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41 DU RAISONNEMENT A LA DEMONSTRATION Rudolf BKOUCHE Irem de Lille REPERES - IREM . N° 47 - avril 2002 Introduction On réduit trop souvent la démonstration à une question de légitimation, de recon- naissance du vrai, pourrait-on dire. On com- prend alors la difficulté que l’on rencontre lorsqu’un élève affirme que c’est évident et ne comprend pas l’intérêt d’une démonstration. Mais la démonstration n’a pas pour seul objec- tif de dire le vrai, elle permet aussi de le com- prendre et de répondre à la question : pour- quoi est-ce comme cela et pas autrement ? C’est en cela que la démonstration conduit à la notion de nécessaire et qu’elle contribue à la construction de l’intelligibilité du monde. La question de la place de la démonstra- tion dans l’enseignement des mathématiques, et plus généralement dans l’enseignement scientifique, est alors moins de codifier a prio- ri les règles de la démonstration que de com- prendre pourquoi de telles règles sont néces- saires. Il faut alors partir du raisonnement infor- mel ; c’est aux limites du raisonnement infor- mel que l’on comprend en quoi il peut être insuffisant et comment on peut construire les codifications nécessaires. Si la démonstration ne se réduit pas au raisonnement en ce sens qu’elle le réorganise, l’étape du raisonnement informel, de l’explication approximative, appa- raît comme une étape obligée pour comprendre les enjeux de la démonstration ; il ne s’agit pas seulement d’une question d’apprentissage, la mise en forme d’une démonstration cano- nique passe souvent par un raisonnement informel préliminaire. Nous nous intéresserons dans ce texte essentiellement à la géométrie ; d’une part celle- la raison n’a pas le pouvoir de se soustraire à ses conclusions 1 Alain de Libera 1 Averroès, Discours décisif, traduction inédite de Marc Geoffroy, introduction d’Alain de Libera, Garnier-Flammarion, Paris 1996, p. 63-64

DU RAISONNEMENT A LA DEMONSTRATION · 6 Euclide, Les Eléments, introduction générale par Maurice Caveing, traduction et commentaires par Bernard Vitrac, volume 1, p. 158 7 ibid,

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    DU RAISONNEMENT ALA DEMONSTRATION

    Rudolf BKOUCHEIrem de Lille

    REPERES - IREM . N° 47 - avril 2002

    Introduction

    On réduit trop souvent la démonstrationà une question de légitimation, de recon-naissance du vrai, pourrait-on dire. On com-prend alors la difficulté que l’on rencontrelorsqu’un élève affirme que c’est évident et necomprend pas l’intérêt d’une démonstration.Mais la démonstration n’a pas pour seul objec-tif de dire le vrai, elle permet aussi de le com-prendre et de répondre à la question : pour-quoi est-ce comme cela et pas autrement ? C’esten cela que la démonstration conduit à lanotion de nécessaire et qu’elle contribue à laconstruction de l’intelligibilité du monde.

    La question de la place de la démonstra-tion dans l’enseignement des mathématiques,et plus généralement dans l’enseignementscientifique, est alors moins de codifier a prio-ri les règles de la démonstration que de com-

    prendre pourquoi de telles règles sont néces-saires. Il faut alors partir du raisonnement infor-mel ; c’est aux limites du raisonnement infor-mel que l’on comprend en quoi il peut êtreinsuffisant et comment on peut construireles codifications nécessaires. Si la démonstrationne se réduit pas au raisonnement en ce sensqu’elle le réorganise, l’étape du raisonnementinformel, de l’explication approximative, appa-raît comme une étape obligée pour comprendreles enjeux de la démonstration ; il ne s’agit passeulement d’une question d’apprentissage,la mise en forme d’une démonstration cano-nique passe souvent par un raisonnementinformel préliminaire.

    Nous nous intéresserons dans ce texteessentiellement à la géométrie ; d’une part celle-

    la raison n’a pas le pouvoirde se soustraire à ses conclusions 1

    Alain de Libera

    1 Averroès, Discours décisif, traduction inédite de MarcGeoffroy, introduction d’Alain de Libera, Garnier-Flammarion,Paris 1996, p. 63-64

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    ci a joué dans le développement des sciencesle rôle de modèle d’une théorie déductive,d’autre part la géométrie, en tant qu’elle estau point de rencontre des sciences mathé-matiques et des sciences physiques, reste unlieu essentiel de la construction de l’intelligibilitédu monde.

    Nous énoncerons d’abord quelques prin-cipes qui guident cet article.

    1 — la démonstration participe de l’activitémathématique.

    2 — la démonstration a un double aspect : d’unepart «dire le vrai», en cela la démonstrationapparaît comme un mode de légitimation dela connaissance, d’autre part «dire les rai-sons du vrai», ce qui conduit à considérer laconnaissance démontrée comme nécessaireau sens que non seulement elle est vraie maisqu’elle ne peut pas ne pas être vraie.

    3 — c’est à travers la méthode démonstrati-ve que se construisent ce que l’on appelledepuis les Grecs les idéalités mathématiques ;autrement dit les objets mathématiques, entant qu’ils sont des objets idéaux, se construi-sent via l’activité de démonstration.

    4 — la démonstration est un discours. Nousexpliciterons ce dernier point dans la suite decet article.

    Quelques exemples de démonstrations

    1 — la perpendicularité

    — Clairaut

    Nous rappellerons d’abord la définition dela perpendicularité que donne Clairaut dansses Eléments de Géométrie :

    « Une ligne 2 qui tombe sur une autre,sans pencher sur elle d’aucun côté, est per-pendiculaire à cette ligne. » 3

    Cette définition est classique ; on la trou-ve par exemple dans les Nouveaux Elémensde Géométrie d’Arnauld 4 . On peut y voir unrenvoi à la relation verticale-horizontale ainsiqu’à cette figure fondamentale que constituele rectangle. Clairaut la justifie en considérantla distance d’un point à une ligne.

    Cette définition informelle de la perpen-dicularité permet pourtant à Clairaut deconstruire la perpendiculaire d’un point àune droite ; nous rappelons ici le principe dela démonstration de Clairaut :

    Soit C un point d’une droite, A et B deuxpoints de la droite situés de chaque côté dupoint C et à égale distance de ce point. Il suf-fit de trouver un point D à égale distance despoints A et B, auquel cas la ligne CD tombantsur la ligne AB ne penchera ni d’un côté ni del’autre ; pour cela on trace deux cercles de mêmerayon de centres respectifs A et B ; soit D unpoint d’intersection de ces deux cercles, il estéquidistant des points A et B ce qui prouve quela droite CD est perpendiculaire à la droite AB.

    Cette construction pose problème : lechoix d’un autre rayon pour les cercles aurait-il donné la même perpendiculaire ? ce quipose la question de l’unicité de la perpendi-culaire menée du point C à la droite AB.

    Clairaut continue en considérant le cas oùle point C n’est pas situé sur la droite ; dans

    42

    2 Par le terme ligne il faut entendre ici la ligne droite.

    3 Alexis-Claude Clairaut, Eléments de Géométrie (1741), «LesMaîtres de la Pensée Scientifique», Gauthier-Villars, Paris1920, p. 2

    4 Antoine Arnauld, Nouveaux Elémens de Géométrie, Paris1667, p. 86

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    ce cas on trace un cercle de centre C qui rcou-pe la droite en deux points A et B, les cerclesde centre respectifs A et B et passant par lepoint C se coupent en un second point D, ladoite CD est la perpendiculaire cherchée.

    Ici encore Clairaut ne pose pas la ques-tion de l’équidistance d’un point quelconquede la droite CD aux deux points A et B.

    La question est ici moins celle d’unedémonstration rigoureuse que celle d’un rai-sonnement qui permet, la notion de perpen-diculaire étant intuitivement donnée, deconstruire cette perpendiculaire ; ce qui impor-te ici c’est l’efficacité du raisonnement, ausens d’une efficacité pratique, la question defonder ce raisonnement venant en second.

    Il nous faut rappeler ici quelques principesde l’ouvrage de Clairaut, ouvrage destiné,comme il l’explique dans la préface5, aux com-mençants. La question est moins de fonder enrigueur le raisonnement géométrique qued’amener le lecteur à comprendre comment leraisonnement permet de découvrir de nouvellesvérités et de résoudre des problèmes. Le tempsviendra évidemment où il faudra légitimer lesraisonnements mais ce travail ne pourra venirqu’après une première confrontation à la géo-métrie.

    Clairaut dans son ouvrage affinera ses rai-sonnements au fur et à mesure qu’il avanceet la dernière partie est consacrée au calculd’aires et de volumes par la méthode des indi-visibles ; ici le raisonnement se fait plussophistiqué même s’il s’appuie encore surl’intuition.

    — Euclide

    En donnant une définition purement des-criptive de la perpendicularité, Clairaut se pla-çait hors du point de vue euclidien, lequels’appuie essentiellement sur les grandeurs.

    Ainsi Euclide définit l’angle comme «l’incli-naison, l’une sur l’autre, dans un plan, dedeux lignes (lignes droites dans le cas quinous intéresse) qui se touchent l’une l’autre etne sont pas placées en ligne droite» 6, l’angledroit étant défini de la façon suivante :

    « Et quand une droite, ayant été élevée surune autre droite, fait les angles adjacentségaux entre eux, chacun de ces angles égauxest droit» 7

    La question se pose alors de savoir sideux angles droits sont égaux. Euclide y ré-pond en énonçant cette égalité comme pos-tulat 8. On peut se demander les raisons quiont conduit Euclide à ce choix : la pro-priété est-elle suffisamment évidente pourque l’on se passe d’une démonstration dontnous verrons qu’elle est aisée dans le cadredes Eléments, ou bien est-elle, comme le pos-tulat des parallèles, la marque d’un échecd’Euclide à le démontrer, échec qui pour-rait être liée aux difficultés posées par lanotion d’angle ? L’égalité des angles droitssera démontrée par Proclus dans ses Com-mentaires sur le Premier Livre des Elé-ments d’Euclide 9 et plus tard par Legendredans ses Eléments de Géométrie 10 (cf. ci-des-sous).

    5 La préface de l’ouvrage de Clairaut est un modèle deréflexion didactique sur l’enseignement et nous ne pouvons,dans le cadre de cet article, que renvoyer à sa lecture.

