentent des temporalités à rythmes et scansions différentiels 5 Les divers niveaux d'une formation sociale sont caractérisés par un développement inégal, trait essentiel du rapport de ces temporalités différentielles dans la structure, par des décalages qui sont le fondement de l'intelligibilité d'une formation et de son développement. Dans cette mesure, les transformations d'une formation et la transition sont saisies par le concept d'une histoire à temporalités différen- tielles.

5. Pour la d is t inct ion entre mode de product ion et fo rmat ion sociale, essentielle pour le problème d u concept d 'histoire, voir l ' In- troduction.

E s s a y o n s d e v o i r l a p l a c e q u i r e v i e n t , d a n s ce c o n t e x t e , a u p o l i t i q u e , e t p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t à l a p r a t i q u e p o l i - t i q u e . L e c o n c e p t d e p r a t i q u e r e v ê t i c i l e s e n s d ' u n t r a v a i l d e t r a n s f o r m a t i o n s u r u n o b j e t ( m a t i è r e p r e m i è r e ) d é t e r - m i n é , d o n t l e r é s u l t a t e s t l a p r o d u c t i o n d e q u e l q u e c h o s e d e n o u v e a u ( le p r o d u i t ) q u i c o n s t i t u e s o u v e n t , o u t o u t a u m o i n s p e u t c o n s t i t u e r , u n e c o u p u r e a v e c l e s é l é m e n t s d é j à d o n n é s d e l ' o b j e t . O r , q u e l l e e s t à c e t é g a r d l a s p é c i f i c i t é d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e ? C e t t e p r a t i q u e a p o u r o b j e t spécifique le « moment actuel » 6 comme disait Lénine, c'est-à-dire le lieu nodal où se condensent les contradictions des divers niveaux d'une formation dans les rapports complexes régis par la surdétermination, par leurs décalage et développement inégal. Ce moment actuel est ainsi une conjoncture, le point stratégique où fusionnent les diverses contradictions en tant qu'elles réfléchissent l'articulation qui spécifie une structure à dominante. L'objet de la pratique politique, tel qu'il apparaît dans le développe- ment du marxisme par Lénine, c'est le lieu où finalement fusionnent les rapports des diverses contradictions, rapports qui spécifient l'unité de la structure ; le lieu à partir duquel on peut, dans une situation concrète, déchiffrer l'unité de la structure et agir sur elle en vue de sa transformation. C'est dire par là que l'objet sur lequel porte la pratique politique relève des divers niveaux sociaux — la pratique politique porte à la fois sur l'économique, sur l'idéologique, sur le théorique et sur « le » politique au sens strict —, dans leur rapport qui constitue une conjoncture.

Il s'ensuit une deuxième conséquence en ce qui concerne la politique dans ses rapports avec l'histoire. La pratique politique est le « moteur de l'histoire » dans la mesure où son produit constitue finalement la transformation de l'unité d'une formation sociale, dans ses divers stades et phases. Ceci cependant non pas dans un sens historiciste : la pratique politique est celle qui transforme l'unité, dans la mesure où son objet constitue le point nodal de conden- sation des contradictions des divers niveaux, à historicités propres et à développement inégal.

Ces analyses sont importantes afin de situer le concept du politique, et plus particulièrement de la pratique politique dans la problématique originale du marxisme : il faut cependant les compléter sur un point. En effet, ces

6. « La dialect ique matér ia l i s te », in P o u r Marx. Il f a u t signaler pou r t an t que ce concept de p ra t ique n 'est encore, à l ' é ta t actuel des recherches, q u ' u n concept pra t ique (technique).