    6 Euclide, Les Eléments, introduction générale par MauriceCaveing, traduction et commentaires par Bernard Vitrac,volume 1, p. 158

    7 ibid, p. 160

    8 c’est le postulat 4, ibid, p. 164

    9 Proclus, Les Commentaires sur le Premier Livre des Elé-ments d’Euclide, traduit du Grec en Français avec une intro-duction et des notes par Paul Ver Eecke, Desclée de Brou-wer, Bruges 1948, p. 165-166

    10 A.M. Legendre, Eléments de Géométrie, douzième édi-tion, Firmin Didot, Paris 1823, p. 6-7

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    — Legendre

    Le premier théorème de l’ouvrage deLegendre affirme l’égalité des anglesdoits. Nous citons ci-dessus la démons-tration telle que l’écrit Legendre dansses Eléments de Géométrie.

    Nous voyons ainsi intervenir, d’abord leprincipe de l’égalité par superposition12, lequelreste le principe fondamental de la géométrieeuclidienne, ensuite les propriétés de com-paraison des angles. Notons que la comparaisondes angles reste ici intuitive, liée à la notiond’écart intervenant dans la définition desangles énoncée par Legendre :

    « Lorsque deux lignes droites AB et AC serencontrent, la quantité plus ou moins gran-de dont elles sont écartées l’une de l’autres’appelle angle ; le point de rencontre ou d’inter-section A est le sommet de l’angle ; Les lignesAB et AC en sont les côtés. »

    « Lorsque la ligne droite AB rencontreune autre droite CD, de telle sorte que lesangles adjacents BAC, BAD soient égaux entreeux, chacun de ces angles s’appelle un angledroit ; et la ligne AB est dite perpendiculairesur CD. » 13

    On remarque ici le rôle de la figure autantdans la définition legendrienne de l’objet

    « Soient la droite CD perpendiculaire à la droite AB, et la droite GH perpendiculaire àla droite EF, on peut supposer que les segments CA, CB, GE, GF sont égaux.

    « Plaçons la droite EF sur la droite AB de sorte que le point E coïncide avec le point Aet le point F avec le point B, auquel cas le point G milieu de EF coïncide avec le point C mi-lieu de AB, alors la droite GH viendra coïncider avec la droite CD. En effet, si la droite GHne coïncide pas avec la droite CD, mais vient sur la droite CK, située par exemple dans lequadrant BCD, alors, puisque les angles EGH et FGH sont égaux, les angles ACK et BCKseront égaux; mais les angles ACD et BCD sont égaux, l’angle ACK est plus grand quel’angle ACD, l’angle BCK est plus petit que l’angle BCD, par conséquent l’angle ACK est plusgrand que l’angle BCK ce qui est impossible. Donc GH vient coïncider avec CD ce qui prou-ve la proposition. » 11

    A BC

    D

    E FG

    HK

    11 A.M. Legendre, o.c. p. 6-7

    12 Dans l’édition citée de Bernard Vitrac, ce principe (notioncommune 7) s’énonce ainsi: «Et les choses qui s’ajustent les

    unes sur les autres sont égales entre elles» (p. 178). Nousreviendrons sur ce principe dans la suite.

    13 A.M. Legendre, o.c. p. 2

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    angle que dans la démonstration de l’égalitédes angles droits. C’est alors le raisonnementlui-même qui précise la notion d’écart entredeux droites se rencontrant en un point et parconséquent la notion d’angle ; en ce sens si l’objetest antérieur au raisonnement (il est ce surquoi on raisonne), ce dernier implique une redé-finition de l’objet.

    Dans les éditions posthumes de l’ouvra-ge de Legendre par Blanchet, celui-ci donneune autre démonstration de l’égalité desangles droits qui s’appuie explicitement surle mouvement 14.

    Blanchet énonce et démontre la proposi-tion suivante :

    « Par un point pris sur une droite, onpeut élever une perpendiculaire sur cette droi-te, et on n’en peut élever qu’une.

    En effet, supposons qu’une droite AMd’abord couchée sur AC, tourne autour dupoint A, elle formera deux angles adjacents MAC,MAB, dont l’un MAC, d’abord très petit ira tou-jours en croissant, et dont l’autre MAB, d’abordplus grand que MAC, ira constamment endécroissant jusqu’à zéro.

    L’angle MAC, d’abord plus petit que MAB,deviendra plus grand que cet angle ; par consé-quent il y aura une position AN de la droitemobile où ces deux angles seront égaux, et ilest évident qu’il n’y enaura qu’une seule. »

    AC

    N

    M

    P

    B

    Blanchet poursuit en énonçant et démon-trant le corollaire :

    « Tous les angles droits sont égaux.

    Soient DC perpendiculaire sur AB, et HGperpendiculaire sur EF, je dis que l’angleDCB est égal à l’angle HGF. En effet, si l’onporte la droite EF sur AB, de manière que lepoint G tombe en C, GH prendra la directionCD ; autrement on pourrait, par un point prissur une droite, élever deux perpendiculaires surcette droite. »

    Une telle démonstration pose problème dansla mesure où elle s’appuie sur une notion nonencore explicitée : la continuité du mouvement15.On peut penser que Legendre n’aurait jamaisaccepté une telle démonstration en contradictionavec la tradition euclidienne de l’éliminationdu mouvement. Il nous faut ici noter que leséditions posthumes sont très différentes del’ouvrage de Legendre même si leur auteur pré-tend continuer l’œuvre de Legendre ; en par-ticulier Blanchet, en usant du mouvement

    E FG

    H

    A BC

    D

    14 A. Blanchet, Eléments de Géométrie par A.M. Legendreavec additions et modifications, deuxième édition suivie dela quinzième édition, Firmin Didot, Paris 1848, p. 8-9

    15 Pour une critique de cette démonstration que l’auteurattribue à Legendre lui-même, nous renvoyons à l’ouvragede Ferdinand Gonseth, Les Fondements des Mathéma-tiques, Blanchard, Paris 1926/1974, p. 3-4

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    semble donner plus de place à l’aspect expé-rimental de la géométrie et on peut rappro-cher cette démonstration de celles de l’ouvra-ge cité de Clairaut.

    — Hilbert

    En regard de la démonstration de Legendre,nous pouvons citer la démonstration hil-bertienne, formellement analogue, le princi-pe de l’égalité par superposition étant remplacépar les axiomes de congruences 16. La figurey devient, en principe, inutile, tout au plus unsupport du raisonnement géométrique pourreprendre une expression aujourd’hui à lamode ; en fait la problématique hilbertiennenous semble plus subtile si l’on considère que,d’une part Hilbert propose un développementpurement langagier de la géométrie 17, d’autrepart Hilbert construit son discours au plus prèsde la connaissance intuitive comme il l’expliqueau début de son ouvrage :

    « On peut classer les axiomes de la géométrieen cinq groupes ; chacun de ces groupes expri-me quelques faits fondamentaux, liés les unsaux autres et qui nous sont donnés par l’intui-tion.» 18

    Le formalisme hilbertien apparaît ainsicomme une méthode permettant la mise enplace d’un raisonnement épuré de toutesconsidérations extérieures au discours qui leconstitue, un discours qui n’a, en principe, d’autreréférence que le langage sur lequel il seconstruit. Cependant l’abondance des figuresdans l’ouvrage de Hilbert nous rappelle que

    le discours, s’il se veut auto-référent, renvoieà une situation qui lui est antérieure ; la figu-re n’y est pas un simple support, elle repré-sente une situation originelle que nous pou-vons considérer comme la raison d’être dudiscours, lors même que le discours se veut indé-pendant, pour des raisons de méthode, de sesorigines 19.

    — algèbre linéaire

    L’algèbre linéaire a permis une recons-truction de la géométrie élémentaire telleque l’on a souvent considéré cette dernièrecomme un simple chapitre de l’algèbre linéai-re. Si un tel point de vue qui s’appuie surune conception structurale des mathéma-tiques telle qu’elle a été développée par Bour-baki ne saurait épuiser la géométrie, il al’avantage de la simplicité et de l’efficacité.

    Dans le cadre de l’algèbre linéaire la géo-métrie plane n’est plus que l’étude d’un espa-ce affine de dimension 2 sur le corps des réelsmuni d’une forme bilinéaire symétrique défi-nie positive (produit scalaire). Dans ces condi-tions deux vecteurs u et v sont dits orthogo-naux si leur produit scalaire u.v est nul. Deuxdroites sont dites perpendiculaires si les vec-teurs directeurs de chacune de ces droitessont orthogonaux 20.

    On appelle isométrie toute transformationaffine conservant le produit scalaire, l’égali-té des angles droits résulte du fait que deuxcouples de vecteurs de norme unité orthogo-naux étant donnés, il existe une isométrie

    16 David Hilbert, Les fondements de la géométrie (1899), édi-tion critique avec introduction et compléments, préparée parPaul Rossier, Dunod, Paris 1971, p. 31.

    17 au sens que la construction hilbertienne se définit commediscours autonome, indépendant de toutes significationsextérieures (pour reprendre les termes de Gonseth).

    18 David Hilbert, o.c. p. 11

    19 Rudolf Bkouche, «La démonstration : du réalisme au for-malisme» (à paraître)

    20 Rappelons que l’on appelle vecteur directeur d’une droi-te un vecteur de norme unité porté par cette droite. Unedroite porte deux vecteurs directeurs opposés.

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    qui envoie le premier couple dans le second.Ainsi l’égalité des angles droits s’inscrit dansla définition même du plan euclidien.

    Notons que l’algèbre linéaire se dévelop-pe dans un cadre purement formel et que lespropriétés qu’elle énonce sont indépendantesde toute signification extérieure au discours ;en ce sens la conception «algèbre linéaire» dela géométrie élémentaire s’inscrit dans le pro-gramme hilbertien, ce qui à la fois en fait laforce et en marque les limites.

    Nous reviendrons sur ce dernier point àpropos de la notion d’égalité.

    2 — l’égalité

    Nous citons ici trois démonstrations du pre-mier cas d’égalité des triangles, la démonstrationeuclidienne, la démonstration hilbertienne, ladémonstration utilisant l’algèbre linéaire. Laquestion se pose alors du lien entre ces troisdémonstrations, autant dans leur ressem-blance que dans leur différence.

    la démonstration euclidienne

    Nous rappellerons d’abord l’énoncé telqu’il est donné dans les Eléments d’Euclide (Livre I, proposition 4)

    « Si deux triangles ont deux côtés égauxà deux côtés, chacun à chacun, et s’ils ont unangle égal à un angle, ils auront aussi la baseégale à la base, les triangles seront égaux etles angles restants seront égaux aux angles res-

    tants, chacun à chacun, c’est-à-dire ceux queles côtés égaux sous-tendent. » 21

    Voici la démonstration :

    « Soient deux triangles ABC, DEF ayantles deux côtés AB, AC égaux aux deux côtés DE,DF, chacun à chacun, d’une part AB à DE,d’autre part AC à DF, ainsi que l’angle BACégal à l’angle EDF.

    Je dis que la base BC aussi est égale àla base EF, et le triangle ABC sera égal autriangle DEF, et les angles restants serontégaux aux angles restants, chacun à cha-cun, c’est-à-dire ceux que les côtés égaux sous-tendent, d’une part celui sous ABC à celuisous DEF, d’autre part celui sous ACB à celuisous DFE.

    En effet, le triangle ABC étant appliquésur le triangle DEF, d’une part le point Aétant posé sur le point D, d’autre part la droi-te AB sur DE, le point B aussi s’ajustera surle point E parce que AB est égale à DE. AlorsAB étant ajustée sur DE, la droite AC s’ajus-tera sur DF parce que l’angle sous BAC est égalà celui sous EDF. De sorte que le point C aussis’ajustera sur le point F parce que, de plus, AC

    D

    E F

    A

    B C

    21 Euclide, Les Eléments, introduction générale par Mauri-ce Caveing, traduction et commentaires par Bernard Vitrac,volume I, p. 200. Notons que dans l’énoncé Euclide ne pré-cise pas qu’il s’agit de l’angle défini par deux côtés donnés,cependant la démonstration précise les données.

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    est égale à DF. Mais B a aussi été ajusté surE. De sorte que la base BC s’ajustera sur la baseEF et lui sera égale. De sorte que tout le tri-angle ABC s’ajustera aussi sur tout le tri-angle DEF et lui sera égal, et les angles res-tants s’ajusteront sur les angles restants etleur seront égaux, d’une part celui sous ABCà celui sous DEF, d’autre part celui sous ACBà celui sous DFE. » 22

    Premier point : le raisonnement ci-dessuss’appuie essentiellement sur le principe de l’éga-lité par superposition (cf. note 12). Ce prin-cipe énoncé parmi les axiomes (notions com-munes) exprime, après les axiomes générauxsur les grandeurs, une condition d’égalité desgrandeurs géométriques, condition qui faitappel au mouvement (la mise en coïncidence).On peut alors considérer ce principe commeexprimant notre expérience des corps solides,un corps solide étant défini comme un corpsnon déformable par un mouvement sans quel’on puisse définir une antériorité logique desnotions de mouvement et de corps solide ;autrement dit, les notions de corps solides etde mouvement sont concomitantes et l’onpeut considérer qu’elles participent de l’expé-rience première de l’homme confronté aumonde 23 ; c’est en ce sens que l’on peut par-ler d’un empirisme euclidien.

    Second point : la démonstration du pre-mier cas d’égalité des triangles peut être défi-nie comme décrivant une suite d’opérationssur les deux triangles en question. Le dis-

    cours démonstratif s’appuie explicitementsur les objets (les triangles) représentés parune figure, elle-même matériellement repré-sentée par un dessin 24 ; c’est en ce sens quel’on peut parler d’une lecture raisonnée dudessin. C’est alors l’activité de raisonnementqui permet de dépasser le dessin pour enfaire d’abord la figure, c’est-à-dire le dessin ques-tionné, ensuite l’objet idéal (l’idéalité mathé-matique), notion sur laquelle nous revien-drons à la fin de cet article.

    Ainsi le raisonnement se définit par rap-port à l’objet en même temps que l’objet seconstruit avec le raisonnement. On peut alorsdire que la construction de l’objet, en tantqu’objet géométrique, et le raisonnement sontconcomitants ; nous renvoyons ici à la dialectiquegonséthienne25 dont on peut dire qu’elle se consti-tue dans cette concomitance ; s’il y a une doc-trine préalable (pour reprendre les termesde Ferdinand Gonseth) qui fonde les règles dudiscours démonstratif, cette doctrine ne devientpréalable que a posteriori, autrement dit c’estla pratique de la démonstration qui permetde la fonder 26.

    Nous avons dit le rôle joué par les opé-rations, opérations mentales il est vrai, maison peut remarquer qu’une vérification expé-rimentale de la proposition énoncée consiste-rait à effectuer les opérations annoncées et àconstater la vérité de fait de ces propositions.

    22 ibid, p. 201-202

    23 Nous ne nous intéressons pas ici aux conditions de cetteexpérience première ; pour préciser notre point de vue nousrenvoyons aux trois aspects de la connaissance géomé-trique développés par Gonseth, l’intuitif, l’expérimental et lethéorique, aspects sur lesquels nous reviendrons. Nous ren-voyons par ailleurs à un article antérieur, «Quelques remarquessur la démonstration (Autour de la philosophie de Gonseth)»in La Démonstration mathématique dans l’Histoire (ColloqueInter-IREM Epistémologie, Besançon 1989), Editions IREMBesançon-Lyon 1990.

    24 Sur la définition de la figure et sa relation au dessin, nousrenvoyons à notre article «De la démonstration en géomé-trie» in Le Dessin géométrique, de la main à l’ordinateur, Col-loque Inter-IREM Géométrie, (Le Quesnoy 1994), IREM deLille 1996

    25 Pour une étude de la dialectique gonsethienne nous ren-voyons à l’artice de Hourya Sinaceur, «La dialectique de l’espa-ce», in Espace et horizon de réalité (philosophie mathéma-tique de Ferdinand Gonseth), sous la direction de Marco Panzaet Jean-Claude Pont, Masson, Paris 1992

    26 Ferdinand Gonseth, La géométrie et le problème del’espace, Editions du Griffon, Neuchatel, 1945-1955, volumeI : «La doctrine préalable»

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    Le passage aux opérations mentales consti-tue ainsi une étape importante dans la trans-formation du fait en droit.

    Notons enfin le rôle secondaire joué parla logique, laquelle se présente essentiellementcomme réglant un enchaînement ordonnéd’opérations ; si la logique joue un rôle destructuration du raisonnement, c’est, pourreprendre l’expression imagée de Gonseth,celui d’un « agent de la circulation » 27.

    Enfin nous signalerons le rôle de ce pre-mier cas d’égalité des triangles dans la construc-tion de la rationalité géométrique, c’est-à-dire d’une connaissance discursive des situationsgéométriques : s’appuyant sur le principe del’égalité par superposition, le premier casd’égalité des triangles permet de s’en passeret par conséquent d’éliminer toute référenceau mouvement dans la suite du discours géo-métrique 28.

    la démonstration hilbertienne

    A côté de la démonstration euclidienne quel’on retrouve telle quelle dans la plupart destraités classiques de géométrie élémentaire,nous rappellerons la démonstration hilbertiennecorrespondante, ce qui nous conduira à pré-ciser en quoi les deux démonstrations se res-semblent et en quoi elles diffèrent. Nousreviendrons plus loin sur les raisons qui ontconduit Hilbert à se détacher des conceptionseuclidiennes.

    Hilbert explique que la géométrie estl’étude de trois systèmes de choses qu’il intro-duit ainsi :

    « Nous pensons trois sortes de choses ;nous nommons les choses du premier systèmedes points ; nous les désignons par des lettresmajuscules A, B, C, … ; nous nommons droitesles choses du deuxième système et nous lesdésignons par des minuscules a, b, c, … ; nousappelons plans les choses du troisième systèmeet nous les désignons par des caractères grecsa, b, g,… » 29

    Hilbert ne donne aucune définition deces choses, seulement une façon de les nom-mer et de les noter ; points, droites et plansne sont que des mots et ne renvoient à aucu-ne signification antérieure à leur usage 30.

    Hilbert poursuit :

    « Entre les points, les droites et les plans,nous imaginons certaines relations que nousexprimons par des expressions telles que “ êtresur ”, “ entre ”, “ congruent ” ; la descriptionexacte et appropriée au but des mathéma-tiques de ces relations est donnée par lesaxiomes de la géométrie. »

    Ici encore les termes “ être sur ”, “ entre ”,“ congruent ” n’ont d’autre signification quede participer à l’énoncé des axiomes.

    Les axiomes expriment les relations entreles termes primitifs, relations à partir desquellespourra s’élaborer le raisonnement déductif. Hil-bert énonce vingt-trois axiomes répartis en 27 Ferdinand Gonseth, La géométrie et le problème de

    l’espace, o.c. volume II : «Les trois aspects de la géomé-trie», p. 62

    28 Cette élimination du mouvement est un élément essen-tiel du discours de la connaissance rationnelle que l’on peutconsidérer comme la réponse aux paradoxes de Zénon. Lemouvement ne deviendra objet de connaissance rationnel-le que lorsque le temps aura été géométrisé au XVIIème siècle,se distinguant ainsi de la notion de devenir. Le temps de lascience classique est un temps statifié.

    29 David Hilbert, Les Fondements de la Géométrie (1899)(édition critique préparée par Paul Rossier), Dunod, Paris 1971,p. 11

    30 On connaît la boutade attribuée à Hilbert qui propose deremplacer les termes points, droites, plans par tables, chaiseset verres de bières ; la construction n’aurait changé en riendu point de vue de la structure du discours.

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    cinq groupes correspondants aux différents typesde relations : appartenance, ordre, congruen-ce, parallélisme, continuité, mais ici encore,ces termes ne renvoient à aucune signifi-cation antérieure à leur usage et ne sont quedes constituants du discours géométrique.Cependant ces axiomes se situent au plusprès de la connaissance intuitive comme nousl’explique Hilbert au débit de son ouvrage(cf. ci-dessus).

    Une fois les axiomes énoncés, la géomé-trie se développe selon des règles logiquesexplicites qui régissent l’usage des termes etdes énoncés, une démonstration ne s’appuyantque sur les axiomes, les propositions anté-rieurement démontrées et les règles logiques ;ainsi tout recours à l’intuition ou à la signi-fication des règles et des énoncés est éliminé.