a n a l y s e s , c o n c e r n a n t l ' o b j e t e t l e p r o d u i t d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e , n e p e u v e n t s u f f i r e à s i t u e r e x a c t e m e n t l a s p é c i - f i c i t é d u p o l i t i q u e : e l l e s d o i v e n t ê t r e c o m p l é t é e s p a r u n e c o n c e p t i o n a d é q u a t e d e l a s u p e r s t r u c t u r e p o l i t i q u e 7 . C a r , e n f a i t , e n s e c o n t e n t a n t d e d é f i n i r l e p o l i t i q u e s i m p l e m e n t c o m m e p r a t i q u e à o b j e t e t p r o d u i t d é f i n i s , o n r i s q u e t o u - j o u r s d e d i l u e r s a s p é c i f i c i t é , d ' i d e n t i f i e r f i n a l e m e n t c o m m e p o l i t i q u e t o u t ce q u i « t r a n s f o r m e » u n e u n i t é d o n n é e . E n n é g l i g e a n t l ' e x a m e n t h é o r i q u e d e s s t r u c t u r e s p o l i t i q u e s , o n r i s q u e a u s s i d e r a t e r le m o m e n t a c t u e l d e l a c o n j o n c t u r e e t c h o i r e n ce « m o m e n t » d o n t p a r l a i t , e n p o s a n t n e t t e - m e n t l e p r o b l è m e , G r a m s c i . B r e f , s i l ' o n v e u t d é p a s s e r d é f i n i t i v e m e n t u n h i s t o r i c i s m e d u p o l i t i q u e , il n e s u f f i t p a s d e s e l i m i t e r à l ' a n a l y s e t h é o r i q u e d e l ' o b j e t d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e , i l f a u t a u s s i s i t u e r , à l ' i n t é r i e u r d ' u n e f o r m a t i o n s o c i a l e , l a p l a c e , e t l a f o n c t i o n s p é c i f i q u e s d u n i v e a u d e s s t r u c t u r e s p o l i t i q u e s q u i e n s o n t l ' o b j e c t i f : d a n s c e t t e m e s u r e s e u l e m e n t l a s u r d é t e r m i n a t i o n p a r l e p o l i t i q u e p o u r r a a p p a r a î t r e d a n s s e s r a p p o r t s a v e c u n e h i s t o i r e d i f f é r e n t i e l l e .

E n t r o n s d a n s le v i f d u p r o b l è m e : l e s s t r u c t u r e s p o l i - t i q u e s — ce q u i e s t d é s i g n é c o m m e s u p e r s t r u c t u r e p o l i - t i q u e — d ' u n m o d e d e p r o d u c t i o n e t d ' u n e f o r m a t i o n s o c i a l e c o n s i s t e n t d a n s le p o u v o i r i n s t i t u t i o n n a l i s é d e l ' E t a t . E n e f fe t , t o u t e s l e s f o i s q u e M a r x , E n g e l s , L é n i n e o u G r a m s c i p a r l e n t d e l u t t e ( p r a t i q u e ) p o l i t i q u e e n l a d i s t i n - g u a n t d e l a l u t t e é c o n o m i q u e , i l s c o n s i d è r e n t e x p r e s s é m e n t s a s p é c i f i c i t é p a r r a p p o r t à s o n o b j e c t i f p a r t i c u l i e r q u i e s t l ' E t a t , e n t a n t q u e n i v e a u s p é c i f i q u e d e s t r u c t u r e s d ' u n e f o r m a t i o n s o c i a l e . D a n s ce s e n s , o n t r o u v e e n e f fe t , d a n s l e s

c l a s s i q u e s d u m a r x i s m e , u n e d é f i n i t i o n g é n é r a l e d e l a p o l i -

t i q u e . I l s ' a g i t t r è s p r é c i s é m e n t d e l a c o n c e p t i o n i n d i q u é e d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e : c e l l e - c i a p o u r o b j e t l e m o m e n t a c t u e l , e l l e p r o d u i t l e s t r a n s f o r m a t i o n s — o u , d ' a i l l e u r s , l e

7. Il s 'agit de ce que l 'on peut désigner comme « supers t ruc ture juridico-poli t ique de l 'Etat », à condi t ion de signaler ceci : ce terme englobe trop schématiquement deux réal i tés distinctes, deux niveaux re la t ivement autonomes, à savoir les s t ructures ju r id iques — le droit — et les s t ructures poli t iques — l'Etat. Son emploi est légitime dans la mesure où les classiques du marx i sme on t effectivement établi le rappor t étroit de ces deux niveaux : cet emploi ne doit pas nous faire oublier pour a u t a n t que ce terme recouvre deux niveaux rela t ivement distincts, dont la combinaison concrète dépend du mode de production et de la format ion sociale considérés. On devra ten i r compte de cette remarque lorsqu 'on emploiera ce terme.

m a i n t i e n — d e l ' u n i t é d ' u n e f o r m a t i o n , d a n s l a s e u l e m e s u r e e x a c t e c e p e n d a n t o ù e l l e a c o m m e p o i n t d ' i m p a c t , c o m m e « o b j e c t i f » s t r a t é g i q u e s p é c i f i q u e , l e s s t r u c t u r e s p o l i t i q u e s d e l ' E t a t