    Dans un tel cadre, le mouvement n’a plussa place, même implicite. Pour définir l’éga-lité, Hilbert introduit la notion de congruen-ce pour les segments et pour les angles, on défi-nit ainsi deux relations d’équivalencerespectivement sur les segments et sur lesangles. Pour démonter le premier cas d’éga-lité des triangles, Hilbert doit énoncer unaxiome qui remplace le principe de l’égalitépar superposition, qu’il énonce sous la formesuivante (axiome III,5) :

    « Si dans deux triangles ABC et A’B’C’, lescongruences suivantes sont satisfaites :

    AB ≡ A’B’ ; AC ≡ A’C’ ; ∠ BAC ≡ ∠ B’A’C’

    la congruence suivante ∠ ABC ≡ ∠ A’B’C’ l’estaussi » 31

    Cet axiome remplace le recours au prinicpede l’égalité par superposition, évitant ainsi tout

    recours explicite au mouvement. Notons qu’unsimple changement de désignation impliquela congruence :

    ∠ ACB ≡ ∠ A’C’B’

    L’axiome III,5 énoncé, Hilbert peut alorsénoncer et démontrer le premier cas d’égali-té des triangles (qu’il appelle premier cas decongruence).

    Hilbert démontre d’abord l’unicité dureport d’un segment donné sur une demi-droite d’origine donnée ; l’existence d’un telreport est énoncée par l’axiome III,1 qui défi-nit la congruence entre segments, l’unicitérésulte de l’axiome III,5 compte tenu de l’uni-cité du report des angles assurée par l’axio-me III,4 32.

    Notons d’abord que deux triangles ABCet A’B’C’ sont dits congruents si les côtés cor-respondants et les angles correspondants sontcongruents. On peut alors énoncer le théorè-me suivant (théorème 12) :

    « Si entre deux triangles ABC et A’B’C’, sontsatisfaites les congruences

    AB ≡ A’B’ ; AC ≡ A’C’ ; ∠ BAC ≡ ∠ B’A’C’

    ces deux triangles sont congruents. » 33

    L’axiome III,5 implique les congruences :

    ∠ ABC ≡ ∠ A’B’C’ ; ∠ ACB ≡ ∠ A’C’B’

    Reste à démontrer la congruence : BC ≡ B’C’. Sur la demi-droite d’origine B’ etportant le segment B’C’, il existe un point D’

    31 David Hilbert, o.c. p. 22

    32 On pourra comparer avec la proposition 2 du livre I desEléments qui énonce une construction explicite (algorith-mique) du report, Euclide, o.c. p. 197.

    33 David Hilbert, o.c. p. 25

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    et un seul tel que BC ≡ B’D’ ; l’axiome III,5appliqué aux deux triangles ABC et A’B’D’implique la congruence

    ∠ BAC ≡ ∠ B’A’D’

    Ainsi l’angle B’A’D’, congruent à l’angleBAC est congruent à l’angle B’A’C’ ce quicontredit l’unicité du report des angles. Ils’ensuit que les points C’ et D’ coïncident etque les triangles ABC et A’B’C’ sont congruents.

    Une comparaison entre les énoncés hil-bertien et euclidien nous montre une proxi-mité sémantique si l’on considère que lestermes hilbertiens, même s’ils sont en prin-cipe sans signification antérieure au discours,renvoient à la connaissance intuitive. Ainsila construction formelle n’est pas arbitraireet renvoie à des significations qui lui sontantérieures ; en ce sens on peut parler chezHilbert d’une conception dualiste de la connais-sance. Ce qu’il précisera dans la préface deAnschauliche Geometrie (traduction anglaise :Geometry and Imagination) :

    « In mathematics, as in any scientificresearch, we find two tendencies present.On the one hand, the tendency toward abs-traction seeks to crystallise the logicalrelations inherent in the maze of materialthat is being studied, and to correlate the mate-rial in a systematic and orderly manner. Onthe other hand, the tendency toward intui-tive understanding fosters a more imme-diate grasp of the objects one studies, a liverapport with them, so to speak, whichstresses the concrete meaning of their rela-tions. » 34

    La distinction entre les démonstrationseuclidienne et hilbertienne se situe dans laconstitution du discours démonstratif. Si le dis-cours euclidien s’appuie sur les objets en tantque tels, ce qui implique qu’il suppose d’unepart leur existence, d’autre part une connais-sance intuitive de ces objets (que ces objets par-ticipent des Idées platoniciennes ou relèventde la connaissance empirique importe peuici), le discours hilbertien recherche, pour desraisons de légitimation sur lesquelles nousreviendrons ci-dessous, une autonomie par rap-port à toute signification extérieure ; les objetsne sont que des mots (les termes primitifs dela théorie) reliés par des assertions (lesaxiomes) énoncées a priori.

    Si, dans le cadre de la géométrie eucli-dienne, la figure, en tant qu’elle représen-te les objets sur lesquels porte le raisonnementeuclidien (sans que nous nous prononcionsici sur la nature de ces objets), joue un rôleessentiel, elle n’a plus de place dans le rai-sonnement hilbertien qui porte unique-ment sur les mots et les règles d’usage deces mots, c’est-à-dire la syntaxe. Il fautcependant noter les nombreuses figuresqui accompagnent l’exposé hilbertien etqui nous rappellent que ce discours, s’il seveut indépendant de toutes significationsextérieures, se constitue en référence à cessignifications. Si celles-ci n’interviennent pasen tant que telles dans le discours, celui-cidoit, en dernière instance, énoncer les pro-priétés attendues, la différence avec Eucli-de portant essentiellement sur la méthode ;c’est en ce sens que l’on peut parler du for-malisme comme méthode, c’est l’autono-mie du discours (ou plutôt la constitutiond’un discours autonome) qui permet d’assu-rer la rigueur des démonstrations, celles-ci étant débarrassées de tout recours àl’intuition.

    34 David Hilbert, S. Cohn-Vossen, Geometry and Imagina-tion, translated by P. Nemenyi, Chelsea, New York 1952, p.iii

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    la démonstration « algèbre linéaire »

    Toute autre est la troisième démonstra-tion de ce premier cas d’égalité dans sa ver-sion « algèbre linéaire ». Ici, non seulementle langage se veut indépendant de toute signi-fication extérieure, mais la relation avec la géo-métrie élémentaire est occultée par le for-malisme.

    Nous nous plaçons ici dans le cadre del’algèbre linéaire dont on sait que, du point devue structural, la géométrie élémentaire n’estqu’un chapitre 35.

    Plaçons-nous dans le plan affine euclidiensur le corps des réels, on sait définir la lon-gueur d’un segment AB, c’est la norme eucli-

    dienne du vecteur ; quant à l’angle de deuxvecteurs il est défini par la relation :

    cos( , ) =

    On appelle triangle un triplet de pointsnon alignés. On peut alors énoncer le théorèmesuivant :

    Soient deux triangles ABC et A’B’C’ tels

    que les vecteurs et aient respectivement mêmes normes que les vec-

    teurs et et que les angles

    ( , ) et ( , ) soient égaux ou opposés, alors il existe une isométrie et une seule f telle que

    f(A) = A’ ; f(B) = B’ ; f(C) = C’

    ACABA C' 'A B' '

    ACAB

    A C' 'A B' '

    AB AC

    AB AC

    .

    | | . | |ACAB

    AB

    En effet, on sait qu’il existe une trans-formation affine f et une seule telle que

    f(A) = A’ ; f(B)= B’ ; f(C)= C’

    et les hypothèses impliquent que cette trans-formation est une isométrie.

    Dans cette démonstration la figure n’inter-vient pas, la situation géométrique est défi-nie dans le seul cadre de l’algèbre linéaire etles seules propriétés utilisées sont les propriétésgénérales des espaces affines et des formes qua-dratiques, propriétés supposées antérieurementexplicitées. Il n’y a ici, en principe, aucunrecours à quelqu’intuition géométrique, neserait-ce que comme simple référence à lafaçon hilbertienne citée ci-dessus.

    3 — parallélogrammes et relation d’équipollence

    Quelle différence entre un plan et une sphè-re ? Empiriquement la réponse est évidenteet la question semble de peu d’intérêt. Nousallons voir cependant que l’on peut, sousréserve d’appeler droite sphérique un arc degrand cercle et segment joignant deux pointX et Y de la sphère le petit arc de grand cerclejoignant les points X et Y 36, tenir le même dis-cours, au début de l’étude géométrique duplan et de la sphère. Se pose ainsi la questionde ce qui les distingue et nous verrons ci-des-sous comment le discours démonstratif per-met d’y répondre.

    Notons d’abord que les trois cas d’égali-té des triangles sont valables sur la sphèreautant que sur le plan et que leurs démons-

    35 Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Jean Dieudonné, Al-gèbre linéaire et Géométrie élémentaire, Hermann, Paris1964

    36 Cette dénomination est liée au fait que le petit arc sphé-rique réalise le plus court chemin sphérique joignant sesdeux extrémités.

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    trations sont analogues37. On peut alors mon-trer, en utilisant les cas d’égalité des tri-angles, la proposition suivante :

    Proposition : Soit ABCD un quadrilatère, lesassertions suivantes sont équivalentes :a) Les segments AC et BD ont même milieub) ABCD est un quadrilatère convexe et AB = CD et AC = BD

    Nous dirons qu’un quadrilatère ABCDest un pseudo-parallélogramme s’il satisfaitles deux conditions a) et b) de la propositionprécédente.

    Nous dirons que deux segments de droi-te orientés38 PQ et RS sont équipollents si PQSRest un pseudo-parallélogramme ; on peutalors noter que la relation d’équipollence estune relation d’équivalence dans le plan alorsqu’elle ne l’est pas sur la sphère.

    La démonstration de cette propriétés’appuie sur le postulat des parallèles et l’onvoit ainsi le rôle joué par ce postulat dans laconstruction de la géométrie euclidienne, nonseulement pour démontrer une vérité : latransitivité de la relation d’équipollence, quepour en expliciter les raisons et ainsi assurerla discrimination discursive d’objets connusempiriquement comme distincts. Notons quel’on peut étendre ces remarques à la géomé-trie de Lobatchevski ; les cas d’égalité, dontla démonstration reste la même que dans lecas euclidien, permettent d’énoncer la propositionci-dessus et, par conséquent, de définir les pseu-do-parallélogrammes et la relation d’équi-pollence.

    Nous reviendrons ci-dessous sur le rôle dudiscours dans l’activité déductive et la façondont le discours démonstratif s’est transfor-mé en fonction des problèmes rencontrés parles mathématiciens 39.

    La démonstration : les invariants historiques

    Les exemples de démonstrations rappe-lés ci-dessus nous montrent non seulement lagrande diversité des démonstrations maisaussi comment les principes de légitimationd’icelles ont varié avec le temps. Ceci nous amèneà poser deux questions : d’abord celle des rai-sons qui ont conduit à reconsidérer les prin-cipes de légitimation, non seulement dans letemps (l’évolution de la notion de rigueur), maisencore dans la réflexion didactique comme lemontre l’ouvrage de Clairaut ; ensuite cellesdes permanences : qu’y a-t-il de commun à cesdivers modes de démonstration qui font quel’on reconnaît que ces divers modes participentde la même notion ?

    La première question nous renvoie à ceque l’on peut appeler l’évolution de la notionde rigueur. Les modes de démonstrationdeviendraient de plus en plus rigoureux et c’estainsi que l’on parle des lacunes des démons-trations euclidiennes lesquelles auraient étécorrigées par Hilbert. Cette conception pro-gressiste de l’histoire des mathématiquesocculte les raisons des transformations desmodes de légitimation du raisonnement en ren-voyant à une rigueur idéale dont on approcheraitpas à pas ; ainsi, à chaque époque de l’histoire,les canons de l’époque effaceraient les canons

    37 Jacques Hadamard, Leçons de Géométrie Elémentaire,volume II, Géométrie dans l’espace, huitième édition refon-due et augmentée, Armand Colin, Paris 1949, p. 67-71

    38 Rappelons que deux points X et Y étant donnés sur la sphè-re, le segment de droite XY est le petit arc de grand cercle

    39 Rudolf Bkouche, «La démonstration : du réalisme au for-malisme», o.c.

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    anciens. C’est ignorer les aspects probléma-tiques de la démonstration, les raisons qui fontque les canons se transforment.

    Sur le plan de l’enseignement, point quenous aborderons à la fin de cet article, c’estconsidérer que ne doivent être enseignés queles canons contemporains, les modes anté-rieurs pouvant tout au plus être tantôt consi-dérés comme des curiosités, plus ou moins inté-ressantes à connaître, tantôt comme un artefactpédagogique à la fois utile et encombrant,utile lorsqu’il permet, comme on dit aujourd’hui,de donner du sens, encombrant dans la mesu-re où il risque d’être un obstacle à l’enseignementde la modernité. C’est cela qui conduit Brous-seau à dire que le professeur doit choisir « en-tre enseigner un savoir formel et dénué desens ou enseigner un savoir plus ou moinsfaux qu’il faudra rectifier » 40. Situation para-doxale qui conduit à choisir entre le vrai et lesignifiant. Il est clair qu’une telle positionrend impossible l’enseignement des mathéma-tiques.

    Notre point de vue au contraire se proposede prendre en compte dans l’enseignement lestransformations de la démonstration moinsd’un point de vue historique que d’un point devue problématique, les aspects historiquespouvant être utiles pour étayer les aspects pro-blématiques. C’est donc autant pour des rai-sons épistémologiques que pour des raisonsdidactiques que nous mettons en avant l’étudedes permanences via ce que nous appelle-rons, suivant la terminologie de Paul Veyne,les invariants historiques de la démonstration41.

    Avant d’aborder l’étude de ces perma-nences, nous voudrions mettre l’accent sur unequestion qui nous semble essentielle, cellede l’évidence.

    Lorsque Descartes écrit le premier pré-cepte de la Méthode :

    « Le premier estoit de ne recevoir jamaisaucune chose pour vraye que je la connusse évi-demment comme telle : c’est-à-dire d’éviter laPrécipitation et la Prévention ; et de ne com-prendre rien de plus en mes jugemens, que cequi se présenteroit si clairement et si distinc-tement a mon esprit que je n’eusse aucuneoccasion de le mettre en doute. » 42

    il énonce moins un critère de vérité qu’uncritère de certitude. La certitude n’est paspreuve de vérité, elle reste cependant unpoint d’ancrage important autant dans l’acqui-sition que dans la construction de la connais-sance 43 et la question se pose de mettre à nula relation entre certitude et vérité. Il estvrai que le précepte cartésien concerne l’évi-dence rationnelle que Descartes oppose àl’évidence sensorielle, la première étant consi-dérée comme preuve de vérité alors que la secon-de risque de n’être qu’illusion ; mais cetteopposition est seconde, elle suppose la distinction

    40 Guy Brousseau, «Fondements et méthodes de la didac-tique des mathématiques», in Didactique des mathématiques,sous la direction de Jean Brun, Delachaux & Niestlé, Lau-sanne 1996, p. 88

    41 La notion d’invariant historique est développée par PaulVeyne dans sa leçon inaugurale au Collège de France (cf.Paul Veyne, L’inventaire des différences, Seuil, Paris 1976).Pour une étude plus complète des invariants historiques liés

    à la démonstration nous renvoyons à notre article «Perpsectivehistorique et longue durée», à paraître in Actes du colloqueInter-IREM «Histoire des Mathématiques», Rennes mai 2000.

    42 René Descartes, Discours de la Méthode (1637), «Cor-pus des Œuvres de Philosophie en Langue Française»,Fayard, Paris 1986

    43 Nous distinguons ici l’acquisition des connaissances quiest le premier objectif de l’enseignement de la constructiondes connaissances, laquelle s’appuie sur les connaissancesdéjà acquises. On ne saurait construire du savoir ex nihilo,l’autonomie de l’élève passe par l’appropriation d’un savoirqui a priori n’est pas le sien et l’enseignement a justementpour but qu’il devienne sien ; c’est parce qu’il a acquis du sa-voir que l’élève peut construire du savoir. Quelle serait l’auto-nomie d’une personne qui n’aurait pas acquis sa languematernelle, à laquelle on aurait laissé la liberté de construi-re sa propre langue ?

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    entre l’évidence sensorielle et l’évidence ration-nelle déjà prise en compte. Nous reviendronssur cette question dans la dernière partie dece texte à propos de l’enseignement.

    Dans un recueil de textes récemmentpublié44, Marcel Conche critique la mise en doutepar Descartes de l’évidence sensorielle. Nousreprendrons cette critique en remarquantque la connaissance scientifique se construitdans un double mouvement, celui de la priseen compte de l’évidence et celui de la mise enquestion de l’évidence. Le doute cartésien,loin d’être un mouvement premier de l’esprit,est d’abord le doute de celui qui a pris conscien-ce que l’évidence peut être fausse, autrementdit qui a dépassé le stade de la connaissancenaïve du monde. Or cette connaissance naïveest essentielle ; en faire l’économie constitueun obstacle à la compréhension de toutesconnaissances ultérieures, en particulier lesconnaissances enseignées, lesquelles risquentde se réduire alors à un discours in-signi-fiant 45.

    Dans le cas qui nous intéresse ici, celuide la démonstration, on pourrait considérerque le raisonnement informel joue le rôle deconnaissance naïve, encore que l’acte mêmede raisonner, aussi primaire soit la forme duraisonnement, suppose un dépassement de laconnaissance naïve ; autant dire qu’il n’exis-te pas de raisonnement informel à l’état pur,que le raisonnement informel est déjà struc-turé. Nous pouvons cependant remarquer lerôle que joue l’évidence dans le raisonnementinformel par rapport aux modes de raisonnementplus sophistiqués et nous renvoyons ici aux

    démonstrations de Clairaut dans ses Elé-ments de Géométrie.

    Il nous faut cependant préciser, pouréviter tout malentendu, que la place de l’évi-dence, qu’elle soit de l’ordre du sensoriel oude l’ordre du rationnel, ne se situe pas dansle seul raisonnement informel, qu’elle joue unrôle premier dans la construction des pre-mières sophistications qui conduisent à laconstruction de la rationalité et que ces sophis-tications ont pour objectif à la fois d’aug-menter le champ de l’évidence et de la corri-ger si besoin est. En ce sens l’évidence à unehistoire, autant sur le plan collectif comme lemontre l’histoire des sciences que sur le planindividuel. C’est cette historicité que souligneEnriques dans un ouvrage publié au début duXXème siècle, Problema della Scienzia :

    « L’évidence est sans rapport avec undéveloppement psychologique s’effec-tuant selon des lois déterminées mais repo-se seulement sur un fondement histo-rique. » 46

    En ce sens l’évidence ne relève pas du seulsujet 47, elle nous apprend sur le monde parcequ’elle est donnée par le monde, parce qu’elleest manifestation de la présence du monde pourreprendre un langage proche de celui de Mar-cel Conche 48. Cette conception de l’évidencecomme manifestation de la présence du monden’implique pas la vérité de la connaissance évi-

    44 Marcel Conche, Présence de la nature, «Perspectives cri-tiques», PUF, Paris 2001

    45 Ce fut le cas de la réforme dite des mathématiquesmodernes et c’est en cela qu’elles ont constitué à lafois une erreur épistémologique et une catastrophe péda-gogique.

    46 Federigo Enriques, Les concepts fondamentaux de laScience, (traduction française Louis Rougier), Flammarion,Paris, 1913, p.

    47 C’est ce caractère objectif de l’évidence qui nous conduità distinguer la connaissance évidente et la connaissance intui-tive, laquelle implique essentiellement le sujet connaissant.Nous ne pouvons développer dans le cadre de cet article larelation entre connaissance évidente et connaissance intui-tive et nous espérons développer ce point dans un article ulté-rieur.

    48 Marcel Conche, o.c.

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    dente. C’est alors le rôle du raisonnementque de permettre d’une part d’appréhender leslimites de l’évidence et d’autre part de construi-re de nouvelles évidences, de déplacer l’évi-dence pourrait-on dire. La recherche de lavérité peut alors se définir comme construc-tion ou reconstruction de l’évidence, et nousrenvoyons à Legendre qui écrit au début deses Eléments de Géométrie :

    « Axiome est une propriété évidente parelle-même.

    Théorème est une vérité qui devient évi-dente au moyen d’un raisonnement appelédémonstration. » 49

    Ainsi la démonstration n’a d’autre objec-tif, pour celui qui propose de revenir à larigueur euclidienne, que de produire de l’évi-dence. Plus tard, Littré donnera dans sonDictionnaire la définition suivante de ladémonstration :

    « Démonstration : raisonnement qui prou-ve avec évidence ».

    Autrement dit, la démonstration est ainsi unraisonnement qui s’appuie sur l’évidence pourproduire de nouvelles évidences.