A i n s i , M a r x n o u s d i t : « L e p o l i t i c a l m o v e m e n t d e l a c l a s s e o u v r i è r e a ... c o m m e o b j e c t i f f i n a l — E n d z w e c k — l a p r i s e d e l a p o l i t i c a l p o w e r » 9 C ' e s t a u s s i p r é c i s é m e n t d a n s ce s e n s q u e l ' o n d o i t e n t e n d r e l a p h r a s e d e L é n i n e : « I l n e s u f f i t p a s d e d i r e q u e l a l u t t e d e s c l a s s e s n e d e v i e n t u n e l u t t e v é r i t a b l e , c o n s é q u e n t e , d é p l o y é e , q u e l e j o u r o ù e l l e e m b r a s s e le d o m a i n e d e l a p o l i t i q u e . . . P o u r l e m a r x i s m e , l a l u t t e d e s c l a s s e s n e d e v i e n t u n e l u t t e e n t i è -

r e m e n t d é p l o y é e d e l ' e n s e m b l e d e l a n a t i o n q u e le j o u r o ù , n o n s e u l e m e n t e l l e e m b r a s s e l a p o l i t i q u e , m a i s e n c o r e s ' a t t a c h e à c e d o m a i n e à l ' e s s e n t i e l : l a s t r u c t u r e d u p o u - v o i r d ' E t a t » 10 C e q u i r e s s o r t e n f a i t , d e c e t t e c i t a t i o n , c ' e s t q u e c e t o b j e c t i f d u p o u v o i r d ' E t a t e s t l a c o n d i t i o n d e l a s p é c i f i c i t é d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e . S i g n a l o n s e n c o r e , à c e t é g a r d , l a p o s i t i o n d e L é n i n e d a n s s e s t e x t e s d e 1 9 1 7 c o n c e r n a n t l e p r o b l è m e d u « d o u b l e p o u v o i r », d e l ' E t a t e t d e s S o v i e t s . E n f a i t L é n i n e c o n t i n u e à c o n s i d é r e r , i c i

a u s s i , l ' o b j e c t i f d e l a p r a t i q u e p o l i t i q u e c o m m e l i é à l a s u p e r s t r u c t u r e d e l ' E t a t . E n e f f e t , l e m o t d ' o r d r e « t o u t l e p o u v o i r a u x S o v i e t s » e s t l ié , d a n s l a p e n s é e d e L é n i n e , a u f a i t q u ' i l c o n s i d è r e l e s S o v i e t s c o m m e u n « d e u x i è m e E t a t ». O n v e r r a l a d i s t i n c t i o n e n t r e p o u v o i r d ' E t a t e t a p p a r e i l d ' E t a t ; ce q u i n o u s i n t é r e s s e ic i , c ' e s t q u e ce m o t d ' o r d r e n e v i e n t p a s d u f a i t q u e l e s S o v i e t s s o n t s o u s l e c o n t r ô l e d e s b o l c h é v i k s — e n l ' o c c u r r e n c e , l e s S o v i e t s ,

à l ' é p o q u e d e ce m o t d ' o r d r e , é t a i e n t s o u s le c o n t r ô l e d e s M e n c h é v i k s — , m a i s d u f a i t q u e l e s S o v i e t s c o n s t i t u e n t u n a p p a r e i l d ' E t a t a s s u m a n t d e s f o n c t i o n s d e l ' E t a t o f f i c i e l , q u ' i l s c o n s t i t u e n t l ' E t a t r é e l . D ' o ù l a c o n c l u s i o n : i l f a u t f o r t i f i e r ce d e u x i è m e E t a t e t a v o i r p o u r o b j e c t i f d e l e p r e n d r e e n m a i n e n t a n t q u ' E t a t : « . . . L ' e s s e n c e v é r i t a b l e d e la C o m m u n e n ' e s t p a s l à o ù l a c h e r c h e n t e n g é n é r a l l e s b o u r g e o i s , m a i s d a n s l a c r é a t i o n d ' u n t y p e d ' E t a t p a r - t i c u l i e r . O r , u n E t a t d e ce g e n r e e s t d é j à n é e n R u s s i e :

8. On peut ainsi pa r fa i t ement souscrire à la définition que donne M. Verret de la pol i t ique : « La pra t ique poli t ique, c'est l a pra t ique de direct ion de la lut te des classes pour et dans l 'Etat « (Théorie et Poli t ique, Ed. sociales, 1967, p. 1944). On abordera dans u n ins tan t la quest ion d u rappor t entre la poli t ique et l 'Etat , telle qu'elle est posee par l 'anthropologie poli t ique actuelle.

9. Lettre à Boite du 29 novembre 1871. 10. Lénine, Œuvres complètes Ed. Sociales, t. 19.

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DU MÊME AUTEUR - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782707112811.pdf · le Développement du capitalisme en Russie, une combi- naison particulière, un chevauchement spécifique