    La démonstration apparaît ainsi commeun instrument de connaissance prolongeantnos connaissances premières, celles queArnauld appelle, au début de ses NouveauxEléments de Géométrie, les connaissancesnaturelles :

    « Toutes les sciences supposent des connais-sances naturelles, et elles ne consistent pro-

    prement qu’à étendre plus loin ce que nousconnaissons naturellement. » 50

    Si l’on considère que ces connaissances pre-mières sont d’abord les connaissances senso-rielles, on peut alors dire que le raisonne-ment se situe aux limites de la connaissancesensible dont il est un prolongement commeles instruments mécaniques prolongent noscapacités d’action sur le monde 51. Même si ladémonstration a pris aujourd’hui une autresignification que celle du prolongement denos connaissances premières, il nous sembleimportant, autant sur le plan épistémolo-gique que sur le plan didactique, de prendreen compte cet aspect qui nous semble un pas-sage obligé pour comprendre le rôle du rai-sonnement et celui de la démonstration dansla construction de la connaissance et de l’intel-ligibilité du monde. Il ne s’agit pas ici de reve-nir sur les aspects historiques de la démons-tration, mais d’en expliciter, autant que fairese peut, les aspects problématiques.

    La question est d’autant plus importan-te que la connaissance rationnelle est deve-nue, dans notre tradition héritée des Grecs,le mode de connaissance privilégié et le pluspropre à nous assurer la certitude. En ce sensl’évidence construite par le raisonnement a unevaleur de vérité plus forte que l’évidence per-çue par les sens. Ainsi la certitude des véri-tés géométriques en tant que vérités démon-trées : qui oserait dire que, ayant dessiné untriangle dont les médianes ne concourent pas,il a mis en défaut une vérité géométrique ? ilsaurait que son dessin est mal fait.

    Notons que cette question ne relève pasde la seule connaissance géométrique ou plusgénéralement mathématique ; la rationali-

    49 Adrien-Marie Legendre, Eléments de Géométrie, o.c.p. 4

    50 Arnauld Antoine [Arn1], Nouveaux Elémens de Géomé-trie , Paris 1667, livre I .

    51 J.D. Bernal, The Extension of Man, Paladin, Frog-more 1973

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    sation de la physique espérée par Aristote etqui a pris forme au XVIIème siècle a conduità considérer que la connaissance des phéno-mènes physiques ne prenait toute sa forceque lorsqu’elle s’insérait dans le discoursorganisé de la connaissance rationnelle 52.

    Nous pouvons ainsi parler de l’idéal déduc-tif dont voudrait se réclamer toute connais-sance qui se veut scientifique, idéal qui se tra-duit aujourd’hui par une mathématisationcroissante de la connaissance, idéal d’autantplus fort qu’il s’appuie sur le succès dessciences de la nature. C’est ainsi qu’on peutlire sous la plume d’Alfred Grosser, professeurde sciences politiques :

    « Il s’agit d’accomplir une démarche induc-tive dans l’espoir de conquérir la possibilité d’unedémarche déductive. » 53

    Alfred Grosser retrouve ici le projet desphilosophes grecs de construire une théorierationnelle de la conduite des affaires de lacité, identifiant ainsi deux modes de rationalité,la rationalité de la connaissance du monde sinondu monde et la rationalité politique 54. Cen’est pas le lieu ici d’expliciter ce qui rap-proche et ce qui distingue ces deux modes derationalité et nous renvoyons à un articleantérieur 55.

    L’idéal déductif, lequel est la marque denotre héritage grec, nous renvoie aux invariants

    historiques de la démonstration dont nousavons parlé ci-dessus. Nous ne pouvons déve-lopper ici l’étude de ces invariants et nous nouscontenterons d’en donner les principaux points,renvoyant pour une première approche à unarticle antérieur 56.

    Nous distinguerons ici deux invariants quel’on retrouve à travers les diverses formes dela démonstration et qui sont la marque de l’idéaldéductif explicité par Aristote dans les SecondsAnalytiques 57, invariants que l’on peut ainsicaractériser :

    — la démonstration permet une connaissan-ce a priori en ce sens que s’appuyant sur undiscours convenablement réglé, elle n’a pasbesoin, en principe, du recours explicite àl’expérience. Ainsi on sait, sans qu’il soitbesoin de dessiner un triangle, que ses médianessont concourantes.

    — mais la connaissance a priori n’est possibleque si elle est nécessaire, c’est-à-dire si le dis-cours démonstratif ne nous laisse pas lechoix des conclusions, ce que Wittgensteinappelle l’inexorabilité des mathématiques 58.En ce sens une vérité démontrée non seule-ment est vrai mais elle ne peut pas ne pasêtre vraie : il est impossible que les médianesd’un triangle ne soient pas concourantes.En ce sens la nécessité nous fait connaîtreles raisons du vrai, c’est cela qui lui donneson caractère explicatif 59.

    52 On peut remarquer que si la connaissance physique peutêtre remise en question par l’expérience, les mathématiquesconstruites autour de cette connaissance gardent toute leurvaleur de vérité mathématique.

    53 Alfred Grosser, L’explication politique, Editions Com-plexes, Bruxelles 1984, p. 17

    54 Sur la naissance concomitante de ces deux formes de ratio-nalité et sur ce qui les rapproche nous renvoyons à l’ouvra-ge de Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque,PUF, Paris, 1981

    55 Rudolf Bkouche, «Les déraisons de la raison», Quadra-tures, n°17, juillet-août-septembre 1997

    56 Rudolf Bkouche, «De la démonstration en géométrie» inLe Dessin géométrique, de la main à l’ordinateur, ColloqueInter-IREM Géométrie, (Le Quesnoy 1994), IREM de Lille 1996

    57 Aristote, Les Seconds Analytiques (traduction et notes parTricot), Vrin, Paris 1979

    58 Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements desmathématiques (1937-1944), éditées par G.E.M. Anscombe,Rush Rhees et G.H. von Wright, édition revue et augmen-tée, traduit de l’allemand par Marie-Anne Lescourret, «Bibio-thèque de philosophie», NRF/Gallimard, Paris1983, p. 33

    59 Nous reviendrons sur ces deux points, la caractère apriori et le caractère nécessaire de la connaissance démon-trée dans notre article à paraître dans les Actes du ColloqueInter-IREM Epistémologie de Rennes (juin 2000).

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    Ce sont ces deux caractères, connaissan-ce a priori et connaissance nécessaire, quipermettent d’appréhender ce que l’on appel-le les idéalités mathématiques. En ce sens ladémonstration est une part indispensable del’enseignement des mathématiques.

    La construction des objets mathématiques

    Que sont les objets mathématiques : sont-ils antérieurs au raisonnement ou sont-ilsconstruits via le raisonnement ?

    On ne peut échapper ici à l’ambiguï-té. En effet tout raisonnement porte surdes situations qui lui sont antérieures : sile raisonnement est une méthode deconnaissance, c’est qu’il y quelque choseà connaître. On peut alors considérer quele raisonnement permet de structurer ceque l’on veut connaître et de lui donner ainsiun statut d’objet de connaissance ration-nelle, ce que l’on peut appeler un objet abs-trait, abstrait au sens qu’il a été construitpar un processus d’abstraction. Nousreprendrons ici la définition de D’Alem-bert qui écrit :

    « L’abstraction en effet n’est autre chose quel’opération par laquelle nous considérons dansun objet une propriété particulière, sans faireattention aux autres. » 60.

    Ainsi le processus d’abstraction se défi-nit via un questionnement que nous nousposons à propos de la situation que nous étu-dions et le raisonnement à la fois porte sur desobjets qui lui sont antérieurs et redéfinit cesobjets comme objets abstraits.

    Pour préciser ce point, nous reviendronssur la démonstration de la proposition 4 dulivre I des Eléments citée ci-dessus, laquelleprécise la notion empirique d’égalité parsuperposition. On pourrait considérer cettedémonstration comme la description d’uneexpérience, par exemple avec du papier calqueou du carton, mais ce qui importe ici, et c’estlà qu’intervient la démonstration, c’est qu’iln’est point besoin de faire l’expérience pourla décrire. C’est en cela que l’on peut consi-dérer cette démonstration comme une expé-rience de pensée, expérience de pensée ausens que l’on est obligé de se donner des règlesexplicites pour contrôler le discours qui décritl’expérience 61. Ici la pensée s’explicite via lelangage et c’est en ce sens que nous pouvonsdire que la démonstration se constitue commediscours.

    Mais il y a plus qu’une simple expérien-ce de pensée ; en précisant les conditions del’égalité de deux triangles, la proposition I, 4met l’accent sur les éléments des triangles (côtés,angles) qui permettent d’énoncer des critèresd’égalité, c’est cela qui permet de construirele concept de corps solide dégagé de ses ori-gines empiriques. Ainsi se précise la relationentre la chose connue par l’expérience etl’objet en tant que reconstruction rationnel-le de la chose permettant de l’insérer dans lediscours démonstratif. Ainsi le discoursdémonstratif à la fois porte sur une chose quilui est antérieure en même temps qu’il recons-truit cette chose comme objet, qu’il substituel’objet à la chose pourrait-on dire.

    Le principe de l’égalité par superposi-tion, issu de la connaissance empirique des corps

    60 D’Alembert, Essai sur les Eléments de Philosophie (1759),Fayard, Paris 1986, p. 29

    61 On peut comparer l’expérience de pensée à la représentationperspectiviste lorsque l’on se propose de dessiner un pay-sage imaginaire qui donnera l’illusion, à celui qui le regarde,d’être la représentation d’un paysage réel. En ce sens on peutconsidérer l’expérience de pensée comme l’une des premièresformes du raisonnement.

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    solides, devient principe rationnel, la super-position peut alors être redéfinie indépen-damment du mouvement qui la produit via cescritères de superposition que sont les casd’égalité des triangles.

    Il est vrai que toute démonstration n’estpas de ce type ; à côté des démonstrations consti-tutives d’objets, d’autres demonstrations sup-posent les objets déjà constitués. Reste que,pour qui s’initie aux mathématiques, toutedémonstration, y compris parmi les plussophistiquées auxquelles est confronté l’appren-ti, est une façon de réfléchir aux objets sur les-quels il travaille et aux règles qui condui-sent le discours démonstratif. Cela reste vraipour le praticien des mathématiques lors-qu’il rencontre une situation nouvelle l’obli-geant à repenser les objets qu’il étudie et lesméthodes qu’il utilise. On est ainsi renvoyé àl’aspect problématique de la démonstration ;celle-ci ne peut se réduire à un ensemble derègles du discours, l’usage de la démonstra-tion conduit à repenser les raisons des règlesqui la fondent.

    C’est cet aspect problématique qui permetde comprendre comment les règles de légiti-mation de la démonstration se sont trans-formées au cours de l’histoire, depuis le réa-lisme euclidien, réalisme en ce sens que lesobjets de la géométrie grecque sont proches,même s’ils s’en distinguent, de leur significationempirique, jusqu’au formalisme hilbertiendans lequel les objets sont définis via le dis-cours.

    Il suffit de penser à la notion de droite pourvoir combien diffèrent la ligne droite euclidienne,« celle qui est placée de manière égale parrapport aux points qui sont sur elle » 62 et la

    ligne droite hilbertienne, terme primitif du dis-cours géométrique dont la signification n’appa-raît que via les règles d’usage du terme énon-cées par les axiomes.

    La définition euclidienne nous renvoie àquelque chose dont la définition est loin d’êtreclaire, définition de chose au sens des philo-sophes de Port-Royal63, définition qui n’apprendrien à qui ignore l’objet dont il s’agit mais quisuppose que le lecteur a une connaissanceintuitive de cet objet. C’est pourquoi AntoineArnauld ne définit pas la droite dans ses Nou-veaux Elémens de Géométrie, se contentantd’annoncer :

    « Nous n’avons pas défini la ligne droite,parce que l’idée en est très claire d’elle-même,et que tous les hommes conçoivent la même chosepar ce mot. » 64

    mais il ajoute :

    « Mais il est bon de remarquer ce quenous concevons naturellement être enfermédans cette idée, ce que l’on pourra prendre sil’on veut comme définition. »

    C’est en ce sens qu’il faut comprendreles représentations de la droite données danscertains traités classiques renvoyant auxrayons lumineux ou aux fils tendus. On ren-contre ici l’aspect «science physique» de lagéométrie ; la géométrie renvoie à des objetsempiriques en même temps que ces objets sestructurent via le discours démonstratif. Lediscours euclidien s’appuie ainsi sur des objetspremiers, objets pré-existant au discours ;c’est en ce sens que l’on peut présenter les math-ématiques grecques comme une mathéma-tique des objets.

    62 Euclide, Les Eléments, o.c. p. 154

    63 Arnauld et Nicole, La Logique ou l’Art de Penser, intro-duction de Louis Marin, «Champs», Flammarion, Paris 1970,p. 120-124. Les auteurs y expliquent la distinction entre une

    définition de chose et une définition de nom, celle qui défi-nit un terme par une suite d’autres mots déjà définis.

    64 Antoine Arnauld, Nouveaux Elémens de Géométrie, Paris1667, p. 82

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    La définition hilbertienne est tout autre.Les objets sont des termes a priori sans signi-fication, celle-ci se construit à travers lesassertions primitives (axiomes) qui relientles termes primitifs ; on peut alors dire quec’est le discours qui crée les objets et l’on peutparler d’une mathématique des relations. Maissi en principe le discours se veut indépen-dant de toutes références extérieures au dis-cours, ce discours ne prend sens que parce qu’ilrenvoie à des significations extérieures. Le for-malisme à la Hilbert peut alors se définircomme une méthode permettant de construi-re un discours auto-référent aux fins d’étudierdes objets antérieurs à ce discours. Il fautalors comprendre ce formalisme dans soncontexte historique, celui des difficultés poséespar l’apparition dans le paysage mathématiquedes géométries non euclidiennes d’une part,de la théorie des ensembles d’autre part. Iciencore c’est l’aspect problématique renvoyantaux raisons qui ont conduit aux méthodesformalistes qui permet de comprendre pour-quoi objets et méthodes sont amenés à setransformer au cours de l’histoire. Mais cettetransformation ne rend pas caduques lesmathématiques antérieures, au contraire c’estle point de vue euclidien qui permet de com-prendre l’apport des méthodes formalistes. Sanscette perspective, on est incapable de comprendreen quoi ces deux sommes de la connaissancegéométrique du vingtième siècle, les Leçonsde Géométrie Elémentaire de Jacques Hada-mard 65 et la Géométrie de Marcel Berger 66 seressemblent et en quoi elles diffèrent. Il suf-fit de poser la question du lien entre la droi-te représentée par un trait sur du papier, ou

    par un rayon lumineux, ou encore par un filtendu, et la droite définie comme espace affi-ne de dimension 1 sur le corps des réels pourcomprendre combien la connaissance desmathématiques ne saurait se réduire à un seulpoint de vue et combien serait mutilée uneconnaissance qui ne s’appuierait que sur lamodernité ; une telle connaissance ne per-mettrait même pas de comprendre la moder-nité.

    Enfin nous reviendrons sur le rôle dudiscours dans la définition des objets à pro-pos des pseudo-parallélogramme. Ce qui dis-tingue deux objets mathématiques, c’est moinsla connaissance empirique que nous pouvonsavoir de ces objets que les différences des dis-cours que l’on peut tenir sur eux. En contre-point, des objets sur lesquels on peut tenir lemême discours sont les mêmes ; c’est le sensde la «seule et même énonciation» 67 qui a per-mis à Desargues de considérer d’abord que lespoints à l’infini définis comme intersectionsde droites parallèles et les points à distancefinie participe d’un même concept, ensuiteque les coniques constituent une seule etmême courbe 68.

    On voit ainsi le rôle du discours dansl’activité mathématique : le discours est consti-tutif de la pensée mathématique même sicelle-ci ne saurait s’y réduire ; c’est ce rôle quesouligne Ferdinand Gonseth lorsqu’il écrit :

    « le discours n’est pas simplement sur-ajouté à des significations extérieures qui sanslui resteraient ce qu’elles sont. Sa participa-

    65 Jacques Hadamard, Leçons de Géométrie élémentaire,(2 tomes), Armand Colin, Paris 1949, réédition JacquesGabay, Paris 1989. Notons que la première édition estpubliée en 1898 et qu’elle fait partie d’une Collection dirigéepar Gaston Darboux à l’usage des élèves des classes de mathé-matiques élémentaires.

    66 Marcel Berger, Géométrie (5 volumes), CEDIC-Nathan,Paris 1977, réédition en 2 volumes, Nathan, Paris 1990

    67 «Lettre de Desargues à Mersenne», in René Taton,L’oeuvre mathématique de Desargues , Vrin, Paris1981, p. 83

    68 Girard Desargues, Girard Desargues, Brouillon Project d’uneAtteinte aux Evénemens des Rencontres du Cône avec unPlan (1639), in René Taton, L’oeuvre mathématique deDesargues, o.c.

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    tion à ce qu’il énonce est une participationactive organiquement opérante » 69

    Cela nous renvoie à la question suivan-te que nous nous contenterons de poser :qu’est-ce qui, dans l’activité mathématique,ne se réduit pas au discours ? la question estd’autant plus difficile que toute tentative deréponse s’exprime par un discours 70 ; restecependant que le discours n’est jamais arbi-traire, il est guidé par la connaissance, aussiembryonnaire soit-elle, que nous avons deschoses sur lesquelles portent le discours.C’est seulement au bout du discours quenous pouvons dire dans quelle mesure le dis-cours exprime les choses dont nous voulonsparler, s’il est idoine, pour user du langagede Gonseth.

    Questions d’enseignement

    Si la démonstration est au cœur de l’acti-vité mathématique, même si celle-ci ne seréduit pas à la seule démonstration, la démons-tration doit tenir un rôle important dansl’enseignement des mathématiques. En cesens on ne peut penser un enseignement desmathématiques qui considèrerait la démons-tration comme une activité périphérique, unpoint secondaire de l’enseignement. Si, commenous l’avons expliqué ci-dessus, la démonstrationjoue non seulement un rôle de légitimation despropriétés énoncées, mais aussi un rôle d’expli-cation de ces propriétés, elle a un rôle essen-tiel dans la compréhension des mathéma-tiques et on ne saurait la négliger dans unenseignement consistant des mathématiques.Se pose alors la question des formes de démons-

    tration ; la question porte alors moins surl’apprentissage des canons actuels que surl’usage, à chaque étape de l’enseignement,des formes les plus adéquates, autant sur leplan technique que sur le plan conceptuel, per-mettant aux élèves de comprendre les mathé-matiques qui leur sont enseignées.

    Si nous avons insisté sur le rôle du rai-sonnement informel, c’est que ce mode de rai-sonnement, d’une part permet d’obtenir desrésultats, telle la construction de la perpen-diculaire dans l’ouvrage cité de Clairaut,d’autre part permet de prendre consciencedes raisons qui fondent la certitude, sinon lavérité, d’une assertion. C’est ce raisonnementque fera un élève (et pas seulement un élève)à qui l’on pose la question : pourquoi c’estévident ? la question est moins celle de lavérité de ce qu’il trouve évident que celle dela construction de l’argumentation ; le rôle duprofesseur est de remettre les choses en placeen amenant l’élève à structurer son raison-nement et si nécessaire de lui montrer leslimites d’un raisonnement qui se veut une jus-tification de l’évidence. Cela permet aussi deprendre conscience des limites de ce type deraisonnement et par conséquent de com-prendre les raisons des sophistications néces-saires à toute activité scientifique, sophisti-cations dont nous avons dit ailleurs qu’ellesont pour objectif essentiel de construire dusimple 71.

    Mais ces sophistications, aussi impor-tantes soient-elles, pour être comprises par lesélèves, ne peuvent apparaître dans l’ensei-gnement qu’au moment où elles sont signi-fiantes, c’est-à-dire lorsque les raisons de cessophistications peuvent être explicitées. Celanous renvoie à la question de la problémati-69 Ferdinand Gonseth, Le référentiel, univers obligé de

    médiatisation, o.c. p. 15

    70 sur cette question nous renvoyons à l’analyse de Umber-to Eco sur les relations entre métaphysique et langage in Kantet l’ornithorynque, traduit de l’italien par Julien Gayrard,Grasset, Paris 1999, chapitre 1.

    71 Rudolf Bkouche, «Epistémologie, histoire et enseignementdes mathématiques», for the learning of mathematics, vol.17, n°1, february 1997

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    sation dont nous avons parlé dans un articleantérieur 72.

    On peut alors considérer le raisonnementinformel comme une propédeutique qui conduitvers la démonstration ; s’appuyant sur l’évi-dence sensorielle, au sens que nous avons ditplus haut, il se situe au carrefour de la connais-sance empirique et de ce qui deviendra laconnaissance rationnelle ; en fait les aspectsempiriques et les aspects logiques du rai-sonnement s’entremêlent comme le montre parexemple la construction de la perpendiculai-re dans l’ouvrage cité de Clairaut, et la logiquey apparaît comme un simple agent de la cir-culation, pour reprendre une image gonséthienne(cf. ci-dessus).

    Mais il faut prendre en compte que cesraisonnements informels ne sont pas seule-ment un passage nécessaire pour qui veut s’ini-tier à la démonstration, ils deviennent devéritables démonstrations lorsqu’ils pren-nent la forme d’expérience de pensée commec’est le cas de la démonstration euclidiennedu premier cas d’égalité des triangles (cf. ci-dessus) ou des démonstrations de Cauchy 73

    ou de Jordan 74 de la formule d’Euler pour lespolyèdres, démonstrations que nous ne pou-vons donner ici. C’est d’ailleurs souvent la miseen forme de ces raisonnements informels, ycompris par les praticiens des mathéma-tiques, qui conduit à la démonstration cano-nique, encore qu’il ne soit pas toujours faci-le pour un débutant de comprendre pourquoile raisonnement informel ne suffit pas ;d’autant que le canonique n’est pas donné unefois pour toutes, qu’il se transforme comme

    le montre l’histoire des mathématiques. Maiscette historicité n’est pas arbitraire, elle sesitue dans le cadre des problématiques misesen œuvre ; le rôle des canons a essentielle-ment pour objectif de répondre aux difficul-tés auxquels le sujet connaissant est confron-té et de légitimer la certitude. Cet aspectproblématique de la démonstration doit êtreprésent dans l’enseignement si l’on veut évi-ter que la démonstration n’apparaisse pourl’élève que comme un ensemble de règles àrespecter, règles du professeur ou règles del’institution scolaire, bien plus que nécessi-té d’ordre scientifique.

    Nous terminerons cet article par quelquesremarques sur les propriétés admises sansdémonstration. Il est clair que certaines pro-priétés ne peuvent être démontrées, souventpour des raisons techniques qui se situentau-delà des connaissances des élèves. Laquestion est alors de rendre de telles pro-priétés signifiantes et compréhensibles pourceux qui les reçoivent et seront amenés à lesutiliser ; on ne peut demander à un élèved’utiliser une propriété dont le sens lui resteétranger, ainsi ces litanies de propriétés d’inci-dence énoncées sans démonstration que l’ontrouve dans certains manuels d’enseigne-ment, manuels que l’on n’ose à peine appeler«ouvrages de mathématiques», propriétés quisont loin d’être évidentes.

    On peut par contre admettre une pro-priété dont le sens est apparent ou dont le sensdevient apparent après une explication conve-nable.

    Je citerai l’exemple classique du théorè-me de D’Alembert. Après avoir vu qu’uneéquation de degré 1 (resp. 2, 3, 4) admet 1 (resp.2, 3, 4) solutions, l’idée que la propriété se géné-ralise pour un degré quelconque peut sembler

    72 Rudolf Bkouche, «Sur la notion de perspective historiquedans l’enseignement d’une science», Repères-IREM n°39,avril 2000

    73 Cauchy, «Recherches sur les polyèdres», Journal del’Ecole Polytechnique, 16, 1813, p. 68-86

    74 Camille Jordan, «Recherche sur les polyèdres», Journalfür Mathematik, Bd. LXVI, 1866, p. 22-91

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    naturelle75. Autrement dit l’énoncé de D’Alem-bert est signifiant et ce qu’il exprime est faci-lement compréhensible. La démonstrationviendra plus tard lorsque les élèves auront lesmoyens techniques et conceptuels de la com-prendre.

    On pourrait citer aussi certaines pro-priétés d’analyse «géométriquement évi-dentes» mais dont la démonstration deman-de la construction préalable des réels, ainsile théorème de la valeur intermédiaire à par-tir d’une représentation graphique ou le théo-rème fondamental de l’analyse qui montre com-ment, via la notion intuitive d’aire, laprimitivation est l’opération inverse de ladérivation 76.

    On pourrait citer aussi le théorème de Tha-lès qui, dans le cadre d’un enseignement decollège ou de lycée, ne peut être démontré entoute rigueur que pour les rapports rationnelset dont les élèves peuvent comprendre qu’ilreste vrai pour tout rapport 77.

    Parmi les difficultés auxquelles sontconfrontés certains étudiants 78, nous cite-rons la difficulté de compréhension de la dis-tinction entre une propriété admise sansdémonstration et un axiome, que ce soit ausens d’une propriété évidente par elle-même

    ou au sens hilbertien d’une assertion primi-tive. C’est un point important de l’enseigne-ment des mathématiques que de marquercette distinction.

    Il est vrai que certaines propriétés évidentesn’ont pas besoin d’être démontrées et qu’unedémonstration prématurée risque «d’obscur-cir la vérité» et «de dégoûter les Lecteurs»pour reprendre les termes de la préface de Clai-raut79. Dans ce cas la question est moins celled’une démonstration prématurée que celled’amener les élèves à comprendre, au momentadéquat, que la démonstration de telles pro-priétés devient nécessaire dans le cadre d’uneorganisation générale qui montre les lienslogiques entre les diverses propriétés, c’est-à-dire dans le cadre de ce que l’on appelleune axiomatique ; la question reste de cemoment adéquat qui ne peut se définir que dansle cadre général de la progression de l’ensei-gnement des mathématiques. Cela permettraitaux élèves de comprendre pourquoi, selon leschoix, certaines assertions peuvent être choi-sies comme axiomes dans une axiomatique alorsqu’elles sont à démontrer dans une autreaxiomatique. Il devient alors intéressant decomparer par exemple diverses axiomatiquesde la géométrie élémentaire pour comprendrele rôle organisateur de l’axiomatique, celadevrait permettre aussi de comprendre la

    75 Rappelons que ce fut la démarche de Girard dans son Inven-tion nouvelle en l’Algèbre, Amsterdam 1629. Il fallut attendreGauss, plus d’un siècle et demi plus tard, pour avoir la pre-mière démonstration du théorème, cf. Jean-Pierre Friedel-meyer, Klaus Volkert, «Quelle réalité pour les imaginaires»in Histoires de Problèmes, Histoire des Mathématiques,«Commission Inter-IREM Epistémologie», Ellipses, Paris1993

    76 cf par exemple Chenevier, Cours d’Algèbre, classe de Mathé-matiques, Hachette, Paris 1930. Jean-Pierre Daubelcourmontre dans Eléments d’Analyse en Terminale Scentifique(IREM de Lille, juin 1998) et comment on peut construire, àpartir de la notion d’aire, un cours rigoureux d’analyse en ter-minale S.

    77 On peut cependant expliquer, à un niveau élémentaire com-ment on peut étendre aux rapports incommensurables les rela-

    tions de proportionnalité géométrique (arcs et angles, théo-rème de Thalès) comme le montre l’ouvrage de Neveu etBellanger, Cours de Géométrie, Première Partie : Géomé-trie Plane, Masson, Paris 1907, ouvrage destiné aux élèvesdes Ecoles Primaires Supérieures. Leur approche est repri-se dans Rudolf Bkouche, «Autour du théorème de Thalès»,Actes du Colloque Inter-IREM Géométrie (Limoges 1992),IREM de Limoges 1994

    78 Cette remarque est issue de l’expérience d’enseignementde l’auteur de cet article.

    79 Clairaut, o.c. préface, p. xiii. Nous renvoyons le lecteurà la lecture de cette préface, non seulement pour son inté-rêt didactique, mais aussi parce qu’elle montre comment sesitue le lien entre une géométrie issue de la connaissanceempirique et la géométrie rationnelle.

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    spécificité de chaque axiomatique et d’éviterde les mélanger. Mais cela demande d’abordd’avoir compris les raisons qui font sortir ducadre euclidien ou legendrien des axiomesconsidérés comme propriétés évidentes par elles-mêmes, ensuite de penser la relative autonomiedu langage.

    Cette distinction entre les axiomes en tantque propriétés évidentes par elles-mêmeset les propriétes suffisamment évidentespour n’avoir pas besoin de démonstrationest loin d’être aisée 80 ; mais c’est peut-êtreun point sur lequel il faut sans cesse reve-nir dès que les élèves ont acquis une certai-ne maturité, par exemple dans les classes delycées (et pas seulement dans les classesscientifiques !).

    A titre d’exercice, on pourrait, lorsquel’énoncé explicite de l’axiome des parallèles seraréintroduit dans l’enseignement 81, demanderaux élèves qui acceptent de se prêter à ce

    genre d’exercice, d’essayer de le démontrer ;c’est une façon à la fois de réfléchir à ce qu’estune démonstration et de comprendre la signi-fication de la notion d’axiome, justement à par-tir de l’exemple d’un énoncé loin d’être évidentpar lui-même ; les tentatives de démonstra-tion qui ont jalonné l’histoire des mathéma-tiques jusqu’à la découverte des géométries non-euclidiennes l’ont bien montré et l’étude, dansune classe de terminale, de certaines de ces«démonstrations» peut s’avérer utile 82. C’estalors une question intéressante et loin d’êtrefacile que de chercher «ce qui ne va pas» dansla démonstration. On peut ajouter, pourconclure, qu’un tel travail conduit à l’étuded’énoncés équivalents au postulat des paral-lèles 83, une façon de comprendre commentles axiomes interviennent dans les démons-trations, répondant à la question : qu’est-cequi permet de montrer la vérité d’une asser-tion ? prenant en charge ainsi les deux aspectsde la démonstration explicités ci-dessus : direle vrai et expliquer les raions du vrai.

    80 Nous avons vu ci-dessus l’exemple de l’égalité des anglesdroits.

    81 Rudolf Bkouche, «Quelques remarques autour des casd’égalité des triangles», Bulletin de l’APMEP n°430, septembre-octobre 2000

    82 On peut trouver de telles démonstrations dans la note IIde la douzième édition des Eléments de Géométrie deLegendre déjà cité ainsi que dans son mémoire «Réflexionssur différentes manières de démontrer la théorie des paral-lèles ou le théorème sur la somme des trois angles du triangle»,Mémoires de l’Académie royale des sciences de l’Institut deFrance, tome 12, 1833, p. 367-408. Pour une étude systé-

    matique et hisqtorique de ces démonstrations nous ren-voyons à l’ouvrage de Roberto Bonola, Non-euclidean geo-metry (1912), translated by H. S. Carslaw, Dover Publications,New York 1955, et à celui de Jean-Claude Pont, L’Aventuredes Parallèles, Peter Lang, Berne 1986.

    83 pour une liste de tels énoncés je renvoie à l’édition anglai-se des Eléments d’Euclide : The Thirteen Books of the Ele-ments, trabslated with introduction and commentaries by SirThomas L. Heath, Dover Publicatiions, New York 1956, vol1, p. 220. Une traduction française est donnée dans Mathé-matiques au fil des âges, IREM, groupe Epistémologie et His-toire, Gauthier-Villars, Paris 1987, p. 276-277.